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Deuxième partie, édition de 1614


Le texte de cette édition (Paris, Toussaint du Bray, in-8°) a été établi sur l’exemplaire conservé à la Bibliothèque Mazarine, sous la cote
[BM 63931(2).
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Sommaire :



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L'ASTRÉE
DE
MESSIRE
Honoré
D'urfé

Seconde partie
1614



A PARIS
Chez Toussainct & du Bray Rue St Jaques Aux Espics Meurs & en sa Bouticque au Palais en la Gallerie des Prisonniers
Avec Privilege du Roy.


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L'AUTHEUR
AU BERGER
CELADON.


      C'est une estrange humeur que la tienne, Celadon, de te cacher avec tant de peine, & d'opiniatreté à ta Bergere, & de desirer avec tant de passion que toute l'Europe sçache où tu es, & ce que tu fais. Il vaudroit bien mieux, ce me semble, mon Berger, que ta seule Astrée le sçeust, & que le reste de l'Univers l'ignorast : car j'ay tousjours ouy dire que les sacrifices d'Amour se font en secret & avec silence. Tum'opposes des raisons qui pourroient estre recevables en un autre siecle, mais certes en celuy où nous sommes on se rira plutost de ta peine qu'on ne voudra imiter ta fidelité. Ne dis-tu pas, que ton Amour ne peut jamais estre sans le respect & sans l'obeissance ? Que la fortune te peut bien priver de tout contentement, mais non pas te faire commettre chose qui contrevienne à la volonté de celle que tu aymes, ou au devoir de celuy qui veut se dire Amant sans reproche ? Que les peines & les tourmens que tu souffres ne sont que des tesmoignages glorieux de ton amour parfaite ? Qu'au milieu des plus cruels supplices tu jouys d'un bien extreme, sçachant que tu fais ce que doit faire un vray Amant ? Et bref que la vie sans la fidelité ne te peut estre qu'odieuse, au lieu que ta fidelité sans la vie, t'est de sorte agreable que tu es marry de n'estre desja mort, pour laisser à la posterité un honorable exemplede constance & d'Amour ? Ah Berger, que l'aage où nous sommes est bien contraire à ton oppinion ! Car on dit maintenant qu'aymer comme toy, c'est aimer à la vieille Gauloise, & comme faisoient les Chevaliers de la Table-ronde, ou le beau tenebreux. Qu'il n'y a plus d'Arc des loyaux Amants, ny de chambre deffenduë pour recevoir quelque fruict de ceste inutile loyauté ? Que si toutesfois il y a encores quelques chambres qui se puissent appeller deffendües, elles le sont seulement à ceux qui aiment comme tu faits, pour chastiment de leur peu de courage, & pour preuve de leur peu de bonne Fortune : Et bref que l'on tient aujourd'huy des maximes d'Estat d'Amour bien differentes, à sçavoir qu'aymer & jouyr de la chose aymée, doivent estre des accidents inseparables : Que de servir sans recompence sont des tesmoignages de peu de merites. Que de languir longuement dans le sein d'une mesme Dame, c'est envouloir tirer l'amertume, apres en avoir eu toute la douceur. Que d'obeyr à celles que l'on ayme, en ce qui nous esloigne de la possession du bien desiré, c'est imiter ceux qui vont à contre pied de leur chasse. Que d'aymer en divers lieux, c'est estre Amant avisé & prévoyant : Que de se donner tout à une, c'est se faire devorer à un cruel animal, & qui n'a point de pitié de nous. Et bref, que le change est la vraye nourriture d'une Amour parfaite & accomplie. Or considere, Berger, comment tu dois esperer de trouver quelque juge favorable parmy ces personnes preoccupées d'une opinion si differente : Et si tu m'en crois ne te laisse voir qu'à ton Astrée, & te tiens caché à tout autre. Mais quoy ? tu rejettes mon conseil, & pour toute raison tu me respons que tu t'es de sorte dedié à la gloire d'Astrée, que les siecles & les opinions des hommes pouvant changer en bien, aussi bien qu'en mal, tu desires qu'à l'advenir on recognoissequelle a esté la beauté, & la vertu d'Astrée, par les effects de ton amour, & par les tourments que tu auras endurez. J'advoüe, mon Berger, ce que tu dis, & qu'il peut estre que les Amants reviendront à ceste perfection qu'ils mesprisent maintenant : mais parce que ce pendant il y en aura plusieurs qui te pourront blasmer, mets en ta memoire ce que je te vay dire, à fin de leur respondre s'il en est de besoin.

      Accorde leur d'abord sans difficulté que veritablement tu aimes à la façon de ces vieux Gaulois qu'ils te reprochent, ainsi que tu les veux ensuivre en tout le reste de tes actions : comme ils le pourront aisément recognoistre s'ils considerent, Quelle est ta religion, Quels sont les Dieux que tu adores : Quels les sacrifices que tu fais, & bref quelles sont tes mœurs & tes coustumes, & que ces bons vieux Gaulois estoient des personnes sans artifices, qui pensoientestre indigne d'un homme d'honneur de jurer & n'observer point son serment. Qui n'avoient point la parole differente du cœur : Qui estimoient que l'Amour ne pouvoit estre sans le respect, & sans la fidelité ; Qui cherchoient l'entrée du Temple d'Amour par celuy de l'honneur : & celuy de l'honneur par celuy de la vertu. Et bref qui méprisoient & leur vie & leur contentement propre, pour ne tacher en rien la pureté de leur affection. Que quant à toy ayant esté nourri & eslevé parmi ces honorables personnes, tu ne peux sans blasme contrevenir à une si bonne nourriture. Que s'ils veulent aimer comme ceux qui t'ont instruit, tu les serviras de guide tres asseurée : Que s'ils veulent continuer en leur erreur comme ils ont fait jusques icy, encor ne leur seras-tu point inutile, puisque prenant tes actions au rebours, ils pourront tirer de ceste sorte un parfait patron de leur imperfection.

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LA SECONDE
PARTIE D'ASTRÉE,
De Messire Honoré d'Urfé.






LIVRE PREMIER.


      La lune estoit déja pour la deuxiéme fois sur le milieu de son cours, depuis que Celadon échapé des mains de Galathée, & n'osant se presenter devant les yeux de la Bergere Astrée, pour obeïr au commandement qu'elle luy en avoit fait, s'estoit renfermé dedans sa caverne. Et quoy que trois mois fussent déja presque écoulez depuis le jour de sa perte, si est-ce que le déplaisir que sa Bergere en ressentoit, estoit encore si vif en son ame, que quelque prudence qui fust en elle, elle ne pouvoit toutefois le cacher à ceux qui vouloient y prendre garde. Et sembloit que le Ciel, par une juste punition, refusast à sa douleur le remede que letemps a de coustume de raporter à tous ceux qui ont plus de sujet de se douloir : car au lieu d'adoucir les aigreurs de ses ennuis, tous les jours elle découvroit de nouvelles occasions de regret. Et quand sa memoire, divertie ailleurs par les compagnies qui la venoient visiter, cessoit quelquefois de luy representer les causes de ses déplaisirs, ses yeux en échange, par tout où ils s'adressoient, ne voyoient que des objets tellement ennuyeux, que pour ne les voir elle demeuroit le plus souvent dans sa cabane. Mais ce qui l'affligeoit davantage, c'estoit qu'elle estoit privée de cette consolation, qui se trouve encore parmy les plus grandes infortunes. Je veux dire, qu'elle ne pouvoit rejetter le sujet de sa faute que sur elle mesme, ny trouver les moyens de s'en excuser de quelque biays qu'elle peut tourner cet accident. Et ne faut douter qu'il luy eut esté entierement impossible de continuer sa vie surchargée de tant d'ennuis, si l'amitié de Diane & de Phyllis ne luy eut aydé à les supporter ; la presence de la personne aymée étant l'un des plus souverains remedes que la tristesse puisse recevoir. Aussi ces cheres amies n'en estant pas ignorantes, avoient un si grand soin de cette Bergere, que dés la pointe du jour l'une ou l'autre, & bien souvent toutes deux la venoient trouver, & comme par force l'arrachoient de sa cabane, & la conduisoient par les endroits les plus reculez, de peur que la veuë de ceux où elle souloit voir Celadon ne luyrenouvellast la memoire de sa fascheuse perte. Et puis à l'envy s'estudyoient à qui, pour la divertir, luy feroit un meilleur conte, ou proposeroit quelque agreable jeu pour passer plus doucement le reste de la journée : de sorte qu'en dépit de la fortune ces gentil[l]es Bergeres déroboient tousjours quelques heures au déplaisir d'Astrée, pour les mettre en un meilleur usage.

      Silvandre d'autre costé feignant de rechercher Diane par gageure, en devint de telle sorte amoureux, qu'il servit longuement d'exemple à tous ceux de sa contrée, & leur enseigna à ses despens, qu'Amour ne souffre guere qu'on se mocque de luy : car il rencontra en cette Bergere tant de causes d'amour, qu'il estoit tout estonné de l'avoir veuë si long temps sans l'avoir aymée. Et quoy que la gageure, qui estoit cause de la naissance de son affection, fut le commencement de son mal, si ne s'en plaignoit-il point, puis que sans offenser Diane elle luy donnoit la liberté de luy raconter ses passions, la violence de son amour estant telle, que s'il eust esté forcé de la cacher, il luy eust esté impossible de vivre. Et toutesfois quand il se r'appelloit en soy-mesme, il connoissoit bien qu'il avoit fait un changement fort desavantageux, se souvenant de quel heur il estoit accompagné, lors que maistre absolu de ses pensées il disposoit tout seul de sa vie & de ses desseins. Combien de fois voulut-il avec la raison défaire les premiers nœuds dontil se sentoit lier en ce nouveau servage ? Combien de fois, voyant que la raison y estoit inutile, voulut-il les rompre avec la force d'une violente resolution ? Mais autant de fois qu'il s'y esseya, autant de fois reconneut-il que c'est en vain que l'homme s'efforce contre les ordonnances du Ciel, & que celuy est le plus avisé qui sçait mieux y ployer & conformer sa volonté. Ces considerations estoient cause que quand il ne pouvoit estre aupres de sa Diane, comme le matin & le soir, il estoit bien aise de se retirer de toute compagnie, tant parce qu'il jugeoit toute autre ennuyeuse, ne pouvant jouir de celle qu'il desiroit, que pour avoir plus de loisir de consulter en soy-mesme librement, & juger quelle estoit la volonté du Ciel, & par quelle voye il y pourroit mieux parvenir. Et combien qu'il recogneut plus d'impossibilité à la poursuite de son affection que d'apparence de la pouvoir continuer, si ne pouvoit-il jamais prendre aucune conclusion qu'à l'avantage de son Amour. Que s'il faisoit dessein de s'en retirer, ô que son cœur se faisoit promptement paroistre desobeissant ! Que s'il estoit d'advis de le continuer, quelles peines & quels martyres ne prévoyoit-il point ? Que ferons nous donc en fin, disoit-il, Silvandre, puis que la poursuitte & la retraitte nous sont également impossibles ? Faisons, disoit-il, en se répondant, ce que le Ciel veut que nous fassions. Pourquoy peut-on juger que les Dieux l'ayent faicte si bellesinon pour estre aymée de ceux qui la verront ? Et puis que de poursuivre & de nous retirer il nous est également impossible, élisons pour le moins des deux celuy qui est plus selon la volonté du Ciel & selon la vostre. Estant si belle il ordonne qu'elle soit aymée, & quant à moy je consentiray plustost à me retirer de la vie que de son service. Que faut-il donc que nous consultions d'avantage, puis que le Ciel & nostre volonté appreuvent une si bonne resolution ?

      De fortune quand il tenoit ces discours en soy mesme il se trouva sur le bord de la delectable riviere de Lignon vis à vis de ce rocher, qui estant frappé de la voix, respond si intelligiblement aux derniers accents. Cela fut cause qu'aprés que ces pensées luy eurent longuement roulé par l'esprit, presque comme revenant d'un profond sommeil : Mais pourquoy, dit-il, nous allons nous consommant & embroüillant en ces contrarietez ? Echo qui habite en ce rocher, si nous l'en enquerons, nous en dira bien ce qu'elle en a ouy de la bouche mesme de ma Bergere, qui est l'Oracle le plus certain que je puisse consulter. Et lors relevant la voix il luy parla de cette sorte.



ECHO.



STANSES.


      Fille de l'Air qui ne sçaurois rientaire,
De ces rochers hostesse solitaire,
Où vont les cris que je vais émouvant ?
Au vent.
Et quel crois-tu que ce cruel martire,
Q[u]e plein d'Amour mon cœur va concevant,
Devienne en fin aux maux que je souspire ?
Pire.


II.


      Que feroit donc cet œil qui me desarme
Par sa douceur de toute sorte d'arme,
Et qui promet m'aymer infiniment ?
Il ment.
Mais s'il est vray qu'il mente, quel remede
Nous faudra-t'il pour sortir promptement
De cet abus qui trompeur nous possede ?
Cede.


III.


      Comment ? ceder un tel bien à quelque autre
Qu'Amour ordonne en effet qui soit nostre !
Qui plus que moy voit-elle volontiers ?
Un tiers.
Un tiers, Echo, c'est un cruel langage,
Mais s'il est vray qu'elle ayme mieux un tiers,
Au lieu d'amour qu'auroit un grand courage ?
Rage.


IV.


      Nimphe qui sents dedans ces roches creuses
Quel est le mal des peines amoureuses,
N'auray-je donc jamais alegements ?
Je ments.
Comment, Echo, n'est-ce point un blaspheme
De t'accuser & dire que tu ments ?
Ce que j'entens est-ce bien ta voix mesme ?
Ayme.


V.


      C'est bien ta voix qui frappe mes a[u]reilles,
Mais ce secret, Nimphe qui me conseilles
L'as-tu dis moy de ma Diane ouy ?
Ouy.
Mais de l'aymer, helas ! c'est peu de chose,
Si d'elle aymé d'elle je ne jouy,
Pour un tel heur qu'est-ce qu'on me propose ?
Ose.


VI.


      Le Ciel noircy de tempeste & d'orage
Ne peut d'effroy m'abattre le courage
Mon cœur ne craint tous ces estonnements.
Ne ments.
Je ne ments point ny ne suis temeraire,
J'apprens d'Amour ces beaux enseignements,
Faut il rien plus pour un si grand mistere ?
Taire.


VII.


      Je me tairay, plustost ma voix pressée,
Souspirera ma mort que ma pensée,
Amant secret comme Amant valeureux.
Heureux.
Heureux cent fois aymé de cette belle,
Mais d'où sçais-tu que son cœur genereux
Sera vaincu si je luy suis fidelle ?
D'elle.

      Encore que le Berger n'ignorast point que c'estoit luy mesme qui se respondoit, & que l'air frappé par sa voix rencontrant les concavitez de la roche, estoit repoussé à ses oreilles : si ne laissoit-il de ressentir une grande consolation des bonnes responces qu'il avoit receuës, luy semblant que rien n'estant conduit par le hazard, mais tout par une tres-sage providence, ces paroles que le rocher luy avoit renvoyées aux oreilles n'avoient esté prononcées par luy à dessein, maispar une secrette intelligence du démon qui l'aymoit, & qui les luy avoit mises dans la bouche : Et en cette opinion il suivoit la coustume de ceux qui ayment, qui d'ordinaire se flattent en ce qu'ils desirent, & trouvent des apparences d'espoir où il n'y a point d'apparence de raison. Apres avoir remercié le genie de ce rocher & les Nimphes de Lignon, il faisoit dessein d'aller attendre sa Bergere au carrefour de Mercure, parce que c'estoit par là qu'elle avoit accoustumé d'aller chez Astrée, & il luy sembloit que l'heure en approchoit, la moitié du jour estant déja passée, mais lors qu'il en vouloit prendre le chemin, il vid assez pres de luy la Nimphe Leonide, & le gentil Paris, qui ayant ouy sa voix avoient tourné leurs pas vers luy, tant pour sçavoir des nouvelles des Bergeres, Astrée, Diane, & Phyllis, que pour avoir le plaisir de sa compagnie, car encore que Paris cognust bien l'affection qu'il portoit à Diane, si ne laissoit-il de l'aimer & de l'estimer beaucoup, ne pouvant croire que cette sage Bergere le deust jamais preferer à luy à cause de la grandeur d'Adamas, qui pour sa qualité de grand Druyde estoit apres Amasis, le plus honoré par toute cette contrée, ignorant qui ne sçavoit pas que l'Amour ne se mesure jamais à l'aune de l'ambition ny du merite, mais à celle de l'opinion seulement. Silvandre qui estoit plein de civilité comme ayant esté nourry parmy les escoles des Phocenses & Massiliens, encore que la venuë deParis ne luy fut gueres agreable, sçachant bien qu'Amour le conduisoit parmy les bois, & un Amour encore qui estoit à son desavantage, ne [l]aissa de s'avancer vers luy & vers la Nimphe pour les saluër. Je ne vous demande pas, luy dict Leonide en sousriant, quelles estoient les pensées qui vous entretenoient en ce lieu solitaire, sçachant assez que celles qui vous accompagnent ne sont gueres sans Diane : mais je voudrois bien sçavoir de vous pourquoy vous les preferez à sa veuë, & quelle est l'occasion qui les vous rend plus douces que sa presence. Je ne nieray point, dit-il, Madame, que ces agreables pensées dont vous me parlez ne m'ayent tenu fidelle compagnie, aussi bien en ce lieu retiré qu'elles font par tout où je me trouve eslongné de Diane, mais que je les tienne plus cheres que le bien de sa veuë, permettez moy je vous supplie de vous dire qu'encor que par raison cela devroit estre, toutesfois je ne l'ay point encores peu obtenir sur moy mesme. Que si vous me voyez icy sans elle, ce n'est que pour passer plus doucement en la compagnie de mes imaginations les heures que son repas me contraint de perdre loing d'elle : & d'effet lors que vous estes arrivée je m'acheminois au carrefour de Mercure, parce que voicy le temps qu'elle part de sa cabane pour aller vers Astrée, & je faisois dessein de l'y accompagner. Nous sommes venus, respondit Leonide, avec resolution de donner le reste du jour à ces belles Bergeres, maisquand cela ne seroit pas, nous penserions de faire une faute qui ne seroit pas legere ny peu desagreable à l'Amour, si nous retardions vostre voyage : c'est pourquoy, Berger, vous nous y conduirez, & par les chemins nous direz s'il vous plaist, pourquoy vos pensées vous devroient estre plus cheres que la presence mesme de celle qui les fait naistre ; puis que quant à moy je le trouve tant élongné de raison que je ne sçaurois me figurer que cela puisse estre.

      A ce mot Silvandre pour luy obeïr, leur ayant fait prendre un sentier, qui traversant un grand pré abregeoit de beaucoup le chemin, reprint ainsi la parole. Ce que vous me demandez, grande Nimphe, n'est pas difficile d'estre entendu pourveu qu'il soit pris comme il doit estre, parce qu'il est bien certain que les yeux sont les premiers qui donnent entrée à l'Amour dans nos ames. Que si quelques uns sont devenus amoureux en oyant raconter les beautez & les perfections des personnes absentes, ou ç'a esté une Amour qui n'a pas esté de durée ny violente (estant plustost une peinture d'Amour que une vraye Amour) ou l'esprit qui l'a conceuë a quelque grand deffaut en soy mesme, d'autant que l'ouïe raporte aussi bien les faussetez que les veritez, & le jugement qui se fait sur un rapport incertain, ne sçauroit estre bon ny proceder d'une ame bien posée : mais tout ainsi que ce qui produit quelque chose n'est pas ce qui la nourrit & qui la met apresen sa perfection, de mesme devons nous dire de l'Amour, parce que si nos agneaux naissent de nos brebis, & qu'au commencement ils tirent quelque legere nourriture de leur laict, ce n'est pas toutesfois ce laict qui les met en leur perfection, mais une plus ferme nourriture qu'ils reçoivent de l'herbe dont ils se paissent : Aussi les yeux peuvent bien commencer, & eslever une jeune affection, mais lors qu'elle est creuë il faut bien quelque chose de plus ferme & de plus solide, pour la rendre parfaitte, & cela ne peut estre que la cognoissance des vertus, des beautez, des merites, & d'une reciproque affection de celle que nous aymons. Or quelques unes de ces cognoissances prenent bien leur origine des yeux, mais il faut que l'ame par apres se tournant sur les images qui luy en sont demeurées au rapport des yeux & des oreilles, les appelle à la preuve du jugement, & que toutes choses bien debatues elle en fasse naistre la verité. Que si cette verité est à nostre avantage, elle produit en nous des pensées dont la douceur ne peut estre esgalée par autre sorte de contentement que par l'effet des mesmes pensées. Que si elles sont seulement advantageuses pour la personne aymée, elles augmentent sans doute nostre affection, mais avec violence & inquietude : & c'est pourquoy il ne faut point douter que l'absence n'augmente l'Amour, pourveu toutesfois qu'elle ne soit pas si longue que les images receuës de la chose aymée sepuissent effacer, soit que l'Amant éloigné ne se represente que les perfections de ce qu'il ayme, parce qu'Amour qui est ruzé & cauteleux ne luy a peint que ces images parfaittes en la fantasie, soit que l'entendement estant desja blessé ne vueille tourner sa veuë que sur celles qui luy plaisent, soit que la pensée en semblables choses adjouste tousjours beaucoup aux perfections de la personne aymée : tant y a que celuy veritablement n'a point aymé qui n'augmente son affection estant esloignée de ce qu'il ayme. Quant à moy, respondit Leonide, j'eusse fait un jugement bien different au vostre, ayant tousjours ouy dire que l'absence est la plus grande & plus dangereuse ennemie d'Amour. La presence, repliqua le Berger, l'est sans comparaison beaucoup davantage, comme nous l'apprend tous les jours l'experience : car pour une Amour qui se change entre les personnes absentes, nous voyons qu'entre les presentes il y en a plus de cent : & de plus pour monstrer combien la presence est plus contraire à l'Amour, si nous cessons d'aymer estant absents, c'est sans violence & sans effort, & n'y a point d'autre changement si non que la memoire se couvre peu à peu d'oubly, comme un feu de sa propre cendre : mais quand une Amour se rompt en presence, ce n'est jamais sans esclat, ny sans un extréme effort, voire (& qui est un grand tesmoignage de ce que je dis) sans faire naistre des cendres de l'Amour esteinte une hayneplus grande encore que n'a esté cette Amour. Et cela procede de cette raison, L'Amant est ou aymé, ou hay, ou indifferent : s'il est aymé, d'autant que l'abondance soule incontinent, l'Amour aussi tost se perd en presence, estant outragé, s'il faut dire ainsi, de trop de faveurs : s'il est hay, d'autant qu'à toutes heures il reçoit de nouvelles cognoissances de hayne, il est impossible qu'entre tant de coups il n'y en ayt quelqu'un qui perce ses armes pour fortes qu'elles soyent, & qui le contraigne, estant plusieurs fois redoublé, de quitter toute sorte de deffence : que s'il est indifferent, lors qu'il continuë son Amour, se voyant à toute heure méprisé, il faut qu'il soit sans courage, mais s'il n'en a point comment resistera t'il aux continuels outrages qu'il en recevra ? Au lieu qu'en l'absence les faveurs receuës ne peuvent estre de celles qui soulent par leur abondance, puis qu'elles ne font qu'attiser les desirs, & la cognoissance de la hayne, ne venant en nostre ame que par l'ouye, il y a bien de la difference, & les coups en sont bien moindres que ceux que nous recevons par la veüe, de sorte que les blesseures en sont beaucoup moins cuisantes, & les sujets de mespris n'estant si ordinaires ny si difficiles à supporter, c'est sans doute que l'absence est beaucoup plus propre à conserver une affection que n'est la presence. J'avoüe, ayant consideré ce que vous dites, respondit la Nimphe, qu'il est vray, & qu'en presence il survient plusieurs occasions quiruinent l'Amour, desquel[l]es l'absence est exempte. Mais si ne sçauriez vous me persuader qu'en voyant ce que l'on ayme l'on n'augmente d'affection beaucoup plus qu'en ne le voyant pas, parce que l'Amour se nourrissant des faveurs & des caresses, celles que l'on reçoit en presence sont beaucoup plus grandes & plus sensibles que les autres. Je croyois, ajousta le Berger, avoir desja satisfait à cette demande, mais puis qu'il vous plaist d'en avoir de plus claires raisons, il faut, Madame, que j'essaye de vous en donner. Nous avons desja dit que c'est par les yeux que l'Amour commence, mais ce n'est pas toutesfois des yeux qu'elle naist, ny ce ne sont point ceux qui la produisent : la beauté & la bonté estant cognuës sont sans plus celles qui luy donnent naissance en nous : or la cognoissance de la beauté vient bien par les yeux, mais depuis qu'elle est en nostre ame, nous n'avons plus affaire de nos yeux pour l'aymer à l'avenir : ce que vous jugerez aysément si vous avez jamais aymé quelque chose : car r'entrez en vous mesmes, & considerez si vous perdriez cette Amour encor que vous perdissiez les yeux : si cela n'est point, vous avoüerez que les yeux ne conservent donc pas vostre Amour. Pour la cognoissance de la bonté elle est produite ou des actions ou des paroles, qui toutes deux ont bien besoin de presence pour estre cognuës, mais apres nullement : car cette cognoissance se conserve dans les secrets cabinets de lamemoire, sur laquelle nostre ame se repliant apperçoit ce qu'elle y a mis en reserve. Or je croy, Madame, que vous sçavez bien que plus nous avons de cognoissance de la perfection de la chose aymée, plus aussi nostre Amour s'augmente. Mais qui ne sçait que les troubles mouvemens des sens empéchent infiniment la clairté de l'entendement, & que comme aux contrepoix d'une orloge l'un ne peut monter que l'autre ne descende, aussi quand les sens s'eslevent l'entendement s'abaisse, & se releve au contraire quand les sens sont abaissez. Que s'il est ainsi, ne m'avoüerez vous pas qu'en absence l'entendement de celuy qui ayme agira beaucoup plus parfaitement, que quand transporté par les objects qui se presentent à ses yeux, il ne peut faire autre chose que regarder, desirer & souspirer ? Que si jamais vous avez voulu penser profondément à quelque chose, souvenez vous, Madame, si la sage nature ne vous a pas apris de mettre la main sur vos yeux, à fin que la veuë, ne divertist les forces de l'entendement ailleurs & par ceste raison vous concluerez selon ce que j'ay dit. Que si l'Amour s'augmente par la cognoissance de la perfection aymée, puis que nous l'avons beaucoup plus grande estant absents, c'est sans difficulté que nous aymons d'avantage esloignez que presens. Mais s'il est ainsi, interrompit Paris, d'où procede que tous les Amans desirent avec tant de passion la veuë de celles qu'ils ayment ? De l'ignorance, respondit Silvandre. Il n'y apersonne qui se puisse attribuer le nom d'Amant, qui en luy mesme n'ait cette opinion, que son Amour est si grande qu'il est impossible qu'elle puisse augmenter. Que s'il a cette creance, malaysément rechercheroit-il les moyens de l'accroistre s'il pense qu'elle ne puisse estre accruë, & pour ce sans recourre à cette profonde cognoissance il se contente de celle que ses yeux de moment à autre luy peuvent donner : Mais, ô grande Nimphe, combien y a-t'il de difference de ces Amours que les yeux nourrissent à celles que l'entendement produit ? Autant sans doute que l'ame est plus capable d'aymer que le corps, & autant que l'entendement a plus de cognoissance que les yeux. Et toutesfois d'autant que ceux-là mesme ne peuvent pas estre tousjours au pres de celles qu'ils ayment, il faut qu'élongnez d'elles & en leur apart ils entretiennent ces images que par leurs yeux Amour leur a mises en la fantaisie. Que si l'on leur demandoit si cet eslongnement a diminué leur affection, je m'assure qu'il n'y a celuy qui ne confessast qu'elle s'en est augmentée, & que c'est un accroissement de desir, & non pas une diminution : & d'effect avec quelle violence, & avec quel transport les reviennent-t'ils voir ? Il est tel, Madame, que bien qu'avant que s'estre separez ils eussent juré que leur Amour estoit parvenuë au supreme degré d'aymer, & que rien ne pouvoit estre ajousté à la grandeur de leur affection, maintenant la cognoissant si fort accruë ils en fontun jugement bien different, & leur semble qu'autrefois ils ont faict un grand outrage à celles qu'ils ont aymées, de les avoir auparavant si peu aymées, tant cette briefve absence augmente l'Amour par la contemplation de la beauté. Puis qu'il est ainsi, ajouta Paris, je m'estonne que vous ne vous eslongnez de Diane à fin de l'aymer d'avantage. J'ay desja dict, répondit Silvandre, que je le devrois faire, mais que je ne l'ay encore peu obtenir sur moy. Et cela vient, gentil Paris, de ce que nous sommes hommes, c'est à dire que nous ne sommes pas parfaicts, & que l'imperfection de l'humanité ne peut estre ostée tout à coup : nous sommes bien raisonnables, mais aussi y a t'il quelque chose en nous qui contraire à la raison, autrement il n'y auroit point de vices : & c'est cette partie de laquelle je n'ay peu encores obtenir ce point don[t] vous parlez, car les sens sont infiniment puissants en celuy qui ayme, & quoy que l'ame soit celle qui ayme, si est-ce qu'avec les beautez de l'ame elle ayme aussi celles du corps : & bien souvent tout ainsi qu'avec les sens corporels elle sent les choses corpore[l]les & se plaist au goust, aux senteurs & aux attouchements, de mesme aymant avec les mesmes sens elle se plaist de voir, d'ouyr & de toucher ce qu'elle ayme, ne pouvant faire divorce d'avec eux, & separer son plaisir du leur, luy semblant que c'est leur faire tort de jouïr seule de ces contentemens, dont ils ont esté les commencements. Et toutesfois si elle nerecherchoit que sa perfection comme elle y est obligée par la raison, elle devroit rejetter bien loing ces considerations, puis que la nature nous a seulement donné les sens pour instruments, par lesquels nostre ame recevant les especes des choses vient à leur cognoissance, mais nulement pour compagnons de ses plaisirs & felicitez comme trop incapables d'un si grand bien.

      Ces discours eussent bien continué davantage, si de fortune estant pres du carrefour de Mercure ils n'eussent ouy chanter Philis : elle estoit assise avec une autre Bergere au pied d'un arbre cependant que leurs brebis à l'ombre de quelques taillis ruminoient toutes resserrées ensemble, attendant que le chaud fut un peu abbatu pour retourner au pasturage. Aussi tost que Silvandre en ouyt la voix il tourna la teste de son costé, & l'ayant recognuë la destourna si promptement que Leonide ne se peut empescher d'en sousrire. Qu'avez vous ouy, luy dit-elle, & qu'avez vous veu qui vous ayt si promptement fait tourner & détourner la teste ? J'ay veu, dit-il, Madame, celle que je ne verray jamais sans regret : car c'est Philis la plus cruelle ennemye que je puisse avoir, puis qu'elle est la cause de mon servage. En ce mesme temps Lycidas, qui passant chemin sans voir Leonide ny sa compagnie, suivoit un sentier, qui couvert d'une grande haye, l'empeschoit de voir & d'estre veu fut tout estonné que le chemin de la Nimphe venanttraverser le sien il ne se donna garde qu'il se vit tout au pres d'elle : La jalousie qui le separoit de la frequentation de chacun, luy faisoit fuir Silvandre encores plus que les autres, mais à ce coup la civilité le contraignit de saluer Leonide & Paris, & de les suivre en estant requis & de l'un & de l'autre, quoy qu'au commencement il [e]ssayast d'avoir congé avec quelques mauvaises excuses. Mais Leonide qui l'aymoit à cause de Celadon, le pressa de sorte qu'il fut contraint d'augmenter la trouppe, & Paris qui sur tout desiroit de sçavoir où estoit Diane, luy demanda s'il ne cognoissoit point celle qui estoit assise aupres de Philis sous ce grand arbre. Luy qui n'y avoit point encore pris garde, mettant la main sur ses sourcils & s'arrestant un peu pour les regarder, respondit que c'estoit Astrée, & lors reprenant le chemin il ouyt que Leonide continuant le discours qu'elle avoit commencé avec Silvandre parloit de cette sorte : Et pourquoy, Berger, estes vous tant offencé contre cette Bergere, encore qu'elle soit cause que vous aymez, puis qu'elle l'est aussi que vous estes devenu plus honneste-homme ? Car je m'asseure que vous m'avouërez que l'amour a cette puissance d'ajouter de la perfection à nos ames : s'il est ainsi, l'obligation que vous luy avez ne doit pas estre petite. J'avoüeray bien, respondit le Berger, que veritablement je croy que sans Phylis je n'eusse jamais aymé, mais je ne laisseray de dire qu'elle est cause que je ne suis plus mien,que je sers, & que j'ay perdu ma liberté. Que si cette liberté ne se peut acheter pour quelque prix que ce soit, je ne dois pas estre plus son obligé de m'avoir peut estre rendu un peu plus honneste homme, qu'offencé contre elle de ce qu'elle m'a fait perdre cette chere & desirable franchise. Mais ne mettez vous point en compte, ajouta la Nimphe, que vous acquerrez peut-estre l'amitié de celle que vous aymez ? & pour une si belle entreprise une ame bien née comme la vostre peut elle regretter quelque perte que ce soit, ou se plaindre de la personne qui en est cause ? Une ame bien née, repliqua-t'il, ne se peut louër de celle qui est cause de la servitude, pour quelque esperance de bien qu'elle luy puisse donner : car en fin le service, quoy que plus ou moins honteux, est tousjours service. D'abort que Licidas ouyt nommer Phylis, il demeura beaucoup plus attentif, mais quand il ouyt la suitte du discours, & des repliques du Berger, il creut que veritablement il l'aymoit, & ne sçachant si bien couvrir sa jalousie, qu'il eust desiré, il ne se peut empescher de luy dire. Et quoy, Berger, aymez vous bien autant cette Bergere que vous en faites semblant ? Silvandre qui sans penser à Licidas avoit parlé de cette sorte à Leonide, cognoissant bien que la jalousie luy faisoit faire cette demande, pour le mettre plus en peine, ne voulut le nier ny l'avoüer, mais luy dit seulement. Dittes moy, Licidas, qu'en pensez vous ? Je voy respondit-il, tant de faintes partout quemon jugement seroit trop incertain. Puis donques, adjouta Silvandre, que mes dissimulations empeschent le jugement que vous en pourriez faire, dites moy je vous supplie, qu'est-ce que vous en desirez ? Mes desirs, répondit Licidas, sont fort peu considerables en ce qui dépend de vous, de qui les actions me sont indifferentes, de sorte que je m'en remets bien à vous mesme. Puis, donc, continua Silvandre, que vous ne m'en voulez dire vostre volonté, s'il y a quelque chose en moy qui vous déplaist, vous n'en devez accuser que vous seul, & le Ciel qui le veut ainsi, & vous armer de patience. Licidas vouloit respondre, & peut estre l'eust fait trop aigrement, si Leonide qui le prevoyoit ne l'en eust empesché avec excuse qu'elle vouloit ouyr ce que Philis chantoit : car il en estoit desja assez pres pour ouyr ses paroles, qui estoient telles.



SONNET.
CONTRE LA JALOUSIE.


      Amour ne brusle plus, on bien il brusle en vain,
Son carquois est perdu, ses fleches sont froissées,
Il a ses darts rompus, leurs pointes emoussées,
Et son arc sans vertu demeure dans sa main.

      Ou sans plus estre Archer d'un mestier incertain
Il se laisse emporter à plus hautes pensées,
Ou ses flesches ne sont en nos œuvres adressées,
Ou bien au lieu d'Amour nous blessent [d]e desdain.

      Ou bien s'il sait aymer, Aymer c'est autre chose
Que ce n'estoit jadis, & les loix qu'il propose
Sont contraires aux loix qu'il nous donnoit à tous :

Car aymer & hayr c'est maintenant le mesme,
Puis que pour bien aymer il faut estre jaloux,
Que si l'on ayme ainsi je ne veux plus qu'on m'ayme.

      Sylvandre, qui avoit fait dessein de donner autant de jalousie à Lycidas qu'il luy seroit possible, voyant que Philis attentive à ce qu'elle chantoit, & Astrée aux pensées que ces paroles renouvelloient en sa memoire, ne prenoient garde à Leonide, ny à eux, s'avança courant vers elles, & se jettant à genoux, & luy surprenant la main la luy baisa, puis se relevant l'avertit de la venuë de la Nimphe & de Paris. Elle n'eut loisir de se couroucer à luy de cette outrecuidance, parce que Leonide se trouva si proche qu'elle fut contrainte de se lever, pour luy rendre l'honneur qu'elle luy devoit. A quoy Silvandre la prenant sous le bras la voulut ayder, mais elle le repoussa du coude, voyant mesme Lycidas de la compagnie : ce qui ne fist une legere blessure en l'ame de ce Berger jalou[x], qui voyant bien que Philis l'avoit apperceu, eut opinion qu'elle l'eust repoussé de cette sorte, parce que c'estoit en sa presence. Mais apres que les salutations faites, &rendues d'un costé & d'autre, chacun eut pris place sous ce grand arbre, Sylvandre qui avoit resolu de donner cette journée à la jalousie de Lycidas, se remettant à genoux devant Phylis : Et bien belle Bergere, luy dit-il, jusques à quand ordonnez-vous que nostre guerre dure ? quel terme avez vous estably à mes services ? combien de temps encores prendrez vous plaisir aux travaux que vous me faites souffrir ? Il ne sera pas vray pour le moins si j'endure de la peine, si je sers & si vous me surmontez, que vous soyez entierement exempte de travail & de solicitude : car ou vous employerez contre moy tous vos artifices, toutes vos armes, & toutes vos forces, ou sans doute la victoire demeurera mienne. Philis qui entendoit bien que ce Berger vouloit parler de la gageure qu'ils avoient faite, à qui se feroit mieux aymer à Diane, recevoit ces paroles comme elles devoient estre entendues : mais Lycidas qui pensoit que cette gageure n'avoit esté inventée que pour couvrir leur affection, les prenoit tout autrement qu'elle, dequoy elle s'aperceut aysement, jettant à tous coups les yeux sur luy, & pour luy oster cette opinion, respondit à Silvandre de cette sorte. Berger, Berger, souvenez vous que si mon ennemy estoit tel qu'il me falut pour le vaincre y rapporter tant de peine, & luy opposer tant d'efforts, il ne vous ressembleroit point, & ce ne seroit pas contre Silvandre que j'aurois fait la gageure dont vous voulez parler, carcontre luy il me suffit de dire ; Je veux vaincre. Silvandre qui recognut bien le dessein de Philis, pour le contrarier, luy respondit. Personne ne peut ignorer ce que vous pouvez, mais Silvandre en sera encore moins ignorant que tous les autres Bergers de Lignon, puis qu'il a si souvent ressenty les effets de vostre beauté. Si cela est, repliqua la Bergere, il vous est donc avenu comme à ceux qu[i] s'éblouyssent au Soleil sans que le Soleil s'en apperçoive. Ah ! respondit incontinent le Berger, qui voit le soleil de vos yeux & volontairement ne s'y esblouyt comme moy, n'est pas digne de les voir. Je ne sçay, ajousta Philis, rougissant de ces paroles, quel peut estre vostre dessein en me parlant de cette sorte, mais je suis bien asseurée que nostre Maistresse sera avertie de vos faintizes, & parce que c'est dans peu de jours que nous devons recevoir l'Arrest de nostre gageure, je m'asseure que ces paroles vous couteront cher & que vous sçaurez combien est cuisante une trop tardive repentance. Ne croyez point, dit-il, Bergere, que jamais je me repente de vous avoir asseurée de l'affection que je vous porte, puis qu'au contraire je dois avoir plus de regret d'avoir si longuement vescu sans le vous avoir declaré, que je ne dois craindre de mal de ce dont vous me menacez. Phylis cognoissoit bien qu'il se moquoit, & Astrée aussi, mais cela ne la pouvoit satisfaire pour le soupçon que telles paroles faisoient naistre en Licidas : quicependant considerant la peine où elle en estoit se fortifioit tousjours davantage en son opinion. En fin elle luy dit : Je pense, Silvandre, que c'est par gageure que vous me voulez déplaire en me tenant ces paroles, ou bien que vous les venez estudier icy pour les sçavoir mieux dire quand vous serez aupres de vostre Maistresse. Si cela estoit, interrompit Astrée, il vaudroit mieux que tout à fait il vous parlast comme si vous estiez Diane, que non pas de vous entretenir par personne empruntée. Ce m'est tout un, respondit Silvandre, pourveu que je luy fasse entendre la qualité de mon affection, & lors qu'il s'y preparoit, Je vous conjure, dict Philis, par la personne du monde que vous aymez le plus, de me laisser en repos, & que vous vous contentiez, que je sçay plus de vostre affection que vous ne m'en sçauriez dire. Ces adjurations, dit-il, sont trop fortes pour y contrevenir, & la declaration que vous me faictes, trop avantageuse pour ne m'en contenter, c'est pourquoy je me tairay puis que vous le voulez ainsi. Vous m'obligerez en cela, dit la Bergere : car je ne puis souffrir vos paroles, & plus encores si faisant vostre devoir vous allez ayder à Diane que j'ay laissée bien empéchée à la porte de sa Cabane, apres Florette sa chere brebis, qui se meurt. Si vous me le commandez, repliqua Silvandre, & que vous vueilliez avoir soing de mon trouppeau jusques à mon retour, je le feray. S'il ne faut que cela, dit Philis, je vous le commande, &veux bien prendre garde au trouppeau sur lequel vous vous excusez. Lors Silvandre comme s'il n'eust osé contrevenir à ce qu'elle luy ordonnoit, apres avoir faict une grande reverence à la Nimphe, & à Paris, & puis à toute la trouppe, s'en alla courant où estoit Diane, laissant Philis la plus contente du monde de son départ, & au contraire Licidas le plus jaloux Berger de tous ceux de ceste contrée. Car encore que les discours de Silvandre luy eussent dépleu, si est-ce que les inquietudes qu'il remarquoit en Philis, luy estoient bien plus cuisantes : mais le commandement & la conjuration qu'elle luy avoit faite par la personne qu'il aymoit, l'offençoient bien davantage : mais quand il se representoit qu'elle avoit receu ses brebis en garde, ceste action le touchoit au cœur encore plus vivement, & toutefois la pauvre Bergere avoit mieux aymé prendre ceste peine, que de soufrir davantage les paroles qu'elle pensoit estre tant ennuyeuses à Licidas. Voila comme quelquefois nos desseins ont des effects tous contraires à nos intentions.

      Cependant Silvandre approchant de la Cabane de sa Bergere, vid que Philis ne luy avoit point menti : car Diane estoit assise en terre, & tenoit sa chere brebis en son gyron, comme si elle eus testé morte. Quelquesfois elle luy souffloit à la bouche, & d'autresfois luy mettoit du sel dedans, mais sans effet, parce qu'elle ne revenoit point si tost de son assoupissement, qu'elle ne retombast commeelle estoit en terre, aprés avoir tourné longuement, dont la Bergere estoit fort en peine, pource que c'estoit celle qu'elle aymoit le plus. Et lors qu'elle en estoit plus desesperée, & que peut estre elle accusoit quelqu'une de ses voisines de sortilege, & de l'avoir regardée de mauvais œil, Silvandre s'en approcha, & apres l'avoir salüée, il luy demanda ce qu'elle faisoit en terre : Vous le pouvez voir, luy dit-elle, sans que je le vous die, si vous regardez en quel estat est ma chere Florette. Le Berger se mettant lors à genoux, la considera attentivement, puis luy toucha les aureilles, luy regarda la langue dessus & dessous, la leva sur les pieds, & en fin luy boucha les nazeaux avec les doigts pour l'empescher de respirer : mais soudain qu'il la laissa en liberté apres avoir à demy éternué, elle recommença ses tours & les continua jusques à ce qu'elle se laissa choir. Silvandre alors ayant bien recognu son mal, se tournant tout joyeux vers Diane, Ne vous faschez point, luy dit-il, ma belle Maistresse, vostre chere Florette sera bien tost guerie, & son mal ne procede point de sortilege, mais plustost de l'ardeur du Soleil, qui luy ayant offencé le cerveau, d'où procede la source des nerfs, luy donne ce mal, que nous nommons Avertin. Le temps sans doute la gueriroit sans autre remede, mais parce qu'elle languiroit trop, si vous me donnez le loisir je cognois une herbe, & j'en ay veu dans ce pré le plus proche, qui pour certain la rendra saine incontinent.Comment respondit la Bergere, toute joyeuse de ces bonnes nouvelles, si je vous donneray ce loisir ? n'en doutez nullement, elle m'est trop chere pour ne rechercher sa guerison par tous les moyens qu'il me sera possible : Et pour vous en rendre preuve je veux aller avec vous pour en cueillir & recognoistre cette herbe, à fin de vous exempter de cette peine, si j'en ay affaire une autrefois. Je recevray, dict-il, un double contentement si vous venez : l'un de vous rendre cet agreable service, attendant que ma fortune me donne les moyens de vous en faire un meilleur : & l'autre d'estre aupres de vous qui est bien le temps le mieux employé de toute ma vie. A ce mot laissant cette brebis en garde de ceux qui estoient en sa cabane, ils vont cueillir cette herbe, non pas que durant le chemin Diane ne remerciast le Berger de la bonne volonté qu'il luy faisoit paroistre : Et parce que Silvandre en la venant trouver, avoit remarqué par hazard, le lieu où cette herbe estoit, il en trouva incontinent, & en ayant amassé une bonne poignée la pila entre deux caillous, & s'en retournant en pressa le jus avec les deux mains dans les aureilles de la brebis, qui ne l'eut plustost bien avant dans l'oreille qu'elle se leva secoüant un peu la teste, & apres avoir esternué deux ou trois fois se print à béeler comme si elle eust appellé ses compagnes, & puis commença de baisser le nez contre terre pour chercher à manger : mais Silvandre la prenant sur son col la remist en son estable, &dist à Diane, qu'elle ne la laissast point sortir de tout le jour, parce qu'encore que ce mal en quelques unes procedast quelquefois des herbes qui les enyvrent, toutefois que le mal de la sienne à ce coup n'estoit causé que du Soleil, & qu'il falloit empescher qu'elle n'en fust pas si tost retouchée[.] Diane ne se contentant pas d'avoir veu la guerison de sa chere brebis, & de cognoistre l'herbe de veuë, voulut encore sçavoir le nom. Elle a divers noms, respondit Silvandre, quelques uns l'appellent Orval, d'autres la Toute bonne, & nos Myres Scarlée, mais pourquoy n'avez vous autant de curiosité de conserver tout ce qui est à vous ? Quand je voy le mal apparent, dict-elle, de ce qui non seulement est mien, mais à qui que ce soit, j'en donne le remede le plus prompt que je puis. Pleust à Dieu, respondit le Berger, que vous fussiez aussi veritable que j'espreuve que vous estes le contraire ! il ne faut pas, repliqua Diane en souriant, que vous effaciez l'obligation que je vous ay pour le salut de ma chere Florette, en m'injuriant de ceste sorte, & vaut mieux que nous allions chercher mes compagnes qui sans doute seront en peine de moy. A ces dernieres paroles apres avoir ramassé son trouppeau, elle le chassa du costé du carrefour de Mercure, plus ayse de la guerison de sa brebis qu'elle ne le pouvoit dire, & par le chemin elle aprint que Leonide & Paris estoient avec les Bergeres qu'elle cherchoit, & peu apres elle les vit tous qui venoient droit à elle, parce que Parisestant en peine du déplaisir de Diane, avoit esté cause que toute la trouppe s'acheminoit vers elle, pour essayer si on pourroit donner quelque secours au mal de sa brebis : Mais lors qu'ils la virent de loing ils s'arresterent, pensant ou qu'elle fut guerie, ou morte, & de fortune ce fut justement au carrefour de Mercure, où quatre chemins venoient aboutir : & parce que la baze sur laquelle le Terme de Mercure s'eslevoit estoit rehaussée de trois degrez, ils s'assirent tous à l'entour, & jettant la veuë qui deçà qui delà, Leonide apperceut venir du costé de Mont[v]erdun deux Bergers & une Bergere, qui sembloient n'estre gueres d'accord, parce que les actions qu'ils faisoient des bras & de tout le reste du corps monstroient bien qu'ils disputoient avec passion : mais sur tout la Bergere les repoussoit, & esloignoit d'elle tantost l'un tantost l'autre, sans les vouloir escouter. Quelquefois ils s'arrestoient & la retenoient par sa robbe, comme s'ils l'eussent voulu faire juge de leur different, mais elle tout à coup frappant de force des mains sur les deux costez de sa robbe qu'ils tenoient, la leur faisoit lascher, & puis s'enfuyoit jusques à ce qu'ils l'eussent attainte. Et n'eust esté que quelquefois ils se jettoient à genoux devant elle, d'autrefois luy baisoient les mains avec soubmission pour la retenir, on eust jugé à sa fuitte qu'ils luy vouloient faire quelque force. Et pource qu'ils s'approchoient du carrefour, sans se prendre garde de la bonne compagnie qui y estoit, Leonideles monstra à toute la trouppe, pour sçavoir s'il y avoit personne qui les recognust. Je les ay veu bien souvent, respondit Licidas, ils se tiennent dans le hameau plus proche de Mont[v]erdun, encores qu'ils ne soient pas originaires de ce lieu là, mais estrangers que la fortune de leurs peres a contrainct de se venir loger en ceste contrée, & si vous vites jamais une beauté naissante, donner une grande esperance de perfection, il faut que vous voyez le visage de la Bergere : que si vous pouvez faire en sorte qu'ils vous racontent le different qui est entr'eux, je m'asseure que vous passerez agreablement le reste du jour, car ils sont tous deux Amoureux de cette Bergere, & elle qui est offencée contre tous deux, ne veut ny de l'un ny de l'autre. Je me rencontray il y a quelque temps de l'autre costé de Lignon, en lieu où j'oüys de leur bouche mesme leur dispute, qui selon mon jugement n'est pas petite. La Bergere s'appelle Celidée, & ce Berger qui est plus grand & que vous voyez à main droite, se nomme Thamyre, & l'autre Calydon. A peine Licidas avoit fini ces paroles que ces estrangers furent si proches, que chacun peut remarquer à voir Celidée, que Licidas avoit dit la verité, parce que l'esclat de son visage estoit si grand, qu'il attiroit les yeux de chacun, & quoy qu'il y eust quelque deffaut en sa beauté, on jugeoit bien que le temps y raporteroit la perfection necessaire. Cependant que chacun s'amusoit à la considerer, Leonide desireuse à cause des paroles de Licidas desçavoir leur differend s'avança vers elle, & apres l'avoir salüée, la pria au nom de toute la trouppe de s'asseoir sur les degrez du Terme, pour y passer une partie du chaud, sous l'ombre des Sicomores qui estoient plantez au quatre côtez des chemins, elle qui estoit courtoise, & qui sçavoit bien le respect qu'elle devoit à la Nimphe, & qui outre cela estoit bien aise d'éviter les importunitez des deux Bergers, obeyt librement à la volonté de Leonide, & lors qu'ils vouloient prendre leurs places, Diane arriva qui embrassée par la Nimphe, & salüée de Paris, se mit parmy cette bonne compagnie. Licidas ce pendant qui ne pouvoit supporter Silvandre aupres de Philis, le voyant revenu, se déroba de la trouppe sans qu'on s'en print garde, & s'enfonçant dans le bois, s'en alla seul entretenir ses tristes pensées. Et lors Leonide ayant fait asseoir Celidée aupres d'elle, & Astrée de l'autre costé, Diane se mit pres de l'estrangere, & Paris aupres d'elle : & parce que Philis avoit pris place au côté de la triste Astrée, Silvandre demeura debout avec Thamyre, & Calydon, d'autant que s'ils se fussent assis autour du Terme, ils eussent tourné le dos à ces belles Bergeres, & n'eussent pas eu le bien de les voir, d'autant que ce costé là estoit trop estroit : Paris, & Philis estoient en partie assis sur les côtez qui tournoient, mais ils ne laissoient de voir & parler aux autres en se panchant quelque peu. Estant de ceste sorte arrangez, la Nimphe qui cognoissoit bien que la honte empeschoitCelidée de parler, à fin de la rasseurer rompit de ceste sorte le silence. Encore, belle Celidée, que de veuë vous ne fussiez point cogneuë de nous, si est ce que le bruit de vostre beauté n'a pas laissé de venir jusques à nos aureilles, nous donnant la curiosité de sçavoir qui vous estes & quelle est vostre fortune : Licidas nous a apris en partie le different qui peut estre entre vous & ces deux g[e]ntils Bergers, mais par ce qu'il y en a qui le racontent de diverse façon, nous serions bien ayses d'en sçavoir la verité par vostre bouche mesme. Madame, respondit l'estrangere, vous avez trop de courtoisie de vouloir prendre la peine d'escouter l'histoire de nos dissentions, & si en cela je cognoissois qu'il y allast de vostre service je le ferois librement, encore que ce ne seroit pas sans peine pour le déplaisir que me rapporte la souvenance des choses passées : mais, grande Nimphe, cela n'estant pas je vous supplie de m'en décharger, & permettre que l'on vous entretienne de quelque meilleur discours. Madame, interrompit incontinent Calydon, ayez agreable, puis que ceste Bergere ne daigne tourner ses pensées sur nous, que je vous raconte ce que vous avez desiré sçavoir d'elle, & veux bien que ce soit en sa presence, & en celle de Thamire, afin qu'ils me démentent si je ne dis la verité. Grande Nimphe, dit incontinent Thamire, d'autant que j'ay le plus grand interest en cet affaire, il est plus raisonnable que vous l'oyez de ma bouche. Si cela estoit, adjousta Celidée, ceseroit à moy à parler, puis que vous estes tous deux conjurez contre moy, Cela n'est pas raisonnable, dit Calydon : car si vous estes, ô belle Celidée, contre nous deux, nous ne laissons pas d'estre tous deux à vous. Et quant à Thamire, il sçait bien que si celuy à qui l'on fait le plus de tort, doit avoir la permission de se plaindre, c'est à moy à vous dire, ô grande Nimphe, l'extreme offence que l'on me fait, puis que la belle Celidée m'offence en me refusant, & Thamire me voulant ravir ce que l'Amour m'ordonne, & que luy mesme m'a donné. Si vous confessez, respondit Thamire, que celuy doit parler à qui l'on fait plus de tord, laissez parler Thamire, qui se plaint de Celidée, comme de celle qui l'ayant aymé, ne l'ayme plus, & de Calydon, comme de la personne du monde qui luy est la plus obligée, & la plus ingrate. Et moy, repliqua Celidée, je me plains, grande Nimphe, d'estre la butte des importunitez de tous les deux, & qu'il semble qu'ils ayent fait dessein de me voir plustost morte que de me laisser en repos : de sorte que si le plus interessé doit estre celuy à qui l'on doit permettre de parler, qu'ils se taisent seulement, & me laissent la parole libre. Ceste dispute eust duré longuement entr'eux, si Leonide en sousriant n'y eust mis fin : mais leur ayant imposé silence, elle leur proposa que puis qu'ils ne pouvoient estre d'accord à qui seroit le premier, il estoit à propos de le tirer au sort. Sur quoy chacun ayant mis son gagedans le chappeau de Silvandre, ils furent tirez par Leonide : le premier fut celuy de Thamire, l'autre de Calydon, & le dernier de la Bergere : c'est pourquoy chacun jettant les yeux sur Thamyre, apres une grande reverence, il commença de parler ainsi.


HISTOIRE
DE CELIDÉE, THAMYRE,
ET CALYDON.


      Puis qu'il a pleu au grand Tautates, de m'eslire pour vous raconter les dissentions qui sont entre nous, je proteste qu'encores que ce soit la coustume des personnes inte[r]essées de ne dire que ce qui est à leur advantage, je ne celeray ny ne desguiseray rien de la verité, à condition qu'il me sera permis par apres d'alleguer à part mes raisons, quand chacun aura deduit les siennes. Sçachez donc, grande Nimphe, qu'encores que nous soyons Calidon & moy demeurants dans ce proche hameau de Montverdun, nous ne sommes pas toutefois de cette contrée, nos peres & ceux d'où ils sont descendus sont de ces Boiens qui jadis sous le Roy Belovese sortirent de la Gaule, & allerent chercher nouvelles habitations de làles Alpes, & qui apres y avoir demeuré plusieurs siecles, furent en fin chassez par un peuple nommé Romain hors des villes basties & fondées par eux, & par ce qu'il y en eut une partie qui estant privez de leus biens s'en allerent outre la forest Hircinie, où les Boyens leurs parens & amis s'estoient establis du temps de Sigoveze, & d'autres choisirent plustost de revenir en leur ancienne patrie : nos ancestres revindrent en Gaule, & en fin par mariage se logerent parmy les Segusiens. Or sage Nimphe, je vous ay voulu faire entendre cecy afin que vous puissiez mieux juger quelle doit estre l'amitié de Calidon & de moy, puis qu'estant tous deux Boyens, tous deux parens, & tous deux dans un pais estranger, il y avoit plusieurs occasions qui nous convioyent à nous aimer. Aussi j'avoüeray librement que je l'ay tousjours affectionné comme mon fils : je puis user de ce nom puis que je luy ay rendu les assistances & offices d'un bon pere, l'ayant nourry & eslevé aussi soigneusement que l'amitié de son pere, qui estoit mon Oncle, l'eust peu desirer de moy, lors qu'il estoit encore si enfant qu'il ne pouvoit avoir presque cognoissance du bien ny du mal. Cette belle Celidée estoit nourrie tout aupres de ma cabane, par la sage Cleomene, & quoi qu'elle fust en un âge où il n'y avoit pas apparence qu'elle peust donner de l'Amour (car elle n'avoit pas encore attaint la neufiesme année) si faut il que j'avoüe que ses actions enfantines me pleurent, & que dés lors me sentant touché d'une façoninacoustumée, je me plaisois à ses propos, & aux petits jeux qu'elle faisoit : de sorte qu'encores que j'eusse un siecle pour le moins plus qu'elle, je ne laissois de me joüer, comme si j'eusse esté de son aage : Combien de fois luy ay-je souhaité en ce temps là cinquante ou soixante lunes de celles qu'il me sembloit avoir trop pour elle, & elle trop peu pour moy ? & combien de fois voyant qu'il estoit impossible, & que son aage venoit à pied de plomb, & le mien s'en alloit à tire d'aisle, ay-je voulu me retirer de cette vaine affection ? mais ne le pouvant faire, & une lune s'escoulant apres l'autre, quoy que trop lentement selon mes souhaits, elle parvint enfin jusques à l'âge de dix ans, qu'elle commença de donner une si grande esperance de sa beauté que je n'avois plus de honte d'aymer un enfant, se pouvant dire dés lors la plus belle fille du hameau, je me souviens que sur ce sujet je fis ces vers.


SONNET.
D'UNE JEUNE BEAUTE.


      Quelle Aurore jamais d'un beau jour devanciere
Eut le sein plus semé de roses & de lys ?
Ou quels nouveaux Soleils de rayons embellis,
Furent jamais si beaux commençant leur carrierée.

      Dés qu'on t'a veu paroistre aux rais de la lumiere,
Tous les autres Soleils soudain sont defaillis,
Ou pres d'eux pour le moins demeurent si pallis,
Qu'ils ne retiennent rien de leur clairté premiere.

      Quel sera le Midy d'un si bel Orient ?
Je prevoy dés icy que le Ciel tout riant,
Et qui ne vit jamais une Aurore si belle,

      Se promet d'en brusler les hommes & les Dieux,
Amour ou rends son cœur aussi doux que ses yeux,
Ou nos yeux & nos cœurs insensibles pour elle.

      Et parce que je prevoyois bien que cette beauté seroit veuë de plusieurs, & que mon cœur ne seroit pas le seul qui en brusleroit de desir, je me resolus d'occuper pour le moins le premier son ame, sçachant bien qu'il y a double difficulté de parvenir en un lieu difficille de soy mesme, & qui nous est deffendu par quelqu'un qui le tient comme sien : considerant que son aage n'estoit encore capable d'une serieuse affection, j'essayay de la gagner par des actions enfantines, luy parlant toutesfois d'Amour, de passion, de desir & de flame : Non pas que je creusse qu'elle en peust ressentir encores quelque chose, mais pour l'accoustumer seulement à ces paroles, qui offencent ordinairement davantage les oreilles des Bergeres, que les effets mesme. Je continuay cette vie plus d'un an, durant lequel quelquefois je luy desrobois quelque baiser, quelquefois je luy mettois la main dans lesein feignant de me joüer, à fin que cette coustume me servist à l'avenir presque comme d'une possession. Et sans mentir, grande Nimphe, je ne travaillay pas en vain : car estant parvenuë en l'aage de onze ans elle commença de m'aymer, ce disoit elle, comme son pere, & augmentant de jour à autre, elle me juroit qu'elle m'aymoit plus que son pere ny que son frere, & en fin avant que les douze ans fussent accomplis, elle m'aymoit plus que tout ce qui estoit au monde. Et quand je la pressois & que je luy disois qu'elle m'aymoit en enfant, & que ce n'estoit pas d'Amour. Si fais, disoit elle, d'Amour, & en effect l'aage en quoy elle estoit, privée de toute malice, m'eut permis de l'engager à toute sorte de preuve de bonne volonté, si je n'eusse eu dessein de l'épouser, lors qu'elle eust esté un peu plus avancée. Mais ceste consideration & celle aussi de la veritable affection que je luy portois, assoupit en moy toute mauvaise volonté. Et parce que sa simplicité me faisoit craindre qu'elle ne fust deceuë de quelque autre, voyant desja plusieurs qui la recherchoient, je ne luy representois jamais que l'estime que chacun fait de la constance & de la fidelité, combien l'on mesprisoit celles qui ayment diverses personnes, combien les Bergers sont ordinairement trompeurs & infidelles, & combien il se falloit peu fier en leurs paroles, voire que c'estoit faute de les escouter : Et lors qu'un jour elle me répondit : Mais si c'est faute, il ne faut donc pas que je souffre que vous meparliez comme vous faites : Je vis bien qu'il y avoit encor de l'enfance en elle, puisqu'elle ne cognoissoit pas mon dessein, & pource je luy fis un long discours de l'amitié, luy representant que nous n'estions en ce monde que pour aymer, que sans cette vertu il n'y auroit point de plaisir en la vie, que c'estoit elle qui rendoit toutes les amertumes douces, & toutes les peines aysées ; qu'une personne qui vit sans Amour est miserable, par ce qu'elle n'est aymée de personne, qu'elle voyoit bien que sa mere avoit aymé son pere, & que sa tante de mesme avoit choisi son oncle, mais que celles qui en ayment plus d'un estoient blasmées, & mesprisées de chacun, par ce que n'estant particulierement à personne, personne n'estoit particulierement à elles : Et quoy, me repliquoit elle, les Bergers sont-ils aussi obligez de n'aymer qu'une Bergere ? Ils y sont sans doute obligez, luy disois-je, & d'effet ne voyez vous pas que je n'ayme que vous ? Mais, adjousta elle, avant que je fusse née n'aymiez vous rien, & quand je mourrois cesseriez vous d'aymer quelque chose ? Je ne peus m'empescher de rire de cette naïve demande, & pour luy respondre, Sçachez, ma belle fille, luy dis-je, qu'avant que vous fussiez née, mon Amour ne l'estoit pas encores, & que quand vous vintes au monde, mon Amour y vint avec vous : Et que si vous mourez avant que moy, elle s'enfermera dans vostre tombeau. Et si vous mourez avant que moy, continua-elle, est il necessaire que j'en fasse de mesme ? & sicela est, aprenez moy, mon pere, je vous supplie, comment il faudra que je fasse pour enclore mon Amour en vostre cercueil. Ma fille, luy dis-je en souriant, parce que je suis nay avant que vostre amitié, il n'est pas raisonnable qu'elle meure aussi tost que moy, mais me survivant, il faut qu'au lieu que vous aymez à ceste heure ce que vos yeux vous font voir de moy, qu'alors vous en aymiez ce que la memoire vous en representera, & par ainsi, vous souvenant de Thamire, vous l'aymerez, & ayant memoire de luy, vous n'en aymerez jamais d'autre, luy donnant aussi bien toute vostre volonté lors que vous vous ressouviendrez de luy, que vous devez faire à cette heure que vous les voyez. Mais comment, disoit elle, toute estonnée, aymeray-je un mort ? Quelquesfois que vous me baisez, & que vous me chatoüillez, ou me mettez la main dans le sein, si je vous demande pourquoy vous le faites, vous me respondrez que c'est parce que vous m'aymez : & faudra-t'il, si je vous ayme estant mort, que je vous en fasse de mesme ? Ma belle Fille, luy dis-je, la prenant entre mes bras, & la baisant, les Bergeres pour preuve de leur amitié ne doivent pas sauter au col des Berger[s] qu'elles ayment, ny leur faire les caresses dont vous parlez, c'est assez qu'elles les souffrent. Et quoy, me repliqua-t'elle, est-ce un tesmoignage de bien aymer que de souffrir d'estre baisée & caressée de cette sorte ? C'en est un sans doute, luy dis-je. & c'est pourquoy elles ne le doivent souffrir,sinon de ceux qu'elles ayment. Et quelle cognoissance de leur Amour nous peuvent donner les Bergers ? Celle, luy dis-je, que vous pouvez avoir de moy, quand je vous baise & quand je prens plaisir à vous caresser : De sorte, me respondit elle, que quand quelqu'un me voudra baiser ou se joüer de cette sorte avec moy, je cognoistray incontinent qu'il m'aymera.

      Je vous raconte les naïvetez de cette Bergere, à fin, Madame, que vous cognoissiez mieux, & de quelle qualité estoit l'amitié qu'elle me portoit, & avec quel soing je l'ay eslevée, s'il faut dire, non point en Amant, mais en Pere, & quelle est l'obligation qu'elle me doit avoir, de ce qu'en un aage si peu fin, je ne l'ay point aymée malicieusement : car vous jugez bien par ces demandes, & repliques, qu'elle n'avoit pas un esprit qui m'eust peu resister ny refuser quoy que j'eusse voulu d'elle. Peut estre en les considerant vous estonnerez vous que je trouvasse en un aage si tendre, quelque chose qui me pust arrester, moy, dis-je, qui desormais devois repaistre mon esprit de quelque viande plus solide : Mais s'il vous plaist de vous souvenir que l'Amour est tousjours enfant, & que la jeunesse sur toute chose luy plaist, vous jugerez bien que puis qu'il faloit que j'aymasse, il n'y avoit rien qui fut si convenable à une pure & sincere affection que la mienne, que ce[t]te beauté innocente & sans malice : Et à la verité je recognois bien que ce n'estoit pas moy qui en avois faiteslection, mais le Ciel qui me la faisoit aymer par force : car par plusieurs fois je voulois m'en éloigner, & me representois tout ce que la raison me pouvoit opposer, mais c'estoit comme retoucher une playe bien envenimée, cela ne me servant qu'à augmenter mon mal, qui en fin parvint à une extréme grandeur.

      Or en ce temps, Calydon revint de la province des Boiens, & pouvoit avoir dix-huict ans ou environ : Il estoit grand plus que l'ordinaire de son aage, il avoit la taille belle, le visage des plus agreables pour un teint clair brun, au reste le discours bon, & la façon plus relevée que sa condition peut estre ne requeroit pas, mais toutesfois nullement glorieuse ny meslée de mépris. Il faut que j'avoüe, que quand je le vis tel, j'augmentay de beaucoup l'amitié que je luy avois portée : car auparavant si je l'avois aymé, ce n'avoit esté qu'en consideration de la proximité qui estoit entre nous, & pour la recommandation que mon oncle m'en avoit faite, mais quant à son retour je le trouvay tant aimable, il est certain que je mis en luy tout ce qui me restoit d'amitié, & parce que n'ayant jamais esté marié, je n'avois point d'enfans, je fis resolution de luy remettre apres moy tous mes trouppeaux & tous mes pasturages, qui peut estre ne sont pas à desdaigner. Et à fin de l'obliger à quelque reciproque bien-veillance envers moy, je ne me contentay pas d'avoir fait ce dessein en moy-mesme, mais je luy declaray, & le fis sçavoir à tous mes parens & voisins. Etparce que je prévis bien que demeurant en ma cabane, il estoit impossible qu'il ne vist la belle nourriture de la sage [Celidée], & que peut estre il l'aymeroit sans sçavoir mon intention, je la luy dis avec tres expresses deffences de ne la regarder que comme frere. Avec mille sousmission[s] & mille serments, il me jura qu'en cela ny qu'en toute autre chose il ne me desobeïroit jamais, ny ne feroit chose qu'il pensast me déplaire. Et toutefois la lune n'avoit point encore parachevé un cours entier, que le voyla tant épris de Celidée, que n'osant le déclarer ny à elle ny à moy, ny à autre qui me le peust dire, apres avoir languy quelque temps, il fut contrainct de se mettre en fin au lict. Pensez, Madame, quel estoit le regret que j'avois de son mal, & quelle la peine que j'en recevois, ne pouvant y trouver remede. On luy vit aussi tost les yeux enfoncez, & le teint jaune, & pour le dire en un mot, il devint si maigre & si changé, qu'il n'estoit pas recognoissable. Je le fis voir aux plus sçavants & experimentez de toute cette contrée, & lors que la reputation me faisoit cognoistre le nom de quelqu'un, je ne plaignois ny la peine ny la despense de l'envoyer querir. Il n'y eut ny Vacie en la contrée à qui je ne fisse faire sacrifice pour appaiser Tautates, Hesus, Tharamis, & Belenus, si de fortune Calydon les avoit offensez : il n'y eut Eubage de qui je ne demandasse les augures, & l'opinion, il n'y eut Barde que je ne priasse de venir chanter au pres de son lict, pour sçavoir si quelqueharmonie pourroit point prevaloir par dessus la melancolie qu'il cachoit en son ame. Bref il n'y eut sage Sarronide qui à ma requeste ne le vint visiter, & luy donner quelque precepte contre l'ennuy, & quelque grave conseil contre la tristesse. Mais tout cela ne me profita de rien, non pas mesme les pleurs que l'amitié que je luy portois, m'arrachoit des yeux par force, lors que je le priois & conjurois acoudé sur son lict, de me dire le sujet de son mal : Enfin languissant de cette sorte, sans que les remedes que nous luy donnions, luy fissent aucun effet, de fortune un vieux Mire de mes amis, sçachant le déplaisir que j'avois de la perte de Calydon, me vint trouver pour avec ses sages propos me consoler en cette cuisante affliction, & apres qu'il m'eust representé toutes les considerations que la prudence humaine eust peu faire, En fin, me dit-il, resignez Calydon, & vostre volonté entre les mains de Tautates, & croyez si vous le faites sans feintise que vous en recevrez plus d'ayde & de soulagement que vous n'en sçauriez esperer de tous les hommes. Et lors qu'il fut prest à partir, il voulut voir Calydon : Nous allames donc tous deux en sa chambre, où il luy parla quelque temps, & le considera fort longuement : il remarqua ses gestes, ses actions : luy toucha le poux, bref le tourna de tous costez pour recognoistre son mal, & apres avoir demeuré plus de deux heures au pres de luy : Mon enfant, luy dit-il, rejouissez vous, & soyez certain que vous ne mourrez pasencores de cete maladie, & que j'en ay veu plusieurs attaints de mesme mal, mais je n'en vis encor jamais mourir un seul. En sortant hors de la chambre il me tira à part, & me tint ces propos. L'aage que j'ay vescu, encor que je ne l'ay pas tout bien employé, si est-ce qu'il ne m'a pas esté entierement inutile, si j'ay bien conté depuis que je naquis, il ne s'en faut pas trois lunes que trois siecles ne soient escoulez, il y en a plus de deux que je fais la profession de Myre, & puis que Tautates l'a voulu ainsi, ce n'a pas esté sans quelque bonne reputation : de sorte que j'ay tousjours esté employé en toutes les maladies des principaux de cette contrée, voire les Boiens, des Eduois, mesmes des Sequanois, & Allobroges, ce que je ne vous dis que pour vous faire entendre que la longue experience que j'ay euë des maladies me fait parler avec beaucoup plus d'asseurance de celle de Calydon, qu'un plus jeune que moy ne pourroit pas faire. Je vous diray donc que le mal qu'il a ne procede pas du corps, mais de l'esprit & si le corps en est attaint c'est à cause de l'estroite union qu'il a avec l'esprit malade, qui luy fait ressentir comme sien le mal qui n'est pas de luy, tout ainsi que les amis ressentent le mal & le bien l'un de l'autre. Et quoy que cette espece de maladie soit fort facheuse, si est-ce qu'elle n'est pas si dangereuse que celle du corps, parce qu'il n'y en a point de l'ame qui soit incurable, pource que cette ame estant spirituelle, n'est point sujette à corruption, ny à dissolution departies : mais seulement à changer de qualité, laquelle soit bonne soit mauvaise, s'acquiert par l'habitude, & cette habitude par une volonté opiniastre, si c'est au bien, conduitte par un sain jugement, & si c'est au mal, par un jugement dépravé : Or d'autant que le jugement est rendu malade par la mécognoissance de la verité, aussi tost qu'on la luy fait recognoistre il est remis en son premier estat. Et quoy que la volonté retienne aussi les ressentimens de cette mauvaise habitude quelque temps apres la cognoissance de la verité, si est-ce qu'en fin elle la pert, & reprend celle de la vertu, parce que tout vice estant mal, & tout mal estant entierement opposé à la volonté, il n'y a point de doute que tout vice recogneu ne soit hay. Je vous dis ces choses, à fin que vous ne desesperiez point de la guerison de ce jeune Berger, de qui je pense avoir fort bien recogneu la maladie : car soit à son poux inegal, sans luy rapporter autre accident, soit à sa foible voix surprise bien souvent par des demy-souspirs, soit à ses yeux qui semblent nager dans l'humidité, soit à la lanteur dont sa paupiere se hausse & s'abat, bref, à la tristesse qui est peinte en son visage, & à ce continuel silence, je juge qu'il est passionnément amoureux en lieu qu'il n'ose declarer, ou dont il est mal traité. Aussi tost que ce Myre me teint ce langage, quelque démon me mit en l'esprit, que c'estoit sans doute de la belle Celidée, & qu'à cause de la deffence que je luy en avois faite, il ne l'osoit dire, & parceque ce Myre me voyoit pensif au lieu de me resjouir de ses nouvelles, il m'en demanda l'occasion, & luy ayant respondu que je craignois plus qu'auparavant de le perdre, parce que sa guerison ne dépendant plus des remedes que je luy pourrois faire donner, mais d'une personne incogneuë, ou peut estre ennemie, & sans raison, je ne voyois qu'il y eut sujet de réjouissance pour moy. A toute chose me dit-il, la prudence peut remedier, excepté à la mort, c'est pourquoy ne doutez point que tant que Calydon sera en vie, je ne trouve quelque remede. Quant à ce que vous dittes que la personne qui le peut guerir vous est incogneue, je la descouvriray bien, pourveu que vous me donniez du loisir d'estre aupres de luy quelques jours. Il ne faut pas, luy dy-je, que vous esperiez de le tirer de sa bouche. Ce n'est pas, dit-il, ce que je pretens : au contraire il se faut bien donner garde de luy en faire semblant : car cela nous osteroit le moyen de le cognoistre, & lors que nous sçaurons qui elle est, ne doutez point que nous n'en venions bien à bout : car il n'y a courage si farouche qui ne s'aprivoise aux caresses d'amour, pourveu que la prudence y apporte l'artifice necessaire.

      Mais, grande Nimphe, je raconte peut-estre trop par le menu cet accident, si bien que pour abreger, je vous diray qu'il demeura sept ou huict jours au chevet du lict de Calydon, & me conseilla cependant de faire en sorte, que toutes les jeunes Bergeres de nostre hameau & d'alentour le vins[s]ent visiter separément,sous pretexte que la tristesse estant son plus grand mal, il falloit le réjouir par les divertissements des compagnies. Et quant à luy, il luy tenoit tousjours le bras, & sans faire semblant de rien luy touchoit le poux, pour cognoistre quand il prendroit quelque emotion. De fortune Celidée en ce temps là avoit fait un voyage avec Cleontine, où elle demeura cinq ou six jours, cela fut cause qu'encores qu'elle fust l'une de nos plus proches voisines, elle vint nous visiter des dernieres : car chacun regretoit de sorte ce Berger, & je faisois tant de pitié à tous ceux qui sçavoient mon déplaisir, qu'il n'y avoit celuy qui refusast d'envoyer, ou sa sœur, ou sa fille chez moy. En fin estant presque desesperez de recognoistre par ce moyen ce que nous desirions de descouvrir, voicy que l'on nous vint avertir que Celidée estoit à la porte. De fortune alors le Myre luy tenoit le bras, & son poux estoit plus reposé qu'il n'avoit esté de tout le jour : mais quand il ouyt le nom de Celidée, incontinent il s'esmeut & commença de s'eslever, comme s'il eust eu une tres ardante fievre, & puis tout à coup se remettant en son premier estat, ne demeuroit pas long temps sans estre agité de nouveau. Le Myre qui estoit avisé le regarde entre les yeux, & les luy voit plus vifs & ardants que de coustume, & comme estincelans, la couleur luy vint au visage, bref il recognoist un si grand changement, que presque il ne vouloit attendre que Celidée fust entrée pour en estre plus asseuré, & toutesfois quand ellefut à la porte de la chambre, quand elle entra, quand elle s'approcha de luy, & quand elle luy parla, les changements de son poux & de son visage estoient si differents, que qui que c'eust esté s'en fust pris garde, & pource me tirant à part : Amy Thamire, me dit-il, ce n'est pas Celidée qui est entrée, mais la femme de Calidon, si tu veux qu'il vive. O Dieux ! quel sursaut me donnerent ces paroles ! je demeuray sans réponce, & fut tres à propos que le Mire continua de me parler : car il m'eust esté impossible de prononcer un mot. En fin estant revenu un peu en moy mesme, je luy demanday si en l'estat où il estoit il seroit à propos de le marier ? Il sera bien tost remis, dit-il, pourveu que vous fassiez en sorte que cette fille luy donne quelque cognoissance d'amitié, & cependant vous pourrez parler à Cleontine, qui estant sage & cognoissant l'avantage de la Bergere n'a garde de refuser ce parti.

      Ce Mire partit de cette sorte, me laissant sans doute plus malade que celuy qui estoit au lict. Pourrois-je bien vous representer, Madame, de quelles contrarietez mon ame fut combatuë ? je n'estime pas que cela se puisse, puis qu'en verité je crois que l'entendement m'eust tourné si je ne me fusse promptement resolu. D'un costé l'Amitié me demandoit Celidée pour Calidon, d'autre costé l'Amour me deffendoit de la donner. Mais me disoit l'Amitié, Calidon mourra si tu ne la luy donnes, & il n'y a point de remede que celuy la. Et l'Amour respondoit : Et commentpenses tu de pouvoir vivre toy mesme si tu ne la possedes ? Dont, disoit l'Amitié, est-ce ainsi que tu te laisses surmonter à une vaine passion, & veux plustost que de luy contrarier, contrevenir aux loix de la raison ? Mais quelle raison, disoit l'Amour, te peut commander que tu meures pour faire vivre quelqu'autre ? ne faut il pas appeller cela brutalité ? E[s]t-il possible repliquoit l'Amitié, que tu ne consideres pas que Calidon est jeune, & par consequent en un aage qui ne peut resister à ses passions ? & toy qui a desja passé ces premieres fureurs de la jeunesse, veux tu te monstrer aussi foible que luy, ou pour mieux dire, veux tu achetter un peu de plaisir qui se passera presque aussi promptement qu'il aura esté receu, par la miserable & eternelle mort de Calidon ? Ah ! change, change de dessein, & considere non pas quel tu es, mais quel tu devrois estre, escoute les reproches que le pere de ce jeune Berger te fait : Est-ce ainsi, Thamire, que tu maintiens la promesse que tu me fis lors qu'avec mon dernier souspir te tenant la main entre les miennes, pour marquer nostre amitié, je te recommanday cet enfant dans le berceau, & que tu juras que tu l'aurois toute ta vie aussi cher que s'il estoit sorty de ton corps, tant pour la recommandation que je t'en faisois, que pour la memoire des bons offices que tu avois receu[s] de moy lors que ton pere jeune en mourant, te laissa encore jeune entre mes mains ? Souviens toy que je n'ay jamais esté ton competiteur en Amour, ny queje n'ay jamais balancé, si pour quelque leger plaisir je te laisserois perdre la vie. N'achete point un repentir si cherement, repentir Thamire, qui honteux t'acompagnera sans doute dans le tombeau avec mille sortes de remors, qui feront la vengeance d'un acte tant indigne de ces anciens Boiens dont tu te vantes d'estre issu.

      Il faut que je l'avouë, ces considerations peurent tant sur moy que je me resolus de me priver de Celidée, pour la donner à Calidon. Mais, Madame, combien me trouvay-je empeché lors que je voulus l'executer ? Premierement à fin que ce jeune Berger reprint sa premiere santé, ce fut par luy que je voulus commencer, & luy ayant declaré la cognoissance que j'avois de son mal, & la volonté que j'avois d'y pourvoir, d'abord il me le nia, mais en fin avec les larmes aux yeux il l'avoüa, & en mesme temps me demanda pardon, avec tant d'apparence de regret, que sans doute la cognoissance que j'en eus, fit que je luy remis toute la faute qu'il avoit commise contre moy, voyant bien que s'il avoit erré ç'avoit esté par force. Mais lors que j'en voulus parler à Celidée, ce fut bien où je trouvay de la difficulté : car non seulement elle ne l'aymoit point, mais elle le haissoit, & falloit bien que cette inimitié vint de nature, puis qu'il n'y avoit suject quelconque apparent de luy vouloir mal, les bonnes conditions de ce berger estant telles, qu'elles devoient plustost donner de l'Amour que de la hayne. Et toutesfois bien souvent que nous en avionsparlé ensemble, elle m'avoit tousjours dit, que Calydon seroit le dernier qu'elle aymeroit : Or à ce coup que j'estois resolu de luy faire cette ouverture, si contraire à sa volonté & à la mienne, & si differente des discours que je luy avois tousjours tenus, je fus fort en suspens par où je devois commencer, enfin je pensay qu'il estoit à propos de l'y embarquer peu à peu : car de luy dire tout à coup qu'elle aymast Calydon, je jugeois bien que je ne l'obtiendrois pas aysément d'elle, tant pour l'amitié qu'elle me portoit que pour le peu d'inclination qu'elle avoit à l'aymer. J'en usay donc de cette sorte, parce que l'aage luy ayant donné plus de cognoissance qu'elle ne souloit avoir, il ne faloit plus traitter avec elle comme avec un enfant. Je luy representay le desplaisir que j'avois du mal de ce Berger, combien sa vie m'estoit chere, & enfin que je n'aurois jamais plaisir si je le perdois, que les Mires, & tous les plus sçavans me disoient que son mal ne procedoit que de tristesse, mais que ne sçachant quel en estoit le sujet, je ne pouvois que prier tous ceux qui m'aymoient de s'estudier à le réjouïr, ou à recognoistre la source de son mal, & qu'elle estant celle que j'aymois & honnorois le plus, elle estoit en quelque sorte obligée plus que tout le reste du monde de rechercher à ma consideration la guerison du Berger : que cela estoit cause que je la conjurois par toute nostre amitié, de le voir le plus souvent qu'elle pourroit, & de jouër & passer le temps avec luy,à fin de le divertir de cette melancolie qui le faisoit mourir. Elle qui veritablement m'aymoit, me promit de le faire toutes les fois qu'elle auroit la commodité, & en effect n'y manquoit point, dont je recevois d'un côté du contentement, mais de l'autre tant d'ennuy, que je ne sçay comment je pouvois vivre. J'avois eu opinion que la familiarité qu'elle avoit avec luy l'engageroit à quelque bien-vueillance, & qu'apres il seroit plus aisé de changer cette amitié en Amour, & elle qui avoit un autre dessein, fit bien ce qu'elle m'avoit promis, mais ne changea point de volonté : cela toutesfois ne laissa pas de profiter à Calydon, qui recevant ces visites & ces caresses, sous l'esperance que je luy avois donnée beaucoup plus avantageusement pour ses desirs, que sa fortune ne requeroit, en peu de temps commença de se remettre, & quoy qu'il ne fust pas guary entierement, si voyoit on un grand amandement en son mal : Et parce qu'elle s'en ennuyoit, & que je voyois bien que mon dessein n'avoit pas eu l'effet que je m'estois proposé, je pensay qu'il la falloit obliger d'un autre costé. Je m'adresse donc à Cleontine, luy declare l'amitié que je portois à Calydon, la volonté que j'avois de luy donner apres moy tous mes trouppeaux, & mes pasturages, luy mets devant les yeux la qualité de la personne du jeune Berger, sa bonne naissance, ses vertus, bref l'amitié qu'il portoit à Celidée, & n'oubliay chose que je peus penser pouvoir avancer cet[t]e alliance. Voyez,grande Nimphe, si je n'y marchois pas de bon pied, & s'il n'a pas occasion d'estre obligé à Thamire ? Cleontine qui jugea ce party avantageux pour sa nourriture, me remercia de la volonté que j'avois pour Celidée, & dés lors me donna parole, que tout ce qu'elle y pourroit seroit employé en faveur de Calydon, mais que la jeune Bergere avoit une mere qui l'aimoit infiniment, & sans laquelle elle n'en pouvoit disposer, qu'elle luy en parleroit, & que ce pendant elle y disposeroit Celidée le plus qu'il luy seroit possible. Voyez, Madame, quelle estoit ma miserable fortune ; Je recherchois avec tous les artifices que je pouvois inventer, de me priver du seul bien qui me peut rendre la vie agreable, & prevoyois bien, que quoy qu'il m'en arrivast je n'en pouvois avoir du contentement. Si j'obtenois ce que je recherchois pour Calidon, quelle vie pouvois-je esperer ? Et si je ne l'obtenois point, combien m'afligeoit le déplaisir & la peine de ce Berger, qui ne m'estoit pas moins cher que s'il eust esté mon enfant ? Estant donc en cet estat, que je ne sçay si je dois nommer mort, ou vie, apres avoir eu la responce de Cleontine, un jour que je trouvay Celidée, parce que je ne vivois plus si familierement avec elle que je soulois, je luy dis. Ma belle fille, Cleontine m'a declaré un dessein qu'elle a, il me semble que vous ne le devez point rejetter, & craignant qu'elle ne me demandast ce que c'estoit, je feignis d'estre pressé de quelque affaire, & ainsi la laissay fort en doute : Mais jepartis avec bien plus de peine, car quelque effort que je fisse contre ma volonté, si ne la pouvois-je déraciner de mon ame, & toutes les fois que je me representois Celidée entre les bras de quelque autre, il faut que j'avoüe que je n'avois point assez de resolution pour soustenir seulement cette pensée. Voyez quel je fusse devenu si ce mariage eust eu l'effet que veritablement je recherchois pour le salut de Calydon ?

      Il avint donc que Cleontine croyant que ce que j'avois proposé estoit adv[a]ntageux pour Celid[é]e, l[a] tirant à part le luy proposa, & avant que luy en demander son avis, luy dit, quel estoit le sien, & à fin de le fortifier davantage, luy fit entendre qu'elle m'avoit ceste obligation, puis que ç'avoit esté moy qui luy en avois parlé. Cette Bergere, Madame, vous pourroit dire mieux que je ne sçaurois faire, quel sursaut elle receut de ces paroles, & mesme quand elle sçeut que cette proposition venoit de moy, tant y a que ce fut tout ce qu'elle peut que de celer sa colere en presence de Cleontine, à laquelle ayant répondu fort modestement, & toutesfois au plus loin de sa pensée, elle remit cette resolution à son jugement, & à la volonté de sa mere, à laquelle elle ne contreviendroit jamais, puis se retira en son apart, où je croy qu'elle ne parla pas mal à moy. En fin estant resoluë d'espouser plustost le cercueil, que Calydon, elle me vint trouver. Je jugeay bien d'abord que je la vis, qu'elle avoit quelque chose qui latroubloit : car les yeux luy trembloient dans la teste, elle avoit les sourcils froncez, & la couleur plus haute que de coustume, mais je ne me figurois pas qu'elle fut tant offencée contre moy, ne croyant que Cleontine luy eust dit que cela vint de moy. J'estois de fortune seul au pied de ce gros Orme qui tout seul au milieu presque de la plaine de Montverdun, est posé sur le grand chemin, aussi tost que je l'aperceu je me levay, & luy tendant la main comme je soulois, je fus estonné qu'elle recula le bras, & me regardant d'un œil plain de courroux ; Comment, me dit elle, Thamire, oses tu tendre la main à celle que tu as donnée à un autre ? Ne te contente tu pas de m'avoir abusée, tant que l'innocence de mon aage l'a peu supporter ? Ou si tu penses d'estre si fin & dissimulé, & si tu me crois de si peu d'esprit, que n'estant plus enfant je ne puisse cognoistre tes ruses & ta perfidie ? Et parce que surpris de l'oüir parler de cette sorte, elle vit que je ne luy respondois point : Ah ! non Thamire, ne penses plus de me pouvoir abuser par tes paroles, ny par tes asseurances d'amitié, je suis devenuë plus malicieuse, & pleust à Dieu que je l'eusse tousjours esté, je n'aurois pas pour le moins tant d'occasion de me plaindre de toy maintenant. Mais viença, ingrat, & cruel : (oüy je te puis appeler ingrat, ayant si ingratement oublié les raisons que tu avois de m'aymer, & je te puis dire cruel avec raison, n'ayant point eu de pitié de la miserable vie que ta malice m'a preparée) viençadonc ingrat & cruel, qu'as-tu recogneu en moy qui t'ait donné occasion de me traitter de cette sorte ? Y avoit il quelque ancienne inimitié entre nos peres, que tu aye voulu vanger sur moy ? t'ay je voulu faire mourir ? ay-je parlé contre toy ou contre tes amis ? ou bien t'ay-je manqué de parole, ou d'amitié, ou si tu as recogneu en moy quelque deffaut qui t'aye convié à me quitter, ou ne juges-tu point maintenant que je ne sois assez belle, ou assez riche, ou assez avisée ? Mais quand ce seroit pour venger ton pere, la vengeance que tu pouvois prendre sur une fille, est ce me semble bien indigne de Thamyre. Que si je t'ay voulu faire mourir, pourquoy ne m'ostes-tu la vie tout à un coup, au lieu de me remettre entre les mains de cet ennemy avec lequel je remourray tous les moments ? Que si je n'ay pas assez de beauté ny de vertu pour t'arrester, & bien Thamire va à la bonne heure en chercher quelque autre qui en ayt davantage. Mais, helas ! pourquoy ordonnes-tu, que pour penitence de la faute de la nature, je sois remise entre les mains de celuy que la nature mesme me fait abhorrer ? laisse moy en la liberté que tu m'as trouvée, lors que par tes malices tu as commencé de m'abuser, & te contentes du regret qui m'accompagnera toute ma vie de n'avoir sçeu plustost recognoistre ton dessein. Que si je t'ay manqué d'amitié, j'avoüe que tu es juste d'en faire de mesme : mais, Thamire, reproche le moy, dy moy en quoy j'ay failly ? Ah ! cruel & dénaturéBerger, tu es muet, & ne parles point, est-ce de honte, ou de l'offence que tu m'as faite ? ny l'un ny l'autre ne te sçauroit toucher à mon occasion, mais tu songes quelque nouvelle malice contre cette peu fine Celidée, à fin de souler la mauvaise volonté que tu luy portes : Mais va, perfide & desloyal Thamyre, & te ressouviens que tu as fait plus pour moy que tu ne penses : car par cette action je suis hors de l'opinion que j'avois d'estre aymée de toy, cognoissance qui me degageant de ta tyrannie, m'empeschera de me remettre jamais sous celle d'homme du monde. Et ne penses pas que je sois pour cela à Calydon, car desormais la mort me sera plus chere, que le plus aymable Berger de cette contrée, & que ce souvenir te demeure en l'ame pour un regret eternel : Aussi ne te le dis-je qu'à ceste intention, & m'asseure que les Dieux sont trop justes pour me refuser cette vengeance. En me voulant donner à Calydon, tu t'es privé à jamais de la plus vraye & plus entiere affection que jamais Berger ait acquise, & de laquelle il ne faut plus que tu ayes esperance, sinon lors que le feu universel enbruslant l'univers r'alumera cest Amour en moy : Et si je ne te dis vray, qu'il n'y ait point d'hommes pour moy en terre, mais des monstres cruels qui me devorent : Ny point de Dieux au ciel pour prendre pitié de mes peines, mais seulement des supplices & des enfers. Et à ce mot ostant de son col une chaine de paille tressée, que je luy avois donnée, & me la presentant,& moy sans y penser la tenant d'une main. Et pour te donner quelque [a]sseurance de ce que je dis, soit ainsi (dit elle, en tirant de violence cette chaine) nostre Amour rompuë & demeure à jamais telle, que cette chaine que j'eus de toy, & qui en fut le symbole, demeurera à jamais en deux pieces. Elle n'eut plustost proferé ceste parole qu'elle s'encourut avec une partie de la chaine, dont le reste me demeura en la main, tant hors de moy que je ne peus luy dire un mot d'excuse ny faire un pas pour la suivre. J'avoüe, Madame, que ces reproches me touchoient bien vivement, & que repassant par ma memoire avec combien de raison Celidée m'avoit parlé de cette sorte, je jugeois qu'elle estoit exempte de blasme, & moy coulpable entierement. Toutefois je fus encor assez fort pour demeurer ferme en la resolution que j'avois faite pour le contentement de Calydon. Mais qu'en avint-il ? Le Berger sçachant que j'en avois parlé à Cleontine, oyant le bruit commun de leur mariage, parce qu'il fut incontinent espanché par tout, ne s'estonna pas beaucoup de voir que sa Bergere ne le venoit visiter que quand Cleontine le luy commandoit, jugeant qu'elle le devoit faire ainsi, puisqu'on parloit du mariage : de sorte qu'en peu de nuicts il reprint sa premiere santé, & sortit hors du lict, & peu apres de la cabane. Cependant Celidée ne s'endormit pas, & n'ayant plus d'esperance qu'en la tendre amitié de sa mere, voyant bien que j'avois gaigné Cleontine ; d'abord qu'ellela vit, se jettant à genoux la sçeut de sorte attendrir qu'elle lui promit qu'elle ne seroit jamais mariée contre sa volonté. Celidée plus contente de céte asseurance que de bonne fortune qui luy peust arriver, fait tant que nous en sommes avertis[,] ne luy semblant pas qu'elle eust obtenu entierement ce qu'elle desiroit, s'il n'estoit sçeu de nous. Il seroit bien mal-aysé de dire, grande Nimphe, si j'en fus plus marry ou plus content : car d'un costé je craignois que Calydon ne retombast en l'estat d'où il ne faisoit que sortir, & de l'autre mon contentement n'estoit pas petit de sçavoir que personne ne possederoit Celidée : Mais lors que je vis que le Berger encor que triste, ne laissoit pas toutefois de se bien porter, j'avoüe que je fus infiniment content de la resistance que la Bergere avoit faite, & loüois en mon ame sa prudence & sa fermeté : car je pensois que tout ce qu'elle en avoit fait n'estoit que pour se conserver toute à moy, ne pensant pas que le dépit qu'elle m'avoit fait paroistre fust assez fort pour arracher entierement l'Amour qu'elle m'avoit portée : de sorte que revenant en moy mesme, je recogneus le tort que j'avois eu, non pas de me separer d'amitié d'avec elle : (car je n'avois jamais eu cette intention, ny n'avois jamais esperé d'obtenir cela sur moy) mais de l'avoir voulu sacrifier à la santé de Calydon. C'est ainsi qu'il faut nommer l'acte que je voulois faire, considerant de plus que le Berger oyant ce second refus, n'en estoit pas mort, je m'en disois encore plus coulpable,puis que ce n'estoit pas de sa vie dont il s'agissoit, mais de son plaisir seulement. Et repassant ces considerations souvent par mon esprit, je ne me donnay garde, que mon Amour devint plus violente qu'elle n'avoit esté, & cela fut fort aisé, pource que n'ayant cedé cette belle à Calydon, que pour luy conserver la vie, & voyant qu'il vivoit encor qu'elle ne fut pas sienne, voire qu'il n'en eust point d'esperance, je pensay que toutes les raisons que j'avois euës de la luy quitter, n'ayant plus de lieu, je pouvois librement reprendre les mesmes erres que j'avois laissées à son occasion[.] En cette deliberation je trouve la Bergere, je luy fais entendre la raison qui m'a contrainct de traiter de cette sorte avec elle, & celle qui maintenant me rappelle à son service, la supplie & conjure d'oublier la faute que la raison m'avoit fait faire, bref, je n'y oublie ce me semble chose qui puisse servir à ma cause : mais je la trouve changée, de sorte qu'il n'y a excuse qui ne me soit inutile, elle se roidit contre les raisons, & demeurant opiniastre, ne m'a voulu depuis regarder d'un bon œil. De fortune, cependant que je parlois à elle Calidon survint, qui pensant avoir en moy un bon second, s'avança pour luy en dire quelque chose, mais quand il oüit mes paroles, jamais homme ne fut plus estonné : Il n'osa pas d'abord me reprocher la mauvaise foy dont je l'avois abusé, mais apres avoir fait plusieurs exclamations, & s'estant retiré deux ou trois pas, pliant les bras l'un sur l'autre sur sonestomac : O Dieux ! dit-il, en qui desormais faut il esperer de la prud'hommie ? celuy qui m'a eslevé, celuy que j'appellois mon pere, & qui jusques icy m'en avoit rendu les offices, c'est luy mesme, dis-je, qui me met le glaive dans le cœur, & qui me pousse dans le tombeau. Je luy respondis assez froidement, en luy representant les considerations qui m'avoient fait quitter Celidée, & celles qui me ramenoient à elle : mais d'autant que l'amour le transportoit avec violence, je ne croy pas qu'il y eust reproche que je ne receusse de luy sur ce sujet. Mais la Bergere se mocquant de nous, Ne debatez point, dit-elle, à qui doit estre Celidée : car vous n'y aurez jamais part ny l'un ny l'autre : vous, dict-elle, s'addressant à Calidon, parce que jamais elle ne vous a aimé : Et vous continua-elle, se tournant vers moi, pour vous estre rendu indigne de l'Amour qu'elle vous portoit[.] Et à ce mot nous laissant tous deux bien confus, nous nous separasmes, & à si bonne heure que depuis ce Berger n'est plus r'entré dans ma Cabane, & s'est retiré avec l'un de ses parens, sans lui en dire toutefois le sujet. Plus de trois lunes se sont passées depuis cette separation, & jamais quelque poursuite que lui ny moy ayons sçeu faire, nous n'avons peu tirer une bonne parole d'elle, au contraire plus elle nous voit obstinez à l'aimer, plus elle s'opiniastre à nous haïr, me faisant bien cognoistre par la preuve quel Prothée est l'esprit d'une jeune femme, & combien il est difficille de l'arrester. Et toutefois je nepuis diminuer l'affection que je luy porte, tant s'en faut elle augmente de jour à autre de telle façon, que si elle la cognoissoit, il n'y a pas apparence que puisque autrefois elle m'a aymé sous l'opinion que je l'aymois, qu'elle n'eust beaucoup plus d'Amour pour moy maintenant, qui en ay infiniment davantage pour elle que je n'avois pas en ce temps là, ny que n'en peut avoir personne qui l'ayme jamais.

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LE DEUXIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
D'ASTRÉE.



      Ainsi paracheva Thamire, de raconter ce que la Nimphe Leonide avoit desiré sçavoir, & s'estant teu pour quelque temps : Or Madame, continua-t'il, nous nous sommes de fortune rencontrez au sortir de la riviere de Lignon, avec ceste Bergere, & par ce que l'Amour continuë autant en nous que le desdain en elle, nous venions tous deux luy prouvant par les meilleures raisons que nous pouvons, qu'elle en devoit aymer l'un ou l'autre, & quant à moy je disois que c'estoit de moy de qui elle devoit faire choix : & au contraire Calidon, que j'ay tant obligé par toute sorte de bons offices, soustient opiniastrement que c'est de luy : Et quoy que je sçache bien que vostre entendement peut beaucoup mieux comprendre mesraisons que je ne les sçaurois deduire, si est-ce que pour mettre une fin à ces longues dissentions (car desormais nous sommes la fable de nostre hameau) pleust à Dieu, grande Nimphe, que vous voulussiez aussi bien oüir nos raisons de nos bouches mesmes, & ordonner ce qui vous sembleroit estre juste, comme librement je me sousmettrois à vostre jugement : Ce seroit une œuvre digne de vous, & de laquelle les Dieux vous sçauroient gré, & nous vous demeurerions infiniment obligez. Leonide à lors l'ayant remercié de la peine qu'il avoit prise de leur raconter les causes de leur debat, l'asseura que si luy & ceux qui y avoient interest la jugeoient capable de ce qu'il luy demandoit, elle s'offroit librement d'en dire son advis lors qu'ils auroient promis de l'observer : car autrement ce ne seroit que se travailler en vain. Thamyre se jettant à genoux, Je vous remets, ô grande Nimphe, dit-il, non seulement ma vie & ma mort, mais tout le contentement & le desplaisir que j'auray jamais & durant ma vie, & apres ma mort. Que si je contreviens à ce que vous ordonnerez, je veux que nos Druides me declarent indigne d'assister à leurs sacrifices, & me soient deffendus nos boccages sacrez, & nos chesnes celestes. Et moy, respondit Calidon, jamais ne me puisse estre salutaire, le Guy de l'an neuf, & si je rencontre quelquefois l'œuf salutaire, soufflé des serpens, je prie Tautates qu'il les anime de sorte contre moy, qu'ils ne me laissent jamais en repos, & que m'ayantentortillé & les jambes & les bras de cent tours, leur venin ne m'ait percé le cœur, si je ne reçois vostre jugement, comme venant d'un grand Dieu, & si je ne l'observe tant que je vivray. Et parce que Celidée ne disoit mot, Et vous belle Bergere, dit Astrée, n'avez-vous point de volonté de vous descharger de l'importunité que vous recevez de ces deux Bergers, vous remettant au jugement de ceste grande Nimphe ? Je voudrois bien, respondit la Bergere en estre delivrée, mais je crains de tomber en un plus grand mal, & ne faut point douter que la haine & l'offence n'ayent une si grande force sur moy, que je ne remettrois le hazard de ce jugement à personne, si les Dieux cette nuit, ne m'avoient avertie en songe, de le faire : car la plus grande partie estoit desja écoulée, lors qu'il m'a semblé que mon pere, qu'il y a desja long temps qui est mort, m'ouvroit l'estomac, en sortoit le cœur, & le jettoit comme si c'eust esté une pierre, avec une sonde, par deçà Lignon, & puis me disoit ces mots : Va, mon enfant, de là la fatale riviere de Lignon, tu trouveras ce cœur qui te tourmente si fort, au repos où il doit demeurer jusques à ce que tu me viennes trouver. Je me suis esveillée en sursaut, & cela a esté cause que je me suis resoluë de passer la riviere, avec esperance de trouver le repos qui m'a esté promis.

      Vous devez donc estre certaine, Madame, dit elle, s'addressant à Leonide, que je n'ay garde de desobeïr à vos commandemens, puis que ce sontles Dieux qui me parleront par vostre bouche. Cela estant, adjousta Leonide, je vous promets à tous trois que je donneray un jugement aussi equitable que je le voudrois recevoir en semblable & plus grande occasion : & afin que je ne sois deceuë en mon opinion, Paris & ces gentil[l]es Bergeres, & Silvandre m'en diront leur advis avant que j'en die quelque chose ; Et pour ce, dit-elle se tournant vers Calidon, dites nous pour quelles raisons il vous semble que Celidée doive estre vostre, & non pas à Thamire, qui l'a si longuement possedée & eslevée comme sienne. Le Berger alors se relevant, apres avoir fait une grande reverence, prit la parole de ceste sorte.



HARANGUE
DU BERGER CALYDON.


      Amour, grand Dieu qui par ta puissance m'as ravy toute celle que la raison souloit avoir sur ma volonté, écoute la supplication d'une des plus fidelles ames qui ait jamais ressenty la puissance que la beauté a par ton moyen sur le cœur des hommes, & m'inspire de sorte les paroles & les raisons, que tu m'as si souvent representées, lors que lassé du mespris de Celidée, je me suis voulu retirer de son service : Que cette grande Nimphe émeuë de leur forceordonne avec toy, que celle à qui tu m'as donné & qui m'a esté donnée par celuy qui y avoit l'un des plus grands interests, me soit conservée & maintenuë, & contre le mespris de ceste belle, & contre l'authorité & la violence de celui qui me la veut ravir. J'entens, ô grande Nimphe, céte divinité que j'ay reclamée qui me promet son assistance, non seulement en guidant ma langue, mais en gravant mes paroles en vos cœurs, avec la pointe de ses meilleurs traicts. Aussi, Madame, si ce n'estoit ceste asseurance qu'il me donne, comment oserois-je ouvrir la bouche pour parler contre la personne du monde à qui j'ay le plus d'obligation ? car j'avoüe que Thamire pour son bon naturel m'a plus obligé que le pere qui m'a donné naissance, puis que sans avoir eu le contentement du mariage, il a supporté tous les ennuis & toutes les solicitudes que la nourriture des enfans peut donner, & ensemble celles que la conduite des trouppeaux, & des pasturages d'un orphelin dans le berceau (car ce fut en cet aage que je luy fus remis) peut rapporter à qui en reçoit la charge. Il n'a espargné ny peine, ny despence, pour m'eslever, ny soing, ny prudence pour me faire instruire : de sorte qu'avec beaucoup de raison je le puis appeller mon pere, & il me peut nommer son enfant, puis que j'ay receu de luy tous les offices que ces noms requierent. Et avoüant que je luy ay ces obligations, comment oserois-je ouvrir la bouche contre lui, sans encourir le nom d'ingrat, si cette disputedependoit maintenant de moy ? J'aymerois mieux estre dans le tombeau de mes peres, & que mon berceau m'eust servi de cercueil, que si ceste action dépendoit de ma volonté on me veit opposer à celle de Thamire, Thamire qui m'a fait tel que je suis, Thamire à qui je dois tout ce que je vaux, bref ce Thamire, au service duquel quand j'aurois despendu tous les jours de ma vie, encore ne sçaurois je avoir satisfait à la moindre partie de ce que je luy dois. Mais, helas ! je m'en remets à luy mesme, cest Amour qui me commande luy commande aussi, il vous dira s'il est possible que le cœur qu'il a vivement touché lui puisse desobeir en quelque chose. S'il espreuve que cela n'est point, je le conjure par cet Amour mesme qui a tant de puissance sur son ame, de me pardonner la faute que je commets par force, & qu'il me permette de dire que toute sorte de raison ordonne, que Celidée me doit aimer, & qu'il n'y a personne que moy qui puisse justement la pretendre sienne.

      Car pour le premier poinct, que respondra Celidée : si je l'appelle devant le throsne d'Amour, & si en presence de cette equitable compagnie je me plains à luy de cette sorte ? Ceste belle, ô grand Dieu, qui se presente devant toy, c'est celle là mesme que tu m'as commandé d'aymer & de servir, sous les esperances que tu as accoustumé de donner à ceux qui te suivent, si dés le commencement j'ay contrarié à ta volonté, si depuis je n'ay point continué, & si je ne me résous pas deparachever ma vie en ton obeissance, ô amour qui lis dans mon cœur, voire qui de ta main mesme y escris tous mes desseins, chastie moy comme parjure, & empruntant contre moy la foudre du grand Thamaris, écraze ma teste comme celle d'un perfide : Mais si la verité respond à mes paroles, & si jamais personne n'ayma tant que moy, comment souffres-tu qu'elle trompe mes esperances, qu'elle desdaigne tes promesses, & qu'elle se moque du mal que tu me fais endurer pour elle ? Aussi tost que je la vis je l'aimay, & je ne l'aimay point plustost que me donnant entierement à elle, je ne retins de moy que la volonté seule de l'adorer. Mais peut-estre ceste affection luy a esté incognuë, j'ay raconté mon mal aux bois reculez, aux antres sauvages, ou bien aux rochers ? Nullement, ô Amour[,] elle a oüi mes plaintes, elle a veu mes pleurs, elle a sçeu mon affection, un peu par ma bouche, d'avantage par celle de Thamire, de Cleontine, & de mes amis, mais beaucoup plus par l'effect de ma passion. Ne m'a-t'elle point veu dans le lict de la mort pour avoir trop d'affection pour elle ? Ne m'a-elle point tendu la main comme me retirant du tombeau, voire du nombre des morts, en me disant, Vy Calidon, tes preten[t]ions ne sont pas toutes desesperées. Et pourquoy ayant desja souffert les plus âpres douleurs qui devancent la mort, m'a elle r'appellé du repos que le cercueil me promettoit, si c'estoit son dessein de me laisser remourir sans pitié ? Comment ? sa cruautén'estoit-elle point saoulée d'une mort, & falloit il que pour t'avoir obey & l'avoir adorée je fusse par elle condamné à un second trespas ? Elle dira peut estre, qu'il faut que je la mesure à mon aulne, & que je considere, que comme je n'aurois pas la puissance de quitter l'affection que je luy porte pour la mettre en une autre, que de mesme estant engagée ailleurs elle ne s'en peut distraire pour m'aymer. O Amour ! ce ne sont que paroles, ce ne sont qu'excuses, qu'elle monstre le contract de céte Amour ! & si tu ne le juges incontinent faux, je veux bien estre condamné. Elle n'a jamais aymé que le Berger Thamire, à ce qu'elle dit, mais je dis bien davantage, car je soustiens qu'elle n'a jamais aymé ce Thamire. Elle l'a aymé. En quel temps Amour ? Lors qu'elle n'estoit pas capable d'aymer, elle l'a aymé lors qu'elle avoit les mains & le cœur empesché en ses pouppées, & que ses desirs ne pouvoient outrepasser les plaisirs de les habiller, de les bercer ou de les entretenir. N'est-elle pas ignorante d'Amour, ô Amour ! si elle appelle les opinions d'un tel aage Amour ? Et d'effet si elle avoit aymé ce Thamire, ne l'aimeroit-elle point encores ? Quoi ! telles affections sont peut-estre comme les habits desquels on se dépoüille, quand on veut, où quand on s'en ennuie. Ah ! puissant Dieu, combien ignore-t'elle, ou plustost combien méprise-t'elle ta puissance ? n'est-ce pas l'une de tes principales loix ? Que l'Amant qui peut seulement penser que quelque jour son Amour finira, soitdeclaré coulpable ; mais celuy qui le pourra desirer, soit tenu pour fier ennemy. Et quelle sera donc estimée cet[t]e Bergere qui n'a pas seulement peu pensé, voire qui ne l'a pas seulement desiré, mais qui en effet s'est retirée de l'Amour qu'elle portoit, ce disoit elle, à son Thamire ? Diras-tu, grand Dieu, qu'elle ayt jamais esté veritablement des tiennes ? la recognoistras-tu pour telle, & permetras-tu qu'elle jouisse du privilege qu'elle pretend, & qu'elle m'oppose ? Mais soit ainsi, que ta bonté qui surpasse de beaucoup toutes les bontez de tous les autres Dieux, puis qu'elle recourt à toy, & puis qu'elle te prend pour son Azile, luy permette de jouïr du benefice des vrais Amants, & que par ainsi aimant Thamire, elle ne soit point obligée, je ne veux pas dire de m'aimer, mais non pas seulement de tourner les yeux vers moy, que répondra-t'elle maintenant qu'elle avouë elle mesme de n'aimer plus Thamire ? De quelle excuse pourra-t'elle couvrir son impieté, & pourquoy dira-t'elle qu'elle ne veut point t'obeïr ? & quelle raison t'empeschera, ô Dieu qui te fais respecter à tous les Dieux, de ne laisser impunie la desobeïssance de cette Bergere ? Quoy donc ? elle sera la seule qui te méprisant ne ressentira point quelles sont tes vengeances, & moy le seul qui t'adorant ne ressentiray point les effects de ta bonté accoustumée ?

      Je pense, ô grande Nimphe, que Celidée estant de cet[t]e sorte accusée devant le Thrône de ce grand Dieu, pourra mal-aisémentrépondre, ny eviter d'estre condamnée à me rendre autant de contentement que j'ay eu pour elle de peines & de travaux, & à me donner amour pour amour, & recevoir desir pour desir, sans que Thamire puisse s'y opposer pour son interest particulier ?

      Car que peu[t-]il prendre en ce que librement il a donné, & pour satisfaire à ce qu'il devoit, & dont volontairement il s'est dépoüillé à mon avantage ? Tant s'en faut qu'il me la puisse debatre par quelque raison qu'il vueille s'imaginer qu'au contraire il seroit plustost obligé de me la maintenir envers tous & contre tous, puis que c'est de luy de qui je la tiens. Mais, dira-t'il, je te l'ay donnée sans te devoir rien & de pure & franche volonté, pourquoy serois-je obligé à cette garantie ? Et quoy Thamire, apellez-vous cela pure & franche volonté, à quoy vous venez d'avoüer devant vostre juge, que vous avez esté forcé par les raisons que vous vous estes vous mesmes alleguées avant que de me la remettre ? n'avez vous pas desja jugé que pour l'asseurance que mon pere a euë en vous, pour la priere qu'il vous a faite en sa mort, & pour l'amitié qu'il vous a toujours fait paroistre, vous creutes de me devoir sauver la vie en vous dépoüillant à mon avantage, de la possession de cet[t]e belle Celidée ? Et appellerez vous pure & franche volonté ce que vous avez esté contraint de faire pour vous acquiter de tant d'obligations, Est-ce ainsi qu'en payant vos dettes vous avez opinion d'obliger vos creanciers ? J'avouë, grande Nimphe,qu'il fait bon prester à Thamire, parce qu'il ne paye pas seulement le principal, mais porté d'un courage genereux rend ensemble l'interest, qui tesmoigne qu'il n'est point ingrat : mais je nie tout à fait qu'en cet[t]e action il n'y eut rien qui l'y pût obliger que sa volonté : Et toutesfois soit ainsi que sa seule volonté l'y ait obligé, & que ce soit pour se satisfaire à soy mesme : contrevenant à l'effet de cette volonté ne contrevient-il point à sa propre satisfaction ? Que s'il met en ligne des obligations que je luy ay, le don qu'il m'a fait de Celidée, apellera-t'il cela pure & franche volonté, puis que ce qui m'oblige à luy c'est ce qui le dépoüille de la chose qu'il pretend ? Et par ainsi s'il regarde ce qu'il a deu à la memoire de mon pere, s'il considere ce qu'il devoit à soy-mesme, & s'il tourne les yeux sur l'obligation dont il m'a voulu lier, il verra que cete action n'a point esté de pure & franche volonté, mais que pour le regard de mon pere ce n'a esté que rendre fidellement ce que l'on avoit remis en ses mains, & en cela il s'est montré homme de bien, & plein de preud'homie, de ne nier point une dette dont l'obligation n'estoit qu'en sa memoire, Et pour son regard, il a esté veritablement juste de payer si franchement & sans se le faire demander, le tribut à quoy le parentage qui estoit entre nous & l'amitié qu'il me portoit l'avoient obligé : Et pour le mien, ce n'a esté qu'un argent qu'il m'a voulu prester en ma necessité, à fin que je luy en rende autant & plus grande somme, quand il me la demandera & qu'il en aura afaire. Eten ce dernier poinct il s'est fait paroistre bon ménager, puis que la vie des hommes estant si remplie de miseres & d'infortunes, c'est faire bien prudemment que de rendre redevables des personnes qui ne soient ingrates. Que si je manque à ce devoir, qu'il se plaigne alors de moy & m'apelle mécognoissant, mais qu'il ne die pas aussi que volontairement il m'a remis Celidée, puis qu'il y estoit obligé par la bonne foy de sa propre consideration, & par les reigles de la prudence humaine ; de sorte que tant s'en faut qu'il me la puisse debattre, qu'il est mesme obligé de me la maintenir contre tous ceux qui m'en voudroient empescher la possession.

      Dieu en soit tesmoin mon pere (tel vous apelleray-je, si vous ne me le deffendez, le reste de ma vie) Dieu me soit tesmoin, di[s]-je, si je ne meurs de regret qu'il faille que je vous contrarie en cette occasion. Mais dittes vous mesme en quel estat vous m'avez veu, & combien il s'en est peu fallu, sans vostre assistance, que l'Amour ne m'ait ravi la vie, & puis confessez que c'est Amour qui me force à vous rendre ce déplaisir, voire m'y contraint de sorte que je n'ay pas la volonté libre, & qu'il m'est impossible de vouloir que ce qu'il luy plaist. Que s'il m'avient jamais de sortir de vos commandemens pour quelque-autre occasion que ce puisse estre, ô Dieux ! ne disposez point autrement la fin de mes jours, que comme celle du plus ingrat qui ait jamais vescu. Mais mon pere, en ce que je suis forcé, pardonnez à mafoiblesse, & m'aydez à me plaindre à vous, de vous mesme : Car n'estes vous pas la cause de cette Amour ? Pourquoy puisque cela dépendoit de vous, me r'appellates vous d'entre les Boiens, avant que vous eussiez espousé Celidée ? Pouviez vous penser que vous appartenant, je n'eusse pas quelque simpathie avec vous, & que par ainsi il y avoit du danger que je ne l'aymasse ? Mais direz vous, je te pensois si bien nay que te commandant comme je fis de ne l'aimer point, tu t'en empescherois, & me rendrois ce respect de ne la regarder que comme ta sœur. Et comment, sage Thamire, est-il possible que vous ne vous soyez pas ressouvenu de l'imprudence de la jeunesse ? & que c'est le naturel, non seulement de ceux qui sont en tel aage, mais generalement de tous les hommes de s'efforcer contre les choses deffendues ? & me deffendre de l'aimer avant que je l'eusse veuë, qu'estoit-ce autre chose que m'en donner la volonté par les oreilles, avant qu'elle me fust venuë par les yeux ? Qu'estoit-ce sinon éveiller mes desirs, & me faire tout étinceller de feu, comme le caillou qui est frappé, & qui auparavant estoit froid & sans apparence de chaleur ? Mais, me direz-vous, ne te permis-je pas de l'aymer comme ta sœur, à fin que bornant de cete sorte tes desirs, tu n'offençasses ny toy ny moy : toy en ne te contraignant pas trop, & moy en n'outrepassant point les limites que je t'avois ordonnées ?

      O Grande Nimphe, considerez, je voussupplie, quel commandement est celui-cy. Thamire me met devant les yeux une beauté infinie, me permet de la pratiquer, me commande de l'aimer, mais il veut que mon amour n'outre-passe point cette borne, & que je la renferme sous une amitié de frere. O Dieux, & quel m'estime-t'il ? Cest Amour qui remplissant cet univers, en rempliroit encore sans nombre, si sans nombre il y avoit des univers, cet Amour qui gouverne & les hommes & les Dieux, & qui dispose d'eux & de leurs affections à sa volonté, & qui ne se gouverne à la volonté de personne, sera donc renfermé dans les limites qu'il me prescrit & m'ordonne ? Mais quelle opinion avoit-il conceuë de moy ? pensoit-il que j'eusse plus de puissance que les hommes ny les Dieux, voire que tout l'univers ? Il me devoit pour le moins mesurer à luy-mesme, & s'il avoit peu contenir ses affections dans quelques bornes, me commander d'en faire de mesme, & non pas ayant épreuvé sa propre impuissance & le trop grand pouvoir de ce Dieu, me commander chose qu'il n'avoit peu observer, encor que son aage, sa sagesse & sa prudence devoient bien pouvoir davantage en luy, que la jeunesse & inexperience qui étoit en moy.

      Il se plaindra peut-estre, que je ne luy ay pas porté le respect que je luy devois, & auquel les offices de pere qu'il m'a rendus me pouvoient obliger. Helas ! qu'il se ressouvienne que c'est par force, & mesme qu'il ne peut se plaindre que je ne luy aye porté tout celuy qu'ilpouvoit desirer, puis que j'avois plustost éleu de mourir que de luy en faire rien paroitre, ny à personne quelconque. La peine qu'il eut à découvrir mon mal, quand j'estois entre les bras de la mort, rend assez de preuve de ce que je dis. Que si ce sage Myre, par ruze & par prudence le recogneut à mon poulx & aux changements de mon visage, helas ! s'il se plaint de cela, qu'il louë auparavant le respect que je luy rendois de vouloir plustost mourir que de le découvrir, & qu'apres il blâme la nature de ce qu'elle ne m'a aussi bien donné le pouvoir de commander à ces mouvemens interieurs, qu' à ma langue & à mes actions. Et que toutes ces considerations ne l'empeschent point de juger sainement de ce qu'il doit au fait qui se presente : Luy qui n'a jamais par le passé donné cognoissance que la passion eut quelque pouvoir sur sa preud'homie ny sur son jugement, voudroit-il bien à ce coup leur faire un si grief outrage ? Pourquoy les mesmes raisons qu'il s'est representées lors qu'il me donna cette belle Bergere, ne le contraindroient-elles de m'en laisser la possession ? Le devoir qu'il avoit à l'amitié & à la confiance de mon pere, n'est-il pas le mesme encor à cette heure qu'il étoit en ce temps-là ? Et luy n'est-il pas le mesme Thamire qu'il estoit quand il me la donna, & moy le mesme Calydon qui ne receus la vie que le mal m'avoit presque ostée, qu'aux conditions que Celidée seroit mienne ?

      J'avouë que jamais homme n'eut plus d'obligation à un homme, que jamais parent nereceut de meilleurs offices d'un parent, ny que jamais enfant n'a eu plus de preuve de l'amour de son pere, que j'en eu & receu de Thamire, lors que se privant de Celidée il m'en a voulu rendre possesseur : mais maintenant qu'il me la veut ravir, ne me permettra-il pas de dire que jamais homme ne fut plus outragé d'un homme, que jamais parent ne receut de plus grandes indignitez d'un parent, ny que jamais enfant ne fut plus tyranniquement traitté d'un pere, que Calidon de Thamire ? De sorte que toutes les obligations que je luy puis avoir euës par le passé sont maintenant changées en autant d'offences. Car qu'ay-je à faire, Thamire, que vous ayez eule soin de mon enfance, la peine de m'élever, & les travaux de la conservation de mes trouppeaux & pasturages ? Qu'ay-je à faire que vous m'ayez chery, que vous m'ayez fait soigneusement instruire, que vous m'ayez éleu pour vostre fils & successeur, & bref que pour me rendre la vie que l'Amour estoit prest de me ravir, vous vous soyez privé de la plus chere chose que vous puissiez avoir, & me l'ayez donnée, si la reprenant à cette heure vous me preparez une mort mille fois plus desesperée que la premiere, & si sans la possession de ce que vous me ravissez, les biens, l'instruction, ny la vie ne me sont de nulle consideration : Souvenez vous, sage Thamire, que reprendre par force la chose donnée offence plus celuy qui l'a receuë, que si l'on la luy avoit refusée : & ne trouvez point estrange qu'en semblable action [je] me pleigne devous, & que je die que cette seule offence efface toutes les obligations que je puis vous avoir : Afin que cela ne soit, joignez-vous avecque moy, & avoüez les paroles que je vay dire de vostre part à Celidée. Et vous, Bergere, écoutez les comme si elles estoient proferées de sa bouche. Comment, ma belle fille, vous dit-il, est-il possible, puis que les merites de Calidon & son affection, de qui la grandeur ne vous peut estre incogneuë, n'ont peu obtenir de vous cette grace de le vous faire aimer, qu'au moins la priere & l'étroitte recommandation que je vous en ay faite soit demeurée morte en vos oreilles, & sans effet en vostre ame ? Ne m'aviez-vous pas tant de fois promis que l'amitié que vous me portiés étoit telle qu'elle me donnoit toute puissance sur vous ? S'il est ainsi pour quoy n'estes-vous veritable, & pourquoy voulez-vous me mettre en doute de cette amitié, en me refusant l'effet de vos paroles ? vous ay-je proposé quelqu'un qui ne meritast d'estre aymé ? est-ce une personne incognuë ou qui soit sans parents & amis ? Peut estre n'y a-t'il dans toute la contrée Bergere qui n'estimat son amitié luy estre advantageuse. Cleontine la sage le juge ainsi, aussi fait bien vostre mere, encores que pour estre trop tendre mere, elle ne veut vous commander ce qu'elle voit que vous n'avez pas agreable. Mais, direz vous peut estre, c'est vous que j'ayme, Thamire, & n'en puis aymer un autre. C'est à vous seul que je me suis donnée, c'est à vous que j'ay laissé toute puissance surmoy, hors mis celle de donner ma volonté à quelque autre.

      Dieu sçait, ma belle fille, si cete declaration m'est agreable, & s'il y a rien sous le Ciel qui me puisse plaire d'avantage : mais si vous m'aymez, puis qu'une des principales conditions d'un vray Amant, est de cherir plus l'honneur de la chose aymée, que sa propre conservation, pour quoy ne vous efforcerez vous de conserver l'honneur de ce Thamire que vous aymez, voire pourquoy reffuserez vous d'aymer ce cher Thamire, sous le nom de Calidon, puis que Calydon n'est qu'un autre moy mesme, & pour son corps il n'est different que de figure du mien ? car nous sommes si proches, que d'ailleurs on nous peut tenir pour mesme chose. Pour son ame, je l'ayme de sorte que nostre amitié monstre bien nostre simpathie, & puis qu'entre les amis toutes choses sont communes, l'aymant comme je faits, je n'ay rien à quoy il n'ayt part aussi bien que moy : de sorte que si j'ay vostre affection comme vous dites, ne faut-il pas de necessité qu'il y participe ? Et ne faut point qu'en cela vous vous plaigniez, disant que je vous manque de foy, en vous changeant pour une autre : car mon dessein n'est point d'aimer jamais autre que vous ; vous estes le commencement, & serez la fin de mon affection. Mais puis que le destin me deffend de vous posseder, ayant esté contraint de vous donner à un autre, par les loix du devoir & de la nature, pensez, ma belle fille, quel contentement ce me sera de vousvoir à celuy que j'ay eslevé, que j'ay instruict, que j'ayme, & que j'ay choisi non pas seulement pour successeur, mais pour compagnon en tous les biens que le Ciel & la fortune m'ont donnez, & me donneront à l'avenir. Vous estes aussi bien obligée à cecy par nostre amitié, que je le suis par le devoir, puis que si vous pouvez refuser ce que vous cognoissez que je desire & que le devoir me commande de desirer, quelle force dira-t'on que l'Amour a sur vostre ame ? Aymez donc Calidon, si jamais vous avez aymé Thamire, recevez le pour Thamire, & faites vous paroistre en une seule action, & Amante, & religieuse envers les Dieux, qui sans doute ne m'eussent point donné la liberté de me dépoüiller de vous contre mon vouloir s'ils ne l'avoient ainsi resolu dans leurs destins infaillibles.

      Grande & sage Nimphe, ces paroles que Thamire a proferées, ou a deu proferer, & dont j'ay servy d'instrument, sont ce me semble & si veritables & si dignes de luy, que vous en remettant le jugement entier, je m'asseure qu'il ne m'en dédira point. C'est pourquoy apres vous avoit juré par Tautates que Calydon ayme, & qu'il n'y eut jamais un plus veritable Amant que luy, je n'ajouteray point d'autres raisons aux siennes, mais seulement remettant & ma vie, & ma mort entre vos mains, je prieray tous nos Dieux, qu'ils vous soient aussi justes, que vous me le serez.

      Calydon acheva de cette sorte, avec une grande reverence, & se rapprochant deCelidée, se remit à genoux devant elle, attendant ce qu'on vouloit respondre à ce qu'il avoit dit. Et lors Thamire s'avança, mais Leonide luy dit que c'estoit à Celidée à parler la premiere : puis que Calidon avoit touché en premier lieu ce qui la concernoit. Cela fut cause que le Berger se remettant en sa place, Celidée par le commandement de la Nimphe, rougissant d'une honneste honte, print ainsi la parole.



RESPONCE
DE LA BERGERE CELIDÉE.


      Je suis si peu accoustumée, grande Nimphe, à parler du sujet qui se presente, & mesme en si bonne compagnie, que vous ne devez point douter de la justice de ma cause, encor que vous me voyez rougir, ou que je parle avec une voix tremblante, en begayant presque à chasque mot. Que si je n'estois asseurée que la raison que j'ay de n'aimer point ce Berger, est si claire d'elle mesme, qu'elle n'a besoin d'artifice pour estre mieux veuë de vous, je n'aurois pas la hardiesse d'ouvrir la bouche pour ce sujet, sçachant bien que ce seroit inutilement, tant pour le defaut d'esprit qui est en moy, que pour la trop grande eloquence qui est en Calidon, qui a parlé de sorte qu'il a bien fait paroistre qu'il estoit au rebours de moy, puisqu'il mendie de foibles raisons seulement pour accompagner l'abondance de ses paroles, & moy je ne cherche que des paroles à mes raisons, en ayant tant, & de si fortes, que pour peu que je vous les puisse deduire, je tiens pour certain que vous cognoistrez que c'est avec raison, que n'ayant jamais aymé Calydon, je ne dois point commencer à cette heure, ny continuer, ou pour mieux dire renouveller l'affection que j'ay portée à Thamire, puis que j'ay tant d'occasion du contraire.

      Mais par où commenceray-je ? & qui est-ce qu'en premier lieu je dois alleguer, ou à quelle divine puissance faut-il que je recoure pour estre assistée en ce perilleux combat où je suis attaquée, non par l'Amour, mais par ces monstres d'Amour ? perilleux combat veritablement le puis-je nommer, puis que tout mon heur & mon malheur en dépendent : & monstres d'Amour sont ils bien, puis qu'ils se veulent faire aymer par force, & contraindre d'aimer & de hayr à leur volonté.

      J'ay ouy dire à nos sages Druides que ce grand Hercules que nous voyons eslevé sur nos autels avec la massuë en la main, l'espaule chargée de la peau du Lyon, & avec tant de chaines d'or qui luy sortent de la bouche, qui tiennent tant d'hommes attachez par les aureilles, fut jadis un grand Heros, qui par sa force & valeur domtoit les monstres, & par son bien dire attiroit chacun à la verité. De qui doncques en cette extréme necessité dois-jeplustost requerir l'ayde que de ce grand Heros ? Et d'autant plus librement, qu'ayant, à ce que j'ay ouy dire, aymé une de nos Gauloises, sans doute il ne refusera point à sa consideration, le secours qui luy sera demandé. C'est donc à luy que je recourray, à fin qu'il dompte ces esprits monstrueux, & qu'il delie de sorte ma langue que je puisse vous déduire mes raisons, ou plustost qu'il les vous die luy mesme avec ma voix. Par ta valeur doncques je te prie, & par la belle Galathée nostre Princesse, ô grand Hercule je te conjure que tu me delivres de ces monstrueuses Amours, & esclaircisses de sorte à cete grande Nimphe la raison que j'ay de me conserver sans aymer ny Thamire ny Calydon, que j'en puisse recevoir un juste & favorable jugement.

      Et pour commencer, à quoy penses tu Calydon, quand tu m'appelles devant cet Amour duquel tu fais ton juge & ton Dieu ? Crois-tu que s'il est le Dieu de ceux qui se plaisent à leur perte, son pouvoir s'estende sur nous, qui mesme avons honte que son nom soit en nostre bouche, voire qu'il frappe nos oreilles ? une fille, Calidon, de qui les actions, & tout le reste de la vie ont tousjours fait paroistre le mépris qu'elle fait de cet Amour, est maintenant appellée par toy devant son Trône, pour en recevoir le jugement ? Et que dois-tu attendre pour réponce de moy, si non que d'autant qu'Amour l'ordonne, ainsi je ne le veux pas faire ? C'est bien à propos pour me convaincre de deffaut, de m'appeller devantceluy qui n'est que deffaut. Ne pense point Berger, que pour ma deffence j'use d'excuse envers luy ny envers toy, tant que tu ne m'allegueras point de meilleures raisons que celles de ses ordonnances : car tant s'en faut que je veüille nyer de n'y avoir point contrevenu, que je fais gloire de les avoir desdaignées. Mais je te supplie, quand j'auray observé ce qu'il ordonne, quand je me seray contrainte de vivre selon sa volonté, quelle glorieuse recompense en dois-je attendre ? Voila, dira-t'on de moy pour tout payement de mes peines, voila la fille de toute la contrée la plus amoureuse. O beau & honnorable tiltre pour une fille bien née, & qui desire passer sa vie sans reproche ! Ne m'appelle donc, o Berger, devant ce Throne de qui je ne veux recognoistre la puissance, & de laquelle je me declare dés maintenant ennemye.

      Que si tu veux que je te responde, allons tous deux devant la Vertu ou la Raison, & certes je pense qu'à laquelle que tu te vueilles sousmettre, il ne faut point que nous allions que devant cette grande Nimphe, qui prend la peine d'escouter nos differents. Ce sera donc devant cette Raison, & cette Vertu, que je répondray à ce que tu as dit, qui, ce me semble, se peut rapporter à trois points, à sçavoir que je te dois aymer, parce que tu m'as aymée, & que je l'ay sçeu, parce qu'en ta maladie les faveurs que tu as receuës de moy, & qui ont, dis-tu, esté cause de ta guerison, m'y ont obligée, & en fin parceque Thamire m'a donnée à toy.

      Mais, Madame, pour esclarcir toutes ces choses, ne luy commanderez vous pas qu'il me réponde, à fin que par sa bouche vous tiriez la cognoissance de la verité ? Je te demande donc, Calydon, avec quel attraict la premiere fois que tu commenças de m'aymer, donnay-je naissance à ton Amour ? tu ne répons point ? A ce mot voyant qu'il se taisoit, Madame, dit-elle, s'adressant à la Nimphe, commandez luy s'il vous plaist, qu'il me réponde. Et Leonide le luy ayant ordonné : Vous me faites, dit-il, une demande que vous pouvez aussi bien resoudre que moy : mais puis que vous la voulez sçavoir de ma bouche, je vous diray, que la faveur que je receus de vous ne fut autre que de vous laisser voir à moy au sacrifice qui se fit le sixiesme de la Lune. Estois-je la seule fille, adjouta Celidée, qui assistay à ce sacrifice, & toy le seul Berger du Hameau qui y fust ? Toutes les Bergeres du vilage, respondit-il, & presque tous les Bergers y estoient. Et comment, repliqua la Bergere, ne fis-je une seule action particuliere pour t'attirer, ny pour acquerir ton affection ? Tant s'en faut respondit Calydon, & en cela vous devez recognoistre que cette amour est ordonnée du Ciel, & presque destinée entre nous, vous ne tournastes pas mesmes les yeux vers moy, & toutesfois aussi tost que je vous vy, je vous aimay, comme forcé par une puissance interieure, à laquelle il m'estoit impossible de resister. Mais peut estre, ajouta la Bergere, lorsque je recognus d'estre aymée, je conservay ceste bonne volonté avec artifice, & l'allay augmentant avec des faveurs. Il ne faut point, interrompit incontinent le Berger, que vous vous donniez ceste gloire, mon affection est née, sans que vous ayez rien rapporté, elle a continué sans vous, & s'est augmentée sans vous, j'entends sans que vous y ayez rien d'avantage contribué, si non d'estre vous mesmes. Au contraire dés la premiere fois que vous la recognustes, (car sans vous l'avoir découvert avec mes paroles, j'ay bien sceu que vous y pristes garde) quel mauvais visage ne receus je point de vous ? & depuis quelle cognoissance de mauvaise volonté ne m'avez vous point donnée ? de sorte que si veritablement, comme vous dites, je suis monstre d'amour, je le suis, pource que c'est chose monstrueuse, qu'un Amant puisse si longuement conserver son affection parmi tant de rigueurs & d'occasions de hayne : car je puis dire que jamais une seule devos actions n'a deu avoir autre nom pour mon regard que celuy de rigueur & de hayne, si ce n'est en apparence, lors que durant ma maladie vous me vintes voir, afin de conserver ma vie, mais avec un cruel dessein de me faire une autresfois mourir plus cruellement. Alors la Bergere continua de cette sorte.

      Vous oyez, grande & sage Nimphe, par la bouche mesme de Calidon, que s'il m'a aimée je n'y ay contribué du mien, sinon d'estre telle que je suis, & contre cela quel remede pouvois-je inventer ? Mais que me respondra-t'ilsi maintenant devant le throsne de la Raison je luidis : puis, Berger, que je ne consenti jamais à tes recherches, pourquoy veux-tu que je participe à la peine & à la honte de l'erreur que tu as faite ? Celle que sans vengeance j'ay souferte jusques icy de tes importunitez ne te doit elle suffire ? tu m'as aimée, dis tu, & pour céte amour je t'en dois rendre une autre : mais escoute ce que la Raison te dit, tu as aymé Celidée, & en l'aymant tu l'as offencée, & quelle autre récompense te doit elle que la haine ? & il est vray, Berger, que ne voulant prendre de toy la vengeance qui eust esté raisonnable, je me contentay de te haïr en mon ame, te pardonnant le reste pour l'amitié que Thamyre te portoit. Que si comme tu dis j'ay sceu ton amour par tes pleurs & ta maladie, ce n'estoit pas m'obliger davantage à t'aymer, mais à te hayr plus cruellement.

      Et dy moy, Calydon, puis que Thamire a tant pris de peine comme tu dis, de te faire bien instruire, en quel lieu de la terre as-tu apris qu'il fut bien seant à une fille telle que je suis d'aimer, & de souffrir d'estre aymée ? Que si ceste opinion n'est en lieu du monde que parmy ceux qui tiennent le vice pour vertu, ne m'offences tu pas infiniment, de rechercher de moy ce qui est contraire à mon devoir ? Tu m'as aimée, dis-tu par ce que tu ne t'en es peu empécher : Et mon amy quand ce seroit m'obliger que de m'aimer, quelle obligation te pourrois-je avoir si tu faits ce que tu ne peus t'empécher de faire ? Tu t'excuses enversThamire de ce que tu m'aymes, encor qu'il ne le vueille pas, parce, dis-tu, que tu n'es pas coulpable de ce que tu fais par force, que si tu penses estre exempt du blasme en errant par force, & comment penses tu estre digne de récompense, si par force tu faits quelque chose qui autrement meriteroit quelque recognoissance ? ou declare toi coulpable envers Thamire, ou cesse de demander récompense de ton service forcé. Mais aussi si tu m'as aimée en despit de moy, en suis-je punissable ? t'en ay-je prié, t'en ay je donné les occasions. Tu dis que non. Céte amour m'a-elle rapporté quelque contentement ou quelque advantage ? En suis-je devenuë plus belle, plus vertueuse, ou meilleure ? s'il ne m'en est revenuque de la peine, ô Dieux ! & où est ton jugement, Calidon, de me demander recompense au lieu de chastiment ? ou plustost quelle effronterie est la tienne, d'avoir la hardiesse devant ceste grande Nimphe de requerir des graces & des loyers de moy, au lieu de demander pardon & te repentir de tes fautes ?

      Je voy bien que tu me veux dire que je ne devois te maintenir en erreur, si je tenois pour telle l'Amour que tu m'as portée, ny te donner des paroles, pour te retenir en vie, lors que ton mal estoit prest à venger l'offence que tu m'avois faite. Mais, Calydon, n'auray-je pas sujet de t'appeler ingrat, & mescognoissant du bien que je t'ay fait, puis qu'outre la plainte & le reproche que tu m'en fais, tu le prends encore tout autrement que tu ne dois ?Où fut jamais le coulpable qui trouvast son juge trop doux ? où fut jamais l'offenseur qui se plaignit, qu'au lieu de vengeance il ait receu des bien-faits & des courtoisies ? Quoy donc ? par ce que je n'ay pas voulu ta mort je suis coulpable de ta vie, par ce qu'au lieu de me venger de toy, j'en ay eu pitié, & t'ay faict des faveurs, tu m'accuses & me veux faire chastier. Jugez, Madame, comme il a l'entendement blessé, & comme il prend la raison à contre-poil. Mais ne te fasche point Berger, ne m'accuse ny ne me loüe de cette action : car je n'en dois avoir loüange ny blasme, puis que celle dont tu te plains fut une de ses actions forcées que tu dis ne devoir estre, ny recompensées, ny punies.

      L'amitié que je portois à Thamyre, qui m'en avoit requise par toutes les plus obligeantes conjurations dont il se peut adviser, en fut la cause. Tu sousris, Calidon, de ce que j'ay dict que l'amitié que je portois à Thamyre m'avoit obligée à traicter ainsi avec toy, par ce qu'il te semble que celle qui peu auparavant s'est declarée si forte ennemie d'amour, ne devroit pas avoüer maintenant que l'amour eust ceste puissance sur son ame. Mais, Berger, tu te trompes si tu penses qu'estant ennemie d'amour, je le sois toutefois de l'amitié ou de ceste vertu qui fait estimer les choses comme elles doivent estre prises. J'ay ouy dire, grande Nimphe, qu'on peut aymer en deux sortes : l'une est selon la raison, l'autre selon le desir. Celle qui a pour sa regle la raisonon me l'a nommée amitié honneste & vertueuse & celle qui se laisse emporter à ses desirs, Amour. Par la premiere, nous aymons nos parents, nostre patrie, & en general & en particulier tous ceux en qui quelque vertu reluit : par l'autre ceux qui en sont atteints sont transportez comme d'une fievre ardente, & commettent tant de fautes, que le nom en est aussi diffamé parmi les personnes d'honneur que l'autre est estimable & honorée. Or j'advoüeray donc sans rougir que Thamire a esté aymé de moy : mais incontinent j'adjousteray pour sa vertu, & que de mesme j'ay esté aymée de Thamire, mais selon la vertu. Que si Calidon me demande comment je puis discerner ces deux sortes d'affection, puis qu'elles prennent quelquefois l'habit l'une de l'autre : je luy respondrai, que la sage Cleontine m'enseignant comment j'avois à vivre parmi le monde me donna ceste difference de ces deux affections : Ma fille, me dit elle, l'âge qui par l'experience m'a fait cognoistre plusieurs choses m'a apris que la plus seure cognoissance procede des effects : c'est pourquoy pour discerner de quelle façon nous sommes aymées, considerons les actions de ceux qui nous ayment : si nous voyons qu'elles soient déreglées & contraires à la raison, à la vertu, ou au devoir, fuyons les comme honteuses : si au contraire nous les voyons moderées, & n'outrepassant point les limites de l'honnesteté, & du devoir, cherissons les & les estimons comme vertueuses.

      Voila, Berger, la leçon qui m'a fait cognoistre que je devois cherir l'affection de Thamire, & fuyr la tienne : car quels effets m'a produits celle de Calidon ? Il ne faut point les particulariser encor une fois, puis, Madame, qu'il ne les vous a point cachez. Des violences, des transports, & des desespoirs dont elle est toute pleine, ne furent jamais, ce me semble, des effets de la vertu. Que si nous considerons celle de Thamyre, qu'y remarquerons nous que la vertu mesme ? Quand a-il commencé de m'aymer ? en une saison qu'il n'y avoit pas apparence que le vice l'y peust convier. Comment a-il continué ceste amitié ? en sorte que l'honnesteté ne s'en sçauroit offencer. Mais en fin pourquoy s'en est-il despoüillé ? pour les considerations qu'il vous a déduites luy mesme. Que si en tout cela la raison ne paroist, voire si elle ne parle par tout, je m'en remets à vostre jugement, Madame. Tant y a que ces considerations me firent recevoir l'amitié de Thamyre, & rejetter celle de Calydon, & que ceste amitié sans plus me contraignit de voir ce Berger quand il fut malade, de luy donner des paroles pour remede de son mal, tant pour satisfaire à Thamire qu'à la compassion naturelle que nous devons tous avoir les uns des autres. Que si en aymant Thamyre j'ay failly, & bien Calidon pour te satisfaire je l'advoüeray, & m'en repentiray, avec protestation de n'aimer plus Thamire, ny de retomber jamais en semblable faute, mais que pour cela je doive estre obligée à t'aymer, je ne le crois pas : carce seroit me chastier d'un erreur en m'en faisant commettre un autre encor pire.

      Tu diras contre ma deffence, qu'ayant donné toute puissance à Thamire sur moy, qui m'a par apres remise en tes mains, il ne me doit estre permis de contredire à la disposition qu'il en a faite. Mais escoute la plaisante conclusion que tu fais : Je te choisis pour mon mary, donc l'ayant esté quelque temps tu me peux donner à un autre. Il faut que tu sçaches, Calidon, que la raison pour laquelle je donnay à Thamire toute puissance sur moy, fut parce que je l'aimay, & je l'aimay d'autant qu'il m'aima, & par ainsi s'il a quelque pouvoir sur moy, c'est par ce qu'il m'a aimée, mais si ce n'est que pour ceste occasion, ne sçay tu pas que la cause n'estant plus, l'effet n'y peut estre ? si bien que s'il ne m'ayme plus il n'a plus de pouvoir sur moy.

      Mais, me diras-tu, il jure qu'il continuë de t'aymer, & que c'est la raison, & non pas faute d'amitié, qui fait qu'il te remet à un autre. Je te respondray, Berger, que je n'en croy rien, & toutesfois si la raison peut cela sur son amitié, pourquoy trouveras-tu estrange que ceste mesme raison ait autant de force sur la mienne, & m'empesche de le faire ? Est-il raisonnable que j'ayme ce que la nature & la raison me deffendent d'aymer ? La nature me le deffend, qui dés l'heure que je te vis me mit dans le cœur une si grande contrarieté, & haine secrette que je ne me peus empescher de desaprouver tout ce que je voyois qui tecontentoit. Sois certain, Calidon, que ce n'est point pour te mespriser ce que j'en dis, mais seulement pour la verité. Je choisiray tousjours plustost de reposer dans le tombeau, que de vivre avec toy, non pas que je ne recognoisse bien que tu merites une meilleure fortune : mais parce que je ne croy pas que la mienne soit en ton amitié, & que la nature me retire de toy avec tant de violence sans quelque cause : Or si cela est, comme je ne te l'ay jamais caché, pour quel suject me peux-tu pretendre tienne, puis que la nature me le deffend, & la raison aussi qui n'est jamais contraire à la nature ? Vy en repos, Calydon, & si tu ne m'aymes point, ne vueille par ton opiniastreté, rendre deux personnes malheureuses : car en fin tu ne le serois gueres moins que moy : Et si tu m'aymes, contente toy de la peine que tu me donnes par ton amitié, sans vouloir me surcharger d'une autre insuportable, en me contraignant de t'aymer. Et sois certain que Lignon peut retourner à sa source beaucoup plus aysément que tu ne parviendras à l'amitié de Celidée.

      Or, Madame, voila la responce que je puis faire aux mauvaises raisons de Calydon, mais maintenant il me reste un plus dangereux ennemy à combattre, & qui m'oppose bien des armes plus fortes, & m'offence avec des coups plus cuisans. C'est de cest ingrat Thamyre dont je parle : ce Thamire qui veritablement a esté aymé de moy, & de qui j'ay creu d'estre aimée autant que personne le sçauroitestre. Mais helas ! que me demande-il maintenant ? peut-il croire en vie celle qu'il a remise entre les mains du plus cruel ennemy qu'elle eust ? Peut-il esperer encor quelque amitié de celle qu'il a si indignement outragée ? par quelle raison me peut il demander que je l'aime ? Est-ce parce qu'il m'a aimée, ou que je l'ay aimé ? Cela, Madame, estoit bon en ce temps là : mais maintenant que de sa volonté il a cessé de m'aymer, & que par force il m'a contrainte de ne l'aimer plus, pourquoy me vient il representer le temps passé, qui n'est plus, & qui ne peut revenir ? temps de qui la memoire m'oblige plus à la hayne envers luy, que non pas au desir qu'il fust encore, puis que je recognois maintenant qu'il le meritoit si peu. Je l'advoüe, je l'ay aymé : mais tout ainsi que me donnant à un autre, il m'a monstré par effet qu'il ne m'aimoit plus : qu'il ne trouve pas estrange, puis que mon amitié procedoit de la sienne, que je n'en aye plus pour luy. Pourquoy a il coupé l'arbre dont il desiroit avoir le fruict ? Il m'a fait plus d'outrage que je ne luy en fais, puis qu'il a esté le premier offenseur, & toutefois j'en suis satisfaite, je ne m'en plains pas, & s'il m'en doit de retour, je l'en quitte de bon cœur, & qu'il ne me recherche plus d'une chose impossible. Qu'est ce qu'il vient me demander ? ne sçait il pas que tant que nostre amitié a esté mutuelle, j'ay esté à luy, & il a esté à moy, & en ce temps là il a peu disposer de moy par les loix de l'amitié, comme d'une chose sienne ? Que s'il m'adonnée à Calidon, par quelle raison me peut-il plus pretendre sienne, s'il a quelque affaire de moy qu'il recoure à celui à qui il m'a cedée, & s'il peut me r'avoir de luy, qu'il revienne à la bonne heure, je verray apres ce que j'auray à faire : mais s'il l'en refuse, qu'il ne se plaigne plus de moy, ny ne me demande plus l'amitié qu'il a quittée : mais que seulement il se ressouvienne de ne donner une autrefois ce qu'il pensera luy estre necessaire. Il m'a sacrifiée à ce qu'il dit, pour la santé de Calidon, monstrant en cela qu'il l'avoit plus cher que moy : Et bien à la bonne heure, mais ne se contente-il que son sacrifice ait esté receu, & que son cher Calidon ait esté rappellé du tombeau ? Ou bien veut-il retirer ingrattement comme sacrilege, ce qu'il a voüé aux manes de son frere : Oste, Thamire, ceste pensée de ton ame, le Ciel t'en puniroit, & ne faut que tu esperes, puis que j'ai esté offerte pour le salut de Calidon, que je vueille jamais plus me rabaisser aux hommes. Et à la verité ayant esté si mal traittée de celui que j'estimois plus que tous les hommes, ce seroit une grande imprudence de me remettre entre les mains de celui qui m'a sçeu si mal conduire. Quoy ! Thamire, me voudrois tu encor r'avoir, afin de sauver la vie une autrefois à quelqu'un de tes parens ou amis ? ne me recherche tu maintenant que pour me conserver tienne jusques à ce que Calidon retombe malade ? Contente toy que la disposition que tu fis une fois de moy reduisit ma vie à tel terme, que si tu desires me r'avoir pour le salut deceux que tu cheris plus que moy : tu dois estre asseuré que je desire avec plus de raison me conserver à moi-mesme, pour me maintenir la vieque j'aime beaucoup plus que celle d'un autre à qui tu me veux donner. Mais ne sois pas glorieux de m'avoir reduitte à l'extremité dont je parle : car si j'ai pleuré ton depart, je me ris, Thamire, de ton retour. Voilà, dis-je en moy-mesme, celui qui a fait si peu de conte de mon amitié qu'il a plus aimé le contentement d'autrui que ma vie propre : le voila, ce liberal du bien d'autruy, qui regrette les larmes aux yeux, la prodigalité qu'il en a faite. O Dieux combien estes vous justes, puis que m'ayant veuë offencer par ces deux Bergers, & cognoissant mon innocence, vous avez pris ma protection, & m'avez vengée par mes ennemis mesmes ! Quels desplaisirs ne reçoit point ce perfide, par celui mesme à qui il m'a voulu donner : Et quelles peines ne ressent point cest importun persecuteur de mon repos, par celui mesme qui lui a donné tout le droict qu'il pretend sur moy, maintenant qu'il se veut dédire de cette impertinente donation : Qui ne voit point en eux le bras de Tharamis, & qui ne recognoit en leur vie l'effet de la vengeance divine ? Que si céte cognoissance est si claire, comment dois je douter, Madame, que recognoissant le jugement que les Dieux en ont fait par la punition qu'ils leur ont ordonnée, vous ne ratifiez en terre maintenant par vostre sentence, ce que dans les cieux ils ont déjà jugé sur ce different.

      Ainsi finit Celidée, & faisant une grande reverence à la Nimphe, donna cognoissance qu'elle ne vouloit parler davantage, qui fut cause que Leonide commanda à Thamyre de dire ses raisons, à quoy satisfaisant il commença de parler ainsi.


RESPONCE
DU BERGER THAMYRE.


      A ce que je vois, grande Nimphe, il m'est advenu comme à celuy qui forge & trempe avec une grande peine le fer qu'un autre luy met apres dans le cœur : car ayant eslevé ce Berger & ceste Bergere avec tout le soin qu'il m'a esté possible, leur ayant apris, s'il faut dire ainsi, de parler & de vivre parmi le monde, à quoy se servent-ils maintenant de ce que je leur ay enseigné, sinon l'un à me ravir le cœur, & l'autre à me le percer de tant d'offences, qu'il ne me reste nulle esperance de vie que celle que j'attens de vostre favorable jugement ? Et bien je suis la bute de l'ingratitude & de la mecognoissance, mais encore que ces blesseures soient si sensibles, si aimay-je mieux en estre l'offensé que l'offenseur, & voir en moy les coups de la main d'autruy, qu'en autruy ceux de la mienne, tant je suis esloigné naturellement de cette erreur infame, &ennemie de la societé des hommes. Il adviendra peut estre, que recognoissant la faute que vous commettez tous deux, vous en aurez du regret, & vous repentirez de l'outrage que je reçois de vous en eschange des bons offices que vous advoüez d'avoir receu de moy : Et lors ces paroles pleines d'artifice dont vous vous armez à ma ruine, seront employées aux justes reproches que je vous devrois faire maintenant, si je ne vous aymois encores l'un & l'autre, & si ceste affection que je vous porte ne surmontoit de beaucoup les injures que vous me faites. Orsus, mes enfans, je les vous pardonne, j'ay bien supporté jusques icy vos jeunesses, je n'ay pas moins de force maintenant ny moins de volonté de les excuser à l'avenir : mais recognoissez le, & me cognoissez, advoüez le, & dites que pour pardonner de si grandes mescognoissances, il ne falloit pas une moindre amitié que la mienne.

      Je voy bien, Madame, que je parle aux sourds, & que je conseille des rochers, qui n'escoutent point mes paroles, si n'ay-je peu m'empécher avant que de venir aux raisons de donner cela à l'affection que je leur porte, afin d'essayer cette voye plus douce & plus honorable pour eux, que celle de la contrainte de vostre jugement : mais puis qu'ils demeurent obstinez, usons du fer & du feu en leurs playes, puis que les doux remedes y sont inutiles.

      Voici donc les meilleures raisons que Calidon allegue. Tu m'as donné Celidée, & tuestois obligé de me la donner par l'asseurance que mon pere a euë en toy, par l'amitié que tu m'as portée, & par l'espoir que tu as eu de m'obliger à toy. Et tu m'offences davantage de la vouloir retirer apres me l'avoir donnée, que si tu me l'eusses refusée dés la premiere fois. C'est ce me semble, grande Nimphe, tout ce que ce Berger a voulu dire, avec une si grande abondance de paroles, & contre la raison, contre luy-mesme & contre moy.

      Ingrat Berger, tu te veux prevaloir à mon desadvantage de ma bonté, & de la pitié que j'ay eu de toy. Tu dis que je t'ai donné Celidée, & pourquoy te l'ai-je donnée ? estoit ce point que je m'ennuyasse d'elle, ou seulement pour favoriser ton plaisir ? Nullement, dis-tu, mais pour te sauver la vie, tu m'es donc obligé de la vie : & n'es tu pas bien ingrat de la vouloir oster à celuy qui te l'a conservée ? Que si je te l'ay donnée pour te maintenir en vie, quel tort te fais-je de te la demander maintenant que je vois ta vie asseurée ? Mais diras-tu, si je suis gueri, ç'a esté pour l'esperance que j'ay euë, que Celidée me demeureroit : Et qu'importe comme que tu sois revenu en santé, pourveu que tu ne sois plus en danger ? La courtoisie & la discretion nous enseignent, que quand nous nous sommes servis en nostre necessité de ce qui est à nos amis, nous le leur rendions avec des remerciemens. Tu es bien loin de ceste courtoisie & de ceste discretion, puis que t'ayant donné l'esperance des bonnesgraces de Celidée, & la santé t'estant revenuë par son moyen, maintenant tu la veux pretendre tienne, & cherche par tes paroles d'en trouver des pretextes pour couvrir ton ingratitude. Mais peut-estre il dira, Madame, que si je la retire, il retombera aux mesmes accidens, & aux mesmes dangers de sa vie qu'il a esté. Nullement, grande Nimphe, nous l'avons veu par experience : car estant esseuré que Celidée ne sera jamais sienne, il est bien devenu un peu plus melancolic qu'il n'estoit pas : mais on n'a point veu d'apparence qu'il fust en danger de sa vie, & c'est ce qui a causé, que recognoissant qu'il ne s'agissoit plus de sa vie, mais de son plaisir seulement, j'ai pensé que mon contentement me devoit estre aussi cher que le sien, & que l'occasion estant passée, pour laquelle je lui avois cedé Celidée, je pouvois la retirer sans l'offenser. Mais soit ainsi qu'il y ait encor du danger pour lui : il y en a aussi pour moi, & de telle sorte que la mort m'est plus asseurée que la vie si je suis privé de cette belle. Jugez, Madame, si par toute sorte de devoir il n'est pas obligé à faire autant pour moy, que j'ai fait pour lui, s'il croit que j'aye deu luy remettre Celidée, afin de lui sauver la vie, à cause que son pere m'a aimé & me l[']a recommandé à sa mort, pourquoy ne juge-il qu'il est obligé à me la remettre, maintenant qu'il s'agist de ma conservation pour les mesmes respects de l'amitié que son pere m'a portée, & pour la recommandation qu'il m'a faite de luy ? Puis qu'il n'y a point de doute que si celam'a peu obliger en son endroit à quelque devoir, cette mesme consideration le rend encor plus mon redevable, & par ainsi si l'amitié que j'ay portée à Calydon m'a obligé d'avoir soing de sa vie, peut-il croire que pour ne m'estre mescognoissant il ne soit obligé d'en avoir encor davantage de la mienne ? Que si comme il l'advouë, je la luy ay remise, pour l'obliger à me rendre de semblables offices, soit en ma necessité, soit quand je les luy demanderay, pourquoy ne le fait il à cette heure que je l'en requiers, & qu'il sçait bien (l'ingrat qu'il est) que je ne puis vivre s'il me les refuse ? n'est-il pas de mauvaise foy s'il me les nie : n'est il pas ingrat s'il ne me les rend, & n'est il pas indigne de se dire fils de celuy qui m'a tant aimé, puis qu'il croit que cette amitié m'a obligé à me priver de la chose du monde que j'ay euë la plus chere ? Et ne merite-il pas que je le desadvoüe pour parent, puis qu'il a si peu de ressentiment de ma mort qu'il voit toute certaine, voire ne le dois-je pas nier mon amy, puis qu'en mon extreme necessité je ne reçois pas les offices que je luy ay rendus, & bref ne le dois-je pas tenir pour le plus cruel ennemi que je puisse avoir, puis qu'il pourchasse contre raison, & avec tant de violence de me donner la mort ?

      Le souvenir des ingratitudes, receuës des personnes qui nous sont obligées, nous donne des desplaisirs tant insuportables, qu'il m'est impossible de respondre au long à ce Berger qui m'a tant offensé. Je vous diray donc,Madame, en peu de mots, que si pour luy avoir cedé Celidée, il m'est obligé de la vie, je luy quitte cette obligation, & veux bien qu'il ne m'en ait point, pourveu qu'il me quitte ma Bergere. Et pour monstrer qu'il est hors de tout danger, il ne peut nier qu'il n'y ait plus d'une Lune qu'il a eu le refus de Celidée. Elle luy a dit, Je ne vous aimeray jamais, elle luy a fait sçavoir que sa mere luy avoit promis de ne la marier jamais contre sa volonté, & en mesme temps luy a juré que le Ciel & la Terre se r'assembleroient plustost qu'elle s'unist d'affection avec luy : toutes fois vous le voyez, il ne vit pas seulement, mais tâche d'oster la vie à celuy qui la luy a conservée. Que si je suis asseuré & luy aussi que Celidée ne sera jamais sienne : n'est-il pas le plus ingrat & mescognoissant homme du monde, de me vouloir empécher que je ne l'obtienne ? Il n'y a plus d'esperance pour luy, & pourquoy ne veut-il point qu'il y en ait pour moy ? s'il desire qu'un autre possede ce bien plustost que moy, peut on voir une ingratitude semblable à la sienne ? & puis-je avoir tort de clorre les yeux à toutes les considerations qui pourroient estre à son advantage, puis qu'il en a si peu à ce qu'il me doit ? Je luy ay donné ce qui estoit à moy, & il ne me veut laisser ce qui n'est à luy. Je luy ay sauvé la vie en me despoüillant de ce que j'avois de plus cher, & il me la veut ravir en me refusant ce qui ne fut ny ne sera jamais sien. Mais, grande Nymphe, toutes ces disputes entre luy & moy sont bien ce me semble, horsde propos, puis que son malheur & la trop grande amitié que je luy ay portée, nous oste à tous deux ce bien que nous nous refusons l'un à l'autre. Quel droit y as-tu Calidon, puis que elle ne t'aime point ? nul autre, diras-tu, sinon celuy de mon affection, & du don que tu m'en as fait. Mais, Berger, comment y peux tu pretendre pour ton affection, puis que tu vois assez qu'elle la refuse & la desdaigne ? & comment pour le don que tu as receu de moy, puis que je ne t'ay peu remettre autre chose que la part que j'y avois ? Or tout ce qui estoit mien dépendoit de sa volonté, que si cette volonté s'est retirée de moy, quel pouvoir m'y reste-il ? Tu n'y as donc rien, Berger, & n'y dois rien pretendre. Voyons maintenant quel est le droict que j'y puis demander. O Dieux ! qu'il seroit grand, s'il n'y avoit point eu de Calidon au monde ! car une amitié d'enfance, un soin si longuement continué, une recherche si pleine d'honesteté, & depuis une affection si violente, & une si longue possession de ses bonnes graces, ne rendoient ma cause que trop forte, si Calidon n'eust point esté, ou si estant il eus testé sans yeux, ou ayant des yeux s'il les eust conduits, comme la raison luy ordonnoit.

      J'advouë, belle Celidée, (& je l'advouë les larmes aux yeux, & le regret au profond du cœur,) j'advouë dis-je, que vous avez plus de raison de vous plaindre de moy, que ny vos paroles, ni les miennes ne sçauroient representer : Je confesse que jamais amitié ne receutun plus grand effort, que celuy que la vostre a souffert de mon imprudence. Mais qui doit supporter, voire vaincre les plus grandes difficultez, sinon celuy qui en a la force & le courage ? Et bien, je vous ay fort outragée, mais ne devez vous desdaigner cette offence, pour monstrer que veritablement vous m'aimiez ? Quelle preuve de vostre amour ne m'avez vous autresfois promise ? Qu'est-ce que vous ne m'avez point dit qu'elle surmonteroit ? Je vous somme maintenant de vostre parole, & si vous vous en desdites, & que vostre jugement alteré par l'offence, ordonne autrement qu'à mon advantage, j'appelle de vous à vous mesmes lors que vous recevrez les advis de vostre amour, aussi bien que maintenant vous n'escoutez que ceux du despit. Et comment me vouliez vous rendre preuve de vostre bonne volonté, si quelque semblable occasion ne se fut offerte ? Quoy donc ? tant que je vous eusse obligée par services, par affections & par toutes sortes de devoirs, vous eussiez continué de m'aimer ; appellez vous cela une preuve d'affection, ou plustost n'est-ce pas une reconnoissance d'obligation ? Il falloit pour me rendre tesmoignage de vostre amitié, que ce fust en une occasion où vous eussiez sujet de me hayr : la fortune a voulu que cette-cy se soit presentée, j'en ay à la verité du regret, mais puis qu'elle est advenuë, y a-t'il apparence que vous ne la receviez pas, ou que vous puissiez vous desdire de ce que vous m'avez tant de fois promis ? Quoy donc ? vous serez peut estrede ces personnes, qui loin du peril se vantent de ne rien craindre, & à la premiere rencontre de l'ennemy se vont cacher sans resistance ? Mais direz vous, comment esperes tu, Tamire, de recevoir les fruicts que l'amour produit si imprudemment, tu en as couppé l'arbre ? tu le devois pour le moins conserver & non le rendre un tronc inutile, si tu faisois dessein de t'en prevaloir. Ha belle Celidée ! permettez moy de vous dire que j'eusse plustost couppé ma vie que cette chere plante d'Amour, & que quand je l'eusse entrepris il m'eut esté impossible. Et toutes fois soit ainsi que mon imprudence l'ait couppée, ne sçavez vous pas que le Myrthe est l'arbre d'Amour, & pourquoy le voulez vous changer en Ciprés ? Le Myrthe est de céte nature, que plus il est coupé, & plus il rejette de diverses branches. Que je voye donc cet effect en vostre ame, afin que je croye que veritablement ç'a esté un arbre d'Amour, & non pas une plante funeste.

      Mais je veux que la faute que j'ay commise en vous quittant soit tres-grande, vous semble-t'il que mon erreur puisse vous donner permission d'en commettre un semblable ? Si vous le jugez ainsi, il n'y a point de doute, que comme en m'esloignant de vous, vous prenez sujet de vous esloigner de moy, que de mesme en retournant vers vous, je ne vous convie de vous en retourner vers moy : ou bien vous advoüerez que vous n'avez des yeux que pour les mauvais exemples, & demeurez aveugle pour les bons. Donc vous vous laisserez plusemporter à l'offence qu'à la satisfaction, & vous consentirez qu'aupres de vous le mal ait l'advantage par-dessus le bien ? Cette resolution est indigne de l'ame de Celidée, qui ne promet par sa veuë que toute douceur.

      Mais vous dites que vous ayant donnée à Calidon, si j'ay affaire de vous, c'est à luy à qui il faut que je vous demande. Cette responce me mettroit bien en peine pour le peu de bonne volonté que j'ay recogneuë en ce Berger, si je ne vous avois ouy dire qu'il m'estoit impossible de vous donner à luy. Or l'affaire est parvenuë en ce point qu'il faut que vous soyés ou à luy ou à moy : que si vous niez d'estre mienne à cause de cette imprudente donation, & bien Celidée, pour n'estre à Thamire, vous serez à Calidon : voyez si ce changement vous est plus agreable. Que si au contraire vous refusez d'estre à Calidon, vous ne pouvez nier que vous ne soyez à moy, puis qu'ayant esté mienne, & la donation que j'en avois faite n'ayant point eu d'effect, toute sorte de droit ordonne que la chose donnée revienne à son premier possesseur. Et vous ne devez vous offenser, comme il semble que vous faites, de ce que je vous ay sacrifiée pour la santé de Calidon, puis que les Hosties que nous offrons aux Dieux, sont tousjours les choses les plus entieres & parfaites que nous ayons. Et ne pensez pas pour cela si je continuë de vous aymer, que je sois sacrilege, ni que je profane les choses saintes & sacrées, puis que nous aymons bien les Dieux mesmes, voire c'est le plus grandcommandement qu'ils nous facent que de les aimer : que si outre cete amitié, je desire de vous posseder, ne croyez point que je commette offence, ni contre eux, ni contre vous, puis que nous n'avons rien qui ne soit à eux, & que d'oresnavant je ne vous aymeray pas seulement, mais vous adoreray avec toute sorte de devoir & de submission. Et pour Dieu ne me demandez plus jusques à quand je vous garderay, & si ce ne sera point pour vous employer encores à la guerison de quelque autre : car veritablement si je desire de vous r'avoir, c'est bien pour le salut de quelqu'un, mais pour celuy seulement de ce Thamire que Celidée a tant aimé, qui advoüant sa faute, ne la veut plus pretendre sienne par autre raison que par celle de son extreme affection, & qui ne voulant entrer en autre jugement avec elle qu'en celuy de l'Amour, se jette à ses genoux, & proteste par tous les Dieux de n'en bouger jamais qu'il n'ait perdu la vie, ou recouvré le bon heur d'estre encor aymé de Celidée.

      A ce mot, il se jetta en terre, & luy embrassant les iambes, luy arrosoit le giron avec ses larmes, dont presque toute la compagnie fut esmeuë, mesme Celidée pour ne luy en donner connoissance, luy mettant une main contre le visage, tourna la teste de l'autre costé. Alors la Nimphe voyant qu'ils ne vouloient rien dire davantage se leva, & tirant Paris, les Bergeres & Silvandre à part, leur demanda ce qu'il leur sembloit de ce different. Les advis furent divers, les uns panchans d'un costé, &les autres d'un autre : en fin toutes choses ayant esté longuement debattuës, apres que chacun se fut remis en sa place, elle prononça son jugement de telle sorte.


JUGEMENT DE LA NIMPHE
LEONIDE.


      Trois choses se presentent à nos yeux, sur le different de Celidée, Thamire & Calidon : la premiere, l'Amour : la deuxiesme, le devoir : & la derniere, l'offense. En la premiere nous remarquons trois grandes affections : en la deuxiesme, trois grandes obligations : & en la derniere, trois grandes injures. Celidée dés le berceau a aimé Thamire, Thamire a aimé Celidée estant des-ja avancé en âge, & Calidon l'a aimée dés sa jeunesse. Celidée a esté obligée à la vertueuse affection de Thamire, Thamire l'a esté à la memoire du pere de Calidon, & Calidon aux bons offices de Thamire. Et en fin Celidée a esté fort offencée de Thamire quand il l'a vouluë remettre à Calidon, & Calidon n'a pas moins offencé Thamire & Celidée ; Thamire en luy refusant la mesme courtoisie qu'il avoit receuë de luy, & Celidée en la recherchant contre sa volonté, & luy faisant perdre celuy qu'elle aimoit. Toutes ces choses longuement debatues & bien considerées, nous avons connu que tout ainsi que leschoses que la nature produit, sont tousjours plus parfaites que celles qui procedent de l'art : de mesme l'Amour qui vient par inclination, est plus grande & plus estimable que celles qui procedent du dessein ou de l'obligation. Davantage, les obligations que nous recevons en nostre personne mesme, estant plus grandes que celles que la consideration d'autruy nous represente, il est certain qu'un bienfait oblige plus que cette memoire : & en fin si l'offence meslée avec l'ingratitude est plus griefve que celle qui seulement nous offense, il n'y a personne qui n'advouë celuy là estre plus punissable, qui les commet toutes deux. Or nous cognoissons que l'amour de Thamire procede d'inclination, puis qu'ordinairement celles qui sont telles, sont reciproques, & qu'aussi aimant Celidée, il en a esté aimé : ce qui n'est pas advenu à Calydon, de qui l'infertile affection n'a rien produit que de la peine & du mespris. De plus, les bons offices que Calidon a receus de Thamire, le rendent plus son obligé que Thamire ne le peut estre, à la consideration de son oncle : mais au contraire, l'offence de Calydon envers luy, estant meslée d'ingratitude, est beaucoup plus grande que celle que Calidon en reçoit, puis que Thamire la peut presque couvrir du non de vengeance ou de chastiment. C'est pour quoy, en premier lieu nous ordonnons que l'amour de Calydon cede à l'amour de Thamire, que l'obligation de Thamire soit estimée moindre que celle de Calidon, & l'offense de Calidon plusgrande que celle de Thamire. Et quant à ce qui concerne Thamire & Celidée, nous declarons que Celidée a plus d'obligation à Thamire, mais que Thamire l'a plus offensée, d'autant qu'il l'a aimée avec tant d'honnesteté, & eslevée avec tant de soin, qu'elle seroit ingratte, si elle ne s'en tenoit obligée : mais l'offense qu'il luy a faite n'a pas esté petite, lors qu'au desadvantage de son affection, il a voulu satisfaire aux obligations qu'il pensoit avoir à Calidon. Et toutesfois, d'autant qu'il n'y a offense qui ne soit vaincuë par la personne qui aime bien : nous ordonnons de l'advis de tous ceux qui ont ouy avec nous ce different, que l'amour de Celidée surmontera l'offence qu'elle a receu de Thamire, & que l'amour que Thamire luy portera à l'advenir surpassera en eschange celle que luy a porté Celidée jusques icy : car tel est nostre jugement.

      Tel fut le jugement de Leonide, qui depuis fut suivy de tous trois, encor que le pauvre Calidon en receut tant de desplaisir, que n'eust esté la cognoissance que depuis il eut du desdain de Celidée, il n'y a point de doute qu'il ne l'eust peu supporter : mais son mal en cette occasion luy servit de remede, lors que d'un jugement un peu plus sain, il peut considerer quelle obligation il avoit à Thamire, & quelle estoit sa folie, de vouloir estre aimé par force de Celidée. Toutes fois cette consideration n'eut guieres de force en luy pour le commencement, par ce que les premiers mouvemens furent trop grands en luy, se voyant tout à coupdescheu de ses esperances : ce que la Nimphe prevoyant bien, afin d'éviter les regrets & les pleurs de ce Berger, aussi tost qu'elle eut prononcé les dernieres paroles de son jugement elle se leva, y estant mesme conviée par la nuit qui s'approchoit, ne restant guiere plus de jour qu'il luy en faloit pour se retirer chez son Oncle. Apres avoir donc salué ces belles Bergeres, elle & Paris prierent Silvandre de les conduire jusques hors du bois de Bonlieu, craignant de ne se pouvoir pas bien demesler de quelques sentiers entrelassez, parce qu'il estoit trop tard, ne voulant permettre à ces honnestes Bergeres de l'accompagner pour cette occasion. Elles se separerent donc de cette sorte, & peu apres la Nimphe & Paris licentierent aussi Silvandre, ayant passé le Pont de la Bouteresse, & continuant leur voyage, arriverent chez Adamas qui estoit prest à souper. Silvandre d'autre costé reprenant son chemin, laissa à main gauche Bonlieu, Temple dedié à la bonne Déesse, où elle est servie avec honneur & devotion par les Vestales & chastes filles Druides, sous la charge de la venerable Chrisante, & passa dans un bois si toufu, qu'encores que la Lune fut des-ja levée, & qu'elle esclairast, si ne pouvoit-il qu'à peine voir le chemin par où il passoit. Il est vray que ses pensées quelques fois luy ostoient aussi bien la veuë que l'espesseur des arbres, parce que tout ravy en la pensée de Diane, il ne voyoit pas mesme les choses sur lesquelles ses yeux se tournoient. Et de fortune, ayant choppé contre la racine d'ungros arbre, il revint en luy mesme, & voulant prendre le chemin de son hameau, parce qu'il s'en estoit un peu destourné, sans y penser, il parvint en un lieu du bois, où les arbres pour estre rares luy laisserent voir la Lune. Elle avoit passé le plein de quelques jours, & ne la issoit toutesfois d'esclairer, de sorte que le Berger, oubliant tout autre dessein, se jetta à genoux pour l'adorer, parce que la conformité des noms de Diane & d'elle luy commandoit d'aimer cet Astre sur tous ceux qui paroissoient dans les cieux. L'ayant donc adorée, & sa Bergere en elle, il se releva, & tenant les yeux haussez vers elle, il luy parla de cette sorte.


SONNET.
RAPORT DE DIANE A
LA LUNE.


      Bel Astre flamboyant, qui dans un Ciel serain
Esclairez de la Nuict le visage effroyable,
Ne vous offensez point si je vous dis semblable
A la belle qui tiens mon cœur dedans sa main.

      Comme vous chastement elle s'arme le sein
De tant de cruautez qu'elle en est redoutable,
Et quiconque la voit, Acteon miserable,
Devoré de desirs va l'appellant en vain.

      Tous les feux de la Nuict vous cedent en lumiere,
Et des belles, Diane est tousjours la premiere,
Rien ne trompe voz coups, rien n'esvite ses yeux.

      Bref vous vous ressemblez, non elle est plus cruelle,
Car un Endimion vous fit laisser les Cieux,
Mais nul Endimion ne se trouve pour elle.

      O Dieux ! s'escria-t'il alors, & que sera ce donc de toy Silvandre, puis qu'il n'y a point d'Endimion pour elle ? seroit-il possible que la Nature qui s'est pleuë en cest ouvrage, si jamais de tous ceux qui luy sont sortis de la main, elle en a eu quelqu'un d'agreable. Est-il possible dis-je qu'elle ait donné tant de beauté à cette Bergere, pour ne luy donner point d'Amour ? Quoy donc ? il n'y aura que les yeux qui joüissent d'une chose si rare ? Et pourquoy ne permettent les Dieux que si nos cœurs en reçoivent les plus grands coups, nos cœurs aussi en ressentent le plus grand contentement ? L'ont-ils faite si belle pour n'estre point aymée ? ou si nous l'aimons, l'ordonnent-ils seulement pour nous consumer ? Ah ! je voy bien qu'ils me respondent que si cette beauté a esté produite pour estre aimée, c'est pour sa propre gloire & pour le dommage de ceux qui l'aimeront, comme moy. Cette pensée l'arresta si court, qu'en cessant de marcher, apres l'avoir long temps roulée dans son esprit, il profera telles paroles.


SONNET.
QU'IL N'Y A CONSIDERATION
QUI L'EMPESCHE D'AYMER
sa Maistresse.


      Mon penser, hé! pourquoy me viens tu figurer,
Qu'il ne faut que je l'aime, & qu'elle est pour un autre,
Si c'est pour un mortel, ne peut elle estre nostre,
Et si c'est pour un Dieu ne la puis-je adorer ?

      Si c'est pour un Mortel, qui sçauroit mesurer,
Entre tous les mortels son amour à ma flame,
Et si c'est pour un Dieu, se peut-il voir une ame,
Qui d'un zele plus sain la puisse reverer ?

      Mais que nous vaut cela si cette ame cruelle,
Ne daigne regarder ceux qui meurent pour elle,
L'Amour ou la Raison la forceront un jour.

      En fin elle aimera, puis que nul ne l'évite,
Que si c'est par Raison, gagnons la par merite,
Et si c'est par Amour, gagnons la par Amour.

      La Lune alors, comme si c'eust esté pour le convier à demeurer davantage en ce lieu, sembla s'allumer d'une nouvelle clarté, & parce qu'avant que de partir, il avoit mis son troupeau avec celuy de Diane, & qu'il s'asseuroitbien que sa courtoisie luy en feroit avoir le soin necessaire, il resolut de passer en ce lieu une partie de la nuit, suivant sa coustume : car bien souvent se retirant de toute compagnie, pour le plaisir qu'il avoit d'entretenir ses nouvelles pensées, il ne se donnoit garde que s'estant le soir esgaré dans quelque valon retiré, ou dans quelque bois solitaire, le jour le surprenoit avant que la volonté de dormir, r'attachant ainsi le soir avec le matin par ses longues & amoureuses pensées. Se laissant donc à ce coup emporter à ce mesme dessein, suivant sans plus le sentier, que ses pieds r'encontroient par hazard, il s'eslongna tellement de son chemin, qu'apres avoir formé mile chimeres, il se trouva en fin dans le milieu du bois, sans se resconnoistre. Et quoy qu'à tous les pas il choppast presque contre quelque chose, si ne se pouvoit-il distraire de ses agreables pensées. Tout ce qu'il voyoit, & tout ce qui se presentoit devant luy, ne servoit qu'à l'entretenir en cette imagination. Si, comme j'ay dit, il bronchoit contre quelque chose : Je trouve bien encores, disoit-il, plus de contrarietez à mes desirs. S'il oyoit trembler les fueilles des arbres, esmeuës par quelque soufle de vent, O que je tremble bien mieux de crainte, disoit-il quand je suis pres d'elle, & que je luy veux dire les veritables passions qu'elle pense estre feintes ! Que s'il levoit quelques fois les yeux en haut, considerant la Lune, il s'escrioit,

      La Lune au Ciel, & ma Diane en terre.

      Le lieu solitaire, le silence, & l'agreable lumiere de cette nuit, eussent esté cause que le Berger eut longuement continué, & son promenoir, & le doux entretien de ses pensées, sans que s'estant enfoncé dans le plus espais du bois, il perdit en partie la clarté de la Lune qui estoit empeschée par les branches, & par les fueilles des arbres, & que revenant en luy mesme, voulant sortir de cet endroit incommode, il n'eut pas si tost jetté les yeux d'un costé & d'autre pour choisir un bon sentier, qu'il ou[y]t quelqu'un qui parloit aupres de luy. Encor qu'il s'entretint en ce lieu separéde chacun pour estre tout à luy mesme, si ne laissa-il d'avoir la curiosité de sçavoir qui estoient ceux qui comme luy passoient les nuits sans dormir, s'asseurant bien qu'il faloit que ce fut quelqu'un atteint de mesme mal qu'il estoit, faisant bien paroistre en cela qu'il est vray que chacun cherche son semblable, & que la curiosité a principalement un tres-grand pouvoir en amour, puis qu'ayant un si doux entretien que celuy de ses pensées, pour lesquelles il mespriosoit toutes choses, hormis la veuë de Diane, il estoit toutesfois content de les interrompre, pour apprendre des nouvelles de ceux qu'il ne connoissoit point. Les quittant donc pour quelque temps, & donnant cela à sa curiosité, il tourna ses pas du costé où il oyoit parler, & se laissant conduire par la voix à travers les arbres & les ronces qui s'espessissoient davantage en ce lieu, il ne se fut avancé quinze ou vint pas qu'il se trouva dans le plusobscur du bois assez pres de deux hommes, qu'il luy fut impossible de reconnoistre, tant pour l'obscurité du lieu, que pour ce qu'ils avoient le dos tourné contre luy. Il vit bien toutesfois à leurs habits, que l'un estoit Druide, & l'autre Berger. Ils estoient assis sous un arbre qui abreuvoit ses racines dans la claire onde d'une fontaine, de qui le doux murmure & la frescheur les avoit conviez à passer en ce lieu une partie de la nuit. Et lors que Silvandre estoit plus desireux de les connoistre, il ouyt que l'un d'eux respondoit à l'autre de cete sorte. Mais, mon pere, c'est une chose estrange, & que je ne puis assez admirer, que celle que vous me dites de cette beauté : puis que selon vostre discours, il faudroit advoüer qu'il y en a d'autres beaucoup plus parfaites que celle de ma Maistresse : ce que je ne puis croire sans l'offenser infiniment. Car s'il estoit vray, il faudroit de mesme dire que la sienne ne seroit pas accomplie, puis qu'on ne doit tenir pour telle la beauté qui est moindre que quelque autre : crime ce me semble de leze Majesté, soit contre ma Maistresse, soit contre l'Amour. Il ouyt alors que le Druide luy respondoit : Mon enfant, vous ne devez nullement douter de ce que je vous dis, ni le croyant craindre d'offencer sa beauté ni vostre Amour, & je m'asseure que je le vous feray entendre en peu de mots. Il faut donc que vous sçachiez, que toute beauté procede de cete souveraine bonté, que nous appellons Dieu, & que c'est un rayon qui s'eslance de luy sur toutes les choses creées : Etcomme le Soleil que nous voyons, esclaire l'air, l'eau & la terre d'un mesme rayon, ce Soleil Eternel embellist aussi l'entendement Angelique, l'ame raisonnable & la matiere : mais comme la clairté du Soleil paroist plus belle en l'air qu'en l'eau, & en l'eau qu'en la terre, de mesme celle de Dieu est bien plus belle en l'entendement Angelique qu'en l'ame raisonnable, & en l'ame qu'en la matiere. Aussi disons nous qu'au premier il a mis les Idées, au second les raisons, & au dernier les formes.

      Il vouloit continuer lors que le Berger l'interrompit de cette sorte : vous vous eslevez un peu trop haut, mon pere, & ne regardez pas à qui vous parlez : j'ay l'esprit trop pesant pour voler à la hauteur de vostre discours : toutesfois, si vous me faites entendre, que c'est que l'entendement, que l'ame,& que la matiere dont vous parlez, peut-estre y pourrois-je comprendre quelque chose. Mon enfant, adjousta le Druide, les entendements Angeliques, sont ces pures intelligences, qui par la veuë qu'ils ont de ceste souveraine beauté sont embellies des Idées de toutes choses : l'ame raisonnable est celle par qui les hommes sont differents des brutes, & c'est elle mesme, qui par le discours nous fait parvenir à la cognoissance des choses, & qui à cette occasion s'appelle raisonnable. La matiere est ce qui tombe sous les sens, qui s'embellit par les diverses formes que l'on luy donne, & par là vous pouvez juger, que celle que vous aimez peut bien avoiren perfection les deux dernieres beautez que nous nommons corporelle & raisonnable, & que toutefois nous pouvons dire sans l'offenser, qu'il y en a d'autres plus grandes que la sienne. Ce que vous entendrez mieux par la comparaison des vases pleins d'eau : car tout ainsi que les grands en contiennent d'avantage que les petits, & que les petits ne laissent d'estre aussi pleins que les plus grands, de mesme faut-il dire des choses capables de recevoir la beauté : car il y a des substances qui pour leur perfection en doivent recevoir selon leur nature beaucoup plus que d'autres, qui toutefois ne se peuvent dire imparfaites, ayant autant de parfection, qu'elles en peuvent recevoir : & c'est de celles cy que sera vostre maistresse, que sans offence vous pouvez dire parfaite, & advoüer moindre que ces pures intelligences dont je vous ay parlé. Que si toutesfois vous ne vous laissiez emporter aux folles affections de la jeunesse imprudente, faisant peu de conte de cette beauté que vous voyez en son visage, vous mettriez toute vostre affection en celle de son esprit, qui vous rendroit aussi content & satisfait que l'autre jusques icy vous a donné d'occasions d'ennuy, & peut estre de desespoir. Il y a long temps, respondit le Berger, que j'ay oüi discourir sur ce sujet, mais les déplaisirs que j'ay soufferts m'en avoient osté la memoire.

      Je me souviens à ceste heure qu'il y avoit un de vos Druides qui taschoit de prouver qu'il n'y avoit que l'esprit, la veuë, & l'oüyequi deussent avoir part en l'Amour, d'autant disoit-il, que l'Amour n'est qu'un desir de Beauté, & y ayannt trois sortes de beauté, celle qui tombe sous la veuë de laquelle il faut laisser le jugement à l'œil, celle qui est l'harmonie, dont l'oreille est seulement capable, & celle en fin qui est en la raison, que l'esprit seul peut discerner, il s'ensuit que les yeux, les oreilles, & les esprits seuls en doivent avoir la jouyssance. Que si quelques autres sentimens s'y veulent mesler, ils ressemblent à ces effrontez qui viennent aux nopces sans y estre conviez. Ha mon enfant ! adjousta l'autre, que ce Druide vous apprenoit une doctrine entenduë peut estre de plusieurs, mais suivie sans doute de peu de personnes. Et c'est pourquoy il ne faut point trouver estranges les ennuis & les infortunes qui arrivent parmy ceux qui ayment : car Amour, qui veritablement est le plus grand & le plus sainct de tous les Dieux, se voyant offensé en tant de sortes, par ceux qui se disent des siens, & ne pouvant supporter les injures qu'ils luy font, soit en contrevenant à ses ordonnances, soit en profanant sa pureté, les chastie presque ordinairement, afin de leur faire recognoistre leur faute : car toutes ces jalousies, tous ces desdains, tous ces rapports, toutes ces querelles, toutes ces infidelitez, & bref tous ces desnoüemens d'amitié, que pensez vous, mon enfant, que ce soient que punitions de ce grand Dieu ? Que si nos desirs ne s'estendoient point au delà du discours, de la veuë, & de l'oüye, pourquoy serions nousjaloux, pourquoy desdaignez, pourquoy douteux, pourquoy ennemis, pourquoy trahis, & en fin pourquoy cesserions nous d'aymer & d'estre aymez, puis que la possession que quelque autre pourroit avoir de ces choses n'en rendroit pas moindre nostre bon heur ?

      Alors Silvandre oüit, qu'avec un grand souspir, le Berger l'interrompit ainsi. Helas ! mon pere, que vostre discours semble estre veritable pour tous ceux qui aiment sinon pour moy ! car mon amitié a esté tant honneste, qu'il n'y a chaste Vestale qui s'en fust peu offenser, & quand l'Amour seroit le plus severe juge de tous les Dieux, si suis-je tres-asseuré qu'il ne sçauroit trouver sujet de reprendre mon affection, & toutefois quel Amant a jamais esté plus rigoureusement traité que je suis ? Mon enfant, dit il, il y a plusieurs choses qui font de differens effets selon les sujets qu'elles rencontrent : Et la regle qui est droitte, n'est pas seulement pour tirer une ligne semblable, mais sert bien souvent pour faire cognoistre ce qui n'est pas droict. Les desastres aussi que vous ressentez, encores qu'en d'autres on les doive appeller punitions, en vous toutesfois, nous les nommerons des tesmoignages, & des espreuves d'Amour & de vertu ; qui en fin reüssiront de telle sorte à vostre advantage, que vous pourrez dire, avec raison, que vous n'eussiez jamais esté assez heureux, si vous n'eussiez esté trop mal heureux. Et cependant soyez certain que vostre Maistresse n'est pasà se repentir de sa faute, & du tort qu'elle vous a faict.

      A ce mot, parce qu'il estoit desja tard, il se leva pour s'en aller, & prit le Berger par la main, qui le suivant luy respondit : Je vous supplie, mon pere, & vous conjure par toute l'amitié que vous me portez, de ne me dire jamais plus que ma maistresse ait failly, ny moins qu'elle m'ait fait quelque tort : car outre que cela ne peut estre, puis qu'elle a le pouvoir de disposer plus absolument de moy que moy mesmes, encores offensez vous la plus parfaite personne que jamais la Nature ait produicte, & me desobligez plus par telles paroles que ne me peut estre aggreable l'assistance que je reçoy de vous en l'estat où je suis.

      Silvandre qui escoutoit attentivement leur discours, & consideroit le plus particulierement qu'il luy estoit possible leurs actions, ne peut toutefois les recognoistre empesché de l'obscurité du lieu, qui encores qu'esclairé de quelques rayons de la Lune, demeuroit fort sombre pour l'espesseur des arbres de la fontaine. Et quoy qu'il luy semblast bien de reconnoistre le Druide, si ne s'en pouvoit-il asseurer le voyant seulement par derriere ; pour le Berger, il le mescognoissoit tout à faict, bien qu'il eust quelque memoire d'avoir oüy autresfois une semblable voix. Cette incertitude donc fut cause qu'il les suivit, esperant que la clairté de la Lune les luy feroit recognoistre hors du bois : mais parce qu'il s'en tenoitesloigné, pour n'estre apperceu d'eux, il ne se prit garde qu'il les perdit entre les arbres, & ne sceut depuis deviner qu'ils estoient devenus : de quoy fort ennuyé, il ne cessa de les chercher, que la plus grande partie de la nuict ne fust escoulée. Le travail & le sommeil en fin le contraignirent de choisir un lieu pour reposer, ne sçachant bonnement par où s'en retourner en son hameau.

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LE
TROISIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
D'ASTRÉE.


      Lors que Silvandre s'endormit, la nuict estoit desja tant advancée, qu'il ne s'esveilla que le Soleil ne fust fort haut : Et au contraire, le Berger, qui la nuict avoit discouru avec le Druide, fut aussi matineux que l'Aurore : Et par ce que le lieu de sa demeure estoit pres de là, de fortune se promenant selon sa coustume, il apperceut Silvandre endormy, & desireux de le cognoistre, (par ce que depuis plus d'un mois qu'il faisoit sejour en ce lieu, il n'y avoit rencontré Berger de sa cognoissance,) il s'approcha doucement de luy : mais il n'eust plustost jetté l'œil dessus qu'il le recogneut pour l'un de ses plus grands amis, & telle cognoissance luy fist venir les larmesaux yeux pour le souvenir de sa vie passée : & se retirant quelques pas en arriere, & se couvrant d'un gros arbre pour n'estre apperceu de luy, si de fortune il s'esveilloit, il le considera quelque temps fort attentivement, & dit en fin d'une voix assez basse. Tres-cher amy, & tres-fidelle compagnon Silvandre, que ta rencontre m'apporte de plaisir & d'ennuy ! car nostre amitié ne veut pas que la tristesse où je vis m'empesche de me resjouyr en te voyant : & toutes fois ceste veuë me remet en la memoire, l'heureuse vie que j'ay passée depuis que j'eus ta cognoissance, jusques à la cruelle sentence que ma Bergere prononça contre moy. Sentence dont je ne puis me souvenir, que plein de regret je n'appelle la mort à mon secours, esprouvant bien veritable ce que l'on dict, qu'il n'y a rien de si miserable que celuy qui perd le bon-heur possedé. Mais qui pourroit sans larmes avoir la memoire de ma felicité passée, & la veuë de ma misere presente ? A ce mot il se teut, & croisant les bras se retira encores deux ou trois pas, par ce qu'il le vid remuer, & en mesme temps se tourner d'un costé sus l'autre, disant assez haut : Ah ! belle Bergere, combien cruellement traictez vous ce pauvre Berger ? L'Estranger cogneut bien qu'il dormoit, mais ne sçachant de quel Berger il vouloit parler, il s'approcha de luy, & luy regardant le visage le vid tout couvert de pleurs, qui trouvoient passage sous les paupieres, quoy qu'elles fussent closes. Iljugea lors que c'estoit de luy mesme de qui il entendoit parler, ce qu'il trouva fort estrange, se ressouvenant que son humeur avoit tousjours esté si contraire à l'Amour, qu'outre le sur-nom d'incogneu, on le nommoit bien souvent le Berger sans affection : mais considerant la force qu'une beauté peut avoir, il creut en fin qu'il n'avoit non plus esté exempt des blesseures d'Amour que les autres Bergers de son aage. Et se confirma davantage en cette opinion, se ressouvenant de ce qu'on luy avoit dict de la gageure de luy & de Phylis. Cette consideration luy fit dire en le regardant : Ah ! Silvandre, que tu és à cette heure peu capable de conseiller autruy, puis que tu és aussi necessiteux, à ce que je vois, de bon conseil, que nul autre : pour l'amitié que je te porte, je supplie Amour qu'il te soit plus pitoyable qu'il ne m'a point esté, & qu'il donne à ta fortune un tour plus heureux qu'à la mienne. A ce mot se reculant doucement, il se retira au lieu de sa demeure : mais il ne se fust plustost assis sur le bord de son lict, que revenant à penser à la rencontre qu'il avoit faicte il se representa l'amitié que Silvandre luy avoit tousjours portée, la grande familiarité qui avoit esté entr'eux, & comme la fortune le luy avoit amené le premier en ce lieu. Est ce point, disoit-il, pour donner commencement à une plus douce vie, & qu'elle soit desormais lasse de me travailler ? Cela ne peut estre, disoit-il, puis que rien ne me sçauroit rendremoins miserable que je suis, sinon la seule mort, & qu'il y a plus de sortes de peines que de puissance pour les supporter. Seroit-ce point, peut estre, que le ciel prevoyant la fin de mes jours ait conduit vers moy Silvandre l'un de mes plus grands amis, pour en son non & de tous les autres me venir dire le dernier adieu : Cette pensée le retint quelque temps, en fin elle fut cause de le faire resoudre à chose qu'il n'eust jamais pensé, qui estoit d'escrire à sa Maistresse, parce que le rigoureux commandement qu'elle lui avoit fait en le bannissant de sa presence, luy en ostoit la hardiesse : mais pensant asseurement que ses jours estoient pres de leur fin, il jugea d'estre obligé à ne partir point de céte vie, sans prendre congé d'elle en quelque sorte. Il prend donc la plume, il escrit & raye plusieurs fois la mesme chose, approuve ce qu[e] aupar[a]vant il a desaprouvé, & en fin luy escrit ce que cent fois il avoit effacé, & apres avoir plié la lettre, met au dessus A la plus belle & plus aymée Bergere de l'Univers. Et reprenant le chemin par où il estoit venu, retourne où il avoit laissé Silvandre, & s'approchant doucement de luy avant que luy mettre cette lettre en la main, la baisant deux ou trois fois : Ha ! trop heureux papier dit-il, si ton bon-heur te porte entre les mains de celle de qui depend tout mon contentement, touche luy si vivement le cœur, que si la compassion n'y peut trouver place, le souvenir du passé, & le tesmoignage de la miserable vie que je fay, la contraignent de croire,qu'encores qu'elle soit entierement changée envers moy, toutesfois mon affection ne le sera jamais envers elle. Et toy Silvandre, dit-il, se tournant vers son amy, & la luy mettant dans la main, si ton Amour te permet d'avoir encor des yeux pour voir la beauté de celle à qui ce papier s'addresse, donne le lui, Berger, je te supplie, & fay ce bon office à ton amy, comme le dernier qu'il espere jamais recevoir, ny de toy ny d'autre. Il disoit cela, sur l'opinion qu'il avoit de ne pouvoir longuement continuer sa vie de ceste sorte. Ainsi se partit ce Berger, tant affligé qu'il s'en alla les bras pliez l'un dans l'autre, & les yeux contre terre, jusques en sa demeure, & tres à propos pour n'estre apperceu de Silvandre, qui s'esveilla en mesme temps. Et par ce que le Soleil estoit desja fort haut, il regardoit de quel costé il prendroit son chemin pour s'en retourner, lors que frottant ses yeux, pour en chasser entierement le sommeil, il y porta la main, où le Berger luy avoit mis la lettre. Son estonnement fut grand, lors qu'il la vit, mais beaucoup plus, quand il leut à qui elle s'addressoit. Dors-je, disoit-il, ou si je veille ? est ce en songe, ou en effect que je vois cette lettre ? & lors la considerant, je ne dors point, continuoit-il, il est tout certain que je veille, & que je tiens en la main une lettre qui s'addresse à la plus belle, & plus aymée Bergere de l'Univers. Mais si je ne dors point, pourquoy ne sçay-je qui me l'a donnée ? L'avois-je quand je me suis endormi ? Jene l'avois point, & faut de necessité que durant mon sommeil quelqu'un me l'ait mise dans la main. Et cela pourroit bien estre, car qui est celuy d'entre tous les Dieux qui n'a point aymé les beautez de la terre ? Amour mesme qui est celuy qui blesse les autres, n'en a pas esté exempt : De sorte qu'il semble qu'ils jugent nos Bergeres plus belles que leurs Déesses. Et pourquoy ne croiray-je pas que quelqu'un des immortels, ou quelque Faune & demi Dieu ayant veu céte belle Diane n'en soit devenu amoureux ? & lors se taisant & rentrant un peu en luy mesme. Mais que vay-je recherchant, disoit-il, qui luy a escrit cette lettre ? voyons la : sans doute elle nous le fera mieux sçavoir que tout autre : & despliant le papier, il la leut du commencement jusqu'à la fin : & lors qu'il y trouvoit quelque chose semblable, à ce qu'autrefois il avoit pensé, (comme bien souvent diverses personnes tombent en un mesme sujet, sur une mesme conception) il y mettoit la pointe du doigt dessus, & en trouvant une autre il le marquoit de mesme, mais quand il leut à la fin de la lettre, le plus infortuné comme le plus fidelle de vos serviteurs. O ! s'escria-il, il n'en faut plus douter, c'est moy sans doute qui ay fait cette lettre : & faut par necessité que le demon qui a souci de ma vie, ayant leu les pensées de mon ame les ait escrites en ce papier, afin de les faire voir à Diane. Et de fait il n'y a point de beauté qui puisse causer de si violentes passions que celles qu[e] je lis icy, si cen'est celle de ma maistresse : & il n'y a point d'Amant qui soit capable de concevoir tant d'affection, si ce n'est Silvandre : de sorte qu'il ne faut plus mettre en doute, que cette lettre s'adressant à la plus belle & plus aymée Bergere de l'Univers je ne la doive donner à Diane : & qu'estant escrite par le plus fidelle & plus infortuné Amant, ce ne soit par Silvandre, infortuné ; d'autant qu'il ayme la plus belle Bergere de l'Univers, & que céte Bergere s'est rencontrée la moins sensible à l'amour de toutes celles qui doivent estre aimées. Silvandre s'alloit ainsi persuadant que cette lettre s'addressoit à Diane, & desirant qu'elle vit de quelle sorte il étoit traitté, apres avoir remercié son favorable Demon, duquel il pensoit avoir receu ce bon office, il prit le chemin qui luy sembla le plus court pour retourner en son hameau, avec dessein que si en y allant il ne rencontroit Diane, il se mettroit en queste d'elle aussitost qu'il auroit disné. Et de faict ne l'ayant point trouvée, se dépechant le plus promptement qu'il peut du repas, il sortit son troupeau de l'estable qu'il appelloit, comme ayant trop attendu, & prit le sentier qui conduisoit à la fontaine des Sicomores, esperant d'apprendre là de ses nouvelles. En quoy il ne fut point deceu : car estant arrivé à l'entrée de la grande prairie qui la touche, & estendant la veuë de tous costez, il luy sembla de la voir avec Astrée, assise à l'ombre de quelques buissons. Amour le rendit incontinent desireux d'oüir leurs discours, sans estreapperceu, luy semblant qu'elles estoient fort attentives à leur ouvrage. Et pour venir à bout de son dessein, se remettant dans le bois d'où il sortoit, il alla suyvant les arbres jusques prés du lieu où elles estoient si doucement, que sans estre apperceu il pouvoit ouyr tout ce quelles disoient, ayant laissé son troupeau un peu derriere dans le bois, sous la garde de ses chiens. Et en ce mesme temps Astrée parloit de ceste sorte à Diane. C'est sans doute que Philis ne merite pas que vous preniez cette peine, & moins encores de porter ces beaux cheveux. Et faut que j'advouë que je me sens en quelque sorte touchée de jalousie, quoy que je n'aye point fait de gageure avec elle, comme Silvandre : car je ne voudrois pas qu'elle ny personne du monde eust meilleure part en vos bonnes graces que moy. Belle Astrée, respondit Diane, c'est moy qui dois desirer de vous la faveur de vostre amitié, ce que je fay de telle sorte que je ne cederay jamais à personne en cette volonté, non pas mesmes à ceste Philis dont vous parlez, & qui me donneroit bien plus de sujet de jalousie, si je ne cognoissois qu'il est bien raisonnable, que mon affection vous soit cogneuë autant que la sienne avant que vous m'aimiez autant que vous l'affectionnez, Ma sœur, luy repliqua Astrée, vos merites surpassent de tant tous les autres, qu'ils ne vous rendent point sujette pour estre aymée à la loy commune. Et toutesfois, me respondit Diane, combien m'a-t'il fallu demeurer aupres devous, avant que d'avoir obtenu ce bon heur ? J'advoüe, dit Astrée, que j'ay esté aveugle de vous avoir veuë, & ne vous avoir particulierement aimée jusques icy, où il faut confesser que nous ne sommes point maistresses de nos volontez, mais quelque plus haute puissance qui en dispose comme il luy plaist. Diane en sous-riant & baissant doucement les yeux, luy respondit. Vos paroles, ma sœur, me feroient rougir, si je n'estois du tout à vous : mais cette volonté qui me rend telle, me les fait recevoir pour des faveurs, encores que venant de quelque autre je les deusse tenir pour des mocqueries. Vous offenseriez, dit incontinent Astrée, & l'amitié que je vous porte, & celle que vous m'avez promise. Elle m'est, adjousta Diane, trop saincte & trop sacrée pour l'offenser, & par ainsi je croiray pour vous obeyr & pour mon contentement, que ce sont des loüanges que toutesfois je n'advoüeray jamais proceder de verité, mais de l'amitié que vous me portez, qui fait voir les choses beaucoup plus grandes que veritablement elles ne sont, ainsi que le verre mis devant les yeux. Si vous ne me voulez tenir, luy respondit Astrée, pour personne de peu de jugement, croyez que c'est & verité & amitié. L'une ou l'autre, adjousta Diane, ne peut que me contenter infiniment : car quant à la verité je l'estime, & pour vostre amitié je la desire par dessus toute chose. Et à ces mots, ouvrant les bras l'une & l'autre, & se les jettant au col,s'embrasserent & baiserent avec une si entiere affection, que Silvandre qui les voyoit, desira plusieurs fois d'estre Astrée, pour recevoir telles faveurs au nom de qui que ce fust. Apres elles se r'assirent, & se remettant à l'ouvrage qu'elles avoient laissé, il luy sembla qu'elles le nommoient. Cela fut cause que pour les mieux escouter, il s'approcha d'avantage d'elles, & passant la veuë entre les fueilles & les branches du buisson, il vit que sa Maistresse faisoit un brasselet de ses cheveux : qu'il recognut aisément, tant pour ce qu'il en avoit oüy dire à Astrée, que d'autant qu'il n'y avoit Bergere sur les rives de Lignon, qui les eut semblables. Et lors qu'il commençoit d'estre jaloux que quelque autre les portast que luy, luy semblant que sa seule affection les pouvoit meriter, il oüit qu'Astrée disoit : Silvandre ne sera pas sans jalousie quand il verra son ennemie plus favorisée que luy. Je croy, respondit Diane, que ce n'a esté qu'à cette intention qu'elle me les a demandez. Je le pense aussi, adjousta Astrée : mais vous faites tort au Berger, & si vous favorisez l'un plus que l'autre, vous manquez à vostre parole, ayant promis le contraire. Ny leur gageure, repliqua Diane, ny l'advantage que je fais à Philis ne sont pas de grande importance, outre que le Berger ne m'en a point requis. Et par vostre foy, dit alors Silvandre, se faisant voir à l'impourveuë, s'il vous en supplie, les luy accorderez vous ? Les Bergeres furenttoutes surprises l'oyant parler, & leur estonnement fust tel, qu'elles demeurerent long temps sans dire mot, & ne faisoient que se regarder l'un[e] l'autre, parce qu'elles craignoient qu'il eust ouy les discours qu'elles avoient tenus quelque temps auparavant qu'il arrivast.

      En fin Astrée fut la premiere qui reprenant la parole, luy dit. Et quoy Silvandre, vostre discretion vous a t'elle permis d'escouter les secrets d'autruy ? & avez vous eu si peu de respect à vostre Maistresse, lors qu'elle ne vouloit estre ouye que de moy ? Je ne sçay, respondit Silvandre, de quels secrets vous m'accusez : mais si fay bien, que la curiosité qui m'a conduit icy n'a esté que pour ouïr de la bouche de ma Maistresse mes propres secrets : car c'est d'elle & non de moy que je les dois apprendre, & suis tres-marry d'y estre arrivé si tard, puis que les paroles que j'ay ouyes ne m'ont apris autre chose que les nouvelles de ce brasselet dedié, encore qu'avec injustice, à Philis. Vous ne devez point, respondit Astrée, estre marry de n'estre arrivé plustost, puisque vous n'eussiez fait une moindre offence, de desrober ainsi les secrets de vostre Maistresse, que celuy qui vola le feu du Ciel : & par raison vous n'en devriez pas attendre un moindre chastiment.

      Ce ne sera jamais, respondit Silvandre, la crainte du supplice qui m'empeschera d'avoir cette curiosité : car j'estime de sorte le moyen de luy rendre preuve de mon affection, que toutes sortes de peines me sont douces pource sujet : Et comment, luy dit Astrée, luy en penseriez vous rendre tesmoignage par cette voye ? Je le vous diray, belle Bergere, respondit Silvandre. Ne seroit-ce pas luy en rendre un tres asseuré, si sçachant ce qu'elle desire estre secret, je le celois, & que par ainsi il ne fust moins secret qu'il estoit, avant que je l'eusse sçeu, puis qu'au siecle où nous sommes, l'on ne dit pas seulement tout ce que l'on sçait, mais aussi tout ce qu'on s'est imaginé ? En cela, respondit Astrée, vous feriez paroistre une grande discretion. Mais plus encores, dit-il, une grande affection. Pour la discretion adjousta Astrée, je l'avouë : mais pour l'affection, je m'en remets à celle à qui elle s'adresse. Aussi repliqua le Berger, le dis-je pour elle : Et voudrois, puis qu'il a falu que Sylvandre toutesfois tant ennemy de l'Amour, ayme & adore maintenant quelque chose, que pour le moins son amour fut reconnuë. Et lors s'addressant à la belle Diane il continua. Mais d'où vient, ma belle Maistresse, que vous ne respondez rien à ce que je dis, & qu'il semble que mes discours ne vous touchent point ? Je croy, respondit Diane, que c'est le desplaisir que je ressens desja de ne devoir plus estre vostre Maistresse que douze ou quinze jours. Si cette douleur, dict le Berger, procede de cette playe, vous y pouvez aisement remedier, obligeant autant Sylvandre par vos faveurs à continuer le service qu'il vous rend, que veritablement vos beautez & vos perfections m'y ont contraintjusques icy. Ah ! Silvandre, respondit Diane, ne parlons plus de faveurs ny de service : le terme des trois mois de vostre feinte estant passé. Ce vous seroit trop de peine de forcer plus long temps vostre naturel.

      Belle Bergere respondit Silvandre, n'en faites point de difficulté pour la consideration de ma peine : car ce m'est tant de plaisir, de faire service à une personne si pleine de merite, que quand mon naturel seroit encores beaucoup plus contraire à l'Amour, si ne laisserois-je de le continuer avec contentement. Quand cela seroit, dit Diane en sousriant, vous n'auriez accordé qu'avec une des parties : car encores que vostre naturel y consentist, vous ne devez jamais esperer que je m'y accorde pour l'interest que j'y ay. Ces paroles toucherent de sorte au cœur de Silvandre, connoissant combien il avoit peu gaigner sur sa volonté, que ne pouvant cacher le desplaisir qu'il en ressentoit, son visage par un changement de couleur le descouvrit. De quoy Astrée s'appercevant : Vous est-il, luy dit-elle, survenu quelque defaillance de cœur ? Il est bien malaisé, repliqua le Berger, que ces cruelles paroles de ma Maistresse ne m'affligent : mais ne croyez pourtant que le cœur jamais me deffaille, quoy qu'elle & le Ciel puissent ordonner de mon contentement, & de ma vie. N'est-ce point, respondit Astrée, temerité plustost que courage qui vous fait deffier deux telles puissances ? Ce n'est, repliqua le Berger, ny temerité nycourage, mais un tres-veritable & tres-fidelle Amour qui me fait parler de cette sorte. Tels estoient leurs discours, par lesquels Diane conoissoit que veritablement elle estoit aimée. Silvandre prevoyoit beaucoup de peine & peu d'esperance, & Astrée jugeoit qu'Amour jettoit en leur ame les fondemens d'une tres-belle & tres-longue amitié. Et quoy que tous trois eussent diverses pensées, si furent elles toutesfois veritables, comme nous dirons cy apres. Mais interrompant la suite de ces discours, & s'adressant à Diane, J'ay sçeu, dit Silvandre, belle Maistresse, que le brasselet que vous faittes de vos cheveux a esté promis à Philis, pour vous rachetter de son importunité. Si cela est, vous estes obligée de favoriser Silvandre autant comme elle, & à fin que l'on ne vous croye point estre partiale, vous nous devez traitter egalement (si toutesfois l'affection que vous faites naistre en mon ame peut recevoir égalité de quelque autre.) Et pourquoy non, respondit Astrée, prenant la cause de Philis contre luy, si toutes deux procedent d'une mesme cause ? Les mesmes grains produisent bien de differents espics, & pour quoy, luy dit-il, ne voulez vous avoüer qu'encores que la cause de nostre affection soit semblable, toutesfois les effets en puissent estre differens ? L'experience, repliqua Astrée, me l'apprend : car celle de Philis a obtenu ce qui sera refusé à la vostre. Cela, respondit le Berger, n'est pas deffaut d'Amour, mais de fortune : & toutesfois puisque la goutte d'eautumbant plusieurs fois sur le rocher, le cave par succession de temps, pourquoy ne dois je esperer que mon Amour & mes prieres longuement continuées, pourront bien autant sur la dureté de cette Belle ? Et lors se jettant à genoux devant elle, apres l'avoir quelque temps considerée, ou plustost adorée.

      Si l'Amour, luy dit-il, belle Maistresse, a quelque intelligence avec la beauté, & si les prieres, qu'on dit estre filles de Jupiter, luy font tumber les foudres de la main, seroit il possible que l'extreme affection de Silvandre, & les tres-ardentes supplications qu'il vous fait ne puissent obtenir de la part d'Amour envers vostre beauté, & de la part du grand Dieu envers vostre ame, autant de faveur que la foible amitié & l'importunité de Philis ont desja obtenu de vous : Si cela est, avec raison je diray que pour estre aimé, il ne faut point aimer, ni pour vaincre la dur[e]té d'une ame user de prieres, mais seulement feindre & importuner.

      Silvandre ajousta plusieurs autres semblables paroles, par lesquelles ces Bergeres s'alloient tousjours d'avantage asseurant de l'Amour qui prenoit naissance en luy : Et Astrée qui reconnoissoit que la volonté de Diane n'estoit point trop esloignée d'accorder à Silvandre ce qu'il demandoit, se les voulut obliger tous deux par un mesme office : & ainsi adjoustant ses prieres à celles de Silvandre, elle fit en sorte que le brasselet dedié à Philis, fut donné au Berger, avec promesse toutesfois qu'ilne le garderoit que jusques à la fin du terme qu'il la devoit servir, qu'elle pensoit devoir finir dans peu de jours. A quoy apres quelque difficulté le Berger s'accorda, se ressouvenant que le terme qu'il la devoit servir par fainte, se paracheveroit bien tost, mais que celuy qui la devoit servir à bon essient, dureroit autant que celuy de sa vie. Il seroit mal aysé de raconter les remerciements de Silvandre : mais plus encores le contentement qu'il en ressentit, & suffira de dire que luy mesme qui autresfois avoit tant méprisé les faveurs d'Amour, & qui ne se pouvoit figurer qu'en semblables folies (car telles les souloit-il nommer) on peut trouver quelque sorte de contentement, avoüa en cette occasion qu'il n'y avoit point de felicité esgale à celle que cette faveur luy faisoit ressentir. Et lors que par des paroles confuses en sa joye, il l'alloit representant le mieux qu'il luy estoit possible, il sembla qu'amour la luy voulust rendre plus entiere, faisant arriver la Bergere Philis : Car si celuy ne se peut dire heureux de qui le bon-heur n'est cogneu de personne, il s'ensuit que plus l'heur que l'on possede est cogneu l'on est aussi plus heureux, & encore plus lors que ce bien ne procede pas de la fortune : mais du merite. Aussi tost que Silvandre la vit, il courut vers elle, & luy monstrant le bras où il avoit desja fait attacher le bien-heureux bracelet, le luy passoit devant les yeux, & luy demandoit ; Quelles arres sont celles-cy de ma prochaine victoire ? Philis qui venoit dechercher Licidas pour le desir qu'elle avoit de le sortir de sa jalousie, & qui ne l'avoit sçeu trouver, s'en revenoit si triste & si lasse, qu'il ne luy fut pas malaisé de contrefaire la courroucée, ny necessaire de changer de visage, pour tesmoigner le desplaisir que cette faveur luy rapportoit. Et par ce que le Berger l'importunoit fort, non pas en cette action comme elle faignoit, mais d'autant que c'estoit de luy de qui Licidas estoit jaloux, elle luy dit, le plus rudement qu'elle peut. Les arres que vous montrez, le sont plustost de vostre peu de merite, que de vostre prochaine victoire, & c'est ainsi que pour rendre les charges justes, on a de coustume de faire. Et comment l'entendez vous, respondit le Berger ? je veux dire, repliqua-t'elle, que du costé qui est trop leger on met quelque chose de pesant pour contre-ballancer l'autre, jusques à ce que le voyage soit finy, mais estant arrivez l'on le descharge, & la balle demeure tousjours de son poix. Aussi jusques à ce que nous ayons achevé nostre terme, Diane va sagement par ses faveurs apesantissant le costé qui est le plus leger, mais apres elle jugera sans avoir égard à la pesanteur de mon affection : & à la legereté de vostre peu de merite, & lors Dieu sçait à qui sera cette prochaine victoire dont vous parlez. Silvandre en sousriant, luy respondit. C'est bien mieux la coustume des miserables d'estre envieux, & d'amoindrir par leurs paroles le bien d'autruy, qu'ils estiment infiniment.

      Philis sans repliquer passa outre, & vint vers les deux Bergeres, ausquelles elle usa d'abord de tant de reproches, qu'il sembloit qu'elles luy eussent fait une tres-grande offence. Et parce que Diane rejettoit le tout dessus Astrée, & qu'Astrée ne s'en pouvoit bien excuser, Silvandre prenant la parole pour tous deux, & s'adressant à Diane, luy dit. Considerez, ma Maistresse, comme Amour est prudent, & avec combien de sagesse il conduit les actions de ceux qu'il luy plaist. Vous avez creu jusques icy que Philis vous aimoit, & je ne sçay qui n'y eust esté en quelque sorte deçeu par ses faintes.

      Amour qui reconnoist l'interieur des ames, à fin de vous destromper, a esté cause que vous m'avez favorisé de [c]es cheveux, non pas seulement pour marque de mon affection, mais encore pour faire descouvrir à cette trompeuse, la fausseté de la sienne par sa jalousie : car s'il est impossible que deux contraires soient en mesme temps en mesme lieu, il [l']est encores plus que l'Amour & la jalousie soient en un mesme cœur. Ce qui faisoit tenir ces propos à Silvandre, c'estoit pour tourmenter d'avantage Philis : parce que sachant la jalousie de Licidas, il ne faisoit nul doute qu'il ne la mist fort en peine, en luy proposant que l'Amour ne pouvoit estre avec la jalousie. Aussi elle qui se sentoit toucher si vivement, ne peust s'empescher de luy respondre. Quelle raison, Berger, avez vous pour soustenir une si mauvaise opinion ? Celle, dit-il, qui vous la devroit faireavoüer, si vous aviez pour le moins quelque connoissance de la raison. L'Amour n'est ce pas un desir, & tout desir n'est il pas de feu, & la jalousie n'est-ce pas une crainte, & toute crainte n'est elle pas de glace ? & comment voulez vous que cet enfant gellé soit né d'un pere si ardant? Des caillous, respondit Philis, qui sont froids on en voit bien sortir des estincelles qui sont chaudes. Il est vray, repliqua Silvandre, mais jamais du feu ne proceda le froid. Et toutesfois, reprint Philis : du feu mesme procede bien la cendre qui est froide. Ouy, ajouta le Berger, mais quand la cendre est froide le feu n'y est plus. A cette replique Philis demeura troublée, & plus encores quand Diane prenant la parole. De mesme dit-elle, quand la froide jalousie naist, il faut que l'Amour meure. Ma Maistresse, repliqua Philis, je ne doute point que mon ennemy n'ait la victoire ayant un si bon second que vous estes. Et se tournant vers Astrée : & vous belle Bergere continua-t'elle, vous ne pouvez eviter le blasme de mauvaise amie, si me voyant attaquée par eux deux vous ne prenez ma deffence ? Astrée luy respondit froidement. Je tiens pour chose si veritable que la jalousie procede de l'Amour, que pour ne mettre cette opinion en doute je n'en veux point disputer, de peur d'estre contrainte (si les repliques me defaillent) d'advouër qu'estant jalouse je n'ay point aymé, comme je vous voy forcée de confesser qu'estant jalouse de Diane vous ne l'aymez point, ou pour le moins qu'estant endoute, si la jalousie procede de l'amour, vous n'estes pas bien asseurée si vous aimez Diane. Que je baise les mains, dit Silvandre, de céte belle, & veritable Bergere : puis que sans esgard de personne elle a parlé à mon advantage, avec tant de verité. Astrée respondit : si vous m'estiez obligé ce seroit un tesmoignage que pour vous favoriser, j'aurois déguisé la verité, puis que l'on n'est point obligé à celuy qui dit vray, non plus qu'à celuy qui nous paye une dette à laquelle il est tenu. Vous auriez raison, respondit Silvandre, si l'on prenoit toutes choses à la rigueur : mais puis que au siecle où nous sommes, il y a si peu de personnes qui simplement suivent la vertu, il faut avouer que nous sommes obligez à ceux de qui nous ressentons les biens-faits, encores qu'ils y soient tenus. Mais que direz vous, interrompit Philis, au contraire de l'experience que nous faisons tous les jours ? Je connois un Berger, qui ayant longuement aimé, est en fin tombé en une jalousie qui luy ayant duré quelque temps ne l'a pas empesché de continuer son amitié longuement apres. Oserez vous dire que c'estoit un feu estaint qui produise cette cendre ? Il n'est pas impossible, respondit Silvandre, qu'estant sain on devienne malade, & qu'apres la maladie, on retourne en santé, ny qu'un feu soit estaint & puis r'allumé. Et pourquoy une amitié ayant bruslé quelque temps ne se peut-elle esteindre par céte froide jalousie ; & la jalousie perduë, pourquoy ne deviendra-t'elle aussi ardentequ'elle fut jamais ? Mais il ne peut estre que la santé & la maladie, que le feu ardant & la cendre froide, soient en mesme temps en mesme sujet : & pour ne perdre tant de paroles pour esclaircir d'avantage cette verité, voyons quels sont les effets de l'Amour & de la jalousie, & nous pourrons juger par eux si les causes dont ils procedent ont quelque conformité ensemble. Quels dirons nous donc les effets d'Amour ? un desir extreme qui se produit en nos ames, de voir la personne aimée, de la servir, & de luy plaire autant qu'il nous est possible. Et ceux de la jalousie, quels sont ils ? N'est ce point une crainte de rencontrer celle qu'on a aymée, une nonchalance de luy plaire, & un mespris de la servir ? Et qui pourra croire que ces effets si contraires procedent d'une mesme cause ? Si cela est, ne faut-il avouër que la nature se veut destruire, puisqu'elle fait produire à une mesme chose son contraire ? Philis vouloit respondre, mais elle alloit begayant sans sçavoir par où commencer : dequoy Diane ne se pouvoit empescher de rire, ayant desja pris garde à la jalousie de Licidas. Et pour la mettre encore plus en peine prit expressement ainsi la parole. La jalousie est sans doute signe d'amour, tout ainsi que les vieilles ruines sont tesmoignages des anciens bastiments : estant d'autant plus grandes que les edifices en ont esté superbes & beaux. Aussi crois-je qu'une petite Amour ne fut jamais suivie d'une grande jalousie : mais comme nous n'appellons pas cesruines des bastimens, de mesme la jalousie ne peut estre nommée Amour. Et selon que je puis juger de mon humeur, si j'aimois, il ne seroit pas en mon pouvoir d'estre jaloux. Et que deviendriez vous donc, respondit Philis, si celuy que vous aimeriez en aimoit un autre ? Son ennemie, respondit Diane, je veux dire que je le hayrois : ce n'est pas que je ne prevoye bien que cet accident me rapporteroit un extreme déplaisir, mais plus pour avoir esté trop longuement deceuë, que trop promtement oubliée. Et si ce Berger devenoit jaloux de vous, demanda Philis, qu'en feriez vous ? J'en userois tout ainsi, adjousta Diane, que s'il ne m'aimoit plus. Mais si vous desiriez, continua Philis, qu'il vous aimast encore, quel chemin tiendriez vous ? Celuy du precipice, respondit Diane : car je me jugerois digne de finir miserablement : si j'aymois une personne que je sceusse ne m'aymer pas. Ah ! Diane, dit Philis, que vous parlez librement ! Et vous Philis, repliqua Diane, Que vous disputez pationnément ! Que si vous avez affaire de quelque remede pour ce mal, ou prenez celuy que je vous donne, ou vous armez de patience pour supporter tous les desplaisirs qui vous en viendront : & soyez asseurée qu'ils ne seront pas petits.

      Ainsi alloient discourant ces belles & sages Bergeres, avec Silvandre. Et parce qu'Astrée cogneut que si ces propos continuoient d'avantage ils pourroient peut estre amener quelque alteration, elle les voulust interrompre :& ne le pouvant faire plus à propos qu'en se levant, elle feignit de se vouloir promener ; & ainsi prenant Diane d'une main, & Philis de l'autre, elle se leva, disant qu'elles avoient demeuré trop longuement en ce lieu, & qu'il seroit bon de se promener. Lors Silvandre voulant aider à sa Maistresse, laissa choir sans y penser la lettre qui luy avoit esté mise la nuict dans la main. Et parce que Philis avoit tousjours l'œil sur luy, elle ne fut pas plustost à terre qu'elle la releva, sans que le Berger s'en apperceust : & la portant vers Astrée, vouloit la lire, avant que de la luy rendre, mais soudain qu'elle & la triste Bergere jetterent les yeux dessus, il leur sembla de voir de l'escriture de Celadon. Cette representation toucha si vivement Astrée, qu'elle fut contrainte, laissant Diane avec Silvandre, & tirant Philis apres elle, de s'asseoir à terre, où Philis s'estant mise à genoux, & luy voyant le visage tout changé : Qu'est cecy, ma sœur, luy dit elle, & quel est le mal, qui vous est si promtement survenu ? Mon Dieu, ma sœur, respondit Astrée, quel tremblement de genoux m'a surprise ! & en quel trouble m'a mise la veuë de cette lettre ? N'avez vous point pris garde, dit-elle, à la façon de ceste escriture, & combien les traits en sont semblables à ceux de mon pauvre Celadon ? Et pour cela, respondit Philis (qui ne desiroit pas que Silvandre se prit garde de ce trouble) faut-il vous estonner de ceste sorte ? c'est peut estre veritablement une de ses lettres,qui est tumbée entre les mains de Silvandre, & qu'Amour vous veut rendre comme chose qui vous est deuë. Helas ! ma sœur, respondit Astrée, cette nuict mesme il m'a semblé de le voir si triste & pasle, que je m'en suis esveillée en sursaut. Elle vouloit continuer, quand Diane & Silvandre survindrent, bien en peine de la voir si tost changée de visage. Mais Philis qui en toute façon vouloit cacher cette surprise au Berger, fit signe à Diane, & puis s'adressant à Silvandre. Berger, luy dit-elle, Astrée voudroit bien pouvoir parler librement à Diane, si Silvandre n'y estoit pas, ou s'il n'estoit pas Berger. Mon ennemie, respondit-il, nostre haine n'est point si grande qu'elle me face manquer de discretion envers Astrée : outre que je scay bien, qu'il n'est pas raisonnable, que les Bergers oyent tous les secrets des filles. Je me retireray donc dans ce Boccage voisin, attendant que vous m'appelliez : & à ce mot faisant une grande reverence à Diane, il se retira sous ces arbres qu'il leur avoit montrez : & pour ne demeurer oisif, prenant son couteau se mit à descouper l'escorce des arbres, cependant que Diane s'approchant d'Astrée apprit de la bouche de Philis le trouble où l'avoit mise la veuë d'une lettre que Silvandre avoit laissé choir pour la ressemblance qu'elle avoit à l'escriture de Celadon. Et lors la luy monstrant, apres qu'elle l'eust long temps considerée ; Ce seroit, dit Diane, une tres-bonne nouvelle que celle que Silvandre sans y penser vous auroitdonnée, si Celadon avoit escrit cette lettre, car c'est sans doute que cette escriture est nouvellement faite, & qu'il semble qu'elle vient d'estre escrite à l'heure mesme : De sorte que si c'est Celadon, soyez seure qu'il n'est pas mort. Mais voyons ce qu'il y a dedans, peut estre y apprendrons nous davantage : & lors la deployant elles virent qu'elle estoit telle.



A la plus aymée & plus belle Bergere de l'univers, le plus infortuné & plus fidelle de ses serviteurs envoye le salut que la fortune luy denie.


      Mon extréme affection ne consentira jamais que je donne le nom de peine & de supplice à ce que vostre commandement m'a fait ressentir, ny ne souffrira jamais, que la pleinte sorte de cette bouche, qui n'a esté destinée que pour vostre loüange. Mais elle me permettra bien de dire que l'estat où je suis, qu'un autre treuveroit peut-estre insupportable, me contente d'autant que je sçay que vous le voulez & l'ordonnez ainsi. Ne faites donc point de difficulté d'estendre plus outre encor, s'il se peut vos commandemens, & je continueray enmon obeissance, afin que si durant ma vie je n'ay peu vous asseurer de ma fidelité, les champs Elisées pour le moins, & les ames bien-heureuses qui y sont, reconnoissent que je suis le plus fidelle, comme le plus infortuné de vos serviteurs.

      Ah ma sœur ! interrompit Astrée, que c'est bien Celadon qui a escrit ces paroles : je le reconnois à la façon d'escrire & de parler : mais y a-t'il long temps : Elle n'est point dattée, respondit Diane, qui la tenoit entre les mains : mais à l'escriture je jugerois, comme je vous ay dit, qu'elle est fort fresche : & de fait voicy encore de la poussiere qui tient contre l'ancre. Ma sœur, adjousta Philis, ce qu'il faudroit sçavoir de Silvandre, mais avec discretion, c'est le lieu où il l'a trouvée, ou qui la luy a donnée. Si vous pouvez, respondit Diane, s'adressant à la triste Bergere, remettre un peu vostre visage, à fin qu'il n'y connoisse point de changement, je m'asseure que nous sçaurons de luy tout ce que nous voudrons. Et parce qu'il vous seroit difficile de le pouvoir faire si promptement, je m'en vay seule luy en parler, & puis vous nous viendrez trouver. A ce mot elle s'en alla vers Silvandre, qui s'estoit arresté au premier arbre qu'il avoit trouvé pour y graver avec la pointe d'un cousteau les chifres de [s]a Maistresse & de luy ; mais ayant du temps de reste & rencontrant par hazard une pierre asseztendre au pied de l'arbre, il y grava un quadran dont l'esguille tremblante tournoit du costé de la Tramontane avec ce mot. J'EN SUIS TOUCHE. Voulant signifier que tout ainsi que l'esguille du quadran estant touchée de l'Aimant se tourne tousjours de ce costé là, parce que les plus sçavans ont opinion que s'il faut dire ainsi, l'Element de la Calamite y est ; par cette puissance naturelle, qui fait que toute partie recherche de se rejoindre à son tout ; de mesme son cœur atteint des beautez de sa Maistresse, tournoit incessamment toutes ses pensées vers elle. Et pour mieux faire entendre cette conception, il y adjousta ces vers.



MADRIGAL.


      L'esguille du quadran cherche la Tramontante
Touchée avec l'Aimant :
Mon cœur aussi touché des beautez de Diane,
La cherche incessamment.

      Lors qu'elle aborda il parachevoit d'y graver leurs chiffres : & la voyant venir s'en alla tout joyeux vers elle, en luy disant. Quel bonheur est celuy qui vous ameine vers moy, ma belle Maistresse ? il est, respondit elle, encor plus grand que vous ne le pensez, puisque je ne viens pas seulement vous trouver, mais je laisse pour vous les deux plus grandesennemies que vous ayez. Si est ce, respondit-il, que je crains bien davantage vos coups. Mes coups, dit la Bergere, n'offencent point, ou s'ils offensent ce ne sont que ceux qui le veulent ainsi. Il est vray, adjousta le Berger, qu'ils n'offensent que ceux qui le veulent, mais c'est la raison aussi pourquoy il y en a tant de blessez : car tous ceux qui vous voyent desirent d'en recevoir les blesseures. Les coups, repliqua Diane, qui sont desirables ne doivent point estre redoutez. Vos blesseures, respondit Silvandre, sont desirées, & non desirables, & sont redoutables, & non redoutées : Que si j'ay dit que je le craignois ç'a esté plustost pour monstrer ce que je devois faire, que ce que je faisois. Je m'en remets, dit la Bergere, à ce qui en est, & me mocque bien de vous si vous cognoissez vostre bien que vous ne le suiviez : mais pour changer de discours, dites moy Berger je vous prie, de qui est cette lettre, & à qui elle s'adresse ? Silvandre ne sçachant comme il l'avoit perduë, luy respondit ainsi. Mon cœur, & vos yeux quand ils se regardent dans quelque fontaine vous respondront pour moy qu'elle s'addresse à vous, comme à la plus aymée & plus belle Bergere de l'univers : & vos rigueurs & mon affection vous rendront tesmoignage qu'elle vient de moy le plus infortuné comme le plus fidelle de vos serviteurs. Mais, luy dit Diane, (& en ce mesme temps Astrée & Philis arriverent.) Si cette lettre vient de vous, pourquoy ne l'avez vous pas escrite ? Parce,dit-il que j'ay trouvé un meilleur Secretaire que je ne suis pas : & faut par force que j'avouë qu'elle doit bien avoir quelque chose de surnaturel, puisque j'y ay trouvé mes conceptions sans l'avoir escrite, & que la tenant presque tout à cet-heure entre les mains, je la voy entre les vostres, sans la vous avoir donnée. Mais le demon, qui pour moy en a esté le Secretaire me l'a desrobeé, ou plustost ravie voyant que j'estois trop paresseux à la vous presenter, & toutesfois mon dessein n'estoit que d'attendre que vous fussiez seule. Et comment l'entendez vous, respondit Diane ? Pensez vous qu'en particulier je vueille recevoir des papiers que je refuse en general ? Ce n'estoit pas, repliqua le Berger, pour vostre consideration, mais pour la mienne, que j'avois fait ce dessein aymant mieux recevoir un refus de vous sans tesmoin, que non pas devant les yeux de mon ennemie : mais à ce que je voy, celuy, qui avoit pris la hardiesse de l'escrire pour moy, a bien sceu trouver l'adresse pour la vous faire voir. Je reçoy, dit Diane, vostre excuse, à condition toutefois que vous me direz qui a esté vostre Secretaire. Ceste nuict, respondit le Berger, apres avoir longuement pensé & repensé à ma vie, je me suis endormy dans un bois qui n'est pas loing d'icy, & le matin à mon resveil, je me suis trouvé la lettre en la main. D'abord j'ay esté fort estonné : mais l'ayant leuë, j'ay bien recognu que le demon qui m'ayme & qui prend la peine de ma conduite lisanten mon imagination ces mesmes pensées, les a escrites dans ce papier, pour les vous representer.

      Philis qui estoit accorte, voyant que Diane ne luy respondoit rien, luy demanda s'il sçauroit bien trouver le chemin de ce bois. Non pas, dit-il, s'il n'y a que vous qui vueillez y aller, mais s'il plaist à ma Maistresse je l'y conduiray, & m'asseure que les arbres qui m'ont ouy presque toute la nuict, racontent encores mes discours entre eux. Astrée desireuse de voir ce lieu fit signe de l'œil à Diane qu'elle le prist au mot : qui fut cause que la Bergere apres avoir demandé s'il y avoit assez de jour pour aller & revenir, & ayant sceu qu'oüy, le pria de les y conduire toutes. Le Berger, qui estoit plein de courtoisie, & qui outre cela ne desiroit rien, avec tant de passion que de faire service à la belle Diane, s'offrit fort librement de leur en monstrer le chemin : de sorte que Diane se tournant vers les autres Bergeres, afin de mieux cacher le dessein d'Astrée, les pria fort particulierement de vouloir luy donner le reste de la journée, & de prendre la peine de faire ce voyage avec elle : qu'en eschange elles pourroient un'autrefois disposer d'elle avec la mesme liberté. Astrée, qui estoit bien aise que Silvandre creut, que Diane estoit la cause de ce dessein, respondit qu'elle la suivroit tousjours partout où elle voudroit : & ainsi n'attendant plus de se mettre toutes en chemin, que pour ne sçavoir à qui remettre la garde de leurstrouppeaux, quelques uns de leurs voisins arriverent, qui s'en chargerent librement, & lors Silvandre, prenant un sentier, qu'il jugea le plus court, se mist devant pour les conduire.

      Tant que le chemin fut estroit & mal-aisé Silvandre marcha tousjours le premier : mais soudain qu'ils furent entrez dans les prez dont les rives de Lignon sont presque par tout embellies, il attendit les Bergers : & voulut ayder à sa Maistresse. Elle qui avoit desja de l'autre costé Philis qui s'estoit mise entre elle & Astrée, & les tenoit sous les bras, receut le Berger de bon cœur pour ne se lasser tant, par la longueur du chemin, & luy donnant le bras gauche, vous dit elle Silvandre, je vous tiens pour me servir en ce voyage, & vous Philis pour estre ma compagne. Philis qui estoit bien aise de faire parler Silvandre pour desennuyer la compagnie : & qui outre cela ne vouloit qu'un mot tant à son advantage, fut prononcé par Diane sans estre remarqué, s'addressant au Berger luy demanda que luy sembloit de céte faveur ? Qu'elle est plus grande que nous ne meritons, respondit Silvandre. Mais, repliqua Philis, comment recevez vous la difference qu'elle met entre nous ? Comme un fidelle serviteur reçoit ce qui est agreable à sa Maistresse. Ce n'est pas, adjousta la Bergere[,] ce que je vous demande : mais si voyant la grande faveur que nostre maistresse me fait, vous qui mesprisez si fort la jalousie, n'en avez point de ressentiment ; Je voy bien, dit-il, que vous mesurez mon affection à la vostre, puisque vous pensez que chose qui plaise à ma belle Maistresse me puisse estre ennuyeuse. Et quand cela ne seroit pas, j'aurois trop peu de cognoissance d'Amour, si je ne recevois pour tres grande la faveur qu'elle vient de me faire à vostre desavantage. Diane sousrit oyant céte responce : & Philis, qui attendoit tout le contraire, en demeura si surprise, que s'arrestant tout court, elle considera quelque temps le Berger : mais lui recommençant à marcher, Philis dit il, ce rire n'est qu'une couverture de vostre peu de replique : aussi ne vous ay je peu jusques ici faire entendre, ny par mes paroles, ny par mes actions, un seul des misteres d'Amour, quelque peine que j'y aye mise. Mais je n'en accuse que le defaut de vostre amitié. Si c'est avec l'entendement, dit Philis, que nous entendons, il faudroit m'accuser plustost, si je n'entens pas ces misteres, d'avoir peu d'entendement, que non pas peu d'avoir peu d'entendement, que non pas peu d'amitié, puis que l'intelligence n'est pas en la volonté. Vous vous trompez, respondit le Berger, & voicy un de ces misteres qui vous sont incognus, & dont il ne faut accuser, ni vostre entendement, ni vostre volonté, mais céte belle Diane. Et comment, dit Diane, me voulés vous rendre coulpable de l'ignorance de Philis ? Je ne vous en juge pas coulpable, belle Maistresse, repliqua Silvandre, mais je dy que vous en estes la cause, ainsi que me l'a declaré un ancien Oracle, par lequel, continua-il se tournant vers Philis, j'apprens que je suis plus aymé de nostre Maistresse que vous. Astrée qui jusques alors n'avoit point parlé : voicy, dit elle,les discours les plus obscurs, & les raisons les plus embroüillées que j'oüys jamais. Si vous me donnez le loisir, respondit Silvandre, de m'esclaircir, je m'asseure que vous l'advoüerez comme moy. Et pour le vous faire mieux entendre, je redis donc encor une fois, que le suject pour lequel Philis ne comprend les misteres de ce grand Dieu d'Amour, c'est par ce qu'elle n'ayme pas assez : & que de ce deffaut d'amitié, il n'en faut point accuser sa volonté, mais Diane seulement : ainsi que nous l'apprend cet ancien Oracle, par lequel je cognois, que je suis plus aimé d'elle que Philis : & en voicy la raison. Lors que vous desirez de sçavoir quelle est la volonté d'un Dieu, à qui vous addressez-vous pour l'apprendre ? C'est sans doute, respondit Philis, à ceux qui sont Prestres de leurs temples, & qui ont accoustumé de servir à leurs autels. Et pourquoy, adjousta le Berger, ne vous addressez vous plustost à ceux qui sont les plus sçavans, que non pas aux ministres de ces temples, qui le plus souvent sont ignorans en toute autre chose ? Par ce, respondit elle, que chaque Dieu se communique plus librement à ceux qui sont initiez en ses misteres, & familiers autour de ses autels, qu'aux estrangers, encores qu'ils soient sçavans. Voyez, reprit alors Silvandre, quelle est la force de la verité, puis qu'elle vous contraint mesme de la dire contre vostre intention : car si vous n'entendez pas les misteres d'Amour, n'est-ce pas signe que vous luy estes estrangere : puis que vous advoüez queles Dieux se communiquent plus librement à ceux qui servent leurs temples, & leurs autels ? Mais comment peut-on servir les temples & les autels d'Amour, sinon en aymant ? Le sacrifice seul des cœurs, est celui qui plaist à ce Dieu. Ne voyez vous donc Philis, que si vous ignorez ces mysteres, ce n'est pas faute d'entendement, mais d'Amour? Et quand cela seroit, respondit Philis, (ce que je n'advouëray jamais) comment accuseriez vous Diane du defaut de mon amitié ? Est ce peut estre qu'elle ne soit pas assez belle, ou que les merites luy defaillent pour se faire aymer ? Voicy, respondit froidement Silvandre, un second mystere de ce Dieu, qui n'est pas moindre que celuy que je viens de vous expliquer. Diane n'a nul defaut, ny de beauté ny de merite : d'autant qu'en chose si parfaite qu'elle est, il n'y en peut point avoir, non plus qu'en vostre volonté : car il ne tient pas à vous que vous ne l'aymiez beaucoup, & que vostre amour n'esgale les perfections que vous remarquez en elle : mais il vous est impossible, parce qu'elle ne vous ayme pas, suivant cest Oracle dont je vous ay parlé. Jadis Venus, voyant que son fils demeuroit si petit, s'enquist des Dieux, quel moyen il y avoit de le faire croistre : à quoy il luy fut respondu qu'elle luy fist un frere, & qu'il parviendroit incontinent à sa juste proportion, mais que tant qu'il seroit seul, il ne croistroit point. Et ne voyez vous pas Philis, que céte sentence est donnée contre vous, & en ma faveur ? car sivostre amour demeure petit & presque Nain, c'est qu'il n'a point de frere. Que si au contraire le mien surpasse toutes les choses plus hautes, c'est que ceste belle Diane lui en a fait un qu'il aime, qu'il honore, voire puis-je dire, qu'il adore. Et croyez vous, repliqua Philis, que vous soyez plus aimé d'elle que je ne suis ? Il n'en faut non plus douter, respondit le Berger, que de la verité mesme. Les Dieux ne mentent jamais, les Oracles sont les interpretes de leurs volontez : & comment oseriez vous taxer l'Oracle de mensonge ? Non non, Philis, puis que j'ayme ceste belle Diane plus que vous ne l'aymez, ne doutez point qu'elle ne m'ayme aussi davantage : autrement les Dieux seroient des abuseurs, & non pas des Dieux. On se trompe, adjousta Philis, bien souvent en l'intelligence des Oracles. Il est vray, respondit Silvandre, mais quand cela est, l'evenement contraire le descouvre incontinent : & ainsi on ne demeure pas longuement abusé. Mais de celuy dont je parle, nous ressentons & vous & moy l'effect si conforme, que ce seroit impieté d'en douter, puis que quoy que vous vueillez vous ne pouvez rendre vostre amour si grande que la mienne. Et voicy ce qui le confirme encore d'avantage. N'est ce pas une commune opinion, qu'il faut aymer pour estre aymé ? Et quoy, interrompit Philis, vous pensez en aymant beaucoup, vous faire beaucoup aimer ? si je voulois, (dit le Berger) vous expliquer encor ce mistere d'amour, peut estre seriez vous aussi prompte à l'avoüer,que vous l'avez esté à m'interrompre : & toutefois ce n'est pas ce que je voulois dire, mais seulement que si pour se faire aimer, il faut aymer, il n'y a point de doute, que Diane qui me contraint de l'aimer avec tant d'affection, ne m'aime ardamment. Philis demeura muette, ne sçachant que respondre au Berger, qui à la verité deffendoit trop bien sa cause. Astrée s'approchant de l'oreille de Diane ; Ne me croyez jamais pour veritable, dit-elle, le plus bas qu'elle peust, si ce Berger en feignant ne s'est laissé prendre à bon escient, & s'il n'a fait comme ces enfans qui passent tant de fois le doigt autour de la chandelle pour se joüer, qu'enfin ils s'y bruslent. Diane luy respondit : cela pourroit estre, si j'estois aussi capable de brusler qu'il le pourroit estre d'estre bruslé : que si toutefois il a fait la faute, la peine en soit à luy : car quant à moy, je ne pretens point y participer. Ces propos à l'oreille eussent continué davantage, si Philis qui estoit entre deux ne les eust interrompus, leur reprochant qu'elles tenoient le party de Silvandre. Ce n'est pas cela, respondit Diane, mais nous disons bien que vous ne devez plus disputer contre luy, car il en sçait trop pour vous. Si veux-je encor, dit elle, sçavoir de luy comment il entend, que ce que vous avez dict au commencement est plus à son advantage qu'au mien : par ce que je ne puis comprendre, que ce ne me soit plus d'honneur, puis que vous m'eslisez pour vostre compagne. A vous, respondit leBerger, l'honneur, & à moy l'amitié. Non non, repliqua la Bergere, ce nom de compagne est plein d'amitié & d'honneur, car il signifie presque un autre nous-mesmes. Si m'avoüerez vous, respondit Silvandre, que l'amitié & la flatterie ne peuvent non plus estre ensemble que deux contraires : or si la personne du monde que vous aymez le plus, vous venoit dire, que vous estes aussi parfaicte qu'une Déesse, ne jugeriez-vous pas que ce seroit flaterie, & qu'elle ne vous aymeroit point ? Et pourquoy pauvre abusée que vous estes, ne faictes vous un mesme jugement de Diane, lors qu'elle vous dit, que vous estes sa compagne, c'est à dire, ainsi que vous l'expliquez vous mesme, semblable à elle, puis que ses perfections la relevent de sorte par dessus toutes les femmes, qu'il n'y a pas plus de difference des hommes aux Dieux, que de vous à elle ? Aveugle Philis, ne voyez vous point que cette douce parole, qui vous agrée si fort, n'est qu'une pure flaterie, dont ma belle Maistresse use envers vous, pour recognoistre en quelque sorte la foible amitié que vous luy portez : car ne pouvant vous aymer elle veut vous contenter par ce moyen. Vous prenant doncques pour compagne, c'est signe de flatterie, & cette flatterie de peu d'amitié : & au contraire me prenant pour son serviteur, elle monstre la bien-vueillance qu'elle me porte, puis que je suis capable de céte faveur, s'il y a quelque mortel qui le soit. O outrecuidance ! s'escria Philis, O Amour ! responditSilvandre. Et quoy ? repliqua le Berger, vous pensez donc estre digne de servir celle de qui les merites outrepassent toutes les choses mortelles ? Les plus grands Dieux, adjousta le Berger, sont servis par des hommes, & se plaisent de leur voir rendre ce devoir, & cette recognoissance. Et pourquoi, si je suis homme comme je pense que vous ne doutez pas, ne me voulez vous permettre que je serve & adore ma Déesse, mesme ayant esté esleu à ce sainct devoir par elle mesme ? Philis ayant quelque temps sans parler, consideré les raisons de Silvandre, toute confuse ne sçavoit que luy répondre, luy semblant que veritablement Diane faisoit plus de faveur au Berger qu'à elle : & pource, luy addressant sa parole. Mais ma Maistresse, luy dit elle, quand j'ay bien pensé à ce que mon ennemy me dit, je trouve qu'il a raison, & que veritablement vous le favorisez d'avantage : seroit-il possible que vous l'eussiez fait à dessein ? si cela estoit, j'aurois bien occasion de me plaindre, & de trouver mauvais qu'à mes despens il fust tant advantagé par dessus son merite. Je voy bien, respondit froidement Diane, que l'opinion a plus de puissance sur vous que la verité : & que c'est par elle que vous estes conduitte. Il n'y a pas presque un moment que vous estiez glorieuse de la faveur avec laquelle je vous avois preferée à Silvandre : & voila qu'incontinent cette opinion estant changée vous vous plaignez du contraire : de sorte que j'ay bien à craindre que vostre amitié de mesme ne soit touteen opinion. Et comment ma belle Maistresse, dit Silvandre, en pourriez vous douter, puis qu'elle ne dit pas un mot qui ne vous en rende tesmoignage ? Ne voila pas une belle amour que la vostre, Philis, qui vous fait trouver les actions de vostre Maistresse mauvaises ? Et si elles sont à mon desadvantage dit la Bergere, voulez vous que je les trouve bonnes ? Il faudroit bien estre sans sentiment ! Non pas cela, repliqua Silvandre, mais avoir plus d'amour que vous n'avez pas. Et quoy, ne voudriez vous point que Diane se conduisit à vostre volonté ? Pleust à Dieu, dit elle, j'aurois pour le moins autant d'avantage sur vous, qu'il semble qu'elle vous en donne sur moy. Mais si cela estoit, adjousta le Berger, dites moy Philis, qui seroit de vous deux la maistresse, & qui le serviteur ? En verité Bergere, je ne pense pas que vous ayez esté esgratignée de la moindre de toutes les armes d'amour. Astrée qui escoutoit leur different sans parler, fut enfin contrainte de dire à Diane : Je pense, sage Bergere, qu'en fin ce Berger ostera du tout la parole à Philis : mais plustost l'amour, respondit Silvandre, car jusques icy elle a pensé qu'elle aymoit, & maintenant elle voit le contraire.

      Ces belles Bergeres alloient de cette sorte, trompant la longueur du chemin. Et par ce que c'estoit sur le haut du jour, & que le Soleil estoit en sa plus grande force, elles demanderent à Silvandre, s'il y avoit beaucoup de chemin jusqu'au lieu où il les vouloitconduire : & ayant sceu qu'elles n'en avoient encores fait la moitié, elles resolurent de s'arrester à la premiere fontaine, ou sous le premier bel ombrage qu'elles rencontreroient : car Silvandre leur dit qu'elles en trouveroient une bien tost, où mesme il y avoit un cerisier tout chargé de fruicts. En cette resolution, elles redoublerent leurs pas : mais la rencontre qu'elles firent de Laonice, de Hylas, de Tyrcis, de Madonte, & de Thersandre, les arresterent quelque temps. Ces Bergeres, & Bergers alloient se promenant ensemble, cherchant les fresches ombres, & les agreables sources des fontaines, parce qu'estant estrangers, & n'ayant nul troupeau à garder, ils n'employoient le temps qu'à passer leur vie le plus doucement qu'il leur estoit possible. Et ayant ce jour là fait dessein de ne s'abandonner point, ils s'alloient promenant contremont la douce & delectable riviere de Lignon. Or cette trouppe s'estant rencontrée, Hylas laissant incontinent Laonice, s'en vient vers Philis : & quoy qu'elle sceust faire, si fallut-il qu'elle laissast Astrée & Diane : de quoy Silvandre ne fut point marry, luy semblant qu'il possedoit plus absoluement sa Maistresse. Tyrcis qui apperceut Astrée toute seule : car Thersandre conduisoit Madonte, apres luy avoir fait la reverence, s'offrit de luy ayder. Elle qui estimoit infiniment la vertu de ce Berger, outre qu'il luy sembloit que leurs fortunes avoient beaucoup de conformité, le receut fort volontiers : de sorte que chacun avoitcompagnie, sinon Laonice, qui, comme j'ay dict autrefois, nourrissoit en son ame un si extreme desir de vengeance contre Philis, & Silvandre, que tout son dessein estoit de trouver quelque bonne occasion de leur nuire. Et pour venir à bout de son entreprise, elle alloit espiant toutes leurs actions, & escoutoit le plus qu'elle pouvoit leurs discours, principalement quand elle voyoit qu'ils parloient bas, & en secret, & qu'elle remarquoit à leurs gestes que c'estoit avec affection. Elle avoit desja esté cause en partie de la jalousie de Licidas, & depuis avoit beaucoup appris des nouvelles de Silvandre & des autres Bergeres : plus toutefois par ses soupçons, que par toute autre chose, mais à cette rencontre elle en recogneut bien d'avantage, & y devint si sçavante, comme nous dirons, qu'elle en sçeut presque autant qu'eux mesmes. Aussi n'y ayant personne en la compagnie qui soupçonnast le dessein qu'elle avoit, elle les escoutoit librement, & s'en approchoit sans qu'ils s'en donnassent garde. Elle donc n'ayant rien qui la divertit apres avoir consideré tous ces Bergers & Bergeres, se vint mettre le plus pres qu'elle peut de Silvandre qui conduisoit Diane, parce que c'estoit celuy à qui elle vouloit le plus de mal, & ayant desja quelque opinion de cette amour, elle desiroit avec passion d'en descouvrir d'avantage. Diane qui n'avoit point de dessein sur Silvandre, quoy qu'elle lui voulut plus de bien qu'au reste des Bergers de Lignon, ne se soucioit point que ses paroles fussent oüyes : &Silvandre n'y prenoit pas garde, parce que du tout attentif à ce qu'il disoit à sa Maistresse, il ne voyoit presque le chemin par où il passoit, qui fut cause que Leonice les peut escouter aisement. Or ce Berger, aussi tost qu'il se vit seul pres de Diane : Et bien ma belle Maistresse, luy dit-il, quel jugement ferez vous de Philis & de moy ? Que Philis, respondit elle, est la personne du monde qui sçait le plus mal mentir, & que Silvandre est le Berger que je vis jamais qui dissimule le mieux : car il est certain que vous contrefaites mieux le passionné que personne du monde. Ah ! Bergere, reprit Silvandre, qu'il est aisé de contrefaire ce que l'on ressent veritablement. Voila pas, respliqua Diane, ce que je dis ? jamais je n'eusse creu que pour une feinte passion, l'on eut peu controuver des paroles & des actions si approchantes du vray. Ah ! Diane, continua le Berger, combien sont mes actions & mes paroles impuissantes à declarer la verité de mon affection : si vous pouviez aussi bien voir mon cœur que mon visage, vous ne feriez pas ce jugement de moy : car il faut enfin que je vous advoüe, la gageure de Philis avoir bien esté cause que ce Berger (je ne sçay si je dois dire heureux ou mal-heureux) a eu plus souvent l'honneur d'estre pres de vous : mais que je me sois arresté aux bornes de nostre gageure, ah ! belle Maistresse, ne le croyez pas, vous avez trop de perfections, & j'ay eu trop de commodité de les recognoistre, pour ne les aimer que par semblant. Le ciel me soit tesmoin, & j'en attesteles Deitez de ces lieux solitaires, que je vous aime avec une aussi veritable affection comme il est vray que je suis Silvandre.

      Ce qui estoit cause que le Berger parloit de cette sorte, c'estoit qu'il voyoit bien que dans peu de jours le terme des trois mois finissoit, & qu'apres il luy seroit beaucoup plus difficile de l'entretenir de son affection, reconnoissant assez l'humeur de cette Bergere : de sorte qu'il se resolut de prevenir ce temps : & quoy que cela raporta peu à son dessein, si ne luy fut il du tout inutile : car il commenca d'accoutumer sa Bergere à semblables discours, qui peut estre n'est pas un des moindres artifices dont amant avisé se doive servir, d'autant que la coustume nous rend les choses aisées, qui du commencement nous estonnent, & que nous jugeons presque impossibles. Diane oyant ces paroles, encores qu'elle jugea bien qu'elles estoient veritables, si ne fit elle semblant de les croire : mais continuant comme elle avoit commencé : & cecy, dit elle, Berger, me fortifie encore plus en l'opinion que j'ay conceuë de vous : & pour vous tesmoigner que je dis vray, regardez avec quelle froideur je vous escoute & vous respons : car si j'avois autre creance de vos paroles, soyez certain que le premier mot que vous m'en avez dit eust esté le dernier que j'eusse escouté. Silvandre vouloit respondre, mais il en fut empesché par une rencontre qu'ils firent. Astrée & Tyrcis alloient les premiers : Philis & Hylas apres : puis Madonte & Tersandre, & en fin Diane, & Silvandre, &apres eux la malicieuse Laonice. Suivant de cette sorte le sentier que Silvandre leur avoit montré, ils aprochent sans faire beaucoup de bruit d'un fort agreable bocage qui estoit sur leur chemin. Et parce que les discours d'Astrée & de Tyrcis n'estoient pas de ceux qui arrestent toutes les forces de l'esprit, comme n'estant que de choses indifferentes, ils prirent garde que dans le plus espais de l'ombrage, il y avoit trois Bergeres avec le gentil Paris, fils d'Adamas. Pour les Bergeres, elles estoient inconnuës à Astrée. Quant à Paris, il s'estoit depuis quelque temps rendu si familier parmy toute cette trouppe, à cause de l'amour qu'il portoit à Diane, qu'il n'y avoit celle de tout leur hameau qui ne le reconneut, voire qui ne l'aimat. Aussi pour se rendre plus agreable, toutes les fois qu'il venoit voir sa Maistresse, il prenoit les habi[t]s de Berger comme j'ay dit, & avec une houlette en la main, vivoit parmy cette troupe, comme s'il eut esté de mesme condition, tant l'amour a de force à despoüiller les ames mesmes plus genereuses de toute ambition. Et parce qu'à l'heure que cette troupe vint en ce lieu l'une des Bergeres chantoit, Astrée & Tyrcis s'arresterent tout court, & se tournant vers ceux qui venoient apres eux, leur firent signe d'alle[r] doucement : mais d'autant que la chanson estoit presque finie, ils n'ouyrent que ce dernier couplet.


MADRIGAL.


      Quoy ? vous ay-je offencée,
D'effect ou de pensée ?
D'effect il ne peut estre,
Si mon penser l'a fait il est un traistre.

      Cette Bergere avoit la voix si douce, que toute la troupe survenuë fut bien marrie qu'elle eust si tost achevé : mais Hylas qui avoit quitté Philis, pour s'en approcher d'avantage, n'eust plustost jetté les yeux dessus qu'il les reconnut. Que si quelqu'un eust pris garde à luy, il eust bien veu à son action, que ces Bergeres ne luy estoient pas incognuës : toutesfois pour ouyr ce qu'elles diroient, il se contreignit le plus qu'il luy fut possible. Il ouyt donc que cette derniere, apres avoir chanté : Or sus, dit-elle, gentil Berger, puis que nous avons satisfait à vostre curiosité, acquitez vous de la promesse que vous nous avez faite. Je ne vous desdiray jamais, respondit Paris, de chose qui soit en ma puissance : & lors prenant une harpe que ces Bergeres avoient, il chanta sur cet instrument de cette sorte.


CHANSON.


      Quand Hylas apperceut les yeux
De Philis sabelle Maistresse,
Voit on encor telle Déesse
Ailleurs, dit-il, que dans les Cieux ?


II.


      Phylis d'un esclat rougissant
Oyant ces mots devint plus belle ;
En vain cette beauté nouvelle
Rend, dit-il, vostre œil plus puissant.


III.


      Elle d'un gracieux sousris
Recevant cette flatterie :
Cessez, luy dit-il, je vous prie,
C'est fait, en fin Hylas est pris.


IIII.


      Mais s'il plaint, dit-elle, à l'instant
Sa liberté, qu'il la repreine
Vous estes, dit-il, moins humaine
En pardonnant qu'en surmontant.


V.


      Lien trop aymable & trop cher
Dont le captif craint qu'on le lasche,
Heureux Amant puis qu'il te fasche
Quand tu vois qu'on te veut lascher.

      Il sembloit que ces estrangers attendissent avec impatience la fin de cette chanson pour demander qui estoit Philis & Hylas. Si vous avez quelquefois ouy parler de cette plaine de Forest, respondit Paris, & particulierement de l'agreable riviere de Lignon, il ne peut estre que vous n'ayez ouy le nom de la belle Bergere Diane, & d'Astrée. Or cette Philis dont vous me demandez des nouvelles, est leur plus chere compagne. Quant à Hylas, je ne vous en puis dire autre chose, sinon qu'il est estranger, mais de la plus gracieuse, & plus heureuse humeur que j'aye jamais pratiquée, car il ne s'ennuye jamais au service d'une Bergere, la quittant tousjours huit jours, à ce qu'il dit, avant que de s'y desplaire. N'est-il pas (adjousta l'une de ces estrangeres[)], d'un lieu qui s'appelle Camargue[,] qui est en la province des Romains ? & luy ayant respondu qu'ouy ; Il suffit, continua-t'elle, que vous nous ayez dit son nom, & le lieu d'où il est : car pour toutes ses autres conditions, nous les avons autrefois aprises à nos despens, & apres s'estre teuë quelque temps, elle reprit de cette sorte.


HISTOIRE
DE PALINICE ET DE CYRCENE.


      Je ne trouveray jamais estrange, gentil Berger, tant que j'auray memoire de Hylas, d'ouyr dire que la plus part des choses consiste en l'opinion ; Puis que n'y ayant rien de si contraire que le vice & la vertu, & cettuy-cy prenant l'un pour l'autre, il nous montre que veritablement l'opinion est celle qui met le prix à toutes choses. Et certes c'est bien le plus inconstant de tous les esprits qui ayent jamais eu quelque opinion d'estre amoureux, & qui avec plus d'opiniastres raisons essaye de prouver que c'est vertu de changer ; ou plustost que d'aymer en divers lieux, ce n'est pas inconstance : & ne faut point croire qu'il en parle contre ce qu'il en croit : parce que veritablement c'est selon son cœur. Je me souviens qu'estant venu de Camargue à Lyon, il se laissa renfermer dans le temple parmy les filles, la veille d'une feste, & n'eust esté la compassion que Palinice eust de luy (c'est ainsi que celle cy de mes compagnes se nomme, dit-elle, mont[r]ant celle qui estoit plus prez de Paris) il n'y a point de doute que sa curiosité eust esté bien rudement punie. Mais elle reconnoissant que sa faute estoit procedée d'imprudence, & non de malice, en le déguisantd'un voile le fit sortir hors du temple, & l'amena jusques en son logis qui estoit dans la demi Isle que le Rosne, & l'Arar font aupres de l'Athenée. A la verité cette courtoisie fut bien assez grande pour obliger Hylas à revoir Pallinice ; mais sa modestie aussi estoit bien une bride assez forte, pour empescher que tout autre que Hylas ne luy eust parlé d'Amour : toutesfois il n'attendit pas la troisiesme visite, sans luy en dire son opinion. Car le lendemain qu'il vint chez elle ce fut avec autant de familiarité, que s'il eust esté tousjours nourry aupres d'elle. Vous m'avez, luy dit-il d'abord, conservé la vie : il est bien raisonnable qu'elle soit employée à vostre service ; aussi le veux-je faire, quand ce ne seroit que pour n'estre point ingrat ; vous aussi pour ne soüiller la premiere faveur que vous m'avez faite, recevez l'offre que je vous fay de mon service, & ne croyez point qu'il y ayt personne au monde qui vous puisse plus aimer que moy, ny qui en ait plus de volonté. Ma compagne qui n'avoit pas accoutumé d'ouyr de semblables harangues, pour le commancement, luy respondit assez froidement ; mais voyant qu'il continuoit, elle s'en facha, ne pouvant supporter qu'il luy tint ce langage. En fin quand par la continuation de ses visites, elle recogneut son humeur, elle ne faisoit plus qu'en rire, dequoy il ne s'offençoit point : car il a cela de bon, que tout ainsi qu'il vit librement avec tout le monde, il est bien ayse qu'on en face de mesme avec luy.Toutesfois cette Amour alla croissant de sorte que ma compagne s'en trouva ennuyée : non pas que veritablement Hylas ne soit personne de merite, & qu'il n'ait des perfections qui sont dignes d'estre aimées ; mais elle estant vefve, & ne faisant pas dessein de se marier, cette recherche ne pouvoit que luy estre fort desavantageuse. En ce mesme temps il sembla que le Ciel eust pitié de Palinice, luy donnant une compagne, & bien tost deux, pour luy ayder à porter un si pesant fardeau. Palinice avoit un frere qui estoit serviteur, il y avoit long temps, de Cyrcéne (dit-elle montrant l'autre de ses compagnes qui estoit aupres d'elle) : & parce que le respect a plus de puissance sur les cœurs qui aiment bien, Clori[a]n (tel est le nom du frere de Palinice) n'avoit point encor eu la hardiesse de le dire à cette belle Cyrcéne. Elle d'autre costé estoit encor trop jeune pour prendre garde aux actions qui luy en pouvoient donner connoissance ; si bien que Clorian brusloit bien devant sa Déesse : mais son sacrifice estoit inutile, n'estant pas cogneu de celle à qui il l'offroit. Hylas cependant continuoit de voir Palinice ; & parce, à ce qu'il dit, que l'un des premiers preceptes de la prudence d'Amour, c'est d'acquerir les bonnes graces de tous ceux qui attouchent ou d'amitié ou de parentage à la personne aymée, il fit tout ce qu'il peut pour estre amy de Clorian : ce qui luy fut fort aisé, pource que ce jeune homme estoit courtois & bien nay, & de son costé avoit cemesme dessein d'estre aymé de tous. Mais d'autant que Hylas estoit plus fin & plus ruzé, soit pour avoir plus voyagé, soit pour avoir plus d'aage, il se contenta de feindre ce que Clorian fit à bon escient : & par ainsi il ne fut son amy que comme le commun, au lieu que l'autre l'aimoit comme si c'eust esté son frere. Pour le moins ce qui s'en ensuivit en donna cognoissance : car Clorian augmentant de jour à autre en son affection envers Cyrcene sans la luy oser faire sçavoir par ses paroles, Hylas en fin s'en print garde de cette sorte. Cyrcene estoit partie pour aller voir son pere, qui estoit tumbé malade en une ville du côté des Allobroges dans le pays des Sebusiens, & la maladie fut telle que jamais il n'en releva depuis : cela fut cause qu'elle demeura long temps hors de nostre ville, & que par consequent Clorian ne la voyoit point. Et parce qu'à ce que j'ay ouy dire, il n'y a rien qui soulage plus celuy qui ayme bien, que de penser en la personne aymée, Clorian se retiroit bien souvent en une maison qu'il avoit dans l'enc[e]inte mesme de la ville, sur le haut de cette montée qui va du costé des Sebusiens. De ce lieu on voit le Rosne d'un costé, & de l'autre l'Arar, & quand on veut étendre la veuë on voit du costé du Rosne la forest de Mars, ditte d'Erieu. Que si les arbres eslevez n'empeschoient l'œil, il n'y a point de doute qu'il s'estendroit plus de ce costé là que de tout autre. Quand on se tourne vers le temple de Venus, on voit jusques aux montsdes Segusiens ; Quand on regarde l'Arar, on voit jusques aux Sequanois : Et quand on estend la veuë entre le Rosne, & l'Arar, vous voyez jusques aux affreuses montagnes des Allobroges, par de là la plaine des Sebusiens. Que s'il n'y avoit quelques roches qui s'opposent, on verroit mesme jusques aux Secusiens : parce qu'outre que le lieu est fort relevé, encor y a-t'il une tour qui est merveilleuse pour sa hauteur, au sommet de laquelle il y a un cabinet ouvert des quatre costez, à fin qu'on puisse plus aisément jouyr de la beauté de cette veuë. C'estoit en ce lieu que Clorian se retiroit d'ordinaire : & quand il se pouvoit dérober des compagnies il montoit en sa tour : & de là jettant les yeux sur la plaine des Sebusiens, il demeuroit comme ravy en sa pensée, qui ne se divertissoit jamais de Cyrcéne, quelque objet qui se presentast à ses yeux. Il avint que Hylas estant fort familier avec luy, comme je vous ay dit, ne le trouvant point dans le bas du logis, se douta bien qu'il estoit au haut de cette tour, & parce qu'il estoit en peine de qui son compagnon estoit amoureux (car il connoissoit bien que ces solitudes, & ces longues pensées, ne pouvoient proceder d'autre chose que d'Amour) il monta les degrez le plus doucement qu'il put : & trouvant la porte entrouverte, il le vit accoudé sur la fenestre qui regardoit du costé des Sebusiens, tellement ravy en sa pensée, qu'il n'eust pas ouy tonner, tant s'en faut qu'il eust peu prendre garde au bruit que fitHylas en ouvrant la porte & en entrant ; & de fortune il parloit alors si haut que Hylas peust ouyr ces paroles.


SONNET.
IL PARLE AU VENT.


      Doux zephir que je vois errer folatrement
Entre les crins aigus de ces plantes hautaines,
Et qui pillant des fleurs les plus douces haleines
Avec ce beau larcin vas tout l'air parfumant.

      Si jamais la pitié te donna mouvement,
Oublie en ma faveur icy tes douces peines ;
Et t'en va dans le sein de ces heureuses plaines,
Où mon malheur retient tout mon contentement.

      Va, mais porte avec toy les amoureuses plaintes
Que parmy ces forests j'ay tristement empraintes,
Seul & dernier plaisir entre mes desplaisirs.

      Là tu pourras trouver sur des levres jumelles
Des odeurs & des fleurs plus douces & plus belles :
Mais rapporte les moy pour nourrir mes desirs.

      Je vous y prends Clorian (dit Hylas, luy jettant le bras au col, & le baisant à la jouë) je confesse que vous estes le plus secret Amoureux qui fut jamais, mais si ne pouvez vous plus vous cacher à moy. Ny en cette occasion,dit Clorian, apres l'avoir quelque temps consideré, ny en nulle autre, je ne me cacheray jamais à vous. Je le reconnoistray bien, luy dit Hylas, si vous m'avoüez librement ce qu'aussi bien je sçay desja. Et qu'est-ce, respondit-il, que vous voulez sçavoir de moy ? Je ne vous demande plus, repliqua Hylas, quel est vostre mal, mais seulement de qui il procede. Ah ! Hylas, dit-il, avec un grand souspir, vous avez raison de ne me demander point quel il est, car vous le jugerez assez quand vous sçaurez qui en est la cause. Et pleust aux Dieux que vous pussiez aussi bien m'y raporter du soulagement comme j'en desespere, & comme librement je satisferay à vostre curiosité. Et à ce mot s'estant assis sur un petit lict, & le prenant par la main, il luy fit tout le discours de son affection, luy disant, combien le respect qu'il avoit porté à Cyrcéne estoit grand, puis qu'il n'avoit osé luy declarer l'Amour qu'il luy portoit.

      Lors que Hylas ouyt le nom de Cyrcéne, il luy sembla bien de l'avoir ouy nommer autrefois, sans toutesfois s'en pouvoir bien souvenir, cela fut cause qu'il luy demanda laquelle c'estoit de toutes celles qu'il avoit veües. Puis que vous n'en connoissez point le nom, respond Clorian, il faut croire que vous ne l'avez jamais veuë, sa beauté estant telle qu'il est impossible qu'elle soit veuë sans qu'on n'en demande le nom, & que l'Amour n'en engrave en mesme temps le visage bien avant dans le cœur : & à la veritéquand je conte en quel temps vous estes venu en cette ville, je pense que vous ne la pouvez avoir veuë. J'arrivay, adjousta Hylas, la veille de la derniere feste qu'on choumoit à Venus : Clorian alors apres avoir quelque temps pensé, luy respondit qu'il ne la pouvoit avoir veuë que ce jour là : parce qu'elle partit le lendemain pour aller vers son pere, qui estoit malade dans la province des Sebusiens, d'où elle n'estoit depuis revenuë. Et bien, dit Hylas, & pour estre si belle pensez vous qu'elle ne vueille pas estre aymée ? Quoy donc, croyez vous qu'il n'y ait que les laides qui vueillent soufrir de l'estre ? Tant s'en faut, si quelques unes s'en doivent offenser quand on le leur dit, ce sont les laides, parce qu'il y a apparence que l'on se moque d'elles. Je ne pense pas, respondit Clorian, qu'elles s'en offencent pour estre belles : mais ouy bien pour estre honnestes. Comment, adjousta Hylas, qu'une femme pour honneste qu'elle soit se puisse fascher d'estre aymée ? Ah ! Clorian mon amy, resouvenez vous que la mine qu'elles en font quand on le leur dit, n'est pas pour estre marries qu'on les aime, mais pour estre en doute qu'il ne soit pas vray. Et d'effet où est la femme qui estant bien asseurée de l'affection d'un homme, ne s'en est en fin fait paroistre tres-contente, & ne luy en a rendu des tesmoignages ? Non, non, Clorian, de toutes les actions que nous faisons, apres celles qui conservent la vie, il n'y en a point de plus naturelle, que celle del'Amour. Et tenez vous les femmes pour tant ennemies de la nature, qu'elles hayssent ce qui est naturel ? Je veux vous donner conseil, encor que vous ne me le demandiez, & si vous le suivez vous verrez bien tost, que je ne suis pas aprentif en semblables choses. Faites sçavoir à Cyrcéne que vous l'aymez, & cela le plus promptement que vous pourrez ; car plustost elle le sçaura, plustost aussi en sera-t'elle asseurée, & tant plustost elle vous aymera. Il n'y a point de doute qu'au commencement elle tournera la teste à costé, qu'elle vous dira qu'elle ne veut point qu'on lui parle d'Amour, qu'elle faindra d'estre en colere, & de ne vouloir plus parler à vous : mais continuez seulement, & si vous y estes bien assidu, soiez asseuré que vous l'emporterez.

      Lors qu'elles nous font ces responces, & qu'elles refusent l'affection que nous leur presentons, elles me font ressouvenir de ces Myres, qui ayant visité les malades, refusent en tendant la main, l'argent que l'on leur presente. J'ay plus d'aage que vous, j'ay un peu couru du monde, & sur tout j'en ay aimé plusieurs : cela me donne l'authorité de vous en parler plus librement, & vous ne le devez point trouver mauvais ; soyez certain que jamais honteux Amant n'eust belle amie, & que c'est fait de l'amoureux qui est respectueux. Il faut que celuy qui veut faire ce mestier, ose, entreprene, demande, & supplie : qu'il importune, qu'il presse, qu'il prenne, qu'il surprene,voire qu'il ravisse. Et ne sçavez vous Clorian comme la femme est faite ? Escoutez ce qu'en dit ce grand Oracle qui de nostre temps a parlé de là les Alpes.


MADRIGAL.


      Elle fuit, & fuyant elle veut qu'on l'attaigne :
Refuse, & refusant veut qu'on l'ait par effort :
Combat, & combatant veut qu'on soit le plus fort :
Car ainsi son honneur ordonne qu'elle feigne.

      Celui qui n'a pas le courage de vivre de cette sorte, conseillez luy seulement qu'il prenne un autre mestier que celui d'Amour, car il n'y fera jamais son profit. Je veux donc conclure, Clorian, que non seulement vous devez avoir la hardiesse de lui declarer vostre intention, mais devez esperer pour certain qu'elle vous aimera, pourveu que vous l'aimiez.

      Je ne sçaurois, gentil Berger, vous redire au long les conseils, ni les raisons de Hylas : car, à ce que j'ay depuis sçeu par Pallinice, à qui son frere les a plusieurs fois racontées, il se faisoit bien paroistre maistre passé en semblables choses. Tant y a que la conclusion fut, d'autant que Clorian n'avoit pas la hardiesse de declarer à cette belle fille, l'affection qu'il luy portoit, qu'aussi tost qu'elle seroit de retour (ce qui devoit estre dans peu de jours)Hylas en porteroit la parole. Ce qu'il accepta librement de faire, parce, disoit-il, qu'il s'en obligeoit deux en un coup, à sçavoir Clorian en luy rendant ce bon office, & Cyrcéne en luy portant de si bonnes nouvelles. Il avint donc que quelque temps apres ma compagne retourna en la ville : & quoy que la mort de son pere l'eust contrainte de porter le dueil, & que la tristesse de son ame accompagnast fort bien l'habit qu'elle avoit, si est-ce que ce desplaisir n'avoit point amoindry sa beauté, tant s'en faut il luy avoit adjouté je ne sçay quelle douceur au visage, qui émouvoit tous ceux qui la voyoient & d'Amour & d'une certaine attrayante compassion, qui la rendoit beaucoup plus agreable. Hylas pour satisfaire à ce qu'il avoit promis, ne sçeut pas plustost son retour qu'il chercha curieusement les moyens de la voir ; à quoy Pallinice luy servit beaucoup, parce que son frere l'en avoit prié. Elle qui ne sçavoit point leur dessein, & qui croyoit que ce ne fut que par curiosité, fut bien ayse de contenter son frere, quoy qu'il luy faschast fort de trainer cet homme apres elle. Et de fortune il se presenta une bonne occasion, car la mere de Circéne voulant faire quelque sacrifice aux Dieux Manes pour son mary, y convia Pallinice, comme l'une de ses meilleures amies. Elle y alla, & avec elle Hylas ; mais voyez s'il n'est pas aussi bon amy, que fidele Amant : il ne revit pas si tost Cyrcéne qu'il en devint amoureux : Je dis, revit, parce que jettant lesyeux dessus, il se ressouvint qu'il l'avoit veuë autresfois dans le temple de Venus, lors que Palinice le sauva : & parce que dés lors il l'avoit trouvée fort à son gré, ses premieres flammes se ralumerent aisément en ce cœur, qui est aussi susceptible de l'Amour, que le souffre le peut estre du feu. La considerant donc quelque temps fort attentivement, il se ramentut peu à peu que Cyrcéne estoit celle qu'il avoit veuë dans le temple, & de laquelle i[l] avoi[t] demandé le nom à Palinice : & se representant alors la grace qu'elle eust à chanter, & tout ce que l'Amour luy fist concevoir à cette premiere veuë, il oublia de sorte tout ce qu'il avoit promis à Clorian, qu'il ne pensa plus qu'à faire l'office pour soy mesme. Voyez combien il est dangereux d'employer un second en semblables affaires. Il s'approcha d'elle, & apres l'avoir saluée, & que comme pleine de civilité elle luy eut rendu son salut, par ce que c'estoit dans le temple, il se met sur un genoüil au plus prez d'elle qu'il peut, & suivant son humeur, se panchant un peu sur l'autre, il luy parla de cette sorte. Je voy bien, belle Cyrcéne, que vostre veuë m'est fatale, & qu'estant venu icy pour assister à un de vos sacrifices, vous y serez aussi à un des miens. Elle qui n'avoit jamais veu cét homme, ny oüy parler de luy, le regarda quelque temps au visage, & le considerant un peu, cogneut bien qu'il estoit estranger, fust au langage, fust à l'habit, parce qu'encores qu'il le portastcomme les autres de la ville, si est-ce qu'il estoit bien aisé à cognoistre, d'autant que les estrangers, quoy qu'ils se desguisent de nos habits, ont tousjours quelque air different de ceux de nostre contrée : & me semble que les Francs ont moins cette difference que tous les autres. Et par ce que Cyrcéne ne cognoissoit point Hylas, elle creut qu'il la prenoit pour quelque autre : & cela fut cause qu'apres avoir arresté quelque temps ses yeux sur luy, elle se tourna froidement d'un autre costé, sans luy respondre ; de quoy n'estant pas satisfaict, il la tira par un des plis de sa robe.

      Et quoy la belle, luy dict-il, vous ne me respondez non plus que si je ne parlois point à vous ; Aussi crois-je, dit Cyrcéne, que vostre parole ne s'addresse pas à moy, ou que vous vous mescontez : car qu'est-ce que vous me dites de veuë fatale, & de vostre sacrifice ? Ce n'est point, dict-il, à autre qu'à vous que je parle, & ne vous prends point pour autre que pour vous mesme ; c'est à dire pour la plus belle, & plus aymable que je vis jamais, & de qui la premiere veuë a failli de me couster la vie, & la seconde me la ravira sans doute, si je ne vous trouve à cete heure aussi douce & favorable que Palinice me le fut en ce temps là. Et qu'est-ce dit-elle, que Palinice fit pour vous ? Elle me sauva la vie, respondit-il, lors que ma curiosité m'engagea dans le temple la nuict avant la feste de Venus, & que vostre veuë m'y retint plus que jene devois. Je n'ay point de memoire, dit Cyrcéne, de vous y avoir veu. Cela repliqua Hylas, ne m'empesche pas que je ne vous ayme, & qu'au lieu d'assister à vostre sacrifice comme j'ay pensé de faire, vous n'assistiez à celuy qu'Amour vous faict de moy ; en quoy toutesfois je m'estimeray bien heureux si j'acquiers quelque part en vostre amitié, je voy dit-elle, que vous estes estranger, & que vous ne me cognoissez pas : & croy encores mieux que mon amitié vous est fort indifferente. Et à ce mot elle se tourna d'un autre costé, & il luy advint à propos qu'une de ses compagnes entra dans le temple, à laquelle feignant de quitter sa place par courtoisie, elle se retira au plus pres de sa mere qu'elle peut ; & durant tout le reste du sacrifice elle ne voulut s'approcher de luy. Mais Hylas n'estoit pas homme pour s'arrester en si beau chemin.

      Il trouva donc par le moyen de Palinice, celuy d'entrer chez Cyrcéne & pour conclusion s'y rendit si familier, faisant tousjours croire à Clorian que c'estoit à son occasion qu'il demeuroit plus avec elle qu'en tout autre lieu. Mais ce n'estoit pas assez pour l'humeur d'Hylas de tromper son amy, & d'aymer Palinice & Cyrcéne, si un soir que nous nous allames promener contre-mont l'Arar, [il] ne m'en eust dict autant qu'aux autres, sans qu'il eust presque connoissance de mon nom.

      Hylas qui estoit aux escoutes, comme jevous ay dict, ne peut s'empescher, quoy que ce fut contre son dessein, de se monstrer à elle, & de luy dire tout à coup. Et quoy, belle Florice, avez-vous opinion que ce fust de vostre nom que je fusse amoureux ? Hylas se repentit bien de s'estre faict voir sans y penser, mais ces estrangeres furent bien plus estonnées, le voyant paroistre tant inopinement : quoy que d'abord elles le regarderent par deux fois avant que de le recognoistre, à cause du changement d'habits.

      Mais Astrée en fut tres-aise, qui s'ennuyoit infiniment que le long discours de cette estrangere luy retardast le contentement qu'elle esperoit de la fin de son voyage. Elle fist semblant toutesfois d'en estre bien marrie, à fin de faire comme les autres, qui tous ensemble se firent voir. Au contraire Hylas feignant d'avoir interrompu à dessein Florice, s'en courut l'embrasser, & puis salüa les autres deux : & en fin retournant vers elle. Et bien belle discoureuse, dict-il, ne cesserez-vous jamais de renouveller mes playes ? J'avois opin[i]on, dict-elle, de chanter vos loüanges : & depuis quand les estimez-vous autres ? J'ay de tout temps, dict-il, accoustumé d'appeller chaque chose par son nom : & n'est-ce pas reblesser que de remettre le fer dans des vieilles cicatrices ? Et y a-t'il un fer plus tranchant que la veuë de vos beautez, & le souvenir de mes premieres Amours ? O ! dictFlorice, l'offence n'est pas grande si je ne vous fay que cette playe ; vous ne devez pas avoir peur d'en mourir, puis que vous en sçavez de si bons remedes : cela seroit bon, respondit Hylas, si toutes les blesseures se guerissoient par des remedes semblables : mais n'entrons point si tost en ce discours, & me dictes quel bon dessein vous conduict en ce lieu ? Ce n'est pas, respondit Florice, celuy de vous y voir. Si vous estiez, adjousta Hylas, aussi courtoise que vous m'estes obligée, ceste consideration auroit bien assez de force pour vous y conduire, vous ayant assez faict des services à toutes pour vous laisser la volonté de me revoir : mais je voy bien que j'ay semé une terre ingratte, & qui ne rend pas la peine qu'on y prend. Quelquesfois, respondit Cyrcene, pour ce que le laboureur est mauvais, & la greine mal-choisie & mise hors de saison, le bon terroir rapporte des ronces au lieu du bled : prenez garde que quelqu'une de ces choses ne soit cause de l'infertilité dont vous nous blasmez.

      Je sçay bien, dict-il, Cyrcéne, que comme vous avez tousjours eu beaucoup de beauté pour vous faire aymer, de mesme vous n'avez jamais eu faute de desdain pour mespriser ceux qui vous ont adorée. Et moy dict Palinice, je sçay encore mieux que comme vous avez tousjours esté tres-fertile en nouveaux desirs & nouvelles affections, de mesme vous n'avez jamais eu faute deparoles pour accuser autruy de vostre faute. Alors Hylas se reculant deux ou trois pas. C'est trop, dict-il, d'avoir à combattre contre trois : les plus vaillans mesme ne le veulent entreprendre contre deux. A ce mot, Astrée, Diane, Philis & le reste de leur trouppe arriverent, & furent cause que ceste dispute prist fin.

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LE
QUATRIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
D'ASTRÉE.


      C'estoit la coustume des Bergers de Lignon de ne rencontrer jamais estranger, sans luy offrir toute sorte d'assistance, leur semblant que les loix de l'hospitalité le leur commandoient ainsi. Ceste coustume convia Astrée, Diane & toute leur compagnie, de faire ces mesmes offres à ces belles estrangeres, & apres leur demander la cause de leur voyage. A quoy Florice respondit pour toutes : qu'estant envoyées en cette contrée, par l'ordonnance d'un Dieu qui leur avoit deffendu d'en dire encores l'occasion, elles n'oseroient luy desobeyr, que cela estoit cause qu'elles ne pouvoient leur satisfaire : & s'estant enquise qui estoient ces Bergeres, & ayant sceu dePhilis leurs noms, Florice s'addressant à Astrée : J'advoüe, dict-elle, que j'ai esté aveugle de ne cognoistre pas que vous estiez la Bergere Astrée, de qui la beauté ne pouvant se r'enfermer en un si petit pays que l[e] Forests, remplit de sa loüange toutes les contrées d'alentour, mais vous devez, ce me semble, recevoir pour excuse, qu'admirant & vous & Diane, je demeurois comme esbloüye & confuse de trop de lumiere : Et je commence de bien esperer de nostre voyage, puis que d'abord nous avons fait la plus heureuse rencontre que nous eussions peu desirer. Astrée pleine de civilité, luy respondit avec les plus honnestes paroles qu'il luy fut possible, & apres s'estre embrassées & baisées, Hylas les interrompant : Et quoy ? Florice, dict il, que vous semble de nos vilages ? Vistes-vous jamais rien de si beau parmy les artifices de vos villes, & n'ay-je point eu raison de vous quitter toutes pour ces belles Bergeres, puis que la simplicité de mon humeur, & de mon esprit a bien plus de sympathie avec leur beauté naturelle, qu'avec les ruses & finesses dont vous usez dans vos villes ? Si jamais vous avez disposé vos actions, dict Florice, avec jugement, j'advoüe que ç'a esté cette fois, non pas pour la conformité des humeurs qui peut estre entre ces belles Bergeres & vous, car en cela vous seriez trop differents, mais parce que Hylas ayant esté toute sa vie volage en l'affection qu'il a portée aux autres b[e]autez, deviendra sans doute constant à ce coup, si pour lemoins la perfection de la beauté a puissance de le faire : & quant à moy je le crois, puis que ne voyant rien de mieux en quelque autre lieu où il puisse aller, s'il a de la raison il sera contrainct de s'arrester icy. C'est à moy à respondre, dict Philis, car Hylas est mon serviteur : & toutesfois je ne respondray pas de sa fidelité, puis que regardant vostre visage qu'il a aymé, & depuis cessé d'aymer, je tiens que ce n'est pas la beauté qui le rend amoureux. Et que pourroit-ce donc estre, interrompit Hylas ? une imprudente humeur de changer, respondit Florice, & une certaine legereté d'esprit, qui ne le laisse jamais vingt-quatre heures en mesme opinion. Vous estes partie, repliqua Hylas, le jugement que vous en faictes, est suspect. Je vous asseure, respondit-elle, que si vous croyez que je sois partie offencée, je vous remets librement l'injure, puis que je suis beaucoup plus obligée à vostre changement que je n'eusse receu de satisfaction de vostre constance. Et si vous me dites partie pour pretendre quelque chose en vous, croyez Hylas que je quitte de bon cœur ma pretention à qui la voudra, & qu'il m'obligera plus en la recevant, que je ne penseray de luy avoir fait de l'avantage, en luy faisant cette donation. Vous avez raison, respondit Hylas à moitié en colere, de faire de cette sorte vos presens de moy, car vous en pouvez disposer aussi librement que des estoilles.

      Cependant Paris s'estoit adressé à Diane, &apres l'avoir saluée, C'est bien, dit il, la plus heureuse rencontre que j'eusse peu desirer que celle de vous avoir trouvée icy où je l'esperois le moins. Elle l'est pour moy, dit Diane, puis qu'elle nous donne le bien de vostre compagnie, si ce n'est que ces belles estrangeres nous la ravissent. Elle sousrit à ce mot, sçachant bien que Paris l'aimoit, de sorte qu'il n'avoit garde de la quitter pour quelque autre que ce fust. Que si ce sousris donna du contentement à Paris, il fit bien un contraire effect en Silvandre, qui n'ignorant point l'amour de Paris, ne se peut deffendre des pointes de la jalousie, en voyant le bon accueil qu'on faisoit à son rival, & cette experience eust eu plus de force à luy faire advoüer que la jalousie procedoit d'Amour que toutes les raisons qu'eut peu alleguer Philis contre luy. Et [à] la verité il n'y avoit rien qui peut, ce lui sembloit, emporter quelque advantage sur l'ame altiere de Diane, que la grandeur du pere de Paris. La Bergere qui avoit quelque inclination à ne point hayr Silvandre [y] prit garde, aussi fit bien Laonice, quoy que le Berger dissimulast le mieux qu'il lui fut possible : mais les yeux d'amour, & de la malice sont trop aigus pour ne percer tous les voiles qu'on leur veut opposer. Et la cognoissance qu'il leur en donnoit eust esté beaucoup plus grande, si Astrée ne les eust separez : mais desirant avec passion de parachever son voyage, elle rompit bien tost compagnie à ces estrangeres, & se remit en chemin. Et parce que Paris avoit pris sous les bras Diane,Silvandre s'en alla vers Philis, qui le voyant venir. Voila que c'est, luy dit-elle, nous sommes tous deux de surplus, & quand nous ne serions point icy l'on ne laisseroit pas de s'entretenir.

      A ce coup, dit Silvandre, j'advoüe mon ennemie que vous avez barre sur moy, & que je n'ay rien à repliquer sur ce que vous dites : je plie patiemment les espaules, & paye de ceste sorte le tribut de mon peu de merite sans murmurer. Lors qu'elle luy vouloit respondre, Hilas survint, qui sans se soucier de ces estrangeres s'en courut apres Philis, laissant Palinice, Cyrcéne & Florice, tout ainsi que s'il ne les eut jamais aimées. Diane qui admiroit céte humeur, ne peut s'empescher d'en faire signe à Philis, qui de son costé le regardoit en pitié, & l'estimoit l'unique en son espece, & apres l'avoir consideré quelque temps de cette sorte : Me direz vous la verité, Hylas, lui dit elle ? En pouvez vous faire doute, respondit il, voyant combien je vous ayme, puis que pour vous suivre, je laisse toutes celles que j'ai aimées ? Cette preuve continue Philis, n'est pas petite : Mais je doute infiniment de ce que je vous veux demander. Dites moy donc, avez vous aymé ces estrangeres que nous venons de laisser ? Vous le pouvez apprendre, respondit-il, par les paroles de Florice. Je ne fais pas, dit elle, cette demande sans raison : car si vous les avez aimées, comment les avez vous si tost laissées en ce lieu, où elles sont mesmes estrangeres ? Toutainsi, respondit Hylas, qu'autresfois j'en ay laissé d'autres pour elles, de mesme je les laisse maintenant pour vous : & je confesse bien que si l'amour que je vous porte n'eut eu plus de puissance sur moy que la civilité, j'eusse esté en quelque sorte obligé à quelque assistance, mais je vous ayme tant que je ne puis avoir autre consideration que celle qui depend de mon amour. Je ne nie pas, dict Philis, que vous ne m'obligiez beaucoup : mais je vous admire en ce que les ayant aymées, vous en faictes à ceste heure si peu de conte. Je les ay aymées, respondit Hylas, mais je ne les ayme plus, & par ce que l'amour me retenoit autresfois aupres d'elles, maintenant que cette amour est morte, elle ne le peut plus faire, & me semble qu'en cela il n'y a pas grand subject d'admiration, ou de mesme il faudroit s'estonner de voir un homme libre, lors que la corde qui le souloit lier se seroit usée & rompuë. Je crois, interrompit Silvandre, que Hylas n'a jamais aymé ces belles estrangeres : car autrement il les aymeroit encores, d'autant que les liens d'amour ne se peuvent ny user ny rompre. S'ils ne peuvent estre usez ni rompus, respondit Hylas, ils sont donc bien aisez à desnoüer. Tant s'en faut, repliqua Silvandre, tous les nœuds d'amour sont Gordiens. Si cela est, dict Hylas, j'ai donc la mesme espée de celui qui jadis ne les pouvant desnoüer, les coupa : car je sçay bien que je me suis deffait de ceux de plusieurs.

      Ne croyez point, adjousta Silvandre, que vous les ayez aimées : car vous les aimeriez encores. Je ne croy pas, dict Hylas, ce que je sçai : c'est pourquoy, sçachant tres asseurément ce que je dis, pour vous faire plaisir je ne le croirai pas, & vous pour ne m'importuner d'avantage demeurez en vostre humeur melancholique, sans m'embroüiller d'avantage le cerveau de vos impertinentes opinions.

      Philis qui estoit discrette, voyant que Hilas relevoit la voix avec colere, lui dit pour l'interrompre : Encor faut-il Hylas que je me fasche contre vous, de ce que vous m'avez empesché de sçavoir les nouvelles que ces estrangeres avoient commencé de raconter. Ma maistresse, respondit il[,] j'aimerois mieux ne les avoir jamais aimées, que si elles estoient cause que vous eussiez quelque mauvaise satisfaction de moy. Je sçai bien, respondit Philis, que l'Amour que vous leur avez portée, & la satisfaction dont vous parlez, ne vous pressent gueres, car puis que vous ne les aymez plus, que vous peut importer de les avoir, ou ne les avoir pas aimées ? Et quoy, ma belle Maistresse, repliqua Hylas, vous n'estimez donc point les contentements qui sont passez ? Si mon bien ne continue, dit Philis, le souvenir de ne l'avoir plus m'afflige, & ne m'en laisse rien que du regret. De sorte, continua Hylas, que les services qu'on vous a faits huict jours apres, sont mis à neant, voila qui ne va pas mal pour Hylas. Silvandre prenant laparole pour Philis, Vostre Maistresse, lui dit-il, ne parle pas des services, mais des contentemens receus : & avant que de vous en plaindre, il faut sçavoir d'elle si vos services sont mis en ce rang. Hylas respondit, Ceux qui se deffient de leurs merites, peuvent entrer en cette doute comme vous, mais non pas moy Silvandre, qui sçai que toute amour ne se peut payer que par amour, & que celle à qui j'ai addressé la mienne a trop d'esprit pour ne la recognoistre, & trop de jugement pour ne l'estimer. Le Berger vouloit respondre lors que Philis reprit la parole. J'estime Hylas, dit-elle, comme je dois, & je recognois ses merites pour estre tres-dignes d'estre aymez, & ne faut pas qu'il pense que je perde la memoire de ses services ; car continuant de m'aymer, ils seront tousjours comme presens. Et si cette declaration luy est agreable, je lui veux faire une requeste, qu'il me doit accorder, s'il ne veut que j'aye opinion qu'il ne m'ayme pas bien. Commandez moy, dit Hylas, tout ce qu'il vous plaira, hors mis deux choses, à sçavoir que je meure, ou que je me departe de l'affection que je vous porte : car si j'estois mort, je ne vous pourrois plus aimer, & si je ne vous aymois plus, je perdrois le plaisir que j'ay d'estre aymé de vous : & vous, & l'Amour que vous me portez, respondit Philis en sousriant, serez immortels, si vous ne mourez que par ma volonté : mais ce que je desire, c'est d'entendre de vostre bouche ce que vous nous avezempesché d'apprendre de celle de Florice. Diane qui oüit ceste demande, & qui s'ennuyoit fort de la grande chaleur qu'il faisoit, dit, Je trouve que si nous rencontrions quelque lieu commode pour passer cette grande ardeur du Soleil, il y auroit bien du plaisir de donner une heure d'audience à Hylas : car je m'asseure que son discours ne sera point ennuyeux.

      Astrée qui encore que fort desireuse d'achever son voyage, cogneut bien qu'elle disoit vray, pour ne contrarier seule à la volonté, & à la commodité de toutes les autres, s'approcha d'elle, & dit qu'elle vouloit estre de la partie : De sorte adjousta Hylas, qu'il ne tiendra qu'à moy, que vous ne m'escoutiez : & à la verité je serois de mauvaise compagnie, si en me plaisant moy mesme, je n'estois bien aise de vous contenter : car ne croyez pas que ce ne me soit presque autant de plaisir de repenser à mes premieres amours, que si j'estois encores amoureux, & que les mesmes choses fussent presentes, parce que la plus part des plaisirs d'Amour sont plus en l'imagination qu'en la chose mesme : & quand on raconte ce qui s'est passé, l'ame jette sa veuë sur les images qui luy en sont restées en la fantaisie, & les voit à lors comme si elles estoient presentes. Et par ainsi pour le contentement de toute cette compagnie, il ne faut que trouver un lieu commode où l'ombre nous deffende des rays du Soleil. Il seroit impossible, respondit Silvandre, qu'en tout lebois on peut rencontrer une place plus commode que celle de la source de ce petit ruisseau que vous voyez : car la frescheur de l'ombre & le doux murmure de l'eau qui coule parmi le gravier, convie chacun à s'y arrester : & ce qui est de meilleur, c'est que nous ne nous destournons point de nostre chemin. A ce mot, se mettant devant au grand pas, toute la troupe le suivit, bien aise d'eviter l'incommoditen du chaud. D'abord chacun mit les mains dans la fontaine & n'y eust celui qui n'en prist dans la bouche pour se rafraischir, & puis choisissant les places les plus commodes, ils s'assirent tous à l'entour de cette belle source, horsmis Silvandre, qui estant monté sur un grand cerisier, qui mesme leur faisoit une partie de l'ombrage, leur jettoit en bas des branches chargées de fruicts : & apres en avoir choisi quelques unes des plus belles, les vint presenter à Diane, qui en donna à Paris & aux Bergeres, non toutesfois sans en choisir une qu'elle donna à Silvandre, en luy disant ; tenez Silvandre, c'est ainsi que je vous fais part de mes biens. Pleust à Dieu, dit il, en la recevant & luy baisant la main qu'elle lui tendoit, que vous receussiez d'aussi bon cœur tout ce que je vous donne, que cette part que vous me faictes m'est agreable. Et prenant place le mieux qu'il peut aupres d'elle, lors que les cerises furent parachevées, Hylas commença de parler de cette sorte.



HISTOIRE.
DE PARTHENOPE, FLORICE
ET DORINDE.


      Je me suis moqué bien souvent en ma pensée, de ceux qui blasment l'inconstance, & qui font profession d'en estre plus ennemis, considerant qu'ils ne peuvent estre tels qu'ils se disent, qu'ils ne soient eux mesmes plus inconstans, que ceux qu'ils accusent de ce vice. Car lors qu'ils deviennent amoureux, n'est-ce pas de la beauté, ou de quelque chose qu'ils remarquent en la personne qui leur est agreable ? Or si cette beauté vient à deffaillir, comme c'est sans doute que le temps emporte cet advantage sur toutes les belles, ne sont-ils pas inconstans d'aimer ces laids visages, & qui ne retiennent rien de ce qu'ils souloient estre, sinon le seul nom de visage ? Si aimer le contraire de ce que l'on a aimé est inconstance, & si la laideur est le contraire de la beauté, il n'y a point de doute que celuy conclut fort bien, qui soustient celuy estre inconstant, qui ayant aimé un beau visage, continuë de l'aimer quand il est laid. Cette consideration m'a fait croire, que pour n'estre inconstant, il faut aimer tousjours & en tous lieux la beauté, & que lors qu'elle se separe de quelque subjet on s'endoit de mesme separer d'amitié, de peur de n'aimer le contraire de cette beauté. Je sçay bien que la vulgaire opinion tient tout le contraire : mais il me suffit pour responce, de dire que le peuple est ignorant, & qu'en cecy il en rend une veritable preuve. Ne trouvez donc estrange ma Maistresse, ny vous gentil Paris : si vous racontant ma vie vous oyez plusieurs semblables changements : car je suis si soigneux de ne contrevenir à cete constance, que j'ay mieux aimé de quitter toutes celles que j'ay aimées jusques icy que de faillir envers elle.

      Vous avez desja sceu le subjet qui me sortit de Camargues, quel fut mon voyage jusques à Lyon, pourquoy j'aimay Pallinice & Cyrcéne, & lors que j'ay interrompu Florice, elle vouloit raconter comment elle me surprit : mais parce qu'elle a oublié des choses qu'il est necessaire que vous sçachiez, je reprendray ce qu'elle a teu finement, & puis je continueray de vous dire le reste de ma vie pourveu que nous aions assez de temps.

      Sçachez donc ma Maistresse, que Clorian à la verité fut tres-mal avisé de me donner charge de parler à Cyrcéne pour lui, puisque ce n'est pas estre bien conseillé de choisir en cela un amy qui soit plus honneste homme que celui qui l'envoye, y ayant trop de danger, voire estant presque inevitable, que ce mal-avisé ne demeure Amant, & que l'autre ne demeure aimé, parce que si celle à qui l'on s'adresse a de l'esprit, elle recevratousjours plustost ce qui vaut le mieux : & puis c'est prendre un mauvais lustre que de se servir & accompagner d'un plus honneste homme que l'on n'est pas. Il est certain que quand j'allay avec Pallinice trouver Circéne pour Clorian, mon dessein estoit de le servir en amy, & de raporter tout ce qui me seroit possible à son contentement ; mais aussi tost que je vis cette fille, je me ressouvins que j'en estois amoureux depuis que je l'avois veuë la nuict dans le Temple : de sorte que je vis bien qu'il faloit que je contrevinse ou à l'amitié, ou à l'Amour : & apres que j'eus longuement débatu, & pour l'un & pour l'autre, à sçavoir à qui cederoit[:] En fin je conclus qu'il faloit que le nouveau venu quittast la place à l'autre : mais je n'eus pas plustost fait cete resolution, que l'Amour incontinent me representa qu'il estoit nay en mon ame, aussi tost presque que j'estois nay, & que l'affection que je portois à Circéne, avoit devancé celle que j'avois depuis euë pour Pallinice, qui estoit cause de l'amitié de Clorian : & par ainsi l'amitié estant venuë long temps apres l'Amour, fus-je injuste d'ordonner qu'elle cederoit ? Nullement ce me semble, puis que nous voyons que les Loix appreuvent cette primogeniture des peres envers les enfans, & qu'il semble mesme que la nature le vueille ainsi. Voila donc la raison qui me fit parler à Circene de la sorte que Florice vous a dit ; & jugez si je pouvois avoir outre celà plus d'obligation aucontentement de quelqu'autre, qu'au mien propre. Qu'elle ne m'aille donc point reprochant que j'ay trahy mon amy : car si de deux maux il faut tousjours choisir le moindre, & si l'homicide de soy mesme est plus grand que de quelqu'autre que ce soit, qui dira s'il n'est hors du sens, que je n'aye bien fait de trahir plustost une amitié qu'un Amour, & d'avoir plus d'esgard à la conservation de ma vie & de mon contentement, qu'à celle de Clorian ? Clorian m'ayme, & j'aime Cyrcéne, Clorian me prie de parler pour luy à Cyrcéne : & mon affection me fait la mesme requeste pour moy. Si je ne satisfais à Clorian, j'offence l'amitié que je luy porte : si je ne satisfais à mon affection, j'offence Cyrcéne, & Hylas. J'ayme Clorian, j'ayme aussi Hylas, & par là vous voyez que ces deux amitiez pour le moins se contrepesent : car j'ayme bien autant Hylas que Clorian, voire eust-il avec luy tout le reste du monde, mais l'Amour que je porte à Circéne, se joignant à l'amitié que je me porte, apesantit de sorte ce costé de la balance, que je ne tournay pas seulement les yeux sur Clorian, pour voir quel estoit son poix. Je me laissay donc emporter à ce que je me devois, & pour vous montrer que j'avois raison, les Dieux approuverent mon dessein, le favorisant tellement que Circéne apres avoir esté recherchée de moi quelque temps, m'aima en fin peut estre autant que je l'aimois : & quand vous sçauriez les asseurances que j'en ay receuës, je veux croire que vousen diriez autant que moi. Mais parce qu'elle avoit des personnes à qui elle devoit donner de la satisfaction, & particulierement à sa Mere, elle me pria de trouver bon qu'elle feignist d'aimer Clorian, parce qu'il y avoit apparence de mariage entre eux, estant d'une mesme ville, & d'une mesme condition ; & de plus, Clorian estant fort riche, sa mere sans doute auroit cette recherche agreable, au lieu que si la mienne eust esté descouverte par ce que j'estois estranger, & qu'on ne sçavoit pas mesmes si je n'estois point marié, elle l'eust desapreuvée, & luy eust peut estre deffendu de me voir.

      Je fus tres aise qu'elle m'eust fait cette ouverture, d'autant que je ne sçavois plus avec quelles paroles je devois entretenir Clorian plus longuement, lui ayant desja dit toutes les excuses que je pouvois, parce que luy qui me voyoit d'ordinaire pres de Circéne, feignant que c'estoit pour parler pour luy, il commençoit d'entrer en doute de moy, voyant que je ne faisois rien à son advantage. Je fis donc entendre à Circéne tout ce qui s'estoit passé entre Clorian, & moy, & la charge qu'il m'avoit donnée de lui en parler. Mais belle Maistresse, je la lui dis en me moquant de lui, & le mesprisant bien fort, de peur que si je lui eusse representé son affection telle que je l'eusse bien sçeu faire, elle n'eust pris quelque envie de l'aimer : & je le fis si dextrement, que Circéne eust plus de volonté encores de se servir de lui pour m'aimer avecmoins de soupçon, & me dit, que la raison qui luy en avoit fait faire chois, estoit que sa mere le lui avoit bien souvent proposé pour mary, & qu'elle avoit bien recogneu qu'il ne lui vouloit point de mal. Je me retire donc en cette intention vers Clorian, à qui je faints un long discours pour lui faire trouver meilleur ce que je lui voulois dire : je lui raconte des paroles, des responces, & des repliques merveilleuses que je disois avoir faites à son advantage, & dont il n'avoit pas esté dit un mot : & en fin je l'asseure que la declaration qu'il luy fera de son affection lui sera agreable. Les remerciements qu'il me fit furent grands, & plus encor les offres de me servir en semblable occasion, dont je le remerciois de bon cœur, ne desirant pas d'estre entre ses mains, comme je le tenois entre les miennes.

      En fin il se resout de parler à Circene, selon mon advis, & se prepara à cette rencontre, avec autant de crainte, & de battement de cœur, que s'il eust deu entrer en camp clos contre le plus vaillant Champion de tous les Francs. Si est-ce que le courage que je lui donnois, & l'asseurance que ses paroles seroient bien receuës, luy firent en fin surmonter la crainte qui l'en avoit si long temps empeché : & trouvant la commodité de lui parler il lui dit son intention, avec les meilleures paroles qu'il peut inventer, desquelles la conclusion fut qu'il luy portoit tant de respect, que sans moy il n'eust jamais eu lahardiesse de lui declarer son affection, encor qu'elle fust si juste, & si plaine d'honnesteté, ne tendant qu'à l'espouser, qu'il penseroit bien qu'autre qu'elle ne s'en sçauroit offencer. A la verité, lui respondit-elle, vous avez un fort bon amy en Hylas, & vous le devez croire tel, & le conserver par tous les moyens qui vous seront possibles, y ayant plus d'un mois que continuellement il me parle de vous, vous entendrez par lui que je ne suis pas si mesconnoissante que vous m'estimez, & que je sçay bien qu'une personne de vostre merite, oblige une fille quand il la recherche avec le dessein que vostre amy m'a asseuré que vous avez. Cela estant, vous devez croire que je vivray avec vous, comme le requiert une si honneste affection : mais je seray tres-aise que Hylas soit tesmoing de tout ce qui se passera entre nous, à fin qu'il condamne celui qui aura le tort. J'abregeray ce discours, ma belle Philis, parce que si je me voulois autant arrester en tous les autres, il faudroit un siecle pour vous red[i]re les accidens qui me sont arrivez.

      Sçachez donc que depuis ce jour, voila Clorian tellement embarqué, qu'il n'y avoit point de moyen de l'en retirer : & parce que les parens commencerent de s'en prendre garde, il falut que je fisse entendre à la mere, que Clorian avoit dessein de l'espouser, & que d'autant que j'avois jugé ce party n'estre poins desavantageux pour Cyrcéne, j'y avois apporté tout ce qui m'avoit esté possible ;mais que n'en ayant point parlé à son pere, & à sa mere, il desiroit que cette declaration fust secrette. La mere de Circéne qui sçavoit que Clorian estoit riche, & bien apparenté, me remercia de ce bon office : & en fin me pria que s'il avoit cette volonté, il luy en dist quelque chose, & qu'elle le tiendroit si secret qu'il lui plairoit, mais qu'elle desiroit avoir cette satisfaction de lui, je l'asseuray qu'il n'y manqueroit point : & d'effet quelques jours apres nous l'alasmes trouver en son logis, où Clorian lui en dist encore plus que je n'avois fait. Voila donc toutes choses en bon estat : car pour moi j'estois bien venu aupres de la mere, tres bien aupres de Clorian, mais mieux encores aupres de Circéne. Or voyez à quoy je fus reduit pour faire semblant que je n'estois point amoureux de cette belle fille, j'estois contrainct de quitter la place à Clorian, & de parler pour lui ; s'il y avoit quelque compagnie, je me mettois devant eux, à fin que sans estre veu Clorian luy baisast les mains, mais je mourois quand je voiois que quelquefois il lui baisoit la bouche, & toutesfois cela est bien souvent avenu en ma presence. Et quoy qu'il me déplust beaucoup, & plus encores à Circéne, si nous y contreignons nous pour avoir sujet de vivre privément elle & moi. Car la mere qui croyoit que je n'y fusse que pour Clorian, m'en donnoit toutes les commoditez que je voulois. Voire je diray bien d'avantage, je luy portois les lettres queClorian luy escrivoit, & le plus souvent je faisois la responce, & elle ne faisoit que la rescrire, & Dieu sçait si c'estoit sans rire, & sans bien passer nostre temps à ses despens.

      Je vivois donc de cette sorte, le plus content homme du monde, lors que la fortune voulut tourner la roüe tout à rebours : toutesfois je n'en eus pas tant de mal qu'un autre eust bien peu recevoir, ayant une tres-bonne recette à toutes ces maladies. Les festes des Bacchanales estoient presque parachevées, lors que Clorian, & moy nous resolumes maintenir un tournoy. Clorian fist paindre pour sa devise une Cyrcé, avec le visage de Circéne, qui transformoit par ses breuvages les compagnons d'Ulisse en diverses sortes d'animaux, avec ce mot, L'AUTRE AVOIT MOINS DE CHARMES. Quant à moy, n'osant me declarer comme luy, je voulus un peu déguiser son nom, & peignis une Syrene & Ulisse lié dans son vaisseau, avec ce mot. QUELS LIENS FAUDROIT-IL. Je pensois avoir bien travaillé, & qu'elle m'en seroit infiniment obligée, & voyez ce qui en avint. Il y avoit de fortune une belle fille dans Lyon, qui se nommoit Parthenopé, assez voisine du logis où je demeurois, avec laquelle toutesfois je n'avois jamais eu grande familiarité, & si je n'en sçaurois dire la cause : car ce n'estoit pas mon humeur d'avoir de belles voisines sans les visiter : quand je fus sur les rancs, & que chacun eust ditson advis de nostre entrée dans le champ, les plus curieux voulurent deviner nos devises.

      Quant à celle de Clorian, il n'y eust celuy qui ne la devinast aysément, le visage de Circéne & l'equivoque du nom la decouvrant assez. Mais pour la mienne, il n'y avoit personne qui en peust venir à bout. En fin un vieil Chevalier qui estoit parmy les Dames sur l'eschafaut où estoit Circéne, & Parthenopé. & que l'aage dispensoit de vestir le harnois, respondit froidement, il est aysé de descouvrir son intention, & lors s'addressant à Parthenopé, C'est pour vous, la belle, luy dit-il, qu'il entre au camp. Elle rougit, car elle se sentoit accusée à tort, & luy respondit comme surprise, Si c'est pour moy, il est vrayment bien secret & dissimulé, puis qu'il ne m'en a rien dit. Prenez garde, respondit Cyrcéne, qui se sentoit picquée, que vous ne le soyez plus que luy, en le voulant dissimuler mieux qu'il n'a sçeu faire. Il m'est aysé, respondit Parthenopé, de dissimuler une chose que je ne sçay pas, ni celuy non plus qui l'a ditte, sinon par opinion. Si vous voulez sçavoir, respondit le vieil Chevalier, qui me l'a fait juger ainsi, je le vous diray, & je m'asseure que vous ferez un jugement semblable au mien. Je seray bien ayse, respondit-elle, d'aprendre ce secret de vous, vous voyez, reprit alors le vieil Chevalier, qu'il porte une Sirene en son escu, avec ce mot, quels liens faudroit-il. Il ne pouvoit vous nommer plusclairement que par la peinture d'une Sirene, parce que les anciens ont tenu que les Sirenes estoient trois filles d'Achelois, & de la Nimphe Calliope, & se nommoient, Ligée, Leucosie, & Parthenopé : & vous vous appellant Parthenopé, il estoit bien malaisé qu'il peust vous faire voir plus clairement son intention que par une Sirene, & un Ulysse lié à l'arbre de son vaisseau, voulant entendre qu'il n'y a rien qui le peust empescher de se donner à vous, si par vos faveurs vous le vouliez r[e]ndre vostre. Alors toute la trouppe frappant des mains, s'escria : Ah Parthenopé ! vous nous l'avez bien tenu secret, mais il vaut autant l'avoüer maintenant que de le nier. Quant à moy, dit-elle, ce m'est tout un, & que cela soit ou no[n], il m'importe fort peu : vous ne vous facherez donc point, dit Cyrcéne, que nous le nommions vostre Chevalier ; Je ne m'en soucie point, dit-elle, mais prenez garde que vous ne l'accusiez à faux. Ce bruit courut incontinent parmy les Dames, que j'estois le Chevalier de la Syrene, & Clorian de Cyrcéne, & qu'on verroit laquelle auroit meilleure fortune en ce tournoy. Quant à moy je n'en sçavois rien, & prenois bien garde que quand je passois sous l'eschafaut de Circene, elle me crioit, à Dieu Chevalier de Parthenopé, mais je ne sçavois ce qu'elle vouloit dire.

      En fin le tournoy parachevé, chacun se retira & nous semblant d'avoir bien fait nostre devoir Clorian & moy, aussi tost que nous fusmesdesarmez, & que nous eusmes changé d'habit, nous alasmes chez Cyrcéne ; mais elle qui estoit infiniment picquée contre moy, ne me fit pas l'accueüil qu'elle souloit ; au contraire quand je luy voulois parler elle ne me disoit autre chose, sinon, laissez moy en paix, Chevalier de la Sirene, & se tournant de l'autre costé, avec une façon de mespris, ne me respondoit qu'avec peine.

      J'estois tant innocent de ce qu'elle m'accusoit, que je n'y songeois point, & ne sçavois pourquoy elle ne me traittoit de cette sorte, si ce n'est que je ne me fusse pas bien acquitté à son gré de l'entreprise que nous avions faite, d'estre les soustenants en ce tournoy.

      Mais ne me semblant pas que j'eusse plus mal fait que mon compagnon, & voyant qu'elle luy faisoit bonne chere, je ne sçavois qu'en penser. Je me retire ce soir sans en sçavoir autre chose : car je ne peus tant faire que de parler à elle en particulier : je m'en vay donques un peu mal satisfait de ma fortune : mais le lendemain il m'avint une rencontre qui ruïna tout le reste de mes affaires. Estant le matin dans le Temple, j'y rencontray Parthenopé, avec une de ses tantes : & de fortune m'estant mis aupres d'elle, je vis qu'elle me regarda d'un œil qui n'estoit point ennemy. Elle estoit belle, & par consequent de celles que par les loix de ma constance, je suis obligé d'aymer. Cela fut cause que je m'approchay un peu plus d'elle : & lors que jecherchois un subject pour parler, elle s'aprocha & se pencha un peu de mon costé, & me dit, comment vous trouvez vous du tournoy ? Je dois faire cette demande, luy dis-je, aux belles Dames comme vous estes, puis que le jugement vous en demeure. Je ne vous demande pas, me dit-elle, comment vous vous y estes porté : car chacun est tesmoing qu'il ne se pouvoit mieux, mais je suis curieuse de sçavoir si vous ne vous estes point trouvé las de la peine que vous y eustes. Puis que vous faites, luy repliquay-je, un jugement si avantageux pour moy, seroit-il possible que j'en puisse ressentir quelque peine ? Nous estions en lieu où les longs discours n'estoient pas bien seants : cela fut cause qu'elle ne me respondit qu'avec un souris, & en baissant la teste de mon costé. Or les prieres & devotions estant finies, elles sortent hors du Temple, & moy me semblant que ces dernieres paroles m'obligeoient à les accompagner jusques en leur logis, qui estoit fort proche de ce temple, je pris sous le bras Parthenopé, & par les chemins je sceus l'opinion que chacun avoit euë que je fusse entré au tournoy comme son chevalier. Quant à moy qui estois bien aise de couvrir l'affection que je portois à Circéne, & qui outre cela n'eusse jamais refusé les bonnes graces de Parthenopé, luy respondis qu'il estoit vray, & que n'ayant osé le luy declarer par mes paroles, j'avois choisi cette voye. Apres plusieurs discours, & que nous fusmes arrivezen son logis, elle osta son escharpe qui luy couvroit la teste, & la mit sur la table, & puis osta son masque, & tournant le dos au feu, se chaufoit en me parlant, & je connoissois bien qu'elle n'avoit point eu desagreable ce qui s'estoit passé, puis qu'elle en renouveloit tousjours le discours ; & plus je voyois que mon service ne luy desplaisoit point, & plus j'en devenois amoureux. En fin avant que partir je pris cette escharpe qu'elle avoit posée sur la table, & me la mis au col, encor qu'elle y fist un peu de resistance ; mais je luy dis qu'estant entré le jour precedent au tournoy pour elle sans avoir autre marque d'elle que mon affection, il estoit bien raisonnable que j'eusse celle cy pour tesmoignage que j'estois sien. La difficulté qu'elle en fit ne fut pas grande, & par ainsi je l'emportay, & l'eus tout le reste du jour au col. Toutesfois parce qu[e] je ne voulois perdre Circéne, je me contraignis de n'aller point en lieu où elle me peust voir ; mais celuy de qui je me doutay le moins, qui estoit Clorian, luy dit sans autre dessein que de luy raconter de mes nouvelles, que j'estois le plus content qui fut jamais, pour les faveurs que je recevois de Parthenopé ; & là dessus luy parla de cette escharpe. Dieu sçait si ses paroles luy toucherent au cœur ; car veritablement elle m'aimoit, & toutesfois elle n'en fist point de semblant. Mais lors que j'y allay le lendemain, sans que Clorian y fust : Et bien me dit-elle, Chevalier de la Syrene, qu'avez vous fait de vostrebelle escharpe ? J'aimois Circéne beaucoup plus que Parthenopé : & ne voulois point la perdre pour si peu d'occasion : cela fut cause qu'avec mille serments, je luy juray, qu'entrant au tournoy, je n'avois point pensé à Parthenopé, mais au nom de Syrene seulement : duquel ostant une lettre on pouvoit faire Cyrcéne. Mais, dit-elle, pourquoy ne m'en parlastes vous point ? parce, lui respondis-je, que je croyois la chose si aisée que je pensois que vous la reconnoistriez. Et de cette escharpe, adjousta-t'elle, qu'en dirons nous ? J'avoüe lui dis-je, que je la lui pris hier, mais ce ne fut que par maniere d'acquit, & comme desireux de mieux celer l'affection que je vous porte.

      Elle demeura quelque temps sans me respondre, & puis elle reprit tout à coup la parole de cette sorte. Or bien Hylas, j'en croiray tout ce que vous voudrez, pourveu que vous me contentiez en une chose. Elle sera impossible, luy dis-je, si je ne la fais. Donnez moy, me repliqua-t'elle, l'escharpe dont je vous parle, & je vous en donneray en eschange une autre qui vaudra mieux. Je fus en peine, & eusse bien voulu m'en excuser : mais il me fut impossible, & oyez je vous supplie quelle fut sa resolution. Aussi tost qu'elle l'eust elle se la mit au bras, & m'en donna une autre, qui sans mentir estoit beaucoup plus belle, & le jour mesme sçachant que je n'estois point en mon logis, elle s'en va avec quelques unes de ses amies, feignant de sepromener, & passant devant ma porte, fait demander si j'estois au logis. Un homme qui me servoit, & qu'elle connoissoit bien, vient parler à elle, & luy dit que je n'y estois pas. Nous voulions luy dit-elle, cette bonne compagnie & moy, qu'il vint au promenoir avec nous : mais fais nous un plaisir, va t'en dire à Parthenopé que nous l'atendons icy pour cest effet : & afin que tu y ailles de meilleur courage, voila une escharpe que je te donne, & porte la tou[t] aujourd'huy pour l'amour de moy. Et à ce mot elle luy mit au col celle que j'avois euë de Parthenopé. Ce valet qui se sentoit fort honnoré de cette faveur, l'en remercia ; & pour luy obeïr, s'en alla courant faire son message à cette fille qui voyant d'abord son escharpe au col de cet homme, eust opinion que je la luy faisois porter par mespris d'elle : & depuis oyant la harangue, conneut bien que cela venoit de Cyrcéne, & que je la luy avois donnée : ce qui l'offensa de sorte que jamais depuis je ne peus renoüer avec elle, & moins encore avec Circéne, qui se retira tout à fait de moy, quoy qu'elle vist bien que je l'aimois d'avantage : mais tant céte maxime qu'il faut hayr ceux que l'on a offencez, sçachant que la trahison qu'elle m'avoit faite estoit tres grande, elle ne voulut jamais se fier en moy.

      Je fus contraint de retourner à Pallinice, mais je n'y demeuray pas long temps : car le printemps estant desja assez avancé, & de fortune s'estant trouvé cette année fort beau, un jources belles Dames, se mettant ensemble plusieurs de compagnie, voulurent jouyr de la douceur des champs : & pour y aller plus à leur commodité, entrerent dans un bateau, & remontant contremont le paisible Arar, passoient le temps tantost à la musique des instrumens, tantost à celle des voix, & quelquefois mettant pied à terre, dansoient à des chansons qu'elles disoient tour à tour. De malheur je n'avois autre cognoissance en cette trouppe que celle de Palinice, & Cyrcéne : toutesfois je ne laissay de me mettre parmy elles, & de les entretenir toutes. Je voyois bien qu'elles se demandoient à l'aureille qui j'estois, & que Palinice avoit assez d'affaire à dire mon nom à toutes celles qui s'en enqueroient : mais cela ayant duré quelque temps, je fus incontinent apres aussi cogneu que personne de la trouppe ; parce qu'entrant en discours avec la premiere qui se presentoit, elles trouverent mon humeur si agreable, qu'il n'y en eut une seule qui ne voulut estre de mes amies. Tant que le batteau alla contremont, encor que l'Arar coule si doucement, que bien souvent on ne peut remarquer de quel costé il descend, si est-ce que quelquefois il faisoit un peu de bruict contre les aix, & cela fut cause qu'on ne se servit que des instrumens : sinon qu'interrompant quelquefois la musique, elles discouroient bien souvent aux despens de ceux qui n'en pouvoient mes. Mais quand on se laissa aller au courant de l'eau, & qu'on n'oüyoit plus qu'un petit gazoüillis que l'ondefaisoit contre le bateau comme glorieuse de porter une si belle charge, elles s'assirent dans le fond, & là celles qui avoient la voix bonne, chantoient ce qui leur venoit en fantaisie. Entre ces belles Dames il y avoit plusieurs chevaliers & enfans des Druides qui s'estoient mis parmi elles pour leur tenir compagnie, & passer le soir plus agreablement. Ce fut en ce lieu où la premiere fois je vis Teombre. Cest homme avoit presque passé son Automne avec une si bonne opinion de luy mesme, qu'il pensoit que toutes les Dames mourussent d'amour pour luy. Quant à moy je ne peus jamais y remarquer chose qui me pleust : toutesfois il est certain qu'il avoit des mignardises qui ne desplaisoient point à quelques unes. Entre les autres Florice à ce que je crois l'avoit aymé : cette Florice à la verité estoit belle, & pouvoit conserver ce nom entre celles qui sont estimées belles. Elle estoit blanche & blonde, avoit tous les traicts de visage tres-beaux, mais sur tout les yeux si doux & attrayans, que j'advoüe n'en avoir jamais veu de semblables. Elle avoit la taille si belle & la façon si pleine de Majesté qu'on pouvoit aisément juger qu'elle n'estoit pas née parmi le peuple : aussi estoit elle de cette race qui se vante estre issuë du grand Arioviste. Et quoy que cette belle Dame fut telle, qu'il n'y eust point en toute la contrée qui peut estre ne lui deut ceder, & en merite, & en beauté : si est-ce que Teombre, fust pour le mal heur d'elle ou autrement, en estoit plus aymé qu'autre quifust dans la ville. Et par ce qu'il y avoit desja quelque temps que cette amitié estoit commencée, & que la continuation en est quelquefois languissante, Teombre creut qu'il la falloit ralumer par quelque jalousie, & pour ce sujet fit semblant d'aimer une jeune fille nommée Dorinde, qui avoit bien quelque beauté, mais qui cedoit en tout à Florice. Or ceste Dorinde pour lors estoit partie pour aller chez un de ses oncles, & y avoit quelques jours qu'elle estoit hors de la ville : cela fut cause que Teombre pour continuer sa feinte, quand ce fut à luy à chanter, prit son subject sur cette Dorinde, & en dit quelques vers dont je ne me sçaurois souvenir, mais en fin le sujet estoit qu'à son depart elle avoit fait serment d'avoir tousjours memoire de luy : ce qu'il tenoit pour un si grand heur qu'il n'y avoit Dieu dans le Ciel, avec lequel il voulust changer sa fortune. La belle Florice se sentit infiniment picquée de ces propos, qui dits en sa presence sembloyent l'offencer d'avantage : & prenant la parole comme si c'eust esté en deffence de Dorinde, qui en quelque façon luy touchoit d'alliance, elle luy respondit de cette sorte.



SONNET.


      Dorinde se mocqua de vous,
Quand elle vous tint ce langage,
Sçachant bien qu'on peut sans outrage,
Promettre toute chose aux fous.

      Ou la vanité de vostre ame,
Vous fait vanter qu'elle l'a dit,
Pour monstrer d'avoir du credit,
Aupres d'une si belle Dame.

      Mais soit qu'elle ait fait ce serment[,]
Pour chasser un fascheux Amant,
Promettre est un doux artifice :

      Et quand on l'en devroit punir,
Elle aymeroit mieux le supplice,
Que non pas un tel souvenir.

      Cette repartie faite si à propos par Florice me fut tant agreable, que dés lors je me resolus de l'aimer, & la joindre à Palinice & à Cyrcéne, & presque en mesme temps costoyant un beau pré, elles furent toutes d'avis de mettre pied à terre, pour joüyr de la beauté du lieu, quelques unes soudaincommencerent de chanter, d'autres de dancer à leurs chansons, & d'autres de cueillir des fleurs ou de se promener.

      Florice fut de celles qui espanchées par le pré faisoient des bouquets & des guirlandes. Elle estoit alors assise sur les talons, & separée de la trouppe, s'entretenoit peut estre de ce que Teombre venoit de dire. Je m'approchay d'elle, non pas pour m'y embarquer du tout, mais ayant deux desseins, l'un de sonder s'il y feroit bon, & selon que je trouverois le passage de passer plus outre, ou de m'en retirer, Et l'autre pensant que Cyrcene touchée de cette jalousie, ne voudroit pas me perdre : viendroit peut estre à quelque repentir. Mais il advint autrement, comme vous entendrez. Mettant donc un genoüil en terre pour luy parler plus aisement, je faisois semblant de luy aider à cueillir des fleurs. Elle les prenoit de ma main avec beaucoup de civilité, non toutesfois sans s'estonner, que ne l'ayant jamais veuë auparavant je prisse cette peine. Je le recogneus bien, mais sans luy en rien dire, je voulois attendre que ses paroles me donnassent occasion de luy faire entendre que je l'aimois, estant bien asseuré qu'il estoit impossible qu'il n'advint ainsi. Et ce qui me faisoit traitter celle cy avec plus de respect c'estoit la grandeur qu'elle tenoit, qui à la verité estoit telle que je n'eus jamais tant de crainte d'aborder pas une des autres que j'ai aimées. Et voyez si je ne devine pas quelquefois. Il advint tout ainsi que je l'avois pensé. Car apres avoir receuplusieurs fois les fleurs que je cueillois, en fin elle me dit que je prenois trop de peine, & que je l'estimerois incivile de permettre que je continuasse, tant s'en faut, lui dis-je, que cela soit, que je crois chacun estre obligé de vous rendre toutes sortes de service puis que vous assistez si bien vos amies en leur absence. Ne parlez vous pas, me dit elle, de Dorinde ? c'est celle là mesme, lui dis-je, en la personne de qui vous avez obligé toutes les autres. Je ne sçaurois, dit elle, souffrir la vanité de Teombre, car vous voyez quel il est, & toutefois il pense & dit que nous mourons toutes d'amour pour luy. Il faudroit bien, luy dis-je, que les Dames eussent beaucoup d'amour, & peu de jugement, & me semble qu'il est plus propre pour le remede d'amour, que pour enseigner l'art d'aymer. Florice alors me regardant avec un sousris, Je suis, me respondit elle, de vostre opinion : & de plus si je voulois aimer, ce seroit le dernier de tous les hommes que je choisirois. Ce seroit bien offencer les Dieux qui vous ont faite telle que vous estes, lui dis-je, si vous profaniez pour luy tant de beautez. Je sçay bien, me dit elle, qu'il n'y a point de beauté en moy, mais je sçay encore mieux que je n'auray jamais amour pour luy. Dieu vous rende lui dis-je plus veritable pour luy, que vous ne l'estes pas pour ce qui vous touche : & si quelque autre que vous tenoit ce langage, il seroit bien mal-aisé que je le souffrisse, mais à vous je ne puis faire autre responce, sinon que si tous les yeux qui vousregardent, ne vous voyoient telle que je vous vois, je pourrois penser que les miens peut estre me voulussent tromper : mais puis qu'ils font tous un mesme raport, je veux croire que la modestie est celle qui vous fait parler contre l'opinion de tous, encore que vos yeux ne voyent pas differemment des nostres. Je crois, dit elle avec la verité, que mon visage n'a rien qui puisse meriter le nom que vous luy donnez, mais tel qu'il est, n'en parlons plus : la continuation en est hors de saison & de peu de plaisir. Je vous obeiray, luy dis-je, mais ce sera avec cette protestation que je ne parlay jamais plus selon ma creance, & que ce que vous me deffendez d'avoir en la bouche, je l'auray le reste de ma vie au profond du cœur. Nous eussions continué, n'eust esté que ses compagnes l'appellerent, qui estoient desja entrées dans le bateau. Elle se leva donc sans me respondre, & ramassant ses fleurs dans l'un des pands de sa robbe, je la pris sous les bras, & la conduisis dans sa trouppe : où n'osant reprendre le discours que nous avions laissé, de peur de paroistre trop hardy (car c'est un tesmoignage de n'aymer gueres, que d'avoir trop de hardiesse en ces premieres declarations) je me contentay pour cette fois de ce que je luy en avois dit. Et par ce que la Musique ayant quelque temps continué, enfin elle cessa pour laisser oüir les voix de ceux qui chantoient. Quand ce vint à mon rang, je chantay les vers que je vous vay dire, pour asseurer Florice, que tout ce que je luy avois dit estoit veritable.


SONNET.
SERMENTS AMOUREUX.


      Belle de mes desirs, vous estes le trespas.
Et c'est vous toutefois que seule je desire,
J'en jure vos beaux yeux que le Soleil admire,
Et j'en jure mon cœur, surpris de vos appas.

      J'en jure vos douceurs qui sont tout mon soulas,
J'en jure vos desdains, qui sont tout mon martyre,
J'en jure mes douleurs tesmoins de vostre empire,
J'en jure ces plaisirs qu'avoir je ne puis pas.

      J'en jure les Amours, amoureux de vous mesme,
J'en jure ces beautez qui font que l'on vous ayme,
J'en jure mes espoirs encor que bien petis.

      J'en jure ces desirs que vous me faites naistre,
Bref j'en jure par vous, sans qui je ne veux estre,
Encor ne croirez vous ce que je vous en dis.

      Or belle Philis, voicy un grand commencement d'affaires : car depuis que j'eus veu Florice, il me fut impossible de m'en retirer : toutefois il me faschoit fort de perdre Palinice, tant pour l'obligation que je luy avois, que parce que veritablement c'estoit une vefve qui meritoit d'estre servie. Outre que j'avois desja trop de regret de la perte deCircéne : car ce jeune esprit ayant esté offencé, se roidit tousjours contre toutes les raisons que je lui peus dire : & toutesfois encor qu'elle ne m'aimast point, si ne laissoit elle pas d'estre fachée que Florice me possedast plus absolument qu'elle n'avoit jamais peu faire, lui semblant que c'estoit un tesmoignage de son peu de beauté. Et cela fut cause qu'elle me faisoit tous les mauvais offices qu'elle pouvoit, tant envers Palicine, de qui elle avoit recogneu l'amour, qu'envers Florice, pour qui mon affection n'estoit que trop apparente. Mais il advint que ses contrarietez me furent utiles, & qu'elle fit plus pour moy que mes services peut estre n'eussent peu faire de long temps : Parce que Florice reconeut incontinent que Cyrcéne parloit avec passion, & cela estoit cause qu'elle ne lui adjoustoit point de foy : & au contraire, considerant mes actions de plus pres, elle commença de les trouver agreables, & peu à peu de s'y plaire. Et lors Amour prenant cette occasion, comme fin & ruzé qu'il est, se glissa insensiblement dans son ame. Mais par ce que je desirois de conserver Palinice, je ne fus pas sans peine. Et appren Silvandre cecy de moy, dit il se tournant vers le Berger, qu'il n'y a rien que les femmes estiment d'avantage que ceux qui sont amoureux d'elles, ny qu'elles mesprisent d'avantage, adjousta Silvandre, que ceux qui les delaissent pour quelque autre. Ce fut aussi, continua Hylas, cette consideration qui me fit resoudre de conserver l'amitié de toutes s'il m'estoitpossible, mais ce fut en vain, d'autant que Florice avoit trop de vanité, & trop bonne opinion de ses merites, pour vouloir un cœur qu'il falut partager avec quelque autre. Céte ame orgueilleuse voulut estre seule maistresse, & tant qu'elle ne m'aima gueres, elle le souffrit : mais lors qu'elle resolut de n'aimer que moy, il n'en falut plus parler : elle eut bonne grace une fois qu'elle m'asseuroit de m'aimer. Mais luy dis-je, que ferons nous de Teombre (comme voulant le luy reprocher,) elle me respondit incontinent pour me rendre la pareille, Nous le donnerons [à] Palinice : j'entendis bien ce qu'elle vouloit dire, & dés lors je luy juray de n'aimer jamais que Florice : & que si elle vouloit se bannir de la veuë de Teombre, je luy promettois de jamais ne regarder Palinice ; Non point dit elle, pource que vous m'en dites, mais par ce que veritablement il me desplaist, je vous jure & proteste par la foy que vous devez avoir en moy, que jamais je ne l'aimeray, & que s'il estoit bien seant je me bannirois de sa veuë : mais cette action me blesseroit plus que vous n'en sçauriez avoir de satisfaction, comme vous jugerez bien lors que vous le considererez. Depuis ce temps elle se donna toute à moy, & moy contre mon naturel me donnay de sorte à elle que je me retiray de toute autre. Du matin jusques au soir je ne bougeois de son logis, sinon lors qu'elle en sortoit, & faloit bien que ceux qui la venoient visiter, fussent personnes signalées, si nous interrompions nos discours. J'estois entoutes ses paroles, & elle en tout ce que je disois : & sembloit que nous ne sceussions faire un bon conte sans nous nommer ou nous prendre l'un l'autre pour tesmoin. Jugez si Palinice & Cyrcéne trouvoient sujet de parler. Cela fut que cause nous en prenantgarde un peu trop tard, presque toute la ville estoit abreuvée de cette amour : & d'autant que la renommée prend des forces en allant, on en parloit de sorte au desavantage de Florice, qu'en fin ce bruit parvint à ses oreilles, par le moyen de quelques unes de ses amies qui l'en advertirent. Elle se repentit, mais trop tard de s'estre conduite avec peu de prudence, & s'excusoit, en m'en parlant, qu'elle n'avoit jamais pensé de m'aimer tant qu'elle faisoit, & que cela l'avoit empeschée de prendre garde à ces visibles cognoissances que nous donnions de nostre bonne volonté, mais qu'à l'advenir pour les cacher mieux il ne faloit plus que je la visse que le soir, afin d'estouffer, s'il se pouvoit, ce fascheux bruit. Je m'y contraignis quelque temps pour luy complaire : mais parce qu'elle ne s'ennuyoit guere moins d'estre privée de ma veuë que moy de l'estre de la sienne, nous resolumes de chercher quelque moyen pour estre plus longuement ensemble. Apres y avoir pensé quelque temps, elle me conseilla de faire semblant d'aymer quelques unes de celles qui la voyoient plus familierement, afin que sous ce pretexte je peusse demeurer aupres d'elle. Et lors qu'elle y eut long temps resvé : enfin elle n'en trouva pointune plus à propos que Dorinde, tant à cause qu'il y avoit quelque alliance entre elles qui les rendoit plus familieres, que parce que ceste fille estoit assez belle, & non pas trop fine, encor que depuis elle prit bien de l'esprit & de la malice, comme je vous diray. Et quoy qu'elle ne fut pas si belle que Florice, ny mesme si advantagée de biens & d'une suitte de grands ayeulx, si ne laissoit elle pas d'en voir beaucoup d'autres apres elle qu'elle outrepassoit, fut pour sa beauté, fut pour ses merites.

      Le jour que je me declaray son serviteur, ce fut celuy que le peuple festoyoit pour la restauration de leur ville faite sous Neron, apres l'espouventable embrasement, dont le feu du Ciel en une nuict l'avoit mise en cendre. En cette commune resjoüissance, chacun s'efforçoit de s'habiller le mieux qui luy estoit possible, tant pour assister aux sacrifices qui se faisoient à Jupiter restaurateur, & aux Dieux Tutelaires, que pour se trouver aux jeux & spectacles publics. Dorinde desireuse d'estre remarquée, ne faillit de s'ageancer de tous les meilleurs artifices avec lesquels elle pensa que sa beauté pouvoit estre accreuë. Mais pour la conclusion de ce jour, que vous diray je ma belle Philis ? vous particulariseray je tous nos discours ? Ils seroient peut estre ennuyeux, & suffira que je vous fasse briefvement entendre, que Dorinde ne partit point de l'assemblée que je ne luy eusse dit tant de choses de l'affection que je luy portois qu'elle commença dela croire : ce fut ce mesme jour que je fis amitié avec un jeune chevalier nommé Periandre, homme à la verité plein de civilité, de discretion & de courtoisie. Cettuy-cy m'ayant veu pres de Dorinde, & trouvant mon humeur à son gré, resolut de me rendre son amy : & moy de mon costé desireux d'avoir des cognoissances en ce lieu où je faisois dessein de demeurer longuement, puis que l'amour le vouloit ainsi, je le jugeay personne de merite, & fus bien aise de l'avoir pour amy. Cela fut cause que nous estant rencontrez de mesme volonté, l'amitié fut plustost contractée entre luy & moy, que non pas avec Dorinde, quoy que Florice de son costé y raportast tout ce qui lui estoit possible, afin de mieux dissimuler : mais la pauvrete ne prevoyoit pas qu'elle aiguisoit un fer qui luy feroit une bien cuisante blesseure : parce que mon humeur n'estant pas de voir quelque chose de beau sans l'aimer peu à peu, je ne me donnay garde que je me trouvay amoureux aussi bien de Dorinde que de Florice. Toutesfois j'aimois encores d'avantage Florice, comme à la verité plus belle, & qui tenoit plus de rang. Deux mois s'escoulerent de cette sorte, & l'amitié de Periandre & de moy prit cependant un si grand accroissement, que d'ordinaire on nous appelloit les deux amis : & parce que nous desirions de la conserver telle, afin de l'affermir davantage, nous allasmes au sepulchre des deux amants, qui est hors de la porte qui a pris son nom de la pierre coupée, & là nous tenant chacund'une main, & de l'autre l'un des coins de la tombe, nous fismes suivant la coustume du lieu, les sermens reciproques d'une fidelle & parfaite amitié, appellant les ames de ces deux amants pour tesmoins du serment que nous faisions, & pour justes punisseurs de celui qui manqueroit aux loix de l'amitié. Apres cette protestation, quelques jours se passerent que l'un n'avoit rien en l'ame qu'il ne le descouvrit à l'autre. Il advint qu'un matin (parce que le plus souvent nous couchions ensemble) apres avoir parlé quelque temps des affections des cheres & belles Dames de la ville, en faisant le jugement tel que nous pouvoit permettre la cognoissance que nous en avions, il me demanda si je n'aimois rien, & luy ayant respondu qu'oüy, il me dit qu'avant que de me demander qui estoit ma Maistresse, il vouloit me descouvrir la sienne. Je veux, luy dis-je, estre le premier en cette franchise, puis que vous avez esté le premier à m'en parler. Et lors je luy racontay toute la recherche que j'avois faite à Dorinde, depuis deux mois, sans luy parler en façon quelconque de Florice, tant parce que je l'aimois d'avantage, & qu'à cette occasion je desirois que cette amour fut secrette, que d'autant que je sçavois qu'un de ses parens la recherchoit pour l'espouser. Aussitost que je luy eus nommé Dorinde ; Comment, reprit-il, vous aimez Dorinde ? Dorinde qui est fille d'Arcingentorix : c'est celle là mesme, luy dis-je, & vous asseure qu'il y a plus de six mois que je la recherche.Ah Dieu ! s'escria-t'il, comme l'amour m'a cruellement traicté : & apres s'estre teu quelque temps, Je vous jure, dit-il, & vous proteste que c'est la mesme à qui l'amour m'a donné il y a long temps. Me pouvoit il advenir un plus grand mal-heur ! Puis que la mort m'est aussi douce que de m'en retirer, & que c'est offenser nostre amitié de continuer. Je fus fort estonné, luy oyant tenir ce langage : car encor que je l'aimasse, si est ce que je me fachois de luy laisser Dorinde, de qui l'amour me chatoüilloit de nouveaux desirs : & pour ce, apres avoir tenu les yeux contre le ciel du lict quelque temps, comme une personne interdite, enfin je luy parlay de cette sorte. Mon frere, puis que cette Amour est née en nous avant que nostre amitié, tant s'en faut que nostre amitié s'en doive plaindre, qu'au contraire elle la doit tenir comme un tesmoignage de la conformité de nos humeurs, par laquelle nous avons esté poussez à aymer une mesme chose. Mais n'y ayant point eu d'offence par le passé, il faut que nostre prudence empesche qu'il n'y en ait point aussi à l'advenir. Et pour couper chemin à tout ce qui en peut estre, voyons à qui cette belle dame demeurera. De penser que nostre amitié nous la face quitter l'un à l'autre, ce seroit une tyrannie, & non pas une amitié : de croire aussi que nous puissions estre amis & rivaux c'est une folie. Que faut-il donc que nous fassions ? remettons le tout à la raison, & voyons lequel elle aime le plus, & me dites parle serment que nous avons faict sur la tombe des deux amants, si vous recognoissez qu'elle vous aime, & quel tesmoignage elle vous en a donné. Il me respondit : je vous jure mon frere que je ne vous mentiray jamais, ny en cecy ny en chose quelconque que vous vueillez sçavoir de moy, non pas mesme quand il iroit cent fois de ma vie. Sçachez donc qu'il est impossible que je vous puisse asseurer si elle m'aime, estant si discrette que sa modestie cache tout ce qu'elle en pourroit avoir en l'ame. Or puis, lui dis-je, que nous en sommes en cest estat (car je ne reconnois encores rien en elle qui me soit plus avantageux qu'à vous) jurons par nostre amitié l'un à l'autre, & appellons y toutes les divinitez qui vengent plus rigoureusement le parjure, que le premier de nous qui retirera plus d'amitié d'elle, & qui en rendra plus de tesmoignage à l'autre, la possedera tout seul. Par ce moyen nous n'offencerons point nostre amitié, puis que la raison sera celle qui ordonnera de cet affaire, estant tres-raisonnable qu'à celui qu'elle aimera le plus, l'autre la quitte & la delaisse. Je trouve, respondit Periandre, que vostre proposition est fort juste : car de s'en departir à cette heure ce seroit faire un trop violent effort à nostre volonté : ce que nous ne ferons pas, lors que celuy qui se verra mesprisé s'armera du desdain & du despit contre les forces de l'amour, Et je jure tous les Dieux de n'y contrevenir jamais.

      Or gentil Paris, considerez quel est lenaturel de la plus part des hommes. Avant que Periandre m'eust declaré son affection, j'aymois certes Dorinde, mais beaucoup moins que je ne fis depuis : & sembla que comme le brasier s'augmente par l'agitation du vent, de mesme mon affection prit beaucoup plus de violence par la contrarieté de celle de Periandre. Cela fut cause que je me donnay à elle plus qu'auparavant : mais l'ayant recherchée quelques jours sans effect, & craignant que Periandre, pour estre de la ville, & avoir beaucoup de parents des plus remarquables du lieu ne s'avançast plus en ses bonnes graces que moy, je me resolus de le prevenir, & attacher comme on dit, de la peau du Renard où deffailloit celle du Lyon. Je recours donc à la ruze, me semblant qu'en amour toutes finesses sont justes.

      Je fis faire secrettement un miroir de la grandeur de la main que je fis enrichir autant qu'il me fut possible, soit par l'email qui estoit mis sur l'or, soit par les descoupures des chifres qui en augmentoient, & la valeur, & la beauté, & apres m'estre fait paindre le plus au naturel qu'il fut possible au renommé Zeuxide, je fis mettre mon portraict entre la glace & la table d'or qui la soustenoit sans qu'il y eust moyen de l'ouvrir, de peur qu'on ne vint à decouvrir mon artifice. Et puis m'accostant d'une vieille femme qui gaignoit sa vie à porter vendre les dorures & pierreries dans les maisons particulieres, je luy fis entendre que j'avois envie de tirer de l'argent de ce miroir, &qu'elle me feroit plaisir si elle le pouvoit vendre. Et m'ayant promis qu'elle y travailleroit, je luy dis que j'en avois promptement affaire : & que si elle sçavoit quelqu'une de ses amies qui le voulust, je le lui laisserois à quelque prix que ce fust. Elle me respondit que jamais les choses qui se faisoient à la haste n'estoient bien, que toutesfois elle tascheroit de m'y servir. De cette sorte elle s'en va avec mon miroir : mais elle ne fut pas plustost sortie de mon logis que je la renvoyay querir, luy disant, que quand elle n'en trouverroit pas la moitié de ce qu'il valoit, elle le donnast, d'autant que j'en estois pressé : mais avant que de le porter ailleurs, allez chez Arcingentorix luy dis-je, j'ay sçeu qu'il a une fille qu'il aime fort, peut-estre sera-t'il bien ayse de luy faire ce present. Je vous jure me respondit elle, que c'estoit à luy à qui je faisois dessein de le presenter avant qu'à tout autre, parce qu'il y a long temps que je frequente en sa maison. Or luy dis-je, allez y donc, & avant que de le porter ailleurs, sçachez moy dire ce que le pere ou la fille en voudront donner. Il ne sert à rien que je vous aille racontant les allées & venues de cette femme : tant y a que ma ruze reüssit de sorte que Dorinde l'achetta, tant pour sa beauté, que pour le bon marché, n'en donnant pas le tiers de ce qu'il valoit. Estant don[c] mes affaires ainsi bien disposées, cinq ou six jours apres que je le vis à sa ceinture, & qu'elle le cherissoit fort, tant pour sa beauté, que suivant le naturel de plusieurs qui ayantnouvellement recouvré quelque chose, l'ont beaucoup plus chere, je jugeai qu'il estoit necessaire de parachever mon dessein promtement, parce qu'il estoit à craindre que le verre estant fragile ne vint à estre cassé, & que mon pourtrait ne se descouvrist. Pour prevenir donc cet inconvenient, trouvant Periandre en commodité : je m'enquis de luy s'il n'avoit rien avancé aupres de Dorinde : à quoy franchement il me respondit qu'il n'avoit non plus de connoissance de sa bonne volonté, que le premier jour qu'il l'avoit veuë, qu'il ne sçavoit s'il en devoit accuser le naturel d'elle, ou le peu de merite qui estoit en luy, ou son trop de malheur : que toutesfois ce qui luy donnoit quelque espece de contentement, c'estoit de voir qu'elle traitoit de mesme avec tous les autres. N'accusez point, luy dis-je, mon frere, ny vostre peu de merite, ny le naturel de Dorinde, car vous meritez beaucoup plus que cette fortune, & elle n'est pas insensible aux coups d'Amour : mais l'affection qui la possede est cause de cette froideur, & envers vous & envers tout autre. Et à fin de vous sortir d'erreur, encor que je sçache que cela pour le commencement vous desplaira, si ne laisseray-je de vous en dire la verité. Soyez asseuré, mon frere, luy dis-je en l'embrassant, & le baisant à la jouë, que je la possede de sorte qu'elle ne voit que par mes yeux. Il est vray que je ne vis de ma vie une plus sage ny plus discrette amante que celle là, car elle a tant de peurque sa passion soit reconneuë, que jamais en public elle ne tourne la veuë vers moy, qu'elle n'y soit contrainte par les loix de la civilité : mais lors que nous sommes en particulier, vous voyez les caresses extraordinaires qu'elle me fait, vous admireriez le commandement qu'elle a sur elle mesme, de n'en faire point de demonstration ailleurs. Et à fin que vous ne pensiez pas que ce soit un conte inventé, encor que l'amitié qui est entre nous doive effacer toute telle meffiance, si vous en veux-je donner une connoissance qui vous asseurera assez de tout ce que je vous dis. Mais je vous conjure par nostre amitié (puis que ce que je vous en dis n'est que pour vous oster de la tromperie, enquoy sa froideur vous retient) que vous ne me decouvriez jamais : car cela ne vous pourroit profiter, & seroit cause de me ruiner envers elle. Et lors me l'ayant juré, je continuay : Avez vous point pris garde à un miroir qu'elle porte à la ceinture depuis quelques jours ? & m'ayant respondu qu'ouy. Or, luy dis-je, elle le porte pour l'Amour de moy : & à fin que vous n'en puissiez point douter, la premiere fois que vous serez aupres d'elle, cassez en la glace & en ostez un petit papier qui est entredeux, vous y trouverrez dessous mon pourtraict, il n'y a point de doute qu'elle sera bien marrie que vous l'ayez veu : mais l'amitié que je vous porte, m'oblige de vous decouvrir ce secret, à fin que vous sortiez de peine. Periandre m'oyant tenir ce discours demeuraaussi immobile, que s'il eut veu le visage de Meduse, & apres avoir quelque temps resvé sur ce que je luy disois, il conclud que si cela estoit, il n'y avoit point de difficulté qu'il me la devoit quiter, & s'en retirer entierement, & pour en sçavoir promtement la verité, encores, me dit-il, que je ne doute de vos paroles, si seray-je bien aise de me retirer de son service avec connoissance de cause, & en sorte qu'elle ne me puisse accuser de legereté. Il sort donc à l'heure mesme & la va trouver en son logis, où de fortune Arcingentorix ny sa femme n'estoient point, mais Dorinde seulement, qui estoit demeurée pour entretenir deux jeunes Dames qui l'estoient venu visiter. Elle veritablement aymoit mieux Periandre, que pas un de tous ceux qui la recherchoient, quoy qu'elle en fist peu de demonstration : aussi tost qu'elle l'apperceut elle l'al[l]a recevoir avec sa courtoisie accoustumée : Mais luy qui estoit desja prevenu d'une tres-mauvaise opinion, jugeant que tout ce qu'elle en faisoit n'estoit que par fainte, commençoit desja de luy vouloir mal, & ne regardoit toutes ses actions qu'avec desdain. Presque au mesme temps qu'il fut arrivé, ces Dames s'en allerent : Et parce que Dorinde estoit innocente de la faute dont en son ame il l'accusoit, il s'estonnoit de voir la franchise dont elle traittoit avec luy. Mais ne pouvant plus s'arrester en ce lieu, où il luy sembloit estre tant indignement trahy, il voulut voir si j'avois dit verité. Il luy prend donc son miroir,faisant semblant de le trouver beau, & parce qu'il estoit debout & appuié contre la table, il feignit de se laisser emporter au discours qu'il luy tenoit, & tournant le bras, le mit entre luy & un des coings. Au bruit que fit la glace en se rompant, il fit semblant de tressaillir, comme l'ayant fait par mesgarde, & voyant que le verre estoit rompu : je vous en demande pardon, dit-il[,] ma Maistresse, & je suis obligé pour reparer ma faute, d'y faire mett[r]e une autre glace. Elle luy respondit que c'estoit peu de chose, & que cela ne meritoit pas qu'il en print la peine. Et à ce mot elle tendit la main pour le reprendre, mais luy ayant opinion qu'elle ne le luy vouloit laisser de peur qu'il ne vit le pourtrait qui y estoit, s'y opiniastroit d'avantage, & en cette dispute il osta toute la glace, & ensemble le petit papier, & lors il vit que je luy avois dit vray. Encore qu'il eust bien desja creu à mes paroles, si est-ce que voyant mon pourtrait il demeura si su[r]pris qu'il ne sçeut parler de quelque temps : mais l'estonnement de Dorinde ne fut pas moindre. Periandre qui sans parler regardoit quelquefois la peinture, & puis Dorinde, considerant l'estonnement de cette fille eut opinion que c'estoit pour mieux faindre : & par ce transporté d'un puissant dépit ; Je diray par tout, luy dit-il, que vous estes nompareille, soit à bien aimer, soit à estre secrette, mais plus encores à sçavoir dissimuler. Periandre, luy dit-elle, si j'estois la premiere qui eust esté trompée, j'auroisbien de la honte de le confesser, mais croyez-en ce qu'il vous plaira, si vous feray-je tel serment que vous voudrez que j'estois aussi ignorante de ce que je vois que vous m'en voyez estonnée. Les Dieux ne punissent jamais, dit-il, les serments de ceux qui ayment : c'est pourquoy je n'en veux point de vous que je sçay estre de ce nombre : mais d'autant que vous estes la premiere de qui l'humeur m'a deceu, je veux laisser la place à quelque autre, à fin que pour le moins j'aye ce contentement de n'estre pas le dernier que vous tromperez, m'asseurant bien que vos froideurs & vos dissimulations me donneront bien tost plusieurs compagnons. Et à ce mot il s'en alla avec plus de dépit & de colere qu'il n'en faisoit paroistre, d'autant que sa modestie luy lia la langue. Dorinde fit bien tout ce qu'elle peut pour le detromper, mais c'estoit luy persuader d'avantage qu'elle dissimuloit. Il s'en alla donc de cette sorte : mais ne pouvant si tost se départir de son amitié, comme il estoit contraint, pour observer le serment que nous en avions fait, il se resolut de s'esloigner, ne jugeant pas qu'il y eust un meilleur moyen pour vaincre cet Amour, que l'absence, qui toutesfois ne luy servit de guiere, ainsi que je vous diray cy apres.

      Me voila donc heureusement venu à bout de mon dessein, ayant la place libre : mais quand je voulus aller voir Dorinde, gentil Paris, que ne me dit-elle point ! Elle avoitenvoyé vers celle qui luy avoit vendu le miroir, & la contreignit de luy dire, de qui elle l'avoit eu, & sçachant que ç'avoit esté de moy, je ne vous sçaurois representer la grandeur de sa colere. Perfide & trompeur, me dit-elle, comment avez vous eu le courage d'offencer si mortellement une personne qui ne vous en a jamais donné occasion ? comment apres une si grande offence, avez vous l'effronterie de vous trouver devant ses yeux ? Je m'estois desja bien preparé à ces reproches, mais encore ne les pus-je suporter sans rougir, & parce que je sçavois bien que de vouloir les arrester d'abord c'estoit s'opposer à la furie d'un torrent impetueux, je pensay qu'il estoit à propos de laisser un peu escouler son juste courroux avant que de luy respondre, & quand elle eut dit tout ce que je pensois qu'elle eust peu dire, je luy respondis de cette sorte. Je ne me plains nullement des reproches que vous me faites : car j'avouë que vous avez plus de raison d'en user ainsi contre moy, que si vous faisiez autrement, mais je me plaindray bien avec sujet de l'Amour qui ayant mis tant de feux dans mon ame pour vous, vous a laissée si gelée pour moy : puis que s'il eust esté juste il eust en quelque sorte alenty ma trop ardante affection, & je n'eusse pas esté contraint de vous offencer, & eust un peu rechauffé cette grande froideur qui vous fait trouver si mauvaise la ruse avec laquelle j'ay chassé un rival d'aupres de vous : Mais je voy bien quevous me direz que je suis bien novice en Amour, puis que je demande la raison en ce qu'il fait.

      Il est vray que je vous respondray que s'il est ainsi, vous avez encore plus de tort, belle Dorinde, de vous plaindre de mes actions, si estant produites par l'Amour, vous voule[z] toutesfois qu'elles soient reiglées à la raison. J'avoüe que j'ay failly contre la raison, mais je nie que ce soit contre l'Amour, & par ainsi recevez moy, non pas comme raisonnable, mais comme amoureux, & d'autant plus deraisonnable, que je suis plus vivement attaint & possedé d'Amour.

      Ces paroles proferées avec toute l'affection qu'il m'estoit possible, firent en fin si grand effort en son ame, que quelques jours apres elle me remit toute l'offence que je luy avois faite : & voyez comme le malheur est quelquesfois profitable : il avint depuis que ce qui avoit esté cause de sa colere, le fut d'augmenter sa bonne volonté ; car considerant l'artifice dont j'avois usé, elle eust opinion que veritablement je l'aimois. Et cette connoissance fut cause que Teombre fut encor sans Maistresse, car elle se donna entierement à moy : si bien qu'il sembloit que je n'aimasse que pour le faire hayr : Et toutesfois j'aymois encor beaucoup davantage Florice que Dorinde. Il est vray que quand Dorinde commença de me favoriser plus que de coustume, je commençay aussi de l'aimer d'avantage : car rien n'augmente tant monaffection que les faveurs.

      Vivant donc de cette sorte avec toutes deux, Florice commença d'entrer en quelques soupçons d'autant que le bruict commun de cette affection estoit trop grand. Cela fut cause qu'un jour elle m'en parla avec quelque sorte d'alteration, & moy qui veritablement l'aimois luy juray tout ce qu'elle voulut, que ce n'estoit que son commandement qui me faisoit voyr Dorinde, qu'à la verité estant au pres d'elle je luy faisois expressement paroistre toute la bonne volonté qu'il m'estoit possible, à fin que le dessein que nous avions fust mieux couvert : que si elle trouvoit bon que je ne la visse plus, elle m'eviteroit une grande courvée, & si elle se regardoit en son miroir, & qu'apres elle daignast jetter les yeux sur Dorinde, cette veuë l'asseureroit plus que toutes mes paroles. Bref je luy en sçeus tant dire qu'en fin je la remis en bonne opinion de moy : si falut il toutesfois luy promettre que je luy donnerois toutes les lettres que Dorinde m'escriroit. Voyez vous, me dit-elle, ne me promettez point une chose, que vous ne me vueillez tenir ; car ce seroit me perdre du tout, si je venois à reconnoistre quelque manquement de parole. Jamais, luy dis-je, je ne contreviendray à chose que je promette à qui que ce soit, mais moins à Florice, qu'à tous les Dieux ensemble. Nous voila donc remis mieux que nous n'avions point esté : Et parce que veritablement je n'avois rien deplus cher que Florice, & que toutesfois je ne laissois pas d'aimer Dorinde, & de me plaire en sa compagnie, & mesmes aux faveurs que je recevois d'elle, bien tost apres j'usay d'une si grande recherche, que tout ainsi que cette derniere recevoit des lettres de moy, de mesme m'en escrivoit-t'elle ; & soudain je les portois à Florice qui les lisoit & les gardoit soigneusement.

      A ce mot, Hylas voyant que Silvandre s'approchant de Diane, luy disoit quelque chose à l'aureille, & qu'apres ils sousrioyent ensemble, interrompit le fil de son discours pour respondre à ce qu'il eust opinion qu'il avoit dit. Vous riez, luy dit-il, Silvandre, de ce qu'aimant Florice, toutesfois je me plaisois aupres de Dorinde ? vous en pouvez faire de mesme de ceux qui esloignez de chez eux, passent les nuits entieres dans les logis, où leurs journées s'adressent. Car si je rencontre le long du chemin qui me conduit aux felicitez de Florice, quelque contentement ou soulagement en la veuë & conversation de Dorinde, contreviendray-je aux loix de la raison si je les reçois, & vostre austerité desnaturée ordonnera-t'elle que je refuse le bien que les Dieux m'envoyent ? Et parce que Silvandre pour ne l'interrompre, ne voulut point respondre, Hylas ayant quelque temps attendu, en fin voyant qu'il ne disoit mot, apres avoir hoché la teste, reprit de cette sorte le discours qu'il avoit laissé.

      Or voyez ce qui avint de ces Amours. Laconversation ordinaire que j'eus avec Dorinde, commença de me la faire aimer d'avantage : & d'autant qu'une faveur receuë de bonne volonté en attire une plus grande, elle me donnoit tous les jours de plus clairs tesmoignages de son amitié, qui fut cause que les lettres changeant aussi de stile, devindrent plus affectionnées que de coustume. Cela fut cause que je n'en donnois plus à Florice que fort rarement & encores de celles qui avoient moins d'aparence de bonne volonté, gardant finement les autres. Je vesquis de cette sorte quelque temps avec plus de plaisir que je ne sçaurois raconter, estant bien veu de toutes les deux, mais d'autant que les Dieux ordonnent que les plus grands contentements des hommes, soient le plus aisément alterez, & se perdent plus facilement, ce bonheur ne me dura gueres, parce qu'il avint qu'un jour fouillant dans ma poche en la presence de Florice & de quelques autres de ses compagnes, elle y entrevit deux ou trois petites lettres pliées de la mesme sorte qu'estoient celles que je luy avois données de Dorinde. Elle soupçonna incontinent la verité, aussi y avoit-il quelques jours que je ne luy en avois point donné, & dés lors se figurant qu'elle estoit trompée resolut de me les desrober : & parce que je n'y prenois pas garde, elle les prit fort aisément dans ma poche cependant que je parlois aux autres, qui mesmes faisoient tout ce qu'elles pouvoient pour m'abuser, & luy donner plus de commodité de faire son larcin, ayant opinionque ce n'estoit que pour me les faire chercher. Elle les prist donc si dextrement que je n'en sentis rien, & les ayant cachées, quand je m'en seray allée, dit-elle, à une de ses compagnes, vous luy pourrez faire sçavoir que je les ay prises, si vous voyez qu'il en soit trop en peine : ce qu'elle disoit pour m'en donner d'avantage. Elle partit incontinent, & ne fut plustost arrivée en son logis, que se renfermant dans son cabinet, elle les jetta toutes sur la table, & trouva qu'il y en avoit cinq, dont les unes paroissoient fraichement escrites, & les autres de plus longue main. La premiere qu'elle prist, qui toutesfois estoit la derniere escrite, se trouva telle.


LETTRE
DE DORINDE A HYLAS.


      Je m'y trouveray puis que vous le voulez ainsi : aussi seroit-il bien malaisé que vous y fussiez sans moy, puis que je ne suis jamais sans vous. Mais ressouvenez vous d'avoir aussi bien les yeux sur ma reputation, que sur nostre contentement. Quant à moy, lors que je sçay que vous voulez quelque chose de moy, je suisaveugle pour toute autre consideration. C'est donc à vous à y prendre garde si vous m'aimez. Et à Dieu jusques à ce que je voye celui qui est aimé de moi, & qui m'aime, si pour le moins les Dieux me veulent rendre contente.

      Quelle pensez vous, ma belle Phyllis, que devint Florice quand elle leut cette lettre ? Elle demeura tellement hors d'elle mesme, qu'elle ne sçavoit si c'estoit songe ou non. Enfin sans dire un seul mot, elle mit la main sur la premiere qu'elle rencontra, qui fut telle.


LETTRE.
DE DORINDE A HYLAS.


      Je croi de vostre affection encor plus que vous ne m'en dites. Mais pourquoy ne m'aimez vous autant que je vous aime ? Vous jurerez sans doute que vous m'aimez d'avantage. S'il est ainsi, pourquoy n'avez vous aussi bonne opinion de mon amitié, que j'ay de la vostre ? Il ne sert à rien de dire que les femmes ne sçavent point aimer ; car vous avez tant d'experience ducontraire, que vous estes le plus incredule de tous les hommes, si par mes effets vous ne croyez à mes paroles.

      Voicy la troisiesme qu'elle rencontra.


LETTRE
DE DORINDE A HYLAS.


      Je vous envoie ce pourtrait que vous avez desiré de moi, non pas pour vous faire perdre personne que vous ayez acquise, comme vous me fistes autresfois avec un semblable present, mais pour vous asseurer que vous avez autant de puissance sur celle qui le vous envoie que sur la peinture mesme que je vous remet[z] entre les mains. S'il m'estoit permis je serois aussi souvent avec vous qu'elle sera heureuse en cela plus que moi, & moins heureuse seulement en ce qu'elle possedera ce bien sans le connoistre, que sans le posseder j'estime plus que ma vie.

      Jettant alors cette lettre de dépit sur la table, & de cholere poussant les autres loingd'elle, elle se recula d'un pas, & se noüant les bras l'un dans l'autre, tint quelque temps les yeux fermes dessus : & puis comme revenant d'un profond sommeil, O Dieux ! dit-elle, est-il possible que ce que je voy soit veritable ? Se peut il faire Hylas, que tu m'ayes trahy ? Est-il vray que tu te sois si long temps moqué de moy, & que je n'aye point eu de veuë pour remarquer tes trahisons ? Et se taisant encores pour quelque temps, tout à coup elle frapa des deux mains sur la table : Il ne sera pas vray perfide, que ta trahison demeure impunie, je la descouvriray pour le moins à celle pour qui tu l'as commencée, encor que tu l'ayes parachevée en moy, & peut estre se rendra-t'elle sage à mes despens. Elle n'eust plustost fait ce dessein, que ramassant ces lettres, & prenant en sa liette les autres que je lui avois données, elle s'en alla trouver Dorinde, la pria d'aller en son cabinet, où estant, ma belle parente, lui dit elle (car c'estoit ainsi qu'elle la nommoit) je vous veux rendre une preuve d'amitié qui n'est pas petite : mais je vous conjure de vous en servir avec prudence. Il y a quelque temps que Hylas vous recherche, & vous avez creu d'estre aimée de luy, je viens icy pour vous detromper, & vous faire voir qu'il vous abuse. A ce mot Dorinde rougit, & voulant en faire la froide, Non, non, dit Florice ne pensez pas, ma parente, de me pouvoir cacher ce que je sçay mieux que vous[.] Je dis mieux, car vous sçavez seulement vostre intention, & vousignorez la sienne, au lieu que je les sçay toutes deux. Vrayement, dit Dorinde, si cela est vous estes bien sçavante. Mais que sçavez vous de moy ? Je sçay dit elle, que vous l'aimez, que vous luy avez envoyé vostre peinture ; & que vous recevez les assignations qu'il vous donne.

      Dorinde qui se sentit convaincu[ë] par la verité, n'ayant pas l'effronterie de le nier, baissa les yeux, & rougissant encor d'avantage, se mist de honte la main sur le visage. Qu'il ne vous ennuye point Dorinde, continua-t'elle alors, que ces choses me soient connuës, & au contraire, resjoüissez vous que le tout soit tombé entre mes mains, & non point entre celles de quelque autre qui vous eut moins aimée, & à l'advenir retirez vous si vous aimez vostre honneur, de l'amitié de cest homme qui ne vous recherche que pour se vanter des faveurs que vous luy faites, & à l'aventure pour en feindre plus qu'il n'y en a pas. Il y a eu autrefois quelque familiarité entre luy & moy : cela a esté cause, & faut croire que ç'a esté pour vostre bon heur, qu'il s'est addressé à moy. Je ne croy pas que vous luy ayez dit une seule parole qu'il ne m'ait racontée : & par ce qu'il seroit trop long de les vous redire, voyez, luy dit elle, voicy la plus part des lettres que vous luy avez escrites, que vous ferez fort bien de brusler, afin qu'il ne s'en puisse prevaloir. Dorinde les ayant prises & reconuës, advoüa librement qu'elle avoit creu d'estre aimée de moy, & que cela l'avoitobligée à tout ce qu'elle avoit fait ; mais qu'à l'advenir elle me hairoit au double de ce qu'elle m'avoit aymé, qu'elle luy avoit une infinie obligation de cet advertissement, & qu'elle monstroit en cela qu'elle meritoit d'estre aimée & servie de tout le monde, puis que elle estoit si bonne amie. Et apres se mettant aux injures contre moy, il n'y eut mal que toutes deux n'en dissent, mais beaucoup plus Dorinde, comme celle qui estoit, ce lui sembloit, la plus offencée.

      Or Florice s'estant vangée de moy selon ses desirs, s'en retourna en son logis, resoluë de ne m'aimer jamais, voire de ne me voir jamais s'il luy estoit possible, mais lors que ce premier mouvement fut un peu passé, & qu'elle vint à se remettre en memoire les discours que Dorinde & elles avoient tenus, elle se ressouvint que quelque affection que j'eusse eu pour Dorinde, je ne luy avois point toutefois parlé de l'amitié que je portois à Florice, ny d'aucune faveur que j'eusse receuë d'elle, & tirant argument de là, que je l'aimois encor plus que Dorinde, elle commença de se repentir de m'avoir fait une si grande offence, car elle croyoit bien que si j'eusse descouvert quelque chose d'elle à l'autre, qu'elle n'eut pas failli de le luy dire en cete occasion. Et plus elle s'arrestoit sur cette pensée, & plus elle se repentoit de sa promptitude : car, disoit-elle, s'il l'a veuë, j'en suis cause, s'il l'a recherchée, je lui ay commandé, si elle l'a aimé, c'est parce qu'il est aymable, s'il a receu les faveurs qu'elle luy a faites, ç'aesté au commencement pour mieux dissimuler, & enfin parce qu'estant jeune il n'y en a gueres de son aage qui refusent telles fortunes. Que s'il me les a dissimulées, c'est qu'il a creu que je m'en facherois, ou que je les declarerois, & tout homme d'honneur est obligé de conserver la reputation de celles qui l'obligent. Mais qu'il ne m'ait tousjours aymée d'avantage qu'elle, il n'y a point de doute, puis que parmy toutes les faveurs qu'il en a receuës, il ne luy a jamais parlé de nostre amitié. Ces pensées enfin la contraignirent de se condamner tout à fait coulpable, & d'avoir un extreme repentir de la faute qu'elle avoit faite, luy laissant un tres-grand desir de racommoder ce qu'elle avoit deffait.

      Au contraire Dorinde justement animée contre moy, bruslant toute de courroux & de despit, apres s'estre noyée le sein de pleurs, profera seule dans son cabinet toutes les plus cruelles paroles que la douleur luy mit en la bouche : & de fortune, ainsi qu'elle essuyoit ses yeux, j'arrivay chez elle : & par ce qu'elle m'oüit marcher, & qu'elle se douta bien que c'estoit moy, elle courut pousser la porte qu'elle avoit laissée ouverte quand Florice estoit sortie, & que depuis elle ne s'estoit pas souvenuë de refermer, tant elle avoit l'esprit ailleurs, mais elle ne le peut faire si promptement que je ne visse les yeux encores rouges de force de pleurer : & lors que je m'estonnois & de ses larmes, & de ce qu'elle me refusoit l'entrée, elle r'ouvrit le cabinet, & m'appellantpar mon nom, & se mettant sur l'entrée. Et bien, dit-elle, meschant & traistre que tu es, ne te contentes tu point encores de tes perfidies, ou si tu en desseignes de nouvelles à mon dommage ?

      Et parce que je ne luy respondis rien estant si surpris d'estonnement, que je ne pouvois parler : peut estre, dit-elle, ingrat & perfide voudras tu nier ta meschanceté. Ah ! dit elle, en me monstrant ses lettres, ressouviens toy à qui tu as donné ces tesmoignages de ma facile creance, & sois certain que pas une de tes trahisons ne m'est incogneuë, & que cela a faict que tu n'auras jamais une plus cruelle ennemie. Et à ce mot me donnant de la main contre l'estomac, me poussa hors de la porte qu'elle ferma sur elle d'une si grande promptitude que je ne l'en peus jamais empescher. C'est sans doute, ma belle Maistresse, que je m'en allay voyant qu'elle ne me vouloit point ouvrir, le plus confus homme du monde, mais de telle sorte animé contre Florice, que j'eusse acheté bien cherement un moyen de lui faire desplaisir : car j'avois sceu que c'estoit elle qui m'avoit pris mes lettres : je voyois à cete heure qu'elle les avoit données à Dorinde pour me desplaire. Je jugeay bien que ce n'estoit que l'envie, ou plustost la jalousie qui luy avoit fait commettre cette faute contre nostre amitié : & pensant qu'il n'y auroit rien qui luy fachast d'avantage que de voir que je l'eusse quittée pour Dorinde, je me resolus par despit de me despartir entierement d'elle,& de me donner tout à fait à l'autre. La difficulté estoit de r'apaiser Dorinde, mais j'avois fait resolution de souffrir toute rigueur, & tout desdain d'elle, plustost que je ne me vengeasse de Florice.

      En ce dessein, apres que quelques jours se furent escoulez, je trouvay moyen de surprendre Dorinde en son cabinet : car le desplaisir qu'elle avoit receu la faisoit demeurer plus retirée qu'elle ne souloit. Et ayant poussé la porte sur moy, je me jettay si promptement à genoux qu'elle n'eut pas le loisir de s'en aller, & là apres plusieurs pardons que je luy demanday, je luy declaray la verité : à sçavoir que Florice m'ayant longuement aymé, afin de tenir nostre amitié plus secrette, m'avoit commandé de faire semblant de la rechercher, qu'au commencement je l'avois fait par feinte, & qu'en ce temps là je luy portois toutes ses lettres : mais depuis venant à l'aimer à bon escient que je ne luy en avois plus donné. Ah ! menteur, me dit elle, & ne m'a t'elle pas apporté les dernieres que je t'ai escrites ? Il est vray, luy respondis-je, qu'elle les a euës, mais c'est par ce qu'elle me les a desrobées : & si vous ne m'en croyez, demandez le à celles qui luy virent faire ce larcin, & lors je luy nommay les deux qui l'avoient veu, & qui me l'avoient dit : & cela a esté cause que se voyant elle mesme punie par sa propre invention, elle vous a declaré ce qu'elle a creu qui pouvoit rompre nostre amitié. Mais amour n'est il pas bien juste de lui avoir fait souffrir le malqu'elle vous avoit preparé ? & n'estoit elle pas bien outrecuidée, de penser que l'on peust faire semblant de vous aymer, & se servir de vostre beauté pour couvrir l'amitié qu'on luy porteroit ? Je ne veux point que les Dieux me soient jamais favorables, si je ne la hay comme la chose du monde que je croy la plus hayssable, & si je ne vous ayme comme la seule personne de qui je desire les bonnes graces. Ne vueillez que ceste jalouse obtienne davantage par sa mesdisance sur vous, que mon affection, & que le despit qu'elle a eu d'avoir esté desdaignée pour vous ne me nuise au lieu que cette consideration me devroit profiter. Je luy tins encores quelques autres semblables paroles, avec lesquelles je n'eus pas d'abord ce que je desirois : mais je la disposay bien, de sorte qu'apres avoir verifié le larcin que Florice avoit fait de ses lettres, elle me pardonna, & peu apres renoüa nostre amitié de plus estroites obligations encores que les premieres : ce qui me retira de sorte de Florice, que je ne faisois pas seulement semblant de l'avoir jamais veuë. Et en cela je ne me contraignois nullement : car il estoit tres-veritable qu'encores qu'elle fut plus belle que Dorinde, & beaucoup plus relevée, si est-ce que le despit m'avoit si bien changé les yeux que cette beauté ne m'estoit point aggreable, & que je la mesprisois.

      Elle le supporta quelque temps, feignant de ne s'en soucier, & s'efforçoit de faire paroistre que mes actions luy estoient indifferentes : maisenfin il falut venir aux regrets & au repentir de m'avoir perdu : & d'autant qu'elle sçavoit bien que je l'avois aimée, & qu'une affection ne se perd pas aisément, elle creut que si elle faisoit semblant d'en aimer quelque autre, cela sans doute me r'appelleroit, & feroit revenir vers elle.

      Elle fit donc ce dessein, & cherchant en elle mesme à qui elle se pourroit adresser pour me le faire croire plus aisement, elle n'en trouva point de plus à propos que Teombre, tant parce qu'elle jugeoit qu'il seroit plus disposé à recevoir de l'amour, que d'autant que je le croirois plustost, sçachant bien qu'elle en avoit autrefois esté aimée. Elle commence donc de faire bonne chere à Teombre, luy parle, & monstre de se plaire à tout ce qu'il dit & qu'il faict, & quand elle voit que je m'en prens garde, c'est lors qu'elle en fait plus de cas, & qu'elle a plus de secrets à luy dire. Je remarquay incontinent ce renouvellement d'amitié, & le dis à Dorinde, qui en rioit avec moy, voyant que Teombre s'y r'embarquoit : & d'autant que Florice ne voyoit point que je revin[s]se comme elle s'estoit figuré, elle augmenta les faveurs qu'elle luy faisoit, de sorte que plusieurs ne pouvant approuver cette vie, le dirent à ses parens, d'autant que le bruict de cette affection estoit si grand qu'il ne se pouvoit plus cacher, à quoi elle avoit esté contrainte, parce que pour me faire voir ses actions il falut qu'elle en fit de grandes demonstrations : & qu'au lieu de les cacher comme c'estl'ordinaire, elle les descouvrit à la veuë de chacun, voire s'estudia de les faire paroistre, autrement elles m'eussent esté incogneuës, pour ce que je ne la voyois plus qu'en public, & bien souvent encor estant en ces lieux là, je ne faisois pas semblant de la voir. Or son pere estant adverti, comme j'ai dit de cette amour, l'en tansa infiniment, & plus encores sa mere qui par toute la contrée avoit tousjours esté un exemple d'honneur & de chasteté. Elle usa au commencement d'excuse : mais enfin ne pouvant plus se couvrir, elle l'advoüa, & dit qu'il estoit vray que Teombre la recherchoit, & qu'elle ne pouvoit pas empescher qu'on ne l'aimast. Mais la mere qui en quelque sorte que ce fust ne vouloit approuver cette vie, luy respondit pleine de colere que Teombre ne donnoit pas tant de cognoissance d'estre amoureux d'elle, qu'elle d'estre amoureuse de luy. A cela Florice toute confuse, respondit que Teombre la recherchoit avec tant d'honneur, qu'elle ne pouvoit moins faire que de recevoir son amitié de cette sorte, puis que c'estoit pour l'espouser. Si cela est, respondit incontinent son pere, faites qu'il nous en parle, autrement nous dirons que vous l'avez inventé pour vous excuser.

      Elle qui veritablement craignoit & son pere & sa mere, & qui outre cela avoit tousjours vescu avec beaucoup de reputation, pensa estre necessaire que Teombre tint quelque propos de mariage à ses parens, sans toutesfois qu'elle eut dessein de passer outre, esperantde rompre aisément le tout quand il seroit un peu avancé. Elle en parle donc à Teombre, qui plus content que je ne vous sçaurois representer, ne perdit pas une heure de temps, mais tout incontinent, prie deux de ses oncles d'en porter la parole au pere & à la mere de Florice : ce qu'ils firent, avec de si honnestes offres qu'ils furent receus comme ils eussent peu desirer. Car il estoit fort riche, & le parti n'estoit point desavantageux pour Florice : ce qui estant bien reconnu & consideré par ses parens, ils ne voulurent point prolonger le temps, mais dés le jour mesme conclurent le mariage : ce qu'ils firent d'autant plus librement qu'ils croyoient que c'estoit la volonté de leur fille. Voila donc Florice accordée à Teombre, voila les articles passez, & ne faloit plus que la presenter au Temple devant le Vacie. Pourrois-je bien belle Bergere vous representer l'estonnement de cette fille, quand elle sceut ces nouvelles ? Son pere pensant qu'elle en seroit fort aise, voulut luy mesme les lui dire : mais quand il lui fist entendre en quel estat estoient ses affaires, quoy qu'elle voulut feindre, si fut elle contrainte de recourre aux larmes, dont le pere estonné : Et quoy ma fille, luy dit il, qu'est-ce que je vois ? Florice pleure de ce qu'elle a desiré ? Mon pere, respondit elle : quand j'aurois desiré ce que vous dites, je ne laisserois de ressentir ce coup, qui me menace de me separer de vous, & de ma mere, & mesme m'estant advenu tant inopinement. Comment, respondit le pere, ne m'en avezvous pas parlé la premiere, & ne m'avez vous fait entendre que vous l'aviez agreable ? Il ne faut pas, mon enfant, que les choses qui sont à propos aillent trainant, si on en veut voir une bonne fin. Je vous ay bien dit, mon pere, respondit la fille toute en pleurs, que Teombre me recherchoit de mariage, mais je ne vous ay pas dit que je le desirasse. Et n'est-ce pas vous, adjousta le pere, qui estes cause que Teombre en a parlé ? ç'a esté, repliqua-t'elle, par vostre commandement, & non pas de ma volonté : & je croyois que vous me donneriez du temps à penser & à m'y resoudre. C'est bien pensé à vous, dit-il, tout en colere, vous sçavez bien comme telles affaires se conduisent. Je voy bien que vous avez beaucoup fait de mariages en vostre temps, resolvez vous que les choses estant de ceste sorte avancées je veux qu'elles se parachevent. Et quoy donc ? vous voulez estre encore servie, & donner occasion à chacun de faire des contes de vous ? voulez vous pas avoir d'avantage de loisir pour me rapporter encor un peu plus de honte ? Non, non, contentez vous Florice que j'ai rougi pour vous quand vos parens m'advertirent de vostre vie, & que je ne veux plus que cela m'advienne si je puis. Et à ce mot la laissant seule, s'en alla trouver sa femme, qui ayant sceu tous ces discours, vint vers elle toute en colere, & luy usa de paroles beaucoup plus rudes encores, que son mary, luy faisant entendre pour conclusion qu'il n'y avoit rien qui peut empescher l'effect de cemariage, que la mort, & qu'elle s'y resolut. Voila la pauvre Florice la plus affligée qui fut jamais : car outre qu'elle se voyoit privée de moy pour surcroist d'ennuy, elle se voyoit entre les mains d'une personne qu'elle n'avoit jamais aimée, & qu'au contraire, elle hayssoit plus que le tombeau. Jugez en quelle confusion de pensée elle pouvoit estre, & combien elle avoit de divers combats en son ame. En fin elle resolut que la mort seroit celle qui la garantiroit de ces desplaisirs, non pas qu'elle eut le courage de se donner du fer dans le sein (car le penser seulement de telle cruauté la faisoit fremir) mais elle esperoit bien que la vie ne sçauroit luy demeurer longuement parmy tant de cruelles peines. Et voyez que c'est que l'amour : Elle n'avoit point tant de regret de me perdre, ny de se voir à une personne qu'elle n'aimoit point, que de penser que je jugerois mal de l'amitié qu'elle m'avoit portée. Car encor qu'elle fust en colere contre moy à cause de Dorinde, si est-ce qu'elle ne laissoit pas de m'aymer, m'excusant mesme en ce que je ne l'aimois plus, & s'accusant de ce deffaut d'amitié, pour l'offence qu'elle m'avoit faite. Estant en cette peine, elle resolut d'avoir cette satisfaction de soy mesme, puis qu'elle ne pouvoit éviter le mariage de Teombre, de me faire sçavoir pour le moins, que sa foy n'estoit point changée, ny que son affection ne seroit jamais autre que je l'avois esprouvée. Sa lettre fut telle.


LETTRE
DE FLORICE A HYLAS


      Quand vous verrez cette escriture, peut estre vous souviendrez vous d'en avoir veu autrefois lors que vous aymiez celle qui vous escrit, & que vous avez tant offencée. Que s'il advient ainsi, jugez quelle est l'amitié que je vous ay portée, puis qu'apres un si grand outrage, elle me fait mettre la main à la plume, pour vous faire sçavoir l'estat où se trouve celle que vous avez tant aymée, & qui vous ayme encores plus que toutes les choses du monde, en despit de toutes les injures que vous luy avez faites. Sçachez donc que sans y penser, & en feignant je me vois toute à un autre par les rigoureuses loix du mariage, & qu'il n'y a point d'autre remede, sinon que vous vueillez à cette heure celle que vous avez desja voulüe tant de fois, m'asseurant que mesparens choisiront tousjours plustost vostre alliance que celle de Teombre, à qui, helas ! je suis destinée, si vous ne m'aymez autant que je vous ayme.

      Lors que c[et]te lettre me fut apportée, j'estois en peine du bruit qui couroit de ce mariage : & quoi que je fusse ce me sembloit fort resolu d'estre tout à Dorinde, si est ce que je ne laissois de ressentir la perte de Florice, car telle estimois je l'alliance de Teombre, & considerez la finesse d'amour. Il connoissoit bien que de m'attaquer tout ouvertement pour elle, il y perdroit sa peine, parce que j'estois encore en colere : il voulut donc me prendre d'un autre costé. Premierement il me propose la haine que je portois à Teombre, combien peu il meritoit cet advantage, & puis me representant la beauté & les merites de Florice, me faisoit regretter que cet homme la possedast, me remettant en memoire toutes les faveurs que j'avois receuës d'elle. Bref il les sceut de telle sorte imprimer en mon ame, que je ne me donnay garde que j'estois plus amoureux d'elle que de Dorinde. Si bien, que quand sa lettre me vint entre les mains, j'advoüe que tournant les yeux d'un sain jugement sur sa beauté, sur sa qualité, & sur ses merites je recognus que j'avois eu tort de l'avoir quittée pour une autre qui valoit moins, & m'en repentant je fis dessein de retourner vers elle. Il est vray, que lisant le remede qu'elle meproposoit pour rompre le mariage de Teombre, je ne sceus jamais m'y resoudre, haissant ce lien cruel, plus que je ne sçaurois vous dire, non pas pour le particulier de Florice : mais pour le regard de toutes les femmes, me semblant qu'il n'y a point de tyrannie entre les humains si grande que celle du mariage. Si estois je bien combatu : car d'un costé Dorinde ne m'estoit point des-agreable : de l'autre je ne pouvois souffrir que Teombre possedast Florice : mais sur tout je ne voulois point l'espouser. Apres avoir longuement debatu en moy mesme je me resolus de renoüer l'amour qui avoit esté entre nous, & de faire ce que je pourrois pour empescher que Teombre ne l'eut pas. Et pour mettre en effect cette pensée je feignis de n'avoir receu la lettre qu'elle m'avoit escrite : ce que je fis aisément, parce que celuy qui l'apporta, l'avoit remise entre les mains d'un qui estoit en mon logis, pensant qu'il fust à moy, sans luy dire de la part de qui elle venoit, & par hazard il me donna le loisir quand je me retirois. L'ayant leuë je le priay de ne dire point que je l'eusse veuë, mais que j'estois desja parti, & prenant la plume, j'escris ainsi à Florice.


LETTRE
DE HYLAS A FLORICE


      Vous avez donc le courage de vous donner à Teombre ? vous avez donc si peu de memoire de l'amitié de Hylas, que vous luy vueillez preferer un tel homme ? Doncques vous estes au monde, pour le contenter & moy pour vous regretter ? O Dieux le permettrez vous ? ou le permettant ne punirez vous point cette ingratte, & mescognoissante Florice ?

      Or je faisois semblant de n'avoir point receu sa lettre, afin qu'elle ne creust pas que ce fussent ses paroles, mais mon amour seulement qui me faisoit revenir vers elle, parce que si j'eusse esté poussé par ses prieres, il eust semblé que j'eusse eu moins d'affection qu'elle ce que je ne voulois pas qu'elle pensast. Quand elle receut ma lettre, elle eut beaucoup de contentement de sçavoir que je l'aimois, & ne fut peu en peine de la sienne, voyant que je ne l'avois point receuë : elle me r'escrivit donques & me fit sçavoir qu'elle m'avoit desja adverti du moyen qu'il faloit tenir pour l'exempter de la misere qui luy estoit preparée. Et parce qu'elle craignoit que sa lettre ne fust perduë elle me la redisoit encores, mais sans attendre sa responce, je fis semblant de partir de la ville, feignant d'y estre contraint pour nepouvoir soustenir la veuë de ce mariage : & afin qu'elle le creust mieux, je donnay ordre que presque en mesme temps une autre lettre des miennes luy fut portée. Elle estoit telle.


LETTRE
DE HYLAS A FLORICE


      Puis qu'il est impossible que Florice ne suive le cours de son malheureux destin, je pars de cette ville, ne pouvant souffrir une veuë si deplorable pour moy. J'ayme mieux en apprendre le mal-heureux succez par mes oreilles que par mes yeux, reservant desormais ceux-cy pour pleurer un si miserable accident. Les Dieux vous en donnent autant de contentement que vous m'en laissez peu, & vous le vueillent continuer aussi longuement que durera le cuisant regret que j'en ai, & qui m'accompagnera dans le cercueil, où mesme je me plaindray de vostre changement, & de la rigueur de ma fortune.

      Or belle Philis, je luy escrivois de cette sorte, afin qu'elle ne creut pas que j'eusse receu sa lettre, parce qu'autrement j'e[u]sse esté obligé, si je n'eusse voulu me separer du tout de son amitié de la demander en mariage, & j'eusse plustost consenti à ma mort qu'à l'espouser : non pas que je ne l'estimasse infiniment, mais pour l'extreme horreur que j'ay de ce lien, & j'avois bien une si bonne opinion de moy, que je tenois pour certain qu'elle ne me seroit point refusée : & de peur qu'elle ne fut en peine de la lettre qu'elle m'avoit escrite, je fis qu'elle luy fut rapportée par un des miens, qui luy fit entendre que j'estois party il y avoit deux ou trois jours, & que d'autant qu'il ne sçavoit où j'estois allé, il luy rendoit cette lettre, de peur qu'elle ne se perdist. Elle ne cogneut point qu'elle eust esté ouverte, parce que la fermant avec de la mesme soye : j'y avois mis le mesme cachet, d'autant qu'il y avoit long temps que nous en avions chacun un semblable : Elle reprit la lettre en souspirant & puis s'enquit pourquoy je m'en estois allé, & quel si prompt affaire m'y avoit contraint. Il luy respondit, ayant esté bien instruit par moy, qu'il n'en sçavoit autre chose sinon qu'il ne m'avoit jamais veu si triste que j'estois à mon départ, & que je luy avois seulement commandé de l'attendre. Alors avec un grand souspir. Ah ! dit-elle, j'ay peur qu'il reviendra trop tard pour mon contentement : Et à ce mot, pour ne laisser voir les larmes qui luysortoyent des yeux, elle s'en alla de l'autre costé. A son retour il me raconta tout ce qu'elle avoit dit, & fait, & il faut confesser que j'en eus pitié : mais il me fut impossible de me resoudre à l'espouser. Je me tins donc caché tant que les nopces demeurerent à se faire, & d'heure à autre j'envoyois celuy qui luy avoit r'apporté sa lettre, pour apprendre des nouvelles. En fin je sceus que le tout estoit conclud, parce que Teombre avoit tant de volonté de l'espouser, qu'il passoit par dessus toute difficulté. Je vous serois ennuyeux, belle Maistresse, si je vous racontois tous les artifices dont elle usa, pour se demesler de ceste confusion ; mais je m'en tais, parce qu'ils furent tous inutiles, & vous diray qu'en fin ne pouvant plus reculer, le soir avant que de signer le contract de mariage, elle m'escrivit telles paroles.


LETTRE
DE FLORICE A HYLAS.


      Si je pouvois vous envoyer ma vie dans ce papier aussi bien que la verité de mon intention, je ne me plaindrois pas de l'injustice du Ciel qui m'a destinée à manquer à mon Amour ou à mon devoir. Demain sera le dernier jour de mavie, si pour le moins on doit appeller mort ce qui ravit toute espece de contentement. Si Hylas veut accompagner mon desplaisir du sien il peut me retirer du tombeau, & plus encores s'il ne laisse pas de m'aymer toute miserable que je suis.

      Jugez si cette lettre me toucha vivement, puis que veritablement je l'aimois : mais ne voyant autre remede à ce mal-heur, que de l'espouser ; j'avoüe que mon affection ne fut assez forte pour m'en donner la volonté. En fin elle fut contrainte de signer le lendemain, & d'accorder tout ce que son pere & sa mere voulurent : mais avec des regrets incroyables, & de si grands tremblements, que les jambes ne la pouvoient soustenir, ny la main conduire la plume dont elle escrivit son nom. O Dieux ! dit-elle, à une de ses compagnes, quelle cruelle loy est celle-cy, qui ordonne que l'innocent signe mesme sa mort ? Mais quand elle fut conduite au Temple, & que de fortune elle passa par la mesme ruë où estoit mon logis, levant les yeux contre les fenestres, elle dit en soy mesme. Pourquoy, ô trop heureux logis, ne me sont les Dieux aussi favorables qu'à toy, à fin que je fusse comme tu es à celuy à qui je soulois estre ? Et de fortune m'estant mis à la fenestre que j'avois entrouverte pour la voir passer, elle m'aperceut : mais ô Dieux, quelle fut cette veuë : elle tombe évanouye entre les bras de ceux qui la conduisoient : & pour n'en faire demesme je fus contraint de me mettre sur un lict, d'où je ne bougeay de la plus part du jour. En fin la voila mariée avec tant de pleurs, que chacun en avoit pitié : mais parce que je craignois que m'ayant veu, elle ne creut que j'eusse fait semblant de m'en aller, je fis en sorte, que dés le soir mesme un de mes amis feignant de dancer avec elle, luy fit entendre que je m'en estois allé pour ne voir point ces malheureuses nopces, en intention de ne revenir jamais, mais que mon affection avoit eu tant de force sur moy, qu'il m'avoit esté impossible d'en demeurer plus long temps esloigné, & que par malheur j'estois arrivé en l'instant le plus facheux que j'eusse peu rencontrer, que j'estois tellement hors de moy, qu'il m'estoit impossible de vivre, si elle ne me donnoit quelque asseurance que son amitié ne feust point changée. Elle alors sans faire semblant de l'avoir ouy, tirant une bague de son doigt la luy mit en la main. Ce diamant, luy dit-elle, l'asseurera qu'il a moins de fermeté, que l'affection que je luy ay promise. Or je vous supplie oyez ce qui en avint. Le soir mesme qu'elle se mit au lict, & à l'heure mesme, comme je crois, que Teombre l'avoit entre ses bras, j'estois couché & tenois sur mon estomac la main où j'avois mis cette bague, sans la remuer : toutesfois je ne sçay comment elle m'entra dans la chair, & me fit une si profonde esgratigneure, que ma chemise en fut toute ensanglantée, & depuis la marque m'en est tousjours demeuréeau droit du cœur. O Dieux ! m'escriay-je soudain pensant à l'outrage que Teombre me faisoit : Combien est plus sensible, & de plus longue durée, l'offence que l'on fait maintenant à mon affection ?

      Je me suis peut estre arresté trop longuement sur ces particularitez : mais excusez Hylas qui ne fut jamais si vivement touché pour autre, si ce n'est pour vous, ma Maistresse, dit-il, se tournant vers Philis en sousriant. Je n'en doute, dit-elle, non plus que personne qui soit en cette compagnie : mais dites nous comment vous laissastes Dorinde ? Hylas alors reprit ainsi la parole.

      Lors que j'estois le plus empesché de m'en desmeler honnestement (car en effet j'aimois Florice, tant parce qu'elle estoit plus belle, que pour avoir recogneu, ce me sembloit que Dorinde en aimoit un autre) il sembla que le Ciel me voulut ayder, me presentant la meilleure occasion que j'eusse sçeu desirer. Periandre, qui, comme je vous ay dit, avoit esté contraint de me quitter Dorinde, & ne pouvant souffrir de me la voir posseder, s'en estoit allé hors de la ville, fut en fin contraint de revenir pour ne pouvoir se priver plus long temps de sa veuë. Et quoy qu'il previt bien que le regret seroit plus grand de voir que d'ouyr dire nostre amitié, si ne peut-il s'empescher de revenir, luy semblant que le blessé mesme a quelque consolation quand il peut voir sa playe. Et parce que d'abord il me vint voir, aussi tost qu'il arriva, je fisdessein de faire comme on dit, d'une pierre deux coups, à sçavoir de me demesler de l'amitié de Dorinde, & d'obliger infiniment Periandre à moy. Deux ou trois jours s'estant donc escoulez qu'il ne me parloit qu'à mots interrompus de Dorinde, nous trouvant separ[ez] de toute compagnie, je luy tins ces propos. Il est impossible, Periandre, que l'amitié que je vous porte, souffre que je sois cause plus longuement de la melancolie que je remarque en vostre visage. J'aime trop mon frere pour luy voir passer une telle vie à mon occasion, vous ne doutez point que je n'aime Dorinde ; mais vous devez encor estre moins en doute de l'affection que je vous porte. Et pour vous en rendre un tesmoignage qui ne sera pas petit, je vous remets cette Dorinde que ma bonne fortune vous avoit ostée, & veux bien qu'à ce coup l'amitié que je vous porte, surmonte l'Amour que j'ay pour elle. Recevez la donc Periandre, de ma part, & soyez certain que j'auray moins de regret de m'en separer, que de vous voir triste à mon occasion, ou bien d'estre privé de vostre presence. Si jamais personne condamnée au supplice receut du contentement quand on luy apporte sa grace, vous devez croire que Periandre en eut oyant mes paroles ; & toutesfois sa discretion, & l'amitié qu'il me portoit la luy firent au commencement refuser : mais en fin voyant que je continuois en cette volonté, il la reçeut avec tant de remerciments, que je fuscontraint de luy dire, qu'elle luy estoit justement deuë, connoissant bien qu'il l'aimoit de sorte qu'il me surmontoit autant en cette amour, que ma bonne fortune avoit surpassé la sienne.

      Je me retire donc peu à peu de Dorinde, & Periandre au contraire s'y avance le plus qu'il peut : mais cependant j'entreprens Florice. Je trouve les moyens de parler à elle, je l'asseure de mon affection ; bref, je fais en sorte que jamais il n'y avoit eu tant de bonnes intelligences entre nous, & ce qui m'y ayda d'avantage, fut le peu d'amitié qu'elle portoit à Teombre. Il est vray qu'elle avoit tousjours du soupçon pour Dorinde, se ressouvenant de ce qui s'estoit passé. Cela fut cause que quelque temps apres qu'elle creut de m'avoir bien rendu sien, elle me dit que resolument elle vouloit que tout ouvertement je rompisse de sorte avec Dorinde, qu'elle n'en pust jamais avoir doute ; qu'autrement elle vivroit toujours avec incertitude de mon amitié, & que elle aimoit mieux s'en separer tout à fait que d'avoir cette continuelle apprehension. Je luy representay tout ce que je pus, pour ne rendre point de desplaisir à Dorinde : car elle vouloit que ce fut par quelque espece d'affront que je me separasse d'elle, mais pas une de mes raisons ne fut receuë : il falut en fin que je m'y resolusse.

      C'estoit l[e] sixiesme de la lune de Juillet que tous les plus apparents de la ville vont avec les Druides, pour cueillir dans la forets deMars, qu'ils nomment d'Erieu, le guy salutaire de l'an-neuf, quand Florice pour la derniere fois, me commanda de satisfaire à ce qu'elle m'avoit demandé. Toutes les Dames estoient parées, & chacun estoit assemblé en l'Athenée, lors que je resolus de luy complaire le sacrifice estoit parachevé, & les réjouissances accoustumées se commençoient, lors que tirant à part Periandre, à fin qu'il ne s'offençast pas de ce que je voulois faire, je luy dis que je voyois bien que Dorinde avoit tousjours quelque esperance en moy, & que cela estoit cause qu'elle ne recevoit pas son service comme elle devoit, mais que je la voulois desabuser, à fin qu'elle ne s'y arrestat plus, & soudain apres la voyant aupres de Florice, & au milieu de la meilleure compagnie, je m'aprochay d'elle, & apres quelques propos communs, je luy dis si haut que celles qui estoient à l'entour me peurent ouyr. Je connois à cette heure, Dorinde, que ce que l'on m'a dit de vous est veritable. Et quoy (me dit-elle en souriant, & attendant toute autre responce de moy ?) que vous avez (luy repliquay-je) meilleure opinion de vous que personne du monde puisse avoir de soy mesme. Elle rougit alors, & me demanda pourquoy je faisois ce jugement d'elle ? parce, luy dis-je, que mesurant les autres par vous, ainsi que vous aimez tout ce que vous voyez, vous pensez aussi que chacun soit amoureux de vous, & j'ay sceu que vous estes en cet erreur de moy, croyant que j'en meursd'Amour. Mais je veux bien que vous sçachez que vous avez trop peu de merite pour me donner seulement la volonté de vous regarder. Et si vous vous l'estes figuré autrement, desabusez vous, & croyez que Hylas auroit honte de vous avoir aymée, ou s'il avoit fait cette faute, de la continuer maintenant. Pensez, gentil Paris, quelle devint Dorinde. Quant à moy pour n'entrer en plus de parole avec elle, à ces derniers mots je m'en allay, la laissant la plus confuse personne qui fut jamais.

      Depuis ce temps Florice plus satisfaite que je ne vous sçaurois dire, se redonna toute à moy, & si Teombre la gardoit comme mary, je la possedois comme amy. Mais Dorinde animée à outrance contre moy, se resolut de me rendre tous les deplaisirs qui luy seroient possibles : & descouvrant le renoüement de l'amitié de Florice, & de moy, fit dessein de m'y traverser en tout. Et parce que je ne la voyois plus, encor que ce fut bien à regret, car je l'aimois, quoy que ce fut moins que Florice, elle jugea que Periandre seroit un bon moyen pour apprendre de mes nouvelles. Elle commença donc de faire cas de luy, & lui montrer meilleur visage que de coustume, & peu à peu fit semblant de l'aymer d'avantage, & aloit ainsi tousjours augmentant de jour à autre. De quoy Periandre avoit tant de contentement qu'il ne bougeoit presque d'aupres d'elle. Ayant vescu quelque temps avec luy de cette sorte, elle luy fit entendrela tromperie dont j'avois usé, en mettant mon portrait dans le miroir : & à fin qu'il n'en peut douter, elle fit venir la femme qui le luy avoit porté. Bref elle luy fit ce conte tant à mon desavantage qu'elle refroidit en partie l'amitié qu'il me souloit porter, & cela en dessein d'avoir par son moyen quelque lettre de celles que Florice m'escrivoit, & pource continuant son discours. Il est, luy disoit-elle entierement à Florice, mais jusques à ce que quelque autre luy passera devant les yeux. Car c'est bien le plus trompeur, & le plus volage qui fut jamais. Mais, luy disoit-elle, en luy tenant la main entre les siennes, me voulez vous faire un extreme plaisir ? & luy ayant respondu qu'il n'y avoit rien qu'il ne fist pour son service, elle le luy fit jurer, & puis continua, Vous sçavez que Florice & moy, sommes amies & alliées. Je ne sçaurois croire qu'elle l'aime. Je vous supplie dites moy ce que vous en sçavez. Desabusez vous de cela (luy dit-il) je vous asseure qu'elle l'ayme, & qu'il ne se passe jour qu'elle ne luy escrive. Et mon Dieu, repliqua-t'elle, me sçauriez vous faire voir une de ses lettres ? Fort aysément, luy respondit-il, il est assez nonchalant à les serrer. Et en cela Periandre avoit raison, car veritablement je ne sçay que je fay de celles qu'on m'escrit, & quoy que pour en avoir perdu beaucoup j'aye eu bien souvent du desplaisir, si ne me puis-je chastier de cette nonchalance. Or bien adjouta Dorinde, je verray bien si vous esteshomme de parole, & si vous m'aymez, parce que si cela est, vous m'en ferez avoir une bien tost.

      Avec cette resolution, Periandre sans avoir esgard à nostre amitié, & pensant y estre obligé : fust par le commandement de Dorinde, fust pour se vanger de la tromperie que je luy avois faite, ne perdit point le temps, mais ce soir mesme estant venu coucher avec moy, comme bien souvent il avoit accoustumé, m'en déroba une que j'avois receuë en sa presence, & aussi tost qu'il put entrer le matin en la chambre de Dorinde, il la luy porta. Elle vit qu'elle estoit telle.


LETTRE
DE FLORICE A HYLAS.


      Celuy qui n'est au monde que pour nostre supplice s'en va demain hors de la ville. Si vous venez tout le soir sera nostre. Le reste du temps que je passe esloignée de ce que j'aime, je ne dis pas qu'il soit à nous.

      Vous sçavez, gentil Paris, que l'on n'escrit rien sur le reply de semblables lettres, de peur qu'estant trouvées, on ne reconnoisse par celuy à qui elles s'adressent, celles quiles escrivent ; cela fut cause que Dorinde apres avoir mille fois remercié Periandre se retira dans son cabinet, & escrivit au dessus à Teombre, puis la recacheta avec de la soye bien proprement : & la donnant à un jeune homme des siens, l'instruisit de tout ce qu'il avoit à faire, & luy commanda de la porter incontinent à Teombre, parce qu'elle sçavoit bien qu'il devoit s'en aller ce jour là hors de la ville. Le jeune homme fit ce que Dorinde luy avoit ordonné, & si dextrement, que cependant que Teombre cherchoit des sizeaux pour couper la soye il ressorti[t] du logis, & vint trouver Dorinde à laquelle il raconta ce qu'il avoit fait. Si le mary fut estonné voyant la lettre de sa femme, & plus encores lisant ce qu'elle escrivoit, vous le pouvez juger, ma belle Maistresse.

      Tant y a qu'au lieu de s'en aller seul, il la contraignit de faire le voyage avec luy, & non pas sans luy monstrer la lettre, & luy faire plusieurs reproches, dont elle s'excusa le mieux qu'elle put, disant qu'il y avoit long temps que cette lettre estoit escritte : & parce qu'elle avoit reconneu que Dorinde avoit escrit ce qui estoit sur le ply. Lors que Teombre luy respondit qu'en quelque temps que cette lettre fust escrite, elle ne pouvoit estre excusée, elle repliqua qu'estant filles & bonnes amies Dorinde & elle, elles en avoient bien souvent escrit de semblables, se conviant l'une l'autre à se venir visiter, lorsqu'elles n'avoient personne pour les empescher de parlerlibrement, & que Dorinde à cette heure estant en colere contre elle, & sçachant qu'il devoit partir luy avoit envoyé cet escrit ; & d'effet disoit elle, vous pouvez bien juger que je dy vray, puis que le dessus de la lettre est escrit de la main de Dorinde. Que si elle vouloit elle en pourroit bien montrer plusieurs autres semblables, & moy aussi des siennes si j'eusse esté aussi soigneuse à les garder qu'elle a esté. Teombre se paya en quelque sorte de cette excuse ; toutesfois elle fut contrainte d'aller avec luy hors la ville, & n'eust loisir que d'escrire un mot, qu'elle laissa entre les mains d'une fille en qui elle avoit toutes sortes d'asseurances. Quant à moy qui pensois qu'elle fust demeurée, & que Teombre s'en fust allé seul, je ne faillis point sur le soir de me treuver au lieu accoustumé. Mais ceste fille m'ayant ouvert, me donna la lettre que Florice m'escrivoit, & sans dire un seul mot me referma la porte si promptement, que je ne l'en sceus empescher. Et parce qu'il faisoit obscur, & que je craignois qu'en heurtant je fusse ouy de quelqu'autre, apres avoir attendu quelque temps pour voir si elle r'ouvriroit, je m'en allay avec une grande apprehension qu'il n'y fust arrivé quelque accident, & quand je fus en mon logis, j'avois une impatience incroyable d'attendre de la clarté pour lire la lettre qui m'avoit esté donnée. En fin je vis qu'elle estoit telle.


LETTRE
DE FLORICE A HYLAS.


      C'est la plus cruelle ennemie que tu auras jamais, qui t'escrit maintenant, pour t'avertir que ny Dorinde ny toy, n'avez eu assez de meschancetez pour la faire mourir, & que le Ciel laissera assez de vie pour me vanger de tous deux. Cependant, oublie mon nom, comme tu as perdu le souvenir des faveurs que je t'ay faites.

      O Dieux, que devins-je ayant leu cette lettre ! & en quelle confusion de pensées me trouvay-je, ne pouvant deviner pourquoy Florice m'escrivoit de cette sorte ? Je passay cette nuict en me promenant par la chambre, & soudain qu'il fut jour, j'envoyay un des miens pour faire en sorte que je peusse parler à celle qui m'avoit donné la lettre, mais je ne le peus de tout le jour. Le soir donc estant venu, j'appris d'elle tout ce que je viens de vous dire, & l'opinion que Florice avoit que j'eusse donné cette lettre àDorinde, qui luy faisoit croire que j'avois feint lors que je m'estois retiré [d]e l'amitié de Dorinde, & que ç'avoit esté seulement pour l'abuser. Je cherchay incontinent dans ma poche, & ne trouvant point ma lettre, je jugeay bien que Periandre me l'avoit desrobée, & faisant mille protestations à cette fille pour mon innocence, je party resolu de m'en venger. Mais quand je rencontray mon amy, & que d'un visage renfrongné, je me pleignis du larcin qu'il m'avoit fait : Il respondit en souriant : Si en cela je vous ay despleu, j'en suis marry, & vous le devez oublier, si vous avez memoire que vous me fistes bien plus d'offence en me desrobant Dorinde, par l'artifice d'un miroir, que je vous en ay fait en vous prenant une lettre. Mais, luy dis-je, je vous ay rendu vostre Maistresse, & vous me faites perdre la mienne. Je ne sçay en cela que vous dire (respondit-il) sinon que pour vous la rendre, je luy diray le larcin que je vous ay fait. J'aimois Periandre, & peut estre autant que pas une de ces Dames. Cela fut cause que je receus son excuse, jugeant mesme que c'estoit le moyen de revenir aux bonnes graces de Florice. Et pource convertissant le tout en gausserie, nous fismes dessein d'attendre le retour de Florice, à fin de la sortir de l'erreur où elle estoit. Mais Teombre qui estoit homme d'esprit, & qui avoit bien fait semblant de prendre pour payement les excuses de sa femme, se resolut de demeurer quelque temps aux champs, à finde reconnoistre mieux ceux qui la recherchoient, & de quelle humeur elle estoit : & en ceste deliberation s'y arresta si long temps, que ce pendant ne pouvant demeurer inutile, je vis Criseide, & si je la vis je l'aymay. Et à la verité elle le meritoit ; car je ne croy pas que jamais estrangere eust plus d'attraits, ny fut plus capable de donner de l'amour qu'elle.

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LE
CINQUIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
D'ASTRÉE.


      Astrée eust bien pris plaisir au discours de Hylas, si c'eust esté en une autre saison : mais le desir extreme qu'elle avoit d'estre au lieu où Silvandre avoit trouvé la lettre de Celadon luy faisoit souffrir avec impatience tout ce qui l'en destournoit. Cela fut cause qu'à la premiere occasion qui se presenta, elle fit signe à Philis qu'il estoit temps de s'en aller, & que le sejour luy estoit ennuyeux, & voyant que sa compagne ne l'entendoit pas, lors que elle vit que Hylas s'arrestoit pour songer un peu à ce qu'il avoit à dire de Chriseide, & monstroit d'en vouloir continuer le discours, elle le prevint, avec telles paroles. Je n'eusse jamais pensé que la beauté de Philis eust eu tant de puissance sur le plus libre esprit qui fut jamais, que de le retenir en un discoursplus d'une heure. Et puis que la rigueur de cette Bergere n'a point de consideration de la contrainte en quoy elle le retient, faisons nous paroistre plus discrettes, & leur rompant compagnie, donnons luy occasion de cesser. Aussi bien la grande chaleur qui nous a retenuës en ce lieu est desja abbatuë, & le promenoir d'or-en là sera plus agreable que le discours : Et à ce mot elle se leva, & le reste de la compagnie la suivit, & mesme Hylas prenant Philis sous les bras : Je suis bien aise, dit-il, ma Maistresse, que les plus insensibles ressentent une partie de la peine que vous me donnez, & recognoissent l'amour que je vous porte. Il disoit ces paroles pour Astrée qu'il tenoit pour personne qui n'eust jamais rien aymé. Et voila comme nostre jugement est deceu bien souvent par l'apparence. Et Philis le voulant laisser en ceste opinion, Ceux qui ayment bien, dit-elle, n'essayent pas de rendre preuve de leur affection par le raport des personnes qui ne sçavent pas aymer, mais par leurs propres services. Et quant à la patience que vous avez euë de parler si longuement, n'en estes vous pas surpayé par celle que j'ay euë de vous escouter ? C'est, dict Hylas, une chose insuportable que l'arrogance & l'ingratitude des Bergeres de cette contrée. Et par ce que Philis voulut suivre ses compagnes, il la prit sous les bras, & continuant, Afin de ne m'estre point obligée, vous ne voulez pas seulement nier ma patience, mais voulez encores que je vous sois redevable de ce quevous m'avez escouté. Quelle Loy est celle là ? C'est celle que le seigneur, dit elle, impose à son esclave. Mais plustost, dit-il, le tyran à son peuple. Et comment, repliqua Philis, me tenez vous pour un tyran ? Il y a pour le moins cette difference, que je n'use point de force ny de violence sur vous. Pouvez vous respondit H[y]las, dire ces paroles sans rougir ? Et pouvez vous penser que si ce n'estoit par force, Hylas demeurast si long temps en vostre puissance ? Et où sont me liens, dit elle, où sont mes fers & mes prisons ? Ah ! ignorante ou trop dissimulée Bergere, vos chaisnes sont tellement indissolubles, que moy qui suis, s'il faut le dire ainsi, la mesme franchise & liberté n'ai pas seulement le vouloir de m'en delivrer. Or jugez si vos nœuds estreignent bien fort, puis que Hylas en est si fort attaché : H[y]las, dis-je, que cent beautez & unies & separées, n'ont jamais peu arrester. Cependant Paris ayant repris Diane sous les bras, Silvandre pour sa discretion demeura sans parti quelque temps : car il voulut bien forcer son affection, & ceder sa place à Paris, pour rendre ce devoir à sa Bergere, qui le remarquant luy en sceut gré, d'autant que toutes ces honnestes Bergeres estoient bien aises de rendre toute sorte de devoir au gentil Paris, qui à leur consideration quittoit la grandeur où sa condition l'avoit eslevé. Et de fortune Madonte estant seule, par ce que Thersandre s'estoit amusé avec Laonice, Silvandre la prist sous les bras, & s'advançant devant la troupe,resolut de continuer le voyage avec elle. Et quoy que ce Berger s'y fust au commencement addressé pour ne sçavoir où trouver mieux, si est ce qu'apres il en fut fort satisfait : car cette Bergere estoit belle & discrette, & avoit des traits de visage, & des façons qui ressembloient fort à celles de Diane, non pas qu'elle fust si belle, ny qu'estant ensemble cete conformité se peut bien remarquer, mais estant separées, elles avoient quelque chose l'une de l'autre.

      Or Silvandre marchoit de cette sorte, & ne pouvant estre aupres de Diane, estoit bien aise de voir en Madonte quelque chose qui en eust des marques, mais plus encores lors qu'entrant en discours, il remarqua quelques accents & quelques responces qui la luy representoient encor plus vivement. Cela fut cause que depuis ce jour il se pleut d'avantage en sa compagnie, mais il paya peu de temps apres bien cherement ce plaisir. Tircis entretenoit Astrée : Paris, Diane : Hylas, Philis : de sorte que Thersandre fut contraint, voyant sa place prise par Silvandre, de s'arrester avec Laonice. Elle qui avoit tousjours l'œil sur Philis & sur Silvandre, remarqua assez aisément que le Berger ne se desplaisoit point avec Madonte : & afin d'en sçavoir d'avantage elle pria Thersandre de s'aprocher d'eux, ce que la jalousie qu'il en concevoit desja luy fit faire aisément, mais ils ne peurent ouyr que des propos assez communs.

      Ils ne marcherent pas un demy quartd'heure le long de quelques prez, que Silvandre leur monstra du doigt le bois où il les vouloit conduire, & peu apres ayant passé quelques hayes, ils entrerent dans un taillis espais : & par ce que le sentier estoit fort estroit, ils furent contraints de se mettre à la file, & continuerent de cette sorte plus d'un trait d'arc. En fin Silvandre, qui comme conducteur marchoit le premier, fut tout estonné qu'il rencontra des arbres pliez les uns sur les autres en façon de tonne, qui luy coupoient le chemin. Toute la trouppe passant à travers les petits arbres, s'approcha pour sçavoir ce qui l'arrestoit, & voyant qu'il n'y avoit plus de chemin : Et quoy, Silvandre (dit Philis) est ce ainsi que vous conduisez celles qui vous prennent pour guide ? J'advoüe, dit le Berger, que j'ai laissé le chemin par où j'ay passé ce matin, mais c'est qu'il m'a semblé que cettuy-cy estoit le plus court & le plus beau. Il n'est point mauvais, adjousta Hylas, si vous nous voulez conduire à la chasse : car je croy bien que voicy le plus fort du bois. Silvandre qui estoit fasché d'avoir perdu le chemin, fist le tour de ceste tonne avec quelque peu de difficulté : & estant parvenu à l'autre costé, il fut plus estonné qu'auparavant, parce que ces arbres qui estoient ainsi pliez les uns sur les autres, faisoient une forme ronde qui sembloit un Temple, & qui toutesfois n'estoit que l'entrée d'un autre plus spacieux, dans lequel on entroit par celui ci. A l'entrée il y avoit quelques vers, que Silvandre s'amusa à lire[,] donttoute la troupe qui l'attendoit, se sentant ennuyée l'appella plusieurs fois. Luy tout estonné, apres leur avoir respondu, s'en retourna vers eux, sans entrer dans le temple, afin de les y conduire, & tendant la main à Diane : ma maistresse, luy dit-il, ne plaignez point la peine que vous avez prise de venir jusques icy : car encor que vous vous soyez un peu destournée, toutesfois vous verrez une merveille de ces bois : & lors la prenant d'une main & de l'autre pliant les branches des arbres le plus qu'il pouvoit pour luy faire passage, il la conduisit au devant de l'entrée. Les autres Bergers & Bergeres suivirent à la file, desireux de voir cette rareté dont Silvandre avoit parlé.

      Au devant de l'entrée, il y avoit un petit pré de la largeur de 30. pas ou environ, qui estoit tout environné de bois de trois costez, de sorte qu'il ne pouvoit estre apperceu que l'on n'y fust. Une belle fontaine qui prenoit sa source tout contre la porte du Temple ou plustost cabinet, serpentoit par l'un des costez, & l'abbreuvoit si bien, que l'herbe fraische, & espaisse, rendoit ce lieu tres-agreable. De tout temps ce boccage avoit esté sacré au grand Hesus, Teutates & Taramis. Aussi n'y avoit il Berger qui eust la hardiesse de conduire son troupeau, ny dans le boccage, ny dans le preau : & cela estoit cause que personne n'y frequentoit gueres, de peur d'interrompre la solitude & le sacré silence des Nimphes, Pans & Egipans : l'herbe qui n'estoit pointfoulée, le bois qui n'avoit jamais senti le fer, & qui n'estoit froissé ny rompu par nulle sorte de bestail, & la fontaine que le pied ny la langue alterée de nul troupeau n'eust osé toucher, & ce petit taillis agencé en façon de tonne, ou plustost de temple, faisoient bien paroistre que ce lieu estoit dedié à quelque Divinité. Cela fut cause que tous ces Bergers s'approchant avec respect de l'entrée, avant que de passer outre y leurent des vers, qui escris sur une petite table de bois estoient attachez au milieu d'un feston, qui faisoit le tour de la voute de la porte. Les vers estoient tels.

      Loin, bien loin, profanes esprits :
Qui n'est d'un sainct Amour espris,
En ce lieu sainct ne fasse entrée :
Voicy le bois où chaque jour,
Un cœur qui ne vit que d'Amour,
Adore la Déesse Astrée.

      Ces Bergers & Bergeres demeurerent estonnez de voir cette inscription, & se regardoient les uns les autres, comme se voulant demander si quelqu'un de la troupe ne sçavoit point ce que c'estoit, & s'il n'avoit point veu cecy autrefois. Diane enfin s'addressant à Silvandre : Est ce icy Berger, luy dit-elle, où vous nous vouliez conduire ? Nullement, respondit le Berger, & je ne vis de ma vie ce que je vois.

      Il est aisé à cognoistre, adjousta Paris, que ces arbres ont esté pliez comme nous les voyons depuis peu de temps : car les l[ieures] en sont encor toutes fresches. Si faut-il que nous sçachions ce que c'est : mais de peur d'offencer la Deité à qui ce boccage est consacré, n'y entrons point qu'avec respect, & apres nous estre rendus plus nets que nous ne sommes pas.

      Chacun s'y accorda, sinon Hylas, qui respondit que quant à luy il n'y avoit que faire, & encor qu'il pensast de bien aimer, que toutefois Silvandre luy avoit tant dit le contraire, qu'il ne sçavoit qu'en croire : & puis disoit il, qu'il est deffendu d'y entrer à ceux qui ne sont point espris d'un sainct Amour, je sçay bien que je suis espris d'Amour, mais qu'il soit sainct ou non, certes je n'en sçay rien. Comment, dit Philis en sousriant, faute d'amour ô mon serviteur fera t'il, que vous nous faussiez compagnie ? Quant à moy, respondit-il, j'en ay bien tres-grande quantité à ma façon, mais que sçai je si elle est comme l'entend celui qui a escrit ces vers ? J'ay tousjours oüy dire qu'il ne se faut point joüer avec les Dieux. Or regarde Hylas, adjousta Silvandre, quelle honte tu reçois de ton imparfaite amitié en ceste bonne compagnie. Vrayement, respondit Hylas, tu as raison, tant s'en faut si tu prenois mon action, comme elle doit estre prise, tu m'en loüerois. Car ne voulant point contrevenir au commandement de la Divinité qui s'adore en ce boccage, je faisparoistre que je luy porte un grand respect, & que je la revere comme je dois, au lieu que toy mesprisant son ordonnance t'en vas plein d'où trecuidance profaner ce sainct lieu, sçachant bien en ton ame, quoy que tu vueilles feindre, que tu n'as pas ce sainct Amour qui est requis. Silvandre alors le laissant, Je te respondray, luy dit-il bien tost : & lors avec toute la troupe, apres avoir puisé de l'eau en sa main, & s'estre lavé, ils laissent tous leurs souliers, & les pieds nuds, entrent sous la tonne : & lors Silvandre se tournant vers Hylas : Escoute Hylas, luy dit il, escoute mes paroles, & en sois tesmoin : & puis relisant les vers qui estoient à l'entrée, il dit ayant les yeux contre le Ciel, & les genoux en terre : O grande Deité ! qui es adorée en ce lieu, voicy j'entre en ton sainct Boccage, tres-asseuré que je ne contreviens point à ta volonté, sçachant que mon Amour est si sainct & si pur que tu auras agreable de recevoir les vœux, & supplications d'une ame qui aime si bien que la mienne. Et si la protestation que je fais n'est veritable, punis ô grande Deité ! mon parjure, & mon outrecuidance.

      A ce mot les mains jointes & la teste nuë il entra dans la tonne, & tous les autres apres, horsmis Hylas. Le lieu estoit spatieux, de 15. ou 16. pas en rond, & au milieu y avoit un grand chesne, sur lequel s'appuyoit la voute que faisoient les petits arbres, & mesmes ses branches tirées contre bas en couvroient une partie. Au pied de cet arbre estoient relevezquelques gazons en forme d'autel, sur lequel y avoit un tableau où deux amours estoient peints, qui essayoient de s'oster l'un à l'autre une branche de Mirte, & une de Palme, entortillées ensemble. Soudain que ceste devote troupe fut entrée, chacun se jetta à genoux : & apres avoir adoré en particulier la Deité de ce lieu, Paris s'approchant de l'autel, & faisant l'office de Druide, ayant cueilli quelques fueilles de chesne : Reçoy, dit-il, ô grande deité, qui que tu sois adorée en ce lieu, l'humble recognoissance de cette devote troupe, avec une aussi bonne volonté, qu'avec humilité & devotion je t'offre au nom de tous, ces fueilles de l'arbre le plus aymé du Ciel, & sous le tronc duquel il te plaist que l'on t'honore. Il dit, & offrant ces fueilles, les mit avec un genoüil en terre sur l'autel. Alors chacun se releva, & s'approchant de ces gazons pour voir le tableau qui estoit dessus, ils apperceurent deux Amours, comme j'ay dit, qui tenant à deux mains les branches de palme & de mirte entortillées, s'efforçoient de se les oster l'un à l'autre.

      La peinture estoit fort bien faite : car encor que ces petits enfans fussent gras & potelez, si ne laissoit on de voir les muscles & les nerfs, qui à cause de l'effort paroissoient eslevez : non toutefois en sorte que l'on ne recognut bien que l'embon-point empeschoit qu'ils ne parussent davantage. Ils avoient tous deux la jambe droitte avancée, & les pieds qui se touchoient presque l'un l'autre. Lesbras estoient fort en avant, & au contraire les corps en arriere, comme s'ils avoient appris, que plus un poids est esloigné, & plus il a de pesanteur, car chacun d'eux pour donner plus de peine à son compagnon, se tient de cette sorte, afin que le poids mesme de leurs petits corps, favorisast d'autant la force de leur[s] bras. Ils avoient les visages beaux, mais presque comme boufis, à cause du sang qui leur montoit au front pour l'effort qu'ils faisoient, ce que les veines grossies aupres des temples, & au milieu du front tesmoignoient assez : & le peintre avoit esté si soigneux, & y avoit travaillé avec tant d'industrie, qu'encores qu'il les representast en une action qui faisoit paroistre que chacun vouloit vaincre, si est ce qu'à leur visage on connoissoit bien qu'il n'y avoit point d'inimitié entre eux, ayant meslé parmy leur combat je ne sçay quoy de doux & de riant aux yeux, & en la bouche de tous les deux. Leurs flambeaux estoient un peu à costé où ils les avoient laissé choir : & de fortune estant tombez l'un pres de l'autre, les endroicts qui estoient allumez, s'estoient rencontrez ensemble, de sorte qu'encores que le reste des flambeaux fut separé, les flammes toutesfois des deux s'unissant ensemble n'en faisoient qu'une, & par ce moyen ils esclairoient ensemble, & avec d'autant plus d'ardeur & de clarté que l'une adjoustoit à l'autre tout ce qu'elle en avoit, avec ce mot, NOS VOLONTEZ DE MESME NE SONT Q'UNE. Leurs arcs estoient je ne sçay comment si bienentrelassez l'un dans l'autre, qu'ils ne pouvoient tirer que tous deux ensemble, & les carquois qu'ils avoient sur les espaules, estoient bien pleins de fleches, mais à la couleur des plumes, on connoissoit bien que celles qui estoient en l'un appartenoient à l'autre, parce que dans le carquois doré, les fleches estoient à plumes argentées, & dans l'argenté les dorées.

      Cette trouppe eust demeuré long temps sans entendre cette peinture, si le Berger Silvandre par la priere de Paris ne la leur eust declarée. Ces deux amours, dit-il, gentile troupe signifient l'Amant & l'Aymé. Cette palme & ce mirte entortillez, signifient la victoire d'amour, d'autant que la palme est la marque de la victoire, & le mirte de l'Amour. Doncques l'Amant & l'Aymé s'efforcent à qui sera victorieux, c'est à dire, à qui sera plus Amant. Ces flambeaux dont les flammes sont assemblées, & qui pour ce sujet sont plus grandes, monstrent que l'amour reciproque augmente l'affection. Ces arcs entre-lassez & liez de sorte ensemble que l'on ne peut tirer l'un sans l'autre, nous enseignent que toutes choses sont tellement communes entre les amis que la puissance de l'un est celle de l'autre, voire que l'un ne peut rien faire sans que son compagnon y contribuë autant du sien : ce que le changement des fleches nous aprend encores mieux. On peut encores connoistre par cet assemblée d'arcs & de flammes, & par cet eschange de fleches l'union des deuxvolontez en une, & comme disent les plus sçavants, que l'Amant & l'Aymé ne font qu'un. Desorte qu'à ce que je puis voir, ce tableau ne nous veut representer que les efforts de deux Amants pour emporter la victoire l'un sur l'autre, non pas d'estre le mieux aymé, mais le plus rempli d'Amour, nous faisant entendre que la perfection de l'amour n'est pas d'estre aimé, mais d'estre Amant.

      Que si cela est ma belle Maistresse, dit-il, se tournant vers Diane, voyez combien vous m'en devez de reste. J'advoüe librement, dict elle, que de cette sorte j'ayme mieux estre en vos dettes que si vous estiez aux miennes. Hylas estoit à l'entrée, & n'osoit passer outre, quoy qu'il en eust beaucoup d'envie, & plus encore lors que panchant dedans la moitié du corps, il vid l'autel de gazons, & le tableau qui estoit dessus : & parce qu'il ne le pouvoit bien voir, il prestoit l'oreille fort attentive aux discours de Silvandre, & en mesme temps il oüit que le Berger respondit à Diane. Je voy bien, ma belle Maistresse, que vous ny moy ne sommes point representez en ce tableau, puis qu'ils sont chacun amant & aymé, & que vous estes bien aymée, mais non pas Amante, & moy Amant, & non pas aymé, & cela plus par mal-heur que par raison.

      Il n'y a, dit Diane, difference entre nous que des paroles : car j'appelle raison ce que vous venez de nommer mal-heur : & toutesfois c'est la mesme chose. Si toute ladifference, dit il, estoit au mot, je ne m'en soucierois gueres, mais le mal est qu'en effet ce que vous appellez raison, & moy malheur me remplit de toute sorte de desplaisirs, & que son contraire me rendroit le plus heureux Berger de l'Univers. A ce mot il se tourna vers le tableau, & parce que Diane vouloit respondre : Je vous supplie, dit-il, ma belle Maistresse, de ne me donner. d'avantage ce cognoissance de vostre peu de bonne volonté, & me permettre de voir ce qui est encor de rare en ce tableau. Et l'ors le prenant en la main il leut ces paroles qui estoient escrites au bas.


VOICY LES DOUZE TAbles des Loix d'Amour, que sur peine d'encourir sa disgrace, il commande à tout Amant d'observer.



Premiere Table.


      Qui veut estre parfait Amant,
Il faut qu'il ayme infiniment :
L'extreme Amour seule en est digne,
Aussi la mediocrité,
De trahison est plustost signe,
Que non pas de fidelité.


Deuxiesme Table.


      Qu'il n'aime jamais qu'en un lieu,
Et que cest Amour soit un Dieu,
Qu'il adore pour toute chose :
Et n'ayant jamais qu'un objet,
Tous les bon heurs qu'il se propose
Soient pour cet unique sujet.


Troisiesme Table.


      Bornant en luy tous ses plaisirs,
Qu'il arreste tous ses desirs,
Au service de cette belle :
Voire qu'il cesse de s'aymer,
Sinon que d'autant qu'aymé d'elle,
Il se doit pour elle estimer.


Quatriesme Table.


      Que s'il a le soin d'estre mieux,
Ce ne soit que pour les beaux yeux,
Dont son Amour a pris naissance :
S'il souhaite plus de bon-heur,
Ce ne soit que pour l'esperance,
Qu'elle en recevra plus d'honneur.


Cinquiesme Table.


      Telle soit son affection,
Que mesme la possession,
De ce qu'il de sire en son ame,
S'il doit l'acheter au mespris
De son honneur ou de sa Dame,
Luy soit moins chere que ce pris.


Sixiesme Table.


      Pour subjet qui se vienne offrir,
Qu'il ne puisse jamais souffrir.
La honte de la chose aimée :
Et si devant luy par desdain,
D'un mesdisant elle est blasmée :
Qu'il meure ou la venge soudain.


Septiesme Table.


      Que son Amour fasse en effet,
Qu'il juge en elle tout parfait,
Et quoy que sans doute il l'estime :
Au prix de ce qu'il aymera,
Qu'il condamne comme d'un crime,
Celuy qui moins l'estimera.


Huictiesme Table.


      Qu'espris d'un Amour violant,
Il aille sans cesse brulant,
Et qu'il languisse, & qu'il souspire,
Entre la vie & le trespas,
Sans toutesfois qu'il puisse dire,
Ce qu'il veut, ou qu'il ne veut pas.


Neufiesme Table.


      Mesprisant son propre sejour,
Son Ame aille vivre d'Amour
Au sein de celle qu'il adore,
Et qu'en elle ainsi transformé,
Tout ce qu'elle aime & qu'elle honore,
Soit aussi de luy bien aimé.


Dixiesme Table.


      Qu'il tienne les jours pour perdus,
Qui loing d'elle sont despendus,
Toute peine soit embrassée,
Pour estre en ce lieu desiré,
Et qu'il y soit de la pensée,
Si le corps en est separé.


Unziesme Table.


      Que la perte de la raison,
Que les liens & la prison,
Pour elle en son ame il cherisse ;
Et se plaise à s'y renfermer,
Sans attendre de son service,
Que le seul honneur de l'aimer.


Douziesme Table.


      Qu'il ne puisse jamais penser,
Que son Amour doive passer :
Qui d'autre sorte le conseille,
Soit pour ennemy reputé,
Car c'est de luy preter l'aureille,
Crime de leze Maiesté.

      Hylas qui escoutoit ce que Silvandre lisoit. Je ne croy point, dit-il, Silvandre, qu'une seule des paroles que tu as proferées, soit escritte au tableau que tu tiens : mais les ayant composées il y a long tempsselon ton humeur melancolique, tu fains à cette heure de les lire pour leur donner plus d'authorité, & tromper plus aysement toute cette trouppe. Cela seroit peut estre faisable, respondit Silvandre, s'il n'y avoit icy que moi qui sçeut lire, & si ces loix estoient contraires à la raison, ou aux anciens statuts d'Amour. Si ce que je te reproche n'estoit veritable, adjousta Hylas, tu m'apporterois icy ce que tu tiens en la main, pour me le faire voir. Si tu juges, repliqua Silvandre, que ce sainct lieu seroit profané par ton corps, à plus forte raison dois-je penser que ces saintes loix le seroient beaucoup plus, si par la lecture que tu en ferois, ton ame en avoit communication. Car ce n'est que pour l'imperfection qui est en elle, que tu avoüois que ton corps est profane, & indigne d'entrer icy. Toute la trouppe se mist à rire, & quoy que l'inconstant voulust repliquer, si ne fut il point escouté, parce que Silvandre ayant remis le tableau sur les gazons, & baisé les deux coings de cet autel rustique chacun suivit Paris, qui trouvant une porte faite d'oz[i]er, passa de ce lieu en un autre cabinet beaucoup plus ample. Il y avoit au dessus de la voute de la porte un feston où pendoit un tableau, dans lequel ces vers estoient escrits.



MADRIGAL.


Le temple d'amitié
Ouvre sans plus l'entrée,
Du sainct Temple d'Astrée :
Où l'Amour qui m'ordonne,
De la servir tousjours :
Comme jadis je luy donnay mes jours
Veut qu'ores je luy donne,
Les tristes nuits
De mes ennuis

      Astrée fut celle qui s'y arresta le plus : fut qu'a cause de son nom, il lui semblat qu'elle y eust le plus d'interest, ou qu'oyant parler de la vie, & des ennuis elle pensast que cela se deust entendre de la fortune du pauvre & infortuné Celadon. Tant y a qu'elle considera longuement cette escriture, & ce pendant le reste de la trouppe estant passé plus outre, & trouvant une vouste faite comme la premiere, mais beaucoup plus ample, d'abord tous se jetterent à genoüil, & ayant avec silence adoré la Deïté à qui ce lieu estoit consacré, Paris, comme il avoit desja fait, offrit pour toute la trouppe unrameau de chesne sur l'Autel. Il estoit de Gazons comme l'autre, sinon qu'il estoit fait en triangle, & du milieu sortoit un gros chesne, qui se poussant un pied par dessus les Gazons avec un tronc seulement, se separoit en trois branches d'une esgale grosseur : & se haussant de cette sorte plus de quatre pieds, ces branches venoient d'elles mesmes à se remettre ensemble, & n'en faisoient plus qu'une qui s'eslevoit plus haut qu'aucun arbre de tout ce Boccage sacré. Il sembloit que la nature eust pris plaisir de se joüer en cet arbre ayant d'un tyge tiré ces trois branches, & puis si bien reunies (sans ayde de l'artifice) qu'une mesme escorce les lioit, & les tenoit ensemble. En la branche qui estoit à costé droit on voyoit dans l'escorce, HESUS : & en celle qui estoit à costé gauche, BELENUS, & en celle du milieu THARAMIS, au tyge d'où ces trois branches sortoient, il y avoit THAUTATES, & en haut où elles se reünissoient, il y avoit de mesme, THAUTATES.

      Ces choses qui estoient selon la coustume de leur religion (car ils adoroient Dieu sous les tyges des chesnes) ne les estonnerent point, mais si fit bien ce qu'ils apperceurent à main gauche. C'estoit un autre autel qui estoit aussi de Gazons, avec deux grands vazes de terre dans lesquels estoient deux tyges de mirte. Au milieu l'on voyoit un tableau, par dessus lequel les deux Mirtes pliant les branches, sembloient luy faire une couronne ;& cela estoit bien recogneu pour n'estre pas naturel : mais entortillé de cette sorte par artifice. Le tableau representoit une Bergere de sa hauteur, & au plus haut du tableau il y avoit, C'est la Déesse Astrée, & au bas on voyoit ce vers,

Plus digne de nos vœux que nos veux ne sont d'elle.

      Si tost que Diane jetta les yeux dessus, elle se tourna vers Philis. N'avez vous jamais veu (luy dit-elle) mon serviteur, personne à qui ce pourtrait ressemble ? Philis le considerant d'avantage, Voila, luy respondit-elle, le pourtrait d'Astrée. Je n'en vis jamais un mieux fait ni qui lui ressemblast d'avantage : mais, continuat'elle, vous sembloit-il qu'on ne l'ait pas voulu rendre reconnoissable ? n'a-t'elle pas en la main la mesme houlet[t]e qu'elle porte : & lors prenant celle qu'Astrée tenoit. Voyez ma Maistresse ces doubles C. & ces doubles A. entrelassez de mesme sorte tout à l'entour ; & comme l'endroit où elle la prend quand elle la porte est garny de mesme façon, & les fers d'en bas de cuivre, avec les mesmes chiffres : Et le sifflet qui est en haut, representant la moitié d'un serpent, comme il se tourne de mesme. Vous avez raison, dit Diane, mesme que je vois icy Melampe couché à ses pieds. Il est bien reconnoissable aux marques qu'il porte. Voyez la moitié de la teste comme il l'a blanche, & l'autre noire, & sur l'aureille noire la marque blanche. Si l'autreaureille n'estoit cachée, il y a apparence que nous y verrions la marque noire : car le peu qui s'en voit au haut de la teste, & au dessus paroist estre blanc. Voyez aussi cete marque blanche tout au tour du col en façon de colier, & l'eschancrure du poil noir qui se tournant en demy lune dessus les espaules, finit de mesme sur la crouppe où le blanc recommence. On n'y a pas mesme oublié cette bande noire & blanche tout le long des iambes. Silvandre s'approchant d'elle, Et moy, dit-il, j'y recognois entre ce troupppeau la brebis qu'Astrée ayme le plus. La voila toute blanche sinon les aureilles qu'elle a noires, le nez, le tour des yeux, le bout de la queüe, & l'extrémité des quatre jambes : & à fin qu'elle ne fut pas mescogneuë, regardez les nœuds que je luy ay veu porter plusieurs fois à l'entour des cornes en façon de Guirlande. Astrée oyant tous ces discours, demeuroit estonnée & muette, sans faire autre chose que regarder avec admitation ce qu'elle voyoit. Toutesfois s'avançant pres de l'Autel, & voyant plusieurs petits roulleaux de papier espars dessus, elle en prit un, & le desliant toute tremblante, y trouva ces vers.


Privé de mon vray bien ce bien faux me soulage,

Passant si tu t'enquiers qui de dans ce Boccage,
M'a donné ce pourtrait,
Sçache qu'Amour l'a fait,
Qui privé du vray bien d'un bien faux me soulage.

Pressé de la douleur je luy tiens ce langage,
Banny de la moitié,
Permettez par pitié,
Que priué du vray bien ce bien faux me soulage.

Confiné dans ce lieu que pour vous rendre hommage,
Je vous ay consacré
Ayez au moins à gré,
Que privé du vray bien ce bien faux me soulage.

S'il ne m'est pas permis de voir vostre visage :
Ces beaux traits pour le moins,
Serviront de tesmoing,
Que privé du vray bien ce bien faux me soulage.

Je leur dis, ô beaux traits que je retiens pour gage,
Que nul autre Amoureux,
Me fut onc plus heureux,
Privé de mon vray bien ce bien faux me soulage.

Je les adore donc, non pas comme un image,
Mais comme Dieux tres-grands.
Car par effet j'apprends,
Que privé du vray bien ce bien faux me soulage.

      Astrée estant retirée à part, lisoit & consideroit ces vers, & plus elle regardoit l'escriture : & plus il luy sembloit que c'estoit de celle de Celadon : de sorte qu'apres un long combat en elle mesme, il luy fut impossible de retenir les larmes ; & pour les cacher elle fut contrainte de tourner le visage vers l'autre autel. Mais Philis qui estoit aussi estonnée, qu'aucune de la compagnie ayant pris un autre de ces rouleaux, l'alla trouver, se doutant bien que ce qui faisoit separer Astrée de cette sorte, n'estoit que ces peintures, & ces escrits, qu'elle mesme reconnoissoit fort bien pour estre de ceux de Celadon. Et parce que Diane s'en alloit aussi la trouver, Philis lui fit signe de ne le faire, de peur que Silvandre, & Paris ne la suivissent, ce qu'aisément elle entendit : & pource s'en retournant vers l'Image d'Astrée, elle ouvrit quelques rouleaux de ceux qui estoient sur l'autel : le premier qui luy tumba entre les mains, fut celuy cy.


DIALOGUE
SUR LES YEUX D'UN POURTRAIT,
STANCES.


Sont ce, Peintr[e] sçavan[t], des ames, ou des flammes,
Qui naissant de ces yeux leur volent à l'entour ?
Ce sont flammes d'Amour qui consument les ames :
Ce sont ames plustost qui font vivre l'Amour.

Ah ! qui n'admirera ces flammes nompareilles,
Si la vie & la mort procedent de ces yeux [?]
Les effects des grands dieux sont ce pas des merveilles,
Et ces soleils aussi ne sont ce pas des dieux ?

Les aimer comme humains c'est donc erreur extreme,
Puis qu'il faut des grands dieux reverer le pouvoir ;
Ne commandent-ils pas à ton cœur qu'il les aime,
Ayant desja permis à tes yeux de les voir ?

Il est vray, mais mon cœur touché de reverence,
Doit de devotion non d'Amour s'allumer :
Les dieux ne veulent rien outre nostre puissance.
Espreuve, si tu peux, les voir sans les aimer.

      Cependant que Diane pour amuser toute la compagnie alloit lisant tout haut ces vers, & ceux cy estans finis en prenoit d'autres, dont l'autel estoit presque couvert. Philiss'addressant à la Bergere Astrée ; Mon Dieu ma sœur, luy dit-elle, que je demeure estonnée des choses que je voy en ce lieu ! Et moy, dit-elle, j'en suis tant hors de moy que je ne sçay si je dors ou si je veille : & voyez cette lettre ; & puis me dittes je vous supplie, si vous n'en avez jamais veu de semblables. C'est respondit Philis, de l'escriture de Celadon, ou je ne suis pas Philis. Il n'y a point de doute, repliqua Astrée, & mesme je me ressouviens qu'il avoir escrit ce dernier vers.


Privé de mon vray bien ce bien faux me soulage


au tour d'un petit pourtrait qu'il avoit de moy, & qu'il portoit au col dans une petite boite de cuir parfumé. Voyons, dit Philis, ce qu'il y a dans ce papier que je tiens en la main, & que j'ay pris au pied de vostre image.




SONNET.



      Qui ne l'admireroit ! & qui n'aimeroit mieux,
Errer en l'adorant plein d'Amour & de crainte :
Et rendre courroucez contre soy tous les Dieux,
Que n'idolatrer point une si belle Sainte ?

      Mais qu'est-ce que je dis ? en effet elle est peinte,
La belle que votcy, ce ne sont pas des yeux,
Comme nous les croyons, ce n'en est qu'une sainte,
Dont nous deçoit la main du peintre ingenieux.

      Ce ne sont pas des yeux ? si ressens-je la playe :
Quoy que le trait soit saint toutesfois estre vraye,
Fuyons donc puis qu'ainsi les coups nous en sentons.

      Mais pourquoy fuyrons nous ? la fuite en est bien
Si des-iabien avât dans le cœur nous portons, (vaine,
De ces yeux vrais ou faux la blessure certaine.

      Ah ! ma sœur, dit alors Astrée, n'en doutons plus, c'est bien Celadon qui a escrit ces vers, c'est bien luy sans doute, car il y a plus de trois ans qu'il les fit sur un pourtrait que mon pere avoit fait faire de moy : pour le donner à mon oncle Focion. A ce mot les larmes luy revindrent aux yeux, mais Philis qui craignoit que ces autres Bergers & Bergeres ne s'en apperceussent, Ma sœur, luy dit-elle, voicy un sujet de rejouissance, & non pas de tristesse. Car si Celadon a escrit cecy, comme je le crois, il est certain qu'il n'est point mort, quand vous avez pensé qu'il se soit noyé. Que si cela est, quel plus grand subjet de joye pourrions nous recevoir ? Ah ! ma sœur, lui dit elle, tournant la teste de l'autre costé, & la poussant un peu de la main, ah ! ma sœur je vous supplie ne me tenez point ce langage.

      Celadon est veritablement mort par mon imprudence, & je suis trop mal-heureuse pour ne l'avoir pas perdu. Et je voy bien maintenant que les Dieux ne sont pas encor contents des larmes que j'ay versées pour luy, puis qu'ils m'ont conduitte icy pour m'endonner un nouveau subjet. Mais puis qu'ils le veulent, je verseray tant de pleurs, que si je ne puis en laver entierement mon offence, je m'efforceray pour le moins de le faire, & necesseray que je ne perde ou la vie, ou les yeux. Je ne vous diray pas, repliqua Philis, que Celadon vive : mais si feray bien que s'il a escrit ce que nous lisons, il faut que de necessité il ne soit pas mort. Et quoy dit-elle, ma sœur, n'avez vous jamais ouy dire à nos Druides que nous avons une ame qui ne meurt pas encor que nostre corps meure ? Je l'ay bien ouy dire, respondit Philis ; Et n'avez vous pas bonne memoire de ce qu'ils nous ont si souvent enseigné, qu'il faut donner des sepultures aux morts, voire mesmes leur mettre quelque piece d'argent dans la bouche, à fin qu'ils puissent payer celuy, qui les passe dans le Royaume de Dis ? Qu'autrement ceux qui sont privez de sepulture demeurent cent ans errants le long des lieux cù ils ont perdu leurs corps ? Et ne sçavez vous pas que celuy de Celadon n'ayant peu. estre trouvé, est demeuré sans ce dernier office de pitié ? Que si cela est, pourquoy seroit il impossible qu'il allast errant le long de ce mal heureux rivage de Lignon, & que conservant l'amitié qu'il m'a tousjours portée, il eust encore pour son intention les mesmes pensées qu'autrefois il a euës ? Ah ma sœur, ma sœur, Celadon est trop veritablement mort pour mon contentement, & ce que nous en voyons, n'est que le tesmoignage de son amitié, & de monimprudence. Ce que j'en dis, respondit Philis, n'est que pour l'apparence que j'y vois, & le desir que j'en ay pour vostre repos. Je le cognois bien, repliqua Astrée, mais ma sœur ressouvenez vous que si j'avois creu que Celadon fust en vie, & qu'en fin je trouvasse qu'il fut mort, il n'y auroit rien qui me peut conserver la vie : car ce seroit le perdre une seconde fois ; & les dieux & mon cœur sçavent combien la premiere m'a conduitte pres du tombeau. Encor vous doit ce estre du contentement, respondit Philis, de cognoistre que la mort n'a peu effacer l'affection qu'il vous portoit. C'est, dit-elle, pour sa gloire, & pour ma punition. Mais plustost, dit Philis, qu'estant mort il a veu clairement & sans nuage la pure & sincere amitié que vous luy portez, & que mesme cette jalousie qui estoit cause devostre courroux, ne procedoit que d'une Amour tres-grande. Car j'ay ouy dire que comme nos yeux voyent nos corps, de mesmes nos ames separées se voyent & recognoissent. Astrée, respondit, Ce seroit bien la plus grande satisfaction que je puisse recevoir : car je ne doute nullement, qu'autant que mon imprudence luy a donné de sujet d'ennuy, autant la veuë qu'il auroit de ma bonne volonté luy donneroit du contentement. Car si je ne l'ay plus aymé que toutes les choses du monde, [&] si je ne continuë encores en cette mesme affection, que jamais les dieux ne m'aiment.

      Ces Bergeres parloyent de cette sorte,cependant que Diane entretenoit le reste de la troupe, lisant quelquesfois les petits rouleaux qu'elles trouvoient sur l'Autel, d'autresfois demandant à Paris, Tircis, & Silvandre ce qu'ils jugeoient de ces choses. Il n'y a personne icy, dit Paris, qui ne connoisse bien que ce pourtrait a esté fait pour Astrée, & qui de mesme ne juge qu'il a esté mis en ce lieu par quelqu'un qui ne l'ayme pas seulement, mais qui l'adore. Quant à moy, dit Silvandre, ces chiffres me feroient croire que ce seroit Celadon, si Celadon n'estoit point mort. Comment, dit Tircis, Celadon ce Berger qui se noya il y a quatre ou cinq lunes dans Lignon ? Celuy là mesme, respondit Silvandre, & servoit il Astrée ? adjousta Tircis. Au contraire j'ay ouy dire qu'il y avoit tant d'inimitié entre leurs familles.

      La beauté de la Bergere fut plus grande que la haine, respondit Silvandre, & me semble que puis qu'il est mort, il n'y a point de danger de le dire. Je croy, interrompit Diane, qu'aussi n'y auroit il pas encor qu'il vesquit, ayant esté si discret, & Astrée si sage, que cette affection ne sçauroit avoir offencé personne. Astrée qui s'estoit teuë quelque temps, oyant ce que les Bergers disoient d'elle, encore que ses yeux ne fussent pas encor bien remis, ne peut s'empescher de leur respondre : Ces larmes que je ne puis cacher, rend[ent] tesmoignage que Celadon m'a aimée, puis que sa memoire me les arrache par force : mais ces escrits qui sont sur ces gazons, tesmoignentaussi qu'Astrée a plustost fait faute contre l'Amour que contre le devoir. Cela est cause que je ne fais point de difficulté de l'advoüer pour luy rendre au moins cette satisfaction apres sa mort, que mon honnesteté n'a jamais permis qu'il eust receuë durant sa vie. A ces paroles toute la trouppe s'approcha d'elle, & Diane luy monstrant les billets qu'elle avoit : Est-ce là de l'escriture de Celadon ? c'en est sans doute respondit Astrée. C'est donc signe adjousta Diane, qu'il n'est pas mort. A quoy Philis respondit, c'est de quoy nous parlions à cette heure mesme : mais elle dit que l'Ame de Celadon qui va errant le long du rivage de Lignon les a escrits. Et quoy ? [dit] Tircis, n'a-t'il point esté enterré ? c'est la cause dit Astrée qu'il va errant de cette sorte : car on ne luy a pas mesme fait un vain Tombeau. C'est veritablement, adjousta Paris, trop de nonchalance, d'avoir laissé si longuement en peine pour un devoir de si peu de moment, une si belle ame que celle de ce gentil Berger. Voila, dit Tyrcis, comme le souci des morts touche le plus souvent fort peu ceux qui survivent : de sorte que j'estime ceux là sages, qui durant leur vie y pourvoient : & sans mentir, adjousta Diane, c'est chose estrange que ce Berger tant aymé, non seulement de tous ses parens, mais de tout nostre hameau, n'ait receu ce pitoyable office que recevoient les moins aymez. C'est peut-estre, dict Thersandre, que les Dieux l'ont ordonné de cette sorte, afin qu'il n'abandonnast pas si tost ceslieux qu'il avoit tant aymés, & que recompensé de son affection il eust ce contentement de demeurer quelque temps pres de celle qu'il ayme.

      Toutefois, dit Tyrcis, j'ai appris que tout ainsi que nostre corps ne peut demeurer en l'air, en l'eau ny dans le feu sans une continuelle peine, parce qu'estant pesant, il faut qu'incessamment il se travaille, tant qu'il est en ces elements qui n'ont rien de si solide : de mesme l'ame despoüillée du corps n'estant point en son propre element tant qu'elle demeure entre nous, est en une continuelle peine, jusques à ce qu'elle soit entrée aux champs Elisiens, où elle trouve un autre air, une autre terre, une autre eau, & un autre feu, d'autant plus parfaits & convenables à sa nature, que ceux où nous sommes le sont d'avantage à nos corps lourds & grossiers. Ce que je sçay : parce que quand ma chere & tant aymée Cleon fut morte, je fus presque en resolution de ne lui donner point de sepulture, afin de retenir céte belle ame quelque temps aupres de moy : mais nos Druides me sortirent de ceste erreur, me faisant entendre ce que je viens de vous dire. Quant à moy, dit Silvandre, puis qu'à faute de sepulture on demeure quelque temps au tour du lieu où l'on meurt, je veux prier tous mes amis, que si je meurs en cette contrée, ils ne m'enterrent point, afin que j'aye plus de loisir de voir ma belle Maistresse. Car il n'y a contentement des champs Elisiens qui vaille celuy là, ny peine qu'une ame puissesouffrir pour n'estre en son element, qui ne soit beaucoup moindre que le bien de la voir.

      Cela seroit fort bon, respondit Tyrcis, si apres la mort vous despoüillant du corps vous ne laissiez point aussi tous ces amours : mais j'ai oüi dire à nos sages, que nos passions n'estoient que des tributs de l'humanité, & que les Dieux nous avoient naturellement donné cet instinct, afin que la race des hommes ne vint à deffaillir, mais qu'apres la mort, d'autant que les ames sont immortelles, & que rien d'immortel ne peut engendrer, cest Amour se perd en elles, tout ainsi que la volonté de manger, de boire, & de dormir. Et toutesfois, dit Silvandre, si Celadon a escrit ce que nous lisons, il n'y a pas apparence qu'il ait perdu l'affection qu'il portoit à céte Bergere. Et qui sçait, respondit Tyrcis, si les Dieux qui sont justes ne luy ont point voulu donner cette particuliere satisfaction pour recompence de la vertueuse & sainte amitié qu'il a portée à cette Bergere ? Si cela est, repliqua Silvandre, pourquoy ne dois je esperer de trouver les Dieux aussi justes & favorables que luy, puis que mon amitié ne cede ny à la sienne, ny à nulle autre, soit en ardeur, soit en vertu ? Mais, dit Astrée, si les Dieux luy ont fait cette grace que vous dites, ne seroit ce point impieté en luy rendant le devoir de la sepulture de le faire partir de cette contrée, & luy ravir le contentement ? Nullement, respondit Tyrcis, car la grace que les Dieux luy ontfaite en cela n'a esté que pour soulager la peine que continuellement il reçoit, estant contraint de demeurer sous un ciel si contraire à son naturel.

      Ces Bergers discouroient de cette sorte, quand Philis considerant tout ce qui estoit en ce lieu, jetta sa veuë sur un endroict où il y avoit apparence que quelqu'un se fust mis bien souvent à genoux : car la terre en avoit les marques bien imprimées. Et parce que cela estoit vis à vis de l'Autel, & qu'elle y vit un rouleau de parchemin attaché à une hart ou tortis de saule, elle s'y en alla pour voir ce que c'estoit, & le desployant trouva ces paroles.


O. RAISON
A LA DÉESSE ASTRÉE.


      Grande & toute-puissante Déesse, encore que vos perfections ne puissent estre esgalées, il ne faut que nos sacrifices ne pouvant estre tels que vous meritez, laissent de vous estre agreables, puis que si les Dieux ne recevoient que ceux qui sont dignes d'eux, il faudroit qu'eux mesmes fussent la victime Or ce que je viens offrir à vostre Deité, c'est un cœur & une volonté, qui n'ont jamais esté dediezqu'à vous seule. Si cette offrande vous est agreable tournez les yeux pleins de pitié sur cette ame qui les a tousjours trouvez si pleins d'Amour, & par un acte digne de vous sortez la de la peine où elle demeure continuellement, & la mettez en repos duquel son malheur & non son demerite l'a jusques icy esloignée. Je vous requiers cette grace par le nom de Celadon, de qui la memoire vous doit plaire, si celle du plus fidelle & affectionné de vos serviteurs, peut jamais avoir obtenu de vostre Divinité cette glorieuse satisfaction.

      Philis faisant signe de la main, & appellant Astrée, venez lire, luy dit elle, ma sœur ce que Celadon vous demande, & vous cognoistrez que Tircis nous a dict vray : & lors s'estant tous approchez, elle releut tout haut cette Oraison, qui ne fut pas sans qu'Astrée accompagnast ses paroles de larmes, encores qu'elle se contraignit le plus qu'il luy fut possible : mais elle ne pouvoit ressentir ces desplaisirs avec une moindre demonstration. Et lors que Philis eust parachevé, Vrayement, dit Astrée, je satisferay à sa juste demande : Et puis que ses parens ne luy rendent pas le devoir, à quoy la proximité les oblige, il recevra de moy celui d'une bonne amie. A ce mot sortant de ce lieu, apres avoir honoré l'autel des Dieux, toute cette troupe retourna versHylas, qui en les attendant n'avoit point esté oisif : car les voyant tous attentifs dans l'autre cabinet, il entra dans celui où estoient les 12. Tables des loix d'amour : & quoy qu'il en redoutast l'entrée, si est ce que mesprisant la force d'amour, lui semblant qu'il ne lui pouvoit faire pis, que luy faire perdre sa Maistresse, à quoy il sçavoit de tres bons remedes, il entra à la desrobée dedans : & prenant le tableau qui estoit sur les gazons, voulut ressortir incontinent dehors, croyant que s'il offençoit en y entrant que moins il y demeureroit, moindre aussi seroit son offence. Et de fortune le prenant à la haste, & s'en retournant de mesme il heurta contre un des costez de l'entrée, de telle sorte que l'esbranslant, il fit tomber à ses pieds une escritoire que celuy qui avoit fait cet ouvrage tenoit là expressement pour escrire ses conceptions, quand il y venoit faire ses prieres. Il le ramasse comme envoyé de quelque Dieu, & se reso[ut] de corriger en ces loix, ce qu'il y trouveroit de contraire à son humeur. En cette deliberation il les lit : & incontinent comme il avoit l'esprit prompt, les change de cette sorte.


TABLES D'AMOUR
falsifiées par l'inconstant
Hylas.



Premiere Table.


      Qui veut estre parfait Amant,
Qu'il n'ayme point infiniment :
Telle amitié n'en est pas digne,
Puis qu'au rebours l'extremité,
De l'imprudence est plustost signe,
Que non pas de fidelité.


Deuxiesme Table.


      Qu'il ayme & serve en divers lieux,
Et qu'il tourne tousjours les yeux,
Dessus quelque nouvelle chose,
Aymant ainsi divers objets,
Que les bon-heurs qu'il se propose,
Soient aussi pour divers sujets.


Troisiesme Table.


      Ne bornant jamais ses desirs,
Qu'il cherche par tout des plaisirs,
Faisant tousjours amour nouvelle,
Voire qu'il cesse de l'aymer,
Sinon que d'autant qu'aymé d'elle,
Pour luy seul il doit l'estimer.


Quatriesme Table.


      Que s'il a du soin d'estre mieux,
Ce soit pour plaire à tous les yeux,
Des belles de sa cognoissance :
S'il souhaitte quelque bon heur,
Ce ne soit que pour l'esperance,
D'estre plus absolu Seigneur.


Cinquiesme Table.


      Telle soit son affection,
Que mesme la possession,
De ce qu'il desire en son ame,
S'il doit l'acheter au mespris
De son honneur ou de sa Dame,
Il l'a vueille bien à ce prix.


Sixiesme Table.


      Pour sujet qui se vienne offrir,
Qu'il ne puisse jamais souffrir,
Querelle pour la chose aymée.
Que si devant luy par desdain,
D'un mesdisant elle est blasmée,
Qu'il y consente tout soudain.


Septiesme Table.


      Que l'Amour permette en effait,
Que son jugement soit parfait,
Et que dans son ame il l'estime,
Toute telle qu'elle sera,
Condamnant comme d'un grand crime,
Celuy qui p[lus] l'estimera.


Huictiesme Table.


      Qu'espris d'un Amour assez lent,
Il n'aille sans cesse bruslant,
Ny qu'il languisse ou qu'il souspire,
Entre la vie & le trespas :
Mais que tousjours il puisse dire,
Ce qu'il veut, ou qu'il ne veut pas.


Neufiesme Table.


      Estimant son propre sejour,
Son ame en soy vive d'Amour,
Et non en celle qu'il adore,
Sans qu'en elle estant transformé,
Tout ce qu'elle ayme & qu'elle honore,
Soit aussi de luy bien aymé.


Dixiesme Table.


      Qu'il ne tienne pas pour perdus,
Les jours loin d'elle despendus,
Si la peine n'est surpassée,
Par le bien qu'il s'est figuré,
Mais se contente en sa pensée,
Si le corps en est separé.


Unziesme Table.


      Qu'il se remette à la raison,
Que ses liens & sa prison,
Pour elle bien tost il finisse :
Mesprisant de s'y renfermer,
S'il n'attend rien de son service,
Que le vain honneur de l'aimer.


Douziesme Table.


      Qu'il ne puisse jamais penser,
Que telle amour n'ait à passer :
Qui d'autre sorte le conseille,
Soit pour ennemy reputé,
Car c'est de luy prester l'oreille,
Crime de leze Majesté.

      Hylas se hasta le plus qu'il luy fut possible de changer de ceste sorte ces douze Tables : & afin que ses rayeures fussent moins connuës, il les effaçoit avec la pointe d'un cousteau : & y ayant raclé un peu de son ongle les en couvroit, & puis le poissoit, fust avec l'ongle mesme, fust avec le dos du cousteau, &enfin escrivoit dessus ce qu'il y avoit changé ce qu'il fit si proprement qu'il estoit malaisé de le recognoistre, & incontinent r'entrant dans le cabinet, mit le tableau en sa place, & ressortit avec la mesme diligence, sans estre apperceu de personne : ce qu'il fit un peu auparavant qu'Astrée & le reste de la troupe revint, de sorte qu'il sut trouvé assis à l'entrée, feignant de s'y estre endormi. Et parce qu'Astrée [qui sortoit] la premiere toute triste, ne prit pas garde à lui, il ne fit point aussi de semblant de se lever : mais quand Philis qui venoit apres l'apperceut en ceste posture : Et qu'est ce ? luy dit elle, Hylas que vous faites icy, cependant que nous venons de voir les plus grandes merveilles qui soient en toute la rive de Lignon ? J'ay une pensée (respondit Hylas se levant froidement, & se frottant les yeux) qui me tourmente plus que je ne me fusse jamais peu persuader. Et qui est elle ? (adjousta Philis) je la vous diray, respondit l'inconstant, si vous me promettez de faire une chose dont je vous supplieray. Je n'ay garde, dict-elle, de m'obliger de parole sans sçavoir ce que vous voulez. Vous le pouvez faire, dict Silvandre en sousriant, en y adjoustant les conditions, contre lesquelles il n'y a pas apparence qu'un si gentil & parfait Amant vous voulut requerir de quelque chose, à sçavoir qu'il ne vous demandera rien qui contrevienne à l'honneur d'une sage Bergere. Je [le] veux bien, dit Philis, [à] ceste condition : & moy respondit Hilas, je ne le veux qu'à cette condition.Sçachez donc, ma belle Maistresse, continua-t'il froidement, que je crois ce lieu estre à la verité un boccage sacré à quelque grande Divinité : car depuis que vous estes entrée dedans, & que Silvandre a leu les loix que j'ay oüyes, je me sens tellement touché d'une puissance interieure que je n'ay point de repos en moy mesme, me semblant que jusques icy j'ai vescu en erreur, me conduisant contre les ordonnances que le Dieu qui est adoré en ce sainct lieu a faites à ceux qui veulent aymer. De sorte que je suis tout prest d'abjurer mon erreur, & me remettre au sentier qu'il m'ordonnera : & n'y a rien eu qui m'ait empesché de le faire cependant que vous estiez dans ce boccage, qu'une chose que je vous declareray. Vous sçavez, ma belle Maistresse, que depuis l'heure que vous & mon cœur avez eu aggreable que Hylas se dit vostre serviteur, je n'ai point trouvé en toute cette contrée un plus contrariant esprit, ny une humeur plus ennemie de la mienne que Silvandre. Car il ne s'est jamais presenté occasion de prendre le party contraire au mien, que ce Berger ne l'ait fait, voire bien souvent il en a recherché les moyens avec artifice, comme en l'injuste sentence qu'il donna contre Laonice, parce que j'avois parlé pour elle, y ayant peu d'apparence qu'une morte fust preferée à cette belle & honneste Bergere. De sorte que repassant ces choses en ma memoire je suis entré en doute, que continuant cette volonté de me contrarier, il ait peut-estre leu les ordonnances de ce Dieud'autre façon. qu'elles ne sont pas escrites dans le tableau qu'il tenoit. C'est pourquoy je vous veux conjurer, non seulement par la promesse que vous venez de me faire, mais par l'honneur que vous devez, soit à l'amour, soit à la Deité qui est adorée en ce boccage, que vous preniez la peine d'y rentrer, & de m'apporter le tableau où ces loix sont escrites, afin que les lisant moy mesme, je puisse sortir du doute où je suis, & apres suivre les ordonnances que j'y trouveray tout le reste de ma vie. Cete requeste, Silvandre, (continua t'il s'addressant à luy) est elle incivile, & contre l'honnesteté d'une sage Bergere ? Nullement, respondit Silvandre, mais je crains qu'elle soit plustost inutile. Or sus, dit Hylas, faisons une autre promesse entre nous ; promettez moy devant cette trouppe, que tout le reste de vostre vie vous suivrez les commandemens que vous y trouverez escrits, & je vous feray un mesme serment. Je ne feray, dit-il, jamais difficulté de vous promettre, ny à tout autre d'observer ce à quoy le devoir m'oblige, y ayant long temps que je l'ay promis aux Dieux. Vous me le promettez donc, repliqua Hylas. Je le vous promets, dit Silvandre, & sans vous obliger à nulle promesse reciproque, vous aimant trop pour vous vouloir rendre parjure. Et moy, respondit Hylas, je le vous veux jurer, & aux Dieux mesmes de ces lieux, les appellant tous à tesmoins, afin qu'ils punissent celuy de nous deux qui y contreviendra. Je vous asseure, respondit Philis, que pour voir un si grandchangement en Hylas, je veux bien luy faire voir ces douze tables : & lors r'entrant dans le cabinet, apres avoir fait une profonde reverence, elle prit le tableau & l'apporta à l'inconstant, qui la teste nuë, & mettant un genoüil en terre, Je reçois, dit-il, ces sacrées ordonnances, comme venant d'un Dieu, & apportées par ma Déesse, protestant de nouveau, & jurant aux grands Dieux devant ce boccage sacré, & prenant ceste trouppe pour tesmoin, que toute ma vie je les observeray aussi religieusement que si Hesus, Teutates, Taramis Dieu me les avoient données visiblement. Et lors se relevant, sans remettre son chapeau, il baisa le bas du tableau, & estant environné de toute la troupe, il commença de les lire à haute voix. Mais quand Silvandre oüit qu'il disoit qu'on ne devoit pas aimer infiniment. Ah ! Berger, lisez bien, luy dit il, vous trouverez autre chose. A la peine du livre, dit froidement Hylas, & lors il monstra l'escriture à Philis, qui leut comme lui. Cela ne peut estre, dit Silvandre, & lors s'approchant, il le voulut lire sans se fier à personne, & Hilas serrant le tableau contre son estomac, C'est un grand cas, dit il, que celuy qui a accoustumé de tromper, a tousjours opinion qu'on l'abuse. Je me doutois bien que vous lisiez autrement qu'il n'estoit pas escrit, & si vous le voyez vous mesme, l'advoüerez vous devant toute cette trouppe ? J'advoüerai sans doute, dit Silvandre[,] la verité, mais permettez que je la lise. Il suffit, dit Hylas, ce me semble que Philis l'ait, veuë, & vous devez bienvous en fier à elle. Je le ferois, respondit Silvandre, si elle vouloit dire la verite, mais c'est par jeu ce qu'elle dit. Je vous jure, dit Philis, qu'il a leu comme il est escrit, & non au contraire. Je ne sçaurois, dit il, le croire si je ne le vois. Or si vous n'avez assez de le voir, dit Hilas, touchez le, & lisez le vous mesme, pourveu que ce soit fidellement. Et lors Silvandre recevant le tableau, & jurant qu'il liroit sans rien changer, il en recommença la lecture. Mais quand il y trouva ce que Hylas avoit dit[,] il ne sçavoit qu'en penser, & plus encores lors que continuant il trouva les couplets tous changez. Et bien, dit Hylas, que vous en semble, ma Maistresse ? avois-je raison de douter de la prud'hommie de Silvandre, puis qu'il lisoit tout le contraire de ce qui estoit escrit ? Que dites vous à cela Berger, disoit-il, s'adressant à Silvandre : serez vous homme de parole ? ou si vous vous desdirez ? Le Berger ne respondoit mot, mais plus estonné de cette avanture que de chose qui luy fust jamais advenuë, il alloit considerant ce tableau, & lors Diane s'approchant de luy, & jettant la veuë dessus, demeura au commencement estonnée, & luy dit : En bonne foy Silvandre, advoüez la verité, la premiere fois que vous nous avez leu ces vers, estoient-ils escrits comme ils sont ? Ma belle Maistresse, dit-il, quand je les ay leus ils estoient autres qu'ils ne sont. Et ne puis penser s'il estoit autrement, pourquoy je ne les eusse pas aussi bien veus qu'à céte heure. A lors Diane prenant le tableau en la main,regarda l'escriture de plus pres : ce que Hylas appercevant & craignant que sa finesse ne fust recogneuë, Or sus Silvandre, dit-il, il ne faut pas tant de discours ; me voicy prest à tenir parole, & vous serez vous parjure ? Vous me prenez de bien court, dit Silvandre, je ne suis pas sans un grand soupçon de tromperie : car je sçay fort bien que les loix que j'ay veuës estoyent telles que je les ay dites, & maintenant je vois tout le contraire ; de sorte que je suis fort en doute que ceci ne soit supposé. Voila une tres mauvaise excuse, dit l'inconstant[,] & comment pourroit on avoir fait si promptement un autre tableau. Cependant qu'ils parloyent ainsi, Diane qui consideroit l'escriture recogneut qu'encores que l'ancre fut semblable, toutesfois les traits des lettres ne l'estoyent pas entierement, & les regardant encores de plus pres & passant le doigt dessus & secouant le par chemin, une partie des racleures de l'ongle s'en alla, & lors opposant l'escriture au Soleil toutes les rayeures s'appareurent aisement, dont s'estant asseurée, Or sus, dit Diane, vous voicy tous deux hors de dispute, car en un mesme lieu vous trouverez ce que vous cerchez tous deux. Vous Silvandre, le lisant comme il estoit escrit, & vous Hylas comme vous l'avez corrigé. Et lors s'approchant d'eux elle leur en monstra la preuve ; parce que l'opposant au Soleil, on voyoit aisément les endroits où le parchemin avoit esté gratté : & puis le considerant de plus pres on remarquoit quelques uns des premierstraits qui n'avoyent peu estre assez bien effacez. Il n'y eut alors personne de la trouppe qui ne recogneust ce qu'elle disoit, & se mettant tout autour de Hylas, Dites nous Berger, luy disoient ils, comment vous avez peu faire ? Hylas se voyant convaincu par la prudence de Diane, fut en fin contraint d'avoüer la verité, non pas toutesfois sans jurer plusieurs fois que ce n'avoit esté que l'injustice de ces loix, qui l'y avoient poussé : car disoit-il, elles sont bien tellement iniques, qu'il m'a esté impossible de les souffrir sans les corriger ainsi qu'elles doivent estre. Nul ne peut s'empescher de rire oyant comme il en parloit : mais plus encores considerant l'estonnement que Silvandre avoit eu au commencement : Et parce qu'il se faisoit tard, & que le sejour en ce lieu avoit esté assez long, Philis voulut raporter le tableau où elle l'avoit pris, mais tous les Bergers furent d'avis que les vers fussent corrigez comme ils estoient auparavant, & que Hylas pour effacer en partie l'offence qu'il avoit faite d'entrer en ce lieu qui luy avoit esté deffendu, & d'avoir osé falsifier les ordonnances d'Amour, seroit condamné de rayer luy mesme ce qu'il y avoit escrit, & de mettre à la marge ce qu'il avoit rayé ; ce qu'il fit à l'heure mesme, plus disoit-il, pour obeïr à sa Maistresse que pour apaiser Amour, le courroux duquel il ne redoutoit point sans elle, ni aussi adjousta Silvandre, guieres avec elle. Je ne vous contred[i]ray jamais, respondit l'inconstant, tant que vous me blasmerez detrop de courage. Prenez garde, respondit Silvandre, que ce ne soit de presomption & d'infidelité. Si ces dernieres paroles eussent esté ouyes de Hylas, il n'y a point de doute qu'il eut respondu : mais estant entré dans le Cabinet, elles demeurerent sans repartie, & cependant toute la troupe s'achemina par un petit sentier que Silvandre avoit choisi, Et parce qu'Astrée n'esperoit plus trouver des nouvelles de Celadon qui lui pussent plaire, elle étoit presque en volonté de s'en retourner, & pour ce sujet laissant Tircis elle s'aprocha de lui. Il me semble, luy dit-elle, Berger, qu'il est bien tard pour aller plus outre, & que nous ne sçaurions presque retourner en nos cabanes que la nuict ne nous surprenne. Il est certain, dit le Berger, mais cela ne vous doit pas empescher de continuer vostre voyage, puis que vous en estes si pres : car aussi bien, encor que vous voulussiez retourner, le jour ne vous accompagnera pas jusques à my-chemin. Quant à ce qui est de nos trouppeaux, ceux à qui nous les avons laissez en garde, les reconduiront bien pour ce soir en leurs loges. Mais, dit Astrée, comment coucherons nous ? Le lieu où je vous veux conduire, respondit Silvandre, n'est pas loing du Temple de la bonne Déesse, & je m'asseure que la venerable Chrisante sera bien aise de vous avoir ce soir pour hostesse. Il faut sçavoir, respondit la Bergere, si mes compagnes l'auront agreable : & lors les ayant attenduës en un lieu où le chemin s'eslargissoit, elle leur proposa ce que Silvandreavoit pensé. Il n'y eut celle qui ne le trouva fort à propos, puis qu'aussi bien il estoit impossible de regaigner de jour leurs hameaux.

      En cette resolution doncques ils se remettent en chemin : & Silvandre sans quitter Astrée, estant tousjours le premier & ayant marché quelque peu, luy montra le bois où il avoit trouvé la lettre qui estoit cause de ce voyage. Voila, dit Astrée, un lieu bien retiré pour y recevoir des lettres. Vous le jugerez bien mieux tel, luy dit-il, quand vous [y] serez : car c'est bien le lieu le plus sauvage, & le moins frequenté, qui soit le long des rives de Lignon. De sorte, dit Astrée, qu'aucun ne l'a sceu escrire que vous, ou l'Amour. Pour ce qui est de moy, dit-il, je sçay bien ce qui en est ; Et quant à l'Amour je m'en tais, car j'ay ouy dire que quelquesfois nous voulant jetter ses flammes dans le cœur, il se brusle luy mesme sans y penser. Et qui sçait si cela ne luy est point advenu par la beauté de ma maistresse ? Que si quelque chose l'a garanti, c'est sans doute le bandeau qu'il a devant les yeux. Ah ! Silvandre, dit la Bergere, ce bandeau ne l'empesche gueres de bien voir ce qui luy plaist : & ces coups sont si justes, & faillent si peu souvent le but où il les adresse qu'il n'y a pas apparence qu'un aveugle les ait tirez. Discrette Bergere, respondit Silvandre, j'ay veu un aveugle en la maison de vostre pere, qui sçavoit aussi bien tous les chemins & destours de vostre hameau, & se conduisoit aussibien par tout le logis que j'eusse sceu faire, ayant acquis cela par une longue accoustumance. Et pourquoy ne dirions nous que Amour qui est le premier, & le plus vieil de tous les dieux, n'ait par une longue coustume appris d'attaindre les hommes au cœur ? & pour monstrer que c'est plus par coustume que par justesse, prenez garde qu'il ne nous vise que aux yeux, & qu'il ne nous attaint qu'au cœur. Que s'il n'estoit point aveugle, quelle apparence y a t'il qu'il blessast d'un reciproque Amour des personnes tant inesgales, ou qu'aux uns il donnast de l'Amour pour des personnes qui les surpassent de tant, & aux autres, pour d'autres qui leur sont tant inferieures ? J'en parle comme interessé : car à moy qui ne sçay seulement qui je suis, il a fait aimer Diane, de qui le merite surpasse tous ceux des Bergers, & à Paris qui est fils du Prince de nos Druides, il fait aimer une Bergere. Par vos merites, respondit Astrée, vous esgalez les perfections de Diane, & Diane par ses vertus surpasse la grandeur de Paris, & par ainsi l'inegalité n'est point telle qu'il faille par là accuser Amour d'aveuglement. Silvandre demeura muet à cette replique, non pas qu'il n'eut aisément respondu, mais parce qu'il fut marry d'avoir par ses paroles donné, cognoissance de sa veritable affection, & s'en repentoit craignant d'offencer Diane si autre qu'elle le sçavoit. Mais il s'estoit de fortune bien addressé : car Astrée luy eust volontiers donné toute sorte d'aide, recognoissant la pure &sincere amitié qu'il portoit à Diane. Aussi le naturel d'une personne qui ayme bien, est de ne nuire jamais aux amours d'autruy, si elles ne sont prejudiciables aux siennes.

      Et lors qu'il levoit la teste pour lui répondre il arriva dans le bois, qui fut cause que sans faire semblant de ce qu'ils avoient dit, Voicy, luy dit-il, sage Bergere, le bois que vous avez tant desiré, mais il est si tard que le Soleil est desja couché, de sorte que nous n'aurions pas beaucoup de loisir de le visiter. Si nous y trouvons, dit-elle, des choses aussi rares que nous en avons trouvé en celuy d'où nous venons, c'est sans doute que le temps sera court, puis qu'à peine pourrions nous dé-ja lire, tant il est tard. Il est vray que nous ne devons pas plaindre nostre journée, l'ayant trop bien employée ce me semble. Avec semblable[s] discours ils entrerent dans le bois, & ne se donnerent garde que la nuict peu à peu leur osta de sorte la clarté, qu'ils ne se voyoient plus, & ne se suivoient qu'à la parole. Et lors s'enfonçant davantage dans le bois, il perdit tellement toute connoissance du chemin, qu'il fut contraint d'avouër qu'il ne sçavoit où il estoit. Cela procedoit d'une herbe sur laquelle il avoit marché, que ceux de la contrée nomment l'herbe du fourvoyement, parce qu'elle fait égarer & perdre le chemin depuis qu'on a mis le pied dessus, & selon le bruit commun il y en a quantité dans ce bois. Que cela soit ou ne soit pas vray, je m'en remets à ce qui en est, tant y a queSilvandre suivy de cette honneste trouppe, ne peust de toute la nuit retrouver le chemin, quoy qu'avec mille tours & détours il allast presque par tout le bois, & en fin il s'enfonça tellement, que pour se suivre ils estoient contraints de se tenir par les habillemens, la nuit estant si obscure qu'elle sembloit expressément estre telle, pour empescher qu'ils ne sortissent de ce bois.

      Hylas qui de fortune s'estoit rencontré entre Astrée & Phylis : Je commence, dit-il, ma Maistresse, à bien esperer du service que je vous rends. Et pourquoy, [dit] Phillis, Parce, respondit il, que vous n'eustes jamais tant de peur de me perdre que vous avez, & qu'au lieu que je vous soulois suivre vous me suivez. Vous avez raison, dit-elle, & de tout ce bon changement, vous en devez remercier Silvandre, que toutes-fois vous dites estre vostre plus grand ennemy. Je ne sçay adjousta Hylas, s'il me fait souvent de semblables offices, si j'auray plus d'occasion de le remercier de la faveur qu'il est cause que je reçois de vous, que de luy reprocher la peine que je prens. Quant à cela, dit Phyllis, il faut que vous en jugiez apres avoir mis le plaisir & la peine que vous en recevez dans une juste balance. Je voudrois bien, ma Maistresse, dit Hylas, que seule vous tinssiez cette balance, & que seule vous fissiez jugement de la pesanteur de l'un & de l'autre : car encor' que je n'y fusse point, je ne laisserois pas de m'en raporterce que vous en auriez jugé. Chacun se mit à rire de la bonne volonté de Hylas, & Silvandre qui l'oyoit, ne peust luy respondre autre chose sinon ; J'advoüe, Hylas, que je suis un aveugle, qui en conduis plusieurs autres : mais le mal est, dit Hylas, qu'ils ne sont aveugles que pour s'estre trop fiez en vos yeux. Si vous n'eussiez point esté en la troupe, adjousta Silvandre, cet aveuglement ne nous fust point advenu. Et pourquoy, dit-il, vous ay je peut estre osté les yeux ? Les yeux, non, respondit Silvandre, mais ouy bien le moyen de voir, nous ayant trop longuement entretenus par les longs discours de vos inconstances : & puis par les loix, que comme profane vous avez falsifiées, qui est en effect ce qui nous a mis à la nuict. Vrayement Silvandre, respondit Hylas, tu me fais ressouvenir de ceux qui apres avoir trouvé le vin trop bon, le blasment de ce qu'ils s'en sont enyvrez : Et mes amis, leur faut il dire, pourquoy en beuviez vous tant ? Et amy Silvandre, pourquoy m'escoutois tu si longuement ? T'avois je attaché par les aureilles ? J'avois bien en ce lieu, dit Silvandre, des chaines plus fortes que les tiennes : mais quoy que [c]'en soit, nous voici tellement esgarez, soit pour la nuict, soit pour avoir marché sur l'herbe du fourvoyement, qu'il ne faut pas esperer de pouvoir demesler les petits sentiers qu'il ne soit jour, ou que pour le moins la Lune n'esclaire. Et qu'est il donc de faire ? dit Paris. Il faut, continua Silvandre, se reposer soubs quelques uns de ces arbres,attendant que la Lune se face voir. Chacun trouva cette resolution bonne : aussi bien une partie de la nuict estoit desja passée : lors rencontrant un arbre un peu retiré des autres, ils choisirent le mieux qu'ils purent un lieu bien sec, & là les Bergers estendant leurs sayes, & les Bergeres s'estant couchées dessus, ils se retirerent un peu à costé, où tous ensemble ils se coucherent attendant que la Lune parust.

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LE
SIXIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.


      Encores que la nuict fut desja bien fort avancée, lors que ces Bergeres se coucherent sur les juppes & sayes de leurs Bergers ; si est-ce qu'estant mal accoustumées de dormir sous le Ciel seulement, & sur l'herbe, & principalement la nuict, elles demeurerent long temps à s'entretenir avant que le sommeil les saisist. Et parce que l'horreur de la nuict leur faisoitpeur, elles se mirent & resserrerent presque toutes en un monceau : Et lors estant plus esveillées qu'elles n'eussent voulu, Diane qui de fortune se trouva plus pres de Madonthe, apres quelques autres propos communs luy demanda quelle estoit la fortune qui l'avoit conduite en cette contrée. Sage Diane, respondit-elle, l'histoire en seroit & trop longue & trop ennuyeuse, mais contentez vous je vous supplie que ce mesme Amour qui n'est point incogneu parmi vos hameaux, ne l'est non plus parmy les Dames, & les Chevaliers, & que c'est luy qui m'a revestuë comme vous me pouvez voir, encor que ma naissance me releve beaucoup par dessus cet estat. S'il n'y a rien, dit Philis, qui vous en empesche que la crainte de nous estre ennuieuse, je responds pour toutes, que cela ne vous doit pas arrester : car je sçay qu'il y a long temps que nous desirons toutes d'entendre ce discours de vous, & il me semble que nous ne sçaurions trouver un temps plus à propos, puis que voicy une heure que nous ne pouvons mieux employer & que nous sommes seules, je veux dire sans Berger. Quant à moi adjousta Diane, ce qui me le fait desirer plus particulierement, c'est que ceux qui nous voyent separées l'une de l'autre, me disent que nous nous ressemblons beaucoup : de sorte que vos fortunes me touchent comme si elles estoient les miennes, & semble que je sois presque obligée de m'en enquerir. Ce me sera tousjours, dit Madonthe, beaucoup decontentement de ressembler à une telle beauté que la vostre : mais je ne voudrois pas pour vostre repos que vos fortunes fussent semblables aux miennes. Je vous suis obligée, dit Diane, de cette bonne volonté. Mais ne croyez pas que chacun n'ait son fardeau à porter, & qui nous est d'autant plus pesant que celuy des autres, que celuy cy est tout à fait sur nos espaules, & que l'autre ne nous touche que par le moyen de la compassion. Que cela donc ne vous empesche de satisfaire à la requeste que nous vous faisons. Vous me permettrez donc, respondit Madonthe, de parler un peu bas, afin de n'estre point ouye des Bergers qui sont pres de nous : car j'aurois trop de honte qu'ils fussent tesmoins de mes erreurs, outre que je ne voudrois pas que Thersandre me peust ouyr, pour les raisons que vous pourrez juger par la suitte de mon discours : & lors elle commença de cette sorte.



HISTOIRE
DE DAMON ET DE MADONTHE.


      Il est tres à propos, sage & discrete troupe, que de nuict je vous raconte ma vie, afin que couverte des tenebres, j'aye moins de honte à vous dire mes folies, telles faut il que je nomme les occasions qui me faisantchanger l'estat où la fortune m'avoit fait naistre, m'ont contrainte de prendre celuy où vous me voyez. Car encor que je sois avec les habits que je porte, & la houlete en la main, je ne suis pas toutesfois Bergere : mais née de parents beaucoup plus relevez. Mon pere suivant la fortune de Thierry : acquit un si grand credit parmi les gens de guerre, qu'il commandoit en son absence à toutes ses armées, non pas qu'il fut Visigot comme luy, mais s'estant trouvé avec beaucoup d'authorité parmi les Aquitaniens, il fut tant aimé & tant favorisé de ce Roy qu'il l'obligea de se donner entierement à luy, au service duquel, outre les biens qu'il avoit de ses predecesseurs, il en acquit tant d'autres, qu'il n'y avoit personne en Aquitaine qui se pust dire plus riche qu'il estoit. Ayant vescu de cette sorte longues années, tout le malheur qu'il ressentit jamais, fut seulement de n'avoir d'autres enfans que moy : car encor que sa mort fut violente, si luy fut elle tant honorable que je la tiens pour l'une de ses meilleures fortunes ; Puis qu'apres avoir fait lever le siege d'Orleans, au cruel Attile, en fin le poursuivant jusques aux champs Cathalauniques, Thierry, Meroüée, & Ætius, luy donnerent la bataille, & le deffirent, & de fortune mon pere combatit ce jour là à la main droitte de son Roy, qui avoit eu l'ayle gauche de la bataille, & Meroüée la droitte. Et d'autant que tout l'effort d'Attile fut presque sur le costé de Thierry, apres un long combat, le RoyVisigot y fut tué, & mon pere aussi, qui persé de plus de cent coups, fut trouvé sur le corps de son Roy où il s'estoit mis pour le deffendre, & pour recevoir les coups en son lieu. Ce que Torrismonde son successeur, & son fils, eut tant agreable, que la bataille estant gagnée, il fit emporter son pere & le mien, & les fit enterrer en un mesme tombeau, mettant toutesfois la chasse de plomb de mon pere aux pieds du sien, y faisant graver des inscriptions tant honnorables, que la memoire ne s'en esteindra jamais.

      Lors que mon pere mourut je pouvois avoir l'aage de sept ou huict ans, & commançay dés ce temps là de ressentir les rigueurs de la fortune. Car Leontidas qui avoit succedé à la charge de mon pere, & que Torrismonde aymoit par dessus tous les Chevaliers d'Aquitaine, usa de tant d'artifice que je luy fus remise entre les mains, & presque ravie de celles de ma mere, sous un pretexte qu'ils nommoient raison d'Estat, disant qu'ayant tant de grands biens, & de places fortes, il faloit prendre garde que je ne me mariasse à personne qui ne fust bien affectionnée au service de Torrismonde. Me voila donc sans pere, & sans mere, privée de l'un par la rigueur de la mort, & de l'autre par celle de cette raison d'estat : toutesfois la fortune me fut favorable en ce que je rencontray tant de douceur, & tant d'honnesteté en Leontidas, que je ne pouvois desirer de meilleurs offices que ceux que je recevois de luy, ne luy deffaillant rienque le nom de pere. Sa femme n'estoit pas de cette humeur, qui au contraire me traittoit si cruellement, que je puis dire n'avoir jamais tant hay la mort, que je luy voulois de mal.

      Or le dessein de Leontidas estoit de m'élever jusques en l'aage de me marier, & puis de me donner à l'un de ses neveux qu'il avoit éleu pour son heritier, n'ayant jamais peu avoir des enfans : mais d'autant que la contrainte est la plus puissante occasion qui empéche un esprit genereux de se plier à quelque chose, il avint que son neveu n'eut jamais de l'amour pour moy, ni moy pour lui, nous semblant que nos fortunes estant limitées en nous mesmes, nous estions cause l'un à l'autre de ce que nous ne pouvions esperer rien de plus grand, outre que nous n'estimions pas ce qui nous estoit acquis sans peine. Ce furent donc ces considerations ou d'autres plus cachées, qui nous empescherent d'avoir de l'amitié l'un pour l'autre : mais lors que j'eus un peu d'âge il y en eust bien de plus grandes. Car la recherche de plusieurs jeunes Chevaliers, si pleine d'honneur & de respect, me faisoit paroistre plus fâcheux le mespris dont usoit le neveu de Leontidas envers moy. Luy d'autre costé picqué de ce que je le desdaignois, comme il luy sembloit, se retira, de sorte que je ne le voyois plus que comme estranger, dont je ne recevois peu de contentement. Et quoy que le respect que chacun portoit à Leontidas pour l'extraordinaire faveur que Torrismonde luy faisoit, futcause que plusieurs n'avoient pas la hardiesse de se declarer entierement, si est-ce qu'il se rencontra un parent assez proche de Leontidas, qui fermant les yeux à toutes ces considerations, entreprit de me servir, quoy qu'il luy en peut advenir. Dés le commencement ce n'estoit pas avec dessein de s'y embarquer à bon escient, mais seulement pour n'estre pas oiseux, & pour faire paroistre qu'il avoit assez de merite, & de courage pour se faire aymer, & pour aymer ce que l'on estimoit de plus relevé dans la Cour ; pouvant dire sans van[i]té, que de ma condition il n'y avoit rien qui le fust plus que moy. Et voyez comme ceux qui blasment l'amour ont peu de raison de le faire. Lors que ce jeune Chevalier commença de me servir, il estoit homme sans respect outrageux, violent, & le plus incompatible de tous ceux de son aage : au reste, vif, ardant, & si courageux, que le nom de temeraire luy estoit mieux deu que celuy de vaillant. Mais depuis qu'Amour l'eust vivement touché, il changea tou[t]es ces imperfections en vertu, & s'estudia de sorte de se rendre aymable qu'il fut depuis le miroir des chevaliers de Torrismonde. Il s'appelloit Damon, parent assez proche de Leontidas, comme vous avez oüy dire, & de qui le Roy ne faisoit point bon jugement pour les raisons que je vous ay dites : toutefois lorsqu'il commença de se changer, le Roy aussi changea d'opinion. Mais parce que Leontidas estoit homme tres-avisé, & qui toute sa vie avoit fait profession de remarquerles actions d'autruy, & d'en faire jugement, il se prist bien tost garde de son dessein, qui luy estoit insupportable, à cause de la volonté qu'il avoit de me donner à son nepveu. Et pour couper chemin à cette nouvelle recherche, il me deffendit si absolument, de le voir, & luy en parla de sorte que nous demeurasmes tous deux plus offencez de luy que je ne vous sçaurois dire. Et suivant la coustume des choses deffenduës, nous commençasmes dés lors d'avoir plus de desir de nous voir, & fusmes presque plus attirez à l'amitié l'un de l'autre que nous n'estions auparavant. Il n'y a rien, discrettes Bergeres, qui me contraigne de vous advoüer, ou de nier ce que je vay vous dire : Si bien que vous devez croire que c'est la seule verité qui m'y oblige. Lors que Damon commença de me rechercher, son humeur m'estoit si desagreable que je ne le pouvois souffrir : mais depuis que Leontidas avec de facheuses paroles m'eut si expressement deffendu de le voir, le doute qu'il fit paroistre d'avoir de moy, me despita si fort, que je resolus de n'en aymer jamais d'autre : & cela fut cause qu'avec un soin extreme, je l'alois destournant des vices, à quoy son naturel le rendoit enclin, quelquefois les luy blasmant en autruy, & d'autres fois luy disant que mon humeur n'estoit point d'aymer ceux qui en estoient atteints. Le formant de cette sorte sur un nouveau modelle, lors que je cogneus les conditions de ce Chevalier changées, je l'aimay beaucoup plus que s'il fust venu meservir avec ces mesmes perfections : d'autant que chacun se plaist beaucoup plus en son ouvrage qu'en celuy d'autruy. Je vivois toutesfois si discrettement avec luy qu'il ne peut pour lors recognoistre au vray si je l'aymois, & me tenois tellement sur mes gardes qu'il n'avoit seulement la hardiesse de me declarer sa volonté par ses paroles : effect bien different de ceux que son outrecuidance avoit accoustumé de produire auparavant. Ce qu'on pourroit trouver estrange, si Amour n'avoit fait autrefois des changements beaucoup plus contraires en maintes personnes. Enfin luy semblant que tout le service qu'il me rendoit estoit perdu, si je ne sçavois son intention, il resolut de prendre un peu plus de courage, & de hazarder céte fortune. Et parce qu'il creut de le pouvoir mieux faire par l'escriture que par les paroles, apres une longue dispute en son esprit, il fist une telle lettre.


LETTRE
DE DAMON A MADONTHE.


      C'est bien temerité d'aymer tant de perfections, mais aussi c'est bien mon devoir de servir tant de merites : Et si vous voulez esteindre l'affection de ceux qui vous ayment, il faut que de mesme vous laissiez les perfections qui vous font aimer, & si vous ne voulez point estre aymée, vueillez aussi n'estre point aymable, autrement ne trouvez estrange que vous soyez desobeye : car la force excusera tousjours ceux qui feront cette offence contre vostre volonté, puis que la necessité ne recognoist pas mesme la Loy que les Dieux nous imposent.

      Mais quand il me vo[u]lut faire voir ceste lettre, il ne fut pas sans peine, parce qu'il sçavoit bien que je ne la recevrois pas sans artifice. Enfin voyez quelles sont les inventions d'Amour. Il me vint trouver, fist semblant de m'entretenir des nouvelles de la Cour, me raconta deux ou trois accidents sur ce sujetavenu depuis peu, & enfin me dit qu'il avoit recognu une nouvelle affection qui n'estoit petite, mais qu'il craignoit de me la dire, par ce que la Dame estoit de mes amies, & le Chevalier d[e] ses ami[s]. Et quoy, lui dis-je, me tenez vous pour si peu discrette que je ne sçache taire ce qui ne doit pas estre sceu ? Ce n'est point cette doute, me dit-il, qui m'en empesche, mais que vous n'en vueillez mal à mon amy.

      Et pourquoy cela, luy respondis-je, puis que l'amour qui est honneste & pleine de respect, ne peut offencer personne ? Je voyois bien, gentil[l]es Bergeres, qu'il estoit en peine de ce qu'il avoit affaire : mais je ne pensois point que ce fust pour son particulier, m'imaginant que s'il eust eu la volonté de m'en parler, il l'eust fait dés long temps, en ayant eu diverses commoditez. Et cela fut cause que je l'en pressay plus, peut estre que je ne devois. Enfin il me dit que de me dire les noms, c'estoit chose qu'il n'oseroit faire, pour plusieurs considerations, mais qu'il m'en feroit voir une lettre qu'il avoit trouvée ce matin mesme. Et à ce mot il mit la main dans sa poche, & me monstra la lettre qu'il venoit de m'escrire, que sans difficulté je leus sans en reconoistre l'escriture, par ce que je n'en avois jamais veu encores. Mais si auparavant j'avois un peu de volonté d'en sçavoir les noms, apres cette lecture j'en eus extreme desir, & lors que je l'en pressois le plus je le vis sousrire, & ne me dire que de fort mauvaises excuses. Et quoyDamon, luy dis-je, depuis quand estes vous devenu si peu soucieux de me plaire que vous ne me vueillez dire ce que je vous demande ? Je crains, me respondit-il, de vous offencer si je vous obeys : car celle à qui cette lettre s'addresse est fort de vos amies, comme je vous ay dit. Vous me ferez sans doute, luy repliquay-je, une offence beaucoup plus grande en me desobeissant. Je suis donc, me dit-il, entre deux grandes extremitez, mais puis que la faute que je feray par vostre commandement sera beaucoup moindre, je vais vous obeyr, & me prenant la lettre, me la releut tout haut, mais estant parvenu à la fin, il s'arresta tout court sans nommer personne. Voyez, belles Bergeres, que c'est que l'amour ! Quelquefois il porte les esprits les plus abaissez à des temeritez incroyables, & d'autres fois fait trembler les courages plus relevez en des occasions que les moindres personnes ne redouteroient point.

      Damon en sert d'exemple, puis que luy qui entre les plus effroyables dangers des armes pouvoit estre appellé temeraire, comme je vous ay dit, n'avoit la hardiesse de dire son nom à une fille, fille encores qu'il sçavoit bien ne luy vouloir point de mal. Mais s'il avoit peu de courage, j'avois ce me semble, encor moins d'entendement : car je devois bien connoistre à la crainte qu'il avoit, que cela lui touchoit, & je veux croire qu'Amour estoit celui qui me bouchoit les yeux, ayant fait dessein de rendre par nous sa puissance mieux connuëà chacun. Autrement j'y eusse bien pris garde puis que je l'aymois, & qu'on dit que les yeux des Amants persent les murailles. Quoy que ce fust j'advoüe que je n'y pensois point, & voyant qu'il se taisoit : Et quoy ? luy dis-je, Damon, n'en sçauray-je autre chose ? Vrayement je pensois avoir plus de pouvoir sur vous. Tant s'en-faut, me respondit-il, que mon silence procede de là : que ce qui m'empesche de vous en dire d'avantage, c'est que vous pouvez trop sur moy. Et toutesfois ce que je vous en ay dict vous devroit suffire : car que puis-je vous en declarer, apres vous en avoir faict lire la lettre, & ouyr la voix ? Comment, luy dis-je, toute estonnée, est ce vous Damon qui l'avez escrite ? c'est moy sans doute, dict-il, baissant les yeux contre terre. Et je vous supplie, continuay-je, dictes-moy à qui elle s'addresse. C'est, adjousta-t'il froidement, puis qu'il vous plaist de le sçavoir, à la belle Madonthe. Et à ce mot, il se teut pour voir, comme je croy, de quelle sorte je recevrois cette declaration. J'advoüe que je fus surprise, par ce que j'attendois toute autre responce que celle-là : & quoy que je l'aymasse comme je vous ay dict, & que ce fust d'une volonté resoluë, si est-ce que l'honneur qui doit tousjours tenir le premier lieu dans nos ames, me fit croire que ces paroles m'offençoient. Et quoy que je reconnusse bien que j'avois esté cause de sa hardiesse, si ne voulus je point 1'excuser, me semblant que comme que ce fust, il se devoittaire. Il est vray qu'Amour qui n'estoit pas foible en moy tenoit fort son party, & quoy qu'il ne peust estouffer entierement les ressentimens que l'honneur me donnoit, si les adoucissoit-il infiniment. Enfin je luy respondis ainsi. Malaisément, Damon, eusse-je attendu cette trahison de vous, en qui je m'asseurois comme en moy mesme : mais par cette action vous m'avez apris qu'il ne se faut jamais fier en un jeune homme, ny en une personne temeraire. Toutesfois je ne vous accuse pas entierement de ceste faute, j'en suis coulpable en partie, ayant vescu par le passé avec vous de la sorte que j'ay faict. Vostre outrecuidance s[e]ra cause que je seray plus advisée à l'advenir, & pour vous, & pour tous les autres qui vous ressembleront. Si vous appellez trahison, me respondit-il, de vous avoir plus aymée que vous n'avez pensé, je confesse que vous estes trahie de moy, & que vous le serez de cette sorte tant que je vivray, sçachant bien que ny vous ny personne du monde ne sçauroit se figurer la grandeur de mon affection : & si vous croyez que ma jeunesse m'en ait donné la volonté, & ma temerité la hardiesse, je maintiendray contre tous les hommes, que jamais vieillesse ne fut plus prudente que cette jeunesse, ny prudence plus sage que cette temerité que vous blasmez en moy. Que si j'ay failly comme vous dites, & que vous en soyez coulpable, ce n'est pas pour la façon dont vous avez vescu avec moy : mais parce qu'estant si belle,vous vous estes renduë si pleine de perfection, qu'il est impossible que tous ceux qui vous verront ne commettent de mesmes fautes que vous me reprochez. Et toutesfois je ne sçay quel demon ennemy de mon contentement, vous met à cette heure des opinions en l'ame si contraires à celles que vous venez de me dire : Et il faut bien que ce soit pour mon malheur que vous les ayez si promptement oubliées : ne m'avez vous pas dict que l'amour n'offençoit personne ? Si cela est, pourquoy le jugez vous à cette heure autrement contre moy ? Mais si ces paroles ne vous contentent, voicy Damon devant vous, qui vous offre l'estomac, voire ce mesme cœur quivous adore, afin que pour vous satisfaire vous lui donniez tel chastiment qu'il vous plaira, & s'il en refuse un seul (sinon la deffence que vous luy pourriez faire de vous servir) il veut que vous le teniez pour le plus traistre qui fut jamais, & le plus indigne de tous les hommes d'estre honoré de vos bonnes graces. Si je vous ay dit, luy respondis-je[,] que l'on ne s'offençoit point d'estre aymée, j'y ay adjousté le respect & l'honnesteté, à quoy l'on est obligé : & quand vous vous fussiez contenté de me rendre preuve de vostre bonne volonté par ce respect seulement, & non point par l'outrecuidance de vos paroles, j'eusse eu autant d'occasion de vous aymer, que j'en ay de vous hayr. Car pourray-je bien douter à l'advenir que Damon ne recherche ma honte, puis qu'il a eu la hardiesse de me le dire luy mesme ? Quelle mepensez-vous, Damon, pour croire que sans vengeance je souffre ces injures ? n'avez vous point de memoire du pere que j'ay eu ? n'avez vous point recogneu quelle vie a esté la mienne ? Et combien j'ay eu de soin de me conserver, non seulement telle que je dois estre, mais en sorte que la mesdisance n'eut occasion de mordre sur mes actions ? Ressouvenez vous que si vous n'avez ny memoire ny jugement pour ce que je vous dis, j'en ay assez pour tous deux, & que si vous continuez, vous me donnerez sujet de vous rendre du desplaisir par toutes les voyes que je sçauray inventer. Madame, me respondit-il incontinent, ne laissez de mettre en avant contre moi toutes les sortes de peine que vous pourrez imaginer. Celui qui a peu supporter l'effort de vos yeux, ne sçauroit craindre celuy de tout le reste de l'Univers. Ce ne seront que des tesmoignages de mon affection, qui me seront d'autant plus chers, qu'ils rendront plus de preuve que vous estes aymée de Damon : Et ne pensez plus que je vous mescognoisse, ny ceux dont vous estes descenduë. Vos vertus sont trop gravées en mon ame, & j'ay trop d'obligation à ceux qui vous ont mise au monde pour en perdre la memoire : mais si je ne vous ay offencée que par la parole & non par le dessein que j'ay eu de vous rendre du service, laissons là, Madame, cette fascheuse parole, oublions-la : commandez moy que je sois muet, pourveu qu'il soit permis à mon ame de vous adorer, je veuxbien ne parler jamais : Mais si vous redoutez si fort que je vous die que je vous ayme, & si vous croyez que cela importe tant à cette reputation dont justement vous estes si soigneuse, ne voyez vous pas que vous vous allez procurer un extréme desplaisir, puis que vivant avec moy comme vous me menassez, il sera impossible que mon affection ne se manifeste à chacun, & par ainsi ce que je vous dis en particulier sera public par tous ceux de cette Cour, & ne serez vous pas plus offencée de l'oüyr de la bouche de chacun, & en public que de la mienne en particulier ? Avant que d'ordonner ce qu'il vous plaist faire de moy, je vous supplie, Madame, considerez ce que je vous dis, & de plus que si je ne faux point vous n'avez point de raison de me punir. Et si vous estes offencée, & que ma faute vous desplaise, pourquoy vous voulez vous faire plus de tort en la publiant à tout le monde ?

      Il seroit bien malaisé, sages Bergeres, de vous redire toutes les raisons que Damon m'allegua : car je n'oüis jamais mieux parler. J'advoüe toutefois que j'esprouvay bien en cette occasion que le conseil est tres bon de ceux qui disent qu'on ne doit jamais declarer son affection à une Dame, qu'auparavant on ne l'ait obligée à quelque sorte de bonne volonté. Car lors que l'offence qu'elle pense recevoir par telle declaration la veut eslongner, cette bonne volonté qui la tient attachée l'empesche de le pouvoir faire, & luy fait escouterpar force telles paroles, voire en fait faire un jugement plus favorable. Je l'esprouvay, dis-je, à cette fois, puis qu'il me fut impossible de m'en separer, encor que je ressentisse l'injure que j'en recevois : au contraire avant que de mettre fin à nos discours je consentis d'estre aymée & servie de luy, pourveu que ce fust avec honneur & discretion. Et parce que Leontidas avoit continuellement les yeux sur nous, je luy commanday de ne me voir plus si souvent, & de dissimuler mieux qu'il n'avoit fait par le passé, afin de tromper cet homme. Je me souviens qu'en ce temps là, d'autant que Leontidas, encor que grand & sage Capitaine, ne laissoit toutefois de se laisser posseder à l'amour de quelques femmes, qui feignant de l'aymer, tiroient de son bien tout ce qu'elles pouvoient, & en cachette en favorisoient d'autres : il fit des vers qu'il m'envoya, & par ce que nous craignions que les lettres venant à se perdre nos noms ne fissent recognoistre ce que nous desirions qui fut tenu caché, je l'appellois mon frere, & il me nommoit sa sœur. Je pense que je me ressouviendray encores des vers dont je vous parle. Il me semble qu'ils estoient tels.


SONNET.


      Qu'envieux de mon bien, il parle ou qu'il blaspheme,
Qu'il remarque à nos yeux, ce qu'il pense est[r]e en nous,
Qu'il cognoisse en effect que je ne suis moy mesme,
Sinon, ma sœur, en tant que je ne suis qu'à vous.

      Que d'un œil importun il nous veille jalous,
Que sur nos actions la mesdisance il seme :
Il peut bien m'esloigner de mon bien le plus doux,
Mais non pas empescher qu'enfin je ne vous ayme.

      Malgré tous ces discours contre nous inventez,
Ma[l]gré tous ces soupçons qui nous ont tourmentez,
Mesme dans le cercueil je fay vœu d'estre vostre :

      Mais ce fascheux Argus, ne feroit il pas mieux,
Nous laissant en repos d'employer tous ses yeux,
A garder la beauté qu'il paye pour un autre ?

      Mais pour revenir à ce que je vous disois, depuis ce jour Damon se regla de sorte à ma volonté, que je ne puis nier que je n'eusse de l'Amour pour luy. Aussi estoit il tel qu'il estoit bien mal-aisé de ne l'aymer point, & mesme cognoissant combien l'affection qu'il me portoit luy avoit fait changer de vices en vertus. Et parce que pour tromper les yeuxde Leontidas, nous ne nous parlions plus que par rencontre, & fort peu souvent en presence de quelqu'un ; plusieurs eurent opinion que le courage genereux de Damon n'avoit peu souffrir plus longuement les desdains dont j'avois usé envers luy, & qu'il s'estoit retiré de mon amitié, & Leontidas mesme y fut trompé, encor que sa femme qui estoit infiniment soupçonneuse, l'asseurast tousjours du contraire. Et parce qu'il desiroit passionnément, comme je vous ay dict, de me donner à son nepveu, pour contenter son esprit, il pensa de mettre prez de moy une femme qui prit garde à mes actions, sans en faire semblant. Elle se nommoit Leriane, & desja estoit bien fort advancée en son aage, toutesfois d'une humeur assez complaisante, mais au reste la plus fine & rusée qui fut jamais. Pour ce coup je n'eus pas la veuë si bonne que Damon ; car d'abord qu'elle me fut donnée, il descouvrit le dessein de Leontidas, & par ce que je la trouvois de bonne compagnie,& qu'elle faisoit tout ce qu'elle pouvoit pour me plaire, je ne pouvois croire qu'elle eust ceste mauvaise intention : Et d'autant que continuellement il me disoit qu'elle me tromperoit & que je m'en prisse garde, nous fismes resolution de joüer au plus fin. Et puis qu'il ne despendoit pas de nostre volonté, de l'esloigner de nous, nous pensames qu'il estoit à propos de faire semblant que sa compagnie nous estoit tres-agreable. Par cet artifice nous avionsopinion de l'obliger à ne nous rendre point tous les mauvais offices qu'elle pourroit, & de faire paroistre à Leontidas que nous n'avions point de dessein, que nous ne voulussions bien qu['i]l sceust.

      O que nous eussions esté advisez, si nous eussions mis en effect ceste deliberation ! Mais oyez, gentil[l]es Bergeres, ce qui en advint. Leriane voyant la bonne chere que je luy faisois, se monstroit si desireuse de me plaire, qu'en fin je vins à l'aymer insensiblement ; & elle d'autre costé prenant garde aux recherches que Damon luy faisoit, creut aisément qu'il l'aimoit, & cette creance jointe à la beauté & aux perfections de ce jeune Chevalier, convierent bien tost Leriane de l'aymer, de sorte qu'il n'y eust que le pauvre Damon qui ne se trompa point, & toutesfois ce fut luy qui paya plus cherement nos erreurs. Et quoy qu'il recogneust bien dés le commencement ce que je vous dis, si ne m'en peut il empescher. Il me souviendra le reste de ma vie des paroles dont il usa, lors qu'il me le dit. Ma sœur, me dit-il, vous aymez Leriane, mais souvenez-vous qu'elle ne le merite pas, & que je crains que vous n'y preniez garde trop tard. Elle a un tres mauvais dessein, & envers vous, & envers moy, car la femme de Leontidas ne vous l'a donnée que pour vous espier, & croyez que veritablement la bonne chere que vous m'avez commandé de luy faire, luy a donné occasion de croire que je l'aimois, & que cette opinion est causequ'elle ne me veut point de mal. Tant mieux, luy dis-je, mon frere, en sous-riant, je sçay bien que vous ne serez pas amoureux d'elle, pour le moins je vous asseure que je n'en seray jamais jalouse : & ce pendant la bonne volonté qu'elle vous portera, la retiendra peut estre en son devoir, & l'empeschera de ne nous faire tout le mal qu'elle pourroit. Dieu vueille, me dit-il, ma sœur, qu'il avienne comme vous dites ; mais j'ay bien peur qu'au contraire cette affection n'ait une autre fin : car il est impossible que je continuë de luy faire bonne chere, & se voyant deceüe, Dieu sçait ce qu'elle ne fera point. Elle ne vous prendra, peut estre, pas par force, luy dis-je : Dieu vueille, me repliqua-t'il, que je sois mauvais devin, & qu'elle ne fasse pas quelque chose de pire encores que ce que vous dictes. Je vis bien que cette femme luy estoit importune, mais je ne jugeay jamais qu'elle eust de l'Amour, & pensois que toutes ses recherches n'estoient que pour mieux faire la complaisante. Et par ce qu'encores que Leontidas me fist toute la bonne chere qu'il luy estoit possible, si est-ce que le mauvais traictement que je recevois de sa femme, me faisoit passer une vie fort ennuyeuse. Je respondis à Damon, qu'il devoit considerer la miserable vie que je faisois : que je n'avois contentement que de luy, ny consolation que de Leriane : que je croyois bien que l'intention de Leontidas, & de sa femme, avoit esté enmettant Leriane au pres de moy, de m'avoir donné un espion, mais que je croyois bien aussi qu'ils pourroient se tromper, & que cette femme se sentoit tellement obligée aux caresses que je luy avois faites, que je connoissois bien que veritablement elle m'aimoit, & en fin qu'à la longue il perdroit la mauvaise opinion qu'il avoit d'elle, parce que la pratiquant d'avantage, il connoistroit que c'estoit une personne d'honneur. Damon ne sçeut faire autre chose, voyant, comme j'en estois abusée, que de plier les espaules, & depuis ne m'en osa plus parler, de peur de me desplaire. Et voyez combien la bonne opinion que nous avons d'une personne, a de force sur nous : je voyois bien la recherche qu'elle faisoit à Damon, & ne pouvois m'imaginer, que ce fut à mauvaise intention, me figurant que tout ce qu'elle en faisoit, n'estoit que pour me complaire. O que le visage dissimulé de la prud'hommie couvre, & nous fait mescognoistre de vices ! Et cela estoit cause que quelquefois Damon recevoit mauvaise chere de moy, me semblant qu'il [n]e traittoit pas avec Leriane comme il devoit, puis que je luy avois dit que je l'aimois, & que c'estoit la moindre chose qu'il deut faire pour moy, que de faire cas de ceux de qui je cherissois 1'amitié. Ce que Damon reconnoissoit bien, & ne s'en osoit plaindre de peur de faire pis : mais seulement nourrissoit en son ame une si cruelle haine contre elle, qu'àpeine la pouvoit-il cacher. Au contraire Leriane augmentoit de jour à autre de telle sorte cette affection qu'elle luy portoit, qu'en fin voyant qu'il ne faisoit pas semblant de la reconnoistre, elle ne se peut empescher de luy escrire une lettre si pleine de passion, que Damon ne pouvant plus dissimuler, luy en osta si bien toute esperance, qu'elle ne perdit pas seulement l'Amour qu'elle luy portoit : mais en sa place y fist naistre une si grande haine qu'elle jura sa perte. Que si elle eust peu preuver, en l'accusant à Leontidas, ce qu'elle sçavoit de nostre affection, il n'y a point de doute qu'elle l'eust fait : mais nostre bon-heur fut tel que quelque familiarité qui eust esté entre nous, je ne luy en avois jamais parlé que fort peu. Il est vray que je l'ay depuis reconneuë assez fine & malicieuse pour croire que s'il ne luy eust falu que quelque preuve, elle ne s'y fust pas arrestée : parce qu'elle n'eust jamais manqué d'invention : mais un des principaux sujets qui l'en empescha, ce fut ce que j'ay jugé depuis, qu'elle eut crainte que Damon n'eust gardé les lettres qu'elle luy avoit escrites, & que par ce moyen Leontidas l'eust recogneuë pour une tres-mauvaise femme : & toutesfois cette consideration ne pouvoit encor estre assez forte pour l'empescher, parce qu'elle eust peu dire qu'elle avoit faict semblant d'aimer Damon, pour le convier de ne se fier plus en elle : & sans doute Leontidas & safemme l'eussent creuë, ayant conceu une si bonne opinion d'elle qu'ils ne pensoyent pas qu'il y eust Matrone en Gaule plus sage que Leriane.

      Mais si j'avois eu tort en l'amitié que je luy portois, Damon ne se peut excuser qu'il n'ait failly en cette action : car s'il m'eust montré la lettre qu'elle luy avoit escritte, il n'y a point de doute qu'il m'eust sortie d'erreur, & que nous ne fussions pas tumbez aux malheurs où nous nous vismes depuis : Et ce qui l'en empescha, comme je pense, ce fut la cruelle responce qu'il luy avoit faite, d'autant qu'il eut peur que je la visse, & luy en sçeusse mauvais gré. Tant y a qu'il me le tint si secret que je n'en sçeus rien pour lors.

      Or Leriane ayant fait dessein comme je vous disois, de se venger de ce Chevalier, jugea qu'il n'y avoit point de moyen plus propre que celuy que je luy en donnerois. Et sçachant bien que vivant familierement avec moy, il ne pouvoit pas estre qu'il ne s'en presentast quelque bonne occasion, elle se rendit si soigneuse de me voir & de me suivre, que je la pouvois dire l'ombre qui accompagnoit mon corps. Et parce qu'elle avoit un esprit vif, & qui entroit presque dans les intentions des personnes, elle reconneut que Thersandre m'aimoit. Je dis [c]e mesme Thersandre que vous voyez qui est en ce lieu avec moy. Il ne faut pas que je vous die ce qui est de sa personne, puis que vous le voyez, sages Bergeres : mais ouy biende quelle condition il est, sçachez donc que son pere ayant suivy le mien en tous ses voyages de guerre, ils furent en fin tuez tous deux, le jour que Thierry mourut ; Et parce que cestuy-cy avoit esté nourri petit enfant dans la maison de mon pere, il avoit conceu une si grande affection de moy, que la difference de nos conditions, ne le peut pas empescher de me regarder d'autre sorte qu'il ne devoit. Et j'en pouvois bien estre cause sans y penser : car la grande inégalité qui estoit entre nous me faisoit recevoir tous ses services, non pas comme d'un amant, mais comme d'un domestique, le lieu d'où il estoit ne luy pouvant donner par raison une plus grande pretention pour mon regard. Mais Amour qui faisoit naistre ses pensées en son ame, d'autant qu'il est aveugle, peut sans reproche en produire de plus déraisonnables, & par ainsi luy faisoit concevoir des esperances qui estoient du tout éloignées de la raison. Toutesfois Leriane qui, plus fine que moy, avoit jetté les yeux sur luy & avoit fort bien recogneu son intention, le jugea un sujet tres-propre pour commencer sa vengeance. Elle sçavoit bien que de toutes les amertumes d'Amour, il n'y en avoit point de si difficile que la jalousie, ny qui fust receuë plus aisément en une ame qui aime bien : Elle commence donc de se rendre familiere avec luy, luy fait paroistre beaucoup de bonne volonté, luy offre toute sorte d'assistance en tout ce qui sepresentera, bref peu à peu l'attire aupres de moy, & luy donne commodité de me voir, & de parler à moy : Mais voyant que sa modestie l'empeschoit de me declarer sa volonté, elle resolut de luy en donner le courage, & avec ce dessein, un jour qu'elle le trouva à propos, apres quelques discours éloignez, & qu'elle fit venir sur ce qu'elle luy vouloit dire, elle luy fit entendre qu'elle & moy nous estions souvent estonnées de le voir, sans qu'il eust encores fait choix de quelque maistresse, & que je disois que je n'en pouvois juger la cause : car de dire que ce fust faute de volonté, l'aage où il estoit ne le pouvoit permettre : que ce fut faute de courage, encores moins, puis qu'il avoit rendu trop de tesmoignage de ce qu'il estoit, & que la connoissance qu'il avoit de luy mesme, luy devoit donner assez d'asseurance de pouvoir acquerir les bonnes graces de la plus belle de cette court : tellement que je n'en voyois autre occasion sinon qu'il ne trouvoit rien digne de luy. Thersandre qui croyoit ce qu'elle disoit, & qui se sentoit toucher l'endroit le plus sensible de son ame, Helas ma fille ! luy dit-il en souspirant, (car telle estoit l'aliance dont il la nommoit) Helas ! que Madame & vous avez peu remarqué mes actions, puis que vous n'avez recogneu ma f[o]lie. J'ayme, mais helas ! j'ayme en tel lieu, qu'il vaut mieux le taire pour n'estre estimé insensé, que le dire pour esperer tant soit peu d'allegement. Cette ruzée de Leriane,qui sçavoit bien ce qu'il vouloit dire feignant de ne l'entendre pas, le tourna de tant de costez, qu'elle luy arracha le nom de Madonthe, de la bouche, mais avec tant d'excuses, qu'elle jugea bien qu'il reconnoissoit son outrecuidance, & qu'il falloit luy donner du courage pour continuer son dessein. C'est pourquoy d'abord elle luy dit, qu'elle ne trouvoit point tant d'inegalité entre luy, & moy que cela l'en deust retirer. Que si la fortune m'avoit favorisée de beaucoup de biens, & d'estre née de ces grands ayeuls dont je tirois mon origine, qu'il avoit tant de vertus, que s'il estoit moindre en fortune, il m'estoit esgal en merite. Elle avoit faint tout le discours precedent, qu'elle disoit que nous avions eu ensemble, & m'en avoit attribué la plus grande partie, pour luy donner la hardiesse de se declarer ; & maintenant pour luy donner le courage de continuer, elle en invente un autre aussi peu veritable, luy disant que elle avoit bien reconneu aux paroles que je luy avois dittes de luy plusieurs fois, que je l'estimois, voire que je l'aimois, autant que je me sentois importunée de Damon. Elle ne mentoit pas encor qu'elle creut de mentir ; car il estoit vray que je l'aimois autant que j'estois importunée de Damon : Et pour le luy persuader mieux, luy disoit que bien souvent quand il s'approchoit de moy, je disois, me tournant vers elle, que pour le moins Damon fust changé en Thersandre.Et sur ce discours elle s'estendoit le plus qu'elle pouvoit en des loüanges qu'elle disoit de luy, & qu'elle feignoit de redire apres moy, & pour la fin juroit que je ne trouvois rien de mauvais en luy, que le trop grand respect qu'il me portoit, à fin que par ce moyen il fust plus hardy, & perdit la grande aprehension qu'il avoit pour nostre inegalité.

      Ayant donc jetté de cette sorte les fondements de sa trahison, elle voulut sonder ma volonté, me parlant quelquefois de Damon : & comme si c'eust esté par mesgarde, elle y mestoit tousjours quelque chose à la loüange de Thersandre. Ce que je n'entendois point : car je n'eusse jamais tourné les yeux sur luy ; & voyant que j'en parlois comme d'une personne indifferente, elle eust opinion que peut estre en recevrois-je les lettres, si elles m'estoient données bien à propos. Le jour de l'an approchoit, où l'on a de coustume de se donner l'un à l'autre de petits presents, que nous nommons les estreines. Elle pensa que des gands parfumez qu'elle avoit recouvrez seroient propres pour m'en faire voir une. Elle asseura donc Thersandre de m'en donner, & sous cette esperance, en retire une de luy qu'elle met dans un des doigts du gand, & prend si bien son temps qu'en la meilleure compagnie où elle me voit, elle me presente ses estreines. De fortune Damon y estoit : & parce qu'elle eust crainte que la rencontrant du doigt je n'en donnasse connoissanceà chacun, elle me dit qu'une cousture s'estoit decousuë, & qu'elle la racommoderoit : & à ce mot me ganta celuy où la lettre estoit, laissant l'autre entre les mains de ceux qui le vouloient sentir : mais quoy qu'elle m'en eust avertie lors que je rencontray le papier, je ne peus m'empescher de demander que c'estoit : à quoy elle respondit que c'estoit la cousture qui avoit lasché quand elle les avoit essayez. Quant à moy qui n'entendois point cette finesse, je repliquay que ce n'estoit point cela. Elle avec une asseurance incroyable : Vous ne faites que resver ma Maistresse, me dit-elle, car c'estoit ainsi qu'elle me nommoit, c'est moy mesme qui l'ay descousu sans y penser. Je jugeay bien que c'estoit chose qui faloit dissimuler en si bonne compagnie ; mais j'estois trop jeune pour le sçavoir faire, de sorte que Damon qui avoit les yeux sur nous, ne s'en apperceut : & à la verité j'estois si peu accoustumée à telles rencontres, que j'estois excusable si je les sçavois si peu cacher. Damon qui avoit de l'Amour, & qui sçavoit par experience combien cette passion rend les personnes ingenieuses, jugea bien incontinent qu'il y avoit une lettre mais il ne peut deviner de qui c'estoit : car pour Thersandre il ne l'en eust jamais soupçonné : Toutesfois ce qu'il en vid depuis luy fit croire que celle-cy venoit de luy, comme je vous diray. Quant à moy encores que je voulusse vivre comme je devois, si ne laissois-je d'avoir un extréme desir desçavoir ce qu'il y avoit dans ce gand, & cela fut cause que je me retiray le plustost que je peus pour le voir : & lors que je fus seule, je sors le papier, & le despliant, je trouve qu'il y avoit telles paroles.


LETTRE
DE THERSANDRE A
MADONTHE.


      Comme contraint, & non pas comme m'en estimant digne, je prends la hardiesse, Madame, de me dire vostre tres humble serviteur. S'il faloit que vous fussiez seulement servie de ceux qui sont dignes de vous, il faudroit aussi que ceux là seuls eussent le bon heur de vostre veuë. Car encor que nous n'en ayons les merites, nous ne laissons d'en recevoir les desirs, qui nous sont d'autant plus insupportables qu'ils sont moins accompagnez de l'esperance. Mais si l'Amour continuant en vous ses ordinaires miracles, vous rendoit agreable une extréme affection, Madame, je m'estimerois tres-heureux, & vous seriez fort fidellementservie. Car je sçay bien que jamais personne ne parviendra à la grandeur de ma passion, encores que tous les cœurs se missent ensemble pour vous aymer & adorer.

      Les flateries de cette lettre me pleurent : mais venant de la part de Thersandre, j'en eus honte, ne voulant qu'une telle personne eust la hardiesse de tourner les yeux sur moy, pour ce sujet. J'en fus offencée contre Leriane, & trouvant fort estrange qu'elle m'eust fait voir ceste lettre, je consultay longuement en moy mesme, si je m'en devois plaindre à elle, ou bien n'en faire point de semblant. Je resolus en fin de luy dire que je l'avois jettée au feu, sans la lire : parce que si j'en eusse fait des plaintes, peut estre m'en eust elle dit d'avantage, & j'en voulois fuir les occasions, tant pour en amortir le bruit entierement, que pour n'avoir sujet d'esloigner Leriane de moy, de qui l'humeur m'estoit tres-agreable. Et toutesfois je cognoissois qu'elle avoit eu tort, mais ma jeunesse & l'amitié que je luy portois, me contraignirent de l'oublier, & de chercher mesme des excuses à sa faute. Lors qu'elle revint de là à quelques jours, & n'ayant pas, comme je crois, la hardiesse de me voir si tost apres ce beau message[, e]t parce que je ne voulus porter les gands qu'elle m'avoit donnez, ayant opinion qu'ils venoient de Thersandre aussi bien que la lettre, elle me demanda que j'en avois faict. Je les aydonnez luy dis-je, d'autant qu'ils n'estoient pas bien pour ma main. Et du papier, dit-elle, qui estoit dedans, qu'en avez vous fait ? le l'ay jetté au feu, luy respondis-je : estoit-ce quelque chose d'importance ? Vous ne l'avez donc point leu, me dit elle : & luy ayant respondu que non, elle continua qu'elle en estoit tres-aise, parce qu'elle avoit esté trompée par une personne en qui elle se fioit, mais qu'elle louoit Dieu que le feu eust nettoyé sa faute. Et qu'estoit ce, luy demanday-je ? Vous ne le sçaurez pas de moy, dit-elle, & vous asseure que depuis que j'ay sçeu ce que c'estoit (qui n'est que depuis une heure) je mourois de peur que vous ne la leussiez, & venois pour vous en empescher. Ceste fine femme pensa bien toutesfois que je l'avois leüe, mais cognoissant par-ce que je luy en disois, que je n'estois pas encor bien disposée à ce qu'elle vouloit, elle creut estre necessaire de me laisser une bonne opinion d'elle, & de feindre aussi bien que moy. Et parce qu'elle sçavoit que j'aimois Damon, elle en accuse cette bonne volonté, & pensa qu'elle ne pouvoit mieux bastir son dessein que des ruines de l'amitié que je portois à ce Chevalier. Cela fut cause qu'elle tourna tout son esprit à la ruiner : & d'autant qu'elle cognoissoit bien que je n'avois pas mauvaise opinion de moy, elle se figura que l'amitié que Damon me portoit, estoit cause que je l'aimois. Elle fit donc dessein de me mettre en doute de luy, ne jugeant point qu'il yeut un meilleur moyen que la jalousie, d'autant qu'un cœur genereux ressent plus le mespris que toute autre offence : & quoy que la jalousie puisse proceder de diverses causes, toutesfois la principalle, est quand l'amant voit que la personne aimée, en aime une autre, prenant cette nouvelle affection pour un tesmoignage de mespris : d'autant qu'il juge que comme celle qu'il aime, merite toute son amour, de mesme il doit aussi recevoir toute la sienne, si pour le moins elle l'estime autant qu'elle est estimée de luy, & ne le faisant pas il l'attribue au mesme prix. Mais quand elle voulut executer ce dessein elle n'y trouva pas une petite difficulté, d'autant que ce Chevalier ne regardoit femme du monde que moy, outre qu'il estoit necessaire que Leriane eust toute puissance sur celle de qui elle me rendoit jalouse ; à fin de la conduire à sa volonté : & de plus qu'elle fut secrette, & belle, & de telle condition qu'il y eust apparence qu'elle meritast d'estre aimée. Il estoit bien difficile de trouver toutes ces qualitez ensemble en un mesme sujet. Mais elle qui avoit un esprit qui ne trouvoit jamais rien d'impossible, apres avoir cherché quelques jours en vain, se resolut de suppléer par la finesse au deffaut d'une niece qu'elle nourissoit. C'estoit une jeune fille qui s'appelloit Ormante, je dis jeune d'aage & d'esprit qui avoit le visage assez beau, mais si desnuée de ce vif esprit, qui donne de l'Amour, que peu de personnes la jugeoient belle. Lerianetoutefois eut opinion qu'elle l'instruiroit de sorte, qu'où la nature deffailloit, son artifice donneroit un si grand secours, que le tout reüssiroit à son advantage. En ce dessein elle tire à part [O]rmante, la tense du peu de soing qu'el[l]e a d'elle mesme, qu'elle devroit avoir honte de voir toutes ses compagnes aimées & servies : qui estoient beaucoup moins belles qu'elle n'estoit pas, & qu'elle n'avoit sçeu encores obliger le moindre Chevalier à l'aimer, que cela procedoit de sa nonchalance, & de son peu d'esprit, que quant à elle, si elle ne se vouloit resouldre à mieux faire, qu'elle la renvoyeroit vers sa mere, parce que demeurant d'avantage dans la Cour, elle n'y feroit autre chose qu'y devenir vieille fille. Ormante qui creignoit que sa mere la maltraitast si Leriane la renvoyoit de cette sorte, les larmes aux yeux, se jette à ses genoux, la supplie de luy vouloir pardonner les fautes qu'elle avoit faites, & luy promet qu'à l'avenir elle s'estudiera de luy donner plus de contentement. Leriane qui vit un si bon commencement en son dessein, continua : Mais voyez vous Ormante, toutes ces larmes & toutes ces protestations seront en fin inutiles, si je vois que vous ne changiez de façon de vivre. Toutes vos compagnes sont servies, & vous estes la seule qui ne l'estes point. Pensez vous que je sois sans desplaisir, quand je vois toutes les filles de la Cour recherchées, & estimées, & quand nous allons au promenoir que chacune a son Chevalier qui luy ayde àmarcher, voire quelques unes, deux ou trois qui se pressent à qui occupera leurs costez, & que vous estes toute seule sans que personne daigne seulement tourner les yeux vers vous, chascun en parle comme il luy plaist : mais ne croyez point que ce soit à vostre avantage. Quelques uns qui voyent vostre visage estre plus beau que celuy de plusieurs de vos compagnes desquelles on fait cas, disent que si vous n'estes point recherchée c'est que vous estes pauvre, d'autres, que vous avez quelque deffaut, ou en vostre race, ou en vostre personne. Et en verité ce n'est que pour vostre nonchalance, & pour une façon sauvage, & humeur rustique qui vous fait fuir de chacun. Et de fait je sçay que Damon a eu dessein de vous aimer : je le sçay, parce qu'il m'en a fait parler par quelques uns de ses amis, & toutefois il n'a jamais sçeu trouver les moyens de s'approcher de vous, tant vous estes mal accostable, & tant cette sotte humeur, & façon retirée, luy en a osté la commodité. Et Dieu sçait si en toute la Cour il y a Chevalier de plus de merite, & si vous ne seriez pas la fille la mieux servie & la plus honnorée, si ce bien vous avenoit. Que si cette bonne fortune se presentoit à quelques autres de vos compagnes, de quel courage seroit elle receue, & de quelle industrie : & de quel artifice n'useroient elles point pour le posseder entierement. Or je vous diray donc encore cette fois pour toutes, que si vous voulez,Ormanthe, que je vous retiene plus longuement en ce lieu, je desire que vous donniez autant de sujet à Damon de vous aimer, que vous luy en avez donné du contraire, & ne craignez que les faveurs que vous luy ferez soient veues de quelque autre : car le dessein qu'il a de vous espouser, couvrira assez tout ce qu'on en sçauroit penser à vostre desavantage.

      Telle fut la leçon que Leriane fit à cette jeune fille, qui ne tomba point en une terre ingrate, d'autant que Ormanthe qui de son naturel estoit d'humeur libre, & sans feintise, n'ayant plus de bride qui la retint, tant s'en faut, ayant les instructions de Leriane qui l'y poussoient, faisoit depuis ce jour tant d'extraordinaires caresses à Damon, que luy, & tous ceux qui les voyoient en demeuroient estonnez. Et ces choses passerent si avant, que je commençay d'en ouyr quelque bruict, & cela par l'artifice de Leriane qui par le moyen de Thersandre le faisoit dire en lieu d'où je le pouvois sçavoir. Et afin que j'eusse moins de soupçon que ce fut une tromperie, jamais Thersandre n'en parloit, mais il le faisoit dire par ses amis. Et toutesfois je ne pouvois croire que Damon aymast mieux cette sotte fille que moy, puis que sa beauté, ce me sembloit, n'égaloit point celle de mon visage, ainsi que mon miroir m'asseuroit, sur lequel la voyant je jettois bien souvent les yeux pour en faire comparaison. De plus, quand je me ressouvenois de ce que j'estois, & qu'Ormanthe estoit,je ne pouvois m'imaginer qu'il fist choix, en me desdaignant, d'une personne qui estoit si peu de chose au prix de moy. Ce que ceste malicieuse recognoissant bien, voulut me tromper avec un plus grand artifice. Il y avoit une vieille femme qui estoit tante de Leriane, qui avoit toute sa vie vescu avec beaucoup d'honneur, & de reputation. Leriane fit en sorte par la voye de Thersandre, que cette bonne vieille fut avertie des caresses que Ormante faisoit à Damon, qui estoient telles, que quand elle les sçeut elle n'eust repos qu'elle n'en vint avertir Leriane, & elle qui sçavoit sa venuë, se trouva expressément dans ma chambre, afin que je visse quand elle luy en parleroit.

      Leurs discours furent longs, & les branslemens de teste, & la colere que je remarquay en elles me donna volonté, quand cette bonne femme fut partie, de sçavoir ce que c'estoit. Elle feignit de vouloir & ne pouvoir me le taire, & demeura quelque temps sans respondre. En fin, parce que je l'en pressois pour l'amitié que je luy portois, elle me dit ; Voyez vous, ma maistresse (c'estoit ainsi qu'elle m'appelloit) Damon pense estre fin, & il ne prend pas garde que je suis encore plus fine. Il croit en feignant de vous aymer que je ne verray pas l'affection qu'il porte à Ormante. Cette ruze seroit bonne si ce n'estoit point ma niece, mais cela me touche trop pour n'avoir les yeux bien clairs en semblables affaires : outre qu'il se laisse tellementemporter au delà de toute prudence, qu'il faudroit bien estre aveugle pour n'y prendre garde. Je pense que plus de mille personnes m'en ont advertie : & voila cette bonne femme qui ne m'est venuë trouver que pour me dire qu'ils vivent, de sorte que chascun en parle si desadvantageusement pour sa petite niepce qu'elle ne me le peut celer, & que mesmes je ne suis pas exempte du blasme de le souffrir, puis qu'elle est sous ma charge. J'en ay tansé plusieurs fois Ormante, mais je pense qu'il l'a ensorcelée. Je ne sçay quant à moy quel goust il y trouve : car encor qu'elle soit ma niepce, je diray bien qu'il n'y a pas une fille plus sotte, ny incapable plus ce me semble de donner de l'amour que celle là. O que ces paroles me furent fascheuses, & difficiles à supporter sans en donner connoissance ! Je me retiray en mon cabinet où cette ruzée me suivit estant trop experimentée en semblables accidens pour ne reconnoistre pas ceux que ses paroles avoient causez en moy. Et parce que je me fiois entierement en elle, aussi tost que je la vis seule aupres de moy, il me fut impossible de retenir mes larmes, & en fin de ne luy dire tout ce que jusques alors je luy avois celé de nostre affection. Dieu sçait si Leriane receut un extreme contentement de cette declaration, & quoy que tout son dessein ne tendist qu'à me divertir de l'amitié de Damon, si connut elle bien qu'il n'estoit pas encor temps de donner les grands coups, & qu'il la faloit affoiblir d'avantage avant quel'entreprendre. Et pour le pouvoir mieux faire, elle me voulut donner une creance bien contraire à ce qui estoit de la verité, à sçavoir qu'elle estoit fort amie de ce chevalier : ce qu'elle faisoit pour m'oster toute meffiance. Elle me parla donc de ceste sorte. J'advouë ma Maistresse, que vous m'avez sortie d'une extreme peine, & toutesfois je ne voudrois pas avoir acheté mon repos à vos despens. Si j'eusse pensé qu'il vous eust aymée je n'eusse jamais eu peur qu'il eust tourné les yeux sur ma niepce pour l'aymer. Damon a trop de jugement pour vous changer à un[e] autre, & mesme qui vaut si peu. Ce n'est qu'une humeur de jeunesse qui l'a esloigné de vous : il reviendra bien tost à son devoir, & ne faut pas que cela vous separe de son amitié. Il a beaucoup de merite : il est plein de courage, & sans mentir personne ne le voit qui ne le juge digne d'une bonne fortune. Toutes-fois je ne suis pas en doute que cette action ne vous afflige, & ne vous donne autant de desplaisir, que si c'estoit quelque plus grande injure, & c'est parce qu'Amour est un enfant, qui s'offence de peu de chose. Mais ma Maistresse, ne vous en tourmentez point d'avantage. Si vous voulez user d'un remede que je vous donneray, vous serez tous deux bien tost gueris. N'avez vous jamais pris garde qu'une trop grande clarté esblouyt, & que le trop de bruit empesche d'ouyr ? Peut estre aussi trop d'amitié que vous luy avez fait paroistre, a rendu moindre son affection.

      Quant à moy je le crois facilement sçachant assez que ces jeunes esprits sont ordinairement subjets à telle chose, ou pour se croire trop asseurez de ce qu'ils possedent, si bien qu'ils deviennent nonchalans, ou pour mespriser ce qu'ils ont sans peine, & en abondance, qui leur donne de nouveaux desirs. Mais il faut aussi user en ce mal (comme en tout autre) de son contraire. Je suis certaine que si vous feignez de vous retirer un peu de luy, vous le verrez incontinent revenir à son devoir, & vous crier mercy de sa faute. Vous croirez bien, ma Maistresse, que si je ne vous aymois, je ne vous tiendrois pas ce langage. Aussi vous donne-je le mesme conseil qu'en semblable accident je voudrois prendre pour moy. La conclusion fut que cette fine & malicieuse se sceut tellement desguiser, que je luy promis apres plusieurs remerciements de me servir de ce remede. Or le dessein qu'elle avoit estoit de faire l'un de ces deux effects. Ou Damon (disoit elle en elle mesme) glorieux de son naturel se voyant desdaigner avec plus de despit que d'amour, se retirera offencé des actions de Madonthe : o[u] bien ayant plus d'Amour que de despit, essayera de regagner ses bonnes graces s'esloignant d'Ormanthe. Si le premier avient j'auray obtenu ce que je veux : si c'est le dernier j'aquerray une si grande creance aupres de Madonthe, lors qu'elle aura esprouvé mon conseil estre si bon, qu'apres j'en disposeray entierement à ma volonté. Et il advint que Damon connoissantquelque froideur en moy, & n'en pouvant accuser autre chose que les caresses qu'Ormante luy faisoit, se retira peu à peu d'elle, & la fuyoit comme s'il eust esté fille, & elle homme. Leriane s'en prit garde aussi bien que moy, & pour ne perdre une si bonne occasion, un jour que nous parlions seules dans mon cabinet, elle me demanda si son conseil n'avoit pas esté bon, & si à l'advenir je ne la croirois pas ? Et luy ayant respondu qu'ouy, elle continua. Or ma maistresse, il faut que nous facions comme ces bons Medecins, qui ayant bien preparé les humeurs par quelques legers remedes, les chassent apres tout à fait par de plus fortes medecines. Je vous veux dire un artifice dont j'ay veu user à celles qui se meslent d'aimer. Il n'y a rien qu'un amant ressente plus que les coups de la jalousie, ni qui l'esveille mieux & le face plus promptement revenir à son devoir. Je suis d'advis que Damon en espreuve quelque chose. Vous verrez comme il reviendra à son devoir, & comme il se jettera à vos pieds, & reconnoistra l'offence qu'il a faite. Je me mis à sousrire oyant ces paroles ne me semblant pas que je peusse obtenir cela sur moy. Toutesfois repassant par ma memoire combien le conseil qu'elle m'avoit desja donné, estoit reüssi à mon contentement, je me resolus de la croire encores à ce coup. Mais luy dis-je, de qui sera-ce que nous nous servirons en cecy ? C'estoit à ce passage que cette ruzée m'attendoit, il y avoit long tempsparce qu'elle ne m'osoit proposer Thersandre, à cause de ce qui s'estoit passé : & toutesfois c'estoit où elle vouloit que je vinse de moy mesme. Elle me respondit donc de cette sorte. Vous avez raison, ma Maistresse, de faire cette demande, & il y faut bien aviser : car à tel vous pourriez vous addresser, qui par apres en feroit son profit, & pourroit nuire à vostre reputation : de sorte que je conclus qu'il faut que ce soit un homme de qui vous puissiez disposer absoluëment, & qui soit au prix de vous si peu de consideration, que quand vous voudrez vous en retirer, il n'ait la hardiesse de s'en plaindre, ou s'en plaignant qu'au lieu d'estre creu, chacun se mocque de luy. Et à ce mot baissant les yeux en terre apres s'estre teu quelque temps, & se grattant le derriere de la teste feignant d'en chercher un elle releva les yeux tout à coup sur moy, & me dit. Mais pourquoy cherchons nous bien loin ce que nous avons si pres ? Qui sçauroit estre meilleur que Thersandre ? Vous en ferez tout ce que vous voudrez, & il n'oseroit souffler tant s'en faut qu'il s'ose plaindre, outre qu'il est si discret & si plein de bonne volonté, que je ne croy pas qu'il s'en puisse rencontrer un qui soit plus propre à ce pourquoy nous le demandons. Lors qu'elle me nomma Thersandre, je me ressouvins de ce qui s'estoit passé, & jugeay bien qu'elle me le proposoit plustost qu'un autre, pource qu'elle l'aimoit : mais aussi je connus bien que sa condition & sa prudence estoyent telles qu'il lesfalloit pour executer la resolution que nous avions prise. Et quoy que mon courage altier refusast de tourner mes yeux sur un homme de si peu, si est ce que l'affection que je portois à Damon, qui comme que ce fust, me donnoit la volonté de le r'appeller, me fit en fin condescendre à ce que voulut Leriane. Je commençay donc de faire plus de cas de Thersandre, & de parler quelquesfois à luy, mais je mourois de honte quand je prenois garde que quelqu'un me voyoit. Damon de qui l'affection estoit extreme, s'apperceut incontinent de ce changement, parce que Leriane avoit dit à Thersandre que la discretion avec laquelle il m'avoit servie, avoit eu tant d'effect, qu'en fin je l'aymerois autant qu'il m'avoit aymée, & la moindre apparence qu'il en remarquoit, luy en faisoit croire au double, d'autant que j'avois accoustumé de vivre si differemment avec luy que les moindres paroles luy estoyent de tres grandes faveurs, & cela fut cause qu'il commença de se reveler plus que de coustume, & de porter plus haut qu'il ne souloit, abusé des vaines esperances, qu'il se donnoit, & des menteries de cette femme. De sorte que Damon apperceut bien tost cette bonne chere, & repassant par sa memoire, & prenant garde soigneusement à tout ce qu'il avoit veu, se ressouvint de la lettre qu'il m'avoit veu recevoir dans les gands, & de là tirant plusieurs desadvantageuses conclusions, & contre luy & contre moy, il creut en fin quepar la solicitation de Leriane, j'avois receu le service de Thersandre, & oublié son affection : & apres avoir supporté ce desplaisir quelque temps pour voir si je ne changois point, en fin n'en ayant plus le pouvoir, il resolut de me faire quelques reproches. Et parce que Leriane estoit tousjours aupres de moy, il luy fut impossible de me parler que dans la chambre mesme de Leontidas. Il print donc l'occasion, lors que sortant de table j'estois esloignée de cette femme, & parce qu'il vid bien qu'il n'auroit pas beaucoup de loisir, il me dit. Est ce que vous vueillez que je meure, ou que vous ayez fait dessein d'espreuver combien une personne qui ayme peut supporter de rigueurs ? Je luy respondis froidement : vostre mort ne me touche non plus que mes rigueurs vous peuvent atteindre. Il me vouloit respondre, mais Leriane survint, parce qu'elle s'estoit prise garde de ces propos, & par sa presence contraignit Damon de se taire, outre que me tournant vers elle je luy en ostay le moyen. Cette rusée me regarda, me faisant signe que c'estoit un effect de nostre dessein : & puis s'approchant de mon oreille, Ne voicy pas, dit elle, un bon commencement ? Il faut continuer, & vous verrez que je m'y entens. Ah ! la malicieuse, elle avoit raison de dire qu'elle s'y entendoit, mais c'estoit la me rendre la plus mal-heureuse personne qui fut jamais. Je continuë donc, sage & discrete Bergere, &ne daigne pas seulement me tourner du costé de ce Chevalier, qui sortit de la sale si hors de luy mesme qu'il fut plusieurs fois prest à se mettre son espée dans le corps, & je croy que sans le dessein qu'il avoit de faire mourir Thersandre, il eust executé contre luy mesme cette estrange resolution. Et ce qui l'empescha de ne mettre promtement la main sur Thersandre, fut la crainte qu'il eut de me desplaire, sçachant bien qu'il feroit une grande playe à ma reputation, si sans autre sujet il l'attaquoit. Cela fut cause qu'ayant un peu rabatu de sa furie, il alloit recherchant quelque occasion, lors qu'il rencontra Ormante, qui selon sa coustume luy vint sauter au col. Luy qui n'estoit pas en bonne humeur la repoussa un peu, & luy dit qu'il s'estonnoit qu'elle n'eut point de crainte du jugement que chascun pourroit faire de semblables actions. Et de qui respondit elle, me dois-je soucier pourveu que vous l'ayez agreable. Quand ce ne seroit de nul autre, repliqua Damon, encor devriez vous craindre Leriane. De Leriane ? (dit elle en sousriant) ah ! Damon, que vous estes deceu, je ne sçaurois luy faire plus de plaisir que de faire cas de vous. Le Chevalier qui sçavoit bien que Leriane luy vouloit mal, oyant ces paroles, se douta incontinent de quelque trahison, & pour l'adverer la tirant à part la pria de luy dire comment elle le sçavoit. Ormante qui estoit peu fine, & qui outre cela pensoit bien s'excuser en rejetant le tout sur sa tante,& luy raconta tout au long les discours de Leriane, & le commandement qu'elle luy en avoit fait.

      Damon qui estoit advisé, jugea apres y avoir un peu pensé, à quel dessein elle l'avoit fait, & vid bien alors que le changement de mon amitié n'estoit procedé que de l'opinion que j'avois conceuë qu'il aymast cette fille. Et pour ne luy en donner connoissance, il la laissa faisant semblant d'avoir affaire ailleurs, bien resolu de me le dire, quelque empeschement que Leriane y peut donner. Et il sembla que la fortune luy en voulut offrir la commodité : car ce mesme jour Torismonde voulut aller à la chasse : & parce que la Royne avoit accoustumé de l'y accompagner, je montay à cheval comme le reste de mes compagnes. Et allames en trouppe jusques à l'assemblée : mais quand nous fusmes au laissé-courre, & que l'on eust donné les chiens, le Cerf estant lancé sans se faire battre laissa librement son buisson, & prenant une grande campagne emmena à perte de veuë toute la chasse apres luy. Ce fut alors que nous nous separasmes, & que les chevaux plus vistes laisserent les autres derriere. Damon qui estoit bien monté avoit tousjours l'œil sur moy, & me voyant un peu separée de mes compagnes, & jugeant par la route que je prenois l'endroit où je devois passer, il me gagna les devants, & feignit que son cheval luy estant tumbé dessus luy avoit blessé une jambe, & pour en donner plus de creance, il soüilla tout un costé de la teste, de l'espaule &de la cuisse de son cheval, ayant auparavant donné quelque commission à son Escuyer pour l'esloigner de luy. Et racontoit à tous ceux qui passoient en ce lieu l'inconvenient qui luy estoit arrivé, & leur montroit la route que la chasse avoit prise, leur disant que le Roy estoit presque seul. Mais lors que je passay, il me traversa le chemin, & prenant mon cheval par la bride, l'arresta, quoy que je ne le voulusse pas, dont certes je fus un peu surprise, craignant que l'amour ne le portast à quelque indiscretion. Mais ayant peur que si je luy montrois un visage estonné, il ne prit plus de hardiesse, je fis de necessité vertu, & luy dis d'une voix assez forte : Et qu'est cecy Damon ? depuis quand avez vous pris tant d'outrecuidance que de m'oser interrompre mon chemin ? La necessité, me respondit-il, qui n'a point de Loy, me contraint de commettre cette faute. Que si vous jugez apres m'avoir ouy qu[']elle merite chastiment, je vous promets qu'au partir de vostre presence je le feray tel que vous en serez satisfaite. Et lors levant les yeux en haut. O Dieux ! dit-il, qui voyez les cachettes des Ames plus dissimulées : oyez ce que je vay dire à cette belle, & si je ne suis veritable, ô Dieux ! vous n'estes point justes si vous ne me punissez devant ses yeux. Et lors se tournant vers moy : Je ne veux point à cete heure (continua t'il) ny m'excuser, ny vous accuser, belle Madonthe, pour le choix qu'il vous a pleu faire à mondesadvantage de Thersandre, mettant en oubly tant de sermens jurez, & tant de Dieux appellez pour tesmoins : mais je me plaindray bien de ma fortune qui n'a voulu que j'evitasse le malheur que j'avois preveu. Dés que Leriane s'approcha de vous, il sembla que quelque Demon me predisoit le mal qu'elle me devoit pourchasser. Vous sçavez combien de fois nous avions resolu de ne nous fier en elle : mais mon mauvais destin plus fort que toutes nos resolutions, vous fit changer de pensée, & a voulu que vous l'ayez aimée. Puis que vous en avez eu du contentement, encor que j'en aye souffert le plus cruel tourment qu'une ame puisse ressentir, j'en louë les Dieux, & les supplie qu'ils le vous continuent. Si est ce qu'il m'est impossible de vous laisser plus long temps en doute de ma fidelité, & quoy que je sçache que ce sera inutilement, & que vous n'en croirez rien, si vous diray je la malice avec laquelle elle a ruiné mon bon-heur. Et en ce lieu il me raconta l'amour que Leriane luy avoit portée, les recherches qu'elle luy avoit faites, comment il l'avoit refusée, & l'extreme haine qui estoit née en elle de ce refus : & pour verifier ce qu'il disoit, il me remit en mesmes temps les lettres qu'elle luy en avoit escrites, & continuant son discours me dit les conseils, qu'elle avoit donnez à Ormanthe de le caresser afin de me faire croire qu'il en estoit amoureux, me faisant entendre comme il l'avoit sceu, & en fin il adjouta. Or cette ame traversée, &pleine de malice, n'a tenu conte de l'honneur de sa niepce afin de me nuire, & de vous faire aimer Thersandre, ce qu'elle sçavoit bien ne pouvoir advenir qu'en me r[a]vissant l'honneur de vos bonnes graces. Mais, ô Dieux, est il possible qu'elle y soit parvenuë ? Mais ô Dieux est il possible que j'en doute, apres avoir veu recevoir des lettres dans des gands, & apres avoir veu la peine que vous prenez de faire bonne chere à un homme tant indigne de vous ? Mais quels plus seurs tesmoignages puis-je avoir que vos paroles pour cognoistre que je suis miserable, que je suis condamné, & que je suis perdu ? Or bien Madonthe, puis que ma mauvaise fortune est cause que ce genereux courage que j'ay tousjours reconnu en vous, s'est non seulement soüillé de l'inconstance, mais d'un chois encore qui est si vil & honteux, il ne sera pas vray que je survive vostre amitié, & veux faire paroistre que j'ay assez d'amour pour laver vostre offence de mon sang. Si je suis estonnée d'ouyr cette trahison, vous le pouvez juger, sage Diane, puis que je ne luy sceus respondre de quelque temps : alors que je commençois de reprendre la parole, & que je voulois luy donner toute la satisfaction qu'il eust sceu desirer, je vis que la chasse revenoit à nous, & qu'elle estoit desja si proche, que pour n'estre veuë seule avec Damon, je fus contrainte de partir sans avoir le loysir de luy dire que ce peu de mots. La verité sera tousjours la plus forte. Etsoudain frappant mon cheval de la houssine je me jettay dans le bois, bien marrie de n'avoir peu luy respondre. Que si j'eusse osé luy commander de me suivre je l'eusse fait, mais j'eus peur que quelqu'un ne nous rencontrast ensemble : de sorte que j'aimay mieux remettre à une meilleure occasion la declaration que je luy voulois faire, outre qu'encores voulois-je lire les lettres qu'il m'avoit données pour voir s'il m'avoit dit vray.

      Or oyez je vous supplie de quelle sorte les rencontres sont conduites par les Dieux, quand ils se veulent moquer de nostre prudence. J'avois esleu le lendemain pour sortir de peine le pauvre Damon, & ce fut ce jour qui le mit en sa derniere confusion. Je ne vous diray pas quelle fut la nuict qu'il passa : car on peut croire aisement que ce fust sans repos : tant y a que le jour estant venu, il sort de sa chambre, & voyant que c'estoit l'heure que j'avois accoustumé de me lever, il se vint promener en une galerie, de laquelle il voyoit quand on ouvroit la porte de ma chambre, en dessein d'y entrer aussi tost qu'il sçauroit que je serois hors du lict. Mais de fortune ce jour je m'esveillay fort tard, tant à cause du travail de la chasse, que pour m'estre le soir amusée à lire les lettres de Leriane qu'il m'avoit données, & faut que j'advouë que j'y leus des supplications indignes du nom de fille ; & entre les autres en la conclusion de l'une il y avoit ces mesmes mots. Recevez ô beau & trop aymable Damon les prieres de celle quise donne à vous sans autre condition que d'estre vostre : Que si ce n'est par Amour, ce soit au moins par pitié. Certes l'estonnement que j'en eus, fut grand : mais plus encores le mespris que je conceus de ces paroles. Il fut tel, que de despit d'avoir esté si vilainement trompée je ne peus clorre l'œil de long temps apres m'estre mise au lict. Mais cependant que Damon comme je vous ay dit, se promenoit dans cette galerie, Leriane qui l'avoit veu en ce lieu, voulut essayer si un amant peut mourir de desplaisir : car ayant trouvé en mesme temps Thersandre, elle le conduisit à une fenestre basse au dessous de celle où elle avoit veu que Damon s'appuyoit quelquefois estant las de se promener, & ayant remarqué qu'il y estoit à l'heure mesme, feignant de parler bas elle tint assez haut tels propos à Thersandre. Afin que vous connoissiez, mon frere, que Madonthe vous ayme veritablement, & qu'elle se moque de tous les autres qui ont opinion d'estre aymez d'elle, hyer elle me commanda dés qu'elle fut revenuë de la chasse, de vous donner cette bague qu'elle a fait faire expres pour vous, toute semblable à celle que vous luy avez veu porter il y a long temps, & vous prie de l'aymer, & de la porter pour l'amour d'elle pour symbole de vostre amitié, & pour l'asseurance que desormais sa volonté ne differera non plus de la vostre que cette bague de celle qu'elle retient. O Dieux ! quelle trahison : Est il possible qu'un esprit humain en ait esté l'inventeur. Car ilestoit certain que j'avois une bague semblable à celle qu'elle luy donnoit, & qu'il y avoit long temps que je la portois, & cette malicieuse l'avoit fait secretement contrefaire avec dessein d'en commettre cette meschanceté. Damon qui estoit comme je vous ay dit, accoudé sur la fenestre haute, oyant la voix de cette femme la reconnut incontinent, & prestant plus attentivement l'oreille, ouyt les paroles que je viens de vous dire. Et parce qu'à dessein elle sortit le bras hors de la fenestre pour faire voir la bague à Damon, il reconut bien qu'il estoit vray que j'en avois une semblable : & cependant qu'il taschoit de la bien reconnoistre, il ouyt que Thersandre luy respondoit[.] Je jure par tous nos Dieux que cette faveur m'est tant agreable, que je veux bien que Madonthe ne m'ayme jamais, si je ne l'emporte dans mon cercueil, pour marque que je suis à elle, & que c'est la plus chere chose que j'auray jamais, & à ce mot il la prit, la baisa diverses fois, & en fin se la mit au doigt.

      Si Damon fut transporté, & s'il avoit sujet de sortir hors des limites du devoir, je vous le laisse à penser, sage Bergere : & toutes fois il eust tant de pouvoir sur sa colere, qu'il ne fit ny ne dit chose qui peut en donner connoissance, de peur que quelqu'un ne s'en apperceust, & ne l'empechast d'executer son dessein. En mesme temps la Royne s'en alloit au Temple pour assister aux sacrifices, qui sefaisoient presque tous les matins. Et parce que la femme de Leontidas ne l'abandonnoit guiere, je la suivis, comme les autres Dames de la Cour : de quoy Damon n'estant adverti que nous ne fussions desja en nos chariots, il monta à cheval, & nous attaignit lors que nous entrions dans le Temple. Voyez quel malheur fut le nostre. J'avois resolu de recevoir ses excuses, & de l'asseurer que je l'aymois quelque demonstration que j'eusse faite du contraire, & pour tesmoignage de mes paroles je voulois rompre toute sorte d'amitié avec Leriane, & toute familiarité avec Thersandre, & ne cherchois que l'occasion de le pouvoir dire à Damon : mais abusé de la trahison que Leriane venoit de luy faire, lors qu'il me vit, ce fut avec un visage si renfrongné & tenant si peu de conte du salut que je luy fis, que veritablement j'en demeuray offencée, ne sçachant point le dernier sujet qu'il en avoit. Et toutesfois me representant la jalousie que je luy avois donnée, quelque temps apres je l'en excusay. Nous entrasmes dans le Temple, où les sacrifices furent commencez, durant lesquels je pris bien garde, que de fois à autre il me regardoit, mais d'un œil si farouche qu'il tesmoignoit bien qu'il estoit fort transporté. Or oyez je vous supplie jusques où cette passion l'emporte, lors que les hosties furent offertes que chacun avec plus de zele & de devotion faisoit d'une voix basse & à genoux ses prieres, il se releva dans le milieu duTemple, & haussant l[a] voix il profera telles paroles. O Dieu qui es adoré dans ce sainct lieu par cette devote assemblée, si tu es juste, pourquoy ne punis tu l'ame la plus perfide & la plus cruelle de toutes celles qui sont au monde ? Je t'en demande justice en sa presence, afin que si elle a quelques deffences elle les allegue ; mais si cela n'avient point, je diray que tu es injuste ou impuissant.

      Vous pouvez penser, sage Bergere, quelle je devins, & quelle peur j'eus qu'en son transport il n'en dit d'avantage, ou fit recognoistre que c'estoit de moy de qui il parloit. Toute l'assemblée tourna les yeux sur luy, tant pour sa voix qui estoit pleine de terreur & d'espouvantement, que pour cette façon de faire, du tout inaccoustumée. Mais luy sans en faire semblant, apres s'estre remis à genoux, laissa parachever le sacrifice. Dieu sçait si cela fit faire de divers jugemens à plusieurs : Et il fut tres à propos pour moy que le voile que j'avois sur le visage, empeschast que l'on ne me vid : car on eust sans doute recognu à ma rougeur, que c'estoit de moy de qui il se plaignoit : & ses amis & ses parens trouverent cette priere hors de saison, & n'attendoient la plus part que la fin du sacrifice pour luy en dire leur advis. Mais ils furent bien deceus, d'autant que se perdant parmi la foule il se desroba, sans que personne s'en prit garde : & se retirant en son logis apres avoir donné ordre à ses affaires le plus promptement qu'il peut, il m'escrivit une lettre, qu'il mit ensa poche, & reprenant la plume, escrivit ces paroles à Thersandre.


DEFFY DE DAMON, A
THERSANDRE.


      Si l'offence que j'ay receuë de vous n'estoit de celles qui ne peuvent estre effacées qu'avec le sang, je ne desirerois pas, Thersandre, de vous voir seul avec l'espée en la main. Mais ne pouvant estre satisfait d'autre sorte, & sçachant bien que vostre courage ne vous rendit jamais plus lent au combat qu'à l'offence, je vous envoye cet homme que vous cognoissez bien estre à moy, & qui vous conduira où je vous attens sans autres armes que celles que nous portons ordinairement au costé, vous promettant en foy de Chevalier que j'y suis seul, & que vous n'aurez à vous garder de personne que de moy qui suis DAMON.

      Il commanda à un jeune homme des siens nommé Halladin qu'il avoit nourri, & qu'il aymoit sur tous ceux qui le servoient : fut pour son affection, fut pour l'entendement qu'il avoit, qu'en diligence il luy menast un cheval le long des rempars de la ville, sans quepersonne le vist, & qu'il en prit un autre pour le suivre : Halladin n'y faillit pas, & ainsi estant tous deux sortis dehors, Damon laisse le grand chemin, & ayant choisi un lieu commode pour son dessein, le plus reculé du passage commun, il declare son intention à Halladin : l'instruict de ce qu'il doit faire, & en fin donne ce qu'il escrit à Thersandre. Ce jeune homme desireux de servir son maistre selon ses commandemens trouve Thersandre, & faict si à propos son message que personne ne s'en prit garde. Mais pourquoy perdrois je plus de paroles en ce sujet ? Thersandre s'y en va : ils mettent la main à l'espée. Damon est vainqueur, & laisse The[r]sandre esvanouy sur la place avec trois grands coups dans le corps. Il est vray qu'il n'estoit guiere mieux : toutesfois il eut assez de force pour prendre la bague que Leriane avoit donnée, & remontant à cheval, commanda à Halladin de le suivre[.]

      Quant à moy qui voulois en toute façon contenter ce Chevalier, apres toutefois l'avoir tancé de son imprudence, je l'allois cherchant de l'œil parmy les autres, [&] demeuray un peu estonnée de ce que je ne le voyois point, ne songeant au malheur qui estoit arrivé, l'ors qu'apres disner ainsi que quelques unes de mes compagnes & moy nous promenions sur le soir dans un jardin, je vis arriver Halladin, qui s'estant addressé à moy, me demanda si Leriane n'estoit point pres de là, & l'ayant fait appeller, il luy addressa sa paroleen cette sorte : Leriane, mon maistre qui sçait bien le contentement que vous recevrez des nouvelles que j'ay à vous dire m'a commandé de les vous raconter, non pas pour amitié qui soit entre vous, mais pour celle qu'il sçait que Madonthe vous porte. Et lors il nous raconta par le menu tout ce que je viens de vous dire de ce combat, puis continuant : lors qu'il fut remonté à cheval, dit il, & que je luy vis prendre les lieux plus esloignez de la frequentation du peuple, je m'en estonnay, car il estoit fort blessé, & ne peus m'empecher de luy dire qu'il me sembloit que le plus necessaire estoit de trouver quelque bon Myre pour panser ses playes. Il me respondit froidement. Nous le trouverons bien tost, Halladin, n'en sois point en peine. J'eus opinion qu'il disoit vray, & de cette sorte je le suivis quelque temps, non sans peine toutesfois, en luy voyant perdre une si grande abondance de sang. En fin il parvint sur les rives du fleuve de Garronne, en un lieu où du rivage relevé par quelques rochers on voyoit le courant de l'eau, qui d'une extreme furie se venoit rompre contre, & la hauteur estoit telle qu'elle faisoit peur. Estant arrivé en cet endroit il voulut mettre pied à terre, mais il estoit si affoibly de la perte du sang, qu'il falut que je luy aidasse à descendre. Et lors s'appuyant contre le dos d'un rocher, il sortit de sa poche un papier, & me le tendant il me dit. Cette lettre s'adresse à la belle Madonthe : ne fay faute de la luy donner : & sortantdu doigt la bague qu'il avoit ostée à Thersandre, Donne la luy aussi, me dit il, & l'asseure de ma part que la mort m'est agreable, puis que je luy ay peu rendre tesmoignage que je la meritois mieux que celuy à qui elle l'avoit donnée. Et puis que mon espée a osté du monde celuy qu'elle en avoit jugé digne, & que sa rigueur oste la vie à celuy de qui l'affection la pouvoit meriter, conjure la par la memoire de ceux desquels elle a pris naissance, & par son propre merite, & l'amitié qu'elle m'avoit promise, de ne la donner jamais plus à personne de qui l'amour luy soit honteuse, & qui ne la sçache bien conserver. Je receus sa lettre & la bague qu'il me tendoit : mais voyant qu'il n'avoit plus la force de se soustenir, & qu'il devenoit pasle, je le pris sous les bras, & luy dis qu'il devoit faire paroistre plus de courage, & prendre une autre resolution, sans estre de cette sorte homicide de soy mesme : & sortant mon mouchoir je le voulus mettre contre une de ses blesseures qui estoit la plus grande, & par laquelle il perdoit plus de sang : mais me l'ostant de furie d'entre les mains : Tay toy Halladin, me dit-il, & ne me parle plus de vivre, maintenant que je ne le puis aux bonnes graces de Madonthe : & lors estendant mon mouchoir sous sa blesseure, il receut le sang qui en sortoit, & le voyant presque plein me le tendit, & me dit telles paroles. Fay moy paroistre en ceste derniere occasion, que la nourriture que je t'ay donnée,& l'eslection que j'ay faite de toy n'a point esté sans raison : Et soudain que je seray mort porte ma lettre, & cette bague à Madonthe ; & ce mouchoir plein de sang à Leriane, & dy luy, que puis qu'elle n'a peu se saouler de me faire mal tant que j'ay vescu, je luy envoye ce sang, afin qu'elle en passe son envie. Comment, luy dis-je Seigneur, que je vous voye mourir pour des femmes qui ne le meritent pas ? Plutost si vous me le commandez, je leur mettray ce fer dans le cœur, & leur feray recognoistre qu'elles sont indignes qu'un tel Chevalier soit traité pour elles de ceste sorte. Voyez quelle fut la force de son affection ! Il estoit reduit à telle extremité, qu'à peine pouvoit il parler, & tout ce qu'il pouvoit faire, c'estoit de se soustenir appuyé contre le rocher : mais lors qu'il m'ouyt tenir ce langage, il se leva de furie, mit la main à l'espée, & m'eust sans doute tué si je ne me fusse sauvé de vitesse : & voyant qu'il ne me pouvoit attaindre ; Est ce donc ainsi, m'escria t'il, meschant & desloyal serviteur, que tu parles indignement de la plus parfaite Dame du monde ? Sois certain que si la vie me demeuroit, tu ne mourrois jamais que par ma main. Et lors revenant sur le lieu où il estoit desja, & sentant que la foiblesse commençoit de le saisir, il eust peur comme je puis juger, que venant à s'esvanouyr, je ne le fisse emporter en lieu où il fut pansé contre sa volonté. Cela fut cause que se hastant d'approcher le rocher escarpé, il s'escria, Vousperdez aujourd'huy, ô belle Madonthe, celuy de qui l'affection pouvoit seule estre digne de vos merites. O Dieux ! quel transport : ô Dieux ! quelle Manie : je le vis qu'il se jetta la teste premiere dans ce fleuve. Je courus pour le retenir, & à la verité je fus si prompt que je le pris par l'un des pans de son hoqueton : mais le branle qu'il s'estoit donné eust tant de force, qu'au lieu de le retenir il m'emporta avec luy dans la riviere, où il faut que j'advouë que la crainte de la mort me fit oublier le soin que j'avois de le sauver : & ainsi allant au fonds, je fis ce que je peus pour revenir sur l'eau, & gagner apres le bord, où j'arrivay si las, & estonné de ce danger que je ne sceus remarquer que devint le corps de mon pauvre maistre. Je demeuray quelque temps les bras croisez regardant le cours du fleuve : mais voyant que c'en estoit fait, je remontay au mieux que je peus ce rivage, & me semblant d'estre obligé de satisfaire aux derniers commandemens qu'il m'avoit faits, je ramassay & sa lettre, & sa bague, que j'avois mise en terre quand je luy avois voulu estancher ses playes, & prenant mon mouchoir je viens les vous presenter. C'est à vous, Madame, me dit-il, que cette lettre & cette bague sont deues, & n'en ayez point d'horreur, encor qu'elles soient tachées de sang : car c'est du plus noble & du plus genereux qui sortit jamais d'un homme. Et c'est à toy, dit il, s'addressant à Leriane, qu'est deu ce mouchoir que je te vay donner, saoules-en tarage, & te ressouviens que si jamais les Dieux ont esté justes ils puniront ta meschanceté. A ce mot il luy jetta aux pieds un mouchoir tout plein de sang, & se mettant aux cris s'en alla comme desesperé, sans qu'on peut tirer autre parole de luy.

      Il ne faut point que je m'arreste à vous dire, si ce message me toucha vivement : car il seroit impossible de le pouvoir representer, tant y a que toute hors de moy on me ramena dans ma chambre, & de fortune je rencontray qu'on rapportoit Thersandre qui estoit encore sans sentiment. Quand je fus revenuë en moy mesme, & que d'un esprit un peu plus rassis, j'eus jetté les yeux sur la bague que Halladin m'avoit apportée, il me sembla de voir celle que je portois ordinairement, & les approchant l'une de l'autre, je n'y trouvay autre difference sinon que celle cy estoit un peu plus neufve & plus grande. Je ne sçavois penser pourquoy elles avoient esté faites si semblables, ny qui l'avoit donnée à Thersandre : En fin je leus la lettre qu'il m'escrivoit, qui se trouva telle.


LETTRE
DE DAMON A MADONTHE.


      Madame, puis que la connoissance que vous eustes hier de ma veritable affection, & de la malice de Leriane, au lieu de m'estre favorable, a sans plus esté cause de vous faire favoriser d'avantage une personne qui en est tant indigne, renouvellant par une bague les asseurances de la bonne volonté que vous luy avez promise, je me resous de vous faire voir par mes armes que celuy à qui vous faites ces faveurs n'est capable de les conserver contre celuy à qui vous les refusez injustement. Et que si elles se pouvoient acquerir par valeur ou par affection il n'y auroit personne qui les deut pretendre que moy. Et toutesfois jugeant que je ne merite de vivre, puis que j'ay le courage d'aimer celle qui me mesprise pour un homme de si peu de valeur, si le sort des armes, comme je n'en suis point en doute, se tourne à mon advantage, je vous prometsque la veuë que vous aurez de moy ne vous donnera jamais desir de vengeance pour vous avoir osté vostre cher Thersandre, ou le fer, l'eau & le feu ne seront pas capables de faire mourir un miserable.

      Ces paroles qui n'estoient pleines que d'un extréme transport me firent une estrange blesseure en l'ame : car je fus saisie d'un si grand desplaisir que je ne vous sçaurois dire, ni ce que je dis, ni ce que je fis. Tant y a que me mettant au lict, je faillis de perdre l'entendement, me semblant à tous coups que Damon me poursuivoit, & sur tout ce mouchoir plein de sang me revenoit devant les yeux : de sorte qu'il faloit qu'il y eust tousjours quelqu'un aupres de moy pour me r'asseurer. Leriane qui ne pensoit pas que je sceusse toutes ses malices, voulut vivre comme de coustume avec moy : & pour mieux feindre s'en vint toute esplorée au chevet de mon lict : mais soudain que je l'apperceus, il faut que j'avouë que je n'eus point assez de force sur moi pour dissimuler la hayne que je luy portois : aussi me sembloit-il inutile, puis que Damon estoit mort. Oste toy d'icy, luy dis-je, meschante & perfide creature. Oste toy d'icy peste des humains, & ne viens plus autour de moi pour continuer tes malices & tes trahisons, & croi que si j'avois la force, aussi bien que la volonté, je t'estranglerois de mes mains, & me saoulerois de ton cœur. Ceux qui estoient dans lachambre, ignorant le subjet que j'avois de lui parler de cette sorte, demeurerent infiniment estonnez : mais elle qui avoit l'esprit le plus prompt en ses malices qui fut jamais, sortant de ma presence joignoit les mains, plioit les espaules, & levoit les yeux en haut, & leur disoit d'une voix basse que j'estois hors de moi, & que je resvois : (ce qu'ils crurent aisément pour m'avoir desja ouydire quelques autres paroles mal à propos) & sortit de ma chambre avec cette excuse. Cependant Thersandre revint en santé, car les coups qu'il avoit receus ne se trouverent point mortels, & la perte du sang sans plus estoit celle qui l'avoit fait esvanouyr. Et de mesme en ce temps là j'avois repris mon bon sens, & commençay de m'enquerir de ce que l'on disoit par la Court de moi. Je sceus de ma nourrice qui m'aimoit comme son enfant que chacun en parloit selon sa passion : mais que tous en general me blasmoient de la mort de Damon, & que l'on tenoit pour certain que Leriane avoit dit beaucoup de nouvelles à Leontidas, & à sa femme, & en mesme temps je vis entrer Thersandre dans ma chambre. Sa venuë me donna un grand sursaut, & ne voulois point parler à luy, lors qu'il se jetta à genoux devant mon lict, & me voyant tourner la teste à costé, Vous avez raison, me dit-il, Madame, de ne vouloir point regarder la personne du monde la plus indigne de vostre veuë : car j'advouë que je merite moins cest honneur qu'homme qui vive, pour vous avoir donné tant de sujets de hayne. Mais s'il vousplait d'ouyr ce que je viens vous declarer, peut estre ne me jugerez vous point tant coulpable que vous faites maintenant. Et parce que je luy respondois avec beaucoup d'aigreur, & que je ne voulois luy donner loisir de parler, ma nourrisse m'en reprit, me disant que je devois l'escouter, parce que s'il n'avoit failli il n'estoit raisonnable de le traiter de cette sorte : & que s'il avoit fait faute, je le pourrois avec plus de raison bannir de ma presence apres l'avoir ouy. Et bien luy dis-je, que pensez vous qu'il vueille alleguer ? je le sçay aussi bien que luy. Il dira que l'affection qu'il m'a portée le luy a fait faire : mais qu'ay-je affaire de cette affection si elle m'est dommageable ? Je n'accuseray pas, me dit-il, Madame seulement cette affection dont vous parlez, encores peut estre qu'envers quelque autre cette excuse ne seroit pas trouvée si mauvaise que vous la dites : mais je vous diray de plus, que jamais personne ne fut plus finement trompée que vous & moy l'avons estez par Leriane. Et sur cela il reprit toute l'histoire que je viens de vous faire, de quelle sorte elle luy donna courage de me regarder, de parler à moy, d'aspirer à mes bonnes graces : les faveurs controuvées qu'elle luy portoit de ma part, les inventions contre Damon, les rapports que par son moyen elle me faisoit faire de l'amitié feinte de luy & d'Ormante, par qui sa tante avoit esté advertie de ce que je vous ay dit : bref le p[re]sent de la bague qui avoit esté comme il croyoit le sujet du combatde Damon, & de luy. Et en fin il continua de cette sorte. Or, Madame, jugez s'il est possible que telles esperances ne trouvassent place dans l'ame la plus prudente & advisée qui fut jamais, puis que celuy qui vous verra sans souhaitter ce bon-heur, pourra avec raison estre accusé de defaut de jugement, & plus encore y estant attiré par les rapports & par les artifices de Leriane, de qui j'ay pensé vous devoir dire la perfidie, afin que vous preniez garde à la derniere meschanceté qu'elle vous a faite, & à moi aussi. Lors il me fit entendre que cette malicieuse femme, voyant bien qu'elle ne pouvoit plus m'abuser, ni lui aussi, & de plus se sentant rudement menassée par Leontidas & sa femme, qui lui reprochoient le peu de soin qu'elle avoit eu de moi, afin de s'excuser, avoit dit tout ce qu'elle avoit sceu imaginer de pire de nous, leur faisant entendre que j'aimois, & estois aymée de tant de personnes, que quand elle prenoit garde à l'un, l'autre la decevoit, & entre ceux qu'elle avoit nommez, Damon & Thersandre n'avoient pas esté oubliez. Dequoy Leontidas estoit de sorte en colere, & plus encore sa femme, soit contre moi, soit contre luy, qu'il avoit pensé estre à propos de m'en advertir, afin que j'y donnasse le meilleur ordre que je pourrois. Et apres il adjouta tant de supplications en me demandant pardon de l'offence qu'il avoit faite, de m'oser aymer, & me fit tant de protestations de vivre à l'advenir comme il devoit, que je fus contrainte par l'advis mesmede ma nourrice de luy pardonner.

      Mais, sages Bergeres, je vous raconteray maintenant l'une des plus grandes meschancetez qui fut jamais inventée contre une personne innocente. Je vous ay dit qu'Ormante avoit par le commandement de Leriane rendu toutes les privautez qu'elle avoit peu à Damon. Il faut que vous sçachiés qu'elle n'estoit point si laide, ny luy si dégouté qu'en fin ils n'en vinssent aux plus estroittes faveurs : tellement qu'elle devint enceinte. La pauvre fille le declara incontinent à cette malicieuse, qui au commencement en fut estonnée : mais revenant soudain à ses malices accoustumées, elle fit dessein de se servir de cette occasion pour faire croire à Damon que j'aurois eu cet enfant de Thersandre : & pource elle deffendit tres expressément à Ormante de ne luy en rien dire, ny à personne du monde : & dés lors parce que le ventre commençoit à luy grossir, elle luy enseigna comme elle se devoit habiller pour couvrir cete enflure portant de robes volantes, ou froncées au corps. Mais quand elle sceut que Damon estoit mort, & que toutes choses estoient changées comme vous avez entendu, elle resolut de ne perdre pas cette belle invention, & de s'en servir à ma ruine. Voicy donc ce qu'elle fit. Depuis l'accident de Damon, j'avois presque tousjours tenu le lict, sinon l'apres-disnée que je me levois, & me renfermois dans mon cabinet ou je demeurois jusques à neuf & dix heures du soir, entretenant touteseule mes pensées, sans que personne sceut que j'y fusse, sinon ma nourrice, & quelques filles qui me servoient, ausquelles j'avois deffendu d'en parler à personne du monde. Et parce qu'on eut peu trouver estrange que je n'allois plus chez la Royne, si l'on eust sceu que je n'eusse point eu de mal, je feignois d'estre fort malade : & pour tromper les Medecins, je ne me plaignois point de la fievre ny d'autre maladie reconnoissable : mais quelquesfois de la migraine, du mal de dents, de la colique & semblables maux. Et d'autant que quelques unes de mes amies m'envoyoient visiter, n'ayant pas la hardiesse d'y venir elles mesmes pour ne desplaire à Leontidas & à sa femme, qui avoient un grand pouvoir pres du Roy & de la Royne j'avois commandé à ma nourrice de faire mettre une fille dans mon lict qui recevoit les messages pour moy : & feignant que le mal l'empechoit de parler, ma nourrice faisoit les responces. Les fenestres qui estoient bien fermées & les rideaux bien tirez empeschoient que la clarté ne pouvoit entrer dans la chambre, de sorte qu'il n'y avoit personne qui s'en prit garde. Or Leriane fut advertie par sa niece, que je ne faillois point toutes les apres-disnées de me renfermer de cette sorte, parce que je ne hayssois point Ormante, encor qu'elle fust en partie l'instrument de mon mal, connoissant bien qu'elle n'y avoit rien fait de malice : si bien qu'elle estoit tousjours demeurée parmymes filles : & à cette fois mesme elle declara à Leriane ce que je vous viens de dire, plustost par simplicité que par malice. Mais sa tante qui ne songeoit qu'à me ruiner entierement de reputation, voire à me faire perdre la vie, de peur que je ne declarasse à Leontidas les mechancetez qu'elle avoit faites, pensa d'avoir trouvé un bon moyen pour parvenir à la fin de ses desirs. Et parce qu'elle avoit sceu que Thersandre m'avoit dit tous les artifices dont elle avoit usé contre Damon & contre moy, elle tourna en haine mortelle toute la bonne volonté qu'elle luy avoit portée. Et d'autant qu'il n'y eut jamais un esprit plus plein de ruze & de malice que celuy de cette femme, elle pensa de se venger tout à coup de Thersandre & de moy : & voicy les moyens qu'elle tint. Elle demanda à Ormante depuis quand elle pensoit estre enceinte : & apres avoir conté elle trouva qu'elle estoit dans son neufiesme mois, dont elle fut tres-aise, & apres luy avoir donné bon courage, & commandé qu'elle tint bien secret son gros ventre, elle luy dit qu'aussi tost qu'elle sentiroit quelques trenchées elle l'en fist avertir, & que cependant le plus souvent qu'elle pourroit, elle se mist dans mon lict en ma place pour recevoir les messages, ainsi que je vous ay dict. Et bâtissant sa trahison là dessus, elle vint trouver la femme de Leontidas qui retirée de toute compagnie regardoit l'estat des affaires de sa maison. Et apres s'estre mise à genoux devant elle elle la supplia de luy vouloir pardonner lanonchalance dont elle avoit usé en ce qui me concernoit. Et parce qu'elle cognoissoit bien que cette Dame estoit plus offencée, à cause de mon bien, que pour la perte qu'elle faisoit de moy, d'autant qu'il n'y avoit plus d'apparence que son nepveu me deust espouser, veu l'opinion que l'on avoit de Damon elle adjousta ces paroles. Que s'il vous plaist, Madame, me remettre en vos bonnes graces, je vous donneray un moyen infaillible & tres-juste pour rendre vostres tous les biens de Madonthe. Cette Dame oüyant ceste proposition tant selon son humeur s'adoucit un peu, & sans luy respondre aux autres poincts que elle avoit touchez, elle luy dict : Et quel moyen avez vous pour effectuer ce que vous dites ? Je le vous diray en peu de mots, respondit cette meschante : mais avec condition Madame, vous me pardonnerez l'offence nouvelle que je vous declareray, si vous jugez qu'il y ait de ma faute. Et luy ayant commandé qu'elle parlast hardiment, Leriane reprist la parole ainsi. Madonthe (en la personne de laquelle Madame, Dieu a bien faict paroistre qu'il vous aymoit, puis qu'il n'a voulu permettre qu'elle entrast en vostre maison) est la plus miserable & perdüe fill[e] d'Aquitaine, & j'advoüe que je n'eusse jamais pensé qu'une jeunesse telle que la sienne eust peu si bien decevoir ma vieillesse : & toutefois il est certain que sa façon modeste, sa froideur, cette mine altiere, & bref les honorables ayeuls dont elle estoit issuë, & plus encores les bonsexemples qu'elle avoit de vous, m'ont tellement abusée, que j'eusse respondu avec autant d'asseurance de sa pudicité que de la mienne propre : Et toutefois je viens de descouvrir qu'elle est enceinte. Madonthe est enceinte ! interrompit cette bonne Dame toute surprise. Oüy Madame, respondit Leriane, & si je vous dirai de plus, qu'elle est preste d'accoucher. Ah ! la miserable qu'elle est, repliqua t'elle, & comment s'est elle de tant oubliée ? & comment n'y avez vous eu l'œil ? Ah ! si son pere vivoit, en quel lieu de la terre éviteroit elle son juste courroux ! Qu'il est heureux d'estre mort avant qu'elle ait faict une si grande honte à sa race : Mais de qui & comment le sçavez vous ? Madame, dit elle, je vous supplie tres-humblement de me pardonner, & de croire que je n'ay pas esté si nonchalante en la charge que vous m'avez donnée d'avoir soin de sa conduite, comme j'ay esté deceuë de la bonne opinion que j'avois d'elle, veu le peu d'apparence qu'il y avoit qu'elle deust aimer une personne de si peu que Thersandre : & j'advouë que la jalousie a les yeux plus clairs voyans que la prudence, puis que Damon s'estoit bien apperceu de cette amour que je n'avois jamais veuë. Enfin je l'ai sceuë par le moyen d'une sage femme, à laquelle elle s'est addressée pour faire perdre son enfant. Mais la bonne femme qui est vertueuse, & qui ne voudroit commettre une meschanceté, luy a respondu qu'il ne se pouvoit, parce que l'enfant estoit entierement formé, voire prest à sortir, mais qu'elle ne se mit pasen peine, qu'elle la feroit accoucher si promptement que personne n'en sçauroit rien. Or cette femme a eu peur qu'elle ne se mesfist, c'est pourquoy elle m'en est venu advertir, m'ayant veuë dés long temps aupres d'elle, afin que j'y prisse garde. Et parce que j'estois en peine de sçavoir qui en estoit le pere, je lui ay demandé si elle n'en pouvoit soupçonner personne. Malaisément, m'a t'elle dit, si ce n'est Thersandre : car à toutes les fois qu'elle regardoit son ventre, & qu'elle songeoit au danger où elle estoit, elle ne disoit autre chose, sinon, Ah ! Thersandre, que ton amitié me coust[e] cher ! cela me faict juger que c'est luy. Or, Madame, considerez comment je pouvois me garder de cettuy-cy, estant domestique & homme de si basse qualité au prix d'elle, que je n'eusse jamais pensé qu'elle y eust daigné tourner les yeux. Mais puis qu'elle s'est renduë indigne de vostre alliance, il faut qu'elle soit punie comme elle merite, & vous devez croire que Dieu l'a de ceste sorte abandonnée pour la faire servir d'exemple aux autres de son aage. Cependant vous devez vous acquerir les biens que la fortune luy avoit preparez avec si peu de merites. Et en voicy le moyen. Vous sçavez, Madame, que par nos loix, toute fille qui manque à son honnesteté, est condamnée à mourir par le feu. Nous la convaincrons de cette faute fort aisement, comme vous pouvez penser, puis qu'elle en a des tesmoignages dans le ventre, desquels elle ne se peut deffaire : Etparce que celles qui sont ainsi condamnées, ne perdent pas seulement la vie, mais le bien aussi, qui est acquis au Roy, il faut le luy demander des premiers : car il n'a garde de le vous refuser. En ce mesme temps Leontidas entra dans le cabinet, & trouvant Leriane : Est il possible, dit-il à sa femme, que vous ayez le courage de voir cette personne qui est cause de tout le desplaisir que nous avons ? Sa femme s'approchant de lui, desireuse d'avoir mon bien le tira contre une fenestre, & commença de luy raconter ce qu'elle venoit d'apprendre : & quoy qu'il fust genereux & plein d'honneur, si le tourna-t'elle de tant de costez qu'en fin il s'accorda à tout ce qu'elle voulut : & ainsi r'appellant Leriane qui se tenoit un peu esloignée, il luy commanda de dire la verité, & sur tout de ne rien mettre en avant qu'elle ne peut verifier. Elle plus asseurée qu'il ne se peut croire, reprit d'un bout à l'autre tout le discours qu'elle avoit desja fait à sa femme, & en fin conclud que s'il ne se vouloit asseurer en ce qu'elle disoit qu'il lui donnast une sage femme, pourveu qu'elle ne fust point congneuë de moy, & qu'elle me feroit toucher à elle, & qu'il en pourroit apprendre la verité par son rapport. Leontidas trouva cette preuve fort bonne, & dés le l'endemain luy en envoya, une. Il advint que ce jour là, sa niepce par son commandement s'estoit mise en ma place dans le lict, & pour empescher que ma nourrice ne se prist garde de ce qu'elle vouloit faire, elle dict à la femme de Leontidas qu'ellel'envoyast querir, sous pretexte de luy demander de mes nouvelles. De cette sorte ma chambre demeura sans aucune personne qui eust du jugement, si bien que Leriane entrant dedans avec cette sage femme, & ayant bien instruit sa niepce de qu'elle avoit à dire : elle s'approcha d'elle, & luy dit, Madame, je vous avois promis de vous amener une personne qui vous soulageroit en vostre mal : je vous tiens parole à ce coup : car vous ne devez rien craindre tant que vous aurez celle que je vous ameine. Ormante contrefaisant sa parole, respondit fort bas, elle soit la bien venuë, Ne trouverez vous pas bon, Madame, dit la bonne femme que je sçache en quel estat vous estes ? Je le veux bien, respondit Ormante. Elle se mit donc incontinent sous le tour du lict, & passant les mains sur le ventre d'Ormante fit ce qu'on a accoustumé en semblables occasions, & de fortune l'enfant remua, de sorte que cependant qu'elle la touchoit les douleurs prindrent cette pauvre fille, qui fut si fort pressée de Leriane, & par la sage femme, qu'en moins de deux heures elle accoucha, sans bruit & sans que personne dans le logis s'en prist garde, tant la pauvre Ormante se contraignit. Leriane qui vit la chose reüssir si bien selon son dessein, donnant diverses commissions à deux filles qui estoient dans ma chambre, fit si bien qu'elle demeura seule : & soudain y ayant pourveu de longue main, fit bien bander sa niepce, & sans que la sage femme s'en prist garde la fit lever uneheure apres, cependant qu'elles tenoient aupres du feu le petit enfant. Et pour parachever sa trahison elle porta l'enfant avec la sage femme à Leontidas tout à descouvert, estant bien aise que chacun le vist sortir de ma chambre, & de mon logis. Je l'oüis bien crier du cabinet où j'estois : mais ne me doutant en façon du monde de cette meschanceté, je ne voulus me destourner de mes tristes pensées. Elle s'addressa premierement à la femme de Leontidas, & avec le tesmoignage de celle qui avoit accouché Ormante, elle luy donna une telle asseurance que l'enfant estoit mien, qu'elle le creut & Leontidas aussi. Mais pour couvrir encores mieux cette trahison, elle dit à cette Dame qu'elle la supplioit de se contenter d'avoir mon bien, & que si elle me vouloit conserver la vie, elle s'asseuroit que je ne ferois point de difficulté, veu la faute que j'avois faicte de le luy donner, & me renfermer pour le reste de mes jours entre les filles Druides, ou Vestales ; Que ce seroit une œuvre tres-agreable à Dieu de me sauver la vie pour ne diffamer point une si bonne & honorable famille que la mienne : qu'encores que j'eusse commis une si grande faute, elle ne pouvoit toutefois oublier l'amitié qu'elle m'avoit portée, cependant que je vivois selon mon devoir : & que c'estoit la seule occasion qui luy faisoit faire cette priere. La femme de Leontidas qui n'avoit pas dessein sur ma vie, mais sur mon bien seulement, y consentit sans grande difficulté :mais Leontidas qui estoit homme d'honneur, & qui n'y tournoit point les yeux, fust long temps auparavant que de s'y accorder. Enfin l'importunité de sa femme, jointe aux feintes larmes de Leriane, & le souvenir qu'il eust de quelques obligations, dont mon pere l'avoit autresfois lié, le vainquirent : si bien qu'ils donnerent charge à Leriane de me persuader, ce qu'elle leur avoit proposé.

      Or le dessein de cette malicieuse creature, n'estoit pas celuy là, mais elle eust peur que si sur l'heure j'eusse esté visitée, l'on n'eust trop aisément recogneu que je n'avois point faict d'enfant, de sorte qu'elle desira de faire en façon que quelques jours s'escoulassent, apres lesquels la cognoissance n'en fust pas si asseurée. Et pour rendre la chose plus vray semblable elle supplia Leontidas & sa femme de luy donner quelques uns pour voir l'estat où j'estois : ce qu'ils firent, commandant à une vieille damoiselle, & à un vieil chevalier qui estoit de leur maison, & ausquels ils avoient beaucoup d'asseurance de suivre Leriane. Elle avec la sage femme, apres avoir mis l'enfant à nourrice, les conduit dans ma chambre, s'approche du lict : mais lors qu'elle n'y trouve personne elle fait de l'estonnée, elle le descouvre & leur monstre les marques d'un accouchement, & feignant de ne sçavoir où j'estois, me cherche sans faire bruit, & en fin me trouve en mon cabinet. Elle les appelle & sans que j'y prisse garde me monstre par le trou de laserrure. J'estois pour lors couchée de mon long sur un petit lict, & avois la main sous la teste, resvant au miserable accident de Damon, & à la reputation qui m'en estoit demeurée, de sorte qu'à mon visage on pouvoit reconnoistre les tristes representations de ma pensée. Ceste meschante leur fit croire que c'estoit de mal & de lassitude que je demeurois de cette sorte : ce qu'ils creurent aisement pour les apparences qu'ils en avoient veuës : & trompez de cette sorte, s'en retournerent faire leur rapport. Cependant Leriane estant demeurée seule avec la sage femme, fit changer les linceuls de mon lict, & tout ce qui me pouvoit donner cognoissance de ce qui s'y estoit passé, & contentant fort bien cette bonne femme, la licentia, apres l'avoir conjurée de n'en parler point, mais de bien remarquer le jour & l'heure, afin qu'en temps & lieu elle s'en peust ressouvenir, & apres elles partirent de mon logis. Ma nourrice y revint quelque temps apres ayant tousjours esté retenuë par la femme de Leontidas, & ne trouvant rien de changé dans ma chambre ne s'estonna d'autre chose que de ne voir point Ormante dans mon lict : mais pensant qu'elle eust eu quelque affaire, elle n'en fit plus grande recherche. La nuict estant venuë, & l'heure que j'avois accoustumé de me coucher, je fis comme de coustume, & me reposay jusques au lendemain sans entrer en nulle doute. Cependant Leriane batissoit de merveilleuses harangues en mon nom, disant à Leontidas & à safemme que je les suppliois tres-humblement d'avoir pitié de moy, qu'ils avoient ma vie & ma mort entre leurs mains, que je me donnois à eux, & que je ne voulois plus qu'une maison retirée, pour me renfermer en lieu où personne ne me vist : Qu'aussi tost que je serois en estat de marcher, je leur viendrois demander pardon de la faute que j'avois commise, & requerir permission de me retirer du monde. Bref, sages Bergeres, cette femme conduisit si bien sa meschanceté, que six sepmaines se passerent, durant lesquelles Ormante se remit en estat, qu'on n'eust jamais jugé à la voir qu'elle eust fait un enfant : Et feignant d'avoir eu quelques affaires chez elle, revint plus belle qu'elle n'avoit jamais esté, Leriane l'avoit si bien instruite, que quand je luy demanday pourquoy elle s'en estoit allée sans m'en parler, elle me respondit qu'elle n'osa pas heurter à la porte de mon cabinet, & qu'elle croyoit que ce ne seroit que pour deux ou trois jours, & par ainsi pensoit d'estre plustost revenuë que je n'aurois pris garde qu'elle seroit partie. Je receus cette excuse, & luy dis seulement qu'elle n'y retournast plus sans me demander congé. Or les choses estant en cest estat, Leriane ne craignant plus qu'on la peust convaincre de mensonge, resolut d'achever son mal-heureux dessein. Elle avoit deux cousins germains qui portoient les armes, & qui s'estoient acquis de toutes les armées, où ils avoient esté, la reputation de tres-vaillans chevaliers. Ils estoient freres, si grands & forts,& si adroits aux armes, qu'il n'y avoit personne dans la Cour de Torrismonde qui les esgallast. Au reste ils estoient pauvres, & n'avoient autre esperance que celle d'estre heritiers de Leriane. Elle qui faisoit dessein de se servir de leur courage les obligeoit par des presens, & par ses paroles leur faisoit entendre qu'ils devoient esperer d'avoir son bien : ce qui les lioit de sorte qu'il n'y avoit commandement qu'elle leur fit, qu'ils n'essayassent d'executer. Apres s'estre asseurée de leur volonté, elle commença de changer de discours en parlant à Leontidas & à sa femme, disant que je reprenois courage, que je ne parlois plus de me retirer du monde, que j'oubliois ce que je leur devois ; bref quelques jours estants escoulez, elle leur dit, qu'il ne faloit plus rien esperer de moy que par force, que je niois tout ce qui s'estoit passé, & en disant cecy, elle feignoit d'estre tant offencée contre moy qu'elle advoüoit que j'estois indigne du bien qu'ils me vouloyent faire. Et parce que la femme de Leontidas aspiroit tousjours à mon bien : mais comment, luy dit elle, la pourrez vous convaincre maintenant ? Nous avons dit elle de bons tesmoins, mais quand cela ne seroit pas, puis que la verité est pour nous, j'ay des personnes à moy qui le maintiendront par les armes contre tous ceux qui soustiendront le contraire : & vous sçavez, Madame, que des choses qui sont douteuses, & dont les preuves ne sont pas suffisantes on en tire la verité parles armes. Leontidas qui estoit homme de courage, & qui estoit entré en colere de la malice dont il pensoit que j'avois usé : non non, dit-il, je suis trop certain qu'elle a failli : ce sera moy qui l'accuseray, & qui le maintiendray contre tous, Leriane qui estoit tres-asseurée de ses deux germains, & qui vouloit sur tout se faire paroistre affectionnée à Leontidas, se tournant vers sa femme ; Madame, luy dict-elle, j'aymerois mieux mourir, que de voir les armes à la main à mon seigneur pour ce subject : je vous supplie de le destourner de ce dessein, ou bien je vous proteste de ne m'en mesler plus. J'ay Leotaris, mon germain, & son frere, qui prendront cette charge : & à la verité il est plus à propos que ce soient eux, par ce qu'il ne seroit pas bien seant de demander le bien de celle que vous accuseriez. Leontidas persistoit en ceste volonté, mais sa femme qui ne le vouloit point voir en ce danger, & qui jugeoit bien qu'il n'estoit pas à propos qu'il fust mon accusateur, & qu'il demandast en mesme temps mon bien au Roy, fist en sorte qu'elle obtint de luy qu'il laisseroit faire aux parens de ceste femme. Ayant prins cette resolution, Leriane parle à Leotaris, luy promet tout son bien, luy en passe une asseurance par escrit : bref l'oblige de sorte que lui & son frere eussent entrepris contre le ciel, tant s'en faut qu'ils eussent fait difficulté de s'armer contre moy. Leriane asseurée de ce costé, & soustenuë de l'opinion de plusieurs, mesme de l'authorité deLeontidas, se presente devant la Royne, m'accuse, s'offre de verifier ce qu'elle dit, & represente la chose si vray-semblable que chacun la croit. Et de peur que Thersandre ne descouvrit les ruzes & malices dont elle avoit usé par le passé, elle dit qu'il est pere de l'enfant, afin qu'il ne peust porter tesmoignage contre elle. La Royne qui estoit une Princesse pleine d'honneur & de vertu, la conduit devant le Roy, & joignant ses prieres aux accusations de cette meschante femme, requiert que je sois punie selon les rigueurs des loix. Leontidas est appellé, qui assistant la Royne fit les mesmes supplications, pour la honte qu'il en recevoit : cest acte ayant esté commis en sa maison, & sa femme en mesme temps supplia la Royne de luy faire donner mon bien, ce que le Roy accorda librement. Et toutefois ce bon Prince se souvenant des services que mon pere avoit faits à Thierry son pere n'estoit pas sans desplaisir de mon desastre. La premiere nouvelle que j'en sceus, fut que les soldats de la justice se vindrent saisir de moy, & cachetterent ma chambre, & mon cabinet, & en mesme temps me conduirent devant le Roy sans m'en dire le subject. Dieux ! quelle devins-je quand j'oüis les paroles de Leriane : Je demeuray sans pouvoir proferer un seul mot fort long temps : enfin estant revenuë à moy, je me jettay à genoux devant la Royne, la suppliai de ne croire point cette meschante femme, que je luy jurois par tous les Dieux qu'il n'en estoit rien, qu'il n'y avoit preuve que jene fisse de ma pudicité, & que par pitié elle prit la cause d'une innocente. Le Roy fut plus esmeu de mes paroles que la Royne, fust qu'il eust plus de memoire des services de mon pere, fust que ma jeunesse, & mon visage le touchassent de pitié, tant y a que se tournant vers Leriane : si ce que vous proposez, dit-il, n'est point veritable, je vous promets par l'ame de mon pere, que vous souffrirez la mesme peine que vous preparez aux autres. Sire, dit elle tres-asseurement, je prouveray ce que je dis, & par tesmoins, & par les armes. Tous les deux, dit le Roy, vous sont accordez. Et lors nous faisant separer, je fus remise en seure garde, & Thersandre aussi : Et fut ordonné que les tesmoins nous seroient representez. Voila donc la sage femme & la nourrice à qui on avoit remis l'enfant d'Ormante, qui rendent tesmoignage de ce qu'elles sçavent. Voila le vieil Chevalier, & la Damoiselle dont je vous ay parlé qui en font de mesme : Elle produit outre cela diverses personnes qui avoient veu sortir cet enfant de mon logis ; bref les preuves estoient telles, que si Dieu n'eust eu soin de mon innocence, il n'y a point de doute que j'eusse esté condamnée. De fortune les Juges estant dans ma chambre, & me lisant les depositions faites contre moy, je ne sceus que faire en cette affliction, que de recourre aux Dieux, & levant les yeux au ciel je m'escriay : ô Dieux ! tous-puissants, qui lisez dans mon cœur, & qui sçavez que je ne suis point atteinte de ce dont je suis accusée, soyez monsupport, & declarez mon innocence. Et lors comme inspirée de quelque bon demon, je me tournay vers la cheminée, & addressant ma parole aux Juges. Si ces accusations, leur dis-je sont veritables, je prie les Dieux que je ne puisse plus respirer, & si elles sont faulses je les requiers que ce charbon ardant ne me puisse point brusler. Et soudain me baissant, je pris un gros charbon de feu, & le tins sans me brusler avec la main nuë si long temps qu'il s'y esteignit presque entierement. Les Juges estonnez de cette preuve, voulurent toucher le charbon pour sçavoir s'il estoit chaud, mais ils en retirerent bien promptement la main : Et apres qu'il fut presque esteint, comme je vous disois, ils visiterent ma main pour voir s'il n'y avoit point d'apparence de bruslure. Mais ils n'y en trouverent non plus que si jamais il n'y eust eu du feu. S'ils en furent estonnez, vous les pouvez penser : tant y a qu'ils en firent le rapport au Roy qui ordonna que Leriane en seroit avertie, pour voir si céte preuve de mon innocence luy feroit point changer de discours. Mais au contraire, elle dict pour deffence que j'avois faict quelque recepte qui avoit empesché que le feu ne m'avoit offencée : mais que les tesmoins qu'elle presentoit estoient irreprochables. Et que cette preuve du feu seroit peut estre recevable si elle estoit ordonnée par les Juges, & non pas procedée de ma seule volonté qui la rendoit suspecte de beaucoup d'artifice. Bref, sages Bergeres, elle sceut de telle sorte soustenir safausseté, que toute la faveur que le Roy me peut faire, fust d'ordonner que le tout se verifieroit par les armes, & que dans 15. jours nous donnerions des Chevaliers, qui combatroient à outrance pour nous.

      Les nouvelles de tout ce que je vous ay raconté, furent incontinent espanchées par toute l'Aquitaine, de sorte que ma mere les entendit aussi bien que les autres, & parce que Leriane avoit produit tant de tesmoins : elle creut comme faisoient aussi presque tous ceux qui en oyoient parler, que veritablement j'avois commis la faute dont j'estois accusée : & comme celle qui avoit tousjours vescu avec toute sorte d'honneur, elle en receut un si grand déplaisir qu'elle en tomba malade, & ayant desja de l'aage, ne peut resister longuement au mal, de sorte qu'elle mourut en dix ou douze jours, avec si mauvaise opinion de moy, qu'elle ne voulut jamais envoyer me voir ny m'assister en ma justification. Voyez comme les Dieux me vouloient affliger en diverses sortes. Car ce coup me toucha plus vivement que je ne vous sçaurois dire. Me voila donc sans pere & sans mere, & delaissée de tous ceux qui me cognoissoient, voire blasmée universellement de chacun. J'advoüe que je fus plusieurs fois en deliberation de me precipiter d'une fenestre en bas pour sortir de tant de peines : car je n'avois que ce seul moyen de me faire du mal. Mais les Dieux me conserverent avec espoir que mon innocence seroit enfin cognuë : me representant que si je mourois, je laisseroistoute l'Aquitaine en cette mauvaise opinion de moy. Mais lors que Leriane offrit Leotaris & son f[r]ere, & que Thersandre ny moy ne peusmes nommer personne : tant par ce que nous ne nous y estions point preparez, que d'autant qu'il n'y avoit homme qui voulust entrer au combat sur une mauvaise querelle, comme il croyoit celle-cy : il faut avoüer que je demeuray fort estonnée, & qu'alors plus que jamais je regrettai le pauvre Damon, m'asseurant bien que s'il eust esté en vie, je n'eusse pas esté sans Chevalier. Thersandre d'autre costé qui ne pouvoit deffendre que sa cause ne peut offrir que de combatre Leotaris, & son frere l'un apres l'autre. Mais le terme estant passé, le Roy pour nous faire quelque grace nous donna encores huict jous, & ceux-là estant escoulez, il en adjousta pour tout delay trois autres, à la fin desquels nous fusmes conduits dans le camp, moy toute vestuë de dueil, & sans autre compagnie que celle des gens de justice, au contraire Leriane toute triomphante & accompagnée de plusieurs, fut mise sur un autre eschafaut vis à vis de celui où j'estois. Desja Leotaris & son frere estoient dans le camp armez, & montez à l'advantage, faisant d'autant plus les vaillants qu'ils croyoient n'avoir à combattre que Thersandre, parce que nous n'avions peu trouver autre que luy, d'autant que Leontidas qui estoit favorisé du Roy fit paroistre de tenir le party de Leriane pour l'offence qu'il disoit avoir receuë : Et que ceux qui autrefois portez d'amour eussententrepris pour moy cent combats semblables, en estoient refroidis par la creance qu'ils avoient que je les avois tous desdaignez pour Thersandre. Voyez combien une faulseté est difficile à estre reconnuë quand elle est finement desguisée. En fin voicy The[r]sandre qui entre dans le camp resolu de les combatre tous deux, sçachant bien que la Justice estoit de son costé. Il fut ordonné par les Juges, que si durant le combat quelque Chevalier se presentoit pour moy il seroit receu, & que Leotaris & son frere pouvoient ou ensemble, ou separement combattre Thersandre s'ils le vouloient. Ces deux freres avoient du courage, & estoient personnes d'honneur, de sorte qu'ils vouloient le prendre l'un apres l'autre : mais Leriane leur dit qu'elle ne le vouloit pas, de sorte que ne luy osant declarer, ils coururent tous deux contre luy. Pensez sages Bergeres en quel estat je devois estre ! Je vous asseure que j'estois tellement hors de moy que je ne voyois pas ce que je regardois. En ce temps le Soleil suivant la coustume, fut esgalement partagé, les deffences ordinaires furent faites, & le commandement estant donné, les trompettes sonnerent. Thersandre qui veritablement a du courage, remettant sa confiance en la Justice des Dieux, donne des esperons à son cheval, bien couvert de son escu, frappe de son bois le frere de Leotaris, sur lequel il le rompt sans effect : mais luy atteint en mesme temps de deux lances est porté par terre avec la selle entre les jambes, Lerianevoyant un si grand advantage pour les siens estoit pleine de contentement, & au contraire je mourois de peur. Thersandre se voyant en telle extremité, ne perdit point l'entendement : mais courant à son cheval, luy osta la bride avant qu'ils fussent revenus à luy. L'animal qui estoit courageux, se sentant sans selle & sans bride, se met à courre par le camp, & comme si Dieu l'eust inspiré, se joint à Leotaris, & à son frere, & commence à coups de pieds & à coups de dents de les affaillir si furieusement, qu'au lieu d'attaquer Thersandre, ils furent contraincts de se deffendre de son cheval. Cela les amusa quelque temps, parce qu'ils ne le peurent tuer si tost qu'ils pensoient, à cause de la legereté & des coups qu'il leur donnoit : en fin ils en vindrent à bout, & animez contre Thersandre pour cette ruze resolurent de finir promptement le combat : & pource s'adressant tous deux à luy, il ne peut faire autre chose que se mettre aupres de son cheval qui estoit mort en l'un des bouts du camp, ce qui luy servit beaucoup, d'autant que les chevaux de ses ennemis ayant frayeur du mort, ne s'en vouloient approcher qu'avec peine, & cela mena le combat à une grande longueur : en fin Leotaris voyant qu'il n'en pouvoit venir à bout, se resolut de mettre pied à terre, ce que son frere fit aussi, & laissant aller leurs chevaux par le camp, s'en vindrent tous deux contre Thersandre, qui certes fit tout ce qu'un homme pouvoit faire : mais ayant en teste deux desplus forts & courageux Chevaliers d'Aquitaine, il luy fust impossible de faire longue resistance. Il estoit donc desja blessé en divers lieux & avoit tant perdu de sang, qu'il n'avoit plus la force de se deffendre longuement lors que les Dieux eurent pitié de moy, & firent presenter à la barriere du camp un Chevalier qui demanda d'entrer pour deffendre, & moy & Thersandre. Elle luy fut incontinent ouverte, & parce qu'il vit bien que Thersandre estoit reduit à l'extremité : il pousse son cheval furieusement contre eux : mais lors qu'il leur fut aupres il s'arresta sans les attaquer, & leur cria, cessez Chevaliers d'offencer plus longuement les loix de Chevalerie, & vous addressez à moy, qui suis envoyé si à propos pour vous en punir. Leotaris & son frere oyant cette voix se reculerent bien estonnez de se voir à pied, craignant qu'il ne se voulut servir de l'advantage qu'il avoit de son cheval. Et pource ils se mirent à courre vers les leurs : mais l'estranger se mit au devant, & leur dit, Je veus que vous teniez cette courtoisie de moy, & non pas de vostre vitesse & legereté : montez à vostre aise à cheval, & ne croyez point que je me vueille prevaloir contre vous du mien. Tous ceux qui virent ces deux genereuses actions, estimerent infiniment l'estranger : mais je ne pouvois m'en contenter, me semblant que contre ceux qui soustenoient une si meschante trahison, c'estoit une grande faute de n'user de toute sorte d'avantage, & mesme puis qu'ils en avoient usé de cette sorte contre Thersandre.Mais le Chevalier avoit une autre consideration, ne jugeant pas que ce qu'il blasmoit en autruy luy fust honorable. Cependant que je pensois à ce que je vous ay dit, je vis Leotaris & son frere à cheval, qui sans se ressouvenir de la courtoisie receuë, vindrent l'attaquer tous deux à la fois, mais ils trouverent bien un bras plus fort que celuy de Thersandre. Sages Bergeres, je ne vous sçaurois particulariser ce combat, car j'avois l'esprit tant aliené, qu'à peine le voyois-je. Il suffira de vous dire que l'estranger fit des preuves & de force & de valeur si merveilleuses, que Leriane disoit que c'estoit un Demon, & non point un homme mortel. En fin apres avoir quelque temps combatu, je vy bien qu'encores qu'il fut seul, il avoit toutesfois quelque advantage sur eux : car pour Thersandre il estoit tumbé de foiblesse & ne se pouvoit relever de terre. Et ce qui le fit cognoistre à tous ceux qui les regardoient, ce fut un coup qu'il donna au frere de Leotaris d'une telle force qu'il luy separa la teste de dessus les espaules. Leotaris voulut venger son frere : mais l'estranger n'ayant plus à faire qu'à luy, le mena de sorte, & le blessa en tant d'endroicts que de foiblesse pour le deffaut du sang, il se laissa choir du cheval en terre, & d'une si lourde cheutte, que frappant de la teste la premiere il se tordit le col de la pesanteur du corps & des armes. L'estranger mettant pied à terre, & voyant qu'il estoit mort, le prend par un pied, le traine hors du camp, & son frere de mesme : puiss'addressant à Thersandre l'ayde à se relever, & le met à cheval sur un de ceux des morts, & reprenant le sien, demande aux juges s'il avoit rien plus affaire, & luy ayant esté respondu que non, il requiert que je sois mise en liberté : ce qui fut ordonné à l'heure mesme. Il s'en vint donc à moy, & me demanda s'il pouvoit me rendre quelque autre service. Deux encores, luy dis-je, l'un que vous me conduisiez chez moy : en m'ostant de la Tyrannie de ceux qui m'ont ravie à ma mere, & l'autre que vous me fassiez sçavoir à qui j'ay l'obligation de ma vie, & de mon honneur. Pour vous dire mon nom, me respondit-il, c'est une grace que je vous demande de ne m'y vouloir contraindre. Pour vous conduire où vous voudrez, il n'y a rien qui m'en puisse empescher pourveu que ce soit promptement.

      Cependant que ces choses se passoient de cette sorte tant à mon advantage en ce lieu, les Dieux voulurent bien faire connoistre que jamais ils n'abandonnent l'innocence. Car il advint que ma pauvre nourrice n'ayant pas le courage de me voir mourir, croyant pour certain que Thersandre ne sçauroit resister contre ces deux Chevaliers s'estoit renfermée dans ma chambre, pleurant & faisant de si pitoyables regrets, qu'il n'y avoit personne qui n'en fust esmeuë. Ormante qui avoit tousjours receu d'elle & de moy toutes les courtoisies qu'elle pouvoit desirer en fut esmeue, & parce qu'elle estoit fort peu fine, elle ne peut s'empescher de dire que sa tante luy avoit asseuré queje ne mourrois point, mais que seulement elle vouloit que je luy fusse obligée de la vie, afin que je luy fisse plus de bien. Ah ! ma mie, luy dit ma nourrice, il n'y a point de doute que nostre maistresse est morte, si Thersandre ne demeure victorieux, & que le Roy mesme selon les loix ne la sçauroit sauver, Comment, dit Ormante, Madame sera bruslée ? Il n'y a point de doute, luy respondit elle. Ah ! miserable que je suis, repliqua cette fille, comment est ce que les Dieux me pardonneront jamais sa mort ! Et comment, en estes vous coulpable ? adjousta ma nourrice. Ah ! ma mere, respondit Ormante, si vous me prometez de n'en rien dire, je vous raconteray un estrange accident. Et ma nourrice le luy ayant promis, Elle luy dit que ç'avoit esté elle qui avoit fait cest enfant, & luy redit tout ce que je viens de vous raconter. Ma mie, dit incontinent ma nourrice, allons, allons tost sauver la vie à tant de gens, & croyez que Dieu vous en sçaura gré : & de plus, je vous feray avoir de Madame tout ce que vous voudrez. Voyez comme la verité se descouvre. Cette fille suivit ma nourrice, qui pour abreger, s'addressant hardiment à la Royne, luy fait entendre tout ce que je vous ay dit, de fortune au mesme temps que le Chevalier estranger parloit à moy.

      La mechanceté de Leriane estant donc descouverte par les armes, & par la confession de cette fille, le Roy commanda qu'elle fut mise dans le feu qui avoit esté preparé pour moy, quelques reproches qu'elle peut faire à saniece, disant que ma nourrice l'avoit trompée, & que la fille n'estoit pas en âge de porter tesmoignage, & moins contre elle que contre tout autre, parce qu'elle l'avoit rudoyée, & chastiée de ses vices. Mais toutes ses deffences furent de nulle valeur, & la verité fut assez cognuë de chacun, tant pour les particularitez que cette fille en disoit, que pour le raport de la sage femme qui advoüa de ne l'avoir jamais veuë au visage. Et parce que chacun battoit des mains, & que le peuple ayant sceu les malices de Leriane, commençoit de lui jetter des pierres, le Roy commanda que la Justice en fut faite : & se voyant preste à estre jettée dans le feu, elle se resolut de dire la verité, touchée de la memoire de tant de meschancetez. Elle demande donc d'estre ouye, & declare toutes ses trahisons, m'en demande pardon, & puis volontairement se jette elle mesme dans le feu, où elle finit sa vie au contentement de tous ceux qui avoient ouy ses malices.

      Cependant que ces choses se demesloient, le Chevalier qui m'avoit delivrée [n]e voulant estre cognu, à ce que je pense, se retira sans que personne s'en prist garde, & moy ne le trouvant point, je demeuray avec beaucoup de desplaisir pour le peu de remerciement que je luy avois fait. Je fis tout ce que je peus pour en sçavoir des nouvelles : mais il me fut impossible d'en apprendre jusques au lendemain qu'un homme du pays qui l'avoit rencontré, & auquel il avoit parlé me vint trouver de sapart, & me fit entendre que s'il n'eust esté pressé de partir, il eust attendu tant qu'il m'eust pleu pour me conduire où je luy avois commandé, mais qu'il avoit promis à une Dame de l'assister en une affaire qui l'emmenoit du costé de la ville de Gergovie : que s'il en revenoit, & que j'eusse affaire de son service, on pourroit sçavoir de ses nouvelles au [M]ont d'or, & que pour estre recogneu, il ne changeroit point la marque qui estoit en son escu. Et luy demandant quelle elle estoit, parce que le jour precedent j'estois si estonnée que je n'y avois pris garde, il me respondit que c'estoit un tigre qui se repaissoit d'un cœur humain : avec ces mots, TU ME DONNES LA MORT, ET JE SOUSTIENS TA VIE.

      Or discrettes Bergeres, il faut que j'abrege ce long discours. Il fut ordonné que je sortirois des mains de Leontidas, à cause que sa femme avoit demandé mon bien, & que je serois remise en ma liberté : & la pauvre Ormante pour n'avoir esté poussée à tout ce qui s'estoit passé que par l'artifice de sa tante, fut renfermée dans les maisons destinées à semblables punitions, où telles femmes vivent avec toute sorte de commodité, sans toutesfois en pouvoir jamais sortir. Je vous vay faire un recit estrange. J'avoy tousjours infiniment aymé Damon, & sa memoire depuis sa mort m'estoit demeurée si vive en l'ame, que je l'avois ordinairement devant les yeux : mais depuis cest accident, & que j'eus veu ceChevalier estranger, je ne sçay comment je commençay de changer toute ceste premiere affection en luy : & quoy que je ne l'eusse point veu au visage, il faut que j'advouë que je l'aymay, de sorte que je pouvois dire que j'estois amoureuse d'un visage armé, & sans le cognoistre. Je ne sçay si l'obligation que je luy avois en estoit cause, ou si sa valeur & sa courtoisie, ou sa bonne façon m'y contraignirent : tant y a que veritablement, je n'ay peu aymer depuis ce jour que ce Chevalier incognu. Et pour preuve de ce que je dis, apres avoir attendu quelque temps, & voyant que je n'avois point de ses nouvelles, je me resolus de prendre le chemin de Gergovie & du Mont d'or : & apres avoir un peu consulté ce dessein, je le declaray à Thersandre, qui m'offrit toute assistance. Et je m'adressay plustot à luy qu'à tout autre, parce que depuis le jour qu'il avoit combatu il s'estoit entierement donné à moy : & que plusieurs fois je luy avois ouy dire qu'il desiroit infiniment de connoistre ce vaillant Chevalier qui nous avoit si bien secourus. Feignant donc de vouloir visiter mon bien, je dresse mon train, je sors de la Cour, & m'en viens chez moy, où me demeslant de tout cet embarras, je ne prens que ma nourrice pour toute compagnie, & Thersandre pour me deffendre, & nous nous mettons sur le chemin du Mont d'or. C'est un pays extremement rude & montueux, chargé presque en tout temps de neges & de glaçons : ma pauvre nourrice ymourut, & lors que je la faisois enterrer, & que j'estois merveilleusement en peine pour estre seule avec Thersandre, je rencontray Tyrcis, Hylas, & Laonice, desquels la compagnie me fut tant agreable, que pour ne la perdre je me resolus de m'habiller en Bergere comme vous me voyez, & Thersandre en Berger : & apres avoir demeuré quelque temps dans ces montagnes, pensant y trouver quelques nouvelles de celles que je cherchois, je me resolus de venir avec eux en ce pays puis que par l'Oracle il leur estoit commandé de s'y acheminer : & pensay aussi puis que je m'aprochois de Gergovie, que je pourrois peut estre trouver ce Chevalier à qui j'ay tant d'obligation.

      Madonthe alloit de cette sorte racontant sa fortune, & non sans moüiller son visage de pleurs, cependant que Paris & les Bergers discouroient ensemble, ne se pouvant si tost endormir pour estre tous atteints de ce mal d'esprit qui sur tous les autres est ennemi du sommeil. Car Tyrcis mesme aymoit encores sa Cleon morte, quoy qu'il n'eut plus d'esperance de la revoir ; & parce qu'entre tous il n'y en avoit point qui fut plus libre que l'inconstant Hylas, c'estoit aussi celuy qui portoit avec moins d'incommodité son amour. Et de fortune Tyrcis ayant la pensée en sa chere Cleon ne peut s'empescher de souspirer fort haut, & en mesme temps Silvandre en fit de mesme. Voila, dit Hylas, deux souspirs bien differents. Et comment l'entendez vous ? dit Paris : Jel'entens ainsi, & m'imagine que Silvandre souffle de cette sorte pour esteindre le feu qui le brusle, & Tyrcis pour r'alumer celuy qui l'a bruslé autrefois : Hylas parle fort bien, dit Tyrcis, quand il dit qu'il s'imagine telle chose : car aussi n'est ce qu'une pure imagination d'une ame qui ne sçait pas aimer. Et vous aussi Tyrcis, respondit Hylas, me reprochez que je ne sçay pas aymer ? je pensois qu'il n'y eust que ce fantastique Silvandre qui deust avoir cette opinion. Si chacun, dit Tyrcis, jugeoit avec la raison, vous mesmes le croiriez comme nous. Comment, dit Hylas, se relevant sur un coude, que pour bien aymer il faut idolatrer une morte comme vous ? Si vous sçaviez bien aimer, adjouta Tyrcis, il n'y a point de doute que si vous aviez une rencontre aussi malheureuse que la mienne vous y seriez obligé par le devoir. Et quoy ? repliqua l'inconstant, on verroit Hylas amoureux d'un tombeau ? & si j'avois la jouyssance de mes amours, comme en fin tout amant la desire, qu'en naistroit-il, Tyrcis, que des cercueils ? Quant à moy Berger, je ne veux point de tels enfans, & par consequent n'aymeray jamais telles maistresses. Mais venons à la raison. Quel contentement & quelle fin proposez vous à vostre amour ? Amour, dit-il est un si grand Dieu, qu'il ne peut rien desirer hors de soy mesme : il est son propre centre, & n'a jamais dessein qui ne commence & finisse en luy. Et partant Hylas quand il se propose quelque contentement, c'est en luy mesme d'où il ne peut sortir, estant uncercle rond qui par tout a sa fin & son commencement, voire qui commence, où il finit, se perpetuant de cette sorte, non point par l'entremise de quelque autre, mais par sa seule & propre nature. C'est bien Druyser, dit Hylas en se mocquant, mais quant à moy, je croy que tout ce que vous venez de dire sont des fables avec lesquelles les femmes endorment les moins rusez. Et qu'est ce, Hylas, dit Tircis, qui te semble plus esloigné de la verité ? Toutes les choses que vous venez de dire, respondit l'inconstant, sont de telle sorte hors d'apparence, que je ne sçaurois marquer celle qui l'est d'avantage. Qu'Amour ne desire rien hors de soy mesme ? Tant s'en faut, on voit le contraire, puis que nous ne desirons que ce que nous n'avons pas. Si vous entendiez, respondit Tyrcis, de quelle sorte par l'infinie puissance d'amour deux personnes ne deviennent qu'une, & une en devient deux, vous connoistriez que l'amant ne peut rien desirer hors de soy mesme. Car aussi tost que vous auriez entendu comme l'amant se transforme en l'aymé, & l'aymé en l'amant, & par ainsi deux ne deviennent qu'un, & chacun toutesfois estant Amant & Aymé, par consequent est deux, vous comprendriez : Hylas, ce qui vous est tant difficile, & advoueriez que puis qu'il ne desire que ce qu'il ayme, & qu'il est l'amant, & l'aymé, ses desirs ne peuvent sortir de luy mesme. Voicy bien, dit Hylas, la preuve du vieux proverbe, Qu'un erreur en attire cent. Car pour me persuader ce que vous avez dit,vous m'allez figurant des choses encores plus impossibles : à sçavoir, que celuy qui aime devient ce qu'il ayme, & par ainsi je serois donc Philis. La conclusion, dit Silvandre, n'est pas bonne : car vous ne l'aymez pas, mais si vous disiez qu'en aimant Diane, je me transforme en elle, vous diriez fort bien. Et quoy, dit Hylas, vous estes donc Diane ? Et vostre chappeau aussi n'est il point changé en sa coiffure, & vostre juppe en sa robbe ? Mon chappeau, dit Silvandre, n'ayme pas sa coiffure. Mais quoy ? dit l'inconstant, vous devriez donc vous habiller en fille : car il n'est pas raisonnable qu'une sage Bergere comme vous estes, se deguise de cette sorte en homme. Il n'y eut personne de la trouppe qui se peut empecher de rire des paroles de ce Berger, & Silvandre mesme s'en rit comme les autres : mais apres il respondit de cette sorte. Il faut s'il m'est possible, que je vous sorte de l'erreur où vous estes. Sçachez donc qu'il y a deux parties en l'homme, l'une ce corps que nous voyons, & que nous touchons, & l'autre l'ame qui ne se voit ny ne se touche point, mais se reconnoit par les paroles & par les actions : car les actions ny les paroles ne sont point du corps, mais de l'ame, qui toutefois se sert du corps, comme d'un instrument. Or le corps ne voit ny n'entend : mais c'est l'ame qui fait toutes ces choses : de sorte que quand nous aymons, ce n'est pas le corps qui ayme, mais l'ame, & ainsi ce n'est que l'ame qui se transforme en la chose aymée, & non pas le corps. Mais,interrompit Hylas, j'ayme le corps aussi bien que l'ame, de sorte que si l'amant se change en l'aymé mon Ame devroit se changer aussi bien au corps de Philis qu'en son ame. Cela, dit Silvandre seroit contrevenir aux loix de la nature : car l'ame qui est spirituele, ne peut non plus devenir corps, que le corps devenir ame : mais pour cela le changement de l'amant ou l'aymé ne laisse pas de se faire. Ce n'est donc qu'en une partie, dit Hylas, qui est l'ame, & qui par consequent est celle dont je me soucie le moins. En cela vous faites paroistre, dit Silvandre, que vous n'aymez point, ou que vous aymez contre la raison : car l'ame ne se doit point abbaisser à ce qui est moins qu'elle, & c'est pourquoy on dit que l'amour doit estre entre les esgaux, à sçavoir l'ame, aymer l'ame, qui est son esgale, & non pas le corps qui est son inferieur, & que la nature ne luy a donné que pour instrument. Or pour vous faire paroistre que l'amant devient l'aymé, & que si vous aymiez bien Philis, Hylas seroit Philis, & si Philis aymoit bien Hylas, Philis seroit Hylas, oyez que c'est que l'ame : car ce n'est rien Berger qu'une volonté, qu'une memoire, & qu'un entendement. Or si les plus sçavans disent que nous ne pouvons aymer que ce que nous connoissons, & s'il est vray que l'entendement & la chose entenduë ne sont qu'une mesme chose, il s'ensuit que l'entendement de celuy qui ayme est la mesme chose qu'il ayme. Que si la volo[n]té de l'amant ne doit en rien differer de celle de l'aymé, &s'il vit plus par la pensée qui n'est qu'un effect de la memoire, que par la propre vie qu'il respire, qui doutera que la memoire, l'entendement, & la volonté estant changée en ce qu'il ayme, son ame qui n'est autre chose que ces trois puissances ne le soit de mesme ? Par Teutates, dit Hylas, vous le prenez bien haut : encor que j'aye long temps esté dans les escoles des Massiliens, si ne puis-je qu'à peine vous suivre. Si est ce, dit Silvandre, que c'est parmi eux que j'ay apris ce que je dis. Si avez vous beau m'embroüiller le cerveau par vos discours, dit Hylas, vous ne scauriez pourtant me monstrer que l'amant se change en l'aymé, quis qu'il en laisse une partie, qui est le corps. Le corps, dit Silvandre, n'est pas partie, mais instrument de l'aymé, & de fait si l'ame estoit separée du corps de Philis, ne diroit on pas, voila le corps de Philis ? Que si c'est bien parler que de dire ainsi, il faut donc entendre que Philis est ailleurs, & ce seroit en cette Philis que vous seriez transformé si vous scaviez bien aymer, & cela estant vous n'auriez point de desir hors de vous mesme : car comprenant toute vostre amour en vous, vous assouviriez aussi en vous tous vos desirs. S'il est vray dit Hylas, que le corps ne soit que l'instrument dont se sert Philis, je vous donne Philis, & l[a]issez moy le reste, & nous verrons qui sera plus content de vous ou de moy : Et pour la fin de nostre different, il sera fort à propos que nous dormions un peu. Et à ce mot se remettant en sa place, ne voulut plus leurrespondre. Ainsi peu à peu toute cette toupe s'endormit horsmis Silvandre, qui veritablement espris d'une tres violente affection, ne peut clorre l'œil de long temps apres.

      Cependant ainsi que je vous disois, Madonte alloit racontant sa fortune à ces belles Bergeres : & parce qu'une grande partie de la nuict estoit desja passée, peu à peu le sommeil s'escoula dans les yeux de Philis & d'elle : Mais Astrée qui ne pouvoit dormir alloit entretenant Diane, qui de son costé recognoissant l'extreme affection de Silvandre, commençoit de l'aymer, quoy que cette bonne volonté prist naissance assez insensiblement, car elle mesme ne s'en prenoit garde. Au commencement ce ne fut qu'une connoissance de son merite, (aussi est-il necessaire de connoistre avant que d'aimer,) depuis sa conversation ordinaire, luy fit trouver sa compagnie agreable. Et en fin sa recherche avec tant de discretion & de respect le luy fit aymer sans nul dessein toutesfois, d'avoir de l'amour pour luy. Astrée qui avoit toutes ses pensées en Celadon ne pouvant si tost clorre l'œil, voyant que Philis & Madonthe estoient endormies, & croyant de n'estre escoutée de personne, parloit de cette sorte à Diane. Veritablement ma sœur, il nous faut advoüer qu'une imprudence attire beaucoup de peines apres elle, & que quand une faute est faite, il faut beaucoup de sagesse pour la reparer. Considerez je vous supplie, combien celle que jecommis en l'amitié de Celadon m'a raporté & me raportera d'ennuis, puis que je ne sçaurois souffrir que ma pensée espere de m'en voir jamais exempte, sinon par la mort : & encores ne pense-je pas que si apres la mort on a connoissance de ce qui s'est passé en cette vie, (comme pour certain je croy que l'on a) je n'aye dans mon tombeau mesme, le regret d'avoir commis cette offence contre la fidelité de Celadon, & ce pendant voyez à quoy cette faute m'a portée[.] Voila cette amour qu'avec tant de peine & de soing j'ay tenuë si longuement cachée, & que je ne voulois pas mesme estre cognuë à ma chere compagne, la voila dis-je à cete heure descouverte par moy mesme à des personnes estrangeres, & qui ne me sont obligées d'aucune sorte de devoir. Ah ! que si je revenois au bon heur que j'ay perdu, je me conduirois bien ce me semble avec plus de prudence. Ma sœur, respondit Diane, la foiblesse humaine a cela de propre, qu'elle ne recognoist presque jamais sa faute que quand elle en ressent le mal, d'autant que les Dieux veulent seuls estre estimez parfaits & sages. De sorte qu'il ne faut point que vous croyez que si la perte que vous avez faite de Celadon ne fust advenuë de cette façon, c'eust esté sans doute de quelque autre : car il n'y a rien de ferme ny d'entierement arresté parmi les hommes. Je ne dis pas que la prudence ne puisse esloigner, divertir, ou amoindrir un peu ces accidents ;mais croyez moy ma sœur, il faut en fin, que par la preuve nous cognoissions que nous sommes hommes, c'est à dire avec beaucoup d'imperfections. Si voyons nous, respondit Astrée, plusieurs personnes qui passent plus doucement leur vie que d'autres, ou de qui pour le moins les actions ne sont point au veu & au sceu du public, & sans aller plus loin, j'advouë que vous avez eu du malheur en Phylandre : mais qui est ce qui vous le peut reprocher ? Ah ! ma sœur, respondit Diane, il n'y a rien qui nous face de plus rudes reproches de nos fautes que la connoissance que nous en avons nous mesmes. Il est vray, repliqua Astrée, si m'advoüerez vous que tout ainsi que le bien que nous possedons est plus grand quand il est cognu : de mesme aussi le mal, dont chacun a cognoissance, est bien plus cuisant. De là vient qu'avec tant de soing chacun s'efforce de cacher les incommoditez qu'il souffre, & qu'il y en a bien souvent qui ayment mieux les avoir plus grandes, & qu'elles soient cachées & secrettes. Or ma sœur je vous ayme trop pour ne vous advertir d'une chose où ce me semble vous devez apporter tous les remedes de vostre prudence. Et puis qu'il n'y a personne qui nous escoute, je penserois user de trahison, si je ne vous decouvrois ma pensée. Car je sçay fort bien, que si autrefois j'eusse avant mon malheur rencontré une amie qui m'eut parlé si franchement, je ne serois pas en la confusion où je me trouve. Ma sœur,respondit Diane, voicy un tesmoignage de nostre amitié & de vostre bonté. Vous m'obligez infiniment de me dire non seulement cette fois, mais tousjours ce qui vous semblera de mes actions, & mesme en particulier, comme nous sommes à cette heure, que tout dort autour de nous.

      Encores que ces deux sages Bergeres eussent opinion de n'estre point ouyes si estoient elles bien fort deceues : car Laonice qui estoit de la compagnie, encor qu'elle feignit de dormir, ouyant que ces Bergeres discouroient entre elles, leur tendoit l'oreille le plus attentivement qu'il luy estoit possible, desireuse outre mesure d'aprendre de leurs nouvelles, afin de leur rapporter du desplaisir, suivant le dessein qu'elle en avoit fait. D'autre costé Silvandre voyant tous ses compagnons endormis, & oyant parler ces Bergeres reconnut ce luy sembla la voix de Diane, & desireux d'entendre leur discours, se desroba le plus doucement qu'il luy fut possible d'entre ces Bergers : ce qu'il fit aisement, parce qu'ils estoient sur leur premier sommeil, & se trainant peu à peu sur les mains & sur les genoux vers le lieu où estoient les Bergeres, fit de sorte qu'elles ne l'ouyrent point approcher : Et parce que leur murmure l'alloit guidant, il ne s'arresta qu'il ne peust bien discerner la voix de chascune, & de fortune il y arriva au mesme temps qu'Astrée reprenoit la parole de cette sorte.

      Vous ressouvenez vous des propos que jevous ay dits aujourd'huy à l'oreille quand Silvandre disputoit avec Philis ? N'est ce pas, dit Diane, de l'amitié de ce Berger envers moy ? de cela mesme, respondit Astrée. Or continua t'elle, Il faut que vous sçachiez que depuis je l'ay bien mieux recognue par les discours qu'il m'a tenus : de sorte que vous devez attendre pour chose tres-certaine une extreme affection de luy. Que si elle vous est desagreable, il faut que de bonne heure vous l'esloignez de vous, & encor ne sçay je si cela y profitera beaucoup, puis que ces humeurs particulieres, comme est celle de ce Berger ne se surmontent pas aisement, estant de telle nature qu'elles s'efforcent plus opiniastrement contre ce qui les contrarie. Que si elle vous plait il faut y user d'une tres-grande discretion, afin qu'elle ne soit recognue d'autre que de vous. Ma sœur, respondit Diane, apres avoir quelque temps pensé à ce qu'elle luy disoit, vous me faites trop paroistre d'amitié, pour vous tenir quelque chose cachée. Je vous veus donc parler à cœur ouvert, mais avec supplication que ce que je vous diray, ne soit jamais redit ailleurs, non pas mesme à Philis, si cela n'offence point l'amitié qui est entre vous. Je croirois, respondit Astrée, user d'une grande trahison, & estre indigne d'estre aimée de vous, si je faisois part à quelqu'un d'un secret que vous m'auriez fié :& quant à ce qui concerne Philis, soyez seure, ma sœur, que tout ainsi que je ne feray jamais chose qui puisse blesser l'amitié que je luyporte, de mesme ne me fera t[']elle jamais offencer celle que je vous ay jurée. Ce n'est pas, dit Diane, que je sois en doute de la discretion de Philis, mais c'est que si je pouvois je me cacherois à moy mesme. Et à ce mot s'estant teuë pour quelque temps, elle recommença ainsi. Lors ma sœur, que je perdis Phylandre, comme je vous ay raconté, le desplaisir m'en fut si sensible, qu'apres l'avoir plaint fort long temps, je fis resolution de n'aymer jamais rien, & de passer de cette sorte le reste de ma vie en un eternel veufvage. Car encor que Phylandre ne fust pas mon mary, si crois-je que sans doute il l'eust esté s'il eust survescu Philidas. En cette resolution je vous puis jurer avec verité que j'ay vescu jusques icy autant insensible à l'amour, que si je n'eusse point eu d'yeux ny d'oreilles, pour voir ny ouyr ceux qui se sont presentez. Amidor, cousin de Phyllidas en peut rendre preuve, qui encor que d'une humeur volage, ne laissoit d'avoir des parties assez recommandables pour se faire aymer, & qui avant qu'espouser Alfarante, m'a plusieurs fois representé la volonté de son oncle, voire celle de Phyllidas, & offert de me prendre à toutes les conditions que je luy voudrois donner : Tesmoin le pauvre Nicandre, je l'appelle pauvre, pour l'estrange resolution que mon refus luy fit prendre : Et bref tesmoins tous ceux qui depuis ce jour l[à] ont eu la volonté de m'aymer. Tant y a que la memoire de Phylandre m'a jusques à cejour de telle sorte deffendüe de semblables coups, que je puis jurer n'avoir pas mesme eu en pensée que cela peust estre. Mais il faut confesser que depuis la feinte recherche de Silvandre, je me sens beaucoup changée, & vous supplie de considerer ce que je vay vous dire. Je sçay que ce Berger, au commencement pour le moins, ne m'a servie que par gageure : & toutesfois dés qu'il a commencé j'ay eu sa recherche agreable, & au contraire, je sçay que le gentil Paris m'ayme veritablement, & que pour moy il laisse la grandeur de sa naissance : & toutesfois quelque merite que je recognoisse en luy, il est impossible qu'il face naistre en moy tant soit peu d'amour, & proteste que toutes les fois que je le considere, & que je me demande de quelle volonté je suis envers luy, je trouve que ce n'est point d'autre sorte que s'il estoit mon frere. D'en trouver la raison, il m'est impossible : mais tant y a que cela est tres-veritable. Or ma sœur, si je dis que j'ayme d'autre façon Silvandre, ne croyez pas pour cela que je sois esprise d'amour pour luy, mais ouy bien que je ressens les mesmes commencements, que si j'ay bonne memoire, je ressentois à la naissance de l'amitié de Phylandre. Et qu'est ce ma sœur, respondit Astrée, qui vous plait le plus en luy ? Premierement, dit Diane, je ne voy point qu'il ait jamais rien aymé, & cela ne se peut pas attribuer à une stupidité d'entendement, veu qu'il montre bien le contraire par ses discours. Etpuis il se sousmet je ne sçay comment, & me donne une si absolüe puissance sur sa volonté qu'il ne dit jamais parole qu'il ne craigne de m'offenser. Outre cela, c'est une discretion tousjours continuée que toute sa vie, & ne voyez rien en luy de trop ny de trop peu : Et en fin, & qui est veritablement la cause principale de mon amitié, c'est que je le juge homme de bien, rond & sans vice. Je vous asseure, ma sœur, respondit Astrée, que je recognois les mesmes conditions en ce Berger, & que quant à moy je juge que si le ciel vous destine à aymer quelque chose vous estes heureuse si c'est ce Berger. Mais si faut-il que vous y usiez de vostre prudence ordinaire, si vous n'en voulez avoir du desplaisir. Je ne sçay, ma sœur, dit Diane : pourquoy vous me tenez ce langage : car sçachez qu'encores que je l'ayme mieux qu'autre que j'aye veu depuis la perte de Philandre, ce n'est pas pour cela que je vueille qu'il le sçache, ny que j'aye intention de luy permettre de me servir : & s'il est si outrecuidé que de me le declarer, qu'il s'asseure que je le traiteray de sorte qu'il n'aura jamais la hardiesse de m'en parler deux fois. Mais ma sœur, dit Astrée, quelle est donc vostre intention ? de nous punir tous deux respondit Diane : Je veux dire de le chastier de la hardiesse qu'il aura euë de m'aymer, & me punir aussi de la faute que j'ay faite de l'avoir agreable, afin d'estre pour le moins plus juste que bien advisée. Ma sœur, dit Astrée, ce dessein est tres pernicieux : car en cela vous ne vousrapporterez nulle satisfaction, mais beaucoup de peine, & peut estre une extreme confusion. Prenez garde, que voyant un caillou, vous n'y apercevez point de feu, mais si vous le frapez, ou avec un autre caillou, ou avec quelque chose de plus dur, vous le voyez incontinent tout couvrir d'estincelles, & par ainsi le feu caché se descouvre. Faites estat que de mesme ces jeunes cœurs qui ayment bien, s'ils ont de la prudence, cachent discrettement leurs affections, & n'en donnent la veuë qu'à ceux qui en doivent avoir cognoissance : Mais quand il sont hurtez, je veux dire quand une trop grande rigueur les outrage, ils sont si transportez de leur passion, qu'il leur est impossible qu'ils la puissent dissimuler, & Dieu sçait si cela peut estre sans mettre un grand trouble en l'ame de celle pour qui ces choses se font : car de quelque costé que ces discours puissent tomber, ils ne peuvent estre à l'advantage d'une fille. Vostre sagesse, ma sœur, vous feroit bien conseiller une autre, mais chacun a les yeux clos le plus souvent pour soy mesme : c'est ce qui m'a convié à vous de mander dés le commencement si vous aymez ou n'aimez pas ce Berger. Car si vous ne l'aymez point, il faut d'abord retrancher toute conference & toute pratique, mais si entierement & si promptement qu'il ne luy reste nul espoir, ny à ceux qui descouvriront son affection aucun soupçon que vous y ayez jamais consenti. Et il ne faut point se flater en cela, de dire qu'une femme ne peut non pluss'empescher d'estre aymée que d'estre veuë. Ce sont des comptes pour endormir les personnes moins ruzées, puis qu'en effect il n'y a celuy qui ne se desparte de telle entreprise, si dés le commencement toute esperance luy est ostée, non pas d'une partie, mais du tout. Que si nous en voyons quelques opiniastres c'est pour quelques jours seullement, estant certain que l'amour non plus que le reste des choses mortelles ne peut vivre sans nourriture, & que la propre nourriture d'amour c'est l'esperance. Mais si vous l'aimez ainsi que vous m'avez dit, & comme à la verité il le merite : ce seroit, ma sœur une grande imprudence ce me semble de vouloir vous ravir ce qui vous plait. Mais, dit Diane, ce qui plaist n'est pas tousjours ny honorable ny raisonnable, & cela n'estant pas, la vertu nous ordonne de nous en deporter : & quant à moy, j'aymerois mieux la mort que de faire autrement. Je ne doute point de ce que vous dites, respondit Astrée, estant trop certain[e] de la vertu de Diane : mais voyons donc si cette action est contraire à la raison ou à l'honneur. Est ce contre la raison d'aimer un gentil Berger, sage, discret, & qui a tant esté favorisé de la nature ? Quant à moy je juge que non, tant s'en faut il me semble raisonnable : Or rien de raisonnable ne peut estre honteux, & ne l'estant point je ne vois pas qu'il y ait apparence de douter de ce que vous disiez. Il est aysé, adjousta Diane, de conclure icy à l'advantage de ce Berger, n'y ayant personne quiy contredise, mais si quelqu'un vous proposoit, Est il raisonnable que Diane qui a tousjours esté en consideration parmy les Bergeres de cette contrée, espouse par amour un Berger inconnu, & qui n'a rien que son corps & ce que sa conduite luy peut acquerir ? je ne croy pas que vous prissiez la premiere opinion. Et cette consideration est cause que je suis entierement resoluë de souffrir sa recherche & son affection, tant que je pourray feindre de ne la croire : mais s'il me reduit à tel poinct que je ne puisse plus me couvrir de cette ruze dés l'heure que cela m'aviendra, je proteste que jamais je ne luy permettray de me voir, ou s'il me voit de m'en parler, ou s'il m'en parle & qu'il m'ayme, je me traitteray de sorte, que s'il vit je croiray qu'il ne m'aymera plus. Et vous, dit Astrée, que deviendrez vous cependant ? Je l'aymeray sans doute, respondit Diane, & en l'aymant, & vivant de cette sorte avec luy, je puniray l'offence que j'auray faite de l'aymer. Je prevois, adjousta Astrée, que ce dessein vous prepare plus de peines & de mortels desplaisirs que la vanité qui le vous fait faire ne vous donnera jamais de faux contentemens.

      Cependant que ces Bergeres discouroient de cette sorte, pensant que personne ne les ouyt, Laonice estoit si attentive, que pour n'en perdre une seule parole, elle n'osoit pas mesme souffler, parce qu'il n'y avoit rien qu'elle desirast avec plus de passion que de descouvrirles nouvelles qu'elle aprenoit. Mais Silvandre y demeuroit ravy, & lors qu'il oyoit au commencement les favorables paroles que Diane disoit, combien s'estimoit-il heureux ? puis quand il escoutoit les conseils d'Astrée, & la deffence qu'elle faisoit de son merite, combien luy estoit-il obligé ? Mais quand sur la fin il vit la resolution que Diane prenoit, ô Dieux qu'est ce qu'il devint ! Il fut tres à propos pour luy que ces Bergeres s'endormissent : puis qu'il luy eust esté impossible de ne donner connoissance qu'il estoit là par quelque cuisant souspir. Car de s'en aller pour souspirer à son aise loin d'elle, il ne pouvoit obtenir cela sur luy mesme, estant trop desireux d'escouter la fin de leur discours : de sorte que ce fut un grand bien pour luy que ces Bergeres apres s'estre donné le bon soir s'endormissent. Car il se retira vers ses compagnons, aussi doucement qu'il en estoit party, & ayant repris sa place, & bien regardé si quelqu'un de ces Bergers ne veilloit point, & trouvant qu'ils estoient tous profondement endormis, il se mit à la renverse, & les yeux en haut, il consideroit à travers l'espesseur des arbres les estoiles qui paroissoient, & les diverses chimeres qui se forment dans la nuë : mais il n'y en avoit point tant ny de si diverses, à ce qu'il disoit luy mesme, que celles que les discours qu'il venoit d'ouyr lui metoient en la pensée, achetant par là bien cherement le plaisir qu'il avoit eu de sçavoir que sa Diane l'aimoit : estant en doute s'il estoit plus obligéà sa curiosité qui luy avoit fait avoir cette cognoissance, que desobligé pour avoir apris la cruelle resolution qu'elle avoit faite. Cette imagination fut debatuë en son ame fort long temps : en fin Amour par pitié luy permit de clore les yeux, & y laisser couler le sommeil pour enchanter en quelque sorte ses facheuses incertitudes.

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LE
SEPTIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.


      Mais il est temps de revenir à Celadon que nous avons si longuement laissé dans sa caverne, sans autre compagnie que celle de ses pensées, qui n'avoient autre sujet que son bon heur passé, & son ennuy present. Quinze ou seize jours s'escoulerent de cette sorte avec si peu de soucy de sa vie, que la tristesse le nourrissoit plus qu'autres choses qu'il se souciast de manger. Tout son plaisir estoit en ses imaginations, avec lesquelles il passoit les jours & les nuicts, qui luy estoient mesme chose, puis qu'esloigné des yeux d'Astrée, les uns & les autres ne luy sembloient que des tenebres[.]Il n'avoit jamais eu accident en sa vie qui ne luy revint lors en la memoire, & par malheur il s'arrestoit tousjours d'avantage en ceux qui luy avoient esté plus ennuyeux, comme plus convenables à l'estat où il se retrouvoit. Que si de fortune il s'amusoit quelque temps aux autres, il se reprenoit incontinent de ce qu'il tournoit en une saison si triste les yeux de son ame sur quelque subjet de contentement. Passant son âge en ces tristes exercices, & prenant de si mauvaises nourritures, son visage se changea de sorte qu'il n'estoit pas connoissable. Et ne faut point douter qu'il estoit impossible qu'il vesquit long temps, si le ciel qui peut estre le reservoit à quelque fortune meilleure ne luy eust envoyé du soulagement.

      Le jour mesme qu'il estoit eschappé des mains de Galathée par l'aide d'Adamas, de Silvie & de Leonide, Galathée fut contrainte de suivre sa mere Amasis à Marcilli, à cause de quelques resjouyssances & feux de joye qui se devoient faire pour les heureux succez qu'avoient eu les desseins de Clidamant en l'armée des Francs. Mais quand elle y fut arrivée, & qu'elle sceut que Celadon estoit eschappé, elle entra en une si grande colere contre Leonide qu'elle luy deffendit sa presence. Cette belle Nimphe estant lasse du tracas de la Cour se retira chez son oncle Adamas, qui avoit mesme soin d'elle que si elle eust esté sa fille, tant pour luy estre si proche, que pour la recommandation que Belizar son frere luy enavoit faite à sa mort. Et quoy qu'elle vist tous ses services passez estre perdus, & qu'elle n'en devoit rien esperer, si estoit elle bien aise d'avoir recouvré la liberté à ce prix, mais plus encores pour l'esperance qu'elle avoit de voir Celadon, pensant qu'il fust aupres d'Astrée, ne se pouvant figurer que l'aymant avec tant de violence, le rude commandement qu'elle lui avoit fait le peut empescher d'y retourner. Et quoy qu'elle sceust bien que cette affection luy ostoit toute esperance d'estre aymée du Berger, si se representoit elle que se luy seroit une douce vie de passer les jours aupres de luy. Cela fut cause que trouvant Paris fort disposé à semblable visite deux jours apres qu'elle fut arrivée chez son oncle, ils allerent ensemble dans le hameau de ces Bergers : mais elle fut bien estonnée quand demandant des nouvelles de Celadon, elle entendit qu'il n'y estoit point venu, & que tant s'en faloit o[n] l'y croyoit mort. Elle ne laissa toutefois pour le contentement de Paris, qui estoit amoureux de Diane, d'effectuer le dessein qu'elle avoit fait pour le sien propre, à sçavoir de visiter fort souvent cette bonne compagnie, outre que veritablement il y avoit du plaisir pour elle en une si douce conversation. Vivant donc de cette sorte elle se rendit si familiere parmi ces Bergeres, qu'elles l'aymoient infiniment, & par son commandement vivoient avec elle comme si elle eust esté Bergere, à quoy elle se plaisoit de sorte que soudain qu'elle pouvoit prendre quelque loisir, elle s'y en alloitquelquesfois en compagnie de Paris, & bien souvant seule, n'y ayant guiere plus d'un demie lieuë de la maison où elle demeuroit jusques aux hameaux de ces Bergeres, & le chemin encores estoit tant agreable, à cause de la douce riviere de Lignon, & des bocages qui s'y rencontroient qu'il estoit impossible de s'y ennuyer. Il avint donc qu'estant resoluë un jour de s'y en aller toute seule, elle alla passer sur le pont de la [B]outeresse, & descendant le long des rives de Lignon. Encores qu'il n'y eust point de sentier si pres de la rive, elle ne laissoit de s'y faire chemin pour le plaisir qu'elle prenoit de voir le poisson qui dans la claire eau de la riviere s'en alloit à petites troupes, se joüant ensemble le long du bord, & poursuivant ainsi son voyage, se trouva sans y penser pres de la fontaine où Celadon souloit cueillir le cresson dont il se nourrissoit. Et de fortune le Berger s'estant couché sur le bord s'y estoit endormy un peu auparavant. D'aussi loing que la Nimphe l'apperceut, elle le prist pour Licidas, parce que ces deux freres estoient presque d'une mesme taille, & avoient accoustumé d'aller vestus l'un comme l'autre : & quoy que Celadon fut un peu plus grand, & eust le visage beaucoup plus blanc & plus agreable, si est ce que s'approchant de luy elle y fust deceuë, tant pource qu'elle creut asseurement que Celadon n'estoit pas en cette contrée, que pour le changement de son visage, ou pour l'opinion qu'elle avoit que Licidas plein de jalousie, comme elle sçavoitbien qu'il estoit, se retiroit ainsi seul par ces lieux esgarez. Tant y a qu'elle s'assit aupres de Celadon, pensant qu'il fust Lycidas, mais voyant qu'il ne s'esveilloit point, elle r[e]solut de continuer son voyage & le laisser en repos. Il estoit couché sur le costé, & le petit sac où il souloit tenir ses lettres paroissoit un peu hors de sa poche, d'autant que sa juppe s'estoit retroussée. Elle y porta curieusement la main, & le tirant doucement sans qu'il s'esveillast, fit dessein de voir ce que c'estoit, & le luy faire chercher quelque temps avant que de le lui rendre, si c'estoit chose qui en meritast la peine. Elle part donc avec ce larcin, & laisse ce Berger endormi, qui incontinent apres se resveilla. Et parce que le Soleil commençoit de passer sa chaleur plus ardante, & qu'il ne s'estoit mis aupres de ceste fontaine que pour jouyr du frais que son onde & l'ombrage des arbres voisins y conservoient, il partit de ce lieu, & se mit dans le plus sauvage du bois. Mais d'autant que tout son entretien estoit de la memoire de sa Bergere, il ouvre la petite boite qu'il portoit au col, où estoit le portraict d'Astrée, & apres l'avoir contemplé quelque temps, il leut les paroles qu'il avoit autresfois escrites sur l'autre costé qui estoient telles.

      Privé de mon vray bien, ce bien faux me soulage.

      Helas ! disoit-il, ô miserable Celadon ! que c'est bien maintenant que tu peux dire, que privé de ton vrai bien ce bien faux te soulage, puis que tu n'as plus que des biensimaginaires, les autres t'ayant esté ravis par la personne mesme de qui tu les tenois. Et puis considerant le pourtrait, & parlant à luy comme si c'eust esté Astrée mesme : Est-il possible, disoit il, ô ma belle Bergere ! que je vous aye dépleu ? Mais est il possible que vous ayant despleu je vive encore ? Que je vous aye despleu, il est impossible, selon ma volonté : mais que je vive apres cette faute, il est impossible selon mon affection. Et demeurant sur ceste consideration quelque temps muet il reprit ainsi la parole. Si elle veut que je vive, pourquoy me bannit elle du lieu où seulement je puis vivre ? Et si elle veut que je meure, pourquoy ne me l'a t'elle commandé absolument ? Mais quel plus exprez commandement faut-il que nous attendions que celuy qu'elle m'a fait de ne me presenter jamais devant elle ? Puis qu'elle sçait bien que sa veuë est ma vie, me deffendant ceste veuë, ne me commande t'elle pas de mourir ? Et lors se reprenant : Cela sans doute, disoit-il suffiroit pour me faire chercher le trespas, si je ne sçavois que ce qui est raisonnable au jugement des autres, est sans force de raison en elle. Il semble à chacun que c'est chose juste d'aymer celuy dont il est aymé, & que l'amitié ne se paye que d'amitié : & au contraire elle juge raisonnable de hayr ceux qui l'adorent, pourquoy donc ne dois je croire que ce commandement de vivre esloigné d'elle, est plustost pour me faire souffrir d'avantage en vivant, que pour me faire abreger mes peines par une mort advancée ? Mais ce n'est pasencor ce qu'elle veut de moi, puis qu'elle sçait bien que je ne puis vivre ainsi. A t'elle jamais demandé de moy que des preuves impossibles ? Tesmoins, disoit-il peu apres, les commandemens que de bouche, & par lettres elle m'a faits si souvent de faindre d'aymer quelque autre, & rendre ceste fainte accompagnée de ces veritables demonstrations qui sont ordinairement avec les plus parfaictes amitiez : Et lors resserrant ce cher pourtraict pour lire les lettres où ce commandement luy estoit faict. Or sus, disoit il, vivons donc pour sa gloire, puis que nous ne le pouvons faire, pour nostre contentement. Et à ce mot ayant remis sa petite boite dans son sein, il voulut prendre les lettres qu'il portoit en sa poche, serrées dans un petit sac : mais l'y ayant quelque temps cherché en vain, il s'assit en terre, & espancha sur l'herbe tout ce qu'il avoit en l'une & en l'autre, & voyant qu'en effect ce qu'il cherchoit n'y estoit point, il ramasse dans un pan de son saye tout ce qui estoit en terre, n'ayant pas le loisir de le remettre en ses poches, & s'en court en sa caverne pensant l'y avoir oublié. Mais, apres beaucoup de peine, il ne le peust trouver : car c'estoit ce que Leonide avoit desrobé. Il n'y eust feüille en sa caverne, ny de sa caverne à la fontaine, ny de la fontaine aux lieux où il avoit esté ce jour là qu'il ne tournast & retournast de sa main, voire de petits festus qu'il n'y avoit pas apparence qui le puissent couvrir, tant estoit grand le desplaisir de cette perte,& le desir de la recouvrer. Car outre qu'il tenoit ces lettres cheres, comme escrites de la main de sa Bergere, encore les aymoit-il comme les tesmoins & de son bon heur & de sa fidelité, & comme le plus doux entretien qu'il peut avoir en la miserable vie qu'il menoit. Enfin voyant qu'il se travaillo[i]t en vain, & qu'il n'y avoit plus d'esperance de trouver ces cheres lettres : helas ! dit il croisant les bras l'un dans l'autre, & regardant pitoyablement le Ciel, comme luy demandant justice : helas ! quel injuste Demon m'a ravi le peu de contentement qui me restoit ? Demon, pour certain faut il bien qu'il soit, puis que nulle personne n'a esté icy, & quand elle y eust esté, elle n'eust peu avoir le courage de commettre une si grande cruauté : puis dépliant les bras, joignant les mains & entrelassant les doigts ensemble, laissoit aller ses bras nonchallamment sur ses cuisses. Tu estois encor trop heureux, disoit-il, ô Celadon ! en ceste miserable vie, ayant ces heureux tesmoignages de ta felicité passée : il ne falloit pas que la volonté d'Astrée estant de te combler de toute sorte d'infortune, ces cheres & douces memoires contrevinssent à ce qu'elle avoit resolu.

      Console toy donc en ta perte, & remercie le ciel qui se rend si conforme à la volonté de ta Bergere, qu'elle mesme ne le sçauroit desirer d'avantage, & fay paroistre qu'il n'y a rigueur d'elle, ny force du Ciel qui t'en lasse, ny qui t'en separe jamais. Aussi ne faloit-il pas que pour te rendre affligé de toute espece demal-heur tu perdisses toute espece de consolation.

      Cependant Leonide bien aise de son larcin s'estant à grands pas esloignée de ce Berger, toute curieuse alloit ouvrant les nœuds du petit sac, & voyant qu'il n'y avoit que des lettres, elle creut que c'estoient de celles de Philis. Desirant donc outre mesure de voir les secrets de cette Bergere, elle s'assit sous un arbre, & les desployant toutes en son giron, la premiere qu'elle rencontra, fut telle.


LETTRE
D'ASTRÉE A CELADON.


      Que vous m'aimiez, je le croy, & vous le pouvez cognoistre en ce que j'ay agreable que vous m'en asseuriez. Que si vous aviez autant de cognoissance que de ressentiment d'Amour, par la permission que je vous donne de me dire que vous m'aimez, vous jugeriez que je vous ayme, & par là vous seriez asseurée que vous avez de moy, ce qu'il semble que vous souhaittiez seulement pour estre heureux. Si apres ceste declaration vous n'estes content, je diray que vous n'aymez point Astrée, puis que l'amitié ne doit rien desirer que l'amitié.


      Quand Leonide lisant cette lettre rencontra le nom d'Astrée, elle s'arresta tout court, & approchant le papier de ses yeux, releut deux ou trois fois ce mot. Enfin se ressouvenant de la jalousie qui avoit esté entre Celadon, Licidas, Astrée & Phils, elle creut que peut-estre n'estoit-elle pas mal fondée, & qu'en effect Astrée pouvoit bien avoir aymé Licidas : & pource la repliant la mist en son sein, & en prist une autre qu'elle trouva telle.


LETTRE
D'ASTRÉE A CELADON.


      N'advouerez vous pas à ce coup, mon fils, que je vous ayme plus que vous ne m'aymez, puis que je vous envoye mon pourtrait, n'ayant jamais peu obtenir le vostre par toutes mes prieres ? Mais Amour est juste en cela, puis qu'il sçait bien qu'il faut tousjours secourir premierement ceux qui en ont plus de necessité. La foiblesse de vostre amitié avoit plus de besoin de ce souvenir, que non pas la mienne. Recevez le donc pour tesmoignage de vostre deffaut. Qu'en croyez vous Celadon ? penseriez vous estre aymé de moy, si je doutois de vostre affection ? Je memocque, Berger : car si j'avois ceste opinion de vous, je ne voudrois pas que vous eussiez ceste creance de moy. Et pource ne doutez point, tant que je vous feray paroistre d'avoir memoire de vous, que ce ne soit un gage tres-asseuré de l'estat que je fay d'estre veritablement aymée de mon fils.

      Seroit-ce point, disoit Leonide toute estonnée, que Licidas ayant trouvé apres la perte de son frere ces lettres entre ses meubles plus chers les eust gardées pour l'amitié qu'il luy portoit, ou de peur que ses secrets d'Amour n'eussent esté veus par quelque autre ? Mais si cela estoit, il ne les porteroit pas sur luy de crainte de les perdre. Que seroit-ce donc, & comment les auroit-il euës ? Et lors jettant la main sur la premiere qui se presenta elle la trouva telle.


LETTRE
D'ASTRÉE A CELADON.


      Il vous sied bien, mon fils, d'avoir moins de courage que moy, vous dites que c'est un signe que j'ayme moins que vous : mais voyez comme je l'entends au contraire. Ce qui me faict supporter toutes les peines qui se presentent pour vous, c'est sans plus l'amitié queje vous porte. Doncque cette affection qui me fait surmonter les plus grandes peines doit estre la plus grande, & ainsi ce courage que vous blasmez en moy est une vraye marque de mon affection. Ne vous laissez donc plus emporter à l'ennuy que vous donnent nos communs ennemis, (c'est ainsi Celadon que je les nomme, & non pas nos peres) si vous voulez que je croye vostre amitié esgale à celle qui me fait non seulement surmonter, mais mespriser pour vous toutes sortes de peines & d'incommoditez.

      Leonide leut cette lettre, sans sçavoir presque ce qu'elle lisoit, parce que se representant le Berger à qui elle avoit pris ce petit sac, & se ressouvenant d'en avoir oüi dire quelque chose à Galathée, lors que Celadon fut trouvé sur le bord de Lignon, elle entra en quelque opinion que ce fust luy, & non pas Licidas : & lors considerant de plus pres ces papiers, elle s'en, asseura d'avantage quand elle en vit quelques uns qui monstroient d'avoir esté moüillez : mais beaucoup plus encores lors que regardant le sac elle trouva que le cuir s'estoit retiré & ridé en certains lieux, car elle recognut par là que veritablement c'estoit cestuy cy dont Galathée luy avoit parlé. O Dieux ! dit elle, frappant des mains ensemble, il n'en faut point douter, c'est Celadon. Mais où avois-je les yeux, que je ne l'ay pas cogneuquand je l'ay veu ? Et lors ramassant en diligence tous ces papiers elle les resserre, & s'en retourne bien plus viste à la fontaine où elle l'avoit laissé qu'elle n'en estoit pas venuë. Mais elle fut bien fachée de ne l'y trouver plus. Ah ! fontaine, disoit elle, & vous sejour solitaire, rendez moy ce que je vous ay laissé. Rendez le moy ce Berger, duquel ne voulant interrompre le repos, j'ay perdu entierement le mien. En proferant ces paroles elle alloit tournant la veuë tout à l'entour, pour voir si elle en pouvoit apprendre quelque nouvelle. Mais elle n'avoit garde : car il s'estoit desja retiré tout triste en sa caverne, apres avoir cherché en vain, ce qu'elle luy avoit desrobé. En fin Amour, qui est prudent, luy fist prendre garde que l'herbe depuis la fontaine jusques assez loin de là estoit foulée comme un sentier nouveau, & qui n'est pas bien encor battu. Elle jugea, & certes fort à propos, que ce sentier la conduiroit où s'estoit retiré ce Berger : & de fait c'estoit la verité que Celadon ayant accoustumé de passer par là lors que de sa caverne, il s'en venoit en ce lieu, en avoit fait si souvent le chemin, que l'herbe en estoit foulée comme d'un nouveau sentier. Le prenant donc pour son guide, elle ne l'eust point suivy, cinq ou six cens pas, qu'elle se trouve proche du Rocher où Celadon faisoit sa retraitte : toutefois d'autant que les arbres & buissons qui luy estoient à l'entour, le couvroient tout, elle eust presque peur de s'en approcher, craignant que ce ne fut lerepaire de quelque loup ou sanglier, ou pour le moins de quantité de serpents. Et comme elle estoit en suspens, il luy sembla d'oüir souspirer : ce qui lui fit cognoistre qu'il y avoit quelqu'un : mais jugeant aussi que les couleuvres & serpens sifflent quelquesfois presque de la sorte, elle ne s'en approchoit qu'avec apprehension, & si doucement que Celadon qui estoit dedans ne s'en aperceut point. Mais encor qu'à sa venuë, elle eut fait plus de bruit, le Berger [n]e s'en fust pas pris garde, tant il estoit attentif à ce qu'il pensoit. Et lors que suivant le sentier qui la conduisoit, elle eust fait le tour du buisson, & qu'elle fut venuë pres de l'entrée par le costé de la riviere, elle l'oüit souspirer beaucoup plus haut, & quelquesfois parler, mais entendre les paroles encor que le murmure de la voix, vint jusques à ses oreilles, cela fut cause qu'avec plus d'asseurance, elle vint doucement jusques à l'entrée, & se joignant contre le Rocher, & puis mettant peu à peu la teste dedans, elle l'oüit parler de cette sorte. Commençons desormais à bien esperer, ô mon cœur, puis que tout ainsi que la mesche de la lampe acheve de brusler, lors que le feu a consumé toute l'huyle : de mesme devons nous croire que nostre mal-heur finira, ayant desormais consumé peu à peu tous les biens & contentemens qui nous restoient. Heureuse perte que je te cheris, si par ton moyen, je puis sortir de la miserable vie que je treine. Ah ! que je beniray le jour quevous m'avez esté ravis, ô mes chers papiers ! si vostre regret me peut faire mourir, puis que je ne dois esperer que mes ennuis cessent, qu'avec ma vie. Leonide qui l'escoutoit, fut touchée de tant de compassion, recognoissant que veritablement c'estoit Celadon, & fut surprise d'une si soudaine joye, qu'encores qu'elle eust resolu de le laisser plaindre & l'escouter plus long temps, si fut elle contrainte de s'en aller à luy les bras ouverts en luy criant : Ah ! Celadon, c'est trop se plaindre, c'est assez avoir eu de tristesse & de desplaisir : il est temps de changer de vie, & de passer plus doucement vos jours. Si Celadon fut surpris oyant ceste voix tout à coup, & la voyant venir à luy, on le peut assez juger, puis que depuis le temps qu'il estoit venu en ce lieu, il n'y avoit veu personne, & qu'ayant l'esprit entierement en ses pensées, elle fut aupres de luy avant qu'il eust seulement oüy ce qu'elle disoit. Il se releva en sur-saut : mais la surprise fut telle, qu'il fut contraint de se rassoir, tant la vie qu'il avoit menée, & la mauvaise nourriture qu'il prenoit ordinairement l'avoient affoibly. Lors la Nymphe pour luy donner loisir de revenir à luy mesme, s'assit sur son lict, & luy prenant la main : Et bien Celadon, luy dict-elle, enfin estoit ce pour faire ceste vie que vous desiriez avec tant d'impatience de sortir d'entre les mains de Galathée ? Est-il possible que nostre compagnie vous fut tant desagreable que vous la voulussiez fuyr pour celle des rochers & des bois ? Le Bergeralors ayant repris ses esprits luy respondit froidement : vous voyez belle Leonide, à quoy m'a reduit Amour, & jusqu'où peut parvenir la puissance que vous avez sur ceux qui vous ayment. Comment, dit-elle, est il possible que l'Amour d'autruy vous ait fait mespriser de ceste sorte vostre propre conservation ? Mais est-il possible, respondit le Berger, que vous qui vous vantez de sçavoir aimer, ayez doute que mon affection ne me puisse encor porter à de plus grandes extremitez ? Pour le moins, repliqua la Nimphe, si j'avois à mourir, j'en voudrois demander la raison à celui qui me condamneroit. Et quelle autre meilleure raison, adjousta Celadon, dois je desirer d'en sçavoir, sinon que celle qui peut tout sur moy le veut ainsi ? Tellement que la raison de mon mal sera que mon bien lui déplaist. Miserable condition, dit la Nimphe en le pleignant, que la tienne Celadon ! Tant s'en faut, dit-il, voyez sage Nimphe, combien vous estes deceuë. Je ne sçaurois desirer plus de bien que le mal que je souffre : car en pourrois je souhaitter un plus grand que de lui plaire ? Et si mon mal lui plaist me pourrois je douloir ? Tant s'en faut ne me dois-je point resjouyr de ce qui lui est agreable ? Et alors s'escriant, ô heureux Celadon, dit-il, & en une chose moins heureux, qu'Astrée ne sçait pas que tu es heureux ! Leonide luy oyant tenir ce langage demeuroit tant estonnée qu'elle le regardoit avec admiration. Enfin apres avoir esté quelque temps muette, elle dict, J'advoüe Berger, que si c'est aimer que ce quevous faites, il n'y a que vous entre tous les hommes qui sçachiez aimer : mais prenez garde que comme l'abus se mesle ordinairement parmi toutes les choses bonnes pour les corrompre & gaster, de mesme la melancolie & l'opiniastreté ne prennent place parmi vostre amitié. J'ay fort peu de soucy, respondit le Berger, de tous les accidens qui me peuvent arriver, pourveu que mon amour n'y soit offencée : Mais, dit Leonide, aymez vous bien Astrée ? Vous me faictes, respondit-il une demande à laquelle vous pourriez bien respondre sans moy.

      Si vous l'aimez, continua la Nimphe, vous devez doncques aimer ce qui est à elle, & si cela est, pourquoy ne vous aymez vous, puis que vous estes tellement sien, que vous cessez d'estre vous mesme. Puis que j'ayme Astrée, repliqua le Berger, je dois hayr tout ce qu'elle hait. Astrée veut mal au miserable Celadon : pourquoy donc, belle Nimphe, ne luy porteray-je toute la hayne qui me sera possible ? Chacun, dit-elle, est plus obligé à sa propre conservation qu'à la haine ou amitié d'autruy. Ces loix, interrompit incontinent le Berger, sont bonnes & recevables parmi les hommes, mais non pas parmi les amants. Et quoy ? dict la Nimphe, laisse t'on d'estre homme quand on devient amant ? Si vous appellez estre homme, dit-il, que d'estre sujet à toute sorte de peines & d'inquietudes, j'advoüe que l'amant demeure homme : mais si cest homme a une propre volonté, & juge toutes choses tellesqu'elles sont, & non pas selon l'opinion d'autruy, je nie que l'amant soit homme, puis que dés l'heure qu'il commence de devenir tel, il se despoüille tellement de toute volonté & de tout jugement, qu'il ne veut ny ne juge plus que comme veut & juge celle à qui son affection l'a donné. O ! miserable estat que celuy de l'amant, s'escria la Nimphe : mais tant s'en faut, respondit incontinent le Berger, miserable celuy qui n'aime point, puis qu'il ne peut joüir des biens les plus parfaits qui soient au monde. Et jugez, belle Nimphe, quels doivent estre les contentemens d'amour, puis que les moindres surpassent les plus grands qu'on puisse avoir en toutes les choses humaines sans amour. Y a t'il rien de si aisé à divertir que les biens qui sont en la pensée, & toutesfois quand un Amant se represente la beauté de celle qu'il ayme : mais encor cela est trop, quand il se remet seulement une de ses actions en memoire, mais c'est trop encores, quand il se ressouvient du lieu où il l'a veuë, voire quand il pense qu'elle se ressouviendra de l'avoir veu en quelque autre endroict, pensez vous qu'il voulust changer son contentement à tous ceux de l'Univers ? tant s'en faut, il est si jaloux & si soigneux d'entretenir seul ceste pensée, que pour n'en faire part à personne, il se retire ordinairement en lieu solitaire & reculé de la veuë des hommes, ne se soucie point de quitter tous les autres biens que les hommes ont accoustumé de cherir & rechercher avec tant de peine, pourveu qu'avec laperte de tous il achepte le bien de ses cheres pensées. Or Leonide puis que les contentements de la pensée sont tels, quels jugerez vous ceux de l'effect, quand il y peut arriver ? Comment continuoit-il, jouyr de la veuë de ce que l'on ayme ? L'ouyr parler ? luy baiser la main ? ouyr de sa bouche ceste parole, je vous ayme. Est il possible que la foiblesse d'un cœur puisse supporter tant de contentement ? est-il possible que le pouvant, un esprit les conçoive sans ravissement ? & ravy qu'il ne s'y fonde & se sente dissoudre de trop de plaisir & de felicité. Je ne rapporte point icy les dernieres asseurances que l'on peut recevoir d'estre aymé, ny les languissemens dans le sein de la personne aymée, parce que comme ces contentements ne se peuvent gouster sans transport & sans nous ravir entierement à nous mesmes, aussi ne peuvent-ils estre representez par la parole que trop imparfaitement. Or dites maintenant, belle Nimphe, que l'estat d'un Amant est miserable : maintenant dis-je que vous sçavez quelles sont ses extremes felicitez : J'avoüe, dit la Nimphe, apres l'avoir escouté avec admiration, j'avoüe que veritablement Celadon ayme, si c'est aymer que d'estre hors de soy mesme, & vivre seulement de pensées : mais que pour cela je ne l'estime miserable de le voir reduit aux imaginations pour avoir quelque contentement : tant s'en faut que ces paroles me persuadent le contraire, qu'elles me fortifient d'avantage en ceste opinion. Mais Berger, laissons c[e]discours, puis qu'aussi bien il ne vous peut donner aucun allegement, & me dictes quelle a esté vostre vie, depuis que je vous laissay ? Sage Nymphe, respondit Celadon, celle que vous m'avez veu faire depuis que vous m'avez rencontré, c'est celle là mesme que j'ay continuée depuis le jour que vous dictes. Car au partir d'aupres de vous, je me suis venu renfermer en ce lieu, attendant que l'Amour ou la mort m'en sorte. Et pourquoy, dit elle, n'allastes vous point en vostre hameau, où vos amis & vos parens vous regrettent si fort ? Astrée, dict-il, qui peut plus sur moy que mes parens ny mes amis, m'a deffendu de me faire jamais voir à elle, jusques à ce qu'elle me 1'ait commandé, & c'est pourquoy je vous ay dit que je me suis renfermé en ce lieu attendant que l'amour ou la mort m'en sorte, parce que si ma Bergere m'avoit absolument commandé de ne me faire jamais voir à elle, il n'y a point de doute que je fusse sorti de ceste vie, aussi tost que revenu à moy, je recogneus que Lignon ne m'avoit pas voulu donner la mort, mais ayant bonne memoire de ses paroles, & me ressouvenant que ce bannissement n'estoit pas pour tousjours : mais seulement autant qu'elle demeureroit à me commander de revenir, j'ai vescu de cette sorte, attendant que l'amour me r'appellast, comme il semble qu'elle m'ait promis, ou à son deffaut, la mort, qui ne me sera jamais moins ennuyeuse, qu'en l'estat où je suis. Mais comment pauvre abusé, repliqua la Nimphe, pouvez vousesperer qu'elle vous r'appelle, si elle ne sçait pas où vous estes ? Amour respondit-il, qui m'a conduit icy, n'a pas oublié le lieu où je suis, puis qu'ordinairement il m'y vient entretenir : & puis que c'est par luy que je dois esperer qu'elle me r'appelle, il ne faut point que je doute que sans moy il ne luy fasse bien entendre en quel lieu il m'a confiné. Si vos imaginations, repliqua la Nymphe, pouvoient autant sur les autres que sur vous, il y auroit quelque apparence en ce que vous dites : mais croyez que les Dieux n'aydent guiere à ceux qui ne s'aydent point eux mesmes. Et ne pensez que je vous en parle sans raison : car je sçay fort bien que si Astrée vous sçavoit en vie, elle vous desireroit aupres d'elle. Et comment, dit incontinent le Berger, le sçavez vous, belle Nimphe ? Je l'ay apris, dit elle, de la tristesse que je vois en son visage. Elle se trouve peut estre mal d'ailleurs, dit le Berger : mais où l'avez vous veuë depuis que nous nous separames ? J'ay bien, luy dit elle, à vous entretenir sur ces discours, & serois bien aise de vous raconter ce qui m'est advenu depuis que nous nous quitames, pourveu que je vous visse faire meilleure chere que vous ne faites pas. Cela, dit Celadon, ne vous en doit pas empescher, & croyez que vostre veuë m'apporte autant de contentement qu'autre que je puisse avoir sans celle d'Astrée, de laquelle estant privé, le discours que vous me voulez faire m'est sur tout agreable. Alors Leonide reprit la parole de cette sorte.


HISTOIRE
DE GALATHÉE.


      Vous desirez donc sçavoir, Celadon, de quelle façon j'ay vescu depuis quinze ou seize nuicts en ça. Je veux bien le vous raconter, à condition que si je vous ennuye par un trop long discours nous le coupperons où vous voudrez, & le reprendrons une autrefois quand l'occasion s'en presentera. Sçachez donc que revenant de vous conduire, j'entrois dans le palais d'Isoure au mesme temps qu'Amasis montoit dans son chariot pour retourner à Marcylli, emmenant avec elle Galathée, parce que desireuse de rendre graces à Hesus du bon succez que son fils Clidamant avoit eu en la bataille qui s'estoit donnée contre les Neustriens, elle voulut que Galathée y fust, afin de rendre cette solemnité plus celebre : & parce que le retardement de telles actions resemble en quelque sorte à l'oubly, & l'oubly à l'ingratitude elle partit si promptement qu'elle ne donna pas mesme le loisir à la Nimphe de nous pouvoir dire ce qu'elle vouloit que nous fissions de vous. Et quoy qu'elle en fut en une peine extreme, si n'osoit elle en faire semblant, de peur qu'Amasis ne s'en prist garde, qui la tenoit tousjours par lamain, non pas pour aucun soupçon qu'elle eust, mais seulement pour la caresser d'avantage. Estant donques contrainte d'entrer ainsi avec elle dans ce chariot, tout ce qu'elle peut, ce fut de me dire lors que je luy aidois à monter, Vous, Silvie & Lucinde viendrez dans le mien, & nous suivez en diligence : Et moy baissant la teste & leur faisant une grande reverence, je montray d'avoir entendu ce qu'elle vouloit dire : mais je n'avois garde de luy obeyr, car vous aviez pris un chemin bien different. Et quoy que je previsse assez son couroux, si ne pouvois je me repentir de vous avoir rendu ce bon office, eslisant plustost la haine de la Nymphe, que de faillir à l'amitié que je vous porte. Toutesfois feignant que ç'avoit esté pour obeir à mon Oncle, le rencontrant avec Silvie qui me cherchoit, je leur racontay de quelle sorte vous estiez eschappé, sans que personne y eust pris garde : mais leur dis-je, je ne fus de ma vie plus surprise, que quand en entrant j'ay rencontré Amasis & Galathée, qui montoient en leur chariot : car j'estois perduë si elles m'eussent apperceuë hors de la porte : encor ne sçay-je ce qui en sera, lors que l'on sçaura ce qui est advenu. Mais, mon Pere, luy dis-je en sousriant, & vous ma compagne, vous m'ayderez tous deux à porter cette charge. Ma fille, me respondit Adamas, ne craignez jamais d'estre blasmée de faire ce que vous devez, ny de recevoir du desplaisir pour semblables occasions. Les Dieux, desquels dependent tous lesevenemens sont trop justes pour consentir à une chose tant inique : & si quelquesfois il y a des accidens qui semblent advenir au contraire, prenez garde ma fille qu'en fin le contentement s'en redouble, voire qu'il semble que ce ne soit que pour nous l'augmenter. Et parce qu'il est tres-à propos que vous preniez peine de conserver les bonnes graces de vostre maistresse, Silvie tesmoignera que vous n'avez rien fait qu'elle ne sçache bien : & afin de vous en descharger d'avantage, je veux bien que toutes deux vous la faciez entrer en soupçon de moi : car je ne seray jamais marry qu'elle croye que je haysse, ce qui est contraire à la vertu, & vous permettrois de l'en asseurer tout à fait, si ce n'estoit que pour la detromper des fausses imaginations que Climante luy a données, il est necessaire que je ne luy sois point odieux entierement.

      Avec semblables discours, mon oncle taschoit de nous donner courage, & nous faire continuer en ce loüable dessein, puis prit le chemin du costé de Laigneu, & nous celuy de Marcilly, non pas toutesfois sans consulter ensemble, comme nous avions à respondre à Galathée, afin qu'il n'y eust point de contrarieté entre nous, sçachant assez qu'il n'y a œil plus vif ny plus penetrant que celuy de la jalousie. Au contraire la Nymphe alloit faisant dessein sur dessein pour ce qui estoit de la possession de sa chere Lucinde, estimant mon esprit & loüant ma ruse, de vous avoir fait vestir de cette sorte, ayant esperance que cet habit luydonneroit plus de commodité de vous avoir sans soupçon continuellement aupres d'elle : non pas, Berger, qu'elle consentist jamais à chose qui contrevint à son honesteté, ainsi que j'ay tousjours recognu par ses actions, mais desseignant de vous espouser, & ne l'osant declarer tant qu'Amas[is] vivra, elle pensoit de pouvoir jouyr longuement de vostre presence sous cest habit : Et quoy qu'elle ne peut douter de l'affection que vous portez à la belle Astrée, en se flatant elle se figuroit que la veuë que vous auriez de ses grandeurs & magnificences l'emporteroit aisément par dessus l'amour d'une Bergere : de sorte que s'en allant ainsi la plus contente du monde, il n'y avoit rien qui luy donnast alors de l'ennuy que la longueur du chemin. Mais quand elle fut arrivée à Marcilly, & qu'elle ne vit point entre les autres Nymphes sa tant aimée Lucinde, en quelle inquietude fut elle ? & avec quelle promptitude fit elle semblant d'avoir affaire en sa chambre, & de la chambre au cabinet ? Moy qui prevoyois bien cet orage, je la suivois : mais non pas franchement comme de coustume : & faut que j'advouë que me sentant atteinte de quelque espece de trahison, je redoutay sa presence : & toutefois de peur qu'elle ne soupçonnast qu'il y eust de ma faute, aussi tost que je m'ouys appeller, je courus vers elle, & m'ayant commandé de pousser la porter sur moi : Et bien (me dit elle) Leonide qu'est devenu Celadon ? Madame, luy dis-je, contrefaisant un visage plein d'estonnement & dedesplaisir, je ne sçaurois vous le dire : car aussi tost que vous estes partie, Silvie & moy l'avons cherché par tout le Palais, & n'avons laissé lieu que nous n'ayons inutilement visité, & ne pouvons penser qu'autre qu'Adamas en puisse sçavoir des nouvelles. Comment, dit Galathée, surprise de cette responce si peu attendue : vous n'en sçavez donc autre chose ? Et voyant que je ne luy respondois point : Ne vous avois-je pas commandé, continua t'elle, d'en avoir plus de soin ? Est ce ainsi que vous faites ce que je vous ordonne ? Et là s'estant encor arrestée pour quelque temps, & voyant que je ne luy disois mot : Allez, me dit-elle, Leonide à cette heure mesme vers vostre oncle, & si Celadon y est, ramenez le icy, autrement ne vous presentez plus devant moy, & vous asseurez que je n'oublieray jamais cette offence que je ne vous aye fait ressentir combien elle m'est cuisante. La voyant en si grande colere, & ne voulant luy repliquer de crainte de l'aigrir davantage, je luy fis la reverence, & sortis froidement du cabinet pour n'en donner cognoissance à mes compagnes. Silvie qui estoit aux escoutes, me suivit jusques hors de la chambre, & nous estant esloignées contre une fenestre, je luy racontay tous les discours de Galathée, & comme elle m'avoit commandé de me retirer. Je sçavois bien, respondit Silvie, qu'il estoit impossible que cet affaire se finist sans la mettre en colere : mais j'eusse pensé toute autre chose, plustost que ce que vous me dites. Est-il possible que cedesplaisir l'ait tant aveuglée qu'elle vous ait commandé de sortir de sa maison pour un soupçon si mal fondé ? Et qu'est ce que chacun jugera de vôtre depart ? Et comment le couvrira t'elle à Amasis mesme ? Or bien ma compagne, me dit elle, en fin tout le mal est tumbé dessus vous, encores qu'esgallement j'aye contribué à la faute, si l'on doit ainsi nommer ce que nous avons deu faire : mais puis qu'il est ainsi, j'auray soin de vous faire revenir le plustost qu'il me sera possible : cependant si l'on me demande la cause de vostre absence, je diray qu'Adamas a supplié Galathée de vous laisser pour quelque temps chez lui, ayant intention de voir s'il pouvoit faire naistre quelque amitié entre Paris son fils & vous : & je ne le diray ce qu'en secret, afin qu'il s'esvente moins. A ce mot nous nous baisames, & nous recommandans aux Dieux, je vins trouver mon oncle à qui je racontay tout ce qui s'estoit passé.

      Cependant Galathée estant demeurée seule en son cabinet, & voyant tous ses desseins tant esloignez qu'elle n'esperoit plus d'en pouvoir r'aprocher les occasions, fut tellement oppressée de ce desplaisir, que s'abouchant sur un petit lid verd, elle demeura fort long temps sans respirer : mais en fin y estant contrainte, elle reprit l'haleine avec un grand helas ! & puis le redoublant par plusieurs fois, apres s'estre relevée, elle jetta les yeux par hazard sur un grand miroir, qui estoit vis à vis d'elle, & s'y considerant toute en larmes :Helas ! Galathée, disoit elle, à quoy te sert cette beauté dont tu as esté tant estimée par ceux qui en estoient idolatres, puis qu'elle n'a peu esmouvoir celuy à qui tu as tant desiré de plaire, & qu'elle n'est plus que la vile despoüille d'un Berger, voire si vile qu'il ne l'a pas seullement pour agreable ? Ne suis je point la plus malheureuse du monde, puis que celuy que j'ayme, & qui n'a rien en soy de plus recommandable que mon amitié la mesprise, & la fuit pour celle d'une vile & ingrate Bergere ? Helas desseins dont les commencemens m'estoient si doux, & agreables, combien m'en est le progrés amer & fascheux ! Et lors s'estant teuë pour quelque temps, elle reprit ainsi en s'escriant : Mais est-il bien vray, Celadon, qu'en fin tu ne m'aimes point ! Est-il possible que je n'aye peu te retirer de l'affection d'une Bergere ? peut-il estre qu'une beauté rustique, une champestre, une sauvage ait eu plus de pouvoir sur ton ame que la mienne ! faloit-il que pour ma punition le Ciel te fist si aimable & si peu avisé ! Elle eust continué d'avantage, n'eust esté que Silvie sçachant qu'Amasis la venoit voir, parce qu'on luy avoit dit qu'elle se treuvoit mal, fit du bruit à la porte, & apres l'avoir ouverte, l'advertit de la venuë de sa mere. Elle incontinent se sechant les yeux le mieux qu'il luy fust possible, se coucha de son long sur le lict, & se mit un linge sur les yeux, feignant de dormir : cela fut cause que Silvie ressortant rencontra à la porte Amasis, à qui elle raconta le mal deGalathée, luy disant qu'elle ne croyoit pas que ce fust autre chose qu'une migreine, qui se passeroit aussi tost qu'elle auroit un peu reposé. Elle la creut aisement, d'autant que s'estant approchée de Galathée, elle luy vit le visage tout en feu. La Nymphe à la venuë de sa mere, fit semblant de s'esveiller, & se levant en sursault luy fit la reverence, & tenant une main sur les yeux, reconfirma, ce que Silvie luy avoit dit. Elle luy conseilla de se mettre au lict & se reposer pour ce soir, afin qu'elle peut mieux assister au feu de joye qui se devoit faire dans deux ou trois jours : Et apres avoir parlé à elle quelque temps, elle se retira pour luy en donner le loisir. Galathée qui estoit bien aise de cette excuse pour estre seule, fit sortir chacun de sa chambre, & s'estant deshabillée, se mit au lit, ne voulant autre aupres d'elle que Silvie à qui elle ordonna de demeurer en sa ruelle, afin qu'elle la peut entendre si elle l'appelloit. Silvie qui scavoit bien quel estoit ce mal, preparoit les remedes qu'elle prevoyoit estre necessaires : mais elle fut bien deceuë, car la Nymphe demeura jusques à la nuict sans parler, comme si elle eust attendu que Silvie commençast. En fin quand l'heure du repas fust venuë, Allez vous en souper, dit Galathée, & faites venir icy quelque autre, jusques à ce que vous soyez de retour : car quant à moy je ne veux point manger. Madame, respondit Silvie[,] je vous supplie que je demeure pres de vostre lict, aussi bien le repas ne me sçauroit profiter vous sçachant sansrepos. Vrayement, dit la Nymphe, ma mignonne je vous en sçay bon gré, & croyez que je reconnoistray cette bonne volonté, sans que l'ingratitude des autres m'en empesche. Mais dites moy tout franchement, je vous prie, luy dit elle, se relevant sur son lict, & tirant le rideau, n'avez vous point pris garde comment Leonide a fait eschapper Celadon ? Madame, respondit Silvie, si c'est ma compagne, il faut bien dire que c'est le plus finement que l'on sçauroit imaginer, car elle n'a j'amais bougé d'avec moy : Et s'il vous plait que je vous en die ce que j'en pense, je vous asseure, Madame, que je crois que si quelqu'un luy a donné le moyen de s'en aller, ce doit estre sans doute Adamas : parce qu'au mesme temps que vous avez commencé de disner, j'ay pris garde qu'il a tiré Celadon à part, & luy a parlé d'affection assez long temps. De plus, j'ay remarqué que quand il nous a veuës en peine de le chercher apres vostre despart il a hoché deux ou trois fois la teste en sousriant, & mesme quand nous sommes parties toutes affligées de ce que nous ne l'avions peu trouver. Aussi bien, nous a-il dit, n'a t'il que trop demeuré ceans & eust esté à propos qu'il n'y fut jamais entré. Comment, dit Galathée, il est donc bien vray que Leonide n'y a point consenty ? Madame, respondit discrettement Silvie, je ne vous asseureray pas qu'elle n'ayt point de part à cette faute, mais je vous diray bien que mon opinion est qu'elle n'y en a point, & que si q[u]elqu'un en est coulpable, outrel'ingratitude de ce Berger, je pense que c'est Adamas. Ne me parlez vous point de cette sorte, dit-elle, pour excuser vostre compagne ? vous estes trop bonne : car si elle avoit autant d'avantage sur vous, ne doutez point qu'elle ne s'en prevalut bien mieux. C'est la plus malicieuse & la plus jalouse que je vis jamais de toutes celles qui s'approchent de moy, & principalement quand je parle à vous. Madame, respondit Silvie, jamais la consideration d'aucune de mes compagnes ne me fera manquer à ce que je vous dois : Et quant à leur envie & jalousie, cela ne m'en fera non plus jamais reculer Et ne sçaurois en vouloir mal à Leonide : car je juge que si elle ne vous aimoit point, elle ne seroit pas jalouse de celles qui vous aprochent. Ma Mignonne, dit Galathée, en luy prenant la teste de[s] deux mains, & la baisant au front, il est tout vray que vous estes trop avisée pour vostre age, qu'à vostre consideration je veux rappeller Leonide, à qui j'avois deffendu ma maison : mais avec protestation que je veux que vous soyez la plus proche de ma persone, & que c'est à vous que je remettray tous mes secrets. Jusques icy vostre bas âge m'en a empeschée : mais je connois à cette heure que si vostre corps est jeune, vostre esprit est vieux & sage. Et pource tenez vous d'oren-là le plus pres de moy que vous pourrez, & sans que je vous appelle entrez librement par tout où je seray, car je le veux ainsi. Et afin que Leonide vous soit obligée, mandez luy ce que vous avez fait pourelle, & qu'elle revienne. Madame, respondit Silvie, en luy faisant une grande reverence, & au lieu de la main baisant son linceul, l'honneur que vous me faites est si grand que je ne l'oubliray jamais, & ne sçaurois penser qu'autre consideration que vostre seulle bonté vous ait peu pousser à me faire ce bien. Je le reçois comme ceux que les Dieux nous envoyent outre nostre merite, & vous jure, Madame, que de volonté & fidelité je ne failliray non plus en ce que je connoistray conserver vostre service, qu'à ce que je dois aux grands Dieux mesmes. Et quant à ce qui touche Leonide, ne seroit il point plus à propos que vous attendissiez le jour des feux de joye qu'Adamas y sera, afin que vous fassiez semblant de remettre cette offence à sa consideration ? Mais ma mie, respondit elle, c'est contre Adamas que je suis en colere, puis que c'est luy qui m'a fait cette offence. Madame, repliqua Silvie, me permettez vous de vous dire un conseil que ma mere me donna quand je la laissay. Ma fille, me dit elle, ressouvien toy quand quelqu'une de tes compagnes t'aura fait desplaisir de ne leur faire jamais paroistre que tu leur en veilles mal, que quand tu auras le moyen de t'en venger. Car si tu le fais en autre saison, cela ne servira qu'à l'aigrir davantage contre toy, & à te faire ouvertement ce qu'elle ne faisoit qu'en cachettes. Je veux dire aussi, Madame, que vous ne devez point faire paroistre la mauvaise satisfaction que vous avez d'Adamas que vous ne la luy puissiez faire ressentir, de peur que se voyant hors de vos bonnes graces il ne face ou die chose qui vous rende encor plus de desplaisir. Ainsi par la prudence de cette jeune Nymphe Galathée oublia une partie de la colere qu'elle avoit contre moy, & se resolut de n'en faire rien paroistre à mon Oncle que la saison ne fut changée, dequoy Silvie m'avertit incontinent, afin qu'Adamas ne faillist pas de se trouver aux festes que Amasis preparoit.

      Mais cependant Polemas n'estoit point sans peine : car il voyoit que par toutes les nouvelles qui venoient de l'armée des Francs, il y avoit tousjours tant de choses à l'avantage de Lindamor que l'on parloit plus de luy presque que de tout le reste, & que cela estoit cause qu'il s'aqueroit merveilleusement la voix de chascun, & qu'au contraire on le tenoit presque pour un faineant, de sorte qu'il sembloit que la gloire de son rival diminuast la sienne d'autant : mais ce qui luy faschoit le plus, c'estoit que la ruze de Climanthe, dont je vous ay autrefois parlé n'avoit rien fait à son advantage, & ne sçachant pas ce qui en estoit advenu, il estoit le plus confus homme du monde, Toutefois encor qu'il vist tous les jours la Nymphe, & qu'il l'entretint bien souvent, si n'osa-t'il luy en faire jamais semblant : tant s'en faut, une fois que Galathée luy en parla, pour esprouver si ce que je luy avois dit de la ruze de Polymas & de Climanthe estoit veritable, il feignit de sorte de n'en sçavoir rien que la Nymphe perdit tout à fait la doute où je l'avois mise, m'accusant en son amed'avoir inventé cette menterie à l'advantage de Lindamor, ainsi qu'e j'ay sceu depuis par le rapport de Silvie, à qui la Nymphe racontoit toutes ces choses.

      Cependant je passois une vie qui n'estoit point desagreable, si j'eusse eu le bien que j'ay maintenant de vous voir. Car Celadon il faut que vous sçachiez que Paris est tellement devenu amoureux de Diane, que delaissant sa premiere façon de vivre, il ne s'habille plus qu'en Berger, & ne se soucie que des exercices de Berger. Est ce de Diane dit Celadon, qui est fille de la sage Bellinde ? C'est, respondit la Nymphe, de celle là mesme. Je vous asseure, adjouta le Berger, que c'est bien une des plus belles, des plus sages & des accomplies Bergeres que je vis jamais, & qui merite une aussi bonne fortune, & je prie Teutates qu'il la luy envoye. Je suis, dit la Nymphe, de vostre opinion, mais je ne croy pas que Paris l'espouse, car elle m'a dit quelquefois que je luy en ay parlé, qu'à la verité elle ayme & honore Paris & qu'elle connoit bien l'honneur qui luy fait de la rechercher, & l'advantage que se luy peut estre : mais qu'elle ne sçait pourquoy, elle ne le peut aymer d'autre sorte, que comme s'il estoit son frere, qu'elle renonçoit bien ses merites, mais qu'il luy est impossible de l'affectionner d'autre sorte. Comment, interromdit Celadon, en sont ils desja venus si avant, & vous parle t'elle si familierement de ces choses ? Je le trouve estrange, me ressouvenant de son humeur, qui est assez retenuë, voiremesme s[i] retirée que ses compagnes qu'elle ayme le plus qui sont comme je crois, Astrée & Philis, sçavent fort peu de ses intentions. O Berger, respondit la Nymphe, depuis les trois ou quatre Lunes que vous n'y avez esté, tout y est bien changé. Car Astrée, Diane & Philis, ne sont qu'une mesme chose : elles sont ordinairement ensemble, & depuis vostre perte vous diriez que Diane a succedé à vostre place. De plus, vous avez autrefois veu Silvandre, que l'on appelloit le Berger sans affection, il est maintenant si fort amoureux, que peut estre si ce n'est Celadon, il n'y en eust jamais en vostre hameau qui le fut davantage, & cela luy est avenu comme je vous vay dire. Philis & luy entrerent en different de leurs merites, & parce que le Berger qui a l'esprit vif & a frequenté les escoles des Massiliens, selon que je luy ay ouy dire, avoit des raisons plus fortes & plus pressantes que la Bergere, elle qui est d'une humeur tres agreable, proposa que Silvandre pour rendre preuve de son merite, fut condanné de servir avec tant de discretion une Bergere qu'il s'en fit aymer. Le Bergere accepta ce qu'elle proposoit, à condition que Philis fut contrainte d'en faire de mesme. Apres plusieurs difficultez, Astrée, Diane & moy, ordonnasmes, que tous deux serviroient une mesme Bergere, & que dans trois mois cette Bergere jugeroit lequel des deux avoit plus de merites pour se faire aymer. Cela estant ainsi resolu, Diane fut esleue pour estre servie de tous deux. De sorte que depuis ce temps Philis fait si bien lapassionnée : qu'il n'y a Berger qui s'en sceut mieux acquitter. Or voyez ce qui est advenu de cette feinte. Silvandre, qui comme je vous disois, estoit jadis si desdaigneux, est en feignant devenu si esperduëment amoureux de Diane qu'il n'y a personne qui ne reconnoisse bien qu'il outrepasse la feinte : & si je ne m'y sçay conoistre, Diane donnera son jugement à son advantage. Car encor que la froideur & la modestie de cette Bergere soient tres grandes, si reconnoit on bien qu'elle n'a point sa recheche desagreable : & quant à moy j'advouë que horsmis Celadon je ne connois Berger plus digne d'estre aymé. Et parce que cette feinte recherche est cause que Philis est presque tousjours avec Diane. & que Silvandre ne laisse Diane que le moins qu'il peut, Lycidas vostre frere a creu qu'il y avoit de l'amour entre Philis, & Silvandre, & se l'est tellement persuadé, qu'il a conceu une si grande jalousie qu'il ne les peut souffrir ensemble. Et d'autant que Philis ne peut se bannir de la compagnie d'Astrée, & que Diane est tousjours avec elle, & Silvandre aupres de Diane, le pauvre Lycidas ne le pouvant souffrir, ne voit plus Philis que par des rencontres qu'il ne peut esviter. Voila bien du changement, respondit le triste Celadon, & faut que j'advouë qu'ils sont tous bien fort à plaindre, & Lycidas sur tous, puis qu'il est retumbé en ceste dangereuse maladie d'Amour. Mais je ne le trouve point estrange, ayant tousjours esté le naturel de mon frere de se laisser aller à cesimpressions. Je proteste quant à moy que nous ne sommes point freres de ce costé là. Je ne veux pas nier que je n'aye esté une fois jaloux : mais je crois que c'est que les amants y sont subjets une fois en leur vie, comme l'on dit que les petits enfans le sont à de certaines maladies dangereuses qui ne leur viennent qu'une fois. Philis aussi n'est pas peu à pleindre, qui ayant donné tant d'asseurances de bonne volonté à Lycidas, le voit toutefois entrer en doute de son amitié. Mais je crois que la connoissance qu'elle a que ceste jalousie en mon frere n'est qu'un excez d'amour, luy fait porter ce desplaisir avec moins d'impatience. Quant à Silvandre, & à Diane, encores qu'il faille confesser qu'il estoit impossible que deux subjets d'amour se puissent rencontrer plus esgaux : car si Diane en beauté & en biens de fortune surpasse Silvandre : la vertu & le merite du Berger les peut bien contrepeser : si est ce que je les plains tous deux infiniment, parce que les ayant veu vivre, tellement maistres de leurs actions, qu'il n'y avoit rien qui peut interrompre leur repos que leurs affaires domestiques, & sçachant par experience en quel cahos de troubles & d'inquietudes ils se vont plonger, il est impossible que je ne sois touché de pitié de leur voir faire un changement si desavantageux. Voila : sage Nimphe, qui nous aprend qu'il n'y a point de bon heur asseuré entre les hommes. Celadon, respondit la Nimphe, je crois que vous seriez le mesme Teutates si vous leur pouviez persuader qu'ilsne fussent beaucoup plus heureux qu'ils n'estoient autrefois, & mesme Silvandre, de qui la compagnie est au double plus aymable qu'elle ne souloit estre à ce que j'ay ouy dire à ceux qui l'ont veu auparavant. Quant à moy, dit Celadon, je suis en cela de l'opinion de ce Berger : car s'il y a en amour quelque peine, en quelle sorte de vie n'y en a t'il point ? mais si vous considerez quels sont les contentements que l'on reçoit d'aymer, & d'estre aymé d'une personne qui le merite, je ne croy point que vous ne m'accordiez que ce n'est pas vivre heureusement, que de passer son aage sans amour. Ah ! Celadon, dit la Nimphe, avec un grand souspir, combien sont cherement vendus ces contentements que vous dites ! Je m'en remets à vous mesme si vous en voulez advoüer la verité sans passion. Tous ceux qui aiment repliqua Celadon, ne rencontrent pas des Astrées. Mais, adjouta Leonide, si vous avez cette opinion, pourquoy disiez vous que vous le plaigniez ? Parce, respondit Celadon, que tout ainsi que c'est une douce chose de vaincre à la luitte ou à la course, tout au contraire d'estre vaincu : de mesme je crains qu'y ayant beaucoup de travail en l'amour, ils ne soyent vaincus ou estonnez par les difficultez, & ne s'en retirent avant que de les avoir s[u]rmontées. Et n'ay-je pas raison de plaindre ceux que je vois entrer en ce danger dont l'issuë est incertaine ? Mais je m'estonne comment vous avez tant apris des nouvelles de Diane que j'ay tonsjours connuë pour la plus secrette denos Bergeres. L'amour de Paris, respondit-elle, en a esté cause, qui me l'a faict voir plus souvent que je n'eusse pas fait. Encor que j'eusse beaucoup de volonté d'aller en vostre hameau, pensant que vous y fussiez, & lors que j'estois en peine d'en trouver quelque bonne excuse, Amour me fit rencontrer Paris, qui ne voulant perdre l'occasion qui se presentoit dés le soir que j'y arrivay, me parla de cette sorte. Ma sœur (car Adamas veut que nous nous nommions frere & sœur) ne vous ressouvenez vous plus du contentement que vous eustes la nuict que vous couchastes aux hameaux d'Astrée & de Diane, & combien leur conversation est agreable ? Moy qui sçavois bien qu'il y avoit esté plusieurs fois depuis, je luy respondis : Si fay mon frere, mais j'ay opinion que vous en avez eu meilleure memoire que moy à ce que j'ay ouy dire. Il est vray, me dit il, & je ne nieray point, que leurs merites ne m'ayent donné plus de volonte d'acquerir l'amitié de ces belles & sages Bergeres, que je n'en ay fait paroistre. O ! mon frere, luy dis-je, vous m'en dites plus que je ne vous en demande. Je voy bien, me repliqua-t'il en sousriant, que c'est ce que vous voulez dire, & je le vous advouë librement, afin de vous convier à ne refuser point une requeste que je vous veux faire, vous en conjurant par cette consideration, & par toute nostre amitié. Puis que c'est par nostre amitié, luy dis je, demandez ce que vous voudrez, car il n'y a rien que je refuse à mon frere, estant ainsi conjurée. Jevous supplie donc, continua-t'il, que cependant que vous ne retournerez point à Marsilli, vous veuillez aller sur les rives de Lignon passer les apres-disnées en la compagnie de ces belles & sages Bergeres, & je vous y suivray. Aussi bien trouverez vous icy les jours fort longs, ayant accoustumé la Cour de Galathée, outre que les rivages de Lignon ont des ombres fresches & si plaisantes, qu'il est impossible de s'y ennuyer. On y voit l'onde claire & nette, si peuplée de toute sorte de poissons qu'à peine se peuvent-ils couvrir de l'eau. Vous y entendez mille sortes d'oyseaux, qui des proches boccages font retentir leur voix avec mille Echos. Il y a des fontaines si fraiches & claires qu'elles convient les moins alterez d'en boire. Bref, luy dis-je, en sousriant, on y rencontre des plus belles & agreables Bergeres de toute la contrée. Il est vray, me dit-il, & tout cela ne vous doit-il pas convier d'y aller ? Tout ce que vous me racontez, luy dis-je, ne m'esmeut point au prix de la volonté que vous en avez : car pour toutes ces choses, mon frere mon amy, je viens du Palais d'Isoure, où j'ay bien e[u] le loisir d'en passer mon envie. Mais puis que vous desirez que j'aille voir ces Bergeres, je le feray, pourveu que vous me disiez à laquelle vous en voulez : je veux dire, si c'est à Astrée, ou à Diane. Vous estes bien devenuë curieuse en peu de temps, me dit-il. Je l'advouë, luy respondis je : mais cela ne m'empescherapas que je ne vous face cette demande encor une fois, & que si vous me la refusez je ne die qu'en peu de temps aussi vous estes bien devenu secret, puis que vous m'en disiez auparavant plus que je n'en voulois sçavoir. Et quoy, ma sœur, me dit-il, ayant si peu de merites, pourriez vous penser que je m'adressasse à la justice ? Je vous entends, luy dis-je, vous voulez dire Astrée, mais aussi mon frere, prenez garde que la veuë de cette Diane ne vous face devorer à vos desirs. Or considerez, me repliqua-t'il, en quel estat je suis. Je vous jure, ma sœur, que je voudrois estre en danger d'en estre mangé, voire de mes chiens, aussi bien qu'Acteon, pourveu que j'eusse le bon-heur de voir cette Diane nue. Est-il possible, luy dis je, que vous fassiez si peu de conte de vostre vie ? Ce n'est pas, me respondit-il, que j'estime peu ma vie, mais c'est que j'estime infiniment la veuë de tant de beauté. Et puis qu'aussi bien il faut mourir, & que peut estre la vie me laissera sans avoir ressenti nul contentement esgal, n'ay je pas raison de ne la plaindre point, pourveu qu'avec un tel prix cette felicité me soit acquise ? Quant à moy, respondis je, je ne vous blameray jamais d'une si belle eslection, mais je ne laisseray pas d'en craindre la peine pour vous. Ma sœur, me dit-il, la difficulté est la pierre où les desirs s'aiguisent. Mais dites moy franchement, serez vous à ma consideration une heure du jour Bergere ? Comment, dis-je, que je prenne leur habit comme vous celuy de Berger ? Non pas cela, me dit-il : caroutre que se vous seroit de l'incommodité, encor ne rapporteroit-il rien à l'acheminement de ce que je desire. Je veux seullement estre aupres de ces Bergeres, feignant de vous y accompagner. Je feray mon frere tout que ce vous voudrez, luy dis-je, mais prenez garde que cette couverture ne nuise à vostre dessein : car voyant de cette sorte Diane, elle ne vous sera point obligée de vostre veuë. Celle, me dit il, dont vous parlez n'est pas personne qui se paisse de ses vanitez, & qui n'ait assez de jugement pour discerner mes actions, & les discernant en louer la discretion : outre que la cognoissance qu'elle aura de mon amour par ces visites sera la moindre d'une infinité que je luy donneray à toutes les heures.

      Cette resolution fut donc prise de cette sorte entre nous, & dez le soir mesme Paris fit entendre à Adamas que s'il le trouvoit bon il m'accompagneroit à la chasse où j'avois envie d'aller le lendemain : non pas, luy dit il, là seulement, mais par tout où elle voudra : car j'en ay tant aymé le pere que quoy que je fasse je ne m'acquiteray jamais envers la fille de l'amitié que je luy ay portée. Paris n'attendoit que cette declaration pour parachever son dessein : cela fut cause que le lendemain apres avoir disné de bonne heure nous descendismes la colline de Laignieu, & passant la claire riviere de Lignon sur le pont de Trelin, nous vi[n]mes suivant la riviere, jusqu'au pres de la Bouteresse, où remontant un peu, & laissant le temple de la bonne Déesse àmain droite, nous vi[n]mes sur un lieu relevé, d'où nous pouvions voir presque tous les destours de Lignon, & les lieux où les Bergers menent paistre leurs troupeaux, mesmes nous y en vismes, qui pour estre trop esloignez, ne peurent estre recognus de nous. Et lors que par un petit sentier nous commencions à descendre dans la plaine : Voyez vous, luy dis-je, mon frere, en la luy montrant du doigt, cette touffe d'arbres, qui est à main droitte, & qui s'approche un peu du bord de la riviere, c'est le premier lieu où je vis jamais Astrée, Diane, & Philis : & si vous eussiez esté avec moy au lieu de Silvie, vous eussiez peut estre apris plus de leurs nouvelles que nous ne fismes : car lassées du chemin nous nous y endormimes, & cependant ces trois Bergeres se vindrent assoir de l'autre costé sans nous avoir apperceuës, & ne faut point douter qu'elles n'y demeurerent muettes : mais par malheur quand nous esveillames elles partirent. Il est vray que depuis j'y revins seule au retour de Feurs, & ce fut lors que vous me rencontrastes, & que j'y apris bien des nouvelles de Diane. Ah ! ma sœur, me dit-il soudain, que j'ay bonne memoire de ce que vous me dites. Ce fut au temps que je commençay d'aymer autruy plus que moy mesme. Mais par la chose que vous aymez le plus, je vous supplie de me dire ce que vous en sçavez : Ayme t'elle quelque chose ? voyez, luy respondis je en sousriant, comme vous estes desja devenu jaloux, & que seroit ce de vous si vous en sçaviez d'avantage ? Contentez vous que jevous en diray ce que je cognoistray estre necessaire que vous sçachiez. Mauvaise sœur, me dit il, vous me traitez comme les enfans ausquels on monstre des pommes pour leur en donner seulement envie, & apres on les leur refuse. Aussi luy dis-je, les amants ne sont guiere differents des enfans. Et quoy continua t'il, je ne sçauray donques point à cette heure si elle ayme ou non ? Il y a plus de danger, luy dis-je, qu'elle ne vous vueille point aymer, qu'il n'est pas à craindre qu'elle en ayme quelque autre. Quoy que vous me fassiez, dit-il, une fort grande menace, si suis je plus ayse de l'asseurance que vous me donnez qu'elle n'ayme personne, que je ne suis en peine de la doute que vous avez qu'elle ne me vueille point aymer. Et pourquoy, luy respondis je, ne voudriez vous point avoir un bien, si quelque autre y avoit part ? Pour vous respondre, dit Paris, il faudroit faire une longue distinction des biens : si vous diray je briefvement qu'il y en a qui sont d'autant meilleurs qu'ils sont plus communicables, & d'autres d'autant plus à estimer qu'ils se communiquent moins, & en ce dernier ordre il faut selon mon opinion, que les biens d'amour soient mis. Je croy, respondis-je, que si j'estois capable d'aymer j'en auroy cette mesme creance, mais que cette peur ne vous diminue point les faveurs que vous en recevrez : car vous devez estre tres-asseuré que celles qu'elle vous fera (si toutesfois ce bien vous arrive) pour certain ne seront point communes.

      Or Celadon je vous ay feict tout ce discours par le menu afin que vous jugiez de quelle sorte Paris est vivement attaint : maintenant je vous diray quelque chose de Silvandre, & de Lycidas. Descendant donc de cette sorte dans la plaine nous aperceusmes Silvandre qui assi[s] aupres de quelques arbres estoit tellement attentif à chanter au son de sa cornemuse qu'il ne se prenoit garde que Diane l'ayant recognu à la voix passoit doucement derriere le buisson pour l'escouter sans estre veuë ; Et Diane estoit si desireuse de l'ouyr qu'elle ne voyoit pas Astrée, & Phylis, qu'il la regardoient faire qui touch[é]es d'une semblable curiosité passoient d'un autre costé pour n'estre veües ny de Diane ny de Silvandre. Mais nous eusmes bien du plaisir à considerer Licydas, qui estant sur une motte un peu plus relevée regardoit, Phylis se trainant en terre lentement pour n'estre point veüe de Silvandre. Car ayant opinion que l'amour qu'elle portoit à ce Berger luy donnoit la curiosité de l'ouyr, il demeuroit tout debout les bras croisez, & les yeux à ce que nous pouvions juger tellement sur elle qu'il sembloit immobile. Je ne l'eusse pas recognu de si loing sans Paris qui les voyoit tous bien souvent[.] Or cependant que nous descendions nous vismes que tout à coup vostre frere enfonçant son chapeau, & tournant le dos à sa Bergere s'en venoit droit à nous sans nous voir, quelquefois les bras estendus & regardant le Ciel, & d'autrefois se les croisant sur l'estomac, & tenant lesyeux en terre. L'action où nous le vismes nous donna volonté d'ouyr les paroles qu'il disoit & pource nous cachant derriere quelques hayes qui estoient le long du chemin, nous prismes garde que tout à coup il se laissa choir comme si quelque mal luy fut survenu. Nous nous avançasmes pour voir ce qu'il deviendroit, & nous estans approchez doucement de luy nous ouysmes qu'apres quelques souspirs il parla de cette sorte.


SONNET.
Qu'il est jaloux avec raison.


      Amour qui dans mon cœur vas lisant mes pensées
Dans mon cœur où ta main tous les jours les escrit,
Ne voy tu qu'un s[o]upçon maugré toy les aigrit,
Quoyqu'avec tes douceurs elles soient commencées ?

      Tant de serments jurez, tant de preuves passées
Ne sçauroient r'asseurer à ce coup mon esprit,
Puis qu'autrefois Amour, elle mesme m'aprit,
Que les voix d'un amant sont en fin exaucées.

      Dieux s'il est vray, qu'en fin l'on exauce un Amant
Ne suis je point jalous avecques jugement ?
Qui ne le seroit point, ce seroit une souche.

      Je l'ay veu de mes yeux devant elle à genoux,
La voila qui ne pend que de sa seule bouche,
Et qui seroit l'amant qui n'en seroit jaloux ?

      A peine avoit-il parachevé ces vers, que nous le vismes tout à coup se relever, & se haussant sur le bout des pieds regarder ce que faisoit Philis, & peu apres au petit pas s'approcher d'elle, s'en retournant d'où il estoit venu. Nous ne fusmes point apperceus de luy, parce qu'il avoit tellement toute sa pensée en sa Philis, que quand nous eussions esté devant ses yeux, je croy qu'il ne nous eust point veus. Nous le suivimes de loing, & lors qu'il se cacha aupres de Philis nous en fismes de mesme pour ouyr Silvandre qui chantoit ces vers quand nous y arrivasmes.


STANCES.
MONDE D'AMOVR.



I


      Amour grand Artisan a fait un autre Monde,
La terre c'est ma foy, qui n'a nul mouvement,
Et comme l'Univers sur la terre se fonde,
Ma foy de ce beau Monde est le seur fondement.


II.


      Que si quelques soupçons d'une jalouse guerre
Esbranlent en mon cœur cette constante Foy,
C'est comme quand les vents sont enclos dans la terre
Qui par des tremblements la remplissent d'effroy.


III


      Mes pleurs sont l'ocean, aussi tarir mes larmes
N'est un moindre dessein que d'espuiser la mer :
La peur de n'estre aymé cause de tant d'allarmes,
C'est l'orage qui fait cette mer escumer.


IV


      Cette mer est amere, encores que ses ondes,
Ne soient qu'un grand amas des fleuves qui sont doux ;
Plus amers sont mes pleurs, & leurs sources fecondes,
Plus douces à mon cœur comme venant de vous.


V


      L'air c'est ma volonté qui libre en sa puissance,
A l'entour de ma foy va tousjours se mouvant,
Les vents sont mes desirs ardents dés leur naissance,
Dont s'esmeut mon vouloir comme l'air par le vent.


VI


      Aussi comme les vents diversement fremissent,
Soubs des rochers affreux, dont ils n'osent partir,
De mesme mes desirs au respect obeissent,
Et dans mon cœur enclos n'en oseroient sortir.


VII


      Cest invisible Feu qui les airs environne,
C'est la flame secrette où je me vay bruslant,
Et comme ce grand Feu ne se voit de personne,
A chascun mon ardeur je vay dissimulant.


VIII.


      Comme l'on voit qu'au Feu tout est reduit en flame,
Et que source de vie il ne peut rien nourrir,
De mesme les pensers qui sont dedans mon ame :
s'ils ne bruslent soudain, doivent soudain mourir.


IX.


      La Lune c'est l'espoir qui croist & diminuë,
De vous seule empruntant les rais dont il reluit,
Mais lors que sans lumiere elle erre dans la nuë,
C'est mon vague Penser, qui sans raison vous suit.


X


      Le Soleil c'est vostre œil lumiere sans seconde,
Bel œil Soleil d'amour, qui nous esclaire à tous :
Que si l'autre Soleil donne la vie au Monde,
Quel Amant peut nier de la tenir de vous ?


XI.


      Puis de tant de beautez Amour vous a pourveuë
Que son jour c'est vous veoir, sa nuict ne vous voir pas
Si ce n'est que d'avoir le bien de vostre veuë,
Nous soit plustost la vie, & l'autre le trespas.


XII.


      L'esté, c'est le transport, dont le sang me boüillonne,
Et l'Hyver, c'est la peur, qui me gelle en tout temps,
Mais que me vaut cela, si tousjours mon Automne,
Est sans fruits aussi bien que sans fleurs mon Printemps ?

      Silvandre paracheva bien ce qu'il chantoit de ceste sorte : mais non pas ses pensées : au contraire s'arrestant sur le dernier couplet : Helas ! disoit-il, Amour, puis que tu ordonnes que l'Automne n'ait point de fruicts pour moy, que ne permets tu pour le moins que le Printemps me donne des fleurs ? Si est ce bien ta coustume, ô petit Dieu ! de nourrir d'esperance ceux que tu ne peux contenter. Et pourquoy romps tu ceste coustume pour moy ? Mais va, tu es juste, puis qu'il ne falloit pas chastier mon outrecuidance avec un moindre supplice que celuy que je ressens : Et toutefois je m'en plains : car encor qu'il soitjuste il ne laisse pas d'estre douloureux, comme encore que coulpable, je ne laisse pas d'estre sensible. A ces mots il se teust, & roulant plusieurs sortes de pensées, il donna loysir à Diane de jetter l'œil sur ses compagnes, & voyant qu'elles l'avoyent apperceuë, elle en eut honte, & pource se levant doucement, & s'approchant d'elles, elle dit à Philis : Je vous supplie, mon serviteur, cependant qu'Astrée & moy nous esloignerons un peu, demeurez icy, afin que si ce Berger nous oyoit partir vous le puissiez amuser : car je ne voudrois pas qu'il sçeut que je l'eusse escouté. Et Philis ayant fait signe qu'elle y prendroit garde, Astrée & Diane s'en allerent. Je remarquay que Lycidas jugea lors que ces deux Bergeres avoyent voulu emmener Philis : mais qu'elle n'avoit voulu laisser Silvandre pour l'amour, qu'il croyoit, qu'elle luy portast. Les actions qu'il fist de la teste & des mains en la considerant, me firent avoir cette opinion. Cependant Silvandre recommença de chanter ces vers,


SONNET.
Que d'adorer seulement Diane, il est trop heureux


      Silvandre qui te plains comme d'une injustice,
Qu'à si belle maistresse Amour t'a destiné,
Rends luy graces plustost de t'avoir ordonné
De servir de victime en si beau sacrifice.

      Depuis que ce grand Dieu d'un puissant artifice,
Separant le cahos, le monde a façonné,
Jamais dedans le Ciel ne fut imaginé
Rien plus beau que la belle à qui tu fais service.

      Cesse donc de te plaindre, ou tu plaindras à tort
Que si tu meurs pour elle, est il plus belle mort ?
C'est lors que l'ame vit quand elle en est meurtrie,

      Que si l'amour te fait idolatrer ses yeux,
Adore les Silvandre, ainsi comme des Dieux,
Qui jamais a commis plus belle idolatrie ?

      Ce Berger eust peut estre continué d'avantage, & Paris & moy estions resolus de suivre les Bergeres, mais Driopé le chien de Diane s'eschappant d'entre ses mains, s'en courut vers Silvandre pour luy faire feste, parce qu'il avoit accoustumé de le caresser. Le Berger se releva incontinent, & jettant la veuë de tous costez, il ne la vist point : mais il apperceut bien Lycidas qui l'escoutoit, & Philis, qui l'ayant veu se lever, pour satisfaire à ce que Diane luy avoit dit, s'en venoit vers luy pour l'amuser. Mais ainsi qu'elle s'avançoit, elle apperceut Lycydas, qui luy fit changer de dessein : car sçachant combien ce Berger avoit de jalousie pour Silvandre, elle tourna les pas ailleurs : & cela luy en fit soupçonner d'avantage,pensant qu'elle se voulust cacher de luy. Silvandre qui sçavoit le cœur de tous les deux, à ce qu'il me fit depuis entendre, & qui vouloit suivant la resolution qu'il en avoit faite autrefois augmenter cette jalousie en Lycidas, feignant de ne voir point vostre frere se met à courre vers Philis, & l'ayant atteinte luy prend une main qu'il baisa par force deux ou trois fois : & puis la prenant sous les bras, luy demanda des nouvelles de Diane, & d'Astrée. La Bergere estoit si ennuyée de ce que Lycidas voyoit toutes ses actions, qu'elle ne sçavoit que luy respondre. Paris & moy qui estions desja acheminez pour suivre Astrée & Diane nous en allasmes vers Philis & Silvandre, qui ne fust point une rencontre fascheuse pour elle, parce que Silvandre qui est fort civilisé comme vous sçavez la laissa en paix, & vindrent tous deux à nous pour nous saluer. Lycidas au contraire plus mal satisfait de cette veuë qu'il n'avoit jamais esté, se retira d'un autre costé sans faire semblant de nous avoir apperceus. Estant donc tous quatre ensemble, nous prismes nostre chemin du costé où nous avions veu aller Astrée & Diane, apres que Silvandre rassemblant son troupeau & celuy de Philis, les eut chassez du costé où elles estoient passées : qui ne fut pas sans doute un petit renouvellement de jalousie en Lycidas, voyant comme ce Berger prenoit le soin de conduire les breb[i]s de Philis : car vostrefrere alloit de temps en temps tournant la teste de nostre costé, pour voir ce que nous faisions.

      Sans mentir, interrompit Celadon, il est bien à plaindre : car pour le peu que j'en ay esprouvé, je crois que la jalousie est une des plus sensibles blesseures dont un Amant puisse estre atteint. Mais belle Nymphe que devint-il ? Je ne le vous sçaurois dire, respondit elle, car je ne le vis plus de tout le jour : & quant à nous, nous trouvasmes Diane & Astrée peu de temps apres qui attendoient à ce que je pense leur compagne. Nous passames avec elles toute la journée, & avec beaucoup de contentement. Paris entretenoit Diane, Silvandre faisoit la guerre à Philis, & moy je parlois avec Astrée que je trouvay en verité tres-digne d'estre aymée & servie de Celadon. Me permettez vous, belle Nimphe, dit Celadon, d'estre un peu curieux en cet endroict ? Et que desirez vous de sçavoir de moy, dit Leonide ? Ouystes vous jamais, dit-il, une plus douce & agreable parole que la sienne ? elle a un certain ton en la voix, & quelque façon de prononcer qui charme merveilleusement l'oreille. Il est certain, respondit la Nimphe, & ce que j'estime d'avantage, c'est qu'il n'y a point d'artifice, & que toutes ses paroles sont pleines de modestie & de civilité. Mais, sage Nimphe, adjouta Celadon, ne parla t'elle jamais de moy ? Si fit, dit elle, mais ce fust moy qui en commençay le discours, & je cognus bienqu'elle en parloit si peu, pour l'opinion qu'on avoit euë de vostre amitié. Par Teutates, belle Leonide, adjouta le Berger, dites moy les discours que vous en eustes ? Ils furent fort courts, respondit la Nimphe, & je ne sçay si je m'en pourray bien ressouvenir. Je desirois avec passion de sçavoir de vos nouvelles, & lors que Paris m'avoit parlé d'aller dans vostre hameau, je n'avois jamais eu la hardiesse de vous nommer à luy, & quoy qu'il ne m'eust point parlé de vous, je pensois qu'estant si fort amoureux de Diane, il ne prist garde à autre chose qu'à elle, & à ce coup ne vous voyant point avec ces Bergeres j'en estois en une peine extreme : en fin comme l'on passe d'un subjet en l'autre pour peu que l'on parle ensemble, je luy dis que je n'eusse pas pensé que les Bergers de Lignon eussent esté si gentils ni si civilisez que je les trouvois, & que la premiere fois que revenant de Feurs je m'estois arrestée avec elles ç'avoit principalement esté en intention de sçavoir si ce que l'on en disoit estoit veritable, & que Silvandre dés ce jour là m'en avoit donné une fort bonne impression. A la verité, me respondit-elle froidement, Silvandre est un tres honnesse Berger : mais Madame, si vous fussiez venuë en une autre saison, je croy que vous eussiez esté beaucoup plus satisfaite de nous. Car au temps que je veux dire, il y avoit une volée de jeunes Bergers, qui sembloient faire à l'envy à qui seroit plus honneste homme. Et quesont-ils devenus ? respondis-je : Les uns, me dit elle, sont morts comme le pauvre Celadon, les autres affligez de cette perte qui est encores fort fresche, car il n'y a pas plus de trois ou quatre Lunes, demeurent solitaires & se retirent de toutes compagnies, comme Lycidas : les autres estonnez de ce desastre ont quitté les rives de ce malheureux Lignon : bref nous mesmes qui sommes demeurées, nous trouvons si estourdies de ce coup, que nous ne pouvons nous remettre. Celadon, repliquay je, n'estoit ce pas ce Berger dont j'ouys parler depuis ne fus je icy ? C'est celuy là mesme, me dit elle, avec un grand souspir[.] Estoit-il de vos parents ? luy dis-je, Non dit elle, au contraire, son pere & le mien estoient mortels ennemis. Mais, Madame, c'estoit bien un des plus gentils Bergers qui ayent jamais esté en ceste contrée. Et quoy qu'il y eust une tres-grande inimitié entre ceux de sa famille & de la mienne, si ne puis je m'empescher de le regretter, tant il avoit de bonnes conditions qui contraignent chacun de ressentir sa perte. A ce mot elle changea de visage : & se mettant une main sur les yeux, fit semblant de se frotter le front. Je cogneus bien à ces discours, que vous n'estiez point revenu vers elle depuis que je vous avois laissée, & cognoissant qu'elle ne me pouvoit dire nouvelles de ce que je desirois, & que la continuation de ses propos ne pouvoit que l'ennuyer, je changeay de discours, & quelque temps apres, voyant qu'ilse faisoit tard, Paris & moy nous retirasmes : Et ce fut lors que je sceus de Silvandre la jalousie de Lycidas, car vous venant accompagner jusques sur le bord de la riviere, je luy demanday quelle estoit la tristesse de vostre frere, & pourquoy on ne le voyoit point : & il me raconta, qu'estant serviteur de Philis, il estoit devenu jaloux d'elle & de luy, & qu'expressement pour le tourmenter d'avantage quand il pensoit estre veu de luy, il feignoit d'aymer Philis, & en faisoit toutes les demonstrations qu'il luy estoit possible. Voila Celadon, comme nous passames cette premiere journée : & depuis ne pouvant sçavoir de vos nouvelles j'ay tousjours continué de voir cette bonne compagnie, me semblant qu'estant aupres de celle que vous aymez, j'estois en quelque sorte aupres de vous. Cela fust cause que quand Amasis apres avoir fait de grands preparatifs de resjouyssance, fust contrainte de les laisser inutiles pour les nouvelles de la mort du Roy Merouée, encores que Silvie par le commandement de Galathée me fit sçavoir que je pourrois retourner à Marcilly quand je voudrois, je ne voulus toutesfois m'y en aller, tant je prenois de plaisir à la douce vie de ces discrettes bergeres. Et pourquoy, respondit Celadon, la mort de ce Roy attrista t'elle Amasis ? Parce comme je pense que vous sçavez que Clidamant estoit avec luy, & que particulierement il l'avoit obligé à son amitié, outre que principalement ce Prince estoit infiniment aymé par tout où ilestoit cogneu : & de peur que mon oncle ne me fit retourner vers la Nimphe, je luy cachay la lettre de Silvie. Mais Celadon confessez verité, ne me portez vous point d'envie de ce que je vois Astrée, & que je parle à elle toutes les fois que je veux ? Puis que vous y prenez plaisir, respondit Celadon, je serois bien marry de le vous envier : il me semble toutefois que si chasque chose estoit conduite par raison je pourrois bien avoir part à ce contentement. Et pourquoy, respondit la Nimphe, vous en privez vous vous-mesmes ? Ah Leonide, dit-il, combien verriez vous le contraire si vous pouviez lire dans mon cœur ! Comment voulez vous que j'ayme & n'ayme pas en mesme temps ? Que si je n'ayme point Astrée je n'auray point de plaisir de la voir, & si je l'ayme comme me puis-je plaire en luy desplaisant ? Mais luy dit la Nimphe, pour quoy jugez-vous que vous luy desplairiez ? Parce qu'elle m'a defendu, dit le Berger, de me faire jamais voir à elle qu'elle ne me l'ayt commandé. Et comment voulez vous, dit Leonide, qu'elle vous le commande si elle ne vous voit point, si elle ne sçait où vous estes, voire si elle croit que vous soyez mort ? Ah ! Nimphe, s'escria le Berger, qu'Amour est un puissant Dieu : & tout ainsi que sans raison il a bien trouvé le moyen de me bannir de sa presence, de mesme il trouvera bien avec raison le moyen de me rappeller quand il luy plaira. Vous estes donc resolu, dit Leonide, de ne vous representer point à elle ?J'eslirois plustost la mort, dit-il, & que toutes mes fortunes soient entre les mains d'Amour. A ce mot il se leva pour changer de discours, & prenant la Nimphe par la main se vint asseoir au devant de la porte où il avoit roulé quelques gros cailloux. Mais quand elle le vit au jour elle ne peut retenir les larmes le trouvant si changé, dont Celadon s'appercevant : N'en soyez point affligée, courtoise Nymphe, ce changement, dit-il, que vous voyez en mon visage n'est qu'une marque d'un prochain repos. Il seroit ennuyeux de raconter par le menu tous leurs discours : tant y a que quelques persuasions dont elle peut user pour luy faire changer cette austere façon de vivre, elle ne peut obtenir autre chose de luy sinon que si elle vouloit prendre la peine de le voir quelquefois il le souffriroit. En fin le Soleil estant prest à se cacher elle fut contrainte de se retirer, avec promesse de le revoir bien souvent.

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LE
HUICTIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.


      Quelque dessein que Leonide eust fait de n'avoir plus d'amour pour Celadon, si ne se pouvoit elle deffaire entierement de la premiere affection qu'elle avoit euë pour luy, tant céte passion est difficilement arrachée quand elle a jetté de profondes racines dans un cœur qui n'a point d'autre soucy. De sorte que la rencontre qu'elle avoit faite de luy ne luy avoit pas rapporté un petit contentement : mais le desplaisir de l'avoir veu en un si miserable estat n'estoit pas moindre, & se rendoit encor plus grand, quand elle se representoit l'estrange resolution qu'il avoit faite. Si bien qu'elle se trouvoit estrangement combatuë, & ne sçavoit si elle sedevoit plus resjouyr de l'avoir trouvé, que s'attrister de l'estat auquel elle l'avoit trouvé. Tant que le chemin dura, elle ne fit que penser & chercher les moyens de le retirer de cette façon de vivre. Quelquefois, elle avoit opinion qu'elle devoit faire entendre le tout à la Bergere Astrée, afin que l'y conduisant, il laissast cette vie sauvage. Mais elle changeoit d'avis aussi tost qu'elle se ressouvenoit que par ce moyen elle s'ostoit toute esperance de pouvoir jamais estre aymée de luy, sçachant bien que si Astrée entendoit qu'il fust en vie, & qu'elle le peust trouver, elle luy feroit tant de demonstrations de bonne volonté qu'elle ne devoit plus rien esperer de luy. Car encor qu'elle eust trouvé Celadon si opiniastre pour conserve[r] l'affection qu'il portoit à sa Bergere, si ne se pouvoit elle figurer qu'une amitié peut longuement vivre seule, & se persuadoit qu'en fin l'amour feroit des merveilles pour elle, ou pour le moins le desdain d'Astrée. Changeant donc d'avis, & se representant qu'Adamas avoit tousjours beaucoup aymé le pere de Celadon, à ce qu'elle luy avoit ouy dire, elle jugea d'estre à propos de l'avertir de la vie qu'il faisoit, s'asseurant bien qu'il y mettroit l'ordre qui seroit necessaire. Toutefois considerant que le lieu où Celadon s'estoit reduit, estoit le plus commode qu'elle sçauroit choisir, fut pour l'entretenir toute seulle, fut pour luy rendre de grandes preuves de sa bonne volonté, elle pensa qu'il valoit mieux n'en rien dire à personne pour encores, & essayer deluy faire passer le temps, & le divertir de ses tristes pensées le plus qu'il luy seroit possible, faisant resolution que si elle voyoit que sa presence & son artifice ne le fissent point changer, il seroit tousjours assez à temps d'en avertir son oncle. Elle s'arresta donc en cette resolution, & pour l'effectuer, elle ne failloit point tous les jours de le venir trouver, & passer toutes les heures qu'elle pouvoit aupres de luy. Le Berger qui recognut que le grand soin que la Nimphe avoit de le visiter, ne pouvoit proceder que d'Amour en receut du desplaisir, luy semblant que de le souffrir, il offençoit en quelque sorte la fidelité qu'il avoit promise à sa Bergere : Outre que les heures de sa visite luy sembloient estre perduës, parce qu'il ne pouvoit entretenir ses cheres & douces pensées. Si bien qu'au lieu de se resjouyr, il commença de s'attrister d'avantage : dequoy la Nimphe s'appercevant apres avoir quelque temps consulté en elle mesme, & voyant que de jour en jour il alloit diminuant, elle resolut de recourre aux sages conseils d'Adamas, s'asseurant de luy en parler de sorte qu'il n'y soupçonneroit rien à son desadvantage.

      S'en revenant donc un soir de meilleure heure que de coustume, elle trouva que son oncle se promenoit sur une terrasse qui avoit la veuë du costé de la plaine d'où elle venoit. Et apres l'avoir salué, & que le Druyde luy eut demandé, où elle avoit laissé Paris, elle luy respondit que toutes ces belles Bergeresl'avoient accompagnée jusques aupres du Temple de la bonne Déesse, & que Paris les avoit voulu reconduire. Mais, dit elle, mon Pere, j'ay fait une plaisante rencontre, & qui m'a retenuë, de sorte que je pensois que Paris seroit arrivé avant moy. Et quelle est elle, luy dit le Druide ? c'est, respondit Leonide, de Celadon. Il faut que vous sçachiez que depuis que nous le fismes sortir du Palais d'Isoure, au lieu d'aller trouver ses parens & amis, il s'est retiré dans une caverne, où il s'est tellement caché à tous ceux de sa cognoissance, qu'il n'y a personne qui ne pense qu'il soit mort. Et pourquoy, dit Adamas, a t'il fait cette resolution ? Je croy, respondit elle, qu'il a quelque maladie d'esprit, & qu'il ne vivra pas long temps : car il ne parle qu'à force, & ne vit que d'herbes, & a une si grande tristesse que vous ne le recognoistriez pas. Et d'où vous a-t'il dit, ajouta le Druide, que ce mal luy procedoit ? Il n'en parle qu'à mots interrompus & si peu qu'il est aisé à connoistre que le discours luy en desplait. Toutefois je pense que l'amour qu'il porte à la Bergere Astrée en est la cause. Si cela est, respondit Adamas, il est fils de pere : car Alcippe a esté autrefois tellement transporté de l'amour d'Amarillis que je ne vis jamais faire de plus grandes folies : Et mesme cela fut cause qu'il laissa la vie des champs pour celle de la Cour, & qu'il fit long temps les exercices des Chevaliers. Et leur est-il permis, dit Leonide, de changer de cette sorte de condition ? Ma fille, dit le Druyde, nyCeladon ny ces autres Bergers que vous voyez le long des rives de Lignon, ny la plus part de ceux de Loire & de Furan, ne sont pas de moindre extraction que vous estes, & faut que vous sçachiez que leurs ayeux n'ont esleu cette sorte de vie que pour estre plus douce, & accompagnée de moins d'inquietudes. Et d'effect ce Celadon de qui nous parlons, est vostre parent fort proche. Car la maison de Lavieu, & la sienne viennent d'un mesme tige : si bien que Lindamor, & luy vous sont parents en mesme degré. Mon ayeul, & les bisayeuls de Lindamor & de Celadon, ayant esté freres. Leonide qui n'avoit encores sceu cette alliance demeura estonnée, luy semblant que cette proximité luy deffendoit d'aymer Celadon, comme l'amour luy commandoit : toutesfois pour n'en donner cognoissance à son oncle, elle luy dit, que leur estant si proche ils estoient donc obligez d'en avoir plus de soin que d'un estranger, & que la sauvage vie qu'il menoit estoit telle qu'elle ne pensoit pas qu'il peut vivre longuement. Il faut, respondit le Druide, que nous y rapportions tout ce que nous pourrons, & afin de n'y point faire de faute, je veux consulter l'antre de la vieille Cleontine : peut estre que le Ciel a soin de luy, & que ce n'est point sans subjet qu'il le retient ainsi caché. J'en ay veu d'autres qui ont esté preservez de cette sorte de diverses fortunes dont ils estoient menassez. Cependant qu'ils parloient, Paris arriva, qui leur fit interrompre leur discours, pource qu'ilsne vouloient qu'il sceut ces nouvelles, & entrant dans le logis, ils se mirent à table, & quelque temps apres dans le lict, afin d'aller plus matin vers Cleontine.

      Mont-verdun est un grand rocher qui s'esleve en pointe de Diamant au milieu de la plaine du costé de Montbrison, entre la riviere de Lignon, & la Montagne d'Isoure. Que s'il estoit un peu plus à main droite du costé de Laigneu, les trois pointes de Marcylli, d'Isoure, & de Mont-verdun feroient un triangle parfait. On diroit que la nature a pris plaisir d'embellir ce lieu sur tous les autres de cette contrée. Car l'ayant eslevé dans le sein de cette plaine, si esgalement de tous costez, il se va estressissant peu à peu, & laisse au sommet la juste espace d'un temple, qui a esté dedié à Teutates, Hesus, Taramis, Belenus. Et parce que c'est le plus renommé de tous ceux de Forets, c'est le lieu où les Eubages, les Sarronides, les Vacies & les Bardes se tiennent dans des grottes qu'ils ont faictes autour du temple, dans lequel ils font leurs assemblées, lors que les Druydes le leur ordonnent. Mais ce qui est plus admirable, c'est que ce grand rocher qui a plus de quatre mille pas de tour, quand il commence de s'eslever, & de hauteur plus de quatre cents, & au sommet plus de cinq cents, est tout couvert de terre, & d'un costé planté de vignes, & de l'autre si plein d'une menuë herbe, & si verte, que ceux du pays en corrompant son nom, l'ont appellé Montverdun, au lieu deMons-vatodun, qui signifioit la montagne & demeure des sacrificateurs, parce qu'en langage Celte Dunum signifie forteresse, & Vates, en celuy des Romains sacrificateurs, ou ceux qui rendent les oracles, & depuis que les Gaulois avoient eu la communication des Romains, ils n'avoient pas seulement meslé leurs langages ensemble, mais aussi leur façon de sacrifier : voulant bien pour leur complaire, & s'accommoder au peuple qui estoit victorieux, prendre quelques unes de leurs coustumes : mais ne pouvant aussi se deffaire de leurs anciennes, ni oublier leurs premieres ceremonies ils en firent un tel meslange, qu'ils retindrent presque esgallement du Romain & du Celte. L'occasion qui avoit rendu ce Mont plus peuplé de ces Bardes, Eubages, Sarronides & autres, ç'avoit esté que Dryus, celuy qui institua les Druydes, ayant trouvé ce lieu plein d'une certaine divinité, qui l'inspira d'abord qu'il y fut, il pensa estre à propos d'en laisser quelque marque à la posterité. Tout ce rocher, qui pour sa grandeur se peut nommer une Montagne, est de nature tellement creux, qu'il semble quand on est dedans, que ce ne soit qu'une voute : Il y a trois ouvertures si spatieuses qu'un chariot y pourroit entrer : elles demeurent ordinairement closes, sinon lors que l'on veut consulter l'oracle, qu'il y a tousjours une Druide, qui apres le sacrifice s'en court ouvrir la porte du Dieu auquel on fait la demande, & soudain il en sort un vent assez impetueux, qui venant des concavitezde cest antre, & se froissant contre les destours du rocher, fait un certain bruit, qui semble à des voix mal articulées, & la Druide tenant la teste la plus avancée qu'elle peut dedans avec la bouche ouverte, y demeure tant que le bruit dure, puis s'en revient dehors avec les cheveux mal en ordre, les yeux esgarez & le visage tout changé, & d'une voix toute autre qu'elle n'avoit pas, & faisant des actions d'une personne transportée, prononce l'oracle que bien souvent elle n'entend pas elle mesme. Or ces trois portes sont dediées à trois de leurs Dieux, ou pour mieux à Dieu sous trois divers noms, à sçavoir l'un à Hesus que l'on consultoit quand il faloit faire la guerre. L'autre à Taramis, où les choses futures s'apprenoient, & l'autre à Belenus, où les amants addressoient leurs sacrifices & supplications, & jamais ces portes ne s'ouvroient toutes à la fois que le sixiesme de la Lune de Juillet, qu'ayant cueilly le Guy, ils en venoient jetter des branches dedans. Que si alors la Dame de la province se trouvoit encor fille, il luy estoit permis d'entrer dans la caverne, choisissant pour son Chevalier celuy qu'elle vouloit prendre pour son mary, avec lequel, & le grand Druide, ils visitoient tout ce qui estoit dans cette caverne, & voyoient toutes les merveilles que le grand Druyde y avoit laissées.

      Or ce fut en ce lieu où Adamas dés le matin s'achemina avec Leonide, pour consulter Tharamis : & apres avoir fait le sacrifice desToreaux blancs, selon leur coustume, & que Cleontine eust esté ceinte de verveine, & eust jetté du sang du sacrifice contre l'entrée, elle mit du Laurier dans sa bouche, le macha, & touchant la serrure avec une branche de Guy, les portes incontinent s'ouvrirent avec un grand bruit, & elle se tenant à l'un des gonds pencha tout le corps en dedans, & recevant à pleine bouche le vent qui en murmurant, venoit de la caverne, y demeura fort long temps, & en fin revint courant au lieu du sacrifice, où le Druide & tous ceux qui y avoient assistez l'attendoient à genoux, & la teste nuë supplioient Tautates d'avoir leurs vœux agreables. Et d'abord qu'elle fut arrivée prenant l'un des coins de l'autel, & se levant sur le haut des pieds, les cheveux espars & herissez, elle profera d'une voix toute changée telles paroles.


ORACLE.


      A vous sage Adamas le Ciel l'a destiné,
Surmontez par prudence,
Et l'amour & l'enfance.
Vous le devez ainsi, puis qu'il est ordonné,
Qu'obtenant sa maistresse
Contente pour jamais sera vostre vieillesse.

      Adamas apres avoir remercié Tharamis, & supplié qu'il luy fit bien entendre sa volonté,de peur que par ignorance il n'y contrevint, partit de ce lieu, tout resolu d'assister Celadon en tout ce qu'il pourroit, puis que le Dieu luy promettoit une vieillesse contente, quand ce Berger possederoit sa maistresse. Il avoit bien desja une bonne volonté, envers luy, tant à cause de la proximité qui estoit entre eux, que pour les merites du Berger : mais depuis la responce de l'oracle il y fut bien davantage pousé pour son propre sujet, faisant bien paroistre combien une personne interessée s'employe plus soigneusement que celle qui n'est touchée que du devoir. Prenant donc le chemin de Lignon, il s'enquit de Leonide du lieu, où Celadon estoit, & elle luy ayant monstré l'endroit, il creut estre à propos de regagner le pont de la Bouteresse, & prenant le mesme sentier par où elle y avoit esté conduite sans y penser, elle luy montra la fontaine où elle l'avoit rencontré, & en fin le buisson qui couvroit le rocher où il demeuroit. Et parce qu'ils eurent peur que s'il les appercevoit il ne s'en fuit, ils s'en approcherent le plus doucement qu'il leur fut possible pour le surprendre. Et de fortune il estoit couché à l'entrée de sa caverne si pres de la riviere, que la considerant appuyé sur un coude, les larmes que ses pensées luy arrachoient du cœur, tumboient dedans, & se mesloient parmy son onde : Et lors qu'ils arriverent, il reprit ainsi la parole.


SONNET.
Il se compare à la riviere de Lignon.


      Riviere que j'accrois couché parmy ces fleurs,
Je considere en toy ma triste ressemblance,
De deux sources tu prens en mesme temps naissance,
Et mes yeux ne sont rien que deux sources de pleurs.

      Tu n'as point tant de flots que je sens de malheurs,
Si tu cours sans dessein, je sers sans esperance,
En des sommets hautains, ta source se commence,
D'orgueilleuses beautez procedent mes douleurs.

      Combien de grands rochers te rompent le passage ?
De quels empeschemens ne sens-je point l'outrage ?
Toutesfois en un point nous differons tous deux ;

      En toy l'onde s'accroist des neiges qui se fondent,
Plus on gele pour moy, plus mes larmes abondent
Quoy que tu sois si froide, & moy si plein de feux.

      Ah ! riviere, continua-t'il peu apres, qui es tesmoin que je suis le plus malheureux, comme autrefois tu m'as veu le plus heureux Berger du monde : est-il possible que tu n'ayes point de regret de n'avoir voulu mettre une pitoyable fin à mes infortunes, lors que danstes eaux tu me sauvas si cr[ue]llement la vie ? Falloit-il que les choses mesmes insensibles conjurées ensemble contre moy, me refusassent le secours que naturellement elles donnent à tout autre ? Mais peut estre tu n'as voulu consentir à ma fin esperant d'avoir par mon moyen une troisiesme source, prevoyant bien que mes yeux, n'ayant que trop d'occasion de pleurer, t'en fourniroient d'une plus abondante que celle que tu as. Si ce dessein t'a fait user envers moy de ceste cruelle pitié, tu n'en seras point deceuë, puis que mes pleurs ne cesseront jamais tant que je vivray. A ce mot les souspirs donnerent un tel empeschement à la voix, qu'il fust contrainct d'interrompre ses paroles pour quelque temps, & lors qu'il voulut commencer, Leonide sans y penser se remua : & parce qu'elle estoit fort pres de luy il tourna la teste de son costé, & fut fort surpris de la voir avec Adamas en ce lieu. Il se releva promptement, & vint salüer le Druide qui s'avançoit desja vers luy. La pasleur & la maigreur de Celadon, estoient telles qu'Adamas n'en fust pas peu estonné, mais ayant autresfois esprouvé les forces d'Amour, il jugea bien que cette violente maladie le pourroit reduire en un estat encor plus dangereux, s'il demeuroit sans remede. C'est pourquoy apres les salutations ordinaires, il le prit par la main, & le fist assoir aupres de luy au mesme lieu où il estoit couché auparavant, où apres quelques discours, il luy tint ce langage. Mais mon enfant, en quel estat est celuyoù je vous trouve ? estoit ce pour vivre de ceste sorte que vous me requistes dans le Palais d'Isoure de vous sortir de la peine où vous estiez ? Faisiez vous dessein de vous venir renfermer dans cest Antre, & vivre loin de la frequentation des hommes, comme une personne sauvage ? Vous estes nay, Celadon, à quelque chose de meilleur : vous dis-je, que le grand Taramis a particulierement doüé de la raison, ne serez vous condamné par son infallible jugement si à la necessité vous ne produisez les effects qu'il attend de vous ? S'il a mis quantité de troupeaux & de pasturages sous vostre charge, pensez vous n'estre pas obligé de luy en rendre conte ? Tout ce qui est sous l'estenduë du Ciel est à luy, & nous n'en sommes que les gardiens, & ne faut point douter qu'il ne nous en demande enfin un compte fort particulier. Et que luy respondrez vous mon enfant quand ce temps là sera venu ? Encores qu'il nous ait remis sous nostre volonté, si ne sommes nous pas nostres, & faut que nous attendions un rude chastiment, si nous avons disposé de nous mesmes autrement que nous n'avons deu. Et comment pensez vous estre raisonnable, puis qu'en l'aage où vous estes sans soucy de vos troupeaux, de vos parens ny de vos amis, vous vivez comme un ours sauvage dans les antres escartez, esloigné de la veuë de chacun, & sans vous prevaloir en cette occasion des remedes que ce grand Dieu a remis entre vos mains ? Vous direz que l'affection que vous portez à la BergereAstrée vous y contraint : Mais mon enfant rentrez en vous-mesmes, & considerez que si vous l'avez offencée, tant que vous serez loin d'elle, vos services n'effaceront point cette offence, & si vous ne l'avez point offencée, comment esperez vous de luy faire cognoistre vostre innocence ? Or sus, mon enfant, je vous accorde que par le passé vous avez eu quelque raison de vous retirer de sa presence, voire mesme de la veuë de chacun, afin qu'elle cogneust qu'elle peut toute chose sur vous, & que la perte de ses bonnes graces, est du nombre de celles qui ne se peuvent recevoir sans perdre aussi pour quelque temps l'usage de la raison. Mais à ceste heure il est temps que vous reveniez en vous mesme, & que vous luy fassiez paroistre que vous n'estes pas seulement amoureux, mais homme aussi, & que si le desplaisir vous a jusques icy osté l'usage de la raison, la raison toutesfois vous est demeurée, qui peu apres a reprins sa force, afin qu'elle ne se repente pas d'avoir affectionné en vous un Amant qui n'estoit pas homme. A ces paroles d'Adamas Celadon respondit froidement de cette sorte. Pleust à Dieu, mon pere, que vos paroles fussent addressées à une personne qui eust une ame capable de les recevoir : car quant à moy, j'advouë, qu'il ne m'est resté autre chose de l'homme que la memoire, n'en ayant plus ny l'entendement ny la volonté, & encores je crois que cette memoire n'est demeurée avec moy que pour la nourriture de mes ennuyeusespensées. De sorte que ce que vous voyez devant vous, ce n'est plus ce Celadon, fils d'Alcipe & d'Amarillis, que le grand Druyde Adamas a autresfois tant favorisez de son amitié, mais seulement une vaine idole que le Ciel conserve encores parmy ces bois pour marque que Celadon sceut aymer. Et toutesfois puis que reduit en cette extremité, l'usage de la parole m'est permis pour respondre au grand Dieu Taramis & à tout ce que vous m'opposez, il suffit que je vous die seulement ce mot, J'AYME. Car sage Adamas, si j'ayme comment auray-je peur d'offencer Taramis en faisant ce que l'amitié me commande, puis qu'il a voulu ou permis pour le moins que j'aye aymé, ou ceux qui permettent quelque chose doivent en souffrir tout ce qui en depend, & qui niera que la miserable vie que je traine ne soit une dependance de cette Amour ? Et quant à ce qui me touche, celuy-là se peut-il dire amant qui a des yeux pour voir autre chose que ce qu'il ayme ? Ah ! mon pere, c'est sans doute que j'ayme, & c'est sans doute aussi que je suis aveugle pour moy, pour mes trouppeaux, pour mes parents, & pour tout le reste des hommes. Car je n'ay des yeux que pour celle à qui je suis. Si le Ciel, comme vous dictes, m'a laissé en ma puissance, pourquoy me demanderoit-il conte de moy mesme, puis que tout ainsi qu'il m'avoit remis en ma propre conduitte & disposition, de mesme me suis-je entierement resigné entre les mains de celle à qui je mesuis donné : & partant s'il veut demander conte de Celadon qu'il s'adresse à celle à qui Celadon est entierement. Et quant à moy c'est assez que je ne contrevienne en rien à la donation que j'en ay faicte. Le Ciel l'a voulu, car c'est par destin que je l'ayme. Le Ciel l'a sceu : car dés que j'ay commencé d'avoir quelque volonté, je me suis donné à elle & ay tousjours continué depuis. Et bref le Ciel l'a eu agreable : autrement je n'eusse pas esté si heureux que je me suis veu par tant d'années. Que s'il l'a voulu, s'il l'a sceu, & l'a eu agreable, avec quelle justice me pourra-t'il punir, si je continuë à cette heure, qu'il n'est pas mesme en ma puissance de faire autrement ? Face de moy Taramis, tout ce qu'il luy plaira, que mes trouppeaux deviennent ce qu'ils pourront : Que mes parens & amis se plaignent & ayent telle opinion qu'ils voudront, ils doivent estre tous satisfaicts & contents de moy quand je leur diray pour toute raison que J'AYME. Mais comment, respondit Adamas, voulez vous tousjours vivre de ceste sorte ? L'eslection, respondit le Berger, ne depend de celuy qui n'a ny volonté ny entendement.

      Si cela est, adjousta le Druide, vous cessez d'estre homme. Il y a long temps, repliqua le Berger, que ce soucy ne me touche nullement. Mais si vous aymez, continua le Druide, comment ne vous efforcez vous de voir celle que vous aymés ? Si j'ayme, respondit-il, comment voudrois je desplaire à celle quej'ayme, ou comment luy desobeyr ? Ou plustost comment ne recevray-je un extreme contentement de luy plaire & de luy obeyr ? Mais, dit le Druide, elle ne sçait pas que vous luy obeyssez. Il suffit, respondit le Berger, quand il n'est pas permis d'en donner plus de cognoissance que pour nostre satisfaction nous sçavons que nous avons fait ce qui a esté de nostre devoir. Il n'y a point de plus fidelle tesmoin, ny de Juge plus rigoureux contre nous que nous mesmes. Le Druide ne sçavoit s'il devoit plus estimer la vivacité de cest esprit en ces responces, que blasmer l'erreur auquel il estoit : mais enfin considerant que le mal n'estoit pas encor venu à son declin, il pensa que ce seroit l'animer d'avantage que de luy presenter de plus violents remedes. Cela fut cause que s'estant teu quelque temps : Or Celadon dit il, ce que je vous en ay dit, ç'a seulement esté pensant d'y estre obligé par les loix de l'amitié, & par le devoir de ma charge, & non pas pour contrarier. Seulement je veux une chose de vous, & que vous ne me devez point refuser, puis que c'est pour mon contentement. Il faut que vous sçachiez que j'ay une fille que j'ayme plus que toutes les choses que la bonté de Taramis m'a données. Et parce qu'il n'y a nul bien entre les hommes qui soit parfaict de tous poincts, le contentement de ma chere fille m'est infiniment diminué par sa longue absence, & par la cognoissance que j'ay d'en devoir estre encor fort long temps privé. Or dés l'heure queje vous vy au Palais d'Isoure, il est certain que je vous aymay pour sçavoir que vous estiez fils d'Alcippe & d'Amarillis : mais il faut que je confesse que mon amitié s'augmenta beaucoup par la veuë que j'eus de vostre visage : car d'abord il me sembla de voir ma chere fille, tant vous avez de l'air l'un de l'autre. Cela est cause que je vous conjure par tout ce qui a plus de puissance sur vous, d'avoir agreable que je vienne quelquesfois interrompre vostre solitude pour me donner cette satisfaction de voir en vostre visage un pourtraict vivant de ce que j'ayme le plus au monde. Le Berger qui estoit plein de courtoisie, luy respondit qu'il luy feroit une particuliere faveur de prendre ceste peine, & que s'il n'estoit contrainct de se tenir esloigné de chacun, il iroit luy mesme en sa maison, pour luy rendre ce service, & qu'il remercioit la nature de l'avoir tant favorisé que de luy avoir donné quelques traicts ressemblants à quelque chose qui fust aymée de luy. Bref pour ne redire icy toutes leurs paroles qui par leur longueur seroient peut-estre ennuyeuses, Adamas se resolut de visiter bien souvent le Berger, esperant par ce moyen le pouvoir retirer peu à peu de cette grande melancolie : outre qu'il estoit vray qu'Alexis sa fille ressembloit un peu à ce Berger : & d'autant qu'il estoit contrainct selon leurs statuts de la laisser jusques en l'aage de quarante ans parmy les filles Druydes, qui demeuroient aux Antres des Carnutes, il prenoit duplaisir, voyant Celadon qui la luy representoit en quelque sorte. Il avoit esté ordonné par Dis Samothes, & depuis, reconfirmé par le grand Druys instituteur des Druydes, Que les Sacrificateurs qui auroient des fils envoyeroient leurs aisnez aux escoles des Carnutes, où dix ans ils apprenoient leur science, dix ans ils l'enseignoient aux autres, & dix ans ils servoient aux sacrifices & jugements publics, & apres ils pouvoient retourner chez eux & exercer la charge des Druydes par toutes les Gaules.

      Que s'ils n'avoient que des filles, ils estoient contraincts d'envoyer les aisnées, depuis l'aage de dix ans, au mesme lieu où elles estoient instruites, puis instruisoient, & enfin jugeoient comme nous avons dit : car les Gaulois s'arrestoient bien souvent au jugement de ces femmes Druides. Et ce temps là estant passé, elles revenoient en la maison de leurs peres où elles se pouvoient marier.

      Or cette resolution estant prise de cette sorte, Celadon fut celui qui en eust plus de profit : car dés le commencement Leonide lui rendit ses lettres qu'elle luy avoit desrobées, qui luy fut un grand presage de meilleure fortune, ayant tousjours oüi dire, que comme les malheurs ne viennent jamais seuls, il semble aussi qu'un bon heur en attire un autre. Et depuis estant visité fort souvent, tantost par Leonide, & tantost par le Druyde, il estoit fort diverti des tristes pensées qui le consommoient, outre que le soin qu'Adamas avoitde luy donner des vivres secrettement, n'estoit pas petit. Et veritablement ce fut une bonne rencontre pour Celadon, que la bonté du Druide, & l'affection de la Nymphe : car elles estoient cause que l'un & l'autre estoient soigneux de luy outre mesure, & par dessus leur devoir & grandeur. Mais ce qui donna plus de soulagement à ce Berger, ce fut que la Nymphe lui porta de l'ancre & du papier, par ce qu'estant seul il s'amusoit à mettre par escrit les passions qu'il ressentoit ce qui le contentoit beaucoup quand il les luy relisoit ; les playes d'Amour estant de telle condition que plus elles sont cachées & tenues secrettes, plus aussi se vont elles envenimant, & semble que la parole avec laquelle on les redit, soit un des plus souverains remedes que l'on puisse recevoir en l'absence. En mesme temps Adamas qui jugeoit bien que les trop continuelles pensées du Berger ne faisoient que l'arrester & rafermir d'avantage en sa melancolie, luy conseilla de passer son temps dans le boccage sacré, qui estoit aupres de là, fust à graver sur les escorces des jeunes arbres des chiffres & des devises, fust à faire des tonnes & cabinets, pour l'embellissement du lieu, & pour cet effet lui apporta des outils necessaires. Ce Berger qui desja avoit repris ses forces & sa premiere beauté, ayant aussi l'entendement renforcé, cogneut bien qu'Adamas le conseilloit avec raison, de fuyr ceste nonchalante oisiveté où il avoit vescu ; & cela fut cause que s'en allant de compagnieau lieu qu'il luy avoit dict, il commença d'y travailler. Mais tout ce qu'il faisoit c'estoit par le dessein du Druide, qui aussi comme un bon medecin s'accommodant à son malade, luy assaisonnoit tous ses conseils par quelque dessein d'Amour. Voyez vous, luy disoit-il, mon enfant, encores que selon nos statuts nous ne devions point faire de temple à Teutates, Hesus, Belenus, Tharamis nostre Dieu, si est-ce que depuis que ces usurpateurs de l'autruy, je veux dire ces peuples que l'on appelle Romains, apporterent avec leurs armes leurs Dieux estrangers dans les Gaules, & que perdant nostre ancienne franchise, nous fusmes contraints de sacrifier en partie à leur façon, nous avons eu des temples où nostre Dieu a esté adoré parmy les leurs, & parce que la coustume est passée enfin en loy, il vous sera permis, Celadon, de dedier une partie de ce Boccage, non pas comme à une premiere divinité, mais comme à un tresparfait ouvrage de ceste divinité à vostre belle Astrée, ce que nostre Dieu ne trouvera point plus mauvais que les Temples dediez par ces estrangers à la Déesse Fortune, à la Déesse Maladie, ou à la Déesse Crainte : principalement si vostre ouvrage luy estant directement consacré, vous n'adorez pas sur leurs Gazons ceste Déesse Astrée, mais luy en eslevant d'autres à costé de leurs chesnes vous adressez vos vœux à ceste belle, comme à l'œuvre le plus parfait qui soit sorti de ses mains. Il faut donc plier ces arbres sur ce chesne, luy dict-il, luy enmonstrant un assez beau, & arracher ces petits, à fin d'y faire une place que nous dedierons à l'amitié, & contre le pied du chesne, nous esleverons des Gazons en forme d'autel, sur lequel je mettray un tableau qui sera le simbole de l'amitié. Et quand celuy-ci sera finy, nous y ferons une porte pour entrer dans un autre qui sera plus spacieux, & que nous appuyerons sur ce chesne, qui veritablement, dict-il, est admirable, luy monstrant un grand chesne qui s'eslevoit d'un seul tronc, & puis se separant en trois branches les reunissoit en haut, & les resserroit sous un mesme escorce.

      Voyez-vous, luy dit-il, que le lieu monstre que l'on y a esté quelquesfois. J'y suis venu bien souvent faire des sacrifices pour le symbole que cet arbre a de Teutates, Hesus, Belenus, Tharamis, nostre Dieu. Comment mon pere, respondit Celadon, vous en nommez quatre & vous ne dites que nostre Dieu ? Il faudroit dire nos Dieux. Je ne vous en eusse pas parlé pour une fois, mais vous l'avez desja plusieurs fois repliqué. Mon enfant : respondit le Druide, ce que vous me demandez n'est pas le moindre de nos misteres, mais plustost l'un des plus grands de la creance des Druides, & quoy que nous ne le devions reveler qu'à ceux qui sont instruits en nos antres, & escolles, si ne laisseray-je de vous en declarer autant que vous serez capable d'en recevoir.

      Sçachez donc mon enfant, que ce grandDis Samothes incontinent, apres la division des hommes, à cause de la confusion des langues estant bien instruit par son ayeul, fust en la religion du vray Dieu, fust aux sciences plus cachées, s'en vint descendre par l'Ocean Armorique en cette terre que jusques à cette heure nous nommons Gaule, & qui peu à peu changeant ce nom, semble prendre celuy de France pour l'advenir : & depuis s'avançant & la peuplant y planta heureusement son Sceptre, ensemble y mist la religion de ses peres, & donna la cognoissance des sciences à ceux qui plus familiers & de meilleur esprit sceurent mieux entendre & retenir ses enseignemens, & qui depuis de son nom furent appellez Samothées : Et celuy-cy fut le premier Roy des Gaules, qui fut tant agreable à Dieu & aux hommes, qu'il regna longuement en paix, & apres luy sa posterité avec tant d'heur, qu'il n'y a eu endroict de la terre qui n'ait cogneu le nom, & la valeur des Gaulois. Que si ce peuple, que nous nommons Romain, s'est usurpé la domination des Gaulois, ce n'a point esté par les armes, mais plustost par chastiment de nos dissentions, qui estant pleines d'animosité entre nous, ont esté cause de nous le faire appeller, & demander secours à ceux de qui l'ambition nous a depuis devorez, nous apprenant, mais trop tard, qu'il ne faut jamais esperer que les estrangers nous affectionnent plus, que nous ne nous aymons nous mesmes. Mais le grand Dieu, que Samothes nousenseigna d'adorer en pureté de cœur, ne voulant estendre son ire à l'infiny, nous ayant faict passer une demie lune de siecles sous ceste domination estrangere, monstre qu'il nous en veut retirer par les armes des Francs qui se vantent d'estre yssus des anciens Gaulois. Or pour reprendre nostre discours, le quatriesme Roy qui domina en Gaule, des descendans de ce grand & sainct Samothes, fut le sage & sçavant Dryus, de qui quelques uns pensent, que pour avoir esté instituteur des Druydes, ils ayent pris leur nom, mais ceux là se trompent autant que ces Grecs outrecuidez qui se vantent que c'est de leur mot Drys, qui signifie chesne : car avant que les lettres eussent esté portées en Grece, nous estions appellez Druydes, & les sciences estoient en Gaule avant que ces peuples vains sceussent seulement lire, comme le nom de Druyde nous enseigne, qui au langage de l'ayeul de Samothes signifie contemplateur, du mot Drissim, parce que comme vous sçavez, mon enfant, nostre principale vacation consiste en la contemplation des œuvres de Dieu.

      Or ce grand Dis Samothes, & depuis nostre sainct instituteur Dryus, nous ordonnerent d'adorer Dieu, non pas selon l'erreur des gens, mais ainsi qu'ils l'avoient apris de leurs peres. Et parce que l'ignorance du peuple grossier estoit telle, qu'il ne pouvoit comprendre cette supréme bonté, & toute puissance, qu'ils nommoient Thau, c'est à dire Dieu, sans enapprendre quelques effects, ils luy donnerent trois noms, JEHUS, qui signifie FORT, BEELENOS, c'est à dire DIEU HOMME, & TAHARAMIS, qui signifie REPURGEANT, nous voulant enseigner par ces trois noms, que Dieu est tout puissant, C[r]eateur & conservateur des hommes, mais depuis par les changements que le temps & l'ignorance du peuple apporte en toutes choses, mais principalement aux noms, au lieu de THAU, ils dirent THAUTA, & enfin THAUTES, & THEUTATES. Au lieu de JEHUS, BELENOS & THAHARAMIS, desquels l'aspiration sur le milieu estoit un peu mal-aisée, ils dirent HESUS, BELENOS & THARAMIS, & le peuple a eu tant de pouvoir sur les plus sçavants, que chacun pour estre entendu, a esté contrainct de dire comme eux, & consentir à leur erreur.

      Et quoy mon pere, respondit le Berger, Teutates, Hesus, Tharamis, & Belenus, ne sont-ce pas les Dieux que l'on nous dit, à sçavoir Mercure, Mars, Jupiter & Appollon, mais un Dieu seulement ? Pleust à Dieu, mon enfant, dist le Druyde, que je vous peusse bien faire entendre ce que vous me demandez : mais où vostre intelligence ne peut monter, il faut que la croyance que vous avez en moy vous porte & vous retienne. Sçachez donc que les estrangers voyant que les Gaulois adoroient, & reclamoient THAUTATES en toutes leurs affaires, & aucommencement de tous leurs voyages, & de toutes leurs actions : & de plus considerant, que naturellement ils sont eloquens, & qu'ils se plaisent à bien dire, ils jugerent que c'estoit Mercure qu'ils disent estre Dieu, non seulement de l'eloquence, mais presidant aux chemins, inventeur des arts, & le protecteur des marchands & de ceux qui traffiquent. Et apres remarquant qu'en nos guerres nous reclamons HESUS, ils creurent que c'estoit Mars, qui pour eux est tenu le Dieu des armées. Et parce que quand nous demandons d'estre nettoyez de nos fautes ils nous oyoient appeller THARAMIS, ils penserent que c'estoit Jupiter, duquel ils redoutent sur tous les chastimens à cause de la foudre qu'ils luy attribuent ; outre que leur semblant que le pardon des fautes, se doit attendre du plus grand de tous les Dieux, ils disoient que c'estoit Jupiter, qu'ils croyent estre le premier, & plus puissant de tous. Et parce qu'ils nous voyoient recourre à BELENUS quand nous estions en doute de nostre santé ou de nos amis, ou que nous desirions d'avoir des enfans, ils se persuaderent que c'estoit leur Apollon, qu'ils croyent estre l'inventeur de la Medecine, outre que luy donnant la conduitte du Soleil, voire prenant mesme bien souvent l'un pour l'autre, & sçachant que le Soleil est la cause de la vie de tous les animaux, & de plus que l'homme & luy engendrent l'homme, ils eurent quelque raison de penser que c'estoit nostre BELENUS.

      Mais il est certain mon cher enfant, qu'il n'y peut avoir qu'un Dieu ; car s'il n'est tout puissant, il n'est point Dieu : Que s'il y avoit deux Tout-puissans, la puissance seroit divisée, outre qu'il faudroit qu'ils fussent ou semblables ou differents, s'ils estoient semblables du tout, ils seroient les mesmes, & ainsi ne seroient qu'une chose : s'ils estoient differens, il faudroit que le bon fut different du bon, ce qui ne peut estre. Je vous dis ces raisons familieres, pour ne vous apporter les autres qui sont plus fortes & plus pressantes, mais plus obscures aussi, & plus difficiles à estre comprises. J'ay bien tousjours creu mon pere, dit Celadon, qu'il n'y a qu'un Dieu, Roy & Seigneur de tous les autres, mais je pensois aussi que comme entre les hommes nous voyons des Roys qui ont des officiers sous eux, de mesme il y eut de petits Dieux, sous celuy qui estoit le principal, & ce grand Dieu je le nommois Teutates, & les autres, Hesus, Taramis, & Belenus que j'adorois apres luy. En cela mon enfant, respondit le Druide, vous aviez quelque raison, & toutefois vous faisiez une grande erreur : car ceux que vous nommez ainsi ne sont proprement que surnoms de ce grand Teutates : & quoy que je vous avouë qu'il ait des officiers sous luy comme les Roys que vous dites, si devez vous entendre qu'ils ne meritent point l'adoration qui n'est deuë qu'à un Dieu. Et pourquoy mon pere, repliqua Celadon, les vois-je dans les Temples aupres de nostregrand Teutates ? Mon enfant, respondit Adamas, je vous ay des-ja dit que les Romains ont meslé leur religion parmy la nostre : il faut que vous sçachiez que par nos loix il nous est deffendu de faire image de Dieu, parce que l'image n'estant que la representation de quelque chose, & estant necessaire qu'il y ayt quelque proportion, entre la chose representée & celle qui represente nostre grand Dryus ne jugeant pas qu'il y eust rien entre les hommes qui en pust avoir avec Dieu nous deffendit tres expressément d'en faire, non plus que des Temples, luy semblant que c'estoit une grande ignorance de penser de pouvoir enclorre l'immense deïté dans des murailles, & une tres-grande outre cuidance de luy pouvoir faire une maison digne d'elle. Cela est cause qu'à la façon de ces anciens, pere & ayeul du grand Samothes il nous fut commandé d'adorer Dieu dans des Bocages en c[a]mpagne ; Bocages toutesfois qui luy estoient consacrés par la devotion du peuple, de peur qu'ils ne fussent profanez, & en ces lieux-là on choisissoit de grands chesnes, comme nous faisons encores, sous lesquels Dieu estoit adoré. Et de là est avenu que les Romains entrant en nos contrées, & voyant nos saincts Bocages, & la façon de nos sacrifices, ont dit tous estonnez, Que nous estions seuls entre les hommes, qui ne cognoissions point Dieu, ou les seuls qui le cognoissions : & toutesfois, quoy qu'ils ayent voulu ravaler la gloire, non seulement des Gaulois, mais de tous les peuples, quicomme loups affamez en ont esté engloutis, si ne se sont-ils peu empescher de dire en parlant de nous, que les Gaulois sur tout sont tres religieux, & pleins de devotion envers les Dieux. Mais d'autant que le vaincueur donne les loix qu'il luy plaist au vaincu, ils en firent de mesme en Gaule, où s'usurpant avec une extreme Tyrannie, non seulement nos biens, mais nos ames aussi, ils voulurent changer nos ceremonies, & nous faire prendre leurs Dieux, nous contraignant de leur bastir des Temples, de recevoir leurs Idoles, & de representer Teutates, Hesus, Belenus & Tharamis, avec des figures de leur Mercure, Mars, Appollon, & Juppiter. Et parce que les Druides s'opposerent vertueusement à leurs abus, il y eut un de leurs Empereurs, qui par Edict du Senat voulut abolir toute nostre religion, chassant & bannissant les Druides hors de l'Empire. Mais ce grand Teutates a permis que les bons ayent esté persecutez pour espreuver leur vertu, & non pas abolis, à fin de donner cognoissance que jamais ils ne sont entierement abandonnez. Et ainsi parmy la Tyrannie de ces estrangers, nous avons tousjours conservé quelque pureté en nos sacrifices, & avons adoré Dieu comme il faut, & mesme en cette contrée, où nous n'avons jamais recogneu la puissance de ces usurpateurs pour le respect qu'ils ont tousjours porté à Diane, de laquelle ils ont pensé que nostre grande Nymphe representoit la personne. Et maintenant que les Francs ont amené avec eux leurs Druydes,faisant bien paroistre qu'ils ont esté autrefois Gaulois, il semble que nostre authorité & nos sainctes coustumes reviennent en leur splendeur. Mais mon pere, respondit Celadon, si ay-je bien veu dans nos bocages sacrez, lors que vous faictes des sacrifices qu'il y a des Statues, & des images, quelquesfois du grand Dis & quelquefois d'Hercule. C'est parce respondit Adamas, que Dis & Hercule sont des hommes, & non pas des Dieux, & qu'estant hommes, on les peut representer. Mais repliqua Celadon, si ce ne sont pas des Dieux, pourquoy les mettez-vous sur l'autel ? Pour faire entendre dit-il, qu'ils ont esté entre les hommes comme des Dieux pour leurs vertus, & que comme tels nous les devons honorer, & en conserver la memoire, à fin que les autres hommes, en les voyant dressent leurs actions sur le patron qu'ils nous ont laissé, & les estrangers qui ne sçavoient pas nostre intention ont creu que nous les adorions, & ont dit que Dis estoit Pluton duquel nous nous vantions d'estre yssus, & ont donné à Hercule le surnom de Gaulois, parce que nous en honorions beaucoup la memoire, tant pour avoir esté plein de toutes vertus Heroïques, que pour avoir espousé la belle Galathée, nostre Princesse & fille de Celte nostre Roy. Vous me racontez, dit Celadon tout estonné, des choses qui me ravissent, & vous supplie mon pere de continuer, & de me dire comment il faut que je fasse quand j'entre dans ces Temples où je trouve desimages de Jupiter, de Mars, de Pal[l]as, de Venus, & de semblables Dieux & Déesses. Mon enfant, respondit Adamas, il faut que vous y alliez fort retenu, & que sur tout vous ne preniez pas cela pour des Dieux separez, mais pour les vertus, puissances, & effets d'un seul Dieu, & qu'ainsi vous adoriez Juppiter comme la grandeur & Majesté de Dieu, Mars, comme sa puissance : Pallas comme sa sapience, Venus comme sa beauté, & ainsi des autres. Par ce moyen les adorant comme je dis, vous refererez tout à nostre grand Teutates, & honorant les grands Heros pour leur vertu, vous vous montrerez juste de rendre à ces vertueuses personnes, apres leur mort, l'honneur que vous n'avez peu leur faire durant leur vie. Et que cela vous suffise pour ceste fois, attendant que la frequentation que vous aurez avec moy vous en apprenne peu à peu d'avantage.

      Or mon enfant laissant donc tous ces discours à part, nous ferons icy une forme de Temple dans ce Boccage qui de long temps a esté consacré à Teutates, c'est à dire à Dieu : entant que ce sera dans un Boccage nous observerons nos anciennes ordonnances, & pource qu'il y aura un Temple, nous obeïrons à ces estrangers. Et pour l'intelligence de ce que je viens de vous dire, j'escriray au Tronc de ce chesne merveilleux, le saint nom de Teutates : puis en ces trois branches qui s'en separent, à la droitte je mettray Hesus, au milieu Tharamis, & à l'autre costé Belenus,& en ce tronc d'en haut où ces trois branches se viennent reünir, nous graverons encores le sacré nom de Teutates, pour montrer que nous n'entendons qu'un Dieu sous ces autres trois paroles. Que si j'osois vous descouvrir la profondité de nos saints misteres & les secrets plus cachez de nostre religion, je vous dirois, une interpretation que Samothes, le plus sçavant de tous les hommes nous a laissée, & qui de pere en fils est venuë jusques à nous : C'est que ces trois noms signifient trois personnes qui ne sont qu'un Dieu, LE DIEU FORT, le DIEU HOMME, & le Dieu REPURGEANT : le Dieu fort est le Pere, le Dieu homme, est le Fils, & le Dieu Repurgeant c'est l'Amour de tous les deux, & tous trois ne font qu'un Teutates, c'est à dire un Dieu, & c'est à la mere de ce Dieu homme à qui nos Druydes ont dedié dans l'antre des Carnutes, il y a plus de vingt siecles, un Autel avec une statuë d'une pucelle tenant un enfant entre les bras, avec ces mots. A LA VIERGE QUI ENFANTERA. Mais mon enfant vous n'estes pas capable de ces hauts mysteres, & vaut mieux pour ne les profaner, que je m'en taise, peut estre aviendra-t'il que quelque sçavant Druyde venant en ce Boccage sacré, adorera Teutates en pureté de cœur comme nous, & louëra nostre ouvrage, en approuvant nostre bonne intention.

      Le Druyde alloit discourant de cettesorte, des misteres les plus cachez de sa religion : & parce qu'ils surpassoient l'entendement du Berger, il n'en voulut point dire d'avantage : mais soudain que ces noms furent gravez contre l'arbre ils se jetterent tous deux à genoux, & les adorerent, & ne s'en approcherent plus qu'avec beaucoup de respect. Mais d'autant que le Druide avoit opinion que s'il ne flattoit un peu le mal de Celadon, il perdroit peu à peu la devotion & la volonté d'y travailler, il nomma le Temple du nom de la Déesse Astrée : & ne craignez, dit-il, mon enfant de faillir envers Dieu, pourveu que vous y honnoriez cette Astrée comme l'un des plus parfaits ouvrages qu'il ayt jamais fait voir aux hommes. Celadon y consentit aysement & plein d'un zele incroyable y travailla si assiduellement qu'en peu de jours il acheva ce que le Druyde luy avoit ordonné, qui louant sa diligence, & son industrie, à fin de luy augmenter la volonté qu'il avoit, apporta les loix d'amour, & le tableau de la reciproque Amitié : mais s'approchant de l'Autel d'Astrée, il ne sçavoit ce qu'il y mettroit dessus pour le faire voir & recognoistre, & apres y avoir pensé quelque temps.

      Si vous estiez bon Peintre, luy dit-il, vous avez bien la memoire assez vive pour vous ressouvenir des traits du visage de la belle Astrée : de sorte que vous pourriez bien la peindre, & nous la mettrions sur cet Autel qui luy est dedié : mais cela n'estant pasencores, je feray faire un petit tableau ou j'escriray seulement son nom. Alors le Berger luy fit cette responce.

      Vous avez raison, mon pere, d'avoir cette bonne croyance de moy, car veritablement j'ay non seulement les traits de son visage si bien gravez en la memoire qu'il me semble qu'elle est tousjours devant mes yeux, mais aussi son parler & ses façons de faire me sont tellement en l'ame qu'il faut avoüer que rien ne me peut divertir ny separer d'elle, & me figurant à tous coups de la voir devant moy, il me semble que sa parole de mesme, me frappe tousjours aux oreilles. Mais encores que je ne sache pas paindre, si ne laisserons nous pour cela d'avoir la ressemblance, si vous me promettez de me rendre ce que je vous remettray entre les main. Et le Druide le luy ayant promis il decrocha sa juppe & ouvrant la boite qu'il portoit au col il luy montra la peinture d'Astrée. Mais mon pere, luy dit-il, si vous la perdez ou que vous ne me la rendiez, c'est chose tres asseurée que j'en mouray de desplaisir, & qu'il n'y a excuse ny consolation qui m'en puisse garantir. Apres qu'Adamas eut promis par Teutates qu'il la luy rendroit, le Berger la luy remit entre les mains, mais non pas sans l'avoir baisée plus d'une fois, & l'accompagnant tousjours de l'œil, comme la regrettant desja, le Druyde l'ayant quelque temps considerée, vrayement, dit-il mon enfant, ta folie est belle, & faut avouër que je ne crois pas qu'il y ait visageplus beau, ny auquel il se lise une plus grande modestie d'Amour, ny une plus douce severité[.] Heureux le pere qui a un tel enfant ; Heureuse la mere qui l'a eslevée, Heureux les yeux qui la voient, mais plus heureux celuy qui aymé d'elle la possedera. A ce mot il la remit en sa boite, avec promesse de la rapporter bien tost, ce qu'il fist dans cinq ou six jours.

      Ce fut en ce lieu qu'Astrée & sa trouppe entrerent & virent tant de vers & d'escritures de Celadon : car depuis le Berger s'y plaisoit de sorte qu'il estoit tousjours ordinairement devant l'image de sa Bergere, & l'adoroit de tout son cœur, & selon que diverses imaginations luy venoyent, il les escrivoit & les mettoit comme pour offrande sur l'autel de la Déesse Astrée, & ce fut ce Berger & Adamas que Silvandre rencontra la nuict discourant ensemble, car l[e] Druyde par cette frequentation l'ayma de sorte qu'il oublioit presque toute autre chose, & de mesme le Berger se sentoit tellement obligé à l'assistance qu'il recevoit de luy qu'il l'honnoroit comme son pere. Leonide depuis ce temps là n'alloit plus si souvent visiter les Bergeres qu'elle souloit, feignant lors que Paris luy en demandoit la raison, que la chasse l'occupoit entierement. Or Celadon vesquit de cette sorte, quelquefois moins, quelquesfois plus affligé, selon que ses pensées le traitoient : Jusques à ce qu'il rencontra Silvandre, entre les mains duquel il remit la lettre qu'il escrivoit à laBergere Astrée, & qui depuis fut cause de faire venir toute cette trouppe de Bergeres & de Bergers en ce lieu, où s'estant esgarée, elle fut contrainte de se reposer, en dessein de partir aussi tost, que la Lune commenceroit de paroistre : mais la peine que ces Bergeres avoient euë le jour & une partie de la nuict avec la fraischeur du lieu, les assoupit d'un plus long sommeil qu'elles n'avoient pensé : car tant s'en falut qu'elles se reveillassent lors que la Lune se leva, que le jour estoit desja grand, que les Bergers mesmes estoient encor tous endormis. Au contraire le triste Celadon suivant sa coustume se leva de grand matin, afin de pouvoir entretenir ses pensées sans estre rencontré de personne, ayant ordinairement accoustumé de se lever à telle heure, afin de pouvoir sortir dehors, quand chacun estoit encor endormy, & puis se renfermoit le plus souvent tant que le jour duroit.

      Le Soleil ne paroissoit point encore, lors que de fortune il adressa ses pas du costé où estoit ceste troupe : Et parce qu'il s'en alloit tout en ses pensées, sans prendre garde à ce qui luy estoit autour, jamais homme ne fut plus estonné que luy, quand tout à coup il apperceut Astrée. Elle avoit un mouchoir dessus les yeux qui luy cachoit une partie du visage, un bras sous la teste, & l'autre estendu le long de la cuisse & le cottillon un peu retroussé par mesgarde, ne cachoit pas entierement la beauté de la jambe : & dautant que son corpsde juppe la serroit un peu, elle s'estoit deslassée, & n'avoit rien sur le sein qu'un mouchoir de reseul au travers duquel la blancheur de sa gorge paroissoit merveilleusement, du bras qu'elle avoit sous la teste, on voyoit la manche avalée jusques sous le coude permettant ainsi la veue d'un bras blanc & potelé, dont les veines pour la delicatesse de la peau par leur couleur bleuë, descouvroient leur divers passages. Et quoy que de cette main elle tint sa coiffure qui la nuit s'estoit destachée, si est ce que pour la serrer trop negligemment, une partie de ses cheveux s'estoit esparse sur sa jouë, & l'autre prise à quelques ronces qui estoient voisines. O quel[l]e veuë fut celle cy pour Celadon ! Il fut tellement surpris, qu'il demeura immobile sans poulx, & sans haleine ; & n'y avoit en luy autre signe de vie que le battement du cœur, & la veuë qui sembloit estre attachée sur ce beau visage. Mais il luy advint lors comme à ces personnes qui ont longuement demeuré dans des profondes tenebres, & qui sont tout à coup portées aux plus clairs rayons du Soleil : car tout ainsi qu'elles demeurent esblouyes par trop de clairté, de mesme pour avoir trop de contentement, il n'en pouvoit jouyr d'un seul, les ayant eu tout à coup, & venant de quitter l'obscurité de ses desplaisirs. Quelque temp[s] apres ayant repris un peu plus de force, il commença de considerer ce qu'il voyoit, tantost regardant ce visage aymé, tantost le seinde qui les tresors ne luy avoient jamais esté si descouverts, & sans se pouvoir saouler de considerer toutes ces beautez il eust voulu comme un nouvel Argus avoir le corps tout couvert d'yeux : mais lors qu'il estoit en cette agreable contemplation, voila sa pensée qui luy represente incontinent un souvenir qui luy trouble toute sa joye. Retire toy, luy disoit-elle, retire toy, infortuné Berger, de ce lieu bien heureux, & qu'il ne soit point davantage profané par tes yeux : As tu desja mis en oubly la deffence qui t'a esté faicte ? ne sçais tu qu'il ne t'est pas permis de te presenter devant ses yeux ? Et peux tu mettre en oubly ce commandement, ou si tu t'en souviens, y peux tu contrevenir[?] Il se retira les bras croisez & les yeux tendus au Ciel apres ces paroles, comme si c'eussent esté des chaines qui le r[etir]assent avec violence de ce lieu ? mais certes ses pensées & ses pas faisoient bien un different chemin, car plus l'un l'esloignoit d'Astrée, & plus l'autre l'en approchoit. En fin l'ayant perduë de veuë il demeura si troublé qu'il fut contraint de s'arrester tout court. De m'en aller, disoit-il, je ne puis, de m'y en retourner, je n'oserois, de demeurer icy, je me travaille en vain, à quoy nous resoudrons nous donc ? A recevoir, disoit-il apres, la faveur que le Ciel nous a faite sans la luy avoir demandée. Mais comment contreviendrons nous au commandement de celle à qui nous n'avons jamais desobey ? mais, se respondoit-il, necontrevenant point à ce qu'elle m'a commandé n'est ce pas faute d'amour, si par crainte je me prive de sa veuë : Or elle ne m'a pas commandé de ne la voir point : car dés lors je me fusse privé de mes yeux, mais seulement que je ne me fisse point voir à elle. Mais comment me verra-t'elle en dormant ? Prenons donc Amour pour guide, & sous sa conduitte allons le adorer en elle, comme au lieu où il est en sa plus grande gloire. Porté de cette consideration, il retourne sur ses pas, & marche le plus doucement qu'il peut pour ne l'esveiller, & d'aussi loin qu'il la peut appercevoir se jette à genoux, l'adore & luy addresse d'une voix basse cette priere.

      Grande & puissante Déesse, puis que les Dieux ne font pas mieux paroistre leur divinité, en punissant qu'en pardonnant, voicy je me jette à genoux. Je ne veux point entrer en jugement avec toy, ny demander si la peine que j'ay supportée n'outrepasse point la grandeur de ma faute, puis qu'elle a esté commise par ignorance, mais seulement je te requiers que la pitié t'esm[euv]e en ce que mon amour t'a laissé insensible, & de rendre aussi bien cette preuve de ta divinité en me remettant en ma felicité perduë que tu m'as osté le bon-heur où tu m'avois eslevé, puis que ma soubmission ne te doit pas moins esmouvoir au pardon que mon offence inconnuë au chastiment.

      Ainsi disoit le triste Berger, n'osant presque laisser sortir ces mots de ses levres, depeur d'esveiller celle à qui il les addressoit : Et lors se relevant, s'approcha d'avantage d'elle, afin de la mieux considerer : Mais lors qu'il estoit plus avant en cette contemplation par malheur Philis se tourna d'un costé sur l'autre sans toutefois ouvrir les yeux, n'y s'esveiller : ce qui donna tant de crainte à Celadon, que se retirant promptement à costé, il fut contraint de s'en retourner en sa triste demeure, où il ne se fut plustost r'enfermé, que repensant à cette rencontre, & à celle du jour precedent, il ne sçavoit s'il en devoit prendre un presage heureux, ou malheureux. En fin considerant l'effect de la lettre qu'il avoit remise entre les mains de Silvandre (car il croyoit bien qu'Astrée en avoit sceu quelque chose) il se resolut d'en hazarder une autre, & pour ne perdre temps se despechea de l'escrire, de peur que s'il tardoit trop ces Bergeres ne s'esveillassent. Il met sur le ply de la lettre, comme il avoit desja fait sur l'autre, & sortant hastivement s'en va au grand pas où il avoit laissé sa Bergere, mais ayant peur qu'elles ne se fussent esveillées lors qu'il les approcha, il se couvrit de quelques arbres, & estendant la veuë de tous costez connut bien qu'elles ne s'estoient point esveillées : mais aussi il vit bien que la compagnie estoit plus grande qu'il n'avoit creu au commencement, parce qu'il apperceut un peu-loin d'elles les Bergers dont nous avons parlé : & pour sçavoir s'ils dormoient & s'ils estoient de sa connoissance ils'approcha doucement du lieu où ils estoient, & le premier qu'il rencontra, fut Silvandre. Ha ! fidelle amy, luy dit-il d'une voix basse, quelle est l'obligation que je t'ay, puis que tu as plus fait pour moy que je ne t'avois osé demander ! Puisses tu Berger recevoir de quelqu'un des miens pour remerciement de ce bien fait quelque office signalé aupres de Diane, puis que de moy il ne faut que tu esperes que de simples souhaits : Et lors tournant les yeux sur les autres quatre Bergers qui estoient aupres de luy, il n'en peut reconoistre aucun : bien luy sembla-t'il d'avoir veu Tirsis autrefois : voyant donc qu'ils estoient tous endormis, il s'achemine vers les Bergeres. Le Soleil estoit desja assez haut & trouvant passage entre les arbres commençoit d'esclairer en quelques lieux sur elles, de sorte que si ce Berger eust esté aussi juste Juge des beautez qu'il estoit parfait Amant, il eust bien peu dire à laquelle de toutes il falloit donner le prix de la beauté : mais si les longs ennuis d'Astrée luy faisoient en quelque chose ceder pour lors à Diane, l'affection du Berger suppleoit de sorte à ce defaut, que le jugement n'en estoit jamais donné par luy à son desadvantage. Et lors considerant particulierement Astrée, il se remet sur un genoux, & s'approchant de sa belle main ne peut s'empescher de la luy baiser : puis avançant la jambe, & trainant l'autre doucement, luy mit sa lettre dans le sein, & transporté d'amour ne se peut garder d'accompagner samain de la bouche. O ! perdu Berger, quel fust alors le transport qui en te relevant te porta jusques à sa bouche ? Il fut tel en fin qu'oubliant presque la crainte qu'il avoit euë de l'esveiller, il l'appuya de sorte dessus, que la Bergere donna signe de s'esveiller, & commençoit d'ouvrir les yeux lors qu'il s'estoit à peine relevé : Et n'eust esté que de fortune les rayons du Soleil qui luy donnoient sur le visage l'esblouyrent de leur prompte clairté, il n'y a point de doute qu'elle l'eust reconu : mais cela fut cause qu'elle ne peut que l'entrevoir comme une ombre, & lors qu'elle voulut tourner la teste pour le suivre des yeux, ses cheveux qui estoient, comme j'ay dit pris à des ronces, s'arresterent avec telle douleur qu'elle ne peut s'empescher de faire un cry assez haut, dont Philis s'esveilla en sursaut, & luy demandant quel sujet elle avoit de crier, Astrée luy monstra ses cheveux, n'ayant encores la force de parler, tant elle estoit estonnée de ce qui luy estoit advenu. Philis en sousriant les luy desprit, & se voulant rassoir en sa place, elle vit qu'Astrée s'estoit levée, & avoit laissé choir un papier. Elle fut curieuse de le ramasser, & de la suivre à quinze ou vingt pas du lieu d'où elles s'estoient levées. Et lors la triste Astrée s'estant assise contre un arbre devint pasle outre mesure, & sembloit presque sur le poinct d'esvanouyr : dont Philis estonnée courut incontinent la soustenir, & lors qu'elle fust un peu revenuë[.] Helas ! ma sœur, dit elle à Philis, avec ungrand souspir, helas ! qu'est ce que j'ay veu ? & lors elle se taisoit pour quelque temps, estant contrainte de souspirer, & peu apres recommençant par un grand souspir, elle disoit. Helas ! ma sœur, j'ay veu Celadon, je veux dire que j'ay veu ce qui reste de Celadon. A ce mot de Celadon la voix se perdit en sa bouche, & la langue s'attacha à son palais, puis serrant les mains ensemble, & tenant les yeux tendus au Ciel, sembloit luy demander secours en ce travail. Philis qui la vist en cet estat, ayant ouy le peu de paroles qu'elle venoit de dire, eust soudain opinion qu'elle avoit eu quelque songe estrange qui l'avoit espouventée de cette sorte : & pour l'en divertir, Ma sœur, luy dit elle, c'est une folie de croire aux songes, car l'imagination nous represente en dormant ce que nos yeux ont veu en veillant, ou que nous avons fait ou pensé, si bien qu'ils ne sont pas presages du futur, mais seullement images du passé : Ah ! ma sœur, interrompit Astrée, ne croyez point que ce soit songe. Je l'ay veu de mes yeux, & soudain qu'il a cogneu que je le regardois, il s'est esvanouy en l'air. Peut estre ma sœur, respondit Philis, aviez vous opinion de veiller : car cela advient bien souvent en dormant. Ne vous figurez point cela, dit Astrée, veritablement je veillois. Et comment est ce, dit Philis, que vous avez pris garde à luy ? J'estois, respondit Astrée, ny bien esveillée, ni bien endormie, lors que je l'ay ouy souspirer autour de moy, voire jusques aupres de mon visage, j'ay ouvert les yeux & ayveu l'ame de mon Berger devant moy. Mais ô Dieu, combien belle & pleine de clarté ! Elle estoit telle qu'il n'y a Soleil qui porte plus de rayons. Jugez le, ma sœur, puis que j'en suis demeurée esb[l]ouyë, jusques à ce que j'ay esté icy. Mais aussi tost que j'ay jetté l'œil sur luy il s'est perdu aussi viste qu'un esclair. Et vrayment, ô belle ame ! tu as raison de ne vouloir que la veuë de celle qui a sceu si mal mesnager ta vie te soüille : Si te suis-je infiniment obligée, puis qu'ayant tant d'occasion de me hayr, tu me fais toutefois paroistre que ton amour continuë. Philis toute estonnée creut alors que veritablement c'estoit l'ame de Celadon, & luy dit. Tout ce que nous pouvons faire pour ceux qui ne sont plus en cette vie, c'est d'en avoir la memoire, d'en redire les vertus, & de leur rendre le dernier office de pitié, qui est la sepulture. De sorte que je suis d'avis, dit elle, que pour vostre contentement, & pour satisfaire à cette ame qui vous a tant aymée, vous luy fassiez dresser un tombeau, afin de la mettre en quelque repos, & puis en conserver la memoire parmy nous le plus longuement qu'il vous sera possible. Cela, dit Astrée, feray je toute ma vie : mais ma sœur, ne sera-t'il point trouvé mauvais, si n'estant point de mes parens je luy rends ce dernier office de la sepulture ? Que peut on dire, respondit elle, sinon que ses parens ne faisant pas leur devoir en cecy vous faites ce qu'ils devroient faire ? Que s'il estoit en vie, il y auroit apparence de fairequelque doute, mais à cette heure qu'il est mort on ne peut soupçonner que vostre amitié passée qui n'est guiere plus incognuë qu'à ceux qui n'ont jamais ouy dire vostre nom. Disant ces paroles, elle tenoit le papier qu'elle avoit ramassé, & de fortune Astrée jettant l'œil dessus, & recognoissant l'escriture de Celadon, luy demanda quelle lettre elle tenoit en la main ? Elle respondit qu'elle l'avoit ramassée, & que c'estoit elle qui l'avoit laissé choir quand elle s'estoit levée. J'ay bien senty, dit alors Astrée, que quelque chose m'est tumbée du sein, mais j'estois tant hors de moy, que je ne l'ay pas veuë, & lors la prenant, & lisant ce qui estoit au dessus, elle dit que c'estoit la lettre que Silvandre avoit trouvée. Cela ne peut pas estre, dit Philis, car je l'ay serrée dans ma poche, & y mettant la main la trouva. Que sera ce donc, respondit Astrée, si est elle escrite de la mesme main, & lors la despliant elle trouva qu'elle estoit telle.


LETTRE
DE CELADON A LA BERGERE
ASTRÉE.


      Si l'occasion de vostre venuë en ce lieu où le reste de Celadon est encore, puis que les Dieux le veulent ainsi, n'est que pour voir combien vous avez peu, & pouvez sur luy, c'est trop de peine pour chose de si peu de valeur. Que si quelque estincelle de compassion vous y amene, quels services peuvent meriter une si grande recompense ? Et si la fortune seule vous y a conduitte sans dessein, n'est ce pas trop de bon-heur pour une personne si malheureuse ? De sorte que quelque occasion que ce puisse estre, j'advouë que c'est sans raison. Si ce n'est qu'il soit tres-raisonnable que comme l'affection que je vous porte outrepasse toutes bornes de la raison, de mesme en ce qui touche cette affection la raison n'ait point de lieu. Et par ainsi je ne me dois plaindre qu'elle n'ait esté appellée quand j'ay esté banny, ny qu'aux ennuis que je souffre elle ne puisse avoir quelque place, estant tres-juste, que celuy qui le premier a desdaigné laraison, sente que la raison aussi le desdaigne. Si ne laisseray-je de vous remercier autant que peut faire l'ombre vaine de ce que j'ay esté (car veritablement je ne suis plus autre chose) si vous estes venu voir combien vous pouvez sur moy, car comme que ce soit, c'est un de mes plus grands desirs d'estre en vostre memoire. Je vous remercie de mesme si la pitié vous y amene, car encor qu'elle soit bien tardive, ce n'est pas estre sans consolation que d'avoir en fin quelque consolation. Et aussi vous remercieray-je si c'est la fortune, puis que je cognois par là qu'il n'a tenu qu'à elle que je n'aye plus tost ressenti les effets de vostre douceur : & cette derniere consideration sera cause que comme par le jugement de tous ceux qui vous voyent, & par la grandeur de mon affection vous estes la plus belle & plus aymée Bergere de l'univers, de mesme je me diray, puis que ma fortune & ma constance le veulent ainsi, le plus infortuné comme le plus fidelle de vos serviteurs.

      Ce fut bien alors que ces Bergeres creurent que Celadon estoit mort, & que l'amour fit resoudre Astrée de luy rendre le dernier devoir de son amitié, & lors qu'elles se vouloient lever pour esveiller Diane & les autres Bergeres, parce qu'il estoit desja tard, & qu'ellescraignoient que l'on ne fust en peine d'elles en leur hameau, Elles apperceurent que Silvandre estoit venu aupres de Diane qui dormoit, & que demeurant ravy à la regarder apres avoir esté quelque temps immobile, en fin il dit fort haut telles paroles.


SONNET.


      La belle dont l'Amour me prive de repos,
Reposoit doucement sous l'ombre d'un boccage,
Là voloient les amours autour de son visage,
Qui naissoient de ses yeux encore qu'ils fussent clos.

      Là les Zephirs changez en amoureux propos,
Rendoient pour ses Amours un amoureux hommage :
Et les arbres chargez de tant d'Amours esclos,
N'en estoient garentis par les loix de leur age.

      Hommes, Faunes, ny Dieux, rien n'estoit à l'entour,
Contemplant ce sommeil, qui ne bruslast d'Amour,
Et perdist le repos pendant qu'elle repose.

      Quelle estes vous beauté,quand veincre vous voulez,
Puis que sans ce dessein tellement vous bruslez,
Que vous voir, vous aymer n'est qu'une mesme chose.

      Il parloit ainsi haut, parce qu'il ne craignoit de l'esveiller, ayant eu commandement d'elle de le faire aussi tost mesme que la Lune luiroit : mais la bonne fortune de Celadon ne le voulut, afin qu'il eut ce contentementde voir sa maistresse en ce lieu, fut cause qu'encor que Silvandre eust veillé une partie de la nuit, il n'eust toutesfois la hardiesse d'interrompre le sommeil de sa maistresse, craignant qu'elle s'en trouvast mal, ou que peut estre elle eust trop d'incommodité à marcher sous la foible lueur de la Lune parmy ce bois. Apres que ce Berger eut proferé ces paroles, il se mit à genoux pour baiser une main, mais ayant peur d'estre apperceu des deux Bergeres qu'il ne vit plus en leurs places, il se releva marry d'en avoir tant fait, si toutesfois il avoit esté veu. Cependant ces deux Bergeres le regardoient, & Philis qui estoit bien aise de divertir Astrée, Ne me croyez jamais, ma sœur, luy dit-elle, si ce Berger n'ayme Diane, & s'il n'a esté moins fin qu'il ne pensoit estre. J'en parlois hier à Diane, respondit tristement Astrée, & selon ce que j'en peus recognoistre, il n'en doit attendre que du desplaisir : car non seulement elle ne le veut point aymer, mais ne veut pas mesme sçavoir qu'il l'aime. Voila, adjousta Philis, une resolution qui semble devoir conduire en peu de temps Silvandre aux termes de Celadon, & Diane à ceux d'Astrée. Ha ! ma sœur, dit Astrée, Silvandre court bien cette fortune, mais tant que Diane s'exemptera d'amour, elle ne jouëra jamais un si malheureux personnage que le mien. Je vous l'advouë, repliqua Philis, que tant que veritablement elle sera exempte d'amour, elle ne sera point en ce danger :mais si ce n'estoit que par dissimulation qu'elle en fust exempte, qu'en jugeriez vous ? Qu'elle seroit heureuse par opinion, dit Astrée, & qu'en effect elle seroit malheureuse : mais il n'y a gueres encores d'apparence : l'humeur de Diane & les perfections de Silvandre n'estant point telles que la Bergere puisse estre prise facilement, ny luy propre sujet pour la pouvoir prendre. Et à ce mot prenant Philis par la main, elle se leva pour aller trouver Diane : toutefois Philis ne laissa de luy respondre. O ma sœur, que vous estes deceuë si vous avez cette opinion ! car pour ce qui concerne les merites de Silvandre, croyez que quand un Berger a dessein de plaire, il se rend tout autre qu'il n'est pas lors qu'il vit nonchalamment. De là advient que quelquefois l'on s'estonne si fort de voir des Bergers cheris & aimez, que l'on juge toutefois si desagreables : Et de là, ce crois-je, a pris naissance ce vieil Proverbe : Nulles amours laides ; voire je diray bien davantage, que je n'ay encores veu jusques icy Berger, qui ait esté desagreable à celle qu'il a recherchée s'il n'y a point eu d'autre occasion de haine que son amour, tant cette recherche & ce desir de plaire, rend agreables ceux qui ont dessein de se faire aimer. Que si cela advient en general à tous, à plus forte raison à Silvandre, de qui le corps n'est point si desagreable que la beauté de l'esprit ne puisse aisément suppléer à tous ces defaux. Et quant à ce qui est de l'humeur de Diane l'amitié qu'elle a portéeà Philandre est une preuve certaine qu'elle n'a pas tousjours esté insensible à l'amour : Et qui peut empescher que ce qui luy est arrivé une fois ne luy advienne encore une autre ? Quant à moy je croy qu'Amour n'a pas oublié l'adresse dont il usa la premiere fois qu'elle fut blessée, & que Silvandre peut bien avoir la mesme fortune que Philandre a euë. C'est pourquoy (respondit Astrée en luy serrant la main) je tiens pour chose impossible que jamais Diane se laisse reprendre à l'Amour : & en cela nous sommes vous & moy de differente opinion ; car je croy que fort aisément une fille qui n'a jamais rien aimé se laissera emporter à ces douces flateries, mais du tout impossible selon mon humeur, qu'une personne advisée ayant aymé & perdu la personne aimée, puisse jamais plus laisser prendre racine à un autre amour dans son ame, & me semble que pour cette occasion le Ciprez seroit un bon Symbole de mon amitié, puis qu'estant coupé il ne rejette jamais. A ces dernieres paroles elles arriverent si pres de Diane que Philis ne luy peust respondre autre chose sinon ; Nous verrons bien tost, ma sœur, qui de nous deux aura fait un plus certai[n] jugement.

      Cependant que ces Bergeres parloient de ceste sorte, Paris, Hylas, Tyrsis, & Thersandre ayant esté éveillez par Silvandre, s'en venoient trouver ces Bergeres, & parloient si haut en s'en approchant que Diane s'eveilla presque au mesme temps que Philis la vouloit pousser de la main. Elle futhonteuse de se voir presque toute deshabillée en si bonne compagnie, & cela fut cause que ramassant son poil d'une main & couvrant son sein de l'autre elle s'eslongna entre quelques arbres, où Astrée & Philis la suivirent & luy raconterent cependant qu'elle se coiffoit, la vision d'Astrée, la lettre qui luy estoit tumbée du sein, & en fin la resolution qu'elle avoit prise de faire un vain tombeau à l'ame de Celadon, puisque ses parens n'avoient point de soucy de son repos. Cet office, respondit Diane, est vrayement plein de pitié & de pieté, & quant à moy il n'y a rien que j'y desappreuve, sinon que ce sera donner occasion à plusieurs de parler, trouvant estrange que l'inimitié de vos parens soit changée en une si bonne volonté. Comment estrange, repliqua la triste Bergere ! il le devroit bien sembler davantage, si cette inimitié, dont vous parlez, duroit encores apres la mort. Si Celadon vivoit, il n'y a point de doute que je ne voudrois pas que l'amitié que je luy porte fust recognuë, mais helas ! puisque pour mon malheur il n'est plus parmy les hommes, si ce n'est assez que les hommes la connoissent, je veux bien que la terre & le Ciel ne l'ignorent pas. Et voycy la raison sur quoy je me fonde : Mes amyes ne trouveront jamais mauvais ce qui me plaira, quant aux autres, tant s'en faut que je me veüille priver pour elles de mon contentement, que ce m'est plaisir de leur desplaire. Puis que vous avez fait cette resolution, respondit Diane, le plutost que vous la pourrez mettte eneffait sera le meilleur ce me semble, & si vous croyez mon conseil, ce sera avant que partir d'ycy je m'asseure que je le feray bien faire à Paris en son nom, & toutefois à vostre intention : mais, respondit Philis, où trouveroit-on les choses necessaires, si nous n'allions en nostre hameau ? Le Temple, dit Diane, de la bonne Déesse où les filles Druydes & les Vestales demeurent, n'est pas loing d'icy ; si quelqu'une de nous y va accompagnée de l'un de ces Bergers, il ne nous sera rien refusé d'une si sainte compagnie pour un si bon dessein : mais appellons Paris & ses Bergers qui nous en diront leur advis. Philis à ce mot les appellant ils vindrent vers elle, & Diane tirant Paris à part luy fit entendre la vision & le dessein d'Astrée : & parce continua t'elle, que la medisance a les ongles si aigus qu'elle trouveroit prise sur le plus poly d'un enclume, je desire de vous ceste courtoisie que ce tombeau soit eslevé en vostre nom à l'intention toutesfois de la Bergere. Vous pouvez, dit Paris, disposer entierement de tout ce qui est en mon pouvoir, & faut seulement que vous preniez la peine de me commander : car je perdray seulement la volonté de vous faire service quand je seray privé de la connoissance de moy mesme.

      Apres que Diane l'eust remercié le plus honnestement qu'il luy fut possible, elle le pria de faire donc entendre sa volonté à toute la trouppe : ce qu'il fist si discrettement qu'il n'y eut personne, hormis Silvandre, qui ne creustque veritablement ce dessein venoit de luy seul : mais ce Berger qui n'ignoroit pas l'amitié qu'Astrée portoit à Celadon se douta bien que ce n'estoit que pour la couvrir aux plus curieux. Et par ce qu'il estimoit la vertu d'Astrée, luy mesme s'ayda en cette dissimulation, & s'offrit d'aller au Temple de la bonne Déesse, pour avoir les choses necessaires : Astrée y voulut aler aussi, pensant que sa presence y rapporteroit beaucoup, à cause de l'amitié que Chrisante la principale des filles Druydes luy portoit. Elle pria donc Philis & Laonice de demeurer avec Diane en ce lieu, cependant que Madonthe & elle s'en iroient avec Silvandre & Thersandre au Temple qui estoit proche de là, avec promesse d'estre aussi tost de retour que Paris & ces autres Bergers auroient eslevé les gazons, & preparé les fleurs & les choses necessaires. Ainsi s'en alla la Bergere Astrée : & Paris mettant la main [à] l'œuvre choisit le plus pres du lieu où elles avoient dormy un endroit qui estoit vuide d'arbres, & où l'herbe semée de diverses fleurs sembloit estre reservée à un semblable office. Tirsis & Hilas avec le fer de leur houlette & les couteaux qu'ils portoient à leurs ceintures, n'ayant point de meilleurs outils, luy aidoient à trasser & couper les gazons, & apres à les eslever l'un sur l'autre en façon de tombeau, cependant que Diane, Philis & Laoni[c]e, d'un autre costé cueilloient diverses fleurs pour les semer dessus quand la ceremonie se feroit, & diligenterent de sortequ'ils paracheverent en peu de temps. Or il ne falloit que la perche pour mettre la ressemblance d'une colombe dessus pour marque du lieu où estoit mort Celadon, & de quoy graver ou escrire le tiltre ou l'epitaphe : mais n'aya[n]t ny hache pour coupper, ny encre pour escrire, ils estoient bien empeschez : En fin Tyrcis se ressouvint qu'au Temple de la Déesse Astrée, Hylas avoit trouvé dequoy escrire, & que sans doute il y avoit laissé l'escritoire, ils le prierent d'y aller, & luy promirent qu'ils l'attendroient. Luy pour obeir à sa Maistresse partit incontinent avec promesse de revenir bien tost : & Paris desireux de tenir toute chose preste, s'adressant à Diane, luy dit qu'il seroit à propos de choisir cependant l[a] perche, qu'ils essayeroient de couper peu à peu avec leurs couteaux, & pour ne faillir Astrée son retour, ils allerent du costé qu'elle devoit revenir. Laissant donc la riviere à main gauche, ils se mirent pas à pas à rechercher parmy ces arbres quelque branche qui leur fut propre, & ne se donnerent garde qu'ils furent de ceste sorte presque hors du bois, sans rencontrer ce qu'ils cherchoient, parce que Diane pensant que Paris s'en print garde ny regardoit pas, & Paris estoit de sorte attentif à elle qu'il ne pensoit point à sa que[st]e[.] Dequoy Diane s'appercevant, dit à Tyrcis, Je crois que nous serons si difficiles en nostre chois que tout ce bois ne nous contentera pas. Si me semble t'il, respondit Tircis, que j'ay veu des branches assez bonnes, Il fautrespondit Paris, qu'elles soient bien grandes, autrement elles ne sçauroient servir : Mais, respondit Tircis, si elles le sont trop, le vent les abbat incontinent : de sorte que quand elles ont vingt ou vingt cinq pieds c'est assez. Il est vray, dit Paris, mais il faut que je confesse que j'ay pensé ailleurs, & que je n'y ay pris garde. Est-ce ainsi, interrompit Diane en sousriant, que vous nous faites perdre nos pas inutilement ? Alors Paris se tournant vers Tircis, le pria que s'il en remarquoit quelqu'une qui fust bonne, il l'en advertist, & puis adressant sa parole à Diane. Ne me blasmez point, belle Diane, de la faute que vous me faites commettre : car est-il possible d'estre aupres de vous & penser à quelque autre chose ? Je ne crois pas, respondit Diane, qu'il vous doive estre plus difficile qu'à moy, estant aupres de vous de penser ailleurs. Si vos merites & ce qui est en moy respondit Paris, estoient esgaux, ou que nos volontez fussent semblables, il y auroit de l'apparence e[n] ce que vous dites. S'il y a du deffaut, dit Diane, il est de mon costé. Ouy bien adjousta incontinent Paris, en ce qui est de la volonté : mais c'est ce qui est cause que je ne puis arrester vostre pensée. Je l'entends autrement, dit Diane, car je vous estime & vous honore comme je dois. Pleust à Dieu Diane, respondit Paris, avec un grand souspir, que vous fussiez aussi veritable que vous estes belle. Vous ne desirez pas, dit la Bergere beaucoup de verité en moy. Mais enquoy me jugez vous mensongere ? puis-jefaire plus d'estime de vous, ou demandez vous que je vous rende plus d'honneur ? s'il y a en cela de la faute, accusez vous en, puis que vous ne le voulez pas. Cet honneur & cette estime dont vous parlez dit-il, n'est pas ce que je demande, tant s'en faut c'est ce qui me rend tesmoignage du contraire : mais changez ceste estime en amitié, & cest honneur en familiarité, & je seray content. Vous estes trop raisonnable, respondit-elle, pour en vouloir d'avantage de moy, contentez vous gentil Paris, que je vous aime, & vis avec vous comme si vous estiez mon frere. Ce n'est pas que je ne sçache bien qu'estant ce que vous estes, une Bergere telle que je suis ne le devroit pas oster, mais j'ayme mieux faillir aux loix de la civilité que de vous deplaire, puis que vous le voulez ainsi. C'est bien repliqua Paris, un commencement de ce que je desire, mais non pas tout ce que je veux. En cela dit Diane comme en toute autre chose, il faut que vous regliez vostre volonté à la raison. Il vous est aysé, respondit Paris, de donner & suivre ce conseil, mais n'est-t[']il pas raisonnable, que quelque-fois Diane choisisse, quelqu'un qu'elle rendra heureux, & avec qui elle puisse vivre heureuse ? Ce choix repliqua-t'elle est bien malaysé à faire, & pour ne m'y tromper je le remettray tousjours à ceux qui sont plus sages que moy. Et qui sont ils ? adjousta Paris : Et qui peuvent ils estre dit elle, sinon ma mere & mon oncle ? Paris vouloit respondre lors que Tircis l'interrompit pour luy monstrer une jeune branche. Diane enfut bien ayse : car ce discours commençoit de la presser bien fort, & au contraire Paris bien ennuyé qui desiroit de sçavoir d'elle si elle auroit agreable qu'il leur en parlast : mais elle qui le recognut bien pria Phylis de ne l'eslongner plus comme elle avoit faict, de peur que Paris ne reprit son discours. Ayant donc choisi ceste perche ils essayerent de la couper, mais leurs cousteaux n'estant pas assez forts ils se contenterent de la marquer en attendant qu'Astrée fut de retour, croyant bien que Silvandre n'auroit pas oublié ce qu'il faudroit pour cest effect. Reprenant donc le chemin du Temple de la bonne Déesse[, i]ls s'en alloyent au petit pas, & peut-estre que Paris vouloit retourner sur les discours qu'ils avoyent laissez, lors qu'ils apperçeurent à la sortie du bois une Bergere qui se peignoit soubs un large Sycomore : & parce que ses cheveux blonds & crespez estoyent si longs qu'ils la couvroyent presque toute d'autant qu'elle estoit assise, ils ne sçeurent d'abord juger ce que c'estoit : mais s'en estant un peu approchez, & ayant rafermy leur veuë ils recongnurent que c'estoit une Bergere : son visage toutefois que les cheveux cachoient en partie ne pouvant estre bien veu par eux, leur donna la curiosité de s'en approcher d'avantage. Et lors qu'ils essayoyent de la connoistre ils veirent un jeune Berger qui se vint jetter devant elle à genoux la surprenant, de sorte qu'elle n'avoit eu le loysir de se lever. Ny ce Berger ny ceste Bergere, ne peurent estre reconnus de ceste troupe,encores qu'ils fussent d'un hameau assez voisin : Quant à la Bergere elle pouvoit estre dicte belle, & la nonchalance de ses cheveux & de ses habits luy adjoustoit plustost quelque grace qu'elle ne luy en ostoit. Mais ce qui les rendit encor plus estonnez fut qu'ils veirent le long d'un petit pré un autre Berger qui de fortune survenant en ce lieu les avoit apperçeuz & les consideroit avec une si grande inquietude, qu'encores qu'il montrast de se vouloir cacher, si ne se pouvoit il empescher de paroistre & de faire bruit par ses divers mouvemens. Quelquefois il avançoit la teste à costé de quelques branches qui le couvroient, & prestoit l'oreille pour ouyr ce qu'ils disoient, d'autresfois mettoit un doigt dans sa bouche & le serroit entre ses dents, peu apres de ceste mesme main il se grattoit la teste, & en fin lors qu'il entr'oyoit quelque mot il serroit les deux mains ensemble & les laissoit choir sur ses cuisses : & bref portoit si impatiemment de les voir ensemble qu'il n'avoit nulle fermeté en ses actions. D'autre costé la Bergere faisoit paroistre d'avoir si peu agreable la venuë de celuy qui estoit à genoux devant elle, qu'elle ne daignoit pas seulement tourner les yeux vers luy, & sembloit qu'elle se hastast de parachever sa coiffure à fin de s'en aller plustost de ce lieu. Diane & sa trouppe voyant la beauté & le desdain de la Bergere, l'affection & soumission de celuy qui estoit à genoux, & les apprehensions de celuy qui les regardoit,prindrent volonté de sçavoir davantage de leurs affaires. Et pource en attendant qu'Astrée revint ils s'en approcherent le plus qu'ils peurent sans en estre veus, & lors ils ouyrent que ce Bergere apres un grand souspir, reprenoit la parole de ceste sorte. Est il possible Bergere, que vous n'ayez jamais agreable ny la volonté que j'ay de vous servir, ny la contrainte que vous me faites de vous aymer ? Je ne sçay respondit-elle desdaigneusement, ny quelle est ceste volonté ny quelle est ceste contrainte dont vous me parlez, mais je sçay bien que venant de vous ny l'un ny l'autre ne me sçauroit plaire. Que vous ne sçachiez point, repliqua le Berger, ny quelles sont vos chaines ny quelle est ma servitude, cela ne me remet pas en liberté, mais que vous ne les ayez point agreables, d'autant qu'elles me touchent, c'est bien le plus grand mal qui me puisse arriver. Si la coustume, dit la Bergere, rend toutes choses pour difficiles qu'elles soient, aisées à supporter, vous ne devez pas beaucoup ressentir le mal que vous dites, puisque il y a si long temps que vous y devez estre accoustumé : Car dés l'heure que vous me declarastes vostre volonté, je vous fis entendre la mienne si franchement que vous en sçeustes autant la premiere fois que vous en avez jamais sçeu depuis, ny que vous en sçaurez jamais. Ha ! Doris, respondit le Berger, si mon ame s'endurcissoit aussi bien à vos desdains que vostre cœur à mes prieres, il est certain que desormais je ne les sentirois plus,mais helas, ceste coustume ne sert qu'à me rendre plus sensible, & tant s'en faut qu'elle m'allege, que tout ainsi que celuy est tousjours plus travaillé qui continuë de porter un pesant fardeau, de mesme est il de ceste coustume qui ne fait que rendre ma peine plus insuportable. La Bergere demeura quelque temps sans luy respondre comme si elle eust esté attentive à s'habiller, mais voyant qu'il ouvroit la bouche pour recommencer elle l'interrompit par ces paroles. Voyez-vous Adraste, tous vos discours ne servent de rien, & vous diray encor'une fois pour toutes que je ne veux ny estre aimée ny aimer, & si vous ne voulez estre hay de moy ne m'en importunez plus. O Dieux, dit le Berger, qu'est ce que j'entens ? & lors se tournant vers elle, Est il possible, luy dit-il, Bergere, que les Dieux ne se lassent jamais d'estre adorez des mortels, & que vous soyez ennuyée de l'estre de moy ? Ne vous en estonnez point, Adraste, dit la Bergere, c'est que je ne suis point Déesse : que si je l'estois & que l'on ne me fit point de plus agreables sacrifices que les vostres, j'aimerois mieux estre sans temple & sans autels. Et à ce mot ayant parachevé de s'habiller, elle ramassa sa houlete qui estoit à terre, & partit de ce lieu laissant ce pauvre Berger tant affligé qu'il n'eust ny la force ny la hardiesse de la suivre.

      Diane la voyant partir fut en volonté de l'appeler, mais considerant que sans y prendre garde elle s'en alloit vers l'autre Berger, elle pensa bien qu'il l'arresteroit, & que par ce moyen elle pourroit apprendre d'avantagede ses nouvelles : & de faict cest autre Berger la voyant venir vers luy, l'alla rencontrer & la print par sa robbe, de peur qu'elle ne passast outre : mais elle qui fuyoit encor' plus celuy-cy, voulant rudement se desmesler de ses mains se laissa cheoir si à propos qu'il sembloit qu'elle se fust assise de son gré. Le Berger se jetta incontinent à genoux & luy demandant pardon de cette faute, Ce n'est point de ceste cy, dit-elle, Berger, qu'il faut que vous vous repentiez, mais de celle qui a fait perdre toute la bonne volonté que je vous ay jamais portée. Pour celle-là, respondit incontinent le Berger, au lieu des paroles j'y mettrois le sang & la vie ; mais je n'ose vous en supplier sinon avec le silence & la soubmission, puisque aussi bien je ne sçay quelle elle est veritablement. Il n'y a Palemon (repliqua-t'elle) plus grande ignorance que de celuy qui ne veut pas sçavoir quelque chose ; mais cela ne me touche point. Je suis guerie de cette blessure, & de telle sorte que la marque n'y paroist plus. Il est aisé, dit le Berger, de guerir d'une playe qui n'a pas esté grande. Je ne vous diray pas, respondit elle, qu'elle elle a esté pour n'augmenter d'avantage vostre vanité, tant y a que j'aymerois mieux la mort que de retomber aux mesmes accidens dont je suis sortie. Or voyez, dit alors le Berger, à quel poinct je suis reduit : l'affection que je vous porte a tant de puissance sur moy que si la condition où vous estes vous plaist autant que vous dites, elle me deffend de vouloir que vous la changiez jamais, pourveu que vous permettiez que je retourne encelle où je soulois estre. Et de mesme dit-elle, considerez combien je suis esloignée & differente de vous, puisque j'aymerois mieux ne voir jamais personne que si je vous voyois en l'estat où vous souliez estre. Et pour preuve que je dis vray, ou ne m'en parlez plus ou ne me retenez plus icy par force. Puis, dit-il, que vous me deffendez la parole, ou le contentement d'estre aupres de vous, permettez moy pour le moins de chanter ce que mes yeux ne cesseront jamais de pleurer. Et lors il souspira ces vers, ausquels pour luy deplaire elle respondit.


DIALOGUE.
PALEMON, DORIS.



I


PAL. Si j'ayme autre que vous que je meure & soudain
D'eternelle douleur ceste mort soit suivie.

DOR. Que je puisse mourir d'un tourment inhumain,
Si d'aymer rien que moy je prens jamais envie.


II.


P. Aimez ou n'aymez point, tousjours vous adorant,
Vous verrez que ma foy se rendra plus extreme.

D. Aymez ou n'aimez point, il m'est indifferent,
Mais vous ne verrez point que jamais je vous ayme.


III.


P. Je vaincray vous aymant toute difficulté
Encor qu'à mon dessein le Ciel mesme s'oppose.

D. Mon cœur est tellement de l'amour rebuté,
Que pour ne vous aymer il vaincra toute chose.


IIII.


P. Si le Ciel estoit juste il puniroit en vous,
Cet orgueil qui vous fait mespriser tous les hommes.

D. Mais tant s'en faut le Ciel estant tres juste en nous,
Nous detient l'un & l'autre au dessein où nous sommes.


V.


P. Quand il veut qu'on vous aime il est juste en ce point,
Mais injuste, en ostant à l'Amour l'esperance.

D. S'il veut que vous aimiez,& que je n'aime point,
Il vange mon Amour & punit vostre offence.

      Encor que Doris ne fist response au Berger, qui ne luy rendist tesmoignage de mauvaise volonté, si ne laissoit il de prendre quelque espece de contentement à la voir & l'entretenir, de sorte qu'il n'eust sitost mis fin à ce qu'il chantoit si elle ne luy eust faussé compagnie. Et par ce qu'elle vouloit eviter le premier Berger, elle s'en vint droit à Diane sans l'avoir apperceuë, qui voyant alors qu'elle ne se pouvoit plus cacher s'avança avec sa trouppe vers cette Bergere : & apres l'avoir saluée, luy dit, Je ne m'estonne plus, gentille Doris, si ces Bergers que je viens de voir aupres de vous sont tant épris de vostre beauté, puis qu'elle est telle qu'il faudroit estre privé de veuë pour ne l'admirer : mais je ne puis assez treuver estrange la cruauté dont vous usez envers eux, puis que vous estes seule qui mesprisez ce qui est vostre, & que vous avez acquis avec de si belles & desi cheres armes. Cependant que Diane parloit ainsi, Palemon y arriva, & peut ouyr la responce de Doris qui fut telle. Sage Bergere, la beauté que pour m'obliger, vous dites estre en moy est veritablement admirée en vous de tous ceux qui vous voyent, & ne sçay avec quelles armes je puis avoir acquis ceux dont vous parlez sinon qu'elles doivent estre fort malheureuses d'avoir fait une telle conqueste. La beauté, dit Diane, sied aussi bien aux filles, que l'orgueil & la presomption est mal seante aux belles. Si vous sçaviez, respondit l'estrangere, quelle est l'occasion qui me fait parler ainsi, vous admireriez la puissance que j'ay sur moy mesme de pouvoir seulement regarder ce Berger. A ce mot Palemon se jetta à leurs genoux, & les mains jointes dans son chappeau, Je vous supplie & conjure, dit il, ô sage & discrete berge[re], si vous aymez par la personne que vous honorez de vostre amitié, & si vous n'aymez point par vous mesme & par la douceur que vos yeux promettent, de prendre la peine d'ouyr nostre different, & si vous me jugez coulpable je ne veux pas que la vie me demeure, & si au contraire elle a le tort je demande seulement qu'elle me permette, ainsi qu'elle me contrainct, de passer le reste de mes jours en la servant.

      Diane vouloit respondre lors qu'elle vit approcher Astrée qui revenoit du temple avec une troupe bien plus grande qu'elle n'y estoit pas allée : car la Nimphe Leonide y estoit, & Chrisante la principale des Druydes avecl'une de ses filles qui venoient pour honorer les funerailles de Celadon conduisant mesme le Vacie du lieu, qui estoit celuy qui ordinairement faisoit les sacrifices journaliers pour le hameau, dans le temple de la bonne Déesse. Celuy cy avoit apporté tout ce qui estoit necessaire pour le tombeau vuide de Celadon, & les filles Druydes avec Chrisante estoient chargées les unes de fleurs, les autres de lait, & les autres de vin & d'eau, & devant elles touchoient les brebis & jeunes taureaux necessaires. Licidas mesme estant allé ce matin au temple de la bonne Déesse rendre quelque vœu que sa jalousie peut estre luy avoit fait faire s'y rencontra tant à propos, qu'estant adverty du dessain de Paris pour le repos de son frere, & se souvenant qu'il avoit manqué à ce devoir se resolut pressé de ce remors, d'y assister, quoy qu'il receust un extreme desplaisir de voir Philis & Silvandre. Et pour cest effect ayant choysi une grande truye pour en faire sacrifice selon la coustume à Cerés & à la terre il suivoit lentement ceste troupe.

      Diane donc voyant approcher ceste grande compagnie ne peut respondre, ny au Berger, ny à la Bergere, sinon que la Nymphe Leonide qui venoit en ce lieu avec tant de Druydes seroit bien aise d'ouyr leur different & de les mettre en repos, apres toutefois que la ceremonie seroit parachevée à laquelle ils feroient un acte de pitié d'assister. Et sans attendre leur responce s'avança avec Paris, & alla saluer la Nymphe & Chrysante : & apres quelques propos communs le Vaciedemanda où le vain tombeau avoit esté eslevé pour Celadon, afin de ne perdre d'avantage de temps : & y estant conduit par Paris, il mit la main à l'œuvre : mais premierement par la truye que Licidas offrit, qui fut sacrifiée à Ceres & à la Terre, & puis tuant les brebis & les jeunes taureaux noirs en receut le sang dans des coupes. Il disposa les filles Druides selon la ceremonie : aux unes il donna le laict sacré, aux autres le vin, & choisissant Licidas pour faire porter l'eau Arferiale, & s'approchant du vain tombeau l'arrosa de toutes ces choses avec un petit rameau de Cypres, appellant par diverses fois l'ame de Celadon : & apres versant l'eau aux Dieux Manes, il respandit le vin, le laict, & le sang sur le tombeau, appellant encores l'ame de Celadon. Et à cette seconde fois toutes ces filles Druydes & les autres encores se descoiffant & laissant leurs cheveux espars, commencerent avec pleurs & ayant demeuré quelque temps en ce pitoyable office, le Vacie commençant à faire le tour du tombeau du costé gauche l'environna trois fois, & à chacune l'appelant par son nom, & semant des roses & des fleurs sur les gazons, à la derniere, il dit d'une voix encor plus haute. Adieu Celadon, Adieu & pour jamais Adieu.La terre où que tu sois te puisse estre legere, Alors la Nimphe commençant les mesmes tours en fit autant que luy, jettant les fleurs à pleines poignées dessus, encores qu'elle sceut bien qu'il ne fust pas mort. Paris la suyvit, & apres tous ces Bergeres &Bergeres en foule. Cependant que les filles Druydes d'un chant triste & funebre plaignoient la perte de ce Berger, & en racontoient selon leur coustume la vie & les actions, combien il estoit aimé de chacun, comme il avoit honoré son pere, chery sa mere, aimé tous ses parens, combien de fois il avoit vaincu ses compagnons à la course, à la luitte & aux autres exercices honnestes & accoustumés parmy les Bergers, & en fin combien ils regrettoient cette mort avancée, & quelle perte c'estoit à toute la contrée.

      Il fust tres à propos pour Astrée que tous les Bergers & Bergeres fissent le tour de ce vain tombeau en confusion & criassent à Celadon l'Eternel Adieu, car si elle eust esté seule elle eust donné trop de cognoissance du regret qu'elle en avoit, mais parmi les autres son ennuy ne parust guieres. Or toutes ces choses estant finies il ne restoit plus que de mettre la perche dessus avec la figure de la colombe tournée du costé où Celadon estoit mort : ce que le Vacie ne sçachant il falut qu'Astrée le desseignast elle mesme, qui ne fut pas un petit renouvellement de ses ennuis, remettant alors en sa memoire ce miserable accident. Cette perche donques estant dressée il ne faloit plus qu'y attacher le tiltre que Silvandre escrivoit sur une table que le Vacie avoit apportée, ne l'ayant pû escrire auparavant, parce que Hilas qui estoit allé chercher une escritoire n'estoit point retourné pour s'estre amusé aupres de quelques Bergeres qu'il rencontra en allantau temple de la [Déesse] Astrée. Le tiltre que Silvandre escrivit estoit tel.


AUX.
DIEUX MANES.
ET
A. La Memoire Eternelle.
Du. Plus. Aymable Berger.
De Lignon.


Amour qui. Par. Imprudence. Fut. Cause.
De. La. Mort. De Celadon
Apres. Avoir Noyé Son. Bandeau. De. Ses Pleurs.
Rompu. Son. Arc.
Froisse. Ses. Traits.
Estaint. A Jamais. Son. Flambeau.
Luy. Rend.
Plein De. Tristesse. Et. De. Desolation.
Ce. Dernier. Devoir.
Et. Apand.
Sa. Despouille Sur. Ce. Tombeau.
Pour. Marque. Eternelle.
Qu'ayant. Perdu. Un. Subjet. Si. Aymable.
Il. Ne. Veut.
Ni. Ne. Daigneroit. Plus.
Employer. Ses. Traits. Ni. Ses. Flammes.
Inutiles.

      Chascun loüa l'esprit de Silvandre, mais plus ceux qui sçavoient le subjet de sa perte, & sur tous Astrée & Diane, leur semblant que s'il eust sceu leur intention, il n'eust pas mieux escrit cest Epitaphe : Or les pleurs estant cessez, & le Vacie & ses gens ayant emporté le restedes animaux sacrifiez & les vazes & autres instruments necessaires, Leonide prenant Chrisante par la main, sortit de ce bois, cependant que d'une longue suitte, toute la troupe venoit apres, ayant desja ramassé & remis leurs cheveux sous leurs coiffures. Et sembloit que Diane eust oublié la priere de Palemon, lors qu'Adraste & luy la supplierent de faire en sorte que Leonide & Chrisante ouissent leurs plaintes, & en jugeassent comme elles trouveroient raisonnable. Diane alors s'aprochant de Leonide : Grande Nimphe, luy dit-elle, lors que vous estes arrivée, ces Bergers offencez de cette Bergere, luy monstrant Doris, avoient voulu remettre leurs differens entre mes mains, mais je leur ay donné conseil d'attendre que cette ceremonie fut parachevée, & puis de s'en adresser à vous, & à la sage Chrisante, s'il vous plaisoit d'en prendre la peine, m'asseurant que le jugement que vous en donneriez toutes deux seroit si juste qu'ils auroient tous occasion de le suivre. La Nimphe qui estoit pleine de courtoisie receut le salut de cette Bergere & de ces deux Bergers, & Chrisante de mesme : & lors qu'elle vouloit parler, Palemon & Adraste se jetterent à ses genoux, luy disant, Si jamais Amants ont merité que l'on prit compassion de leur peine, croyez Madame, que ces deux Bergers se peuvent vanter d'estre ceux là : de sorte que vous fairez une action digne de vous s'il vous plait d'ouïr nos differents & en ordonner comme non pas la raison : mais l'amour vous inspirera, carc'est à sa justice, & non point à celle d'aucun autre des Dieux que nous voulons demander secours. Sans mentir, dit la Nymphe, si vous pensiez gentile Bergere, que la venerable Chrisante & moy fussions capables d'ouyr le subjet de vos dissentions, & d'en pouvoir juger, nous serions tres-aises de vous donner à tous le repos que je m'asseure que vous n'avez pas tant que vous demeurerez en l'estat où vous estes. Doris avec une tres-grande modestie, respondit de cette sorte. Grande Nimphe ces Bergers, qui abusez de la faveur que vous leur faites de les escouter, vous font cete supplication desadvantageuse pour eux, montrent bien qu'ils ne sçavent ce qu'ils demandent, car par la peine qu'il vous plait de prendre de nous escouter, vous ne descouvrirez que trop les mauvaistiez, & infidelitez de l'un, & les indiscretions & importunitez de l'autre. Toutesfois puis que la bonté qui est en vous surpasse nostre folie, Madame je vous en remettray le jugement & à la venerable Chrisante, à condition que ny eux ny moy ne contreviendrons jamais à ce que vous ordonnerez. Je jure dit Palemon que je desobeiray plustost aux dieux qu'à ses commandements. Et moy dit Adraste je proteste de vous aymer toute ma vie, quelque ordonnance qui me soit faicte au cont[r]aire : mais je jure bien aussi par le Guy de l'An neuf, s'il m'est ordonné de vous quitter, que jamais vous ne recevrez importunité de mon affection : & je ne ferois point de difficulté de vous faire une aussi entiereresponce que ce Berger, si l'extreme amour que je vous porte le pouvoit consentir. Mais en cela vous pouvez cognoistre combien son affection est moindre que la mienne. Adraste Adraste, dit alors Palemon, tu te trompes fort, si tu penses que je vueille obeir aux ordonnances de cette grande Nimphe, si elles me sont contraires d'autre sorte qu'avec la fin de ma vie. Si bien que je te surmonte autant en vraye amitié que toy faisant dessein de vivre estant condamné, & moy de mourir, ma passion est plus forte que la tienne. Adraste luy respondit froidement. Puis que tu disposes ainsi absolument de ta vie, & de ta mort, tu monstres bien que tu as toute puissance sur toy. Mais helas ! mon affection qui est entierement maistresse de ma volonté & de toute mon ame, me deffend d'ordonner de moy si librement que tu fais.

      Si Leonide ne les eut interrompus ils n'eussent si tost mis fin à leur dispute, estant chacun desireux outre mesure de monstrer à Doris qu'il l'aymoit d'avantage. Mais la Nimphe prenant la venerable Chrisante d'une main, & Doris de l'autre, Cherchons, dit elle, un lieu qui soit commode pour nous [a]sseoir, afin que plus à nostre ayse nous puissions escouter leurs raisons, ce sera une bonne œuvre que celle cy & qui sera agreable aux Dieux. Et peut estre non pas moindre que celle que nous venons de faire. A ce mot chacun prit une de ses Bergeres sous les bras, Tircis Astrée, Paris, Diane, & Silvandre voyant que sa place estoit prise, & queLycidas estoit à costé qui regardoit Philis du coin de l'œil sans s'en vouloir approcher se resolut de luy augmenter sa peine, puis qu'ainsi sans raison il estoit jaloux de luy. Il s'adresse donc à Philis, & la veut prendre sous les bras : mais elle qui voyoit bien l'œil de Lycidas fit un tour entier pour l'eviter, feignant que ce fut pour appeler quelqu'une de ses compagnes Mais Silvandre s'opiniastrant, fit le tour aussi bien qu'elle. Philis n'osoit le refuser tout ouvertement, de peur que ceux qui le verroient ne le trouvassent mauvais : aussi ne pouvant souffrir qu'il la prist, elle luy dit, Pensez vous Silvandre que je vous sois fort obligée de ce que vous venez vers moy à faute d'autre ? Silvandre cogneut bien à quel dessein elle le disoit : mais sans en faire semblant, il s'approcha de son oreille, & feignant de luy parler se retira incontinent apres, non sans avoir tourné la teste du costé de Lycidas, faisant toutesfois semblant qu'il estoit bien marry qu'il l'eut apperceu. Ce coup fut un des plus sensibles que Lycidas eut peu recevoir : car il creut comme il y avoit apparence que c'estoit à son occasion qu'il s'en retiroit, & qu'il y avoit une grande intelligence entre Phylis & le Berger. Cela fut cause que ne pouvant supporter ceste veuë il s'alloit peu à peu retirant. Mais Philis qui eust bien desiré de se rapointer, voyant qu'il se vouloit derober, Vous vous en allez, dit elle, Licidas, & ne voulez vous point ouyr le discours de ces estrangers ? Il y a assez bonne compagnie sans moy, respondit-il entournant la teste d'autre costé, & puis il y en a qui se contreignent trop quand j'y suis. Si j'estois de vostre conseil, dit Philis, je serois d'avis que vous eussiez plus d'esgard à vostre contentement qu'à celuy des autres. Je voy bien, respondit Lycidas, que vous me donnez le conseil que vous prenez pour vous, & suis bien marry de ne m'en pouvoir servir ; mais je n'ay pas encores assez de puissance sur moi. Philis entendit bien ce qu'il vouloit dire, & en fut piquée jusques en l'ame : toutefois feignant autrement, elle luy repliqua. A ce que je vois Lycidas, si la Nymphe vouloit accorder tous ceux qui ont quelque different en ceste trouppe, vous & moy ne serions pas hors du nombre. Il est vray, dit le Berger, rouge de colere, mais pour bien faire il faudroit que Silvandre en donnast le jugement. Et pourquoy Silvandre ? dit la Bergere, Parce dit il, qu'il n'y a personne qui en soit mieux informé. Et à ce mot sans attendre autre responce il se remit dans le bois au grand pas. Si cette replique toucha vivement Philis on le peut penser, puis que de tout le jour on ne peut avoir une bonne parole d'elle.

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LE
NEUFIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.


      Cependant que Leonide, & la venerable Chrisante, alloient cherchant quelque lieu commode pour s'asseoir, elles apperceurent à travers le bois des Bergeres qui venoient vers elles : car les arbres qui estoient fort hauts, & assez esloignez les uns des autres, leurs troncs fort eslevez, & sans avoir gueres de branches basses, & la terre sans ronces, ny autre menu bois ne pouvoient empescher que la veuë ne s'estendit fort loin, & que l'on ne vid ce qui estoit par de là les arbres. Au commencement qu'elles furent apperceuës, & que Leonide demanda qui elles estoient, il n'y eut personne qui le sceut dire, mais s'estant aprochées, Hilas quiestoit parmy elles fut incontinent recogneu & bien tost apres les Bergeres, qui estoient, Palinice, Cyrcene, & Florice, avec lesquelles il s'estoit amusé, les ayant rencontrées sur son chemin, sans se souvenir de l'escritoire, qu'il alloit querir. Et n'eust esté qu'elles luy demanderent d'où il venoit, & où il alloit, il ne pensoit plus à ce qu'il avoit à faire, mais ceste demande l'en fist ressouvenir : & les ayant priées de l'attendre il s'en courut prendre l'escritoire, & les ayant retrouvées, leur fit entendre les ceremonies du Tombeau de Celadon, ausquelles elles desirerent d'assister, mais elles arriverent trop tard. Leonide qui avoit sceu desja qui elles estoient, voulut les attendre, & Hylas qui ne demeuroit jamais muet, esleuant la voix s'en venoit chantant ces vers, à haut de teste.


SONNET.
Qu'il ne faut point aymer sans estre aymé.


      Quand je vois un amant transi,
Qui languit d'un amour extreme,
L'œil triste, & le visage blesme,
Portant cent plis sur le sourcy.

      Quand je le vois plein de soucy,
Qui meurt d'Amour sans que l'on l'ayme,
Je dis aussi tost en moy mesme,
C'est un grand sot d'aymer ainsi.

      Il faut aymer mais que la belle
Brusle pour qui brusle pour elle,
Ou bien c'est pure lascheté.

      L'Amour de l'Amour est extraicte,
La charge n'est jamais bien faicte,
Qui panche toute d'un costé.

      A ces dernieres paroles ces estrangers furent si proches de Leonide & de Chrysante, qu'ayant sceu de Hylas qui estoit la Nymphe, elles l'allerent salüer, & Chrysante, aussi apres que Leonide leur eust faict sçavoir qui elle estoit : & parce qu'Hylas apportoit l'escritoire, & que Phylis en rioit, pensez vous, dict-il, Bergere que je ne sois venu en Forests que pour servir les morts ? Tircis qui n'a autre affaire y peut bien employer le temps, mais c'est en quoy Hylas s'entend le moins, & pource ne trouvez estrange, que par une honneste permission, je vous die que si vous ne me voulez tel que je suis, vous n'esperiez pas de [me] changer sur mes vieux jours. Phylis qui avoit bien d'autres choses en la teste, Je te jure, dict-elle, Hylas, que si tu estois d'autre humeur je ne t'aymerois pas tant que je fais.

      Mais tout ainsi que je ne dois pas esperer de te changer, aussi ne faut-il pas que tu pensesde me rendre autre que je ne suis : & pource quand je voudray rire permets que je rie, & que je me taise quand je ne voudray pas parler, & j'en feray de mesme te laissant en tes humeurs : avec cette franchise nous vivrons tous deux bien contents, & sans gueres de peine. Ah ! ma maistresse, dit-il, que je vous ayme, mais plustost que je vous adore, puis que vous estes de ceste humeur : je ne pensois pas en pouvoir jamais rencontrer une telle : & en disant ces paroles il luy tenoit les jambes embrassées, & la vouloit porter en ses bras dont elle se deffendoit. Chacun rioit de voir la peine de Phylis & l'humeur du Berger : & cependant Leonide & Chrysante ayant trouvé un lieu qui leur sembloit commode, prindrent leurs places : car quant à Paris il estoit tousjours aupres de Diane, qui n'estoit point un petit desplaisir à Silvandre, n'osant l'approcher pour le respect qu'il luy vouloit rendre. Cela fut cause qu'estant privé du bien de sa parole, afin d'avoir celuy de sa veuë, il fut contrainct de se mettre vis-à-vis d'elle. Et lors chacun s'estant assis. Palemon & Adraste choisirent leur place au devant de Doris, où ils se mirent tous deux à genous, sans vouloir s'en oster, quoy que la Nimphe ou la venerable Druyde leur puissent dire. Enfin la Bergere commença de parler en céte sorte par le commandement qui luy en fut faict.


HISTOIRE
DE DORIS ET PALEMON


      J'ay tousjours eu ceste opinion, grande & sage Nymphe, & vous venerable Chrysante, que s'il y avoit quelque chose entre les hommes qui les peust obliger les uns [aux] autres, ce devoit estre l'amitié ; & si cela est vray ou faux j'en laisserai le jugement à celles qui ont esté aymées : tant y a que suivant cette croyance, apres l'avoir esté longuement de ce Berger, je pensay d'estre en quelque sorte obligée de luy rendre amitié pour amitié. Il est vray que comme d'ordinaire les commandemens sont tousjours peu de chose, à la naissance de cette bonne volonté, je ne jugeois pas qu'elle peust jamais devenir telle que je l'ai depuis ressentie. Mais elle prist insensiblement une si profonde racine par une longue conversation, que quand je m'en apperceus, il ne fut plus en ma puissance de m'en deffaire : & par ainsi je l'aimay de façon, que s'il m'avoit rendu la premiere preuve de son affection, je luy tesmoignay depuis mon amitié en tant de sortes que comme je ne voulois point douter de la sienne, aussi ne le pouvoit-il plus de celle qu'il desiroit de moy pour le moins avec raison. Toutesfois je ne sçay comment pour mon malheur, quand ilen fut plus asseuré, ce fut lors qu'il me fit paroistre d'en avoir plus de meffiance, si bien que ce ne luy fust pas assez de me retirer de la frequentation de tous ceux que j'avois accoustumé de voir, mais vouloit encores que tous les autres fussent privez de la mienne, ne se contentant plus que je ne visitasse une seule de mes compagnes, mais si quelqu'une me venoit trouver, ce luy estoit chose insuportable.

      Voyez quelle offence il me faisoit ayant une si mauvaise opinion de moy par sa jalousie : & jugez pour Dieu en quelle extreme tyrannie son amitié s'estoit changée, & toutefois plustost que de luy desplaire, j'esleus de perdre entierement la bonne volonté de toutes mes voisines, que de luy donner quelque mauvaise satisfaction de moy. Les Dieux sçavent avec quelle peine je le peus, non pas que je n'eusse un tres-grand contentement de faire chose qui luy fust agreable : mais si faloit-il m'y conduire avec une grande contraincte, & avec une prudence qui ne fut pas moindre pour ne donner occasion de mescontentement à celles que j'esloignois de ma compagnie. J'y parvins le plus doucement qu'il me fut possible, & le contentay, de sorte qu'il sembloit que j'eusse quelque maladie contagieuse, tant je demeurois retirée des Bergers & des Bergeres qui me souloient pratiquer. Que si ceste jalousie procedoit de l'affection qu'il me portoit, n'estoit-il pas pour le moins obligé de faire autant pour moy qu'il mecontraignoit de faire pour luy ? Mais au contraire durant tout ce temps de ma vie que je puis bien appeler sauvage (car veritablement telle estois-je devenuë pour luy estre agreable) de tout le jour je ne le voyois qu'un moment : mais je dis un moment si bref qu'en verité je ne faisois que le voir, ne me donnant ny la commodité ny le loisir de luy pouvoir dire presque une parole, sans que le cruel considerast que puis que pour lui je me privois de tout autre, s'il ne pouvoit estre tout le temps à moy, il le devoit estre pour le moins la plus grande partie. Et jugez si je n'ay pas occasion de dire que son affection s'estoit changée en Tyrannie, puis qu'en cor il pensoit que je luy en deusse de retour, imitant en cela les autres qui au commencement retranchent leur dépence sous ombre d'estre bons mesnagers, & enfin viennent à une telle espargne, qu'ils s'ostent à eux & à ceux qui les servent, les moyens de pouvoir vivre. Car je croy bien que sa vie n'estoit pas plus agreable que la mienne, sinon en tant que la sienne estoit volontaire. Et voyez si je l'aimois, & si j'estois bonne. Il usa de ceste tyrannie sur moy, sans que j'en murmurasse jamais, aussi longuement qu'il luy pleut : & si jamais il ne l'eust quittée, jamais je ne m'en fusse soustraitte, & la derniere preuve que je luy rendis de mon obeissance (car telle la puis-dire, & non pas seulement affection) fut telle qu'elle devoit estre plus que capable de luy oster toutes ces fascheuses & estranges humeurs.

      Il faut que vous sçachiez, grande Nimphe, que je suis demeurée fort jeune sans pere & sans mere, entre les mains d'un frere qui pour avoir plus d'aage que moy & pour l'amitié qu'il m'a tousjours faict paroistre, m'a tenu jusques icy lieu de pere, soit en la conduicte de ma personne ou en celle de mon bien, ayant receu en toutes les occasions qui se sont presentées tant de bons offices de luy, que je puis en cela luy donner nom de pere. Estant tel, jugez s'il falloit, & si la raison mesme ne me commandoit que je me conformasse le plus qu'il m'estoit possible à toutes ses humeurs & volontez, & s'il y avoit apparence que je le deusse contrarier. Palemon toutesfois sans consideration de toutes ces choses, vouloit qu'absolument je m'en retirasse : non pas que je sortisse de sa maison : car il ne voyoit lieu où je peusse aller, mais oüy bien que desdaignant ce qui le contentoit, je ne fisse point d'estat de ceux qu'il aymoit, voire leur deffendisse ma veuë. Ceux qui ont esté sous l'authorité d'autruy, sçauront si cela est faisable ou non, toutesfois pour luy faire cognoistre qu'il ne voudroit jamais tesmoignage de mon amitié que je ne m'efforçasse de luy rendre, encore entrepris-je de le satisfaire en cecy. Mon frere aymoit entre tous ses voisins un Berger qui s'appelloit Pantesmon, homme à la verité qui avoit toutes les bonnes conditions qui peuvent rendre une personne aggreable. Il estoit sage, courtois, plein de respect, officieux, courageux & bon amy, & surtout parmi les Bergeres le plus discret de tout le hameau : ces qualitez convierent mon frere à l'aymer, & l'amitié raporta une si ordinaire practique entre eux que malaisément se voyoient-ils l'un sans l'autre. Or il faut que j'advoüe qu'encor qu'il eust de l'amitié pour mon frere autant qu'il en pouvoit avoir, toutefois l'amour ne laissa de trouver place en son cœur : car je ne sçai s'il remarqua quelque chose qui luy pleust en moy, ou si la familiarité qu'il avoit avec le frere fist naistre de la bonne volonté, pour la sœur, tant y a qu'il est vray que je recogneus bien qu'il m'aymoit, & voyez si je ne vivois pas franchement & comme je devois avec Palemon. Aussi tost que j'en eus cognoissance je luy dis, & luy allois par apres racontant toutes ses actions, & toutes les demonstrations d'amitié que je remarquay en luy : Si j'eusse eu quelque dessein, jugez si j'en eusse usé de ceste sorte. O Dieux quel respect, quel honneur & quelle soubmission me rendoit ce Berger ! Ses merites & son affection estoient bien dignes d'estre aymez & mesmes accompagnez de la volonté que mon frere en avoit, qui comme j'ay cogneu depuis, faisoit dessein de nous marier ensemble. Mais que je ne puisse de ma vie avoir bien, si jamais j'eus seulement opinion que je luy peusse vouloir du bien plus particulierement qu'aux autres amys de mon frere ; au contraire je recevois sa recherche avec plus de froideur, que de plusieurs autres. Car sçachant qu'il avoit de l'amour pour moi, il me sembloit quede le souffrir sans peine c'estoit faire tort à l'affection de Palemon, au lieu que les autres n'y estant poussez que de la civilité, ne pouvoient me faire ceste offence. Ce fut à celuy-cy que Palemon voulut que je deffendisse de me voir. Considerez comme je le pouvois bien faire, Aussi si Pantesmon n'eust eu plus de volonté de m'obeyr, que ce Berger de raison en ce qu'il demandoit, je ne sçay comme à ce coup j'eusse peu luy satisfaire, car en quelle sorte luy pouvois-je interdire la maison de mon frere, qui l'aimoit peut-estre autant & plus qu'il ne m'aimoit pas ? Toutefois quand je le retiray à part, & que je luy fis sçavoir ma volonté, Non seulement, me dict-il, je vous veux faire paroistre que je vous ayme par les effects de mon amitié, mais par ceux aussi de vostre haine. Vous me bannissez sans raison de vous, & je veux que le tort que vous avez en cela vous rende tesmoignage de mon affection, vous faisant voir combien vous avez de pouvoir sur moy ; puis que sans murmurer je vous obeys en un commandement tant injuste. Je me retireray donc de vostre veuë, pour vous contenter. Il est vray que perdant ce bon heur, je ne perdray jamais l'affection que je vous porte, encores que je la doive esprouver infructueuse tout le reste de ma vie. Aussi ne vous ay-je jamais aymée que pour vous aymer. Pantesmon, luy dis-je, l'entiere puissance que vous me donnez sur vous, me fait avoir plus de regret de vous esloigner de moy que je n'eusse pas estimé. Etsuis bien marrie que vous m'ayez trouvée en estat que je ne puisse disposer de ma volonté : car vos merites & l'affection que vous me faictes paroistre me font avoir du desplaisir de ne pouvoir d'avantage pour vous. Mais croyez moy pour veritable, & soyez asseuré, que ce n'est point sans raison ny sans regret que je vous fay ceste priere. Si vous pouviez avoir quelque esperance en moy, vous auriez plus de subject de vous fascher ; mais puis que cela n'est pas, quel plaisir auriez vous si vous m'aimez de me rendre miserable, sans qu'il vous en revienne autre advantage que mon desplaisir ? Il ne faut point, me respondit-il, que vous me le persuadiez avec plus de paroles ; mon affection qui tient entierement le party de vostre volonté, m'en represente plus que je ne vous sçaurois dire. Je feray jusques à la mort tout ce que vous m'ordonnerez, sans autre dessein que celuy de vous obeyr. Toutesfois si mon affection, si mes services & si mon obeissance en ceste derniere action, doivent esperer quelque chose de plus advantageux, que d'estre chassé de vostre presence sans aucune demonstration d'amitié, je vous supplie, & si toutes ces choses n'ont point de pouvoir envers vous, & que ma consideration ne soit point assez forte, je vous conjure par ce que vous aymez le plus, & qui peut estre est cause que vous me bannissez ainsi, que pour la fin de mon espoir, & pour la derniere importunité que vousrecevrez de cet infortuné amant, vous me permettiez qu'en vous disant ce dernier & eternel Adieu, je puisse vous baiser & la bouche & le sein. Je rougis certes, ô grande Nimphe, en le racontant (dit-elle, se mettant une main de honte sur le visage) mais il faut que je l'advoüe il est vray, je le luy permis, me semblant que sa bonté m'y obligeoit, & de plus que j'eusse fait tort à l'amitié que je portois à Palemon, si je n'eusse acordé la requeste qu'il me faisoit en me conjurant par luy. Incontinent apres il partit, & depuis il ne s'est jamais trouvé en lieu où il m'ait peu voir.

      Or toutes ces preuves de mon amitié n'estoient elles capables d'obliger à jamais envers moy cet ingrat & mescognoissant Berger ? & toutesfois il advint au contraire : car tant s'en falut qu'il m'en sceust gré que depuis je ne le vis plus, je ne diray pas comme amant, mais non pas mesme comme ami. Je voulus sçavoir l'occasion de sa retraitte, & une de mes plus fidelles amies qui l'alla trouver de ma part ne me rapporta autre responce de luy que ce mot.

      Amour chasse l'Amour comme un clou chasse l'autre.

      Je jugeay alors deux choses : La premiere qu'estant devenu amoureux de quelque autre Bergere, il avoit par ceste seconde amour chassé la premiere qu'il me portoit, & l'autre qu'avec mespris il me conseilloit d'en faire de mesme. Si cela me fut fascheux à supporter, je n'ay point affaire de le redire, & m'en tairayquand ce ne seroit que pour ne fortifier point d'avantage ce glorieux Berger, en la bonne opinion que sa vanité lui donne : mais fasse le ciel que nos plus grands ennemis en ressentent les moindres traits. Or estant ainsi delaissée, encor qu'il me fust infiniment necessaire de m'armer contre cest accident de quelques bonnes & fortes armes, si ne voulus-je me servir de celles que cet ennemi m'avoit envoyées, tant pour les juger honteuses, que pour ne me prevaloir de chose qui vint d'une personne à qui j'avois si peu d'occasion de vouloir du bien, outre que les mesprisant comme siennes je les croyois indignes de moy, & infideles aussi bien que j'estimois leur inventeur perfide. Je recourus donc à d'autres qui estoient plus tardives certes en leurs effects, mais aussi plus selon mon humeur, qui furent celles du temps : le temps, dis-je, fut l'arme & celuy mesme qui m'enseigna de me servir [de ceste] arme : Le temps fut mon Medecin & ma Medecine. Et à la verité selon la coustume des choses qui se font lentement. Le bien de ceste guerison n'a pas esté pour un jour, ny la deffence de ces armes pour un assaut seulement, mais Dieu mercy pour le reste de ma vie. Je dis Dieu mercy avec beaucoup de raison. Car grande Nimphe quand je repasse par ma memoire la vie que j'ay faite, tant que ce perfide a monstré de m'aimer, & que je me represente celle où je suis à ceste heure : il faut par force que j'advoüe qu'il m'a plus obligée en me trahissant, que Pantesmon en m'obeïssant : car ce n'estoitpas vivre, mais estre esclave, que de demeurer en l'estat où sa Tyrannie me retenoit.

      Or ce desloyal estant comme je crois envieux de la douceur de ma vie, où n'estant pas content d'avoir triomphé une fois de moy, a voulu rebastir ses trahisons : & comme au commencement, il me surprist par soubsmissions & par de tres-grandes demonstrations d'une violente amitié, il a creu en pouvoir faire de mesme à ce coup, & c'est pourquoy vous le voyez, ô grande & sage Nymphe à genoux devant moy, usant des paroles telles que ceux qui ayment veritablement ont accoustumé de dire. Mais il n'a pas consideré que m'estant recogneuë plus foible de ce costé là, que de tout autre, j'ay tasché de m'y fortifier d'avantage : & me semble que son opiniastreté devroit estre desormais vaincuë par la resistance que je lui ay faicte, si ce n'estoit, comme je croy, qu'il ayme mieux se travailler & me desplaire, que de vivre en repos : & semble qu'il cherisse d'avantage ce qui m'ennuye que ce qui luy peut estre profitable.

      Il continuë donc ses fainctes, & renouvelle au lieu d'Amour un si aspre desdain en mon ame, que sa veuë m'est plus insupportable, que sa perfidie ne me le fut jamais, & faut advoüer qu'il vient fort bien à bout de son dessein, si son dessein est de me desplaire. Que si cela n'est pas, comme il jure, & comme il tasche de me persuader, & que par juste punition des Dieux, il ait veritablementralumé sa flamme esteinte, à qui faut-il qu'il s'en prenne qu'à luy mesme, puis qu'il est le seul autheur de son mal, & que c'est lui qui s'est preparé ce supplice, sans que j'y aye rien contribué du mien, non pas les vœus seulement ? J'advouë qu'en me vengeant de la meschanceté qu'il m'a faite, & que [s]e chastiant de sa perfidie, par les mesmes armes dont il m'avoit offencée, il est homme plus juste, qu'il n'est bon Amant. Mais pourquoy m'accuse-t'il de sa peine, moy, dis-je, qui ne veux pas mesme avoir memoire qu'il soit au monde ? Ou pourquoy veut-il que je luy remette les armes en la main, desquelles en pensant me blesser il s'est offencé luy mesme ? C'est une trop lourde imprudence de chopper deux fois contre un mesme bois. Il ne doit point esperer cela de moy qui ay les images de ma vie passée, trop vives encores en l'ame pour ne les voir point toutes les fois que je tourne les yeux sur luy. Qu'il se retire donc, & me laisse jouïr du bon heur qu'il m'a luy mesme acquis, quoy que c'ait esté avec un dessein bien contraire. Mais si le ciel, selon sa coustume a tiré du mal, qu'il me preparoit un si grand bien pour moy, qu'il ne soit point marry si j'en joüis, & si je sçai mieux me prevaloir de la faveur qu'il m'a faite en cela, que lui de celles que je lui ay faites par le passé, & qu'il juge & confesse que justement le ciel a pris la cause & la deffence de mon innocente amitié contre la personne la plus ingratte, & la plus perfide qui ait jamais esté bien aimée. Que si comme les joüeurs quiperdent, il demande quelque chose pour sa derniere main, voicy sage & grande Nymphe, tout ce que je puis pour luy. Je luy advoüeray que je suis assez satisfaicte de son ingratitude, que je lui quitte l'offence, que la vengeance qu'il m'a faite me plaist, voire à fin qu'il se retire entierement de moy, que j'ay pitié de son mal, mais que cela luy suffise, & qu'il ne m'importune plus.

      Ainsi finit la Bergere, avec une telle emotion que la couleur qui luy en estoit venuë au visage, la rendoit plus belle qu'elle ne souloit estre : & lors que Leonide cogneut qu'elle ne vouloit rien dire d'avantage, elle fist signe à Palemon de respondre, s'il avoit à dire quelque chose contre ce qu'elle leur avoit fait entendre. Alors le Berger se relevant apres avoir salué la Nymphe, luy parla de ceste sorte.


RESPONCE
DU BERGER PALEMON.


      Grande Nymphe, je cognoy bien estre tres-veritable, ce que j'ay tousjours oüy dire de la divinité, que jamais les Dieux & Déesses n'entrent en un lieu sans y faire quelque bien, puis que vous, qui par vostre merite & vostre condition en representez l'image parmy nous, n'avez presque esté plustost ence lieu que me voila detrompé, & sorti de l'erreur où j'ay si longuement vescu, si toutesfois on peut appeller vie ce qui raporte plus de mal que la mort mesme. J'advoüe que tout ce que ceste belle Bergere vient de vous raconter, est veritable, & que je luy ay plus d'obligation encore, qu'elle ne sçauroit dire : mais si faut-il qu'ayant ouy de sa bouche ce qu'elle vient de me reprocher je me plaigne que le Ciel comme envieux de mon ayse m'ait caché la plus grande partie de mon bonheur : & croyrois d'avoir plus d'occasion de m'en douloir & de l'accuser d'injustice, si je ne cognoissois bien, que c'est ainsi que tous les hommes sont traittez, à fin qu'il n'y ait point ça bas de parfait contentement. Toutefois si faut-il que l'on me permette de me douloir du tort que cette belle Bergere a fait à l'amitié qu'elle m'avoit promise, puis qu'elle ne peut trouver occasion de se douloir de la mienne que par le soupçon, & se desguisant à mon desavantage, ce qu'au contraire elle devoit prendre pour plus grande asseurance de mon affection. Mais comment, ô Amour, m'oseray-je plaindre d'elle, puis que tu me commandes de ne trouver mauvais chose qu'elle veüille faire ? Je n'useray donc point de plainte : car mon cœur ne la desdira jamais en rien. Mais, ô sage Nimphe, j'essaïeray en vous disant la verité de vous faire entendre que Palemon sçait aimer, & que c'est sans raison que Doris a creu le contraire. Et pour commencer, & ne point user de long discours, elle advouë que je l'ay aimée &qu'elle m'a aimé, mais que me reproche t'elle pour avoir sujet de rompre cette amitié ? Que j'ay esté jaloux, & je confesse que je l'ay esté : mais si elle m'a aimé ainsi qu'elle dit, pour avoir recognu que je l'aimois, comment a t'elle eu agreable mon amitié, & non point l'effect de mon amitié ? Si tous ceux desquels elle estoit veuë me donnoient de la jalousie, & si leur conversation, leurs paroles, voire leurs regards mesmes estoient soupçonneux, n'estoit ce un tres certain tesmoignage que je l'aimois infiniment ? Elle dit toutesfois que de douter d'elle, c'estoit l'offencer, & en faire un sinistre jugement. Ah ! grande Nimphe, si cette Bergere sçavoit aussi bien aimer que ses yeux se scavent faire adorer, ne diroit elle pas plustost que c'estoit un extréme Amour, & la trop bonne opinion que j'avois d'elle qui me le faisoient faire ? Car si je ne l'eusse creuë digne d'estre servie de tous, comment eusse-je creu que tous l'eussent servie ? mais si je n'eusse eu cette creance, comment eusse je esté jaloux de chacun ? Ceste jalousie donc, ô belle Doris, n'est point un moindre signe d'affection & d'une tres violente amour, que les souspirs & les larmes, dont les amans vont noyant les mains de leurs bien aymées : puis qu'elle naist de la cognoissance de la perfection de la personne que l'on ayme, & les souspirs & les larmes procedent le plus souvent de la cruauté seulement qu'ils trouvent en elle, ou du tourment qu'ils en ressentent. Cognoissant donc, ô grande Nimphe, quej'estois jaloux, ne devoit elle pas augmenter la bonne volonté qu'elle me portoit, pour balancer en quelque sorte la pesanteur que j'alois adjoustant à la mienne ? Au contraire qu'est ce que sa cruauté, ou pour le moins sa mescognoissance luy conseilla de faire ? Vous l'oyez de sa propre bouche. Elle se deslie de ceste estroitte amitié que tant de services que tant de cognoissances d'une vraye affection, devoient avoir renduë indissoluble, & pour s'en donner quelque pretexte, se figure des rafroidissements de mon costé, & des nonchalances, qui helas ! n'estoient qu'en son opinion. Elle dit, qu'en ce temps la je ne demeurois guiere aupres d'elle. Quand je considere ce reproche, il faut en fin que j'advouë que toutes les actions peuvent estre soupçonnées contraires au dessein de celuy qui les fait, puis que les effects mesmes qui s'en produisent, ne sont le plus souvent apperceus de ceux qui y ont le plus d'interest. Si je vous demande, ô belle Doris, quelle opinion vous avez euë de moy dés le commencement que ma fortune m'appella pres de vous, pour ne vous contredire, je m'asseure que vous avouërez que je vous ay aymée & servie avec tant d'affection que jamais Berger ayt peu aymer ou servir. Or maintenant n'ayez point desagreable, je vous supplie, que d[ev]ant cette grande Nimphe, & cette venerable Druyde, je vous conjure de dire quelle a esté la Bergere pourqui je vous ay changée, & à qui vous m'avez veu rendre dudevoir, ou seulement l'avez ouy dire ? Que si vous n'en sçavez point, & si vous confessez que mon affection n'a point esté distraite ailleurs, Pourquoy vous plaignez vous, & pourquoy avez vous soupçonné mes actions tout au contraire de mon dessein ? C'estoit ce me semble, tres mal conclure à vous : Palemon m'a aymée : mais parce qu'il ne me void pas si souvent que de coustume il ne m'aime plus ; Tant s'en faut, n'estiez-vous point plus obligée par les loix de l'amitié de dire, Si mon Berger ne me voit point si souvent que de coustume, je sçay que c'est quelque necessaire contrainte qui l'en empesche. Compatissant ainsi au mal que je souffrois esloigné de vostre presence, & jugeant autruy par vous mesme, vous n'eussiez pas offencé si cruellement celuy qui n'offença jamais l'affection qu'il vous a promise. Mais me direz vous que vouloient donc signifier ces demy moments qui à peine vous pouvoient retenir aupres de moy, au lieu qu'auparavant les jours les plus longs ne vous pouvoient pas contenter ? Je le vous diray ô sage Nimphe, & je m'asseure qu'en m'escoutant vous ne ferez point un si sinistre jugement de moy, que ceste belle a faict de ma fidelité, & seulement je la supplie de se ressouvenir de la vie que je menois en ce temps-là, & parmy quelles compagnies on me voyoit demeurer.

      Je puis dire avec verité, ô grande Nimphe, que jamais homme n'a vescu plus sauvagementque moy, non pas mesme ceux qui font profession de ne demeurer que parmi les rochers, & les deserts, sinon durant les moments que mon affection me contraignoit une fois le jour de la voir. Car dés que la clarté commençoit de paroistre, je sortois de ma cabane, & loing de toutes compagnies, je ne revenois que la nuict ne fust close, demeurant quelque fois caché dans les antres les plus retirez, & quelquefois dans le plus haut des montagnes, tellement seul, que rien que mes pensées ne pouvoient me trouver : mais elles me tenoient aussi si bonne compagnie qu'elles me contraignoient bien souvent de me mettre en lieu d'où je puisse voir l'endroit de sa demeure, me semblant que les heureuses murailles où elle estoit, me rapportoient une espece de consolation qui n'estoit pas petite, sans que rien me retirast de cette sorte de vie, non l'amitié de mes voisins, non le devoir de mes parens, non le soucy de mes troupeaux bien aimez, ny bref quoy que l'on pust dire de moy, sinon le seul desir de sa veuë dont je joüissois tous les jours une fois, mais si peu de temps à mon grand regret que quand je m'en retournois, il me sembloit que je ne faisois que d'y arriver. Et toutesfois celle qui se deult de cette vie en estoit la seule cause, & l'extreme affection que je luy portois m'empeschoit de la luy descouvrir.

      Or sage & grande Nimphe, j'ay tousjours eu cette opinion que celuy qui ayme comme il doit, doit avoir plus cher l'honneur de lapersonne aymée que le contentement qu'il en peut retirer[.] La malice des hommes mal pensants n'ay[an]t jamais esté si foible, qu'elle n'ayt tousjours trouvé sujet de s'employer où il luy a pleu ne fit en ce temps là plus de grace à nostre amitié qu'elle a accoustumé de faire à toutes les autres plus remplies de vertu, de sorte que nostre ordinaire frequentation fust desapreuvée, & donna sujet à ces malins d'en parler assez mal à propos, si sourdement toutefois que les autheurs de ces impostures quelque diligence que j'y employasse me furent tousjours de sorte incognus, que je ne pus trouver à qui m'en prendre. Que pouvois-je faire en cela ? D'entreprendre un bien long voyage, je n'estois pas maistre entierement de mes actions, de cesser de l'aimer j'eusse plustost cessé de vivre. Puis donc que nostre trop grande practique estoit celle qui donnoit quelque apparence de vivre à leur mesdisance, à quoy me devois-je plustost resoudre qu'à l'interrompre pour quelque temps, & à payer ainsi plustost aux despens de mon contentement que de sa reputation la faute de ces méchantes ames ? Que si elle se plaint que je ne lui en aye rien dit jusques à cette heure, qu'elle se plaigne aussi que je l'ay trop aymée, car veritablement ç[']a esté pour l'avoir trop aimée, que j'ay plustot choisi de me priver du bon-heur de sa veuë, voire mesme le laisser en doute de mon affection, que de luy dire l'occasion qui me faisoit vivre avec elle de cette sorte de peur de luy faire part de l'ennuy que j'en ressentois, sçachantassez qu'elle qui avoit tousjours si curieusement conservé sa vie exempte de ces calomnies, ne les sçauroit supporter qu'avec de trop grands desplaisirs.

      Or considerez grande Nimphe par ce veritable Discours, si tels effects se voyent parmy les vulgaires affections, & de là prenez cognoissance s'il vous plaist, de quelle qualité doit estre la mienne : & si estant telle c'estoit sans raison, qu'elle demandoit à cete Bergere, de grandes preuves de la sienne, puis que l'Amour ne se paye qu'avec l'amour. Et toutefois ce qui advint de Pantesmon qui est ce me semble le plus grand suject de plainte qu'elle ayt contre moy, ne proceda pas seulement d'une jalousie mal fondée comme elle dit, mais de beaucoup de raison. Car ainsi qu'elle vous a advoüé ce Berger, est tel & a tant de bonnes conditions qu'il est plus croyable que celle qu'il recherchera le doive aymer que mespriser. De plus l'amitié que son frere luy portoit, ne m'estoit point suspecte sans cause, mais encore plus, le bon acueil qu'elle luy faisoit, qui à la verité estoit tel, qu'ayant comme elle dit si bien recognu ma jalousie par le passé, elle avoit plus de tort d'en user ainsi que moy de penser, quoy que ce fut à son desavantage : & de fait qu'elle die si cela ne fut pas cause que tout ouvertement on parloit de leur mariage. Si oyant ces nouvelles je n'eusse point esté esmeu, n'eusse-je pas plus offencé nostre amitié, qu'elle son frere, en faisant ce que je requerois ? Que si l'amitié a plus de privilege quel'amour, elle a bien quelque occasion de se douloir de moy. Mais si cela n'est pas, pourquoy trouve-t'elle estrange que mon amour ait voulu triompher de l'amitié qu'elle portoit à son frere ?

      Et c'est d'icy grande Nimphe, que tous mes malheurs ont pris leur origine. Car luy reprochant la bonne chere qu'elle faisoit à ce Berger, elle me respondit que l'amitié que son frere luy portoit en estoit cause : mais quand je luy repliquay que le bruit de leur mariage estoit si commun qu'il m'estoit impossible de vivre tant qu'il continueroit, & que je verrois le contentement de qui elle prefereroit. Et à quoy est ce (me dit-elle en changeant de visage) que vostre bisarre soupçon me veut encores contraindre ? vous le nommerez, luy dis-je, comme il vous plaira, mais je n'auray jamais repos que je ne voye ce Berger eslongné de vous. Et bien (me dit-elle d'une voix toute alterée) je vous contenteray encor en cecy, & Dieu veüille que ce soit la derniere fois que vous prendrez de semblables humeurs. Elle profera de sorte ces paroles qu'elles redoublerent beaucoup plus mon soupçon que si elle m'eust avec quelque excuse entierement refusé. Ce qui me fit resoudre d'en apprendre une fois en ma vie la verité, & pour m'en esclaircir mieux je ne voulus me fier qu'à mes yeux propres. O mal heureuse meffiance ! ô dommageable resolution qui depuis m'a cousté tant d'ennuis, de travaux & de larmes ? En ce dessein donc j'espie le temps que Pantesmon la vint trouver en sachambre, car de fortune ce jour elle tenoit le lict, fust de desplaisir, fust pour quelque legere maladie : & passant par une montée desrobée qui entroit dans le logis, je vins par un passage caché me mettre en un cabinet dont la porte respondoit sur le lict. Mon malheur fut tel que par la fente des aix, je peus voir tout ce qu'ils firent ; mais pour estre trop esloigné je n'en oüys une seule parole. Je vis donques, & trop certes pour mon contentement que le Berger s'assid d'abort sur le pied du lict, & apres luy avoir pris la main, qu'il baisa plusieurs fois sans resistance parla fort long temps la teste nuë ; je vis qu'elle luy respondoit, & à ce que je pouvois remarquer à son visage, ce n'estoient point paroles de couroux. Que si la fortune m'eust permis de voir aussi bien celuy de Pantesmon, peut estre y eusse-je apperceu quelque mescontentement qui m'eust contenté, mais il me tournoit presque le dos, pour luy parler plus bas. Et lors que j'estois en ceste peine je vis que tout à coup il se jetta à genoux, & elle se releva un peu sur le lict, & apres se pancha & le baisa. Dieux quel coup de couteau receus-je, mais plus encores quand le Berger ne se contentant point de ces extraordinaires faveurs, luy descouvrit le sein, & sans resistance le luy baisa. Amour quel devins-je ? mais ô Dieux quel devois-je devenir ! Je ne sçay comme je pus le souffrir & vivre, si ce n'est que tout ainsi que mon affection estoit celle qui m'en faisoit avoir de si extremes ressentiments, elle mesme aussi me donnoit de la constancede supporter ce que je pensois luy estre agreable. Pantesmon partit & je partis aussi, luy pour moy mal satis fait, & moy pour luy entierement desesperé. Voyez comme Amour nous chastioit par l'un lautre.

      Or dites moy je vous supplie sage Nimphe, eussiez vous creu que j'eusse aimé, si je n'eusse point ressenty un coup si sensible, & le ressentiment pouvoit il estre moindre que de me retirer, ou pour le moins pouvoit-il estre accompagné de plus de discretion que de n'en parler à personne ? J'advouë que j'essayay de ravoir ma liberté : & lors que je trouvois plus de difficulté à demesler les liens dont elle me tenoit pris, je dis plusieurs fois en moy mesmes, qu'il falloit couper ceux qui ne pouvoient estre dénoüez. Et sur le point que je faisois le plus d'effort contre ma volonté, il est vray qu'elle m'envoya l'une de ses amies. Mais quel pouvois-je penser que fut ce message, qu'une continuation de sa tromperie ? Estoit-il possible de desmentir de si fideles tesmoins que mes propres yeux, & sur ceste creance je luy fis tout en cholere, la responce dont elle se plaint : à sçavoir, qu'un clou chasse l'autre, mais quel moindre reproche luy pouvois-je faire ayant opinion d'avoir esté si ingratement trahy ? Outre que j'y estois obligé par les loix de mon affection, qui ne me pouvoient permettre de luy mentir à ceste fois non plus que je n'avois jamais fait par le passé. Si elle le print autrement que je ne l'entendois son innocence en estoit cause, & l'erreur en quoy j'estois me faisoit parler ainsi. Je voulois bienqu'elle cognust que je sçavois qu'une autre amour avoit chassé la mienne de son cœur : & toutefois la crainte que j'avois de luy donner du desplaisir, m'a jusques icy privé de mon plus grand contentement. Car lors que quelquefois je me resolvois de luy faire les reproches que je pensois estre dignes d'une si grande trahison, Amour qui a tousjours eu le plus de force sur mon ame, m'en empeschoit, & me faisoit changer d'advis en me disant, que ce seroit trop offenser celle que j'avois tant aimée de luy faire honte d'une si grande faute & tant indigne d'elle, & que je me devois contenter d'estre hors de la tromperie où j'avois esté si longuement retenu. Je creus ce conseil tres mauvais pour moy : car c'est sans doute que si dés le commencement je luy eusse dit ce que j'avois veu elle m'eust raconté ce qu'elle avoit fait, & ainsi j'eusse eu autant de bon heur & de contentement que j'ay souffert depuis de sanglants desplasirs. Au contraire m'eslongnant entierement d'elle je ne peus de long temps sçavoir que Pantesmon ne la voyoit plus, & le mal estoit que mesme je n'osois demander de leurs nouvelles, pour n'ouyr chose qui accreust mon regret. Enfin mon amour plus forte que ny ma resolution, ny ma cholere me ramena peu à peu aupres d'elle, & dés la premiere veuë ayant oublié tous les outrages que je pensois avoir reçeus, me voila plus à elle que je n'avois jamais esté. Mais quelle la retrouvay je ? C'estoient bien ces mesmes yeux, ceste mesme bouche, & ceste mesme beauté, mais non pas ceste mesme Doris qui à mon départn'estimoit que Palemon, n'aimoyt que Palemon, & ne caressoit que Palemon. A ce triste retour je ne vis plus que desdain, je ne reconnus que haine, & ne ressentis que rigueur : de sorte que jusques icy il m'a este impossible de luy faire entendre le sujet que j'avois eu de m'en retirer, parce que jamais elle n'a voulu souffrir que je luy aye parlé qu'à discours interrompus. Or si toutes ces choses ne sont des preuves d'une tres fidelle, & tres violente affection, je ne veux point qu'elle me face de grace encores ô grande Nimphe que la grace que je demande n'est point pour faute que j'aye faite contre l'Amour, mais seulement pour l'ennui que je luy puis avoir donné en l'aymant plus, peut estre qu'elle ne vouloit, ou qu'elle ne croyoit pas. Que si l'amour me permettoit de me plaindre d'elle, aussi bien que je le pourrois faire avec raison, je dirois qu'elle a fait un tort extreme à l'Amour, à Doris & à Palemon : Car Amour se peut plaindre qu'elle a esteint les feux qui estoient allumez en elle d'une si pure flamme que la vertu mesme n'eust point esté offencée d'en brusler : elle les a esteintes dis-je, pour allumer celles du despit, si noires de fumée qu'au lieu d'esclairer elles ne remplissent son ame que de tenebres, & de confusion. Mais Doris se plaindra bien davantage qu'une si legere opinion l'ait renduë parjure, luy faisant rompre les sermens si souvent rejurez à ce Berger desastré, de ne changer jamais de volonté. Et que pourroit-elle respondre à Palemon s'il luy disoit, Est il possible, mescognoissante Bergere, que tant d'années de service,tant de tesmoignages d'affection, & tant d'asseurance de ma fidelité, ne vous ayent peu oster la croyance que si desavantageusement vous avez conceuë de moy ? Et bien j'ay esté jaloux : mais ne sont ce pas des fruicts de l'amour ? pourquoy non jaloux : si amoureux ? & de qui jaloux sinon de ce que j'ayme ? Et toutesfois soit ainsi que ceste jalousie soit une faute & qu'il la faille punir, le juge n'est il pas cruel qui esgale le supplice au peché ? Or sus qu'il soit encor permis de l'esgaler, & que œil pour œil & bras pour bras doive expier la faute, comment est ce qu'estant jaloux de vous je devois estre puny ? par le mesme supplice, c'est à dire que si je vous offençois estant jaloux de vous, vous me deviez chastier estant jalouse de moy. O que ceste action eust esté glorieuse & digne veritablement d'une personne qui aymoit ! Mais me direz vous, vous vous estes eslongné de moy, vous m'avez quittée, & vous estes rendu incapable de ce traictement. Et bien faisons la mesme ordonnance de punition contre ceste faute que contre la premiere, Je me suis éloigné de vous. Il faut que vous vous eslongniez aussi de moy. Mais quoy ? peut estre l'avez vous desja fait, & qui sçait si en cest eslongnement vous ne m'avez point plus offencé ? Posons toutesfois que la chose soit esgale. Puis donc que vous me voulez chastier tout ainsi que je vous offence, & non point d'avantage, à cette heure que je retourne à vous avec desplaisir extreme de tout ce qui s'est passé, n'estes vous obligée d'en faire de mesme ; Me voicyà vos genoux avec les repentirs les plus cuisants qu'un amant puisse ressentir : est il possible que vostre couroux se puisse estendre plus outre, & que le souvenir de ce que je vous ay esté, ne vous esmeuve à me rendre le bon heur duquel le souvenir des offences que vous avez opinion d'avoir receuës de moy m'a privé depuis un si long sicele ? Donc amour qui est le plus grand de tous les Dieux, & qui est la chose du monde la plus forte, à ce coup cedera sa place à l'offence & au desdain. Ainsi dit Palesmon, desja Leonide & Chrysante se preparoient de dire ce qui leur en sembloit, quand l'autre Berger se hasta de leur faire entendre ses raisons de ceste sorte[.]


HISTOIRE
DU BERGER ADRASTE.


      Je vous conjure grande & puissante Nimphe, & vous sage & venerable Chrisante, de surseoir le jugement que vous voulez donner jusques à ce que vous m'ayez oüy, & vous fais ceste adjuration par le plus sincere, fidelle & patient amour qui jamais ayt esté, à fin qu'avec une plus grande connoissance de nostre different, vous puissiez mettre une juste conclusion à nos peines, & inquietudes. J'ay aymé ceste Bergere depuis leberceau : & tant s'en faut que j'aye jamais cessé de l'aymer, que comme en toute autre chose je suis tousjours allé croissant en la volonté que j'ay de luy faire service. J'ay souffert ses desdains, j'ay patienté que son amitié devant mes yeux fust toute à une autre. La longueur du temps ne m'a point diverti de mon dessein, ses rigueurs ne m'en ont point distrait, & je n'ay peu toutesfois jusques icy luy faire changer la moindre de ses cruautez. Je sçay que les des faveurs qu'elle me faisoit estoient par elle mises en conte de faveurs à Palesmon, qu'ensemble ils se sont mocquez de mon amour & de ma patience, & que trop cruellement elle m'a mesprisé. Mais à quoy m'a servy ceste connoissance sinon à rendre ma vie plus fascheuse, & à rangreger davantage mes insupportables desplaisirs ? Car ils ont esté tellement inutiles à me divertir de son service, que plus j'y rencontrois de difficultez & de peines, plus se re[n]forçoit la violence de mon affection. Dieux qu'un homme attaint de ce mal est peu sage, & combien a t'il peu de pouvoir de rechercher guerison, puis que mesme sa volonté n'y peut consentir ! Tous ceux qui me conseilloient contre Amour, estoient mes ennemis declarez : & quoy que l'esperance mesme ne peut trouver place parmy mes desastres, mon affection touesfois s'est-elle changée ? s'est elle lassée ou seulement s'est elle allentie ? Nullement grande Nimphe, j'aimerois mieux la mort que de diminuer ma flame de la moindre estincelle qui me brusle. Elle m'a veusouvent fondre en pleurs devant elle, elle m'a veu tomber à ses pieds hors de sentiment. Mais ny mes pleurs ny ma prochaine mort, n'ont rien d'avantage acquis envers elle, qu'un mespris & une mocquerie, de laquelle un juste ressentiment m'eust peu faire prendre vengeance sur Palemon, si mon amour eust peu consentir que j'eusse voulu desplaire à ceste cruelle. Mais ceste passion de vengeance estoit trop foible pour me porter à semblable dessein, & quelque opinion qu'elle ayt de moy, si sçay-je bien qu'elle ne peut en rien reprendre mon affection, & que sans outrecuidance je me puis donner le nom veritable D'AMANT SANS REPROCHE. Car la jalousie n'a jamais treuvé place en mon ame, comme elle a fait en ce trop aymé Berger, ny jamais je n'ay seulement avec le penser, trouvé nulle de ses actions mauvaises. Amour me soit tesmoing que mesme les rigueurs que j'en recevois m'estoient cheres quand je me ressouvenois qu'elles estoient aggreables à ceste belle Doris. Et encores que je n'aye point esté tant disgratié en mes autres fortunes, que quelque Bergere peut estre ne m'ayt regardé de bon œil, si suis-je tres asseuré que je n'ay point rendu de foibles tesmoignages de ma fidelité. Aussi Amour pour ne laisser tant de desdains impunis, & pour n'abandonner entierement sans secours un[e] Amour si innocente & pure que la mienne, (encores certes, que ce n'a pas esté à ma requeste, car je ne luy demanday jamais vengeance,mais assez de patience seulement) a pemis comme je croy qu'elle ait ressenty des amertumes, dont elle m'abreuve depuis si long temps, par le divorce d'elle & de ce Berger. Mais avant que Palemon l'ayt aymée, depuis qu'il l'a aymée, quand il s'en est eslongné, & quand il est revenu, qu'elle die si elle n'a pas tousjours veu une extreme affection en moy, & si jamais elle a recognu ceste affection alterée pour quelque traittement qu'elle m'ayt faict. J'ay esté le premier qui l'ay servie, je suis le seul qui ay tousjours continué, & comment que je sois traicté, je seray le dernier qui conserveray ceste volonté : pour le moins ce sera celle qui m'accompagnera dans le cercueil.

      Je ne luy remets point ces choses devant les yeux pour reproche, mais pour la verité seulement, verité toutefois que je voudrois bien vous pouvoir representer avec des paroles qui luy donnassent de moins fascheuses souvenances, car telles appelle-je celles de mes services passez pour elle. Et encor que sa cruauté ayt esté telle envers moy, si faut-il que je l'excuse en quelque sorte, puis qu'estant engagée à Palemon, elle eust peut estre offensé sa fidelité de faire autrement, mais à ceste heure que Dieu mercy elle l'a quité, quelle raison peut-elle alleguer, pour couverture de sa cruauté, puis mesme que dés qu'elle a commencé de parler devant vous, elle vous a dit qu'elle avoit aymé Palemon, parce qu'elle avoit jugé estre tres-raisonnable d'aymer celuy de qui l'on estaymé. C'est suivant son jugement mesme que je requiers le vostre, ô grande Nymphe, vous jurant par elle mesme qui est bien le plus grand serment que je puisse faire, que jamais beauté ny destin ne causerent une plus grande, plus sincere, ny plus fidelle Amour que celle d'Adraste envers la belle Doris.

      Adraste finit de ceste sorte son discours, avec tant de demonstration d'une parfaicte amour, que ceux qui l'ouyrent ressentoient une partie de sa peine. Et la Bergere Doris voyant qu'il ne vouloit plus rien dire, apres une grande reverence respondit avec telles paroles.

      Grande & sage Nimphe, j'ay beaucoup de regret pour le repos de ce Berger, que tout ce qu'il vous a dit soit veritable ; car il me desplaist bien fort qu'il soit si mal traicté, pour l'affection qu'il me porte, encore que vous jugerez bien m'ayant ouye qu'il n'y a point de ma faute, & que ç'a esté luy seul qui opiniastrement a poursuivy son malheur. La premiere fois qu'il me declara sa volonté, nous estions tous deux si jeunes, que mal aysément eust on peu penser, ny qu'il eust quelque ressentiment d'Amour, ny moy l'entendement d'en pouvoir comprendre quelque chose. Si bien que ce qu'il m'en dit, ne m'esmeust non plus qu'une personne à qui la chose ne touchoit aucunement. Depuis il fit un voyage assez long, & à son retour il trouva que je n'estois plus mienne, m'estant desja donnée à Palemon. De sorte que si à la premiere fois il avoit eu occasion de seplaindre de mon ignorance, à la seconde il en avoit bien d'avantage de se douloir de mon trop de cognoissance. Mais de moy nullement : car vous plaignez-vous Berger, que n'estant point capable d'Amour, je ne vous aye point aymé ? Accusez-en la Nature, accusez-en les Ordonnances, ausquelles elle nous a soubmises. Et trouvez vous estrange que je ne vous puisse aymer quand ma volonté n'est plus mienne ? Il faut que vous en fassiez de mesme de ce que je n'ay qu'un cœur, que je n'ay qu'une ame & qu'une volonté. Mais vous pouvez avec plus [de] raison vous plaindre, (& c'est ce me semble la seule plainte que vous devez faire) que vous soyez venu vers moy trop tost, & que vous y soyez retourné trop tard, parce que quand vous dites que je ne vous ay jamais regardé qu'avec desdain, & que j'ay esté si retenuë à vous favoriser, si vous preniez bien mes actions, vous cognoistriez que vous m'avez plus d'obligation en cela, que si j'avois faict autrement. Car si vous eussiez receu quelque satisfaction de moy, jugez à quelle extremité vostre Amour fust parvenuë, puis qu'ayant usé envers vous de tant de rigueurs, vous la ressentez toutesfois si grande. Et vous ressouvenez, Adraste, que les faveurs que vous eussiez receuës de moy, eussent esté plustost rengregement que soulagement de vostre mal. Outre que mesme elles ne vous pouvoient estre accordées sans beaucoup offencer la sincere amitié que j'avois promise àPalemon. Que j'advoüe qu'il soit juste d'aimer qui nous ayme, je ne dis pas qu'il soit injuste de n'aimer pas tous ceux qui nous affectionnent : autrement il n'y auroit point de fidelité ny d'asseurance en amour, & vous mesme, s'il estoit ainsi, devriez estre obligé de rendre à la Bergere Bybliene, qui meurt pour vous, une amour reciproque, mais j'ay bien voulu dire qu'une fille se trouvant libre de toute autre affection, peut sans reproche aimer celuy qui l'aime, s'il n'y a point d'autre occasion de haine que ceste Amour : or en ce qui se presente entre vous & moy il n'y a rien de semblable, puis qu'estant engagée ailleurs, je ne pouvois faire une nouvelle amitié avec vous sans la ruine de celle que j'avois desja. Si je vous l'ay dissimulé ou si je vous ay entretenu de paroles, pleignez vous de moy, car ce sera avec raison : mais si je vous en ay tousjours parlé fort franchement, que ne recognoissez vous l'obligation que vous m'en avez ? Et ne vous arrestez point à publier celles que je vous ay pour m'avoir si longuement aymée, ne vous ay-je pas mille fois supplié, conjuré, voire commandé autant que j'ay eu d'authorité sur vous, que vous missiez fin à cette affection : & lors qu'avec plus de violence je vous en ay requis, ne m'avez vous pas tousjours respondu que vous le feriez, si vous pouviez vivre & ne m'aymer point ? Si vous avez continué, n'a ce point esté pour vostre consideration, & non pas pour la mienne ? Mais grande & sage Nimphe, voicy selon que j'ay peu considerer par ses paroles, ce qui l'ad'avantage deceu. Il a pensé sans doute que l'affection que je portois à Palemon, estoit la seule cause qui m'empechoit d'avoir chere la sienne, & d'effect il n'a point sçeu plustost les dissentions de ce Berger & de moy, qu'incontinent, le voila enflé d'esperance de parvenir à ce qu'il avoit tant desiré, & pour n'en perdre l'occasion, m'a tellement pressée depuis ce temps là, qu'avec raison, je le puis plustost dire mon ennemy que mon amy, voire si la discretion ne m'en empechoit, plustost importun que serviteur. Mais il a bien esté deceu par cette opinion, & n'a pas consideré que jamais cette amitié ne se perdroit, que je ne perdisse ensemble tellement toute puissance d'aymer, qu'il ne seroit plus en moy d'en ressentir les effects.

      Ainsi paracheva Doris, Adraste vouloit repliquer, luy semblant d'avoir beaucoup de raisons pour alleguer au contraire, quand Leonide luy fit signe de la main qu'il se teust, & tirant à part Chrisante, Astrée, Diane, Phylis, Madonthe & Laonice, leur demanda dequel avis elles estoient : mais parce qu'elles furent long temps à se resoudre, & que ces Bergers qui n'estoient point appellez à leur conseil ne pouvoient demeurer sans rien faire, Hylas fut le premier, qui s'addressant à Doris, Il n'y a que vous au monde, luy dit-il, qui vous fachez d'estre trop riche. Comment l'entendez vous ? respondit elle : Je veux dire, adjouta Hylas, que vous ne devez pas seulement recevoir ces deux Bergers qui vous ayment (pour tesmoignage que vous estes belle :) mais tousceux encores qui se voudront donner à vous : car c'est honneur à une fille d'estre aymée & recherchée de plusieurs, outre la commodité qui s'en peut retirer. Je croy, respondit froidement Doris, que cela seroit bon pour celles qui veulent estre estimées belles, & ne le sont pas, ou bien qui preferent cette vanité, dont vous parlez à un repos, & à un solide contentement. Si c'est bien d'estre aymée, repliqua Hylas, plus vous le serez & plus vous aurez de bien, & si c'est mal, adjouta Doris ; plus je seray aymée, & plus j'auray de mal. Il est vray reprit Hylas, mais quelle apparence y a-t'il, que ce soit mal d'estre aymée de plusieurs ? Ils nous haïssent à la fin respondit elle. Ouy bien repartit-il, si vous ne les contentez. Comment, adjouta Doris en satisfaire plusieurs, puis qu'il est impossible d'en contenter un seul ? Et quoy continua Hylas, vous n'estimez point d'avoir plusieurs serviteurs ? Ils deviennent en fin nos ennemis, dit la Bergere, & lors qu'ils nous ayment, ils nous importunent plus qu'ils ne nous profitent. Il faut, adjouta-t'il, avoir soin de les conserver : la peine, repliqua Doris, surpasse le plaisir. Si est ce, continua le Berger, que les Dieux ne se sentent point importunez que plusieurs chargent leurs autels de sacrifices. Il est vray, respondit-elle : mais c'est aussi un particulier privilege des Dieux, de pouvoir faire du bien à plusieurs, sans se donner de la peine. Il me semble, dit Hylas, que puis que l'amour dépend de la volonté, & que la volonté s'estend à tout ce qu'il luy plaist, iln'y a pas grande peine d'aimer diverses personnes. Les amants de ce siecle, respondit elle, ne se contentent pas de la volonté, ils veulent posseder en effect. Et quand cela ne seroit pas, je ne laisserois de croire impossible, que la volonté se puisse en mesme temps donner toute à des personnes separées. Il faut, repliqua-t'il, ne leur en donner qu'une partie. C'est, respondit la Bergere, ce que je crois encores plus impossible : Et quand il se pourroit, puis que l'amour d'un seul est si penible, que seroit ce d'une si grande multitude ? Vous n'en voulez donc aymer qu'un ? Un respondit elle est encores trop, c'est pourquoy je n'en veux point du tout. Et vous Bergers, dit Hylas, s'addressant à Palemon, & à Adraste, que dittes vous là dessus ? nous faisons bien paroistre, dit Palemon, que nous avons sa mesme opinion. Comment, dit Hylas, que l'on n'en peut aimer qu'un ? Encores moins, respondit Palemon, puis que nous sommes mis deux pour en aimer une.

      Les discours de Hylas eussent bien continué d'avantage, si la Nimphe en s'en revenant avec toute sa trouppe, ne les eust interrompus. Elle se remit donc en sa place, & chacun ayant repris la sienne, elle parla de cette sorte.


Jugement de la Nymphe Leonide.


      Encores que nous remarquions en ces differents, qui sont entre nos mains plusieurs accidents qui semblent estre contraires entre eux, si est ce qu'il n'y a rien qui contrevienne à l'amour, car il n'est pas plus naturel à la flame de se mouvoir & d'eschaufer, qu'à l'amour de produire ces dissentions entre ceux qui aiment, & qui voudroit les oster d'entre les amants n'entreprendroit pas une chose moins impossible que s'il vouloit oster le mouvement & la chaleur à la flame. D'autre costé, considerant que ce n'est pas aymer que de ne se donner tout entierement à la personne aymée, nous ne pouvons penser que ce ne soit une espece de trahison de faire part de son affection à quelque autre. C'est pourquoy toutes choses longuement debattuës & sagement considerées, nous disons, Que celuy seroit injuste, qui jugeroit que l'amour se deut perdre pour une chose qui luy est si naturelle, ou se diviser à plusieurs pour quelque consideration que ce soit : Et nous declarons que les dissentions & petites querelles sont des renouvellements d'amour, Et que de diviser ou changer une affection est crime de leze Majesté en Amour : Et en consequence de cela,nous ordonnons que Doris aymera Palemon, & que Palemon toutefois asseuré de la bonne volonté de Doris, luy donnera à l'advenir de meilleures preuves de son affection, que celles de sa jalousie, qui à la verité est bien signe d'amour. Mais comme la maladie est signe de vie : car non plus que sans la vie on ne peut estre malade, sans amour aussi on ne peut estre jaloux : toutefois comme la maladie est tesmoignage d'une vie mal disposée, de mesme la jalousie rend preuve d'une amour malade. Et Doris pardonnant & recevant Palemon en ses bonnes graces en oubliera tout ce qui luy aura despleu, considerant que l'amour qui est une tres-violente passion, fait commettre plusieurs choses qui ne seroient pas apprevées de celuy qui les fait, s'il n'estoit atteint de cette Maladie. Mais pour esviter les desplaisirs qu'elle a ressentis par le passé, nous voulons qu'ainsi que Doris traittera Palemon, comme la personne du monde qu'elle aymera le plus, de mesme Palemon tienne Doris pour celle qui aura le plus de pouvoir sur sa volonté, d'autant que la puissance qui panche tout d'un costé, encor qu'elle soit permise volontairement, tumbe en fin en Tyrannie. Et quant à l'infortuné & patient Adraste : nous ordonnons qu'il eslise d'estre à jamais exemple d'une fidelle & infructueuse affection, en continuant celle qu'il porte à Doris sans estre aymé, ou rompant ses premiers liens par l'effort du despit ou du desespoir, il satisfasse à l'amitié de celle dont il est aymé.

      Tel fust le jugement de la Nymphe, qui enmesme temps fit trois effects bien differents en ces trois personnes, en Palemon d'extreme contentement, en Doris d'un estonnement si grand, qu'elle demeura sans parler : mais en Adraste d'un si prompt saisissement d'esprits qu'il se laissa choir en terre comme mort : de sorte que cependant que Palemon avec mille paroles confuses & mal arrengées, essayoit de remercier son juge d'une si favorable ordonnance. Doris sans dire mot, tenoit les yeux en terre, comme ne sçachant si elle devoit en estre aise ou marrie : Et Adraste couché de son long, quoy que sans sentiment ne laissoit d'en causer un si grand de son ennuy en ceux qui le regardoient, que Doris mesme en fut touchée de pitié. Toute cette trouppe accourut à luy, & luy rapporta tout le secours qui fut possible, & le voyant revenu, Leonide accompagnée d'Astrée, & de ses compagnes, les laissa tous trois : mais ils ne furent pas long temps ensemble : car incontinent apres, Palemon prenant Doris sous les bras, s'en alla du costé de Mont-verdun, & Adraste les ayant accompagnez quelque temps de l'œil, & commençant à les perdre entre quelques arbres ; Or allez, dit-il, plus heureux que parfaicts Amants, allez & jouyssez de vostre heur & du mien, cependant que contraint par une trop injuste ordonnance j'yrai payant de mes larmes d[ur]ant le reste de ma vie, le bien que vous possederez. Ces paroles furent les dernieres qu'il dit de long temps d'un jugement bien sain : car depuis son esprit se troubla, desorte qu'il en perdit l'entendement, & fit des folies si grandes, que ceux mesme qu'il faisoit rire ne pouvoient s'empescher d'en avoir compassion. Hylas qui ne trouvoit point de justice au jugement que la Nymphe en avoit fait soustenoit contre tous que ce different pouvoit estre terminé plus equitablement. Et parce que Leonide & Paris n'ignoroient pas l'humeur de ce Berger, ils furent bien aises pour passer le temps de le faire parler, & Paris à ce dessein prenant la parole : Il me semble, dit-il, ma sœur, que vous avés fait un grand tort au pauvre Adraste, & que vous pouviez bien ordonner quelque chose de plus doux pour luy. N'est-il pas vray Hylas ? Quant à moy, respondit le Berger, je crois que le ciel a voulu punir par cete injuste ordonnance, la sottise d'Adraste, autrement il n'y avoit apparance qu'il fut condamné de cette sorte. Mais j'advouë que l'imprudente & sotte passion à laquelle il s'est laisse conduire si long temps ne meritoit pas une moindre punition. Voyez Hylas, respondit la Nymphe, combien nous sommes differents d'opinion : tant s'en faut que l'amour qu'il a portée avec tant de constance à Doris, & continuée avec tant d'opiniastré, me semble punissable, qu'il n'y a rien que je louë davantage en luy, & cela a esté cause que je luy ay permis de la pouvoir continuer s'il luy plait. Voyla, dit Hylas, une permission bien favorable & avantageuse : il vaudroit autant que vous luy eussiez permis de prendre toute sa vie une peine tres-inutile. Je tiens quant à moy, quec'est en cela que vous luy avez esté trop rigoureuse, & s'il en eust appellé à moy, & que j'en eusse eu la puissance, je sçay bien que j'eusse revoqué vostre jugement. Et quel eust esté le vostre, dit la Nymphe en sousriant, je les eusse, dit Hylas, rendu tous trois contens. Je m'asseure, interrompit Silvandre que cette ordonnance sera bien digerée, & qu'ell rendra preuve d'un bon jugement. Il n'y a point de doute dit Hylas avec un haussement de teste, que qui voudra s'amuser aux melancoliques humeurs de Silvandre, ne jugera jamais bien de l'Amour : mais si on veut regarder sainement pourquoy c'est que l'on ayme, on dira que j'ay raison, & que Doris, Adraste & Palemon pouvoient estre tous trois contentez. Et comment se pouvoit faire cela ? respondit la Nymphe : En ordonnant, repliqua Hylas, que Doris les aymast tous deux, & que tous deux la servissent : car par ce moyen ils eussent eu ce qu'ils desiroient, qui estoit d'estre aymez d'elle, & elle en eust esté mieux servie. Il n'y eust celuy qui peut s'empecher de rire, oyant un tel jugement, & Leonide plus que les autres, de sorte que s'addressant à elle, Il semble, dit il, grande Nimphe, que vous vous mocquiez de moy. Tant s'en faut, dit elle, il semble bien mieux Hylas que vous vous moquiez de nous. Excusez le, Madame, interrompit Silvandre, il en parle selon sa pensée. Si la vostre, dit il, s'addressant à Silvandre presque en colere est differente à la mienne, vous pensez tres-mal, & voudrois bien sçavoir surquelle raison vous pouvez vous appuyer pour blasmer cette ordonnance. Silvandre luy respondit froidement : Le sens commun nous apprend que ce que plusieurs possedent n'est à personne entierement. Si plusieurs possedent la bonne volonté de Doris, ny Adraste ny Palemon n'en auront que leur portion : mais en Amour n'en avoir qu'une partie, c'est n'en avoir rien du tout. Diane prenant la parole, & s'addressant à Silvandre. Pourquoy, dit-elle, parlez vous de cette sorte à Hylas ? ne sçavez vous Berger, qu'il n'entend pas ce langage ? A la verité, reprit Hylas, vous avez raison de vous en mesler aussi : car peut estre Silvandre n'a pas assez de babil pour confondre luy seul tout le reste du monde, & puis se tournant vers Leonide. Ouystes vous jamais, dit-il, grande Nymphe, une plus fausse opinion que celle de Silvandre ? N'avoir qu'une partie d'une chose c'est n'en avoir rien du tout, & qui jugera que dans une tasse il n'y ait point d'eau, parce que toute la mer n'y est pas ? Je voudrois bien sçavoir quel est le sens commun qui luy aprend une chose si fausse[.] Silvandre luy respondit, si l'amour comme l'eau pouvoit estre divisée, & demeurer tousjours amour vous auriez quelque raison : car l'eau est de telle nature qu'une seulle goutte est aussi bien eau que toute la mer, & toutes les sources ensemble : mais l'amour au contraire n'est plus Amour, aussi tost que la moindre partie luy deffaut : & pour faire voir que je dis vray, l'amour consiste principalement en l'affectionextreme, & en la perpetuelle fidelité, si nous ostons quelqu'une de ces parties, ce n'est plus Amour, & je croy qu'il n'y a personne en la compagnie, si ce n'est Hylas qui ne l'advouë, Et que sera ce donc ? [dit] Hylas. Ce sera, respondit Silvandre, le contraire d'amour, car si l'extremité deffaut à l'affection, telle affection n'apartient non plus à l'amour que le froid au chaud, & si la fidelité manque à l'extreme affection, c'est une trahison, & non pas une Amour. Que si la fidelité y est, mais non pas continuée ou pour mieux dire, perpetuelle, ce n'est pas fidelité, mais perfidie. Voyez donc, Hylas, & confessez que j'ay eu raison de dire, que qui n'avoit qu'une partie d'Amour n'en avoit rien du tout. Que s'il est vray que l'amour soit quelque chose d'indivisible, comment eust-il esté raisonnable d'ordonner à Doris qu'elle la divisast pour Palemon, & pour Adraste ? A la fin de ses paroles, Paris reprit ainsi froidement. Il me semble, Hylas que nous avons la raison de nostre costé, mais que Silvandre par ses discours s'aquiert l'opinion de toute la troupe qui le favorise : & faut que je confesse, que si vous ne luy respondez, je me sens presque contraint d'avouër ce qu'il dict. Gentil Paris, dit Hylas, quoy que Silvandre en die, & quoy que vous en croyez, la verité ne se changera pas : & quant à moy je sçay bien que l'experience est plus certaine que les paroles. Or Silvandre n'a que des paroles pour preuver ce qu'il dit : & moy j'ay les effects & l'experience si familiere, que je n'en veux point chercher deplus esloignée qu'en moy mesme. Car j'en ay aimé plusieurs tout à la fois, & sçay fort bien quoy qu'il veille dire, que veritablement je les aymois, & pourquoy Doris n'en pourroit elle faire de mesme ; Il y a plusieurs personnes, repliqua Silvandre, qui pensent faire des choses qu'ils ne font pas : tous les artisans, mais plus encor tous ceux qui s'addonnent aux sçiences, & aux arts qui ne sont point mecaniques ont opinion de faire tres bien ce qu'ils font, & y en a fort peu qui ne jugent leur ouvrage plus beau & plus parfait que celuy de tout autre, & toutefois on voit bien, & qu'ils se trompent, & qu'il y a bien souvent de tres grandes imperfections : mais l'amour de soy-mesme qui est presque inseparable du jugement ; couvre ordinairement les yeux à chacun en ce qui le touche. Il en faut autant dire de Hylas, qui pense de bien aymer : & toutefois en est un fort mauvais ouvrier, & par ainsi qui voudra bien aymer, s'il ne veut errer, ne prendra jamais son patron sur luy. Et sur qui donc ? interrompit Hylas, sera ce point sur vous ? Si quelqu'un, respondit Silvandre, le vouloit bien representer, le Patron que vous dittes, seroit trop difficile, & ne crois pas que personne le puisse, que Silvandre seul. Voila, luy respondit Hylas, l'une des plus grandes outrecuidances que l'amour de soy mesme puisse produire. Que vous seul puissiez bien aymer ? Je dis repliqua Syvandre, que mon amitié est parfaite, & que vous ne sçauriez y trouver rien àreprendre, & de plus que vous ne sçauriez m'en proposer un' autre qui le soit d'avantage. Voyez, s'escria Hylas, quelle outrecuidance est celle de ce Berger, luy seul sçait aymer, c'est luy qui donne les loix à l'amour, qui l'a fait venir du Ciel parmy les hommes, & qui mesure la grandeur & perfection de nos volontez. Belle Nymphe, si ce ne vous est chose ennuyeuse, permetez moy que je luy montre son erreur, & lors enfonçant son chapeau, & relevant un peu l'aisle qui luy couvroit le front mettant une main sur les costez, & de l'autre accompagnant par des gestes la violence de sa parole, il luy parla de cette sorte. Tu dis deux choses Silvandre, l'une que ton affection est parfaite, & ne peut estre reprise, & l'autre que je ne t'en sçaurois proposer une plus accomplie. Respons moy pour la premiere. A ce qui est parfait peut on adjouter quelque chose ? Je m'asseure que tu diras que non, car s'il se pouvoit, la chose auroit manqué auparavant de ce qu'on y auroit raporté. La chose à laquelle on ne peut rien adjouster, doit estre venuë à son extremité : Et par ainsi il faut advoüer que tout ce qui est parfait est extreme. Or si ton affection est parfaicte, on n'y peut donc rien adjouster, & ne sçauroit se rendre plus grande qu'elle est, ny plus accomplie. Dy moy donc maintenant, Qu'est ce qu'Amour ? n'est ce pas un desir de beauté, & du bien qui deffaut ? mais si ton amour est desir du bien qui deffaut, advoüe par force qu'on peut adjouster à ton amour quelque chose qu'elle n'a pas : De plus tu dis qu'elle nepeut estre reprise. Si je te demande que c'est que tu aymes, tu respondras que c'est Diane : & si passant plus outre je m'enquiers qui est cette Diane, tu diras que c'est la plus parfaite Bergere du Monde. Or respons moy ; Si cette Bergere est aussi parfaite que tu l'estimes, n'es tu pas bien outrecuidé, d'oser aymer une telle perfection, puis qu'il faut qu'il y ait de la proportion entre l'Amant & l'aymé ? car je ne croy pas que ta presomption soit telle qu'elle te persuade que tu sois aussi parfait comme tu l'estimes. Je m'asseure que tu me voudras reprendre de mesme faute, pource que j'ayme Philis, que tu diras avoir beaucoup plus de perfection que moy : mais je suis de contraire creance à la tienne, premierement parce que je ne tiens pas Philis telle que tu dis ta Diane : J'advoüe bien qu'elle a de la beauté & du merite, mais aussi ne suis-je pas sans l'un ny sans l'autre. Elle a de l'esprit, j'en ay aussi. Elle est sage, je ne suis pas fol : Bref elle est Bergere, je suis Berger, & si elle est Philis, je suis Hylas, n'y a-t'il pas quelque conformité entre nous ? car tout ainsi que je ne vaux pas tant qu'un autre ne puisse valoir davantage : aussi n'est elle pas si belle qu'une autre ne la puisse estre plus : de sorte que je puis dire pour respondre mesme à ce que tu m'as demandé, que je te proposasse une plus parfaitte amour que la tienne. Que si quelqu'un veut bien aymer, il faut que ce soit comme Hylas, & non pas comme Silvandre. Car à quelle occasion ayme t'on, sinon pour avoir du contentement ? Mais quel plaisir peuventavoir ces mornes & pensifs Amants qui vont continuellement serrez en eux mesmes, se rongeant l'esprit & le cœur, avec cette chimere de constance ? Diane, nous dira Silvandre, ne m'ayme point : elle en ayme un autre, & me mesprise : mais je ne laisseray de l'aimer & de la servir, de peur d'estre dit inconstant. Philis, nous dira Hylas ne m'ayme point : elle en ayme un autre, & me mesprise, pourquoy ne changeray je pas cette ingratte & mesconnoissante, pour une autre qui m'aymera & mesprisera quelque autre pour moy ? Sera ce de peur d'estre taxé d'inconstance ? Ah ! mes amis, dites moy quelle beste est ce que cette inconstance ? qui a-t'elle devoré ? ou bien quelle Maladie cause t'elle, & qui est ce qui en est mort, ou quel frere ou pere a jamais eu occasion d'en porter le dueil ? C'est une imagination, ou plustost une invention de quelque fine Amante, qui se voyant devenuë laide, ou preste à estre changée pour une plus belle qu'elle n'estoit pas, mist en avant cette opinion & la fist croire pour quelque chose de tres-mauvais. Et faut-il qu'un homme d'esprit s'y abuse, & qu'il passe sans subjet tout son age en travaillant sans estre soulagé : Appellera-t'on cela Amour & constance, ou si avec plus de raison on ne luy doit point plustost donner le nom de folie : Quoy languir dedans le sein d'une vieille & ingratte maistresse : ô ! erreur indigne d'un homme d'esprit & de courage ! Quand on dit vieille, ne s'ensuit il pas de necessité, laide : que si elle est vieille & laide,où est le jugement qui la tiendra pour estre aymable ? Et quand on dit ingratte, n'est ce pas autant que trompeuse, perfide, & desdaigneuse ? Mais si elle est telle, où est le courage, qui pourra souffrir de se sousmettre à une si outrageuse & indigne personne ? Que Silvandre ne me demande donc plus en quoy l'on peut reprendre son amour, & où l'on en peut trouver une plus parfaicte, puis que je m'asseure qu'il n'y a personne en ceste troupe qui ne luy die, Hylas ayme, & Hylas seul sçait aymer en homme d'esprit & de courage.

      Le Berger inconstant finit de ceste sorte, s'estant tellement esmeu par ses propres raisons, qu'il en estoit tout en feu : chacun sousrit, & tourna les yeux sur Silvandre pour oüyr ce qu'il diroit, & luy pour leur satisfaire respondit froidement de ceste sorte.

      Je pensois Madame, devoir parler à un Berger, & en presence des Dames & des Bergeres, mais à ce que je vois, c'est à un de ces Orateurs, qui haranguent devant les autels de l'Athenée de Lyon, tant Hylas s'est laissé transporter à son bien dire. Si voudrois-je bien toutefois (voyez combien je suis asseuré de la bonté de ma cause) que celuy de nous deux qui sera condamné fust aussi rudement chastié, que ceux qui ont la hardiesse de parler devant ces autels sacrés que l'on contraint ayant esté, vaincu, d'effacer leur harangue avec la langue, ou d'estre plongez dans le Rosne. Cela n'est pas raisonnable, interrompit Hylas, & si j'en eusse esté adverty dés le commencement j'eusse pris des Juges qui nem'eussent point esté suspects, & à tout hazard j'eusse fait mon discours de moins de paroles, à fin pour le moins de n'avoir pas tant de peine s'il le falloit effacer. Et comment dit la Nimphe, vous nous jugez suspectes, & pourquoy avez vous ceste opinion de nous ? Parce dit Hylas, que vous croyez toutes Silvandre comme un oracle, & soubs pretexte qu'il a esté quelque temps aux escoles des Massiliens, vous admirez tout ce qu'il dit, & vous semble qu'il a tousjours raison. Non non Hylas, reprit incontinent Silvandre, ne refuse point le jugement de ceste grande Nymphe, ny de la venerable Chrysante, & te ressouviens que les Dieux ont [plus] ordinairement les pardons, & les bien faicts en la main, que la Justice, & les chastimens. Mais dit Hylas, ces Bergeres de qui la condition ne les approche point d'avantage des Dieux que nous y ont leurs voix, encores qu'elles ne jugent pas seules. Ha Hylas, adjousta Silvandre, tu offences leurs merites & leurs beautez, qui peuvent bien les eslever encor' plus haut que la condition la plus relevée qui soit enterre Mais ne crain rien Berger, car je voy bien qu'il n'y a personne icy qui se dispose à la rigueur, & tout le chastiment que tu en dois attendre, c'est seulement la cognoissance de ton erreur.

      Tu dis donc Hylas, qu'il n'y a point d'amour parfaicte, sans l'acquisition du bien desiré, parce qu'Amour n'est qu'un desir du bien qui deffaut. Mais Madame, avant que de respondre à ce Berger, il faut que je vous supplie tres-humblement de m'excuser sipour descouvrir ses subtilitez, je suis contrainct d'user de quelques termes qui ne sont guieres accoustumez parmy nos champs. Il m'y contrainct comme vous voyez, & me force pour soustenir la verité de parler de ceste sorte. Or respond moy donc Berger, Desire-t'on ce que l'on possede ? tu diras que non, puis que le desir n'est que de ce qui defaut : mais si l'Amour comme tu dis n'est qu'un desir, ne vois-tu pas que posseder ce que l'on desire, c'ét faire mourir l'Amour, puis que personne ne desire ce qu'elle possede ? Et comment adjousta Hylas, on n'ayme point ce que l'on possede ? si cela est j'ayme mieux que tu aimes, & que je n'aime point : afin que tu desires, & que je possede. Ce n'est pas respondit Silvandre, ce que je dis, mais c'est pour te monstrer que l'amour n'est pas seulement le desir de la possession, comme tu nous voulois persuader, & qu'au contraire ceste possession la fait plustost mourir que vivre. Si ce n'est, repliqua Hylas, ce qui la faict vivre, c'est pour le moins ce qui luy donne sa perfection. Ce n'est point cela encores dit Silvandre, car elle n'est nullement necessaire pour parfaire l'amour, tout ainsi qu'un Diamant, est aussi parfait Diamant avant qu'estre mis en œuvre, qu'apres que l'artisan l'a poli, parce que si la perfection de l'Amour despendoit de ceste jouyssance, il ne seroit au pouvoir de celuy qui ayme d'aymer parfaitement, puis que ceste possession ne despend de luy, mais du consentement d'un autre, & toutesfois l'Amour estant un acte de lavolonté qui se porte à ce que l'entendement juge bon, & la volonté estant libre en tout ce que elle fait, il n'y a pas apparence que ceste action qui est la principale des siennes despende d'autre que d'elle mesme.

      Mais soit ainsi qu'Amour ne soit qu'un desir, pour cela faut-il conclure comme tu fais, à sçavoir, qu'elle se peut augmenter en jouyssant de ce que l'on desire ? au contraire si tu le consideres tu diras que l'Amour en est moindre, parce que tu sçais bien que nostre ame ressemble en cecy à l'arc, & tout ainsi que plus la corde est tenduë, & plus il jette la fleche avec violence, de mesme nostre ame pousse bien avec plus de violence les desirs dont les effects luy sont mal-aysez & deffendus, que ceux dont l'accomplissement est en sa puissance. Que si les desirs s'amoindrissent quand ils sont faciles, à plus forte raison quand ils seront assouvis ? mais si l'Amour n'est qu'un desir, comment peus tu penser qu'il augmente par la possession qui diminuë le desir ?

      Ne dis donc plus Hylas, que mon amour estant un desir ne peut estre parfait sans la possession, & ne m'oppose plus pour m'accuser d'arrogance qu'il faut qu'il y ayt de la proportion entre Diane & moy, car si tu nies que l'homme doive aymer Dieu, je t'accorderay ce que tu dis : mais si tu avoues que c'est un des premiers commandemens qu'il nous faict, je te demanderay Berger, quelle plus grande disproportion y a-t'il entre Diane & moy, que celle qui est entre le grand Thautates, & Hylas : & pourte sortir d'erreur il faut que je t'explique encores ce secret mystere d'Amour. Nous ne pouvons aymer que nous ne cognoissions la chose que nous aymons. O ! s'escria Hylas, combien est fausse ceste proposition ! J'ay aymé plus de cent Dames, ou Bergeres, & je n'en cognus jamais bien une, & pour preuve de ceque je dis, aussi tost que je les trouvois ingrates ou desdaigneuses je les laissois, & me retirois tout en colere de ce que je les avois estimées autres que je ne les trouvois pas. Ceste preuve que tu as faicte, respondit Silvandre, est celle qui te doit faire avouer ce que je viens de dire. Car tu aymois ce que tu cognoissois, c'est à dire, qu'ayant opinion qu'elles eussent les perfections que tu jugeois aymables, tu les aymois, mais ayant recognu la verité, tu as laissé de les aymer, & par là tu vois que la cognoissance de la perfection que tu t'estois imaginée, estoit la source de ton Amour, & à la verité si la volonté dont naist l'Amour, ne se meut jamais qu'à ce que l'entendement juge bon, n'y ayant pas apparence que l'entendement puisse juger d'une chose dont il n'a point de cognoissance, je ne sçay comment tu te peux imaginer qu'on puisse aymer ce qu'on ne cognoist point. Je t'avoueray bien toutesfois que tout ainsi que la veuë se trompe quelquefois, de mesme l'entendement se peut deçevoir, & juger aimable ce qui ne l'est pas : mais tant y a que l'Amour vient de la cognoissance, soit elle fausse ou vraye. Or cela estant ainsi, n'as-tu pas appris dans les escoles des Massiliens, que l'entendement qui entend & ce qui est entendu, ne sont qu'une mesmechose ? Et me dis Berger, puis que j'ayme Diane, & que je ne la puis aymer sans la cognoistre, quelle plus grande proportion peux tu desirer que celle qui est entre deux choses qui n'en font qu'une ? Te voicy revenu dict Hylas, d'où tu partis hyer au soir : Et quoy Silvandre tu es encores Diane comme tu estois hyer ? vrayement Diane, dit il, se tournant vers elle, vous estes un beau garçon, & vous Silvandre, continua-t'il, s'addressant au Berger, vous estes une belle pucelle. Croy-moy Berger, que pour peu que tu continues, ta compagnie ne sera point desagreable, & que tu te rendras un fol aussi plaisant que jamais la Fontfort en ayt produit en Forests. Chacun se mit à rire, & Silvandre mesme ne s'en pust empescher, oyant la façon dont il parloit, & comment il expliquoit ce qu'il avoit dict. Cela fut cause que reprenant la parole il continua ainsi.

      Tu as raison Berger, de te moquer de moy, puis que je ne devrois prophaner ces mysteres en te les communiquant : aussi ne le ferois je si tu estois seul, mais j'y suis contraint pour ne laisser en erreur ceux qui nous escoutent. Et puis que tu ne veux recevoir ce que je t'ay dict, tu ne refuseras peut-estre ce que tu viens de m'opposer en parlant de Philis : je veux dire, que tu allegues pour une bonne raison, l'opinion que tu as de ton merite, & de celuy de Phylis, que tu n'estimes point tant que le tien ne le puisse esgaller, car si ta creance peut cela en toy, pourquoy ne veux-tu que celle quej'ay de moy en puisse autant en mon advantage ? Or je croy que la mesme proportion qui est entre le feu & le bois qu'il brusle, est entre Diane & moy, que si tu me nies ce que j'en di, hé mon amy pourquoy veux tu avoir plus de privilege ?

      Mais je diray bien avec asseurance que Hylas n'aime point Phylis. Car qu'il y ait quelque chose plus parfaicte qu'elle, je m'en remets à la verité, & n'en veux pas estre le juge : mais que tu ayes ceste mauvaise opinion d'elle, & que tu l'aimes, je diray & soustiendray bien qu'il est entierement impossible ; puis que l'une des premieres Ordonnances d'Amour, c'est QUE L'AMANT CROYE TOUTES CHOSES TRES PARFAITES EN LA PERSONNE AIMÉE. Et à la verité ceste loy est tres-juste, & fondée sur toute sorte de raison, car si l'amant doit plus aymer sa maistresse que toutes les choses de l'univers, ne faut il pas, puis que la volonté le porte tousjours à ce que l'entendement luy dit estre le meilleur, qu'il l'estime plus que toute autre chose ? Mais ce n'est pas en cela seul que tu fais paroistre que c'est Hylas que tu aimes & non pas Philis, comme on voit en ce que tu dis que l'on n'aime que pour avoir son propre contentement : les travaux que les amans reçoivent volontiers seulement pour faire service à celles qu'ils aiment, font bien paroistre le contraire, & n'as-tu jamais oüy dire que nous vivonsplus où nous aimons qu'où nous respirons ? C'est ce que je ne croiray jamais, respondit Hylas, tournant desdaigneusement la teste de l'autre costé, tous ces discours ne procedent que de quelques imaginations blessées comme la tienne : J'advouë, dit Silvandre, que ces discours viennent de quelques imaginations blessées, mais celle d'un amant ne l'est-elle pas ? Malaisément si cela n'estoit, nous verroit-on mourir de desplaisir pour la moindre parole que l'on nous dit, pour un clin d'œil, voire pour un soupçon ? Malaisément nous verroit on desdaigner tout repos, & tout autre contentement, pour joüyr un moment de la veuë de la personne aimée. Mais si tu sçavois Hylas, quelle felicité c'est d'affoler pour ce subject, tu dirois que toute la sagesse du monde n'est point estimable au prix de ceste heureuse folie. Que si tu estois capable de la comprendre, tu ne me demanderois pas comme tu fais, quels plaisirs reçoivent ces fideles amants que tu nommes mornes & pensifs, car tu cognoistrois qu'ils demeurent de sorte ravis en la contemplation du bien qu'ils adorent, que mesprisans tout ce qui est en l'univers, il n'y a rien qu'ils plaignent plus que la perte du temps qu'ils employent ailleurs, & que leur ame n'ayant assez de force pour bien comprendre la grandeur de leur contentement, demeure estonnée de tant de thresors, & de tant de felicitez qui surpassent la cognoissance qu'elle en peut avoir. Et contente-toy pour ce coup de sçavoir, quele bien dont Amour recompense les fideles amants est celuy-là mesme qu'il peut donner aux Dieux, & à ces hommes qui s'eslevans par dessus la nature des hommes, se rendent presque Dieux : Car les autres plaisirs dont tu fais tant de conte, ne sont que ceux qu'un amour bastard donne aux animaux sans raison, & à ces hommes qui s'abbaissant par dessous la nature de[s] hommes, se rendent presque animaux privez de raison.

      Et c'est en ce monstre, ô Hylas, que tu degeneres quand tu aimes autrement que tu ne dois, en ce monstre dis-je, qui se fait bien paroistre tel en toy, puis que comme les monstres il est sans proportion : que comme les monstres il ne peut produire son semblable, & bref que comme les monstres il ne peut vivre longuement. Au contraire mon amour est quelque chose de si parfaict que rien n'y peut estre adjousté ni diminué sans faire offence à la raison : car soit en la grandeur, qui esgale le subject qu'il s'est proposé, soit en la qualité, en laquelle la vertu ne peut rien remarquer qui luy puisse desplaire, je puis dire sans vanité qu'il est parvenu à la perfection. Que si j'ay dit que mon affection ne pouvoit estre reprise, c'est avec raison, puis qu'outre que celle qui l'a fait naistre en moy, ne produit jamais rien qui ne soit parfait, encor sçay je bien que les Dieux me chastieroyent, si j'osois offrir à une ame si parfaicte une affection qui peut estre blasmée.

      Silvandre vouloit continuer lors que Hylasne pouvant patienter plus long temps l'interrompit tout à coup de ceste sorte. Jusques à quand en fin Silvandre abuseras tu de la patience de ceux qui t'escoutent ? Jusques à quand nous rempliras-tu les aureilles de tes vanitez & de tes imaginations ? Et jusques à quand esperes tu que je puisse souffrir l'impertinence de tes paroles ? Toute la troupe qui estoit attentive au discours de Silvandre fut si surprise d'oüyr parler Hylas d'une voix si esclattante, qu'apres l'avoir consideré quelque temps chacun se prist si fort à rire, qu'il fut contraint de se taire : & parce que la plus grande partie du jour estoit desja passée, & que Leonide avoit dessein de s'en retourner vers Adamas, pour luy raconter ce qu'elle avoit veu, elle dit à Hylas, lors qu'il vouloit reprendre la parole. Non, non Hylas, c'est assez disputé pour ceste fois, La venerable Chrysante n'a pas accoustumé de laisser son temple ni sa bonne Déesse, si long temps sans les revoir : Qu'il vous suffise, Berger, que nous sçavons bien que vous avez de fort bonnes raisons contre Silvandre, mais nous vous prions de les remettre à une autrefois : & cependant nous nous en irons avec ceste creance, que si vous eussiez eu du loisir de parler, vous eussiez eu sans doubte autant d'avantage sur ce Berger, qu'il en emporte par dessus vous. Voila que c'est dit Hylas, à moitié en colere, il faut comment que ce soit que nous tenions tousjours quelque chose de l'imperfection de nostre nature. Que dites-vous ? adjousta la Nymphe,Je dis, respondit Hylas, qu'encore que vous soyez Nymphe, il faut que vous faciez paroistre que vous estes femme, n'ayant pas la patience d'oüyr la verité, & vous plaisant si fort aux flatteries de ce Berger qui vous trompe. Vous ne m'offensez point dit Leonide, en souriant, de m'appeller femme, car veritablement je la suis & la veux estre, & ne voudrois pas avoir changé avec le plus habile homme de ceste contrée : mais je ne sçay pourquoy vous m'accusez de la faute que Silvandre a faicte en rapportant de trop bonnes raisons, & de celle que Hylas a commise, en luy repliquant si mal.

      Il n'y a point de doute que Hylas eut respondu s'il eust bien oüy la Nymphe, mais s'en estant allé de colere, aussi tost qu'il eut achevé de parler, il n'entendit point ces dernieres paroles. Et Leonide voyant qu'il se faisoit tard apres quelques discours communs, se retira en compagnie de la venerable Chrysante, & ses filles Druydes, au temple de la bonne Déesse, & apres le disner s'en alla trouver Adamas, sans que Paris la voulut suivre, parce que l'affection qu'il portoit à Diane, estoit telle qu'il n'avoit autre contentement que d'estre aupres d'elle. La Nymphe donc s'en allant chez son Oncle, Paris prist le chemin contraire, & ayant retrouvé ces belles Bergeres, s'arresta avec elles presque tout le reste du jour.

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LE
DIXIESME
LIVRE DE LA
SECONDE PARTIE
d'Astrée.


      Quant à Leonide, elle marcha avec plus de diligence depuis qu'elle eust laissé Chrysante au Temple de la bonne Déesse, parce qu'elle desiroit de raconter, à son Oncle, ce qui avoit esté faict pour Celadon. Et de fortune elle le rencontra sur une terrasse que quelques Sicomores couvroyent à l'entrée de la maison. Et d'autant qu'il s'ettonna qu'elle fut venuë de si bonne heure, elle luy en dit le subject, dont il ne pust s'empescher de rire, voyant comme chacun estoit abusé. J'ay pensé, continua la Nimphe, que c'estoit un bon subjet pour retirer ce miserable Berger, de la vie qu'il faict : car luy faisant cognoistre que sa Bergere l'aime & le regrete, sans doute il prendra resolution de la voir. Mais je ne luy en ay point voulu parler, & m'en suis venu vous trouver avant que de le voir, m'asseurant que les raisons que vous luy direz mieux que je ne sçaurois faire, & l'amitié & respect qu'il vous porte, seront cause que vos paroles auront un plus grand poix. J'en parleray à Celadon, dit le Druyde,mais je ne sçay si nous obtiendrons cela de luy, car il est certain qu'il m'aime & me porte beaucoup de respect en tout, sinon en ce qui concerne son affection, & faut que j'advouë que n'eust esté que je crains qu'en le declarant il ne s'en aille en quelque autre lieu plus escarté & plus sauvage, il y a long temps que j'en eusse desja parlé à la Bergere Astrée, cognoissant assez qu'elle l'aime ; mais la peur que j'ay eu de le perdre entierement, m'en a empesché. Il y deux jours que nous ne l'avons veu, aussi bien il est à propos que nous y allions demain : nous y ferons tout ce que nous pourrons.

      En ceste resolution dés que le jour commença de paroistre, Leonide fut hors du lict, & Adamas de mesme : de sorte qu'estant peu de temps apres habillez, ils se mirent en chemin. Le matin le Berger n'estoit point sorti de sa caverne estant demeuré pensif outre mesure, de ce qui luy estoit advenu le jour precedent, tres-aise toutefois & tres satisfait de sa fortune qui luy avoit permis de voir avant la mort ceste belleAstrée. Et considerant que jamais il n'avoit eu tant de faveur d'elle, qu'en ceste rencontre, hors-mis lors que jeune enfant il l[a] vid au temple de Venus, Il s'escrioit, ô heureux mal-heur qui as esté plus favorisé que ma meilleure fortune ! O bonté d'amour qui parmy ses plus grandes peines donne mesme ses plus grands contentements ! Qui voudroit jamais se retirer de ton obeissance, puis que tu as un si grand soin de ceux qui sont à toy ? A ces paroles il adjousta ces vers.


STANCES.


      Belle onde de Lignon que j'enfle de mes pleurs,
Campagnes qui sçavez quelles sont mes douleurs,
Tesmoins de mes ennuis ô Forests solitaires,
Echo de qui la voix respond à mes accens,
Air remply de souspirs & de cris languissants,
Ayez part à mon heur comme à tant de miseres.

      De tempestes tousjours le mont de Marsilly,
Quoy qu'il soit eslevé n'a le dos assailly,
Tousjours impetueux Lignon ne se courrouce,
L'espoir de mes moissons ne nous deçoit tousjours,
Par divers changements s'entresuivent nos jours,
Et d'un bransle divers, le temps mesme se pousse.

      Ma Bergere dormoit : mais autour de ses yeux,
Mille petits Amours voletoient soucieux,
A trouppes les desirs sur sa levre jumelle,
Accouroient murmurant, comme fantosmes vains :
Et ces desirs naissoient des amoureux Silvains,
Qui ne virent jamais une Nymphe si belle.

      Heureux, ah ! trop heureux tous mes ennuis passez,
Vous estes à ce coup trop bien recompensez,
Puis que je l'ay peu voir avant que je finisse :
Mais s'il ne te plaist pas de changer son desdain,
Je te supplie Amour fay moy mourir soudain,
De peur qu'en languissant mon heur ne s'amoindrisse.

      En sa course Lignon, reflotte moins de fois,
Nos champs jaunissent moins, Isoure a moins de bois,
Et moins de voix Echo, bien qu'elle soit son ame,
Moins d'eslans à cet Air d'un grand vent agité,
Que mon cœur n'a d'Amour, ma Nimphe de beauté,
Que mon Amour de foy, que sa beauté de flamme.

      Cependant que ce Berger s'entretenoit de ceste sorte, Adamas & Leonide y arriverent : & parce que le visage de Celadon, beaucoup changé de ce qu'il souloit estre, donnoit tesmoignage du contentement qu'il avoit receu, le Druide & la Nimphe le recognoissant luy dirent apres quelques autres propos communs qu'ils se resjoüissoient de lui voir quelque espece de soulagement. Le plaisir qui se lit en mon visage, respondit Celadon, est comme ces Soleils d'hyver qui se levent tard & se couchent à bonne heure, & qui à la verité aportent bien le jour, mais avec de si épaisses nuées que la clairté ny la chaleur ne s'en voit ny ne s'en ressent guere.Et lors il leur raconta la rencontre qu'il avoit euë de Silvandre, la lettre qu'il luy avoit mise entre les mains, & la venuë d'Astrée avec toutes ces Bergeres, & comme il l'avoit veuë, & lui avoit mis une lettre dans le sein. Mais helas ! mon pere, continua-t'il, encor que cet heur soit tres-grand pour moy, n'ay-je point occasion de craindre qu'il ne me soit avenu que pour me faire mieux ressentir mes desplaisirs ? Et que le ciel pour me donner plus de regret du miserable estat où je suis, m’ait voulu faire voir celuy, où je devrois estre, s'il y avoit quelque justice en amour.

      Tant s'en faut, mon enfant, respondit le Druide, que ce sage Amour dont vous parlez, ayant soin de vous, & desseignant de vous mettre en une fortune plus heureuse que vous n'avez point esté, a voulu vous donner ce petit contentement pour ne vous porter d'une extremité en l'autre : sçachant assez combien tels changements sont dangereux. Et pour vous monstrer que je dis vray, Leonide vous dira ce qu'elle a apris, & quelle declaration d'amitié elle a veu faire à la belle Astrée : la Nymphe alors luy raconta le vain Tombeau qui luy avoit esté dressé, les ceremonies, les pleurs & les discours de chacun : & particulierement d'elle : & pour vous faire croire ce que je dis, adjousta la Nymphe, venez voir le tombeau de Celadon, il est si pres d'icy, que je ne sçay comment vous n'avez oüy les voix des filles Druydes & du Vacie. Vous me racontez, dit le Berger, des chosesque je n'eusse pas creuës facilement de la bouche d'un autre : Je ne veux pas, repliqua la Nimphe, que vous m'adjoustiez plus de foy qu'à la plus estrangere du monde, il me suffit que vous croyez à vos yeux. A ce mot le Druide & Leonide le faisant sortir de ce lieu, le conduirent dans le bois où le vain tombeau luy avoit esté dressé. O Dieu ! quel devint-il, & comme promptement il se mit à lire l'escriture que Silvandre y avoit mise, & l'ayant releuë deux ou trois fois. J'advoüe, dit il, que vous m'avez dit la verité, Mais ayant receu un si grand contentement sera-ce point faute d'Amour, si j'ai la volonté de vivre, me voyant privé de sa veuë ? Adamas alors prenant la parole, il n'y a point de doute, luy dict-il, que si vous pouvez demeurer reclus & sans la voir c'est faute de courage & d'Amour. Ah ! d'Amour non, respondit incontinent le Berger : Je l'advoüeray bien du courage, qui en ceste occasion me deffaut autant que j'ai trop d'abondance d'Amour. Je croiray, respondit Adamas, que vous n'aymez point Astrée, si sçachant qu'elle vous aime, & la pouvant voir, vous vous tenez esloigné de sa presence. Amour, dit le Berger, me deffend de luy desobeyr : Et puis qu'elle m'a commandé de ne me faire point voir à elle, appellez-vous defaut d'Amour, si j'observe son commandement ? Quand elle vous l'a commandé, adjousta le Druyde, elle vous haissoit. Mais à cette heure elle vous aime & vous pleure non pas absent mais comme mort. Comment que ce soit, respondit Celadon, elle me l'a commandé, & comment que ce soit, je luy veux obeyr. Et toutesfois reprit Adamas, quelque entier observateur, que vous soyez de ses commandements, si est-ce que vous y estes desja contrevenu, puis que vous l'avez veuë, & vous estes presentez devant ses yeux. Elle ne m'a pas deffendu, dit-il de la voir, mais seulement de me laisser voir à elle. Et comment m'auroit-elle veu, puis qu'elle dormoit ? Si cela est, respondit le Druide, & comme en effect je trouve que vous avez raison : je vous donneray un moyen de la voir tous les jours, sans qu'elle vous voye. Je trouve cela bien difficile, respondit Celadon, car il faudroit ou qu'elle dormist, ou que je fusse caché en quelque lieu. Nullement, repliqua le Druide : tant s'en faut vous luy parlerez si vous voulez : Cela ne se peut, adjousta le Berger, si je ne suis en lieu bien obscur. Vous serez, dit Adamas, en plein jour ; voyez seulement (si vous en avez le courage) ou si l'Amour a la force de le vous faire entreprendre. Ne croyez point, mon pere, respondit-il, qu'il y ait deffaut d'Amour en moy, ny de courage, pourveu que je ne contrevienne point à ses commandemens. Or, dit le Druide : oyez donc ce que je viens [de] penser. Il a pleu au grand Theutates de m'avoir donné une fille que j'aime, ainsi que je pense vous avoir dict autresfois plus que ma vie propre. Ceste fille, selon la rigueur de nos loix, est entre les filles Druides nourrie dans les Antres des Carnutes,il y a plus de huict ans, dont je n'ay nul espoir de la sortir de tant d'années, que je n'y ose penser, car il faut qu'elle y demeure un siecle, dont la tierce partie n'est point encor escoulée. Peut estre vous ressouvenez vous bien que je vous ay dit que vous avez beaucoup de ressemblance & d'aage & de visage. Or je me resous de faire courre le bruit, qu'il y a desja quelque temps qu'elle est malade, & qu'à ceste occasion, les Druydes anciennes ont esté d'advis que je la retirasse jusques à ce qu'elle soit en estat d'y pouvoir faire les exercices necessaires. Et quelques jours apres vous vous habillerez comme elle, & je vous recevray chez moy, sous le nom de ma fille Alexis, & il sera fort à propos de dire qu'elle est malade : car la vie que vous avez faicte depuis plus de deux Lunes vous a changé de sorte le visage, & tant osté de la vive couleur que vous souliez avoir, qu'il n'y a celuy qui n'y soit trompé en vous regardant. Et quoy que la ressemblance qui est entre vous, ne soit pas telle, que quand on vous verroit ensemble, on ne recogneut bien une grande difference, il n'importe, d'autant qu'il y a si long temps que personne de cette contrée ne l'a veuë, que quand vous seriez encor beaucoup moins ressemblans me l'oyant dire, on ne laissera de vous prendre pour elle. Je ne vois en tout cecy qu'un inconvenient. C'est que tous les ans nous nous assemblons tous à Dreux qui est si proche des antres des Carnutes, que les Vacies & Druides sçaurontaisement que ma fille n'en est point partie : mais il ne faut pas s'arrester pour cela : car comme je vous dis, ceste assemblée des Druides ne se fait d'une Lune & demi, & sont contraincts d'y demeurer plus de deux Lunes, & Dieu sçait si avant ce terme vous n'aurez pris vos habits, & changé de vie ! Or regardez Celadon, si cela n'est pas bien faisable ? Ah ! mon pere, respondit le Berger, apres y avoir songé quelque temps, & comment entendez vous qu'Astrée, par ce moyen ne me voye point ? Pensez vous adjousta le Druide, qu'elle vous voye, si elle ne vous cognoist ? Et comment vous cognoistra-t'elle ainsi revestu ? Mais repliqua Celadon, en quelque sorte que je fois revestu, si seray je en effect Celadon : de sorte que veritablement je luy desobeirai. Que vous ne soyez Celadon, il n'y a point de doute, respondit Adamas : mais ce n'est pas en cela que vous contreviendrez à son ordonnance : car elle ne vous a pas deffendu d'estre Celadon, mais seulement de luy faire voir ce Celadon. Or elle ne le verra pas en vous voyant, mais Alexis. Et par conclusion, si elle ne vous cognoist point, vous ne l'offencerez point, si elle vous cognoist & qu'elle s'en fasche vous n'en devez esperer rien moins que la mort. Et telle fin n'est-elle pas meilleure que de languir de ceste sorte ? Voila, dict alors le Berger, la meilleure raison, & je m'y veux arrester, & pource, mon pere, je remets entre vos mains, & ma vie & mon contentement : disposez donc de moy, comme il vous plaira.

      Ce fut de ceste forte qu'Adamas vainquit la premiere opiniastreté de Celadon : & afin qu'il ne changeast d'advis, il s'en retourna dés l'heure mesme pour donner ordre, à ce qui estoit necessaire, & sur tout pour faire courre le bruit du mal de sa fille, & de son retour. Car c'estoit la coustume des filles Druides qu'elles sortoient des Antres, lors qu'elles estoient malades, & si leurs parens n'estoient soigneux de les envoyer querir, les anciennes [les] leur renvoyoient, d'autant qu'elles tenoient pour un grand mal-heur, lors qu'il y en mouroit quelqu'une. Et cela fut cause qu'il feignoit que la sienne s'en revenoit par le commandement des anciennes, & qu'il l'attendoit de jour à autre. Ceste nouvelle ayant couru quatre ou cinq jours, Adamas & Leonide revindrent avec tout ce qui estoit necessaire vers Celadon, qui cependant avoit eu le loisir de dire Adieu à Lignon, & prendre congé de ces bois, de son antre, & sur tout du temple de la Déesse Astrée : Et lors qu'il fut revestu en Nimphe, (c'est ainsi qu'en céte contrée s'habilloient les filles des Druydes, quand elles revenoient de leurs Antres) & qu'il fut prest à partir, ils furent d'avis qu'il faloit attendre le soir, afin que personne ne le vist arriver seul, & cependant Adamas l'instruisoit de ce qu'il avoit à respondre à ceux qui s'enquestoient de la façon de vivre des filles Druides, de leurs ceremonies, de leur sacrifice & de leurs escoles & sciences, mais en fin, lui disoit-il, le meilleur sera, ce mesemble, d'en parler le moins qu'il vous sera possible, & principalement devant ceux qui sçauront quelque chose, car pour les autres il n'importera, d'autant que facilement ils croiront ce que vous leur en direz. Or le jour estant presque finy, ils sortirent de ce lieu, à l'entrée duquel Celadon avoit gravé des vers de la pointe d'un poinçon sur le rocher avec beaucoup de peine & de temps, les ayant commencez dés le jour qu'il resolut d'en sortir, pour memoire eternelle du sejour qu'il y avoit fait, ils estoient tels.


MADRIGAL.


      Dans les tristes recoins de ceste roche obscure,
Habiterent long temps l'amour & le desdain,
Sans passer plus avant, si tu crains leur blessure,
Passant fuy-t'en soudain.

      Car comme le charbon sa flamme estant estainte,
Retient long temps le chaut,
Aussi craindre il te faut,
Que ces grands Dieux absents de leur demeure sainte
Ayent laissé dedans,
Des feux encor ardans.

      Ceste affaire fut conduitte par Adamas, avec tant de prudence, que Paris mesme n'en sceut rien, ayant resolu de le tromper, afin queles autres y fussent mieux deceus : Il receut donc pour sa sœur ceste sainte Alexis, c'est ainsi que d'ores-navant nous appellerons Celadon : & de fortune lors qu'Adamas arriva chez lui il n'y estoit point, qui fut une bonne rencontre, parce qu'il ne vid point qu'elle estoit seule, d'abord il l'a fit mettre au lict, disant qu'elle estoit travaillée du long chemin, & de son mal, de sorte que Paris ne la vid que le matin qu'Adamas & Leonide ne la voulurent laisser sortir de la chambre, dont les fenestres estoient si fermées que le peu de clairté empeschoit de descouvrir ce qu'ils vouloient tenir caché : & continuerent de ceste façon plusieurs jours, encor que cet artifice fut bien superflu, d'autant qu'elle sçavoit si bien joüer son personnage qu'il n'y avoit personne qui la peust soupçonner. Toutefois cela la r'asseura encor d'avantage, parce qu'elle receut en cet estat presque toutes les visites de ses voisines qui s'en alloient plus satisfaites d'elle qu'il ne se peut dire.

      Quelques jours s'escoulerent de cette façon : enfin elle commença de visiter la maison, & de sortir dehors, faisant semblant que l'air la fortifioit. L'assiete du lieu estoit tres-belle & agreable, ayant la veuë de la montagne & de la plaine, & mesme de la delectable riviere de Lignon, depuis Boën jusques à Feurs. Cela avoit esté cause, que Pelion, pere d'Adamas y avoit fait bastir : Et depuis Adamas y fit eslever le somptueux tombeau de son frere Belizar au sortir de la maison, &tout aupres d'un petit boccage qui touchoit presque la maison du costé de la montagne. En ce lieu Alexis & Leonide se venoient bien souvent promener à cause de la beauté des allées, & de la veuë : & par ce qu'il faloit un peu monter, Alexis prenoit quelquefois Leonide sous les bras quand elles n'estoient pas veuës, & une fois entre autres qu'elles s'estoient levées assez matin, & qu'Alexis luy rendoit ce service : voicy, dict la Nymphe en sous-riant, un service que vous aymeriez bien mieux rendre à quelque autre qui peut estre ne vous en sçauroit pas tant de gré que moy. Ha ! Nymphe, dit Alexis en souspirant, je vous supplie au nom de Dieu ne renouveller point le souvenir de mon mal : penseriez vous que je le peusse oublier, le ressentant d'ordinaire comme je fay ? Elles parvindrent avec ces propos au boccage, qui estant plus relevé que la maison descouvroit encores mieux toute la plaine, de sorte qu'il n'y avoit reply ny destour de Lignon, depuis Boën d'où il commençoit de sortir de la montagne, jusques à Feurs, où il entroit en Loire, qu'elles ne descouvrissent aisément. Ceste representation fut si sensible à la feinte Alexis, qu'elle ne peut s'empescher de dire tout haut.

      Ha ! mes tristes yeux comment souffrez vous sans mort la veuë de ces rives heureuses, où vous laissastes par mon départ tout vostre contentement. Leonide qui vouloit l'interrompre. Je croi, lui dit elle, que de tous ceux qui aiment vousestes seule qui vous ennuyez de voir les lieux où vous avez receu du plaisir : car si le souvenir des travaux passez est agreable à la pensée, à plus forte raison le sera celuy du bon-heur receu. La triste Alexis luy respondit, Ce qui rend douce la memoire du mal passé, c'est ce qui rend celle du bien pleine d'insuportables amertumes, par ce que la cognoissance d'avoir passé ce mal resjoüit, & celle de n'avoir plus ce bien attriste : mais encore ay-je une surcharge à mes ennuis qui n'est pas petite, qui est de ne sçavoir l'occasion de mon mal. C'est je vous jure Leonide une des plus cruelles pointes qui me traverse le cœur en cette affliction. J'ai fait une exacte recherche de ma vie, mais je n'en ay peu condamner une seule action : de penser qu'une humeur volage ou quelque autre dessein lui ait donné volonté de changer d'amitié, c'est la trop offencer : & dementir trop de tesmoignages que j'ay du contraire : de croire aussi qu'elle me traitte ainsi sans quelque raison, c'est avoir peu de congnoissance d'elle, de qui les moindres actions n'en sont jamais despourveuës : qu'est-ce donc que nous accuserons de nostre mal ? O Dieux ! je pense que la langue ne pouvant bien expliquer le mal, duquel les sentimens ne peuvent assez bien comprendre la grandeur, vous ne voulez pas que l'entendement le cognoisse ! Et lors continuant ses tristes pensées, voyez vous, dit elle, grande Nimphe une petite isle que Lignon faict audroict de ce hameau, qui est de là la riviere, un peu plus en làque Mont-verdun, & un peu par dessus Julieu. Nous y estions passez par dessus des grosses pierres que nous avions jettées en l'eau de pas en pas, parce qu'en ce temps là, nous cherchions les lieux les plus cachez pour esviter la veuë de nos parens, & mesme de mon pere, qui ne trouvant remede à ceste affection qu'il voyoit croistre devant ses yeux, resolut de me faire sortir de la Gaule, & me faire passer les Alpes, & visiter la grande cité, pensant que l'esloignement pourroit obtenir sur moy ce que ses deffences & contrarietez n'avoient jamais peu : & par ce que nous en estions bien advertis, nous allions cherchant, comme j'ay dit, les endroits les plus reculez, pour au moins employer le peu de temps qui nous restoit à nous entretenir sans contrainte. Quelquefois à cause de la commodité du lieu, nous venions dans ce rocher que vous voyez beaucoup plus pres de nous, qui est creux, & laissions Licidas ou Philis en sentinellepour nous advertir quand quelqu'un passoit, parce qu'estant prez du grand chemin nous avions peur d'estre oüis & entendus. Or cette fois comme je vous dy suivant nos brebis qui s'estoient comme de coustume ramassées ensemble nous passames sur des gros cailloux en ceste petite isle de Lignon : Et quoy que nous eussions desja diverses fois pris congé l'un de l'autre, afin de n'estre point surpris, car mon pere me tenoit caché le jour de mon despart, si ne laissames nous de renouveller encor nos Adieux. D'abordque nous vismes que nous ne pouvions estre apperceus de personne, elle s'assit en terre, & s'appuya contre un arbre, & moy me jettant à genoux je luy pris la main, & apres l'avoir baisée & moüillée de mes larmes quelque temps, en fin lors que je peus parler je luy dis.

      Doncques mon bel Astre il faut que je vous esloigne, & que je ne meure pas, puis que vous me l'avez commandé ? Mais comment le pourray-je, si la pensée de cest esloignement m'est tant insupportable qu'elle m'oste presque la vie, toutes les fois que je me souviens qu'il vous faut laisser ? Elle ne me respondit rien, mais me jetta un bras au col & me fit coucher en son gyron, exprez comme je croy, pour m'oster la veuë des larmes, qu'incontinent apres elle ne peut retenir : & parce que j'attendois qu'elle me dist quelque chose, je demeuray quelque temps muet ; elle cependant, me flattoit les yeux & les cheveux avec la main, & me sembloit bien d'oüir quelques souspirs qui estant contraincts n'osoient sortir avec violence pour ne se faire ouyr. Ayant en ce silence quelque temps repensé en mon mal, enfin je parlay à elle de ceste sorte. Helas ! mon Astre ne pleignez vous point ce miserable Berger que la cruauté d'un pere, & la rigueur du destin chasse d'aupres de vous ? Elle me respondit avec un grand souspir. Est-il possible, mon fils que vous ayez memoire de ma vie passée, & que vous entriez en doute que je ne ressentevivement tout ce qui vous desplaist ? Croyez, Celadon, que je vous rendray tesmoignage que je vous ayme, & Dieu vueille que ce soit trop clairement. Je me relevay pour voir quelle estoit ceste preuve qu'elle me vouloit donner de son amitié, mais elle tourna la teste de l'autre costé, & me remit avec la main au mesme lieu où j'estois auparavant, afin que je ne visse ses larmes, dont il sembloit que son honneur eust honte : c'estoit peut-estre, dict Leonide, son courage glorieux, qui ne vouloit qu'autre qu'Amour sceut que l'Amour l'eust surmontée.

      Quoy que ce fust, dit Alexis, elle ne voulut que je visse ce que l'amour la contraignoit de faire pour moy. Pourquoy, luy dis-je, mon bel Astre, si mon esloignement vous fasche, ne me commandez vous que je demeure ? croyez vous qu'il y ait commandement de pere, ny contrainte de la necessité, qui me face contrevenir à ce que vous m'ordonnerez ? Mon fils, me dit-elle alors, j'aimerois mieux la mort que vous destourner de vostre voyage : vous offenceriez trop contre vostre devoir, & moy contre mon honneur. Et ne pensez pas que je fasse doute du pouvoir absolu que j'ay sur vous : je vous juge par moy-mesme qui sçai bien n'y avoir puissance de pere, authorité de mere, volonté de parens, conseil ny sollicitation d'amis qui me puisse jamais faire contrevenir à l'amitié que je vous porte. Et afin que vous partiez avec quelque contentement d'aupres de moy, emportez ceste asseuranceavec vous. Je vous jure & promets en presence de tous les Dieux que j'appelle à tesmoins, & par cette ame qui vous ayme tant dit elle, mettant la main sur son estomac, qu'il n'y a mon fils, ny ordonnance du ciel, ny contraincte de la terre, qui me face jamais aymer autre que Celadon, ny qui me puisse empescher que je ne l'ayme tousjours. O paroles ! dit alors en souspirant Alexis : ô paroles dites trop favorablement à celuy qui depuis devoit estre tant défavorisé.

      Quelques jours apres je partis, & passant par les Allobroges, je ne sçaurois vous dire combien je courus de fortune par les rochers & precipices affreux des Sebusiens, des Caturiges, des Bramovices & Carroceles, & jusques aux Segusienses où je parachevay les Alpes Coties : car autant de pas que l'on faict, autant voit-on de fois l'horreur de la mort ; & toutesfois cela n'estoit point capable de distraire ma pensée. En passant sous ces effroyables rochers que l'on ne peut regarder qu'en haussant la teste de propos deliberé, & tenant son chappeau, de peur qu'il ne tombe, je fis [ces] vers


STANCES.


      Precipices, rochers, montagnes sourcilleuses,
Abismes entre ouverts, vous pointes orgueilleuses
Qui vous armez d'horreur & despouventement,
Encor que de pitié vous ne soyez atteintes,
De vos sommets chenus escoutez mes complaintes,
Et soyez pour ce coup tesmoins de mon serment.

      Ainsi que j'apperçois dessus vos testes nuës,
Les arbres se nourrir, & voisiner les nuës,
Je fay vœu qu'à jamais en moy je nourriray,
Contre tous mes malheurs mon amour infinie :
Accroisse s'il se peut le Ciel sa tyrannie,
Si je n'esmeus l'Amour, la mort je fleschiray.

      Et parce qu'auparavant ayant passé les destroits des Sebusiens, je voulus esviter la fascheuse montagne des Caturiges me mettant sur le Rosne, je me resolus de suivre ce grand lac qui flotte contre les rochers escarpez de cette montagne, mais je ne fus pas soulagé par l'eau davantage que par la terre : [au] contraire la tourmente s'eslevant, nous faillismes plusieurs fois de nous perdre tous. Et lors que chacun pour la prochaine mort qui nous menassoit, trembloit dans le batteau, sans estre esmeu de cette crainte, je ne pensois qu'en ma Bergere, & voicy des vers que j'en fis à l'heure mesme.


SONNET.


      Ondes qui souslevez vos voutes vagabondes,
Contre le foible sein de mon fresle vaisseau,
Sçachez que dans le sein je porte un tel flambeau,
Qu'il peut rendre une mer des abismes sans ondes.

      Plusieurs fois de mes yeux les deux sources fecondes
Auroient desja fait naistre un Ocean nouveau.
Si l'ardeur de ce feu ne consommoit leur eau,
Vagues refuyez donc en vos grottes profondes.

      De vos replis bossus plus fort vous nous hurtez,
Sans craindre de l'Amour les flambeaux redoutez ?
N'estes vous point d'Enfer quelque source maudite ?

      O Dieux ! s'il est ainsi du destein estably,
Sont plustost qu'un Lethé, pour le moins un Cocyte,
Fleuve plustost de mort, que fleuve de l'oubly.

      Au sortir de ce grand lac, je traversay les grands bois des Caturiges, & apres avoir passé Iseré, riviere qui vient des Centrons, je traversay l'estroitte valée des Carroceles, & Bramovices qui me conduit jusques aux monts Coties. Je fis en passant par ces grands rochers, & ces deserts des vers que j'ay oubliez : mais un estranger en la compagnie duquel je m'estois mis, en fit qu'il me recita, & parcequ'ils me pleurent, je les appris par cœur, ils estoyent tels.


SONNET.
Des Montagnes & Rochers à un Amant.


      Ces vieux Rochers tous nuds, glissants en precipice
Ces cheutes de Torrent, froissez de mille saults,
Ces sommets plus neigeux, & ces monts les plus hauts,
Ne sont que les pourtraicts de mon cruel supplice.

      Si ces Rochers sont vieux, il faut que je vieillisse
Lié par la constance au milieu de mes maux :
S'ils sont nuds & sans fruit, sans fruit sont mes travaux,
Sans qu'en eux nul espoir je retienne ou nourrisse.

      Et ces Torrents rompus, sont ce pas mes desseins ?
Ces Neiges vos froideurs, ces grands Monts vos desdains ?
Bref ces deserts en tout à mon estre respondent ;

      Sinon que vos rigueurs plus malheureux me font :
Car d'en haut bien souvent quelques neiges se fondent,
Mais las ! de vos froideurs, pas une ne se fond.

      Leonide qui estoit bien aise de distraire Alexis de ses fascheuses pensées, Racontez moy, lui dit-elle, ce que vous vistes de rare, en vôtre voyage. Cela seroit trop long, respondit-elle, car l'Italie est la province la plus belle du monde : & mesme quand j'eus descendu les MontsCoties, & que j'eus passé la ville des Segusienses. Mais je vous veux raconter l'une des plus belles advantures qui m'y advindrent, m'asseurant que nous en aurons assez de loisir.


HISTOIRE
D'URSACE ET D'OLIMBRE.


      Scachez donc Madame, qu'Alcippe ayant fait dessein de m'eslongner d'Astrée, il m'ordonna de laisser les habits des Bergers, afin que plus librement je peusse frequenter parmy les bonnes compagnies : Car en ces pays dont je vous parle, il n'y a que les personnes plus viles qui demeurent aux champs, & les autres habitent dans les grandes villes, qu'ils nomment Citez, où les Palais de marbre & les enrichissures qui surpassent l'imagination estonnent plustot ceux qui les regardent, qu'ils ne peuvent estre assez considerez : Encores certes que chacun y fut encor effrayé de la venuë d'un barbare qui par mer estoit descendu en Italie, & l'avoit presque toute ravagée, & Rome particulierement. J'avois tant de desir de me rendre aimable, que je ne vous sçaurois dire avec quelle curiosité, je voulois apprendre tou