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L'ASTREE
DE MESSIRE HONORE DURFE
Gentilhomme de la chambre du Roy, Capitaine de cinquante
hommes d'armes de ses Ordonnances,
Comte de Chasteauneuf, & Baron de Chasteaumorand,
&c.,
OU
Par plusieurs Histoires, & sous personnes de
Bergers & d'autres,
Sont deduits les divers effets de l'honneste amitié.
A Paris
Chez TOUSSAINCTS DU BRAY, au Pallais,
en la galerie des prisonniers
M. DC.
VII.
Avec Privilege du Roy.
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L'AUTHEUR
A LA BERGERE
ASTREE
Il n'y a donc rien, ma Bergere, qui te puisse plus
longuement arrester pres de moy ? Il te fasche, dis-tu, de demeurer plus long temps
prisonniere dans les recoins d'un solitaire Cabinet, & de manger ainsi ton âge
inutilement. Il ne sied pas bien, mon cher enfant, à une fille bien née de courre de cette
sorte, & seroit plus à propos que te renfermant ou parmy des chastes Vestales, ou dans
les murs privez des affaires domestique tu laissasses doucement couler le reste de ta vie,
car entre les filles celle-là doit estre la plus estimée dont l'on parle le moins. Si tu
sçavois quelles sont les peines & difficultez qui
se rencontrent le long du chemin que tu entreprends, quels monstres horribles y vont
attendants les passants pour les devorer, & combien il y en a eu peu qui ayent raporté du
contentement de semblable voyage, peut-estre t'arresterois-tu sagement, où tu as esté si
longuement & doucement cherie. Mais ta jeunesse imprudente & qui n'a point
d'experience de ce que je te dis, te figure peut-estre des gloires & des vanitez qui
produisent en toy ce desir. Je voy bien qu'elle te dit que tu n'és pas si desagreable, ny
d'un visage si estrange, que tu ne puisses te faire aymer à ceux qui te verront : Et que tu
ne seras pas plus mal receuë du general que tu l'as esté des particuliers qui t'ont desja
veuë. Je le souhaitterois, ma Bergere, & avec autant de desir que toy, mais bien souvent
l'amour de nous-mesme nous deçoit, & nous opposant ce verre devant les yeux, à travers
nous fait voir tout ce qui est de nous beaucoup plus avantageux qu'il n'est pas. Toutesfois,
puis que ta resolution est telle, & que si je m'y oppose tu me menasses d'une pronte
desobeissance, ressouviens-toy pour le moins que ce n'est point par volonté, mais par
tolerance que je te le permets. Et pour à ton despart te laisser quelques arres de l'affection paternelle que je te porte, mets bien en ta memoire
ce que je te vas dire. Si tu tombes entre les mains de ceux qui ne voyent rien d'autruy que
pour y trouver sujet de s'y desplaire, & qu'ils te reprochent que tes Bergers sont
ennuyeux, responds leur qu'il est à leur choix de les voir ou ne les voir point, car encor
que je n'aye pû leur oster toute l'incivilité du village, si ont ils cette consideration de
ne se presenter jamais devant personne qui ne les appelle. Si tu te trouves parmy ceux qui
font profession d'interpreter les songes, & descouvrir les pensées plus secrettes
d'autruy, & qu'ils assurent que Celadon c'est un tel homme, & Astrée une telle femme,
ne responds rien à eux, car ils sçavent assez qu'ils ne sçavent pas ce qu'ils disent, mais
supplie ceux qui pourroient estre abusez de leurs fictions, de considerer que si ces choses
ne m'importoient point, je n'eusse pas pris la peine de les cacher si diligemment, & si
elles m'importent, j'aurois eu bien peu d'esprit de les avoir voulu dissimuler & ne
l'avoir sçeu faire. Que si en ce qu'ils diront il n'y a guere d'aparence, il ne les faut pas
croire, & s'il y en a beaucoup, il faut penser que pour couvrir la chose que je voulois
demeurer cachée & ensevelie, je l'eusse
autrement desguisée. Que s'ils y trouvent en effet des accidents semblables à ceux qu'ils
s'imaginent, qu'ils regardent les paralleles, & comparaisons que Plutarque a faites en
ses Vies des hommes illustres. Que si quelqu'un me blâme de t'avoir choisi un Theatre si peu
renommé en l'Europe, t'ayant esleu le Forests, petite contrée & peu cogneue parmy les
Gaules, responds leur, ma Bergere, que c'est le lieu de ta naissance. Que ce nom de Forests
sonne je ne sçay quoy de champestre, & que le pays est tellement composé, & mesme le
long de la delectable riviere de Lignon, qu'il semble qu'il convie chacun à y vouloir passer
une vie semblable. Mais qu'outre toutes ces considerations encor ay-je jugé qu'il valoit
mieux que j'honorasse ce pays où ceux dont je suis descendu, depuis leur sortie de Suobe, ont
vescu si honorablement par tant de siecles : que non point une Arcadie comme le Sannazare.
Car n'eust esté Hesiode, Homere, Pindare, & ces autres grands personnages de la Grece, le
mont de Parnasse, ny l'eau d'Hypocrene ne seroient pas plus estimez maintenant que nostre
Mont d'Isoure, ou l'onde de Lignon. Nous devons cela au lieu de no stre naissance & de nostre demeure, de le rendre le plus honoré
& renommé qu'il nous est possible. Que si l'on te reproche que tu ne parles pas le
langage des vilageois, & que toy ny ta trouppe ne sentez gueres les brebis ny les
chievres : responds leur, ma Bergere, que pour peu qu'ils ayent cognoissance de toy, ils
sçauront que tu n'es pas, ny celles aussi qui te suivent, de ces Bergeres necessiteuses qui
pour gagner leur vie conduisent les trouppeaux aux pasturages,mais que vous n'avez toutes
prise cette condition que pour vivre plus doucement & sans contrainte. Que si vos
conceptions & paroles estoient veritablement telles que celles des Bergeres ordinaires,
ils auroient aussi peu de plaisir de vous escouter, que vous auriez beaucoup de honte à les
redire. Et qu'outre cela, la pluspart de ta trouppe est remplie d'Amour, qui est, comme dit
Platon, un ravissement qui esleve les esprits abaissez, & éveille les endormis : Et que
ce mesme Amour dans l'Aminte fait bien paroistre qu'il change & le langage & les
conceptions, quand il dit.
Queste selve hoggi raggionar d'Amore
S'udranno in nova
guisa, e ben paresse
Che la mia deità sia qui presente
In se medesma, non ne['] suoi [min]istri
Spirerò nobil senzi a' rozi
petti
Radolcirò de le lor lingue il suono.
Mais ce qui m'a fortifié davantage en l'opinion que j'ay que
mes Bergers & Bergeres pouvoient parler de cette sorte sans sortir de la bien-seance des
Bergers, a esté que j'ay veu ceux qui en representent sur les Theatres ne leur faire pas
porter des habits de bureau, des Sabots ny des accoustrements malfaits, comme les gens de
village les portent ordinairement : au contraire, s'ils leur donnent une houlette à la main,
elle est peinte & dorée, leurs juppes sont de taffetas, leur pannetiere bien troussée,
& quelquesfois faite de toile d'or ou d'argent, & se contentent pourveu que l'on
puisse recognoistre que la forme de l'habit a quelque chose de Berger. Car s'il est permis de
desguiser ainsi leur personnage, eux qui particulierement font profession de representer
chaque chose le plus au naturel, que faire se peut, pourquoy ne m'en sera-t'il permis autant,
puis que je ne represente rien à l'œil, mais à l'ouye seulement, qui n'est pas un sens qui
touche si vivement l'ame.
Voila, ma Bergere, de quoy je te veux advertir pour ce coup, à fin que s'il est possible tu raportes quelque
contentement de ton voyage. Le Ciel te le rende heureux, & te donne un si bon Genie, que
tu me survives autant de siecles, que le sujet qui t'a fait naistre me survivra en
m'accompagnant au cercueil.
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TABLE DES HISTOIRES
CONTENUES ES DOUZE LIVRES d'ASTREE
A, Signifie le devant du fueillet, &
B, le dessous.
Histoire d'Alcippe, livre deuxiesme, fueillet 56. A
Histoire de Silvie, livre
troisiesme, fueillet 54. A
Histoire d'Astrée & Phillis livre 4. fueil. 86. B
Histoire de la tromperie de Climanthe livre 5. fueil. 124. B
Histoire de Stelle &
Corilas livre 5. fu[ei]l. 245. A
Histoire de Diane l. 6 f. 258. A
Histoire de Tyrsis
& Laonice livre 7. f. 302. B
Histoire de Silvandre livre 8. fueil. 326. A
Histoire de Hylas livre 8. fueillet 342. B
Histoire de Galatée & Lindamor livre 9. f. 366. B
Histoire de Leonide livre 10.
fueil. 409. A
Histoire de Celion & Bellinde livre 10. fueil. 425. A
Histoire de
Ligdamon livre 11. feu. 456. B
Histoire de Damon & de Fortune livre 11. f. 470. A
Histoire de Lidias & de Melandre livre 12 f. 483.A
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Extraict du Privilege du Roy.
Par grace & privilege du Roy, il est permis à Messire Honoré DUrfé,
Gentilhomme de nostre chambre, Capitaine de cinquante hommes d'armes de noz Ordonnances Comte
de Chasteauneuf, Baron de Chasteaumorand, &c. de faire imprimer par tel Libraire ou
Imprimeur qu'il luy plaira, un livre intitulé l'Astrée,& deffences
sont faites à tous autres d'imprimer ou faire imprimer ledit livre, sans le congé &
consentement du Libraire que ledit Sieur Durfé aura esleu, & ce jusques au temps &
terme de dix ans finis & accomplis, à commencer du jour & datte que ledit livre sera
achevé d'Imprimer sur peine de confiscation desdits livres, de quinze cens livres tournois
d'amende, & de tous despens, dommages & intesrests envers le Libraire qu'il aura
esleu, revoquans tous autres privileges qui pourroient avoir esté expediez sans le
consentement dudit Sieur : Et outre veut ledit Seigneur qu'en mettant au commencement ou à la
fin un extraict dudit privilege il soit tenu pour deüement signifié à tous Libraires &
Imprimeurs de ce Royaume, comme plus à plain est contenu esdites lettres. Donné à Paris, le
dix-huictiesme jour d'Aoust. 1607.
Par le Roy en son Conseil,
BEUHIER.
Et ledit Sieur Durfé a esleu, cedé & transporté, concede & accorde que
Toussaincts du Bray marchand Libraire à Paris, Imprime ou face Imprimer, vende, distribue
& joüisse dudit privilege ainsi qu'il a esté accordé entre eux és estudes des Notaires
soubs-signez, le dix-huictiesme Aoust. 1607.
TURGIS.
DERIGES
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LE PREMIER
LIVRE D'ASTREE
Aupres de l'ancienne ville de Lyon, du costé du Soleil couchant, il y a un païs
nommé Forests, qui en sa petitesse contient ce qui est de plus rare au reste des Gaules : Car
estant divisé en plaines & en montagnes, les unes & les autres sont si fertiles, &
scituées en un air si temperé, que la terre y est capable de tout ce que peut desirer le
laboureur. Au cœur du païs est le plus beau de la plaine, ceinte comme d'une forte muraille
des monts assez voisins, & arrousée du grand fleuve de Loyre, qui prenant sa course assez
pres de là, passe presque par le milieu, non point encor trop enflé ny orgueilleux, mais doux
& paisible. Plusieurs autres ruisseaux en divers lieux la vont baignant de leurs claires
ondes : mais l'un des plus beaux est Lignon, qui vagabond en son cours, aussi bien que douteux
en sa source, va serpentant ceste plaine depuis les hautes montagnes de Cervieres & de
Charmasel, jusques à Feurs, où Loyre le recevant, &
luy faisant perdre son nom propre, l'emporte pour tribut à l'Ocean.
Or sur les bords de ces delectables rivieres on a veu de tout temps quantité de
Bergers, qui pour la bonté de l'air, la fertilité du rivage, & leur douceur naturelle,
vivent avec autant de bonne fortune, qu'ils recognoissent peu la fortune. Et croy qu'ils
n'eussent deu envier le contentement du premier siecle ; si Amour leur eust aussi bien permis
de conserver leur felicité, comme le Ciel leur en avoit esté veritablement prodigue. Mais
endormis en leur repos ils se sousmirent à ce flatteur enfant de l'oysiveté, qui tost apres
changea son authorité en tyrannie. Celadon fut un de ceux qui plus vivement la ressentirent,
espris tellement des perfections d'Astrée, que la haine de leurs parents ne peut l'empescher
de se perdre entierement en elle. Il est vray que si en la perte de soy-mesme on peut faire
quelque acquisition ; dont on se doive contenter, il se peust dire heureux de s'estre perdu si
à propos pour gaigner une chose de tant de valeur : car la belle Astrée asseurée de son
amitié, ne voulut que l'ingratitude en fust le payement, ains plustost une reciproque
affection, avec laquelle elle recevoit son amitié & ses services. De sorte que si l'on
veit dépuis quelque changement entre-eux, il faut croire que le Ciel le permit, seulement pour
faire paroistre que "rien n'est constant que l'inconstance durable, mesme en son
changement".
Car ayant vescu bien-heureux l'espace
de trois ans, lors que moins ils craignoient le fascheux accident qui leur arriva, ils se
virent poussez par les trahisons de Semyre, aux plus profondes infortunes de l'Amour :
d'autant que Celadon desireux de cacher son affection, pour decevoir l'importunité de leurs
parents, qui d'une haine entre-eux vieillie, interrompoient par toutes sortes d'artifices
leurs desseins amoureux, s'efforçoit de monstrer que la recherche qu'il faisoit de ceste
Bergere estoit plustost commune que particuliere. Ruze vrayement assez bonne, si Semyre ne
l'eust point malicieusement desguisée, fondant sur cette dissimulation la trahison dont il
deçeut Astrée, & qu'elle paya dépuis avec tant d'ennuis, de regrets & de larmes.
De fortune, ce jour l'Amoureux Berger s'estant levé fort matin pour entretenir ses
pensées, laissant paistre l'herbe moins foulée à ses troupeaux, s'alla asseoir sur le bord de
la tortuëuse riviere de Lignon, attendant la venuë de sa belle Bergere, qui ne tarda gueres
d'y venir apres luy, car esveillée d'un soupçon trop cuisant, elle n'avoit peu clorre l'œil de
toute la nuict. A peine le Soleil commençoit de dorer le plus haut des montagnes d'Isoures
& de Marcelly, quand le Berger apperçeut de loing un troupeau qu'il recogneut bien tost
pour celuy d'Astrée : outre que Melampe, chien tant aymé de sa Bergere, aussi tost qu'il
l'apperçeut, le vint follastrement caresser, encore recogneut-il la brebis plus cherie de sa
maistresse, quoy qu'elle ne portast ce matin les rubans
de diverses couleurs, qu'elle souloit avoir à la teste en façon de guirlande, parce que la
Bergere atteinte de trop de desplaisir, ne s'estoit donné le loisir de l'agencer comme de
coustume. Elle venoit apres assez lentement, & comme on pouvoit juger à ses façons, elle
avoit quelque chose en l'ame qui l'affligeoit beaucoup, & la ravissoit tellement en ses
pensées, que fust par mégarde ou autrement, passant assez pres du Berger, elle ne tourna pas
seulement les yeux vers le lieu où il estoit, & s'alla asseoir assez loing de là sur le
bord de la riviere. Celadon sans y prendre garde, croyant qu'elle ne l'eust pas veu, &
qu'elle l'allast chercher où il avoit accoustumé de l'attendre, r'assemblant ses brebis avec
sa houlette, les chassa apres elle, qui desja s'estant assise contre un vieux tronc, le coude
appuyé sur le genoüil, la jouë sur la main ; se soustenoit la teste, & demeuroit tellement
pensive, que si Celadon n'eust esté plus qu'aveugle en son malheur, il eust bien aisément veu
que ceste tristesse ne luy pouvoit proceder que de l'opinion du changement de son amitié ;
tout autre desplaisir n'ayant assez de pouvoir pour luy causer de si tristes & profonds
pensers. Mais d'autant qu'"un mal-heur inesperé est beaucoup plus malaisé à supporter".
Je croy que la fortune, pour luy oster toute sorte de resistance, le voulut ainsi assaillir
inopinément.
Ignorant doncques son prochain malheur, apres avoir choisi pour ses brebis le lieu
plus commode pres de celles de sa Bergere, il luy vint
donner le bonjour, plain de contentement de l'avoir rencontrée ; à quoy elle respondit &
de visage & de parole si froidement, que l'hyver ne porte point tant de froideurs ny de
glaçons. Le Berger qui n'avoit pas accoustumé de la voir telle, se trouva d'abord fort estonné
; & quoy qu'il ne se figurast la grandeur de sa disgrace telle qu'il l'esprouva peu apres,
si est-ce que le doute d'avoir offensé ce qu'il aimoit, le remplit de si grands ennuis, que le
moindre ne luy laissa aucune esperance de vie. Si la Bergere eust daigné le regarder, ou que
son jaloux soupçon luy eut permis de considerer quel soudain changement la froideur de sa
responce avoit causé en son visage : pour certain la cognoissance de tel effet luy eust fait
perdre entierement ses meffiances. Mais il ne falloit pas que Celadon fust le Phaenix en
bon-heur, comme il l'estoit en Amour ny ;que la fortune luy fist plus de faveur qu'au reste
des hommes, qu'"elle ne laisse jamais asseurez en leur contentement"
". Ayant doncques
ainsi demeuré longuement pensif, il revint à soy, & tournant la veuë sur sa Bergere,
rencontra par hazard qu'elle le regardoit ; mais d'un œil si triste, qu'il ne laissa aucune
apparence de joye en son ame, si le mortel penser y en avoit oubliée quelqu'une. Ils estoient
si proches de Lignon, que le Berger aisément y pouvoit attaindre du bout de sa houlette, &
le dégel avoit si fort grossi son cours, que tout glorieux & chargé des despoüilles de ses bords,impetueusement il descendoit dans
Loire. Le lieu où ils estoient assis, estoit un tertre un peu relevé, contre lequel la fureur
de l'eau en vain s'alloit rompant, soustenu par en bas d'un rocher tout nud ; couvert au
dessus seulement d'un peu de mousse. De ce lieu le Berger frappoit dans l'eau du bout de sa
houlette, qui ne touchoit point tant de gouttes d'eau, que de divers pensers le venoient
assaillir, qui flottans avec l'onde, n'estoient point si tost arrivez qu'ils en estoient
chassez par d'autres plus violents. Il n'y avoit une seule action de sa vie, ny une seule de
ses pensées, qu'il ne r'appellat en son ame, pour entrer en conte avec elles, & sçavoir en
quoy il avoit offencé ; mais n'en pouvant condamner une seule, son amitié le contraint de luy
demander l'occasion de sa colere. Elle qui ne voyoit point, ou si elle les voyoit, qui jugeoit
en mal toutes ses actions, alloit r'allumant son cœur d'un plus ardant despit, si bien que
quand il voulut ouvrir la bouche, elle ne luy donna pas mesme le loisir de proferer les
premieres paroles, qu'elle l'interrompit en disant. Ce ne vous est donc pas assez, perfide
& desloyal Berger, d'estre trompeur & meschant envers la personne qui le meritoit le
moins, si continuant vos infidelitez, vous ne taschiez d'abuser celle qui vous a obligé à
toute sorte de franchise ? Doncques vous avez bien la hardiesse de soustenir ma veuë apres
m'avoir tant offencée ? Doncques vous m'osez presenter, sans rougir, ce visage dissimulé, qui
couvre une ame si double, & si parjure ? Ah va t'en,
va t'en infidele, & trompeur, va tromper une autre de qui tes perfidies ne soient point
encores recogneuës, & ne pense plus de te pouvoir couvrir à moy qui ne cognois que trop, à
mes despens, les effets de tes infidelitez & trahisons. Quel devint alors le fidelle
Berger, le juge celuy qui a bien aimé, si jamais un tel reproche luy a esté fait injustement :
Pasle & transi, plus que n'est pas une personne morte, il tombe à ses genoux : Est-ce,
belle Bergere, luy dit-il, pour m'esprouver, ou pour me desesperer ? Ce n'est, dit-elle, ny
pour l'un, ny pour l'autre : mais pour la verité, il n'est plus de besoin d'essayer une chose
si recogneuë ? Ah, dit le Berger, pourquoy n'a esté ma vie abregée avant ce jour malheureux ?
Il eust esté à propos pour tous deux, dit-elle, que non point un jour, mais tous les jours que
je t'ay veu, eussent esté ostez de la tienne & de la mienne ; il est vray que tes actions
ont fait, que je me treuve dechargée d'une chose, qui ayant effet, m'eust despleu d'avantage
que ton infidelité : Que si le ressouvenir de ce qui s'est passé entre nous, (que je desire
toutesfois estre effacé) m'a encor laissé quelque pouvoir, va t'en, desloyal, & garde toy
bien de te faire jamais voir à moy que je ne te le commande. Celadon voulut repliquer, mais
Amour qui oyt si clairement, à ce coup luy boucha pour son malheur les aureilles ; & parce
qu'elle s'en vouloit aller il fut contraint de la retenir par sa robbe, luy disant, Je ne vous
re tiens pas, pour vous demander pardon de l'erreur qui
m'est incogneuë, mais seulement pour vous faire voir quelle est la fin que j'eslis pour vous
oster du monde celuy que vous faites paroistre d'avoir tant en horreur. Mais elle que la
colere transportoit, sans tourner seulement les yeux à luy, se desbattit de telle furie,
qu'elle eschappa & ne luy en demeura autre chose qu'un ruban sur lequel par hazard il
avoit mis la main. Elle le souloit porter au devant de sa robe pour ageancer son colet, &
y attachoit quelquefois des fleurs quand la saison le luy permettoit ; à ce coup elle y avoit
une bague, que son pere en mourant luy avoit donnée. Le triste Berger la voyant partir avec
tant de colere, quelque temps demeura immobile, sans presque sçavoir ce qu'il tenoit en la
main, quoy qu'il y eust les yeux dessus : En fin avec un grand souspir, revenant en soy, &
cognoissant ce ruban. Soy tesmoin, dit-il, ô cher cordon, que plustost que de rompre un seul
des nœuds de mon affection, j'ay mieux aymé perdre la vie, à fin que quand je seray mort,
& que cette cruelle te verra, peut[-]estre à mon bras, tu l'asseures qu'il n'y a rien au
monde qui puisse estre plus aimé qu'elle l'est de moy, ny Amant plus mal recogneu que Celadon.
Et lors se l'attachant au bras, & baisant la bague : Et toy, dit-il, symbole d'une entiere
& parfaite amitié, soy content de ne me point esloigner à ma mort, à fin que ce gage pour
le moins me demeure, de celle qui m'avoit tant promis d'affection ? A peine eust-il finy ces
mots, que tournant les yeux du costé d'Astrée, il se
jetta les bras croisez dans le plus profond de la riviere.
En ce lieu, Lignon estoit tres-profond & tres-impetueux, car c'estoit un amas de
la riviere, & un regorgement que le rocher luy faisoit faire contremont ; si bien que le
Berger demeura longuement avant que d'aller à fond, & plus encore à revenir : & lors
qu'il parust, ce fut un genoüil premier, & puis un bras : & soudain enveloppé du
tournoyement de l'onde, il fut emporté bien loing de là, dessous l'eau.
Des-ja Astrée estoit accouruë sur le bord, & voyant ce qu'elle avoit tant aymé,
& qu'elle ne pouvoit encor' hayr, estre à son occasion si pres de la mort, se treuva si
surprise de frayeur, qu'au lieu de luy donner secours elle tomba esvanoüye, & si pres du
bord qu'au premier mouvement qu'elle fist lors qu'elle revint à elle, qui fust long temps
apres, elle tomba dans l'eau, en si grand danger, que tout ce que peurent faire quelques
Bergers qui se treuverent pres de là, fust de la sauver, avec l'ayde que sa robe luy donna,
qui la soustenant sur l'eau, leur donna le loisir de la tirer à bord, mais tant hors de soy
qu'ils la porterent en la cabane plus proche, qui se treuva estre de Phillis, où quelques unes
de ses compagnes luy changerent ses habits moüillez, sans qu'elle peut parler, tant elle
estoit estonnée, & pour le hazard qu'elle avoit couru, & pour la perte de Celadon ;
qui ce pendant fust emporté de l'eau avec tant de furie, que de luy mesme il alla donner sur le sec, fort loing de l'autre costé de la riviere,
entre quelques petits arbres : mais avec si peu de signe de vie, que chacun l'eust pris pour
mort.
Aussi tost que Phillis (qui pour lors n'estoit point chez elle) sceut l'accident
arrivé à sa compagne, elle se mist à courir de toute sa force : & n'eust esté que Lycidas
la rencontra, elle ne se fust arrestée pour quel autre que ç'eust esté. Encor luy dit-elle
fort briefvement le danger qu'Astrée avoit couru, sans luy parler de Celadon : car elle n'en
sçavoit rien. Ce Berger estoit frere de Celadon, à qui le Ciel l'avoit lié d'un nœud d'amitié
beaucoup plus estroit que celuy du parentage, d'autre costé Astrée, & Phillis, outre
qu'elles estoient germaines, s'aymoient d'une si estroitte amitié qu'elle meritoit bien
d'estre comparée à celle des deux freres. Que si Celadon eust de la simpathie avec Astrée,
Lycidas n'eust pas moins d'inclination à servir Phillis : ny Phillis à aymer Lycidas.
De fortune, au mesme temps qu'ils arriverent, Astrée ouvrit les yeux, & certes
bien changez de ce qu'ils souloient estre, quand Amour victorieux s'y monstroit triomphant de
tout ce qui les voyoit, & qu'ils voyoient. Leurs regards estoient lents & abattus,
leurs paupieres pesantes & endormies, & leurs esclairs changez en larmes : larmes
toutesfois qui tenant de ce cœur tout enflammé d'où elles venoient, & de ces yeux
bruslants par où elles passoient, brusloient & d'amour & de pitié ceux qui estoient
à l'entour d'elle : Quand elle apperceut sa compagne
Phillis, ce fut bien lors qu'elle receut un grand eslancement ; & plus encor quand elle
vit Lycidas ; & quoy qu'elle ne voulut que ceux qui estoient autour d'elle recogneussent
le principal sujet de son mal, si fust elle contrainte de luy dire, que son frere s'estoit
noyé en luy voulant ayder. Ce Berger à ces nouvelles fust si estonné, que sans s'arrester
d'avantage il courut sur le lieu avec tous ces Bergers, laissant Astrée & Phillis seules,
qui peu apres se mirent à les suivre : mais si tristement que quoy qu'elles eussent beaucoup à
dire, elles ne se pouvoient parler. Ce pendant les Bergers arrivez sur le bord, & jettant
l'œil d'un costé & d'autre ne treuverent aucune marque de ce qu'ils cherchoient, sinon
ceux qui coururent plus bas, qui trouverent fort loing son chappeau, que le courant de l'eau
avoit emporté, & qui par hazard s'estoit arresté entre quelques arbres que la riviere
avoit desracinez & abattus. Ce furent là toutes les nouvelles qu'ils peurent avoir de ce
qu'ils cherchoient : car pour luy il estoit desja bien esloigné, & en lieu où il leur
estoit impossible de le retreuver. Parce qu'avant qu'Astrée fust revenuë de son
esvanouïssement, Celadon, comme j'ay dit, poussé de l'eau, donna de l'autre costé entre
quelques arbres, où difficilement pouvoit-il estre veu.
Lors qu'il estoit entre la mort & la vie, il arriva sur le mesme lieu trois belles
Nymphes, dont les cheveux espars, alloient ondoyant sur
les espaules, couverts d'une guirlande de diverses perles,le sein descouvert, & les
manches de la robe retroussées jusques sur le coude, d'où sortoit un linomple deslié, qui
froncé venoit finir aupres de la main, où deux gros bracelets de perles sembloient le tenir
attaché. A leur costé pendoit le carquois remply de fléches, & portoient à la main un arc
d'ivoire ; le bas de la robe par le devant estoit retroussé sur la hanche, qui laissoit
paroistre leurs brodequins dorez jusques à mi-jambe. Il sembloit que ce fut avec quelque
dessein qu'elles fussent là venuës : car l'une disoit ainsi : C'est bien icy le lieu, voicy
bien le reply de la riviere ; voyez comme elle va impetueusement là haut outrageant le bord de
l'autre costé, qui se rompt & tourne tout court en çà. Voyez vous ceste touffe d'arbres,
c'est sans doute celle qui nous a esté representée dans le miroir. Il est vray, disoit la
premiere ; mais il n'y a encor' gueres d'apparence à tout le reste : & me semble que voicy
un lieu assez escarté pour trouver ce que nous y venons chercher. La troisiesme qui n'avoit
point encore parlé, Si y a-il bien, dit-elle, quelque apparence à ce qu'il vous a dit, puis
qu'il vous a si bien representé ce lieu, que je ne croy point qu'il y ait icy un arbre que
vous n'ayez veu dans le miroir : Avec semblables mots, elles approcherent si pres de Celadon
que quelques fueilles seulement le leur cachoient. Et parce qu'ayant remarqué toute chose
particulierement, elles recogneurent que c'estoit-là sans doute le lieu qui leur avoit esté monstré, elles s'y assirent, en deliberation de
voir si la fin seroit aussi veritable que le commencement, mais elles ne furent si tost
baissées, que la principale d'entre-elles n'apperceut Celadon, & parce qu'elle croyoit que
ce fust un Berger endormy, elle estendit les mains de chaque costé sur ses compagnes ; puis
sans dire mot, mettant le doigt surla bouche, leur monstra de l'autre main entre ces petits
arbres ; ce qu'elle voyoit, & se leva le plus doucement qu'elle peust pour ne l'esveiller
: mais le voyant de plus pres elle le creut mort ; car il avoit encor les jambes en l'eau, le
bras droict mollement estendu par dessus la teste, le gauche à demy tourné par derriere, &
demy engagé sous le corps ; le col faisoit un ply en avant pour la pesanteur de la teste, qui
se laissoit aller en arriere : la bouche à demy entre-ouverte, & presque plaine de sablon,
desgouttoit encore de tous costez : le visage en quelques lieux esgratigné & soüillé : les
yeux à moitié clos : & les cheveux, qu'il portoit assez longs, si moüillez que l'eau en
couloit comme de deux sources le long de ses jouës, desquelles la vive couleur estoit si
effacée qu'un mort ne l'a point d'autre sorte : le milieu des reins estoit tellement avancé,
qu'il sembloit rompu, & cela faisoit paroistre le ventre plus enflé, quoy que remply de
tant d'eau il le fust assez de luy-mesme. Ces Nymphes le voyant en cest estat en eurent pitié,
& Leonide qui avoit parlé la premiere, comme plus pitoyable & plus officieuse, fust la
premie re qui le prist sous le corps pour le tirer à la
rive. A mesme instant l'eau qu'il avoit dedans luy, ressortoit en telle abondance que la
Nymphe le trouvant encore chaud, eust opinion qu'on le pourroit sauver. Lors Galathée, qui
estoit la principale, se tournant à la derniere qui la regardoit faire sans s'y ayder : Et
vous, Silvie, luy dit-elle, que veut dire, ma mignonne, que vous estes si faineante : mettez
la main à l'œuvre, si ce n'est pour soulager vostre compagne, pour la pitié au moins de ce
pauvre Berger. Je m'amusois, dit-elle, Madame, à considerer que quoy qu'il soit bien changé,
il me semble que je le recognois : Et lors se baissant elle le prist de l'autre costé, &
le regardant de plus pres : Pour certain, dist-elle, je ne me trompe pas ; c'est celuy que je
veux dire, il merite bien que vous le secouriez : car outre qu'il est d'une des principales
familles de ceste contrée, encor a-il tant de merites que la peine y sera bien employée :
Pendant l'eau sortoit en telle abondance que le Berger estant fort allegé, comença à respirer,
non toutesfois qu'il ouvrit les yeux ni qu'il revint entierement. Et par ce que Galathée eust
opinion que c'estoit cestuy-cy dont le Druide luy avoit parlé, elle mesme commença d'ayder à
ses compagnes, disant qu'il le falloit porter en son Palais d'Isoure, où elles pourroient
mieux le faire secourir. Et ainsi, non point sans peine, le porterent jusques où le petit
Meril gardoit leur chariot, sur lequel montant toutes trois, Leonide fust celle qui les guida,
& pour n'estre veuës avec ceste proye par les gardes
du Palais, elles allerent descendre à une porte secrette.
Au mesme temps, qu'elles furent parties ; Astrée revenant de son esvanoüissement tomba
dans l'eau, comme nous avons dit, si bien que Lycidas, ny ceux qui vindrent chercher Celadon,
n'en eurent autres nouvelles que celles que j'ay dittes. Dont Lycidas n'estant, que trop
asseuré de la perte de son frere, s'en revenoit pour se plaindre avec Astrée de leur commun
desastre. Elle ne faisoit que d'y arriver autant pleine d'ennuy & d'estonnement, qu'elle
l'avoit peu auparavant esté d'inconsideration, & de jalousie. Elle estoit seule, car
Phillis voyant revenir Lycidas, estoit allée chercher des nouvelles comme les autres. Ce
Berger arrivant, & de lassitude, & de desir de sçavoir comme ce malheur estoit avenu,
s'assit pres d'elle, & la prenant par la main, luy dit : Mon Dieu, belle Bergere, quel
malheur est le nostre : Je dis le nostre, car si j'ay perdu un frere : vous avez aussi perdu
une personne qui n'estoit point tant à soi mesme qu'à vous : Ou qu'Astrée fut ententive
ailleurs, ou que ce discours luy ennuyast, elle n'y fit point de responce, dont Lycidas
estonné comme par reproche continua : est-il possible Astrée, que la perte de ce miserable
fils, (car tel le nommoit-elle) ne vous touche assez vivement en l'ame, pour vous faire
accompagner sa mort au moins de quelques larmes ? S'il ne vous avoit point aymée, ou que cette
amitié vous fut incogneuë, il seroit supportable de ne
vous voir ressentir d'avantage son mal-heur, mais puis que vous ne pouvez ignorer qu'il ne
vous ait aymée plus que soy-mesme. Il est cruel Astrée, croyez moy, de vous voir aussi peu
esmeue que si vous ne le cognoissiez point.
La Bergere tourna alors le regard tristement contre luy, & apres l'avoir quelque
temps consideré elle luy respondit. Berger, il me desplaist de la mort de vostre frere, non
point parce qu'il m'ait aymée, mais d'autant qu'il avoit des conditions d'ailleurs, qui
peuvent bien rendre sa perte regrettable, car quand à l'amitié dont vous parlez, elle a esté
si commune aux autres Bergeres mes compagnes, qu'elles en doivent (pour le moins) avoir autant
de regret que moy ! Ah ingrate Bergere (s'escria incontinent Lycidas) je tiendray le Ciel pour
estre de vos complices, s'il ne punit ceste injustice en vous ? Vous avez peu croire, celuy
inconstant, à qui le courroux d'un pere, les inimitiez des parens, les cruautez de vostre
rigueur, n'ont peu diminuer la moindre affection des extrémes, que vous ne sçauriez faindre de
n'avoir mille, & mille fois recogneuës en luy trop clairement ? Vrayement celle-cy est
bien une mescognoissance, qui surpasse toutes les mescognoissances plus grandes, puis que ses
actions, & ses services n'ont peu vous rendre asseurée d'une chose dont personne ne doubte
plus, que vous. Aussi respondit Astrée n'y avoit-il personne à qui elle touchast comme à moy.
Elle le devoit certes (repliqua le Berger) puis qu'il
estoit tant à vous, que je ne sçay, & si fay, je le sçay, qu'il eust plustost des-obey aux
grands Dieux qu'à l'affection qu'il vous portoit. Alors la Bergere en colere luy respondit,
laissons ce discours, Lycidas, & croyez moy qu'il n'est point à l'avantage de vostre
[frere], mais s'il m'a trompée, & laissée avec ce desplaisir de n'avoir plustost sçeu
recognoistre ses tromperies, & finesses, il s'en est allé certes avec une belle
despoüille, & de belles marques de sa perfidie. Vous me rendez (repliqua Lycidas) le plus
estonné du monde : enquoy avez vous recogneu ce que vous luy reprochez ? Berger adjousta
Astrée, l'histoire en seroit trop longue & trop ennuyeuse, contentez-vous, que si vous ne
le sçavez, il n'y a que vous seul qui l'ignore, & qu'en toute ceste riviere de Lignon, il
n'y a Berger qui ne vous die que Celadon aymoit en mille lieux, & sans aller plus loing,
hyer j'ouys de mes oreilles mesmes, les discours qu'il en tenoit à son Aminthe, car ainsi la
nommoit-il, ausquels je me fusse arestée davantage, n'eust esté que sa honte me desplaisoit ;
& que pour dire le vray, j'avois d'autres affaires ailleurs qui me pressoient davantage.
Lycidas alors comme transporté s'escria, je ne demande plus la cause de la mort de mon frere,
c'est vostre jalousie Astrée, & jalousie fondée sur beaucoup de raisons, pour estre cause
d'un si grand mal-heur. Helas Celadon, que je voy bien reüssir à ceste heure vrayes les
propheties de tes soupçons : quand tu disois que ceste fainte te don noit tant de peine qu'elle te cousteroit la vie, mais encor ne
cognoissois-tu pas, de quel costé ce mal-heur te devoit avenir : puis s'adressant à la
Bergere : est-il croyable, dit-il, Astrée, que ceste maladie ait esté si grande qu'elle vous
ait fait oublier les commandemens que vous luy avez faits si souvent ? Si seray-je bien
tesmoin de cinq ou six fois pour le moins qu'il se mit à genoux devant vous, pour vous
supplier de les revoquer ; vous souvient-il point que quand il revint d'Italie, ce fut une de
vos premieres ordonnances, & que dedans ce rocher, où depuis si souvent je vous vis
ensemble, il vous requist de luy ordonner de mourir, plutost que de feindre d'aymer avecque
vous ? Mon astre, vous dit-il, (je me ressouviendray toute ma vie des mesmes paroles) ce n'est
point pour refuser, mais pour ne pouvoir observer ce commandement, que je me jette à vos
pieds, & vous supplie que pour tirer preuve de ce que vous pouvez sur moy, vous me
commandiez la mort, & non point de servir comme que ce soit autre qu'Astrée. Et vous luy
respondites, Mon fils, je veux ceste preuve de vostre amitié, & non point vostre mort qui
ne peut estre sans la mienne : car outre que je sçay que celle-cy vous est la plus difficile,
encore nous rapportera-elle une commodité que nous devons principalement rechercher, qui est
de clorre & les yeux & la bouche aux plus curieux & aux plus médisans : S'il vous
repliqua plusieurs fois, & s'il en fit tous les refus que l'obeïssance (à quoy son affection l'obligeoit envers vous) luy pouvoit permettre,
je m'en remets à vous-mesme, si vous voulez vous en ressouvenir : tant y a que je ne croy
point que vous ayez jamais esté desobeïe de luy, que pour ce seul sujet ; & à la verité ce
luy estoit une contrainte si grande, que toutes les fois qu'il revenoit du lieu, où il estoit
contraint de feindre, il falloit qu'il se mit sur un lict, comme revenant de faire un
tres-grand effort : & alors il s'arresta pour quelque temps, & puis il reprit ainsi.
Or sus Astrée : mon frere est mort : c'en est fait, quoy que vous en croyez, ou mécroyez, ne
luy peut rapporter bien ny mal, de sorte que vous ne devez plus penser que je vous en parle à
sa consideration, mais pour la seule verité : toutefois ayez-en telle croyance qu'il vous
plaira, si vous jureray-je qu'il n'y a point deux jours que je le treuvay gravant des vers sur
l'escorce de ces arbres, qui sont par delà la grande prairie, à main gauche du bié, &
m'assure que si vous y daignez tourner les yeux vous remarquerez que c'est luy qui les y a
couppez, car vous recognoissez trop bien ses carracteres, si ce n'est qu'oublieuse de luy,
& de ses services passez, vous ayez de mesme perdu la memoire de tout ce qui le touche :
mais je m'asseure, que les Dieux ne le permettront pour sa satisfaction, & pour vostre
punition : les vers sont tels.
MADRIGAL.
Je pourray bien dessus moy-mesme
Quoy que mon
amour soit extresme,
Obtenir encore ce poinct,
De dire que je n'ayme poinct.
Mais feindre
d'en aymer un autre,
Et d'en adorer l'œil vainqueur,
Comme en effect je fay le
vostre,
Je n'en sçaurois avoir le cœur.
Et s'il le faut, ou que je meure,
Faites moy mourir de bonne heure.
Il peut y avoir sept ou huit jours, qu'ayant esté contraint de demeurer
quelque temps sur les rives de Loire, pour responce : il m'escrivit une lettre que je veux que
vous voyez, & si en la lisant vous ne cognoissez son innocence, je veux croire qu'avec
vostre bonne volonté vous avez perdu pour luy toute espece de jugement ; & lors la prenant
en sa poche, & la luy monstrant, leut qu'elle estoit telle :
RESPONCE DE CELADON
A LYCIDAS.
Ne t'enquiers plus de ce que je fais, mais sçache que
je continuë tousjours en ma peine ordinaire. Aymer, et ne l'oser faire paroistre, n'aymer
point, et jurer le contraire, cher frere, c'est tout l'exercice ou plustost le supplice de
ton Celadon. On dit que deux contraires ne peuvent en mesme temps estre en mesme lieu,
toutesfois la vraye et la fainte amitié, sont
d'ordinaire en mes actions, mais ne t'en estonne point, car je suis contraint à l'un par la
perfection, et à l'autre par le commandement de mon Astre. Que si ceste vie te semble
estrange, ressouviens-toy, que les miracles sont les œuvres ordinaires des Dieux, et que
veux-tu que ma Déesse cause en moy que des miracles ?
Il y avoit longtemps qu'Astrée n'avoit rien respondu, par-ce que les
paroles de Lycidas la mettoient presque hors de soy. Si est-ce que la jalousie qui encore
retenoit quelque force en son ame, luy fist prendre ce papier, comme estant en doute, que
Celadon l'eust escrit. Et quoy qu'elle recogneust, que vrayement c'estoit de son escriture, si
disputoit-elle le contraire en son ame, "suyvant la coustume de plusieurs personnes qui
veulent tousjours fortifier comme que ce soit leur oppinion".
Et presque au mesme temps
plusieurs Bergers arriverent de la queste de Celadon, où ils n'avoient treuvé autre marque de
luy que son chappeau, qui ne fut à la triste Astrée qu'un grand renouvellement d'ennuy. Et
par-ce qu'elle se ressouveint d'une cachette qu'Amour leur avoit fait inventer, & qu'elle
n'eust pas voulu estre recogneuë ; elle fist signe à Phillis de le prendre ; & lors chacun
se mit sur les regrets, & sur les loüanges du pauvre Berger, & n'en y eut un seul qui
n'en racontast quelque vertueuse action ; elle sans plus, qui le ressentoit davantage, estoit
contrainte de demeurer muette, & de le monstrer
le moins, sçachant bien que "la souveraine prudence en amour est de tenir son affection
cachée ou pour le moins de n'en jamais faire rien paroistre inutilement".
Et parce que la
force qu'elle se faisoit en cela estoit tresgrande, & qu'elle ne pouvoit la supporter plus
longuement, elle s'aprocha de Phillis, & la pria de ne la point suivre, afin que les
autres en fissent de mesme, & luy prenant le chappeau qu'elle tenoit en sa main, elle
partit seule & se mist à suivre où ses pas sans eslection la guidoient. Il n'y avoit guere
Berger en la trouppe qui ne sçeust l'affection de Celadon, par-ce que leurs parens par leurs
contrarietez, avoient découvert leur recherche, mais elle s'y estoit conduitte avec tant de
discretion qu'hormis Semyre & leur[s] plus proches, il n'en y avoit point qui sçeust la
bonne volonté qu'elle luy portoit, & encore que l'on cogneut bien que ceste perte
l'affligeoit, si l'attribuoit-on plustost à un bon naturel, qu'à un amour (tant profite la
bonne opinion que l'on a d'une personne :), ce-pendant elle continuoit son chemin, le long
duquel mille pensers, mille desplaisirs, ou plustost mille desespoirs la talonnoient de sorte
pas à pas, que quelquefois douteuse, d'autrefois asseurée de l'affection de Celadon, elle ne
sçavoit si elle le devoit plaindre, ou se plaindre de luy. Si elle se ressouvenoit de ce que
Lycidas luy venoit de dire, elle le jugeoit innocent, que si les paroles qu'elle luy avoit ouy
tenir à la Bergere Aminthe, luy reve noient en la
memoire, elle le condamnoit coulpable : en ce labyrinthe de diverses pensées, elle alla
longuement errante par ce bois, sans nulle élection de chemin, & par fortune, ou par le
vouloir du Ciel, qui ne vouloit que l'innocence de Celadon demeurast plus longuement douteuse
en son ame, ses pas la conduirent sans y penser le long du petit ruisseau entre les mesmes
arbres où Lycidas luy avoit dit estre gravez les vers de Celadon. Le desir de sçavoir s'il
avoit dit vray, avoit bien assez de pouvoir en elle pour les luy faire chercher fort
curieusement, encore qu'ils eussent esté fort cachez, mais la coupure qui estoit encore toute
fraiche les luy descouvrit assez tost. O Dieu comme elle les recogneut pour estre de Celadon,
& comme promptement elle y courut pour les lire, mais combien vivement luy toucherent-ils
en l'ame, elle s'assit en terre, & mettant en son giron le chappeau & la lettre de
Celadon, elle demeura quelque temps les mains jointes ensemble, & les doigts serrez l'un
dans l'autre, tenant les yeux sur les reliques qui luy restoient de son Berger, & voyant
que le chapeau grossissoit à l'endroit où il avoit accoustumé de mettre ses lettres, quand il
vouloit les luy donner secrettement, elle y porta curieusement la main, & passant les
doigts dessous la doubleure, rencontra le feutre apiecé, duquel destachant la gance, elle en
tira un papier que ce jour mesme Celadon y avoit mis. Ceste finesse fut inventée entre-eux,
lors que la mal-vueillance de leurs peres les
empeschoit de se pouvoir parler, car feignant de se jetter par jeu ce chappeau, ils pouvoient
aisément recevoir & donner leurs lettres : toute tremblante elle sortit celle-cy hors de
sa petite cachette, & toute hors de soy apres l'avoir despliée elle y jetta la veuë pour
la lire, mais elle avoit tellement esgaré les puissances de son ame, qu'elle fut contrainte de
se frotter plusieurs fois les yeux avant que de le pouvoir, en fin elle leut tels mots.
LETTRE DE CELADON
A LA BERGERE ASTREE.
« Mon Astre, si la dissimulation à quoy vous me contraignez, est pour
me faire mourir de peine, vous le pouvez plus aysément d'une seule parole, si c'est pour
punir mon outrecuïdance, vous estes juge trop doux, de m'ordonner un moindre supplice que la
mort. Que si c'est pour esprouver quelle puissance vous avez sur moy, pourquoy n'en
recherchez-vous un tesmoignage plus prompt que celui-ci, de qui la longueur vous doit estre
ennuyeuse ? car je ne sçaurois penser que ce soit pour celer nostre dessein, comme vous
dictes, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute en donra assez
prompte, et desplorable cognoissance. Jugez donc, mon bel Astre, que c'est assez endurer, et
qu'il est desormais temps que vous me permettiez de
faire le personnage de Celadon, ayant si longuement, et avec tant de peine, representé celuy
de la personne du monde, qui luy est la plus contraire.
O quels cousteaux trenchans furent ces paroles en son ame, lors qu'elles luy
remirent en memoire le commandement qu'elle luy avoit fait, & la resolution qu'ils avoient
prise de cacher par ceste dissimulation leur amitié ; mais voyez quels sont les enchantemens
d'amour, elle recevoit un desplaisir extréme de la mort de Celadon, & toutesfois elle
n'estoit point sans quelque contentement au milieu de tant d'ennuis, cognoissant que
veritablement il ne luy avoit point esté infidelle, & dés qu'elle en fut certaine, &
que tant de preuves eurent esclaircy les nuages de sa jalousie, toutes ces considerations se
joignirent ensemble, pour avoir plus de force à la tourmenter : de sorte que ne pouvant
recourre à autre remede qu'aux larmes, tant pour plaindre Celadon, que pour pleurer sa perte
propre, d'un ruisseau de pleurs elle donna commancement à ses regrets : & puis de cent
pitoyables helas interrompant le repos de son estomach, d'infinis sanglots le respirer de sa
vie, & d'impitoyables mains [outrageant] ses belles mains mesmes ; elle se ramenteut la
fidelle amitié qu'elle avoit auparavant recogneuë en ce Berger, l'extrémité de son affection,
& le desespoir où l'avoit poussé si promptement la
rigueur de sa responce : & puis se representant le temps heureux qu'il l'avoit servie, les
plaisirs & contentemens que sa pratique luy avoit rapportez, & quel commencement de
regret luy preparoit sa perte, encore qu'elle trouvast ce commencement tres-grand, si ne le
jugeoit-elle egal à son imprudence, puis que le terme de tant d'années, luy devoit assez
donner d'asseurance de sa fidelité.
D'autre costé Lycidas qui estoit si mal satisfait d'Astrée, qu'il n'en pouvoit presque
avec patience souffrir la pensée, se leva d'aupres de Phillis pour ne dire chose contre sa
compagne qui luy despleust, & partit l'estomach si enflé, les yeux si couvers de larmes,
& le visage si changé, que sa Bergere le voyant en tel estat, & concedant à ce coup
quelque chose à son amitié, le suivit, sans craindre ce qu'on pourroit dire d'elle. Il alloit
les bras croisez sur l'estomach ; la teste baissée, le chappeau enfoncé, mais l'ame encor plus
plongée en la tristesse. Et parce que la pitié de son mal obligeoit les Bergers qui l'aymoient
à participer à ses ennuis ; Ils l'alloient suivant, & plaignant apres luy, mais ce
pitoyable office ne luy estoit qu'un rengregement de douleur. Car l'extresme ennuy a cela, que
la solitude doit estre son premier appareil, parce qu'en compagnie l'ame n'ose librement
pousser dehors les venins de son mal, & jusques à ce qu'elle s'en soit deschargée, elle
n'est capable des remedes de la consolation. Estant en ceste peine, de fortune ils rencontrerent un jeune Berger couché de son long sur
l'herbe, & deux Bergeres aupres de luy. L'une luy tenant la teste en son giron, &
l'autre joüant d'une harpe, cependant qu'il alloit souspirant tels vers, les yeux tendus
contre le Ciel, les mains jointes sur son estomach, & le visage tout couvert de larmes.
SUR LA MORT DE CLEON.
La beauté qu'à mon dam la mort a peu dissoudre,
La despoüillant
si tost de son humanité,
Passa comme un esclair, & brusla comme un foudre,
Tant sa vie fut courte et grande sa beauté.
Ces yeux jadis autheurs des douces
entreprises
Des plus douces amours, sont à jamais fermez ;
Yeux qui
furent si plains, de toutes mignardises
Qu'on ne les vid jamais sans qu'ils
fussent aymez.
S'il est vray la beauté d'entre nous est ravie,
Amour pleure
vaincu, qui fut tousjours vaincoeur,
Et celle qui donnoit à mille cœurs la vie,
Est morte, si ce n'est qu'elle vive en mon cœur.
Et quel bien desormais
pourroit estre agreable,
Puis que le plus parfait est le plustost ravy ?
Et qu'ainsi que du corps l'ombre est inseparable ?
Il faut qu'un bien
tousjours soit du mal-heur suivy.
Il semble aussi, Cleon, que vostre destinée
Ayt dés son Orient vostre jour achevé,
Puis que vostre beauté morte aussi
tost que née,
Au lieu de son berceau, son cercueil a treuvé.
Mais je me
trompe, helas ! je suis le mort moy-mesme,
Puis que quand j'ay vescu c'est vous
qui m'animiez
Et si l'Amant peut vivre en la chose qu'il ayme,
Vous estes vive en moy
parce que vous m'aymiez.
Ou si je vis, Amour veut donner cognoissance,
Que
mesme sur la mort il a commandement,
Ou comme un puissant Dieu pour montrer sa
puissance,
Il luy plaist que sans cœur puisse vivre un Amant.
Que s'il est
vray, Cleon, qu'enfin vous soyez morte,
Nous sommes morts tous deux d'excés de nos
amours.
Amour vous fait mourir pour l'ennuy que je porte,
Et moy pour
vostre mort je remeurs tous les jours.
J'allois ainsi plaignant mes douleurs
immortelles,
Sans que par mes regrets la mort peust s'attendrir,
Et mes
deux yeux changez en sources eternelles
Peurent pleurer mon mal, mais non pas
l'amoindrir.
Quand Amour avec moy d'une si belle morte,
Ayant plaint quelque
temps le passage fatal,
Laissons, dit-il, les pleurs, plaignons-la d'autre sorte,
Leslarmes sont trop peu pour pleurer nostre mal.
LYCIDAS & Phillis eussent bien assez eu de curiosité pour s'enquerir de
l'ennuy de ce Berger, si le leur propre le leur eust permis ; mais voyant qu'il avoit autant
de besoin de consolation qu'eux, ils ne voulurent au leur adjoindre le mal d'autruy ; &
ainsi laissant les autres Bergers qui l'escoutoient, ils continuerent leur chemin sans estre
suivis de personne, pour le desir qu'avoient ces Bergers de sçavoir qui estoit ceste trouppe
incogneuë. A peine estoit party Lycidas qu'ils ouyrent d'assez loin une autre voix, qui
sembloit de s'approcher d'eux, & la voulant escouter, ils furent empes chez par la Bergere qui tenoit la teste du Berger
dans son giron avec telles plaintes. Et bien cruel ? Et bien sans pitié ? jusques à quand ce
courage obstiné s'endurcira-il à mes prieres ? jusques à quand as-tu ordonné que je sois
desdaignée pour une chose qui n'est plus ? & que pour une morte je sois privée de ce qui
luy est inutile ? regarde Tyrcis, regarde Idolatre des morts, & ennemy des vivants, quelle
est la perfection de mon amitié, & apprens quelquesfois, apprens à aymer les personnes qui
vivent, & non pas celles qui sont mortes, lesquelles apres le dernier Adieu, il faut
laisser en repos, & non par des larmes troubler leurs cendres bien-heureuses, & prens
garde si tu continuës, de ne voir tomber sur toy la vengeance de ta cruauté & de ton
injustice.
Le Berger alors sans tourner les yeux vers elle, froidement luy respondit. Pleust à
Dieu belle Bergere, qu'il me fust permis par ma mort de vous pouvoir satisfaire : car pour
vous oster, & moy aussi de la peine où nous sommes, je la cherirois plus que ma vie, mais
puis que comme si souvent vous m'avez dit, ce ne seroit que rengreger vostre mal. Je vous
supplie Laonice rentrez en vous-mesmes, & considerez combien vous avez peu de raison de
vouloir deux fois faire mourir ma chere Cleon. Il suffit bien (puis que mon mal-heur l'a ainsi
voulu) qu'elle ait une fois payé le tribut de son humanité, que si apres sa mort elle est
venu[ë] revivre en moy par la force de mon amitié : Pourquoy cruelle, la voulez-vous faire remourir par l'oubly qu'une nouvelle
amour causeroit en mon ame ? Non, non, Bergere : Vos reproches n'auront jamais tant de force
en moy que de me faire consentir à un si mauvais conseil ; d'autant que ce que vous nommez
cruauté, je l'appelle fidelité, & ce que vous croyez digne de punition, je l'estime
meriter une extréme loüange. Je vous ay dit, qu'en mon cercueil la memoire de ma Cleon vivra
parmy mes os, ce que je vous ay dit, je l'ay mille fois juré aux Dieux immortels, & à
ceste belle ame qui est avecques eux, & croiriez-vous qu'ils laissassent impuny Tircis, si
oublieux de ses sermens il devenoit infidele ? Ah que je voye plutost le Ciel pleuvoir des
foudres sur mon chef, que jamais je blesse ni mon serment, ni ma chere Cleon : Elle vouloit
repliquer, lors que le Berger qui alloit chantant les interrompit, pour estre desja trop prez
d'eux avec tels vers.
CHANSON DE L'INCONSTANT HYLAS.
Si l'on me desdaigne, je laisse
La cruelle avec son desdain,
Et n'attends onc au lendemain,
De faire nouvelle maistresse,
C'est erreur de se
consumer
A se faire par force aymer.
Le plus souvent ces tant discrettes
Qui vont nos amours
mesprisant,
Ont au cœur un feu plus cuisant,
Mais les flames en sont secrettes,
Que pour d'autres nous allumons,
Ce-pendant que nous les aymons.
Le trop fidelle opiniatre,
Qui deceu de sa loyauté,
Ayme une
cruelle beauté,
Ne semble-t'il point l'idolatre,
Qui de quelque idole impuissant,
Jamais le secours ne ressant ?
On dit bien que qui ne se lasse
De longuement importuner,
Par force en fin se fait donner,
Mais c'est avoir mauvaise grace,
Quoy qu'on
puisse avoir de quelqu'un,
Que d'estre tousjours importun.
Voyez les ces Amants fideles,
Ils sont tousjours pleins de
douleurs,
Les soupirs, les regrets, les pleurs
Sont leurs contenances plus belles,
Et semble que pour estre Amant,
Il faille plaindre seulement.
Celuy doit-il s'appeller homme,
Qui l'honneur de l'homme
étouffant,
Pleure tout ainsi qu'un enfant,
Pour la perte de quelque pomme,
Plustost le faut-il pas nommer,
Un fol qui croist de bien aymer ?
Moy qui veux fuïr ces sottises,
Qui ne donnent que de l'ennuy,
Rendu sage du mal d'autruy,
M'en vas usant de mes franchises ;
Et ne puis
estre mescontant,
Que l'on m'en appelle inconstant.
A ces derniers vers ce Berger se trouva si proche de Tyrcis, qu'il peut voir les
larmes dont Laonice arrousoit son sein, & parce qu'encores qu'estrangers, ils ne
laissoient de se cognoistre, & de s'estre desja pratiquez quelque temps par les chemins :
Ce Berger sçavoit bien quel estoit l'ennuy de Laonice & de Tyrcis, s'adressant donc
d'abord à luy, il luy parla de ceste sorte. O Berger desolé (car à cause de sa triste vie
c'estoit le nom que chacun luy donnoit :) Si j'estois comme vous, que je m'estimerois
mal-heureux. Tircis l'oyant parler, se releva pour luy respondre. Et moy, luy dit-il, Hylas !
si j'estois en vostre place, que je me dirois infortuné. S'il me falloit plaindre adjouta
cestui-cy, autant que vous pour toutes les Mai stresses
que j'ay perduës, j'aurois à plaindre plus longuement que je ne sçaurois vivre. Si vous
faisiez comme moy, repliqua Tyrcis, vous n'en auriez à plaindre qu'une seule. Et si vous
faisiez comme moy, repliqua Hylas, vous n'en plaindriez point du tout. C'est enquoy, dit le
desolé, je vous estime miserable, car si "rien ne peut estre le prix d'Amour que l'Amour
mesme"
, vous ne fustes jamais aimé de personne, puis que vous n'aymastes jamais ; &
ainsi vous pouvez bien marchander plusieurs amitiez, mais non pas les acheter, n'ayant pas la
monnoye dont telle marchandise se paye. Et à quoy cognoissez vous, respondit Hylas, que je
n'ayme point ? Je le cognois, dit-il, à vostre perpetuel changement, car tout ainsi que le
fondement d'un edifice n'est pas asseuré s'il n'est sur un lieu immobile, & se peut
plustost dire commencement de ruine que fondement ; de mesme "Amour, qui est le fondement
de toutes nos affections, s'il n'est ferme & constant, c'est plustost une haine qu'une
amour".
Et c'est pourquoy tout ainsi que la pierre qui roulle continuellement, ne se
revestit jamais de mousse, mais plustost d'ordure & de salleté : de mesme vostre legereté
se peut bien acquerir de la honte, mais non jamais de l'Amour. Il faut que vous sçachiez,
Hylas, que "les blesseures d'Amour, sont de telle qualité que jamais elles ne se
guerissent"
, Dieu me garde, dist Hylas, d'un tel blesseur. Vous avez raison repliqua
Tyrcis, car si à chaque fois que vous vous estes affectionné d'une nouvelle beauté, vous aviez receu une playe incurable, je ne sçay si en tout
vostre corps il y auroit plus une place saine, mais aussi vous estes privé de ces douceurs,
& de ces felicitez, qu'Amour donne aux vrays amants, & cela miraculeusement (comme
toutes ses autres actions) par la mesme blesseure qu'il leur a faite, que si la langue pouvoit
bien exprimer, ce que le cœur ne peut entierement gouster, & qu'il vous fust permis d'ouyr
les secrets de ce Dieu, je ne croy pas que vous ne renoncissiez à vostre infidelité. Hylas
alors en sous-riant : Sans mentir (dit-il) vous avez raison Tyrcis, de vous mettre du nombre
de ceux qu'Amour traitte bien. Quant à moy, s'il traitte tous les autres comme vous, je vous
en quitte de bon cœur ma part, & pouvez garder tout seul vos felicitez, & vos
contentements, & ne craignez que je les vous envie. Il y a plus d'un moys, que nous sommes
presque d'ordinaire ensemble ; mais marquez moy le jour, l'heure, ou le moment, où j'ay peu
voir vos yeux sans l'agreable compagnie de vos larmes, & au contraire dictes avec verité,
le jour, l'heure, & le moment où vous m'avez seulement ouy souspirer pour mes amours :
tout homme qui n'aura point le goust perverty comme vous le sens, ne trouvera-il les douceurs
de ma vie plus agreables & aymables, que les amertumes ordinaires de la vostre : & se
tournant à la Bergere qui s'estoit plainte de Tyrcis. Et vous, insensible Bergere, ne
reprendrez vous jamais assez de courage pour vous delivrer de la tyrannie où ce desnaturé Berger vous fait vivre ? voulez-vous par vostre
patience vous rendre complice à sa faute ? Ne cognoissez vous pas qu'il fait gloire de vos
larmes, & que vos supplications l'eslevent à telle arrogance qu'il luy semble de vous trop
obliger quand il les escoute avec mespris ? La Bergere avec un grand, helas ! luy respondit.
Il est fort aysé Hylas, à celuy qui est sain de conseiller le malade, mais si tu estois en ma
place, tu cognoistrois que c'est en vain que tu me conseilles, & que la douleur me peut
bien oster l'ame du corps, mais non pas la raison chasser de mon ame ceste trop forte passion.
Et que si cet aymé Berger use envers moy de tyrannie, qu'il peut encores traitter avec
beaucoup plus absoluë puissance, quand il luy plaira, ne pouvant vouloir davantage sur moy,
que son authorité ne s'estende encore beaucoup plus outre. Laisse donc-là tes conseils, Hylas,
& cesse tes reproches, qui ne peuvent que rengreger mon mal sans espoir d'alegeance : car
je suis tellement toute à Tyrcis, que je n'ay pas mesme à moy ma volonté. Comment (dit le
Berger) vostre volonté n'est pas vostre ? & que sert-il donc de vous aymer, & servir ?
cela mesme respondit Laonice, que me sert l'amitié & le service que je rends à ce Berger.
C'est à dire, repliqua Hylas, que je perds mon temps & ma peine, & que vous parlant de
mon affection, ce n'est qu'esveiller en vous les paroles dont apres vous vous servez en
parlant à Tyrcis ? Que veux-tu, Hylas, luy dit elle en souspirant, que je te responde là
dessus, sinon qu'il y a long temps que je vay pleurant
ce mal-heur, mais beaucoup plus à ma consideration qu'à la tienne. Je n'en doute point, dit
Hylas, mais puis que vous estes de ceste humeur & que je puis plus sur moy, que vous ne
pouvez sur vous, touchez là Bergere, dit-il, luy tendant la main, ou donnez-moy congé, ou
recevez-le de moy, & croyez qu'aussi bien, si vous ne le faictes, je ne lairray pas de me
retirer, car je n'ay pas accoustumé de servir une si pauvre maistresse. Elle luy respondit
assez froidement, ny toy, ny moy, n'y ferons pas grand'perte, pour le moins je t'asseure bien
que celle-là ne me fera jamais oublier le mauvais traittement que je reçois de ce Berger. Si
vous aviez, luy respondit-il, autant de cognoissance de ce que vous perdez en me perdant, que
vous monstrez peu de raison en la poursuitte que vous faicte, vous me plaindriez davantage que
vous ne souhaittez l'affection de Tyrcis, mais le regret que vous aurez de moy sera bien
petit, s'il n'égale celuy que j'ay pour vous, & lors il chanta tels vers en s'en allant.
SONNET.
Puis qu'il faut arracher la profonde racine
Qu'Amour en vous
voyant me planta dans le cœur,
Et que tant de desirs avec tant de longueur,
Ont si
soigneusement nourry dans ma poitrine,
Puis qu'il faut que le temps qui vid son
origine,
Triomphe de sa fin, et s'en die vainqueur,
Faisons un beau dessein, et sans vivre en langueur,
Ostons-en tout d'un coup, et la
fleur & l'espine,
Chassons tous ces desirs, esteignons tous ces feux,
Rompons tous ces liens, serrez de tant de nœuds,
Et prenons de nous mesme un congé
volontaire.
Nous le vaincrons ainsi, cet Amour indompté,
Et ferons
constamment de nostre volonté,
Ce que le temps enfin, nous forceroit de faire.
Si ce berger fut venu en ce pays, en une saison moins fâcheuse, il y eust trouvé
sans doute, plus d'amis, mais l'ennuy de Celadon, dont la perte estoit encor si nouvelle,
rendoit si tristes tous ceux de ce rivage, qu'ils ne se pouvoient arrester à telles
gaillardises ; c'est pourquoy ils le laisserent aller sans avoir la curiosité de luy demander
ny à Tircis aussi, quel estoit le sujet qui les conduisoit ; & quelques uns retournerent
en leurs cabanes, & quelques autres continuant de chercher Celadon, passerent qui de-çà,
qui de-là la riviere, sans laisser jusques à Loire, ny arbre, ny buisson, dont ils ne
descouvrissent les cachettes. Toutesfois ce fut en vain, car ils ne sceurent jamais en trouver
d'autres nouvelles. Seulement Silvandre rencontra Polemas tout seul, non point trop loin du
lieu, où peu auparavant Galathée, & les autres Nymphes avoient pris Celadon ; & parce
qu'il commandoit à toute la contrée, sous l'authorité de la Nymphe Amasis, le Berger qui
l'avoit plusieurs fois veu à Marsilly, luy rendit en le salüant, tout l'honneur qu'il sçeut,
& dautant qu'il s'enquit de ce qu'il alloit
cherchant le long du rivage, il luy dit la perte de Celadon, dequoy Polemas fut marry, ayant
tousjours aymé ceux de sa famille.
D'autre costé Lycidas qui se promenoit avec Phillis, apres avoir quelque temps demeuré
muet, en fin se tournant à elle. Et bien belle Bergere, luy dit-il, que vous semble de
l'humeur de vostre compagne ? Elle qui ne sçavoit encore la jalousie d'Astrée, luy respondit,
que c'estoit le moindre desplaisir, qu'elle en devoit avoir, & qu'à un si grand ennuy il
luy devoit bien estre permis d'esloigner, & fuir toute compagnie, car Phillis pensoit
qu'il se plaignoit, de ce qu'elle s'en estoit allée seule. Ouy certes, repliqua Lycidas, c'est
le moindre, mais aussi crois-je bien, qu'en verité c'est le plus grand, & faut dire, que
c'est bien la plus ingrate du monde, & la plus indigne d'estre aymée qui ayt jamais esté,
voyez pour Dieu quelle humeur est la sienne, mon frere n'a jamais eu dessein, tant s'en faut,
n'a jamais eu pouvoir d'aymer qu'elle seule ; elle le sçait, la cruelle qu'elle est, car les
preuves qu'il luy en a renduës ne laissent rien en doute ; le temps a esté vaincu, les
difficultez, voire les impossibilitez desdaignées, les absences surmontées, les courroux
paternels mesprisez, ses rigueurs, ses cruautez, & ses desdains mesmes supportez, par une
si grande longueur de temps, que je ne sçay autre qui l'eust peu faire que Celadon : &
avec tout cela, ne voyla pas ceste volla ge, qui, comme
je croy, ayant ingratement changé de volonté, s'ennuyoit de voir plus longuement vivre, celuy
qu'autrefois elle n'avoit peu faire mourir par ses rigueurs, & qu'à ceste heure, elle
sçavoit avoir si indignement offensé : ne la voila pas dis-je, ceste vollage, se faindre des
nouveaux pretextes de haine, & de jalousie ; luy commander un eternel exil, & le
desesperer jusques à la recherche de la mort. Mon Dieu, (dit Phillis toute estonnée) que me
dictes-vous Lycidas ? est-il possible qu'Astrée ait fait une telle faute ? Il est vrayement
tres certain, respondit le Berger, elle m'en a dit une partie, & le reste je l'ay aisément
jugé par ses discours, mais bien qu'elle triomphe de la vie de mon frere, & que sa
perfidie, & ingratitude luy desguise ceste faute, comme elle aymera le mieux, si vous
fay-je serment que jamais Amant n'eut tant d'affection, ny de fidelité, que luy, non point que
je vueille qu'elle le sçache, si ce n'est que cela luy rapporte par la recognoissance qu'il
luy pourroit donner de son erreur, quelque extreme desplaisir, car d'ores, en là, je luy suis
autant mortel ennemy, que mon frere luy a esté fidele serviteur, & elle indigne d'en estre
aymée. Ainsi alloient discourant Lycidas & Phillis, luy infiniment faché de la mort de son
frere, & infiniment offensé contre Astrée : Et elle marrie de Celadon, fachée de l'ennuy
de Lycidas, & estonnée de la jalousie de sa compagne : toutesfois voyant que la playe en
estoit encor trop sensible, elle ne voulut y joindre les extre mes remedes, mais seulement quelques legers preparatifs, pour adoucir,
& non point pour resoudre, car en toute façon elle ne vouloit pas que la perte de Celadon
luy coustast Lycidas, & elle consideroit bien que si la hayne continuoit entre luy, &
Astrée, il falloit qu'elle rompit avec l'un des deux ; & toutefois l'Amour ne vouloit
point ceder à l'amitié, ny l'amitié à l'Amour, & si l'un ne vouloit consentir à la mort de
l'autre : d'autre costé Astrée remplie de tant d'occasions d'ennuis comme je vous ay dit,
lascha si bien la bonde à ses pleurs & s'assouppit tellement en sa douleur, que pour
n'avoir assez de larmes pour laver son erreur, ny assez de paroles pour declarer son regret,
ses yeux & sa bouche remirent leur office à son imagination, si longuement qu'en telles
pensées du tout abatuë elle s'endormit.
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LE
DEUXIESME
LIVRE D'ASTREE
Ce pendant que ces choses se passoient de ceste sorte entre ces Bergers &
Bergeres, Celadon receut des trois belles Nymphes, dans le Palais d'Isoure, tous les meilleurs
allegements qui leur furent possibles, mais le travail, que l'eau luy avoit donné, avoit esté
si grand, que quel remede qu'elles luy fissent, il ne peut ouvrir les yeux, ni reprendre
aucune cognoissance de soi-mesme : Ainsi le reste du jour s'escoula, & une bonne partie de
la nuit avant qu'il revint à soy, & lors qu'il ouvrit les yeux ce ne fut pas avec peu
d'estonnement de se trouver où il estoit, car il se ressouvenoit fort bien de ce qui luy
estoit advenu sur le bord de Lignon, & comme le desespoir l'avoit fait sauter dedans
l'eau, mais il ne sçavoit point comme il estoit venu en ce lieu ; & apres estre demeuré
quelque temps confus en ceste pensée, il se demandoit à soi-mesme s'il estoit vif ou mort : si
je suis vif, disoit-il, comment est-il possible que la
cruauté d'Astrée ne me face mourir ? Et si je suis mort, qu'est-ce ô Amour, que tu viens
cherchant entre ces tenebres ? ne te contente-tu point d'avoir eu ma vie, ou bien si tu veux
dans mes cendres encore rallumer tes flames ? Et parce que le cuisant souci qu'Astrée lui
avoit laissé, ne l'ayant point abandonné, appelloit tousjours à luy toutes ses pensées, il
continua, Et vous trop cruels ressouvenirs de mon bon-heur passé, à quoy m'allez-vous
representant le desplaisir qu'elle eust eu autrefois de ma perte ? Afin de rengreger mon mal
veritable par le sien imaginé, au lieu que pour m'alleger vous devriez plutost me dire le
contentement qu'elle en a pour la haine qu'elle me porte. Avecque mille semblables
imaginations, ce pauvre Berger se rendormit d'un si long sommeil, que les Nymphes eurent
loisir de venir voir comme il se portoit, & le trouvant endormy, elles ouvrirent doucement
les fenestres & les rideaux, & s'assirent autour de luy pour mieux le contempler.
Galathée apres l'avoir quelque temps consideré, fut la premiere qui dit d'une voix basse pour
ne l'esveiller, que ce Berger est changé de ce qu'il estoit hier, & comme la vive couleur
du visage luy est revenuë en peu de temps, quant à moy je ne plains point la peine du voyage,
puis que nous luy avons sauvé la vie, car à ce que vous dites ma mignonne,(dit-elle
s'adressant à Silvie) il est des principaux de ceste contrée. Madame respondit la Nymphe, il
est tres-certain, car son pere est Alcippe & sa
mere Amarillis. Comment dit-elle, cet Alcippe duquel j'ay tant ouy parler, qui pour sauver son
amy, força à Ussum les prisons des Visigostz ? c'est celuy-là mesme (dit Silvie) Je le vis il
y a cinq ou six mois à une feste que l'on chommoit en ces hameaux, qui sont le long des rives
de Lignon, & parce que sur tous les autres, Alcippe me sembla digne d'estre regardé, je
tins sur luy longuement les yeux, car l'authorité de sa barbe chenuë, & de sa venerable
vieillesse le font honorer & respecter de chacun. Mais quant à Celadon, il me souvient que
de tous les jeunes Bergers, il n'y en eut que luy & Silvandre qui m'osassent acoster : Par
Silvandre, je sçeu qui estoit Celadon, & par Celadon je sçeu qui estoit Silvandre, car en
leurs façons & en leurs discours,l'un & l'autre avoit quelque chose de plus genereux,
que le nom de Berger ne porte. Ce pendant que Silvie parloit, Amour, pour se mocquer des
finesses de Climante & de Polemas, qui estoient cause que Galathée s'estoit trouvée le
jour auparavant sur le lieu où elle avoit pris Celadon, commençoit de faire ressentir à la
Nymphe les effects d'une nouvelle amour, car tant que Silvie parla, Galathée eut tousjours les
yeux sur le Berger, & les loüanges qu'elle luy donnoit, furent cause qu'en mesme temps sa
beauté, & sa vertu, l'une par la veuë, & l'autre par l'oüye, firent un mesme coup dans
son ame, & cela d'autant plus aisément qu'elle s'y trouva preparée par la tromperie de
Climante, qui feignant le devin luy avoit predit que
celuy qu'elle rencontreroit, où elle trouva Celadon, devoit estre son mary, si elle ne vouloit
estre la plus mal-heureuse personne du monde, ayant auparavant fait dessein que Polemas, comme
par mesgarde, s'y en iroit à l'heure qu'il luy avoit dite, à fin que deçeuë par ceste ruze
elle prit volonté de l'espouser, ce qu'autrement ne luy pouvoit permettre l'affection qu'elle
portoit à Lindamor, mais la fortune, & l'Amour qui se mocquent de la prudence, y firent
trouver Celadon par le hazard que je vous ay raconté, si bien que Galathée voulant en toute
sorte aimer ce Berger s'alloit à dessein representant toutes choses, en luy beaucoup plus
aimables : Et voyant qu'il ne s'esveilloit point, pour le laisser reposer à son aise, elle
sortit le plus doucement qu'elle peut & s'en alla entretenir ses nouvelles pensées.
Il y avoit pres de sa chambre un escalier desrobé, qui descendoit en une gallerie
basse, par où avec un pont-levis on entroit dans le jardin, agencé de toutes les raretez que
le lieu pouvoit permettre, soit en fontaines, & en parterres, soit en allées & en
ombrages, n'y ayant rien esté oublié de tout ce que l'artifice y pouvoit adjouster. Au sortir
de ce lieu on entroit dans un grand bois de haute fustaye, dont un quarré estoit de coudriers,
qui tous ensemble faisoient un gratieux Dedale, qu'encore que les chemins par leurs divers
destours se perdissent confusément l'un dans l'autre, si ne laissoient-ils pour leurs ombrages
d'estre fort agreables : Assez pres de là dans un autre
quarré, estoit la fontaine de la verité d'Amour, source esmerveillable, dans laquelle par la
force des enchantements, l'Amant qui s'y regardoit voyoit celle qu'il aimoit, que si aussi il
estoit aymé d'elle il se voyoit aupres, que si de fortune elle en aimoit un autre, l'autre y
estoit representé & non pas luy, & parce qu'elle descouvroit les tromperies des
Amants, on la nomma la verité d'Amour. A l'autre des quarrez estoit la caverne de Damon, &
de Fortune ; & au dernier l'antre de la vieille Mandrague, plein de tant de raretez, &
de tant de sortileges que d'heure à autre, il y arrivoit tousjours quelque chose de nouveau,
outre que par tout le reste du bois, il y avoit plusieurs autres diverses grottes, si bien
contrefaites au naturel, que l'œil trompoit bien souvent le jugement. Or ce fut dans ce
jardin, que la Nimphe se vint promener attendant le reveil du Berger : Et parce que ses
nouveaux desirs, ne pouvoient luy permettre de n'en point parler, elle feignit d'avoir oublié
quelque chose, qu'elle commanda à Silvie d'aller querir, dautant qu'elle se fioit moins en
elle pour sa jeunesse qu'en Leonide qui avoit un âge plus meur, quoy que ces deux Nimphes
fussent ses plus secrettes confidentes : Ainsi se voyant seule avec Leonide, elle luy dit, que
vous en semble Leonide ? Ce Druide n'a-t'il pas une grande cognoissance des choses ? Et les
Dieux ne se communiquent-ils pas bien librement avec luy, puis que ce qui est futur luy est mieux cogneu qu'à nous le present ? Sans mentir
(respondit la Nimphe) il vous fit bien voir dans le miroir le lieu mesme, où vous avez trouvé
ce Berger, & vous dit bien le temps aussi, que vous l'y avez rencontré, mais ses paroles
estoient si douteuses, que mal-aisément puis-je croire que lui-mesme se pûst bien entendre. Et
comment dites-vous cela (respondit Galathée) puis qu'il me dit si particulierement tout ce que
j'y ay trouvé, que je ne sçaurois à ceste heure en dire davantage que luy ? Si me semble-t'il
(respondit Leonide) qu'il vous dit seulement, que vous trouveriez en ce lieu là une chose de
valeur inestimable, quoy que par le passé elle eust esté desdaignée. Galathée alors se
mocquant d'elle, luy dit, quoy donc Leonide, vous n'en sçavez autre chose ? Il faut que vous
entendiez, que particulierement il me dit, belle Galathée vous avez deux influences bien
contraires. L'une la plus infortunée qui soit sous le Ciel. L'autre la plus heureuse que l'on
puisse desirer, & il despend de vostre election de prendre celle des deux qu'il vous
plaira, & dont je vous donneray la cognoissance. Vous estes & serez servie de
plusieurs grands Chevaliers, dont les vertus & les merites peuvent bien diversement vous
esmouvoir : mais si vous mesurez vostre affection, ou à leurs merites, ou au jugement que vous
ferez de leur Amour, & non point à ce que je vous en diray de la part des grands Dieux ;
je vous predits, que vous serez la plus miserable qui vive, & afin que vous ne soyez deceuë en vostre élection, ressouvenez-vous
qu'un tel jour vous verrez à Marcilly un Chevalier, vestu de telle couleur, qui recherche ou
recherchera de vous espouser, car si vous le permettez, dés icy je plains vostre mal-heur,
& ne puis assez vous menacer des incroyables desastres qui vous attendent, & par ainsi
je vous conseille de fuir tel homme, que plustost que vostre Amant, vous devez appeller vostre
mal-heur : & au contraire regardez bien le lieu qui est representé dans ce miroir, afin
que vous le sçachiez retrouver le long des rives de Lignon, car un tel jour, à telle heure,
vous y rencontrerez un homme, en l'amitié duquel le Ciel a mis toute vostre felicité : si vous
faites en sorte qu'il vous aime, ne croyez point les Dieux veritables, si vous pouvez
souhaiter pour vostre contentement rien davantage que ce que vous en aurez : mais prenez garde
que le premier de vous deux qui s'entreverra sera celuy qui aimera l'autre plus aisément. Vous
semble-il que ce ne soit pas me parler fort clairement, & mesme que desja je ressens
veritables les predictions qu'il m'a faites, car ayant veu ce Berger la premiere, il ne faut
point que j'en mente, il me semble de recognoistre en moy quelque estincelle de bonne volonté
envers luy. Comment Madame (luy dit Leonide) voudriez vous bien aymer un Berger ? ne vous
ressouvenez-vous pas qui vous estes ? si faits Leonide je m'en ressouviens (dit-elle) mais il
faut aussi que vous sçachiez que les Bergers sont
hommes aussi bien que les Druides, & les Chevaliers ; & que leur noblesse est aussi
grande que celle des autres, estant tous venus d'ancienneté de mesme tige, que l'exercice à
quoy on s'adonne ne peut pas nous rendre autre que ce que nous sommes de nostre naissance, de
sorte que si ce Berger est bien nay, pourquoy ne le croiray-je pas aussi digne de moy que tout
autre : En fin Madame (dit-elle) c'est un Berger comme que vous le vueillez desguiser. En fin
(dit Galathée) c'est un honneste homme comme que vous le puissiez qualifier. Mais Madame
(respondit Leonide) vous estes si grande Nimphe, Dame apres Amasis de toutes ces belles
contrées, aurez-vous le courage si abatu que d'aimer un homme nay du milieu du peuple ? un
rustique ? un Berger ? un homme de rien ? Mamie (repliqua Galathée) laissons ces injures &
vous ressouvenez qu'Enone se fit bien Bergere pour Paris, & que l'ayant perdu elle l'a
regretté & pleuré à chaudes larmes. Madame (dit Leonide) celui-là estoit fils de Roy,
& puis la faute d'autruy ne doit vous faire tomber en une semblable faute : Si c'est faute
(respondit-elle) je m'en remets aux Dieux, qui me la conseillent par l'Oracle de leur Druide ;
mais que Celadon ne soit nay d'aussi bon sang que Paris, mamie vous n'avez point d'esprit si
vous le dites : car sont-ils pas venus tous deux d'une mesme origine ? & puis n'avez-vous
pas ouy ce que Silvie a dit de luy & de son pere ?
Il faut que vous sçachiez qu'ils ne sont pas Bergers, pour n'avoir dequoy vivre autrement,
mais pour s'achetter par telle façon de vivre, un honneste repos. Et quoy Madame (adjousta
Leonide) vous oublierez par ainsi l'affection, & les services du gentil Lindamor ? Je ne
voudrois pas, dit Galathée, qu'un oubly fust la recompence de ses services, mais je ne
voudrois pas aussi, que l'amitié que je luy pourrois rendre fust l'entiere ruyne de tous mes
contentements. Ah Madame (dit Leonide) ressouvenez-vous combien il a esté fidelle ! Ah m'amie
(dit Galathée) considerez que c'est, que d'estre eternellement mal-heureuse ! Quant à moy,
respondit Leonide, je plie les espaules à ces jugements d'Amour ; & ne sçay que dire autre
chose, sinon qu'une extréme affection, une entiere fidelité, & la perte de tout un âge en
un continuel service, ne se devoient point si longuement recevoir, ou receus payer d'autre
monnoye que d'un change. Pour Dieu Madame considerez combien sont trompeurs ceux qui dient la
fortune d'autruy, puis que le plus souvent ce ne sont que legeres imaginations que leurs
songes leur raportent. Combien menteurs, puis que de cent accidents qu'ils predisent, à peine
y en a-il un qui advienne ? Combien ignorants, puis que se meslants de cognoistre le bon-heur
d'autruy, ils ne sçavent cognoistre de leur propre, & ne vueillez pour les fantasticques
discours de cet homme, rendre si miserable une personne, qui est tant à vous ; remettez-vous devant les yeux combien il vous aime, à quels hazards
il s'est mis pour vous, quel combat fut celuy de Polemas, & quel desespoir vous luy
donnastes lors & à quels vous le destinez à ceste heure ; quelles rages vous luy preparez,
& quelles morts vous le contraindrez de s'inventer, s'il en a la cognoissance. Galathée en
branlant la teste, luy respondit : Voyez-vous, Leonide il ne s'agit pas icy de l'élection de
Lindamor, ou de Polemas comme autrefois, mais de celle de tout mon bien, ou de tout mon mal.
Les considerations que vous avez sont tres-bonnes pour vous, à qui mon mal-heur ne toucheroit
que par la compassion, mais pour moy elles sont trop dangereuses, puis que ce n'est pas pour
un jour, mais pour tousjours, que ce mal-heur me menace. Si j'estois en vostre place &
vous en la mienne, peut-estre vous conseillerois-je cela mesme que vous me conseillez, mais
certes une eternelle infortune m'espouvente. Et quant aux mensonges de ces personnes que vous
dites, je veux bien croire ; pour l'amour de vous, que peut-estre il n'aviendra pas, mais
peut-estre aussi aviendra-il : & dites-moy je vous supplie, croyriez-vous une personne
prudente, qui pour le contentement d'autruy, lairroit balancer sur un peut-estre, tout son
bien, ou tout son mal ? Si vous m'aymez ne me tenez jamais ce discours, ou autrement je
croiray, que vous cherissez plus le contentement de Lindamor que le mien : Et quant à luy ne faites doute qu'il ne s'en console bien par autre
moyen que par la mort, car la raison & le temps l'emportent toujours sur ceste fureur :
& de fait combien en avez-vous veu qui se soient voulu desesperer en semblables occasions,
qui peu de temps apres ne se soient repentis de leurs desespoirs.
Ces belles Nymphes discouroient ainsi, quand de loin elles virent retourner Silvie, de
laquelle pour estre trop jeune, Galathée s'alloit cachant, ainsi que j'ay dit. Cela fut cause
qu'elle trencha son discours assez court, toutefois elle ne laissa de dire à Leonide, si vous
m'avez aimée quelquefois, vous me le ferez paroistre à ceste heure, que non seulement il y va
de mon contentement, mais de toute ma felicité. Leonide ne luy peut respondre, parce que
Silvie s'en trouva si proche qu'elle eust oüy leur discours. Estant arrivée Galathée sçeut que
Celadon estoit esveillé, car de la porte elle l'avoit ouy plaindre & souspirer. Et il
estoit vray, dautant que quelque temps apres qu'elles furent sorties de sa chambre, il
s'esveilla en sursault, & parce que le Soleil par les vittres donnoit à plein sur son
lict, à l'ouverture de ses yeux, il demeura tellement esbloüy, que confus en une clarté si
grande, il ne sçavoit où il estoit : le travail du jour passé l'avoit estourdy, mais à l'heure
il ne luy en restoit plus aucune douleur, si bien que se ressouvenant de sa cheute dans
Lignon, & de l'opinion qu'il avoit euë peu
auparavant qu'estre mort, se voyant maintenant dans ceste confuse lumiere, il ne sçavoit que
juger, sinon qu'Amourl'eust ravy au Ciel, pour recompense de sa fidelité : Et ce qui l'abusa
davantage en ceste opinion, fut que quand sa veuë commença de se fortifier, il ne vid autour
de luy, que des enrichisseures d'or, & des peintures esclatantes dont la chambre estoit
toute parée, & que son œil foible encore, ne pouvoit recognoistre pour contrefaites.
D'un costé il voyoit Saturne appuyé sur sa faux, avec les cheveux longs, le front
ridé, les yeux chassieux, le nez aquilin, & la bouche degoutante de sang, & pleine
encore d'un morceau de ses enfans, dont il en avoit un demy mangé en la main gauche, auquel
par l'ouverture qu'il luy avoit faite au costé avec les dents, on voyoit comme pantheler les
poulmons, & trembler le cœur ; veuë à la verité pleine de cruauté ! car ce petit enfant
avoit la teste renversée sur les espaules, les bras panchants pardevant, & les jambes
eslargies d'un costé & d'autre, toutes rougissantes du sang qui sortoit de la blessure que
ce vieillard luy avoit faite, de qui la barbe longue & chenuë en maints lieux, se voyoit
tachée des gouttes du sang qui tomboit du morceau qu'il taschoit d'avaller. Ses bras, &
ses jambes nerveuses & crasseuses, estoient en divers endroicts couvertes de poil, aussi
bien que ses cuisses maigres, & descharnées. Dessous ses pieds s'eslevoient de grands monceaux d'ossements,dont les uns
blanchissoient de vieillesse, les autres ne commençoient que d'estre descharnez, &
d'autres joincts avec un peu de peau & de chair demy gastée, monstroient n'estre que
depuis peu mis en ce lieu. Autour de luy on ne voyoit, que des Sceptres en pieces, des
Couronnes rompuës, des grands edifices ruinez, & cela de telle sorte, qu'à peine
restoit-il quelque legere ressemblance de ce que ç'avoit esté. Un peu plus esloigné on voyoit
les Coribantes avec leurs timbales, & haubois, cacher le petit Jupiter dans une caverne,
des dents devoreuses de ce pere. Puis assez pres de là on le voyoit grand, le visage enflambé,
mais grave, & plein de Majesté, les yeux benins, mais redoutables, la Couronne sur la
teste, en la main gauche le Sceptre qu'il appuyoit sur la cuisse, où l'on voyoit encor la
cicatrice de la playe qu'il s'estoit faite, quand pour l'imprudence de la Nimphe Semele, afin
de sauver le petit Bacchus, il fut contraint de s'ouvrir cét endroit-là, & de l'y porter
jusques à la fin du terme. De l'autre main il avoit le foudre, qui à trois poinctes ondoyantes
estoit si bien representé, qu'il sembloit mesme voler des-ja par l'Air. Il avoit les pieds sur
un grand Monde, & pres de luy on voyoit une grande Aygle, qui portoit à son bec crochu un
foudre, & l'aprochoit levant la teste, contre luy au plus pres de son genoüil. Sur le dos
de cet oyseau, estoit le petit Ganimedes, vestu à la
façon des habitans du Mont Ida, grasset, potelé, blanc, les cheveux dorez & frisez, qui
d'une main caressoit la teste de cet oyseau, & de l'autre taschoit de prendre le foudre de
celle de Jupiter, qui du coude & non point autrement repoussoit son foible bras. Un peu à
costé on voyoit la couppe, & l'esguiere dont ce petit eschançon versoit le nectar à son
maistre, tant bien representées, que dautant que ce petit importun ; s'efforçant d'atteindre à
la main de Jupiter, l'avoit touchée d'un pied, il sembloit qu'elle chancellast pour tomber,
& que le Petit eust expressément tourné la teste pour voir ce qui en aviendroit. De
chasque costé des pieds de ce Dieu on voyoit un grand tonneau, à costé droit c'estoit celuy du
bien, & l'autre du mal, & à que l'entour les vœux, les prieres,les sacrifices estoient
figurez par des fumées entre-meslées de feu, & dedans les vœux & les supplications
paroissoient comme legeres Idées, & à peine marquées, en sorte que l'œil les peust bien
recognoistre. Pour raconter toutes ces peintures particulierement il seroit trop long ; tant y
a l'entour de la chambre en estoit tout plein. Mesme Venus dans sa conque Marine entre autre
chose regardoit encores la blessure que le Grec luy fit en la guerre Troyenne : Et l'on voyoit
tout contre le petit Cupidon qui la caressoit, avec la brusleure sur l'espaule, de la lampe de
la curieuse Psiché : Et cela si bien representé, que le Berger ne le pouvoit discerner pour contrefait. Et lors qu'il estoit plus avant en ceste
pensée, les trois Nymphes entrerent dans sa chambre, la beauté & la majesté desquelles
ravit encores davantage le Berger, & ce qui luy persuada beaucoup plus aysément ceste
estrange opinion, & que ces trois Nymphes estoient les graces ses compagnes, ce fut
qu'avec elles entra le petit Meril, de qui la hauteur, la jeunesse, la beauté, les cheveux
frisez & la jolie façon, luy firent juger que c'estoit Amour. Et quoy qu'il fust confus en
luy-mesme, si est-ce que ce courage qu'il eut toujours fort grand, luy donna l'asseurance
apres les avoir salüées, de demander en quel lieu il estoit. A quoy Galathée respondit,
Celadon vous estes en lieu où l'on fait dessein de vous guarir entierement, nous sommes celles
qui vous trou[v]ant dans l'eau vous avons porté icy, où vous avez toute la puissance qu'il
vous plaist. Pensez seulement à vostre guarison, car nous la desirons autant que vous mesmes.
Alors Silvie s'avança : Et quoy Celadon (dit-elle) est-il possible que vous ne me cognoissez
point ? vous ressouvient-il pas de m'avoir veuë en vostre hameau ? Je ne sçay (respondit
Celadon) belle Nimphe, si l'estat où je suis pourra excuser la foiblesse de ma memoire.
Comment (dit la Nymphe) ne vous ressouvenez vous plus que la Nimphe Silvie, & deux de ses
compagnes allerent voir vos sacrifices & vos jeux, le jour que vous chommiez à la Déesse
Venus ? L'accident qui vous est arrivé vous a-il fait oublier, qu'apres que vous eustes gagné à la luitte tous vos compagnons, Silvie fut celle
qui vous donna pour prix un chappeau de fleurs, qu'incontinent vous mistes sur la teste à la
Bergere Astrée ? Je ne sçay pas si toutes ces choses sont effacées de vostre memoire, si
sçai-je bien que quand vous portastes ma guirlande sur les beaux cheveux d'Astrée, chacun s'en
estonna, à cause de l'inimitié qu'il y avoit entre vos deux familles, & particulierement
entre Alcippe vostre pere, & Alcé pere d'Astrée, & lors mesmes j'en voulus sçavoir
l'occasion, mais on me l'embroüilla de sorte, que je n'en peu sçavoir autre chose, sinon
qu'Amarillis ayant esté aymée de ces deux Bergers, & comme entre les rivaux il y a
tousjours peu d'amitié, ils vindrent plusieurs fois aux mains, jusques à ce qu'Amarillis eut
espousé vostre pere, & qu'alors Alcé, & la sage Hypolite, que depuis il espousa,
espouserent ensemble une si cruelle haine contre eux, qu'elle ne leur permit jamais d'avoir
pratique ensemble. Or voyez Celadon, si je ne vous cognois pas bien, & si je ne vous donne
pas de bonnes enseignes de ce que je dis. Le Berger oyant ces paroles, s'alla peu à peu
remettant en memoire ce qu'elle disoit, & toutesfois il estoit si estonné, qu'il ne
sçavoit luy respondre : Car ne cognoissant Silvie que pour Nymphe d'Amasis, & à cause de
sa vie champestre, n'ayant point de cognoissance d'elle, il ne sçavoit que juger de se voir
entr'elles. En fin il respondit : Ce que vous me dictes, belle Nymphe, est fort vray, & me ressouviens que le jour de Venus, vindrent
trois Nymphes, qui donnerent les trois prix, desquels j'eu celuy de la luitte, Lycidas mon
frere celuy de la course, qu'il donna à Phillis, & Sylvandre celuy de chanter, qu'il
presenta à la fille de la sage Bellinde ; mais de me ressouvenir des noms qu'elles avoient, je
ne le sçaurois, dautant que nous estions tant empeschez en nos jeux, que nous nous
contentasmes de sçavoir, que c'estoient des Nymphes. Et Sylvandre qui avoit esté plusieurs
fois en divers lieux de ceste contrée, & mesme à la grande ville de Marcilly, me fit
entendre, quand je luy demanday qui elles estoient, que c'estoient des Nymphes d'Amasis, Dame
de tout ce pays, car quant à moy, ne sortant point le corps des pasturages, & des bois,
aussi ne faisoit mon esprit peu curieux, si bien que je ne sçavois autre chose d'Amasis que ce
que l'on m'en disoit. Et depuis repliqua Galathée n'en avez-vous rien sceu davantage ? Ce qui
m'en a donné plus de cognoissance, respondit le Berger, ç'a esté le discours que mon pere bien
souvent m'a fait de ses fortunes, parmy lequel je luy ay plusieurs fois ouy faire mention
d'Amasis, mais non point d'aucune particularité qui luy touche, quoy que je l'aye bien desiré.
Ce desir (reprit Galathée) est trop loüable pour ne luy satisfaire ; c'est pourquoy je vous
veux dire particulierement, & qui est Amasis, & qui nous sommes.
Sçachez donc, gentil Berger, que de toute an
cienneté ceste contrée que l'on nomme à ceste heure Foretz, fut couverte de grands abismes
d'eau, & qu'il n'y avoit que les hautes montagnes que vous voyez à l'entour, qui fussent
descouvertes, & quelques pointes dans le milieu de la plaine, comme l'escueil du bois
d'Isoure, & de Mont-verdun, de sorte que les habitans demeuroient tous sur le haut des
montagnes. Et c'est pourquoy encores les anciennes familles de toute ceste contrée, ont les
bastimens de leurs noms sur les lieux plus relevez, & dans les plus hautes montagnes,
& pour preuve de ce que je dis, vous voyez encores aux couppeaux d'Isoure, de Mont-verdun,
& autour du Chasteau de Marcilly, des gros aneaux de fer plantez dans le rocher où les
vaisseaux s'attachoient, n'y ayant pas apparence qu'ils peussent servir à autre chose. Or en
ce temps-là, ce pays fut donné en partage à la grande Deesse Diane, où à cause des eaux, &
des forests, elle monstra de se plaire plus que par tout ailleurs, car ses Driades, &
Amadriades vivoient & chassoient dans ces grands bois & hautes montagnes, qui ceignent
à l'entour toute ceste plaine, & ses Naïades vivoient dans ceste grande assemblée d'eau,
dont je vous ay parlé. Mais il peut y avoir trois cents ans & davantage, qu'un estranger
Romain, le conquereur en dix ans de toutes les Gaules, fit rompre quelques montagnes, par
lesquelles ces eaux s'escoulerent, & peu apres se descouvrit le sein de nos pleines, qui
luy semblant agreables & fertilles, il delibera de
les faire habiter, & ainsi fit descendre tous ceux qui vivoient aux montagnes, & dans
les forests, & par-ce que la plaine humide, & limonneuse, jetta grande quantité
d'arbres, les peuples voisins nommerent ceste contrée Foretz, & les peuples Foresiens, au
lieu qu'auparavant ils estoient appellez Segusiens, & voulut, que le premier bastiment qui
y fut fait, portast le nom de Julius, comme luy, & depuis fit bastir la ville de Feurs,
qui proprement n'estoit que le lieu où il tint son armée, le temps qu'il mist ordre aux
affaires de ceste contrée, & de fait en leur langue elle s'appella Forum
Segusianorum, qui est à dire, place ou marché des Segusiens. Et lors qu'il en partit,
son lieutenant qui demeura pour commander en tous ces quartiers, fit bastir sur un coustau la
ville capitale, laquelle il nomma de son nom, Marcilly.
Mais pour retourner à nostre propos, lors que les eaux s'escoulerent, les Nayades de
Diane furent contraintes de les suivre, & d'aller avec elles dans le sein de l'Occean : si
bien que la Déesse se trouva tout à coup amoindrie de la moitié de ses Nymphes, & cela fut
cause que ne pouvant avec un chœur si petit, continuer ses ordinaires passe-temps, elle esleut
quelques filles des principaux Druides, & Chevaliers[,] qu'elle joignit avec les Nymphes
qui luy estoient restées, ausquelles elle donna aussi le nom de Nymphe. Or les Druides comme
vous sçavez, sont ceux qui administrent la justice souveraine, & qui font les sacrifices
par toutes les Gaules, quoy qu'ils ayent leur siege
principal à Dreux, ville ainsi nommée, du nom qu'ils portent : d'autre costé les Chevaliers
sont ceux qui commandent aux affaires de la guerre, si bien que ces deux ordres ont toute
souveraine authorité sur les Gaulois, en paix, & en guerre. De là advint qu'apres que
Diane eut choisi plusieurs de leurs filles, comme en fin l'abus pervertit tout ordre, elles
qui avoient de jeunesse esté nourries en leurs maisons, les unes entre les commoditez d'une
amiable mere, les autres entre les alleichemens des souspirs, & des services des Amans, ne
pouvant continuer les peines de la chasse, ny bannir de leur memoire les honnestes affections
de ceux qui autresfois les avoient recherchées ; plusieurs se voulurent retirer en leurs
maisons, & se marier : quelques autres, à qui la Déesse en refusa le congé, manquerent à
leurs promesses, & à leur honnesteté, dequoy elle fut tant irritée, qu'elle resolut
d'esloigner ce pays, profané ce luy sembloit, de ce vice qu'elle abhorroit si fort. Mais pour
ne punir la vertu des unes avec l'erreur des autres, avant que de partir, elle chassa
ignominieusement, & bannit à jamais hors du pays, toutes celles qui avoient failly, &
esleut une des autres, à laquelle elle donna la mesme authorité qu'elle avoit sur toute la
contrée, & voulut qu'à jamais la race de celle-là y eust toute souveraine puissance :
& dés lors leur permit de se marier, avec deffenses toutesfois tres-expresses, que les
hommes ne succedassent jamais à ceste puissance :
depuis ce temps, il n'y a point eu d'abus entre nous : car nos loix ont tousjours esté
inviolablement observées : & semble que nous ayons esté particulierement maintenuës en nos
franchises, par la puissance de nostre Deesse Diane, puis que de tant de peuples, qui comme
torrents sont fondus dessus la Gaule, il n'y en a point eu qui nous ayt troublé en nostre
repos. Mesme Alaric Roy des Visigotz, lors qu'il conquit avec l'Aquitaine, toutes les
Provinces de deçà Loyre, ayant sçeu nos statuts, en reconfirma les privileges, & sans
usurper aucune authorité sur nous, nous laissa en nos anciennes franchises. Vous trouverez
peut-estre estrange, que je vous parle ainsi particulierement des choses qui sont outre la
capacité de celles de mon aage : Mais il faut que vous sçachiez, que Pimander (qui estoit mon
pere) a esté fort curieux de rechercher les antiquitez de ceste contrée, de sorte que les plus
sçavants Druides, luy en discouroient d'ordinaire durant le repas, & moy qui estois
presque tousjours à ses costez, en retenois ce qui me plaisoit le plus : Et ainsi je sçeus que
d'une ligne continuée, Amasis ma mere estoit descenduë de celle que la Deesse Diane avoit
esleuë. Et c'est pourquoy estant Dame de toutes ces contrées, & ayant encore un fils nommé
Clitaman, elle nourrit avec nous quantité de filles, & des jeunes fils des Druides, &
des Chevaliers, qui pour estre en si bonne escole, apprennent toutes les vertus que leur âge
peut permettre. Les filles vont vestuës comme vous
nous voyez, qui est une sorte d'habits que les Nymphes de Diane avoient accoustumé de porter,
& que nous avons tousjours maintenuë pour memoire d'elle. Voyla Celadon ce que vous
vouliez sçavoir de nostre estat, & m'asseure avant que vous nous esloignez (car je veux
que vous nous voyez toutes ensemble) que vous direz nostre assemblée ne ceder à nulle autre,
ny en vertu ny en beauté.
Alors Celadon cognoissant qui estoient ces belles Nymphes, recogneut aussi quel
respect il leur devoit, & quoy qu'il n'eust pas accoustumé de se trouver ailleurs qu'entre
des Bergers, ses semblables, si est-ce que la bonne naissance qu'il avoit, luy apprenoit assez
la civilité qu'il devoit à telles personnes. Donc apres leur avoir rendu l'honneur, à quoy il
luy sembloit leur estre obligé : Mais ? (dit-il en continuant) encor ne puis-je assez
m'estonner de me voir entre tant de grandes Nymphes, moy qui ne suis qu'un simple Berger,
& de recevoir d'elles tant de faveurs. Celadon, respondit Galathée, "en quel lieu que
la vertu se trouve, elle merite d'estre aymée, & honorée, aussi bien sous les habits des
Bergers que sous la glorieuse pourpre des Roys"
: & pour vostre particulier vous
n'estes point envers nous en moindre consideration, que le plus grand des Druides, ou des
Chevaliers de nostre Court. Car vous ne devez leur ceder en faveur, puis que vous ne le
faictes pas en merite : & quant à ce que vous vous
voyez entre nous, sçachez que ce n'est point sans un grand mystere de nos Dieux, qui nous
l'ont ainsi ordonné, comme vous le pourrez sçavoir à loisir, soit qu'ils ne vueillent plus que
tant de vertus demeurent sauvages entre les forests, & les lieux champestres, soit qu'ils
fassent dessein, en vous faisant plus grand que vous n'estes, de rendre par vous bien-heureuse
une personne qui vous ayme, vivez seulement en repos, & vous guerissez, car il n'y a rien
que vous puissiez desirer en l'estat où vous estes, que la santé. Madame, respondit le Berger,
qui n'entendoit pas bien ces paroles ; si je dois desirer la santé, le principal sujet, est
pour vous pouvoir rendre quelque service, en eschange de tant de graces qu'il vous plaist de
me faire ; il est vray que tel que je suis, il ne faut point parler que je sorte des bois, ny
de nos pasturages, autrement le vœu solemnel que nos peres ont fait aux Dieux, nous accuseroit
envers eux, d'estre indignes enfans de tels peres. Et quel est ce serment, respondit la
Nymphe, L'histoire, repliqua Celadon, en seroit trop longue : si mesme je voulois redire le
sujet, que mon pere Alcippe a eu de le continuer, tant y a Madame, qu'il y a plusieurs années,
que d'un accord general, tous ceux qui estoient le long des rives de Loyre, de Lignon, de
Furan, d'Argent, & de toutes ces autres rivieres, apres avoir longuement souffert les
incommoditez que l'ambition d'un peuple nommé Romain, leur faisoit ressentir pour le desir de
dominer, ils s'assemble rent dans ceste grande plaine,
qui est autour de Mont-verdun, & là d'un mutuel consentement jurerent tous de fuïr à
jamais toute sorte d'ambition, puis qu'elle seule estoit cause de tant de peines, & de
vivre eux, & les leurs avec le paisible habit de Bergers, & depuis a esté remarqué
(tant nos Dieux ont eu agreable ce vœu) que nul de ceux qui l'ont fait, ou de leurs
successeurs, n'a eu que travaux, & peines incroyables, s'il ne l'a observé ; & entre
tous, mon pere en est le plus nouvel, & remarquable exemple ; de sorte que tous ayant
cogneu que la volonté du ciel estoit de nous retenir en repos ce que nous avons à vivre, nous
avons de nouveau ratifié ce vœu, avec tant de serments, que celuy seroit trop detestable qui
le romproit. Vrayement, respondit la Nymphe, je suis tres-aise d'oüir ce que vous me dictes,
car il y a fort long temps que j'en ay ouy parler, & n'ay encore peu sçavoir pourquoy tant
de bonnes, & anciennes familles, comme j'oyois dire qu'il y en avoit entre vous,
s'amusoient hors des villes, à passer leur âge entre les bois, & les lieux solitaires.
Mais Celadon, si l'estat où vous estes, le vous peut permettre, dictes moy je vous prie,
quelle a esté la fortune de vostre pere Alcippe, pour luy faire reprendre l'estat qu'il avoit
si long temps laissé, car je m'asseure que le discours merite d'estre sçeu. Alors le Berger,
quoy qu'il se sentist encore mal de l'eau qu'il avoit avalée, si est-ce qu'il se contraignit
pour luy obeïr, & commença de cette sorte.
HISTOIRE D'ALCIPPE.
Vous me commandez, Madame, de vous dire la fortune la plus traversée, & la
plus diverse d'homme du monde, & en laquelle on peut bien apprendre, que "qui veut
donner de la peine à autruy s'en prepare à soy-mesme la plus grande partie"
: Toutesfois
puis-que vous le voulez ainsi, pour ne vous desobeïr, je vous en diray briefvement ce que j'en
ay appris par les ordinaires discours de celuy mesme à qui toutes ces choses sont advenuës :
car pour nous faire entendre, combien nous sommes heureux de vivre en repos d'esprit, mon pere
nous est allé racontant bien souvent ses fortunes estranges. Sçachez donc, Madame, qu'Alcippe
ayant esté nourry par son pere avec la simplicité de Berger, eut tousjours un esprit si
esloigné de sa nourriture, que tout autre chose luy plaisoit davantage que ce qui estoit des
villageois. Si bien que jeune enfant, pour presage de ce qu'il reüssiroit, & à quoy estant
en âge il s'addonneroit, il n'avoit plaisir si grand que de faire des assemblées d'autres
enfans ainsi que luy, ausquels il apprenoit de se mettre en ordre ; & les armoit, les uns
de frondes, les autres d'arc, & de fléches, desquelles il leur monstroit à tirer
justement, sans que les menaces des vieux, & sages Bergers l'en peussent destourner. Les
anciens de nos hameaux qui voyent ses actions,
predisoient de grands troubles par ces contrées, & sur tout qu'Alcippe seroit un esprit
turbulant qui jamais ne s'arresteroit dans les termes de Berger. Lors qu'il commençoit
d'attaindre la quinze ou seiziesme année de son âge, de fortune il devint amoureux de la
Bergere Amarillis, qui pour lors estoit recherchée secrettement d'un autre Berger son voisin
nommé Alcé. Et parce qu'Alcippe avoit une si bonne opinion de soy-mesme, qu'il luy sembloit
n'y avoir Bergere qui ne receust aussi librement son affection, comme il la luy offriroit, il
se resolut de n'user pas de beaucoup d'artifice pourla luy déclarer, de sorte que la
rencontrant à un des sacrifices de Pan, ainsi qu'elle retournoit en son hameau, il luy dit :
Je n'eusse jamais creu avoir si peu de force, que de ne pouvoir resister aux coups d'un
ennemy, qui me blesse sans y penser. Elle luy respondit ; Celuy qui blesse par mesgarde ne
doit pas avoir le nom d'ennemy. Non pas (respondit-il) en ceux qui ne s'arrestent pas aux
effaits, mais aux paroles seulement ; & quant à moy, je trouve que celuy qui offense comme
que ce soit, est ennemy, & c'est pourquoy je vous puis bien donner ce nom. A moy
(repliqua-t'elle ?) Je n'en voudrois pas avoir ny l'effait, ny la pensée : car je faits trop
d'estat de vostre merite. Voila (adjousta le Berger) un des coups dont vous m'offensez le
plus, en me disant une chose pour autre ; que si
veritablement vous recognoissiez en moy ce que vous dictes, autant que je m'estime outragé de
vous, autant m'en dirois-je favorisé : Mais je voy bien qu'il vous suffit de porter l'amour
aux yeux, & en la bouche, sans luy donner place dans le cœur. La Bergere alors se trouvant
surprise, comme n'ayant point entendu parler d'amour, luy respondit ; Je fais estat Alcippe de
vostre vertu, ainsi que je dois, & non point outre mon devoir : & quant à ce que vous
parlez d'Amour, croyez que je n'en veux avoir, ny dans les yeux ny dans le cœur pour personne,
& moins pour ces esprits abaissez, qui vivent comme sauvages dans les bois. Je cognois
bien (repliqua le Berger) que ce n'est point élection d'Amour, mais ma destinée qui me fait
estre vostre ; puis que, si l'Amour doit naistre de ressemblance d'humeur, il seroit bien
mal-aisé qu'Alcippe n'en eust pour vous, qui dés le berceau a eu en haine ceste vie
champestre, que vous mesprisez si fort ; & vous proteste, que s'il ne faut que changer de
condition, pour avoir part en vos bonnes graces, que dés icy je quitte la houlette & les
troupeaux, & veux vivre entre les hommes ; & non point entre les sauvages : Vous
pouvez bien (respondit Amarillis) changer de condition, mais non pas me la faire changer, qui
suis resoluë de n'estre jamais moins à moy, que je suis, pour donner place à quelque plus
forte affection : Si vous voulez donc que nous
continuons de vivre, comme nous avons fait par le passé : changez ces discours d'affection
& d'Amour, en ceux que vous vouliez me tenir autresfois, ou bien ne trouvez point estrange
que je me bannisse de vous, estant impossible qu'Amour & l'honnesteté d'Amarillis puissent
se souffrir ensemble. Alcippe qui n'avoit point attendu une telle response, se voyant si
esloigné de son attente, fut tellement confus en soy-mesme, qu'il demeura quelque temps sans
luy pouvoir respondre, en fin estant revenu, il tascha de se persuader, que la honte de son
âge, & de son sexe, & non pas faute de bonne volonté envers luy, luy avoit fait tenir
tels propos. C'est pourquoy il luy respondit : Quelle que vous me puissiez estre, je ne seray
jamais autre que vostre serviteur, & si le commandement que vous me faictes n'estoit
incompatible avec mon affection, vous devez croire qu'il n'y a rien au monde qui m'y pust
faire contrevenir : vous m'en excuserez donc, & me permettrez que je continuë ce dessein,
qui n'est qu'un tesmoignage de vostre merite, & auquel, veuillez vous, ou non, je suis
entierement resolu. La Bergere tournant doucement l'œil contre luy : Je ne sçay Alcippe (luy
dit-elle) si c'est par gajeure, ou par opiniastreté que vous me parlez de ceste sorte. C'est
respondit-il, pour tous les deux, car j'ay fait gajeure avec mes desirs de vous vaincre, ou de
mourir, & ceste resolution s'est changée en
opiniastreté, n'y ayant rien qui me puisse divertir du serment que j'en ay fait. Je serois
bien aise (repliqua Amarillis) que vous eussiez pris quelqu'autre pour butte de telles
importunitez. Vous nommerez (luy dit le Berger) mes affections comme il vous plaira, cela ne
peut toutesfois me faire changer de dessein. Ne trouvez donc point mauvais (repliqua
Amarillis) si je suis aussi ferme en mon opiniastreté, que vous en vostre importunité. Le
Berger voulut repliquer, mais il fut interrompu par plusieurs Bergeres qui survindrent, de
sorte qu'Amarillis, pour conclusion, luy dit assez bas, Vous me ferez desplaisir Alcippe, si
vostre deliberation est recogneuë, car je me contente de sçavoir vos folies, & aurois trop
de desplaisir que quelqu'autre les entendist. Ainsi finirent les premiers discours de mon pere
& d'Amarillis, qui ne firent que luy augmenter le desir qu'il avoit de la servir. Car "rien ne donne tant d'Amour que l'honnesteté".
Et de fortune le long du chemin, ceste
trouppe rencontra Celion & Bellinde, qui s'estoient arrestez à contempler deux
tourterelles qui sembloient se caresser, & se faire l'Amour l'une à l'autre sans se
soucier de voir à l'entour d'elles tant de personnes. Alors Alcippe se ressouvenant du
commandement qu'Amarillis venoit de luy faire, ne peut s'empescher de souspirer tels vers : Et
par-ce qu'il avoit la voix assez bonne, chacun se teut pour l'escouter.
SONNET
d'Alcippe sur les contraintes
de l'honneur.
O couples bienheureux, aymables tourterelles,
Sans nombre
redoublez vos baisers amoureux,
Et allez à l'envy renouvellant par eux,
Tantost vos douces paix, puis vos douces querelles !
Quand je vous voy languir
d'un tremoussement d'ayles
Et à demy lassez vous caresser tous deux,
O
gentils oyselets que je vous dis heureux,
De jouïr librement de vos amours
fidelles !
Que vous estes heureux de montrer franchement,
Ce, qu'helas ! il
nous faut cacher si finement
Sous les injustes loix que cet honneur nous donne !
De notre propre bien nous rendant ennemis :
Car le cruel qu'il est, sans
raison il ordonne,
Qu'en Amour seulement le larcin soit permis.
Depuis ce temps Alcippe se laissa tellement transporter à son affection qu'il n'y
avoit plus de borne qu'il n'outre-passast, & elle au contraire se monstroit tousjours plus
froide, & plus gelée envers luy : & sur ce suject, un jour qu'il fut prié de chanter,
il dit tels vers.
MADRIGAL.
Sur la froideur d'Amarillis.
Elle a le cœur de glace, et les yeux tous de flame,
Et moy pour
mon mal-heur
Je gele par dehors, et j'ay le feu dans l'ame,
Mais c'est par-ce
qu'Amour, qui se paist de douleur,
Loge dedans mon cœur, et aux yeux de Madame.
Dieux !changera-t'il point quelquefois ce moqueur ?
Et que je l'aye aux
yeux, et elle dans le cœur ?
En ce temps-là, comme je vous ay dit, Alcé recherchoit Amarillis, & par-ce
que c'estoit un tres-honneste Berger, & qui estoit tenu pour fort sage, le pere
d'Amarillis inclinoit plus à la luy bailler, que non point à Alcippe, à cause de son courage
turbulant : & au contraire la Bergere aimoit davantage mon pere, par-ce que son humeur
estoit plus approchante de la sienne, ce que recognoissant bien le sage pere, & ne voulant
user de violence ny d'authorité absoluë envers elle, il eut opinion que l'esloignement la
pourroit divertir de ceste volonté, & ainsi resolut de l'envoyer pour quelque temps vers
Artemis, seur d'Alcé, qui se tenoit sur les rives de la riviere d'Allier. Lorsqu'Amarillis
sceut la deliberation de son pere (comme tousjours on s'efforce contre les choses defenduës)
elle prit resolution de ne partir point sans assurer Alcippe de sa bonne volonté ; en ce
dessein elle luy escrivit tels mots.
LETTRE D'AMARILLIS
à Alcippe.
Vostre opiniastreté a surpassé la mienne, mais la mienne aussi
surmontera celle qui me contraint de vous advertir, que demain je parts, et qu'aujourd'huy si
vous me trouvez sur le chemin, où nous nous rencontrasmes avant-hier, et que vostre amour se
puisse contenter de parole, elle aura occasion de l'estre, et à Dieu.
Il seroit trop long, Madame, de vous dire tout ce qui se passa particulierement
entr'eux, outre que l'estat où je me trouve, m'empesche de le pouvoir faire. Ce me sera donc
assez en abregeant, de vous dire qu'ils se rencontrerent au mesme endroit, & que ce fut là
le premier lieu où mon pere eut asseurance d'estre aymé d'Amarillis, & qu'elle luy
conseilla de laisser la vie champestre où il avoit esté nourry, par-ce qu'elle la mesprisoit
comme indigne d'un noble courage, luy promettant qu'il n'y avoit rien d'assez fort pour la
divertir de sa resolution. Apres qu'ils furent separez, Alcippe grava tels vers sur un arbre,
le long du bois.
SONNET
D'Alcippe sur la constance de
son amitié.
Amarillis toute pleine de grace,
Alloit ces bors de ces fleurs
despoüillant,
Mais sous la main qui les alloit cueillant,
D'autres soudain
renaissoient en leur place.
Ces beaux cheveux, où l'Amour s'entrelasse,
Amour
alloit d'un doux air éveillant,
Et s'il en voit quelqu'un s'eparpillant :
Tout
curieux soudain il le ramasse.
Telle Lignon pour la voir s'arresta,
Et pour
miroir ses eaux luy presenta,
Et puis luy dit ; Une si belle image
A ton
despart mon onde esloignera,
Mais de mon cœur jamais ne partira
Le traict fatal,
Nymphe, de ton visage.
Lors qu'elle fut partie, & qu'il commença à bon escient à ressentir les
desplaisirs de son absence, allant bien souvent sur le mesme lieu où il avoit pris congé de sa
Bergere, il y souspira plusieurs fois tels vers.
SONNET,
D'Alcippe sur l'absence.
Belle onde de Lignon, qui de source éternelle,
Du gratieux FOREST
va le sein arrousant,
Et qui flot dessus flot ne te va reposant,
Que tu ne sois
rentré dans l'onde paternelle :
Ne vois-tu point Allier qui te ravit ta belle,
User comme outrageux du droit du plus puissant :
Et qu'ainsi ton Soleil loin de toy
ravissant,
Il semble que par force au combat il t'appelle.
Contre ce
ravisseur sousleve à ton secours,
Les yeux qui sur tes bords vont pleurant leurs amours
:
Fleschir à l'outrageux est faute de courage.
Ose-le seulement, que mille de
nos cœurs
Te dorront pour secours milles fleuves de pleurs,
Qui ne se tariront
qu'en vengeant ton outrage.
Mais ne pouvant patienter de vivre sans la voir au mesme lieu, où il avoit tant
accoustumé le bien de sa veuë : Il se resolut comme que ce fust, de partir de là. Et lors
qu'il en cherchoit l'occasion, il s'en presenta une toute telle qu'il l'eust sçeu desirer, car
peu auparavant la mere d'Amasis estoit morte, & on se preparoit dans la grande ville de
Marcilly de la recevoir, comme nouvelle Dame, avec beaucoup de triomphe : Et parce que les
preparatifs que l'on y faisoit y attiroient par la
curiosité presque tout le pays : mon pere fit en sorte qu'il en obtint le congé. Et c'est de
là que nasquit la source de tous ses travaux, il estoit de l'âge de dixsept à dixhuict ans,
beau entre tous ceux de ceste contrée, les cheveux blonds, annelez & crespez de la Nature,
qu'il portoit assez longs : car Clodion n'avoit encor fait la deffense des chevelures, outre
que nous n'estions point de ses sujects : il avoit tous les traicts du visage si beaux &
agreables, que l'Amour en voulut faire peut-estre quelques secrette vengeance. Et voicy
comment : Il fut veu de quelque Dame, & si secrettement aymé d'elle, que jamais nous n'en
avons peu sçavoir le nom. Au commencement qu'il arriva à Marcilly, il estoit vestu en Berger,
mais assez proprement, car son pere le cherissoit fort, & afin qu'il ne fist quelque
folie, comme il avoit accoustumé en son hameau, il luy mit deux ou trois Bergers aupres, qui
en avoient le soing, principalement un nommé Cleante, homme à qui l'humeur de mon pere
plaisoit : de sorte qu'il l'aimoit comme s'il eust esté son fils. Ce Cleante en avoit un nommé
Clindor, de l'âge de mon pere, qui sembloit avoir eu de la nature la mesme inclination en
l'amitié d'Alcippe. Alcippe, qui d'autre costé recognoissoit ceste affection, l'aima plus que
tout autre : ce qui estoit si agreable à Cleante, qu'il n'avoit rien qu'il pust refuser à mon
pere : cela fut cause qu'apres avoir veu quelques jours, comme les jeunes Chevaliers qui estoient à ces festes, alloient vestus, comme ils
s'armoient & combattoient à la barriere, & ayant declaré son dessein à son amy
Clindor, tous deux ensemble requirent Cleante de leur vouloir donner les moyens de se faire
paroistre entre ces Chevaliers. Et comment (leur dit Cleante) avez-vous bien le courage de
vous esgaler à eux ? Et pourquoy-non (dit Alcippe) n'ay-je pas autant de bras, & de jambes
qu'eux ? Mais, dit Cleante, vous n'avez pas appris les civilitez des villes. Nous ne les avons
pas apprises, dit-il, mais elles ne sont point si difficiles qu'elles nous doivent oster
l'esperance de les apprendre bien tost ; & puis il me semble qu'il n'y a pas tant de
difference de celles-cy aux nostres, que nous ne les changions bien aisément. Vous n'avez pas,
dit-il, l'adresse aux armes. Nous avons, repliqua-il, assez de courage pour suppléer à ce
deffaut. Et quoy, adjousta Cleante, voudriez-vous laisser la vie champestre ? Et qu'ont
affaire (respondit Alcippe) les bois avec les hommes ? & que peuvent apprendre les hommes
en la pratique des bestes ? Mais, respondit Cleante, ce vous sera bien du desplaisir, de vous
voir desdaigner par ces glorieux courtisants, qui à tous coups vous reprocheront que vous
estes des Bergers. Si c'est honte, dit Alcippe, d'estre Berger, il ne le faut plus estre ; si
ce n'est pas honte, le reproche n'en peut estre mauvais. Que s'ils me méprisent pour ce nom,
je tascheray par mes actions de me faire estimer. En fin Cleante les voyant, & l'un & l'autre, si resolus à faire autre vie que celle de
leurs peres : Or bien, dit-il, mes enfants, puis que vous avez pris ceste resolution, je vous
diray, que quoy que vous soyez tenus pour Bergers, vostre naissance toutesfois vient des plus
anciens tiges de ceste contrée, & d'où il est sorty autant de braves Chevaliers, que
quelqu'autre qui soit en Gaule ; mais une consideration contraire à celle que vous avez leur
fit eslire ceste vie retirée : par ainsi ne craignez point que vous ne soyez bien reçeus entre
ces Chevaliers, desquels les principaux sont mesmes de vostre sang. Ces paroles ne servirent
que de rendre leur desir plus ardant, car ceste cognoissance leur donna plus d'envie de mettre
en effet leur resolution, sans considerer ce qui leur pourroit advenir, soit par les
incommoditez que telle vie rapporte, soit par le desplaisir, que le pere d'Alcippe & ses
parents en recevroient. Dés l'heure Cleante fit la despence de tout ce qui leur estoit
necessaire : Ils estoient tous deux si bien nays, qu'ils s'acquirent bien tost la cognoissance
& l'amitié de tous les principaux. Et Alcippe en mesme temps s'adonna de telle sorte aux
armes qu'il reüssit un des bons Chevaliers de son temps.
Durant ces festes qui continuerent deux mois, mon pere fut veu, comme je vous ay dit,
par une Dame, de laquelle je n'ay jamais peu sçavoir le nom, & parce qu'il ne luy
defailloit aucune de ces choses qui peuvent faire ay
mer, elle en fut de sorte esprise, qu'elle inventa une ruze assez bonne pour venir à bout de
son intention. Un jour que mon pere assistoit dans un temple aux sacrifices, qui se faisoient
pour Amasis, une assez vieille femme se vint mettre pres de luy, & feignant de faire ses
oraisons, elle luy dit deux ou trois fois, Alcippe, Alcippe, sans le regarder : luy qui s'oüyt
nommer, luy voulut demander ce qu'elle luy vouloit : Mais luy voyant les yeux tournez
ailleurs, il creut qu'elle parloit à un autre, elle qui s'apperceut qu'il l'escoutoit,
continua, Alcippe, c'est à vous à qui je parle, encor que je ne vous regarde point, si vous
desirez d'avoir la plus belle fortune que jamais Chevalier ait euë en ceste Court,
trouvez-vous entre jour & nuict, au carrefour qui conduit à la place de Pallas, & là
vous sçaurez de moy le reste. Alcippe voyant qu'elle luy parloit de ceste sorte, sans la
regarder aussi, luy respondit qu'il s'y trouveroit : A quoy il ne faillit point, car le soir
aprochant, il s'en alla au lieu assigné, où il ne tarda guiere sans que ceste femme âgée ne
vint à luy, presque couverte d'un taffetas qu'elle avoit sur la teste, & l'ayant tiré à
part, luy dit, Jeune homme tu és le plus heureux qui vive, estant aimé de la plus belle, &
plus aimable Dame de ceste Court, & de laquelle (si tu veux me promettre ce que je te
demanderay) dés à ceste heure je m'oblige à te faire avoir toute sorte de contentement. Le
jeune Alcippe oyant ceste proposition, demanda qui
estoit la Dame. Voila, dit-elle, la premiere chose que je veux que tu me promettes, qui est de
ne te point enquerir de son nom, & de tenir ceste fortune secrette : l'autre que tu
permettes que je te bouche les yeux, & je te conduiray où elle est. Alcippe luy dit, pour
ne m'enquerir de son nom, & tenir cet affaire secrette, cela feray-je fort volontiers,
mais de me boucher les yeux jamais je ne le permettray. Et qu'est-ce que tu peux craindre ?
(dit-elle) Je ne crains rien (respondit Alcippe) mais je veux avoir les yeux en liberté. O
jeune homme, dit la vieille, que tu és encore apprentif, pourquoy veux-tu faire desplaisir à
une personne qui t'aime tant ? & n'est-ce pas luy desplaire que de vouloir sçavoir d'elle
plus qu'elle ne veut ? croy-moy, ne fais point de difficulté, ne doute de rien, quel danger y
peut-il avoir pour toy ? où est ce courage que ta presence promet à l'abord ? est-il possible
qu'un peril imaginé te fasse laisser un bien asseuré, & voyant que je ne m'esmouvois
point : Que maudite soit la mere, dit-elle, qui te fist si beau, & si peu hardy ; sans
doute & ton visage, & ton courage, sont plus de femme que de ce que tu és. Le jeune
Alcippe ne pouvoit oüyr sans rire la colere de ceste vieille : en fin apres avoir quelque
temps pensé en luy-mesme quel ennemy il pouvoit avoir, & trouvant qu'il n'en avoit point,
il se resolut d'y aller, pourveu qu'elle luy permit de porter son espée, & ainsi se laissa
boucher les yeux ; & la prenant par la robbe, la
suivit où elle le voulut conduire. Je serois trop long, si je voulois vous raconter, Madame,
toutes les particularitez de ceste nuit, tant y a qu'apres plusieurs destours, & ayant
peut-estre plusieurs fois passé sur un mesme chemin : Il se trouva en une chambre, où les yeux
bandez il fut desabillé par ceste mesme femme,& mis dans un lict, peu apres arriva la
Dame, qui l'avoit envoyé chercher, & se mettant aupres de luy, luy desboucha les yeux,
parce qu'il n'y avoit point de lumiere dans la chambre, mais quelle peine qu'il y prit, il ne
sçeut jamais tirer une seule parole d'elle. De sorte qu'il se leva le matin sans sçavoir qui
elle estoit, seulement la jugea-il belle & jeune, & une heure avant jour, celle qui
l'avoit amené, le vint reprendre, & le reconduit avec les mesmes ceremonies qu'elle l'y
avoit amené, & depuis ce jour ils resolurent ensemble que toutes les fois qu'il y devroit
retourner, il trouveroit une pierre à un certain carrefour dés le matin.
Ce pendant que ces choses se passoient ainsi, le pere d'Alcippe vint à mourir : De
sorte qu'il demeura plus maistre de soy-mesme qu'il ne souloit estre, & n'eust esté le
commandement d'Amarillis & son intention particuliere qui l'y retenoit, l'Amour qu'il
portoit à sa Bergere l'eust peut-estre rappellé dans les bois, car les faveurs de ceste Dame
incogneuë ne pouvoient en rien luy en oster le souvenir. Que si les grands dons qu'il recevoit
d'elle ordinairement, ne l'eussent retenu en ceste
pratique, passé les deux ou trois premiers voyages il s'en fust retiré. Mais les commoditez
qu'il en retiroit estoient telles, qu'il s'y contraignoit, mesmes avoit acquis durant ce
temps-là beaucoup de faveur aupres de Pimander, & d'Amasis. Mais parce qu'"un jeune
cœur peut mal-aisément tenir long temps quelque chose de caché"
, il advint que Clindor
son cher amy, le voyant despendre plus que de coustume, luy demanda d'où luy en venoient les
moyens. A quoi du premier coup respondant fort diversement, en fin il luy descouvrit toute
ceste fortune, & puis luy dit, que quel artifice qu'il y eust sçeu mettre, il n'avoit
jamais peu sçavoir qui elle estoit. Clindor trop curieux,luy conseilla de coupper demy pied de
la frange du lict, & puis le lendemain suivre les meilleures maisons d'où il avoit doute,
& que l'on en pourroit avoir cognoissance, ou à la couleur, ou à la piece : Ce qu'il fit,
& par cet artifice, mon pere recogneut qui estoit celle qui le favorisoit, toutefois il en
a tellement tenu le nom secret, que ny Clindor, ny nul de ses enfans n'en a jamais rien peu
sçavoir. Mais la premiere fois que par apres il y retourna, lors qu'il estoit prest à se lever
le matin, il la conjura de ne se vouloir plus cacher à luy, qu'aussi bien c'estoit peine
perduë, puis qu'il sçavoit asseurément qu'elle estoit une telle : Elle s'oyant nommer faillit
de parler, toutefois elle se teut pour lors, & attendit que la vieille fust venuë, à laquelle quand Alcippe fut sorty du lict, elle fit
tant de menaces, croyant que ce fust elle qui l'eust descouverte, que cette pauvre femme s'en
vint toute tremblante jurer à mon pere qu'il se trompoit. Luy alors en se souriant, luy
raconta la finesse dont il avoit usé, & que ç'avoit esté de l'invention de Clindor : elle
bien aise de ce qu'il luy avoit descouvert, apres mille sermens du contraire, rentra le dire à
ceste Dame, qui mesme s'estoit levée pour oüyr leur discours ; & quand elle sçeut que
Clindor en avoit esté l'inventeur, elle tourna toute sa colere contre luy, pardonnant aisément
à Alcippe qu'elle ne pouvoit haïr, toutefois depuis ce jour elle ne l'envoya plus querir. Et
parce qu'un esprit offensé n'a rien de si doux qu'à penser à la vengeance, ceste femme tourna
de tant de costez qu'elle fit une querelle à Clindor, pour laquelle il fut contraint de se
battre contre un cousin de Pimander, qu'il tua, & quoy qu'il fust poursuivy par Pimander,
si se sauva-il en Auvergne avec l'aide d'Alcippe. Mais Amasis fit en sorte, qu'Alaric Roy des
Visigostz siegeant pour lors à Tholouse, le fit mettre prisonnier à Ussom, avec commandement à
ses officiers de le remettre entre les mains de Pimander, qui cependant fit faire son procés,
& n'attendoit pour l'execution de la sentence, que d'avoir la commodité de l'envoyer
querir. Alcippe ne laissa rien d'intenté pour obtenir son pardon : Mais ce fut en vain, car il
avoit trop forte partie. C'est pourquoy voyant la perte
assurée de son amy, il delibera à quel hazard que ce fust de le sauver. Il estoit pour lors à
Ussom, comme je vous ay dit, place si forte qu'il eust semblé à tout autre une folie de
vouloir entreprendre de l'en sortir. Son amitié toutefois, qui ne trouvoit rien de plus
mal-aisé que de vivre sans Clindor, le fit resoudre de devancer ceux qui alloient de la part
de Pimander. Ainsi feignant de se retirer chez soy mal contant, il part luy douziesme, &
un jour de marché se presentent à la porte du Chasteau vestus en villageois, & portant
sous leurs jupes des courtes espées, & aux bras des paniers comme personnes qui alloient
vendre. Je luy ay oüy dire qu'il y avoit trois forteresses l'une dans l'autre. Ces resolus
païsans vindrent jusques à la derniere, où peu de Visigostz estoient restez : car la plus-part
estoient descendus en la basse ville pour voir le marché, & pour se pourvoir de ce qui
estoit necessaire pour leur garnison. Estant là ils offroient à si bon prix leurs denrées, que
presque tous ceux qui estoient dedans sortirent pour en achepter. Lors mon pere voyant
l'occasion bonne, saisissant au collet celuy qui gardoit la porte, luy mit l'espée dans le
corps, & chacun de ses compagnons comme luy se deffit en mesme instant du sien, &
entrant dedans mirent le reste au fil de l'espée & soudain serrant la porte coururent aux
prisons, où ils trouverent Clindor dans un cachot, & tant d'autres, qu'ils se jugerent
estant armez, suffisans de deffaire le reste de la garnison. Pour abreger, je vous diray, Madame, qu'encore que pour l'alarme, les
portes de la ville fussent fermées, si les forcerent-ils sans perdre un seul homme, quoy que
le gouverneur, qui en fin y fut tué, y fist toute la resistance qu'il peut. Ainsi voila
Clindor sauvé & Alaric adverty que c'estoit mon pere qui avoit fait ceste entreprise,
dequoy il se sentit tant offensé, qu'il en demanda justice à Amasis, & elle qui ne vouloit
perdre son amitié, s'affectionna beaucoup pour le contenter, & envoya incontinent pour se
saisir de mon pere : mais ses amis l'en avertirent si à propos, qu'ayant donné ordre à ses
affaires, il sortit hors de ceste contrée, & piqué contre Alaric plus qu'il n'est pas
croyable, s'alla mettre avec une nation, qui alors ne faisoit que d'entrer en nos Gaules,
& qui pour estre belliqueuse, s'estoit saisie des deux bords du Rosne & de la Sone
& des Alobroges, au service de leur Roy nommé Gondioch. Et parce que desireux d'agrandir
leurs terres, ils faisoient continuellement la guerre aux Visigostz, Ostrogosts & Romains.
Il y fut tresbien receu avec tous ceux qu'il y voulut conduire, & estant cogneu pour homme
de valeur, fut incontinant honoré de diverses charges ; Mais quelques années estant escoulées,
Gondioch venant à mourir, Gondebault son fils luy succeda à la Couronne de Bourgongne, &
desirant d'asseurer ses affaires dés le commencement, fit la paix avec ses voisins, mariant
son fils Sigismond avec une des filles de Theodoric Roy des Ostrogostz, & pour complaire à Alaric, qui estoit infiniment offensé contre
Alcippe, il luy promit de ne le tenir plus aupres de luy. De sorte qu'avec son congé, il se
retira avec un autre peuple, qui du costé de Renes s'estoit saisi d'une partie de la Gaule, en
despit des Gaulois & des Romains. Mais, Madame, ce discours vous seroit ennuyeux, si
particulierement je vous racontois tous ses voyages, car de ceuxcy il fut contraint de s'en
aller à Londres vers le grand Roy Artus, qui en ce mesme temps, comme depuis je luy ay oüy
raconter plusieurs fois, institua l'Ordre des Chevaliers de la table ronde. De là il fut
contraint de se retirer au Royaume qui porte le nom du port des Gaulois. Et en fin estant
recerché par Alaric, il se resolut de passer la mer & aller à Bisance, où l'Empereur luy
donna la charge de ses galeres : Mais dautant que "le desir de revenir en la Patrie, est le
plus fort de tous les autres"
; mon pere, quoy que tres-grand avec ces grands Empereurs,
n'avoit toutefois rien plus à cœur, que de revoir fumer ces fouïers, où si souvent il avoit
esté emmaillioté, & semble que la fortune luy en presenta le moyen, lors que moins il
l'attendoit. Mais j'ay oüy dire quelquefois à nos Druydes que "la fortune se plait de
tourner le plus souvent sa rouë, du costé où l'on attend moins son tour".
Alaric vint à
mourir, & Thierry son fils luy succeda, qui pour avoir plusieurs freres eut bien assez
affaire à maintenir ses estats, sans penser aux inimitiez de son pere : Et ainsi se voulant
rendre aymable à chacun (Car "la bonté & la
liberalité sont les deux aymants, qui attirent le plus l'amitié de chacun"
) Dés le
commencement de son regne, il fit un pardon general de toutes les offenses faites en son
Royaume. Voila un grand commencement pour moyenner le retour d'Alcippe ; si ne pouvoit-il
encore revenir, dautant que Pimander n'avoit point oublié l'injure receuë, toutefois ainsi que
les Visigostz furent cause de son bannissement, de mesme la fortune s'en voulut servir pour
instrument de son rappel. Quelque temps auparavant, comme je vous ay dit, Artus Roy de la
grand' Bretagne avoit institué les Chevaliers de la table ronde, qui estoit un certain nombre
de jeunes hommes vertueux, obligez d'aller chercher les adventures, punir les meschans, faire
justice aux oppressez, & maintenir l'honneur des Dames. Or les Visigostz d'Espagne, qui
alors siegeoient dans Pampelune, à l'imitation de cestui-cy esleurent des Chevaliers, qui
alloient en divers lieux monstrant leur force & adresse. Il advint qu'en ce temps un de
ces Visigostz, apres avoir couru plusieurs contrées s'en vint à Marcilly, où ayant fait son
deffi accoustumé, il vainquit plusieurs des Chevaliers de Pimander, ausquels il coupoit la
teste, & d'une cruauté extréme, pour tesmoignage de sa valeur, les envoyoit à une Dame
qu'il servoit en Espagne. Entre les autres Amarillis y perdit un oncle, qui comme mon pere, ne
voulant demeurer dans le repos de la vie champestre, avoit suivy le mestier des armes. Et parce que durant cet esloignement, elle avoit
esté assez curieuse pour avoir d'ordinaire de ses nouvelles, par la voye de certains jeunes
garçons qu'elle & luy avoient dressez à cela : Aussi tost que ce mal-heur luy fut avenu,
elle le luy escrivit, non pas en opinion qu'il deust s'en retourner, mais comme luy faisant
part de son desplaisir. "Amour qui n'est jamais dans une belle ame sans la remplir de mille
desseins genereux"
, ne permit à mon pere de sçavoir le desplaisir d'Amarillis estre causé
par un homme, sans incontinent faire resolution de chastier cet outrecuidé. Et ainsi avec le
congé de l'Empereur, s'en vint dissimulé en la maison de Cleante, qui sçachant sa
deliberation, tascha plusieurs fois de l'en divertir, mais Amour avoit de plus fortes
persuasions que luy. Et un matin que Pimander sortoit pour aller au Temple ; Alcippe se
presenta devant luy, armé de toutes pieces, & quoy qu'il eust la visiere haussée, si ne
fut-il point recognu pour la barbe qui luy estoit venuë depuis son départ. Lors que Pimander
sceut sa resolution, il en fit beaucoup d'estat, pour la haine qu'il portoit à cet estranger à
cause de son arrogance & de sa cruauté, & dés l'heure mesme le fit avertir par un
heraut d'armes. Pour abreger mon pere le vainquit, & en presenta l'espée à Pimander, &
sans se faire cognoistre à personne, sinon à Amarillis qui le vid en la maison de Cleante, il
s'en retourna à Bisance, où il fut receu comme de coustume. Ce pendant Cleante qui n'avoit nul
plus grand desir, que de le revoir libre en Forestz,
le descouvrit à Pimander, qui estoit fort desireux de sçavoir le nom de celuy qui avoit
combattu l'estranger. Luy au commencement estonné, en fin esmeu de la vertu de cet homme,
demanda s'il estoit possible qu'il fust encor en vie. A quoy Cleante respondit, en racontant
toutes ses fortunes, & tous ses longs voyages, & en fin quel il estoit parvenu aupres
de tous les Rois qu'il avoit servy. Sans mentir, dit alors Pimander, la vertu de cet homme
merite d'estre recherchée & non pas bannie, outre l'extréme plaisir qu'il m'a fait, qu'il
revienne donc, & qu'il s'asseure que je le cheriray, & aimeray comme il merite : Et
que dés icy je luy pardonne ce qu'il a fait contre moy à Ussum. Ainsi mon pere apres avoir
demeuré dixsept ans en Grece, revint en sa Patrie honoré de Pimander, & d'Amasis, qui luy
donnerent la plus belle charge qui fut pres de leur personne. Mais voyez que c'est que de
nous ! "On se soule de toute chose par l'abondance : Et le desir assouvy demeure sans
force".
Aussi tost que mon pere eut les faveurs de la fortune telles qu'il eust sçeu
desirer, le voila qui en perd le goust, & les mesprise. Et lors un bon demon qui le voulut
retirer de ce goulphe, où il avoit si souvent failly de faire naufrage, luy representa, à ce
que je luy ay oüy dire, semblables considerations. Vien ça Alcippe, quel est ton dessein ?
N'est-ce pas de bien vivre heureux autant que Cloton fillera tes jours ? si cela est, où
pense-tu trouver ce bien, sinon au re pos ? "Le
repos où peut-il estre que hors des affaires ? Les affaires comment peuvent-elles esloigner
l'ambition de la court ? Puis que la mesme felicité de l'ambition gist en la pluralité des
affaires ? n'as-tu point encor assez esprouvé l'inconstance dont elles sont pleines ? aye
pour le moins ceste consideration en toy. L'ambition est de commander à plusieurs, chacun de
ceux-là a le mesme dessein que toy. Ces desseins leur proposent les mesmes chemins : allant
par mesme chemin ne peuvent-ils parvenir là mesme où tu es ? & y parvenant, puis que
l'ambition est un lieu si estroit qu'il n'est capable que d'un seul, il faut que tu te
deffendes de mille qui t'attaqueront, ou que tu leur cedes. Si tu te deffends, quel peut
estre ton repos, puis que tu as à te garder des amis, & des ennemis ; & que jour
& nuit leurs fers sont esguisez contre toy ? Si tu leur cedes, est-il rien de si
miserable qu'un courtisan descheu"
: Doncques Alcippe, r'entre en toy-mesme, & te
ressouviens que tes peres, & ayeulx, ont esté plus sages que toy, ne veuille point estre
plus advisé, mais plante un clou de diamant à la rouë de ceste fortune, que tu as si souvent
trouvé si muable, reviens au lieu de ta naissance, laisse-là ceste pourpre, & la change en
tes premiers habits, que ceste lance soit changée en houlette, & ceste espée en coultre,
pour ouvrir la terre, & non pas le flanc des hommes : là tu trouveras chez toy le repos,
qu'en tant d'années tu n'as jamais peu trouver
ailleurs. Voyla, Madame, les considerations qui ramenerent mon pere à sa premiere profession.
Et ainsi, au grand estonnement de tous, mais avec beaucoup de loüange des plus sages, il
revint à son premier estat, où il fit renouveller nos anciens statuts, avec tant de
contentement de chacun, qu'il se pouvoit dire estre au comble de l'ambition, quoy qu'il s'en
fust despouillé ; puis qu'il estoit tant aimé, & honoré de ses voisins, qu'ils le tenoient
pour un oracle, & toutesfois ce ne fut pas encor là la fin de ses peines, car s'estant
apres la mort de PYmander retiré chez luy, il ne fut plustost en nos rivages, qu'Amour ne luy
renouvellast sa premiere playe, n'y ayant de toutes les flesches d'Amour, nulle plus acerée
que celle de la conversation. Ainsi donc voyla Amarillis si avant en sa pensée, qu'elle luy
donnoit plus de peine que tous ses premiers travaux. Ce fut en ce temps qu'il reprit la devise
qu'il avoit portée durant tous ses voyages, d'une penne de Geay, voulant signifier PEINE J'AY.
De cet Amour vint une tres-grande inimitié : Car Alcé pere d'Astrée estoit infiniment amoureux
de ceste Amarillis, & Amarillis durant l'exil de mon pere avoit permis ceste recherche,
par le commandement de ses parents, & à ceste heure ne s'en pouvoit distraire sans luy
donner tant de dégoustement, que c'estoit le desesperer : d'autre costé Alcippe, qui
dépoüillant l'habit de Chevalier, n'en avoit pas laissé le courage ; ne pouvant souffrir un
rival, vint aux mains plusieurs fois avec Alcé, qui
n'estoit pas sans courage, & croit-on que n'eust esté les parents d'Amarillis, qui se
resolurent de la donner à Alcippe, qu'il fust arrivé beaucoup de mal-heur entre-eux, mais
encor que par ce mariage on coupast les racines des querelles, celles toutesfois de la hayne
demeurerent si vives, que depuis elles crurent si hautes, qu'il n'y a jamais eu familiarité
entre Alcé, & Alcippe. Et c'est cela (dit Celadon s'addressant à Silvie) belle Nymphe, que
vous ouïstes dire estant à nostre hameau, car je suis fils d'Alcippe & d'Amarillis, &
Astrée est fille d'Alcé, & d'Hypolite. Vous trouverez peut-estre estrange, que n'estant
sorty de nos bois ny de nos pasturages, je sçache tant des particularitez des contrées
voisines. Mais, Madame, tout ce que j'en ay appris, n'a esté que de mon pere, qui me racontant
sa vie, a esté contraint de me dire ensemble les choses que vous avez ouïes.
Ainsi finit Celadon son discours, & certes non point sans peine, car le parler luy
en donnoit beaucoup, pour avoir encores l'estomach mal disposé, & cela fut cause qu'il
raconta ceste histoire le plus briefvement qu'il pust : De laquelle Galathée demeura plus
satisfaite qu'il ne se peut croire, pour avoir sceu de quels ayeuls estoit descendu ce Berger
qu'elle aymoit tant.
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LE
TROISIESME
LIVRE D'ASTREE.
Tant que le jour dura ces belles Nymphes tindrent si bonne compagnie à Celadon,
que s'il n'eust eu le cuisant desplaisir du changement d'Astrée, il n'eust point eu d'occasion
de s'ennuyer : car elles estoient & belles, & remplies de beaucoup de jugement :
Toutesfois en l'estat où il se trouvoit, cela ne fut assez pour luy empescher de se desirer
seul, & parce qu'il prevoyoit bien, que ce ne pouvoit estre que par la separation de la
nuict, il la souhaittoit à toute-heure, mais lors qu'il se croyoit plus seul, il se trouva le
mieux accompagné, car la nuit estant venuë, & ces Nymphes retirées en leurs chambres, ses
pansers luy vindrent tenir compagnie, avec de si cruels ressouvenirs, qu'ils luy firent bien
autant ressentir leur abort qu'il l'avoit desiré. Quels desespoirs alors ne se presenterent
point à luy ? nul de tous ceux que l'Amour peut produire, voire l'Amour le plus desesperé :
Car si à l'in juste sentence de sa maistresse, il
opposoit son innocence, soudain l'execution de cest arrest luy revenoit devant les yeux. Et
comme d'un penser on tombe en un autre, il rencontra de fortune avec la main, le ruban où
estoit la bague d'Astrée, qu'il s'estoit mis au bras. O que de mortelles memoires luy remit-il
en l'esprit ! il se representa tous les courroux qu'en cet instant-là elle avoit paint au
visage, toutes les cruautez que son ame faisoit paroistre, & par ses paroles, & par
ses actions, & tous les desdains dont elle avoit proferé les ordonnances de son
bannissement : s'estant quelque temps arresté sur ce dernier mal-heur, il s'alla ressouvenir
du changement de sa fortune : combien il s'estoit veu heureux ; combien elle l'avoit favorisé,
& combien tel heur avoit continué. De là il vint à ce qu'elle avoit fait pour luy :
combien à sa consideration, elle avoit desdaigné d'honnestes Bergers ; combien elle avoit peu
estimé la volonté de son pere, le courroux de sa mere, & les difficultez qui estoient
contraires à leur amitié : puis il s'alloit ressouvenant combien estoient changeantes les
fortunes d'Amour, aussi bien que toutes les autres ; & combien peu de chose luy restoit de
tant de faveurs, qui en fin estoit sans plus un bracelet de cheveux, qu'il avoit au bras,
& un portrait qu'il portoit au col, duquel il baisa la boîte plusieurs fois : pour la
bague qu'il avoit à l'autre bras, il croyoit que ce fust plustost la force, que sa bonne volonté qui la luy eust donnée : mais tout
à coup il se ressouvint des lettres, qu'elle luy avoit escrites, durant le bon heur de sa
fortune, & qu'il portoit d'ordinaire avec luy dans un petit sac de senteur : ô quel
tressault fut le sien ! car il eut peur que ces Nymphes foüillant ses habits ne l'eussent
trouvé. En ce doute il appella fort haut le petit Meril, car pour le servir il estoit couché à
une garde-robe fort proche. Le jeune garçon s'oyant appeller coup sur coup deux ou trois fois,
vint sçavoir ce qu'il luy vouloit. Mon petit amy (dit Celadon) ne sçais-tu point que sont
devenus mes habits ? car il y a dedans quelque chose qu'il m'ennuyeroit fort de perdre. Vos
habits (dit-il) ne sont pas loin d'icy, mais il n'y a rien dedans, car je les ay cherchez.
Ah ! dit le Berger, tu te trompes, Meril, j'y avois chose que j'aymerois mieux avoir conservée
que la vie : & lors se tournant de l'autre costé du lict, se mit à plaindre, &
tourmenter fort long temps. Meril qui l'escoutoit d'un costé, estoit marry de son desplaisir,
& de l'autre estoit en doute, s'il luy devoit dire ce qu'il en sçavoit. En fin ne pouvant
supporter de le voir plus longuement en ceste peine, il luy dit, qu'il ne se devoit point tant
ennuyer, & que la Nymphe Galathée l'aymoit trop pour ne luy rendre une chose qu'il
monstroit d'avoir si chere. Alors Celadon se tourna à luy, & comment (dit-il) la Nymphe
a-elle ce que je demande ? Je croy (respondit-il) que c'est cela mesme, pour le moins je n'y ay trouvé qu'un petit sac plein de papier :
& ainsi que je le vous apportois, un peu avant que vous ayez voulu dormir, elle l'a veu,
& me l'a osté. O Dieux (dit alors le Berger) aillent toutes choses au pis qu'elles
pourront : & se tournant de l'autre costé, ne voulut luy parler davantage. Cependant
Galathée lisoit les lettres de Celadon, car il estoit fort vray, qu'elle les avoit ostées à
Meril, & cela selon la curiosité ordinaire de ceux qui ayment : mais elle luy avoit fort
deffendu de n'en rien dire, par-ce qu'elle avoit intention de les rendre sans qu'il sceust
qu'elle les eust veuës. Pour lors Silvie luy portoit un flambeau devant, & Leonide estoit
ailleurs, si bien qu'à ce coup, il fallut qu'elle fust du secret. Nous verrons disoit Silvie,
s'il est vray, que ce Berger soit si grossier comme il se faint, & s'il n'est point
amoureux, car je m'asseure que ces papiers en diront quelque chose : & lors elle s'appuya
un peu sur la table. Ce pendant Galathée desnoüoit le cordon, qui serroit si bien, que l'eau
n'y avoit guiere fait de mal, toutesfois il y avoit quelques papiers moüillez, qu'elle tira
dehors le plus doucement qu'elle pust, pour ne les rompre : & les ayant espanchez sur la
table, le premier sur qui elle mit la main, fut une telle lettre.
LETTRE D'ASTREE
à Celadon.
Qu'est-ce que vous entreprenez Celadon ? en quelle confusion
vous allez vous mettre ? croyez moy, qui vous conseille en amye, laissez ce dessein de me
servir, il est trop plain d'incommoditez, quel contentement y esperez vous ? je suis tant
insupportable que ce n'est guiere moins entreprendre que l'impossible, il faudra servir,
souffrir, & n'avoir des yeux, ny de l'Amour que pour moy : car ne croyez point que je
vueille avoir à partir avec quelqu'autre, ny que je reçoive une volonté à moitié mienne : je
suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gaigner, & facile à perdre, &
puis aysée à offenser, & tres-mal-aysée à rappaiser, le moindre doute est en moy une
asseurance, il faut que mes volontez soient des destinées, mon opinion des raisons, & mes
commandemens des loix inviolables. Croyez moy encor un coup, retirez vous Berger de ce
dangereux labyrinthe, & fuyez un dessein si ruineux. Je me recognois mieux que vous, ne
vous figurez de pouvoir à la fin changer mon naturel, je rompray plustost que de plier, &
ne vous plaignez à l'advenir de moy, si à ceste heure vous ne croyez ce que je vous en
dis.
Ne me tenez jamais pour ce que je suis, dit Galathée, si ce Berger n'est
amoureux, car en voicy un commencement qui n'est pas petit : Il n'en faut point douter dit
Silvie, estant si honneste homme. Et comment, repliqua Galathée, avez vous opinion qu'il
faille necessairement aymer pour estre tel ? Ouy Madame, dit-elle, à ce que j'ay ouy dire.
Par-ce que "l'Amant ne desire rien davantage, que d'estre aymé : pour estre aymé, il faut
qu'il se rende aymable, & ce qui rend aymable est cela mesme qui rend honneste
homme".
A ce mot Galathée luy donna une lettre qui estoit un peu moüillée pour la seicher
au feu, & cependant elle en prit une autre qui estoit telle.
LETTRE D'ASTREE
à Celadon.
Vous ne voulez pas croire que je vous ayme, & vous desirez
que je croye que vous m'aymez : si je ne vous ayme point, que vous profitera la creance que
j'auray de vostre affection ? A faire peut-estre, que ceste opinion m'y oblige ? A peine,
Celadon, le pourra ceste faible consideration, si vos merites, & les services que j'ay
receus de vous ne l'ont peu encores. Or voyez en quel estat sont vos affaires, je ne veux pas
seulement que vous sçachiez que je croy que vous m'ay miez, mais je veux de plus, que vous soyez asseuré que je vous ayme, & entre tant
d'autres une chose seule vous en doit rendre certain ; si je ne vous aymois point, qui me
feroit mespriser le contentement de mes parents. Si vous considerez combien je leur doy, vous
cognoistrez en quelque sorte la qualité de mon amitié, puis que non seulement elle
contrepese, mais emporte de tant, un si grand poids : & à-Dieu, ne soyez plus
incredule.
En mesme temps Silvie rapporta la lettre, & Galathée luy
dit avec beaucoup de desplaisir, qu'il aymoit, & que de plus il estoit infiniment aymé,
& luy releut la lettre, qui luy touchoit fort au cœur, voyant qu'elle avoit à forcer une
place, où un si fort ennemy estoit des-ja victorieux : car par ces lettres, elle jugea que
l'humeur de ceste Bergere n'estoit pas d'estre à moitié maistresse, mais avec une tres
absoluë puissance commander à ceux qu'elle daignoit recevoir pour siens : elle se fortifia de
beaucoup ce jugement, quand elle leut la lettre qui avoit esté seichée, elle estoit
telle.
LETTRE D'ASTREE
A CELADON.
Lycidas a dit à ma Phillis que vous estiez aujourd'huy de
mauvaise humeur, en suis-je cause ou vous ? Si c'est moy, c'est sans occasion, car ne veux-je pas tousjours vous aymer, & estre
aymée de vous ? & ne m'avez vous mille fois juré, que vous ne desiriez que cela seulement
pour estre content ? Si c'est vous, vous me faictes tort, de disposer sans que je le sçache,
de ce qui est à moy : car par la donation que vous m'avez faicte, & que j'ay receuë, vous
& toutes vos actions sont miennes. Advertissez-m'en donc, & je verray si je vous en
doy donner permission,& ce pendant je vous le deffends.
Avec quel empire, dit alors Galathée, traite ceste Bergere ? Elle ne luy fait
point de tort, respondit Sylvie, puis qu'elle l'en a bien adverty dés le commencement. Et sans
mentir, si c'est celle que je pense, elle en a bien quelque raison, estant l'une des plus
belles, & des plus accomplies personnes, que je vy jamais. Elle s'appelle Astrée, & ce
qui me le fait juger ainsi, c'est ce mot de Phillis, sçachant que ces deux Bergeres sont amies
jurées. Et encor, comme je vous dis, que sa beauté soit extreme, toutefois c'est ce qui est en
elle de moins aymable, car elle a tant d'autres perfections, que celle-là est la moins
apparante. Ces discours ne servoient qu'à la reblesser davantage, puis qu'ils ne luy
descouvroient que de plus grandes difficultez en son dessein : & par ce qu'elle ne
vouloit, que Sylvie pour lors en sceust davantage, elle res serra ces papiers, & se mit au lict, non sans une grande compagnie de
diverses pensées, entre lesquelles le sommeil se glissa peu à peu.
A peine estoit-il jour, que le petit Meril sortit de la chambre du Berger, qui avoit
plaint toute la nuit, & que le travail, & le mal n'avoient peu assoupir qu'à la venuë
de l'aurore, & parce que Galathée luy avoit commandé de remarquer particulierement tout ce
que feroit Celadon, & le luy rapporter, il alloit luy dire ce qu'il avoit appris. A
l'heure mesme Galathée, s'estant esveillée, parloit si haut avec Leonide que Meril l'oüyt,
& s'estant fait recognoistre, on luy vint ouvrir. Madame, dit-il, de toute ceste nuit je
n'ay dormy, car le pauvre Celadon a failly de mourir, à cause des papiers que vous me pristes
hier. Et par-ce que je le vy si fort desesperé, je fus contraint pour le remettre un peu, de
luy dire que vous les aviez. Comment (reprit la Nymphe) il sçait donc que je les ay ? Ouy
certes, Madame, respond Meril, & m'asseure qu'il vous suppliera de les luy rendre, car il
les tient trop chers, & si vous l'eussiez ouï comme moy, je ne croy point qu'il ne vous
eust fait pitié. Hé dy moy, Meril, adjousta la Nymphe, entre autre chose, que disoit-il ?
Madame, repliqua-il, apres qu'il se fut enquis si je n'avois point veu ses papiers, &
qu'en fin il eut sceu que vous les aviez, il se tourna comme transporté de l'autre costé,
& dit ; Or sus aillent toutes choses au pis qu'elles pourront, & apres estre demeuré
muet quel que temps, & qu'il pensoit que je me
fusse remis dans le lict, je l'ouïs souspirer assez haut, & puis dire telles paroles.
Astrée ! Astrée ! ce bannissement devoit-ce estre la conclusion de mes services ? si vostre
amitié est changée, pourquoy me blasmez-vous pour vous excuser ? si j'ay failly, que ne me
dictes vous ma faute ? n'y a-il point de justice au ciel, non plus que de pitié en vostre
ame ? helas ! s'il y en a, que n'en ressen-je quelque faveur, afin que n'ayant peu mourir,
comme vouloit mon desespoir, je le fasse pour le moins, comme le commande la rigueur d'Astrée.
Ah rigoureux, pour ne dire cruel commandement ! qui eust peu en un tel accident prendre autre
resolution que celle de la mort, n'eust-il pas donné signe de peu d'Amour, plustost que de
beaucoup de courage ? Et il s'arresta un peu, puis il reprit ainsi. Mais à quoy mes traistres
espoirs m'allez-vous flattant ? est-il possible que vous m'osiez approcher encores ? dictes
vous pas qu'elle changera ? considerez ennemis de mon repos, quelle apparence il y a, que tant
de temps escoulé, tant de services, & d'affections recogneuës ; tant de desdains
supportez, & d'impossibilitez vaincuës, ne l'ayent peu, & qu'une absence le puisse.
Esperons, esperons plutost un favorable cercueil de la mort, qu'un favorable repentir d'elle.
Apres plusieurs semblables discours, il se teut assez longtemps, mais estant retourné au lict,
je l'ouïs peu apres recommencer ses plaintes, qu'il est allé continuant jusques pres du jour :
& tout ce que j'en ay peu remarquer, n'a esté
que des plaintes, qu'il fait contre une Astrée, qu'il accuse de changement, & de cruauté.
Si Galathée avoit sceu un peu des affaires de Celadon par les lettres d'Astrée, elle en apprit
tant par le rapport de Meril, que pour son repos il eust esté bon qu'elle eust esté plus
ignorante. Toutesfois elle s'alloit flattant, que le mépris d'Astrée pourroit luy ouvrir plus
aysément le chemin à ce qu'elle desiroit : Escoliere d'Amour ! qui ne sçavoit pas "Amour en
un cœur genereux ne mourir jamais, que la racine n'en soit entierement arrachée".
En
ceste esperance elle escrivit un billet qu'elle plia sans le cacheter, & le mit entre ceux
d'Astrée ; puis donnant le sac à Meril, tien luy dit-elle, Meril, rends ce sac à Celadon,
& luy dy que je voudrois luy pouvoir rendre aussi bien tout le contentement qui luy
deffaut. Que s'il se porte bien, & me vueille voir, dy luy que je me trouve mal ce matin :
& cela, elle le disoit afin qu'il eust loisir de visiter ses papiers, & de lire celuy
qu'elle luy escrivoit. Meril s'en alla, & parce que Leonide estoit dans un autre lict,
elle ne pust voir le sac, ny ouyr la commission qu'elle luy avoit donnée, mais soudain qu'il
fut dehors, elle l'appella, & la fit mettre dans le lict avec elle ; & apres
quelqu'autres propos, elle luy parla de ceste sorte. Vous sçavez Leonide, ce que je vous dy
hier de ce Berger, & combien il m'importe qu'il m'aime, ou qu'il ne m'aime pas : depuis ce
temps-là, j'ay sceu de ses nouvelles, plus que je
n'eusse voulu, vous avez ouy ce que Meril m'a raporté, & ce que Silvie m'a dit des
perfections d'Astrée, si bien, continua-elle, que puis que la place est prise, je voy naistre
une double difficulté à nostre entreprise, toutesfois ceste heureuse Bergere l'a fort offensé.
Et "un cœur genereux souffre mal-aisément un mépris sans s'en ressentir".
Madame, luy
respondit Leonide, d'un costé je voudrois que vous fussiez contente, & de l'autre, je suis
presque bien ayse de ces incommoditez : car vous vous faictes tant de tort, si vous continuez,
que je ne sçay si vous l'effacerez jamais. Pensez vous encor que vous croyez estre icy bien
secrette, que l'on ne viennne à sçavoir ceste vie ? & que sera-ce de vous, si elle vient à
se descouvrir ? Le jugement ne vous manqua jamais au reste de vos actions, est-il possible
qu'en cet accident il vous deffaille ? Que jugeriez-vous d'une autre qui fist telle vie ? Vous
respondrez que vous ne faites point de mal. Ah Madame, "il ne suffit pas à une personne de
vostre qualité, d'estre exempte du crime, il faut l'estre aussi du blasme"
! Si c'estoit
un homme qui fust digne de vous, je la patienterois, mais encor que Celadon soit des premiers
de ceste contrée, c'est toutesfois un Berger, & qui n'est recogneu pour autre. Et ceste
vaine opinion de bon heur, ou de mal-heur, pourra-elle tant sur vous, qu'elle vous abatte de
sorte le courage, que vous vueillez égaler ces gardeurs de Brebis, ces rustiques, & ces
demy-sauvages à vous ? Pour-Dieu, Madame, revenez en
vous mesme, & considerez l'intention dont je profere ces paroles. Elle eust continué
davantage, n'eust esté, que Galathée toute en colere l'interrompit. Je vous ay dit, que je ne
voulois point, que vous me tinsiez ces discours, je sçay à quoy j'en suis resoluë, quand je
vous en demanderay advis, donnez-le moy, & une fois pour toutes, ne m'en parlez plus, si
vous ne voulez me desplaire. A ce mot elle se tourna de l'autre costé, en telle furie, que
Leonide cognut bien de l'avoir fort offensée. "Aussi n'y a-il rien qui touche plus vivement
qu'opposer l'honneur à l'Amour, car toutes les raisons d'Amour demeurent vaincuës, &
l'Amour toutefois demeure tousjours en la volonté le plus fort".
Peu apres Galathée se
retourna, & luy dit, je n'ay point creu jusques ici, que vous pensissiez estre ma
gouvernante, mais à ceste heure je commence d'avoir quelque opinion, que vous le vous figurez.
Madame, respondit-elle, je ne me mescognoistray jamais tant, que je ne recognoisse tousjours
ce que je vous doy, mais puis que vous trouvez si mauvais ce que mon devoir m'a fait dire, je
proteste dés icy, que je ne vous donray jamais occasion d'entrer pour ce sujet en colere
contre moy. C'est une estrange chose que de vous, repliqua Galathée, qu'il faille que vous
ayez tousjours raison en vos opinions. Quelle apparence y a-il, que l'on puisse sçavoir, que
Celadon soit icy, il n'y a ceans que nous trois, Meril, & ma nourrice sa mere : pour
Meril, il ne sort point, & outre cela, il a assez
de discretion pour son âge : Pour ma nourrice, sa fidelité m'est assez cogneuë, & puis ç'a
esté en partie par son dessein, que le tout s'est conduit de ceste sorte : Car luy ayant
raconté ce que le Druide m'avoit predit, elle qui m'aime plus tendrement que si j'estois son
enfant propre, me conseilla de ne point desdaigner cet advertissement, & parce que je luy
proposay la difficulté du grand abord des personnes qui viennent ceans quand j'y suis, elle
mesme m'avertit de faindre que je me voulois purger. Et quel est vostre dessein, dit Leonide ?
De faire en sorte, respondit elle, que ce Berger me vueille du bien, & jusques à ce que
cela ne soit, de ne le point laisser sortir de ceans : que si une fois il vient à m'aimer, je
lairray conduire le reste à la fortune. Madame, dit Leonide, Dieu vous en donne tout le
contentement que vous desirez, mais permettez moy de vous dire encor pour ce coup, que vous
vous ruinez de reputation. Quel temps faut-il pour déraciner l'affection si bien prise qu'il
porte à Astrée, la beauté, & les vertus de laquelle on dit estre sans seconde ? Mais,
interrompit incontinant la Nimphe, elle le desdaigne, elle l'offense, elle le chasse,
pensez-vous qu'il n'aye pas assez de courage pour la laisser ? O Madame, rayez cela de vostre
esperance, dit Leonide, s'il n'a point de courage, il ne le ressentira pas, & s'il en a,
"un homme genereux ne se divertit jamais d'une entreprise pour les difficultez."
Res
souvenez-vous pour exemple, de combien de desdains
vous avez usé contre Lindamor, & combien vous l'avez traitté cruellement, & combien il
a peu fait de cas de tels desdains, ny de telles cruautez. Mais qu'il soit ainsi, que Celadon
pour estre en fin un Berger, n'ait pas tant de courage que Lindamor, & qu'il flechisse aux
coups d'Astrée, qu'esperez vous de bon pour cela ? pensez-vous qu'un esprit trompé soit aisé à
retromper une seconde fois en un mesme sujet ? Non, non, Madame, quoy qu'il soit, & de
naissance, & de conversation entre des hommes grossiers, si ne le peut-il estre tant,
qu'il ne craigne de se rebrusler à ce feu, dont la douleur luy cuit encore en l'ame. Il faut
(& c'est ce que vous pouvez esperer de plus avantageux) que le temps le guerisse
entierement de ceste bruslure, devant qu'il puisse tourner ses yeux sur un autre sujet
semblable, & quelle longueur y faudra-il ? & cependant sera-il possible d'empescher si
long temps, que les gardes qui ne sont qu'à ceste basse court, ne viennent à le sçavoir ? ou
en le voyant (car encor ne le pouvez-vous pas tenir tousjours en une chambre) ou par le
rapport de Meril, qui (encor qu'assez discret pour son âge) est en fin un enfant. Leonide, luy
dit-elle, cessez de vous travailler pour ce sujet, ma resolution est celle que je vous ay
dite ; que si vous voulez me faire croire que vous m'aimez, favorisez mon dessein en ce que
vous pourrez, & du reste laissez-m'en le soucy. Ce ma tin si le mal de Celadon le permet (il me sembla qu'hier il se portoit
bien) vous pourrez le conduire au jardin, car pour aujourd'huy je me trouve un peu mal, &
difficilement sortiray je du lict, que sur le soir, Leonide toute triste ne luy respondit,
sinon qu'elle raporteroit tousjours tout ce qu'elle pourroit à son contentement.
Ce pendant qu'elles discouroient ainsi, Meril fit son message, & ayant trouvé le
Berger esveillé, luy donna le bon jour de la part de la Nimphe, & luy presenta ses
papiers. O combien promptement se releva-il sur le lict ! il fit ouvrir les rideaux, & les
fenestres, n'ayant le loisir de se lever, tant il avoit de haste de voir ce qui luy avoit
cousté tant de regrets. Il ouvre le petit sac, & apres l'avoir baisé plusieurs fois : O
secretaire, dit-il, de ma vie plus heureuse ! comment t'és-tu trouvé entre ces mains
estrangeres ? A ce mot il sort toutes les lettres sur le lict, & pour voir s'il en
manquoit quelqu'une, il les remit en leur rang, selon le temps qu'il les avoit receuës, &
voyant qu'il restoit encores un billet, il l'ouvre & leut tels mots.
Celadon je veux que vous sçachiez que Galathée vous
aime, & que le Ciel n'a point permis le desdain d'Astrée, que pour ne vouloir, que plus
long temps une Bergere possedast ce qu'une Nymphe desire : recognoissez ce bon-heur, & ne
le refusez.
L'estonnement du Berger fut tres-grand, toutefois voyant le petit Meril
considerer ses actions, il n'en voulut faire semblant : Les resserrant donc toutes ensemble,
& se remettant au lict, il luy demanda qui les luy avoit baillées, je les ay prises,
dit-il, dans la toilette de Madame, & n'eust esté que je desirois de vous oster de la
peine où je vous voyois, je n'eusse osé y aller, car elle se trouve un peu mal. Et qui est
avec elle ? demanda Celadon. Les deux Nimphes, dit-il, que vous vistes icy hier, dont l'une
est Leonide, niepce d'Adamas ; l'autre est Silvie, fille de Deante le glorieux : certes elle
n'est pas sa fille sans raison, car c'est bien la plus altiere en ses façons que l'on puisse
voir. Ainsi receut Celadon le premier advertissement de bonne volonté de Galathée : car encor
qu'il n'y eust ni chiffre ni signature au billet qu'il avoit receu, si jugea-il bien que ce
n'avoit point esté sans son sceu : Et dés lors il previt que ce luy seroit une sur-charge à
ses ennuis, & qu'il s'y falloit resoudre. Voyant donc qu'il estoit desja assez tard, &
se trouvant assez bien, il ne voulut demeurer plus long temps au lict, croyant que plutost il
en sortiroit, plutost aussi pourroit-il prendre congé de ces belles Nimphes. S'estant levé en
ceste deliberation, ainsi qu'il sortoit pour s'aller promener, il rencontra Leonide &
Silvie, que Galathée, n'osant se lever, ni se monstrer encor à luy, de honte du billet qu'elle
luy avoit escrit, luy envoyoit pour l'entretenir. Ils des cendirent dans le jardin, & parce que Celadon leur vouloit cacher son
ennuy, il se monstroit avec le visage le plus riant qu'il pouvoit dissimuler, & feignant
d'estre curieux de sçavoir tout ce qu'il voyoit : Belles Nimphes, leur dit-il, n'est-ce pas
pres d'icy, où se trouve la fonteine de la verité d'Amour ? Je voudrois bien s'il estoit
possible que nous la vissions : C'est bien pres d'icy, respondit la Nimphe, car il ne faut que
descendre dans ce grand bois : mais de la voir il est impossible, & il en faut remercier
ceste belle qui en est cause, dit-elle, en montrant Silvie : Je ne sçay, repliqua-elle,
pourquoy vous m'en accusez, car quant à moy je n'oüys jamais blasmer l'espée, si elle couppe
l'imprudant qui met le doigt dessus. Il est vray, respondit Leonide, mais si est bien celuy
qui en blesse, & vostre beauté n'est pas de celles qui se laissent voir sans homicide.
Telle qu'elle est, respondit Silvie, avec un peu de rougeur, elle a bien d'assez forts liens,
pour ne lascher jamais ce qu'elle estraint une fois. Et cela elle le disoit, en luy reprochant
l'infidelité d'Agis, qui l'ayant quelque temps aimée, pour une jalousie, ou pour une absence
de deux mois, s'estoit entierement changé, & pour Polemas qu'une autre beauté luy avoit
desrobé : ce qu'elle entendit fort bien, aussi luy repliqua-elle : J'avouë ma sœur que mes
liens sont aisez à deslier, mais c'est dautant que je n'ay jamais voulu prendre la peine de
les noüer. Celadon oyoit avec beaucoup de plai sir
leurs petites disputes, & à fin qu'elles ne finissent si tost, il dit à Silvie : Belle
Nimphe, puis que c'est de vous, d'où procede la difficulté de voir ceste admirable fonteine,
ce ne nous seroit peu d'obligation, si par vous mesmes nous apprenions comme cela est advenu.
Celadon, respondit la Nimphe en souriant, vous avez bien assez d'affaire chez vous, sans aller
chercher ceux d'autruy. Toutefois si avec vostre Amour peut encor trouver place la curiosité,
ceste parleuse de Leonide, si vous l'en priez, vous en dira bien la fin ; puis que sans en
estre requise, elle vous a si bien dit le commencement : Ma sœur, respondit Leonide, vostre
beauté fait bien mieux parler les yeux desquels elle est veuë : & puis que vous me donnez
permission d'en dire un effet, je vous aime tant que je ne lairray jamais vos victoires
assoupies, & mesmes celles, que vous montrez d'avoir si agreables qu'elles soient sceuës :
toutefois pour n'ennuyer ce Berger, j'abregeray pour ce coup le plus qu'il me sera possible.
Non point pour cela, interrompit le Berger, mais pour donner loisir à ceste belle Nimphe de
vous rendre la pareille : N'en doutez nullement, repliqua Silvie, mais selon qu'elle me
traitera, je verray ce que j'auray à faire. Ainsi de l'une & de l'autre, par leur bouche
mesme, Celadon apprenoit leur vie plus particuliere : & afin qu'en se promenant il pust
les mieux oüyr, elles le mirent entre-elles, & marchant au petit pas, Leonide commença de
ceste sorte.
HISTOIRE DE SILVIE.
Ceux qui dient que "pour estre aimé, il ne faut qu'aimer"
, n'ont pas esprouvé
ny les yeux, ny le courage de ceste Nymphe ; autrement ils eussent cogneu, que tout ainsi que
l'eau de la fonteine fuit incessamment de sa source ; que de mesme l'Amour qui naist de ceste
belle, s'esloigne d'elle le plus qu'il peut. Si oyant le discours que je vay vous faire, vous
n'advoüez ce que je dis, je veux bien que vous m'accusiez de peu de jugement.
Amasis mere de Galathée, a un fils nommé Clidaman, accompagné de toutes les aimables
vertus qu'une personne de son âge, & de sa qualité peut avoir : car il semble estre nay à
tout ce qui est des armes, & des Dames. Il peut y avoir trois ans, que pour donner quelque
cognoissance de son gentil naturel, avec la permission d'Amasis, il fit un serviteur à toutes
les Nimphes, & cela non point par l'élection, mais par le sort, parce qu'ayant mis tous
les noms des Nimphes dans un vase, & tous ceux des jeunes Chevaliers dans l'autre, devant
toute l'assemblée, il prit la plus jeune d'entre nous, & le plus jeune d'entr'eux ; au
fils il donna le vase des Nimphes, & à la fille celuy des Chevaliers ; & lors apres
plusieurs sons de trompettes, le jeune garçon tira, & le premier nom qu'il sortit fut
Silvie, soudain on en fist faire de mesme à la jeune
Nimphe, qui tira celuy de Clidaman. Grand certes fut l'aplaudissement de chacun, mais plus
grande la gentillesse de Clidaman, qui apres avoir receu le billet vint un genoüil en terre,
baiser les mains à ceste belle Nimphe, qui toute honteuse ne l'eust point permis, sans le
commandement d'Amasis, qui dit que c'estoit le moindre hommage qu'elle deust recevoir au nom
d'un si grand Dieu que l'Amour. Apres elle, les autres toutes furent appellées : aux unes il
rencontra selon leur desir, aux autres non ; tant y a que Galathée en eut un tres accomply,
nommé Lindamor, qui pour lors ne faisoit que revenir de l'armée du Françon Meroüée. Quant au
mien il s'appelloit Agis, le plus inconstant & trompeur qui fut jamais. Or de ceux qui
furent ainsi donnez, les uns servirent par apparance, les autres par leur volonté ratifierent
à ces belles la donation que le hazard leur avoit fait d'eux ; & ceux qui s'en
deffendirent le mieux, furent ceux qui auparavant avoient desja conçeu quelque affection.
Entr'autres le jeune Ligdamon en fut un : cestui-cy escheut à Silere, Nimphe à la verité bien
aymable, mais non pour luy qui avoit des-ja disposé ailleurs de ses volontez. Et certes ce fut
une grande fortune pour luy, d'estre alors absent, car il n'eust jamais fait à Silere le faint
hommage qu'Amasis commandoit, & cela luy eust peut-estre causé quelque disgrace. Car il
faut, gentil Berger, que vous sçachiez, qu'il avoit esté nourry si jeune parmy nous, qu'il n'avoit point encor dix ans quand il y fust
mis, du reste si beau & si adroit à tout ce qu'il faisoit, qu'il n'y avoit celle qui n'en
fist cas. Et plus que toutes Silvie estant presque de mesme âge, au commencement leur
ordinaire conversation, conceut une amitié de frere à sœur telle que leur cognoissance estoit
capable : Mais peu à peu que Ligdamon prenoit plus d'âge, il prenoit aussi plus d'affection :
si bien que l'enfance se changeant en quelque chose de plus rassis, il commença sur les
quatorze ou quinze ans, de changer en desirs ses volontez, & peu à peu ses desirs en
passions. Toutefois il vesquit avec tant de discretion, que Silvie n'en eust jamais
cognoissance qu'elle mesme ne l'y forçast. Depuis qu'il fut attaint à bon escient, & qu'il
recogneut son mal, il jugea bien incontinent le peu d'espoir qu'il y avoit de guerison, une
seule des humeurs de Silvie ne luy pouvoit estre cachée. Si bien que la joye & la
gaillardise qui estoit en son visage, & en toutes ses actions, se changea en tristesse,
& sa tristesse en une si pesante melancolie, qu'il n'y avoit celuy qui ne recognust ce
changement. Silvie ne fut pas des dernieres à luy en demander la cause, mais elle n'en peut
tirer que des responses interrompuës. En fin voyant qu'il continuoit en ceste façon de vivre,
un jour qu'elle commençoit desja à se plaindre de son peu d'amitié, & à luy reprocher
qu'elle l'obligeoit à ne luy rien celer, elle ouyt qu'il ne peut si bien se contraindre qu'un tres-ardent souspir ne luy eschapast au lieu de
response. Ce qui la fit entrer en opinion qu'Amour peut-estre estoit la cause de son mal : Et
voyez combien le pauvre Ligdamon conduisoit discrettement ses actions, elle ne se pust jamais
imaginer d'en estre la cause. Je croy bien que l'humeur de la Nimphe, qui ne penchoit point du
tout à ce dessein en pouvoit estre en partie l'occasion. Car "malaisément pensons nous à
une chose esloignée de nostre intention"
: mais encor falloit-il qu'en cela la prudence
fust grande, & la froideur de ses actions, puis qu'elle couvroit du tout l'ardeur de son
affection. Elle donc plus qu'auparavant le presse, que si c'est Amour, elle luy promet toute
l'assistance, & tous les bons offices qui se peuvent esperer de son amitié. Plus il luy en
fait de refus, & plus elle desire de le sçavoir : en fin ne pouvant se deffendre
davantage, il luy advoüa que c'estoit Amour, mais qu'il avoit serment de n'en dire jamais le
sujet : Car, disoit-il, de l'aimer mon outrecuidance certes est grande, mais forcée par tant
de beautez, & en cela excusable, mais de l'oser nommer, quelle excuse couvriroit
l'ouverture que je ferois de ma temerité ? Celle, respondit incontinent Silvie, de l'amitié
que vous me portez. Vrayement, repliqua Ligdamon, j'auray donc celle-la, & celle de vostre
commandement, que je vous supplie avoir ensemble devant les yeux pour ma descharge, & ce
miroir qui vous fera voir ce que vous desirez sçavoir. A ce mot il prend celuy qu'elle portoit à sa ceinture, & le luy mit devant les
yeux. Pensez quelle fut sa surprise, recognoissant incontinant ce qu'il vouloit dire, &
elle m'a depuis juré qu'elle croyoit au commencement que ce fust de Galathée. Ce pendant qu'il
demeuroit ravy à la considerer, elle demeurera ravie à se considerer en sa simplicité, en
colere contre luy, mais beaucoup plus contre elle mesme, voyant bien qu'elle luy avoit tiré
par force, ceste declaration de la bouche. Toutefois son courage altier ne permit pas qu'elle
fist longue deffense, pour la justice de Ligdamon : car tout à coup elle se leva, & sans
luy parler, partit pleine de despit que quelqu'un l'osast aimer. Orgueilleuse beauté qui ne
juge rien digne de soy ! Le fidelle Ligdamon demeura, mais sans ame, & comme une statuë
insensible. En fin revenant à soy il se conduit le mieux qu'il pût en son logis, d'où il ne
partit de long temps, parce que la cognoissance qu'il eut du peu d'amitié de Silvie, le toucha
si vivement qu'il en tomba malade, de sorte que personne ne lui esperoit plus de vie, quand il
se resolut de luy escrire une telle lettre.
LETTRE DE LIGDAMON
A SILVIE.
La perte de ma vie n'eust eu assez de force pour vous
descouvrir la temerité de vostre serviteur, sans vostre expres commandement, si toutefois
vous jugez que je devois mourir, & me taire :
dites aussi que vos yeux devoient avoir moins absolüe puissance sur moy, car si à la premiere
semonce, que leur beauté m'en fit, je ne peus me deffendre de leur donner mon ame ; comment
en ayant esté si souvent requis, eusse-je refusé la recognoissance de ce don ? Que si
toutefois j'ay offensé en offrant mon cœur à vostre beauté, je veux bien pour la faute que
j'ay commise de presenter à tant de merites chose de si peu de valeur, vous sacrifier encore
ma vie, sans regretter la perte de l'un ny de l'autre, que d'autant qu'ils ne vous sont
agreables.
Ceste lettre fut portée à Silvie qu'elle estoit seule dans sa chambre, il est
vray que j'y arrivay au mesme temps, & certes à la bonne heure pour Ligdamon : car voyez
quelle est l'humeur de ceste belle Nimphe : elle avoit pris un si grand despit contre luy,
depuis qu'il luy avoit découvert son affection, que seulement elle n'effaça pas le ressouvenir
de son amitié passée, mais en perdit tellement la volonté, que Ligdamon luy estoit comme chose
indifferente, si bien que quand elle oyoit que chacun desesperoit de sa guerison, elle ne s'en
esmouvoit non plus, que si elle ne l'eust jamais veu. Moy qui plus particulierement y prenois
garde, je ne sçavois qu'en juger, sinon que sa jeunesse luy faisoit ainsi aisément perdre
l'amitié des personnes absentes : mais à ceste fois que je luy vy refuser ce que l'on luy donnoit de sa part, je cognu bien qu'il y devoit
avoir entr'eux du mauvais mesnage. Cela fut cause que je pris la lettre qu'elle avoit refusée,
& que le jeune garçon qui l'avoit apportée, par le commandement de son maistre, avoit
laissée sur la table. Elle alors moins fine qu'elle ne vouloit pas estre, me courut apres,
& me pria de ne la point lire : Je la veux voir dis-je, quand ce ne seroit que pour la
deffense que vous m'en faictes ? Elle rougit alors, & me dit, non, ne la lisez point ma
sœur, obligez moy de cela, je vous en conjure par nostre amitié. Et quelle doit-elle estre,
luy respondis-je, si elle peut souffrir que vous me cachiez quelque chose ? Croyez, Silvie que
si elle vous laisse assez de dissimulation pour vous couvrir à moy, qu'elle me donne bien
assez de curiosité pour vous descouvrir. Et quoy, dit-elle, il n'y a donc plus d'esperance en
vostre discretion ? non plus luy dis-je, que de sincerité en vostre amitié. Elle demeura un
peu muette en me regardant, & s'approchant de moy me dit ; Au moins promettez moy, que
vous ne la verrez point, que je ne vous aye fait le discours de tout ce qui s'est passé. Je le
veux bien, dis-je, pourveu que vous ne soyez point mensongere. Apres m'avoir juré qu'elle me
diroit veritablement tout, & m'avoir adjuré que je n'en fisse jamais semblant, elle me
raconta ce que je vous ai dit de Ligdamon ; & à ceste heure (continua-elle), il vient de
m'envoyer ceste lettre, & j'ay bien affaire de ses plaintes, ou plu tost de ses faintes. Mais, luy respondis-je, si elles estoient
veritables ? Et quand elles le seroient pourquoy ay-je à me mesler, dit-elle, de ses folies ?
Pour cela mesme, ajoustai-je, que celui est obligé d'aider le miserable, qu'il a fait tomber
dans un precipice. Et que puis-je-mais de son mal, repliqua-elle ? pouvois-je moins faire que
de vivre, puis que j'estoy au monde ? pourquoy avoit-il des yeux ? pourquoy s'est-il trouvé où
j'estoy ? vouliez-vous que je m'en fuisse ? Toutes ces excuses, luy dis-je, ne sont pas
valables, car sans doute vous estes complice à son mal. Si vous eussiez esté moins pleine de
perfection, si vous vous fussiez renduë moins aimable, croyez-vous qu'il eust esté reduit à
cette extrémité. Et vrayement, me dit-elle en souriant, vous estes bien gracieuse de me
charger de ceste faute : quelle vouliez-vous que je fusse, si je n'eusse esté celle que je
suis ? Et quoy Silvie, luy respondis-je, ne sçavez-vous point, que "celuy qui aiguise un
fer entre les mains d'un furieux, est en partie coupable du mal qu'il en fait"
? &
pourquoy ne le serez-vous pas, puis que ceste beauté, que le Ciel à vostre naissance vous a
donnée, a esté par vous si curieusement esguisée avec tant de vertus, & aimables
perfections, qu'il n'y a œil qui sans estre blessé les puisse voir ? & vous ne serez pas
blasmée des meurtres que vostre cruauté en fera ? Voyez-vous Silvie, il ne falloit pas que
vous fussiez moins belle, ny moins remplie de perfections, mais vous deviez vous estudier au
tant à vous faire bonne, que vous estiez belle, &
à mettre autant de douceur en vostre ame que le Ciel vous en avoit mis au visage : mais le mal
est que vos yeux pour mieux blesser l'ont toute prise, & n'ont laissé en elle que rigueur
& cruauté.
Or, gentil Berger, ce qui me faisoit tant affectionner la deffense de Ligdamon estoit,
que outre que nous estions un peu alliés, encor estoit-il fort aimé de toutes celles qui le
cognoissoient, & j'avois sceu qu'il estoit reduit à fort mauvais terme. Donques apres
quelques semblables propos j'ouvris la lettre & la leus tout haut, afin qu'elle
l'entendist : mais elle n'en fit jamais un seul clin d'œil, ce que je trouvay fort estrange,
& prevy bien que si je n'usois de tres-grande force, qu'à peine tirerois-je jamais d'elle
quelque bon remede pour mon malade : qui me fist resoudre de luy dire du premier coup, qu'en
toute façon je ne voulois point que Ligdamon se perdist : Voy ma sœur ! me dit-elle, puis que
vous estes si pitoyable guerissez-le. Ce n'est pas de moy, respondis-je, dont sa guerison
despend : mais je vous asseure bien (si vous continuez envers luy, comme vous avez fait par le
passé) que je vous en feray avoir du desplaisir, car je feray qu'Amasis le sçaura, & n'y
aura une seule de nos compagnes à qui je ne le die. Vous seriez bien assez folle,
repliqua-elle. N'en doutez nullement, respondis-je, car pour la conclusion j'aime Ligdamon,
& ne veux point voir sa perte tant que je la
pourray empescher. Vous dites fort bien Leonide (me dit-elle alors en colere) ç'a tousjours
esté des offices, que j'ay attendu de vostre amitié. Mon amitié (luy respondis-je) seroit
toute telle envers vous contre luy, s'il avoit le tord. En ce point nous demeurasmes quelque
temps sans parler, en fin je luy demanday quelle estoit sa resolution. Telle que vous voudrez,
me dit-elle, pourveu que vous ne me fassiez point ce desplaisir de publier les folies de
Ligdamon : car encor que je n'en puisse estre taxée, il me fascheroit toutesfois qu'on le
sceust. Voyez, m'escriay-je alors, quelle humeur est la vostre Silvie, vous craignez que l'on
sçache qu'un homme vous ait aimée : & vous ne craignez pas de faire sçavoir que vous luy
ayez donné la mort. Parce, respondit-elle, qu'on peut soupçonner le premier estre produit avec
quelque consentement de mon costé, mais non point le dernier. Laissons cela, repliquay-je,
& vous resolvez, que je veux que Ligdamon soit à l'advenir traité d'autre sorte : &
lors je luy dy qu'en toute façon je ne permettrois point qu'il mourust, & que je voulois
qu'elle luy escrivist de sorte, qu'il ne se desesperast plus : que quand il seroit guery, je
me contenterois qu'elle le traitast comme elle voudroit pourveu qu'elle luy laissast la vie.
J'eus de la peine à obtenir ceste grace d'elle, toutesfois je la menaçois à tous coups de le
dire : ainsi apres un long débat, & l'avoir fait recommencer deux ou trois fois, en fin
elle luy escrivit de ceste sorte.
RESPONSE DE SILVIE
à Lygdamon.
S'il y a quelque chose en vous qui me plaise, c'est moins
vostre mort que tout autre : la recognoissance de vostre faute m'a satisfaicte, & ne veux
point d'autre vengeance de vostre temerité : que la peine que vous en aurez : recognoissez
vous à l'advenir & me recognoissez. à-Dieu, & vivez.
Je luy escrivis ces mots au bas de la lettre, afin qu'il esperast mieux ayant un
si bon second.
BILLET DE LEONIDE
à Lygdamon, dans la res-
ponse [de]
Silvie.
Leonide a mis la plume en la main à ceste Nymphe ; Amour le
vouloit, vostre justice l'y convioit, son devoir le luy commandoit : mais son opiniastreté
avoit une grande deffense. Puis que ceste faveur est la premiere que j'ay obtenuë pour vous,
guerissez vous, & esperez.
Ces billets luy furent portez si à propos, qu'ayant encor assez de force pour les
lire, il vid le commandement que Sylvie luy faisoit de vivre, & parce que jusques alors il
n'avoit voulu user d'aucune sorte de remede ; depuis, pour ne des-obeïr à ceste Nymphe, il se
gouverna de façon, qu'en peu de temps il se porta mieux, ou fust que sa maladie ayant fait
tout son effort, estoit à son déclin, ou que veritablement "le contentement de l'ame soit
un bon remede pour les douleurs du corps"
: tant y a que depuis, son mal alla tousjours
diminuant. Mais cela esmeut si peu ceste cruelle beauté, qu'elle ne se changea jamais envers
luy, & quand il fut gueri, la plus favorable response qu'il pût avoir, fut, Je ne vous
ayme point, je ne vous hay point aussi, contentez vous, que de tous ceux qui me pratiquent
vous estes celuy qui me desplaist le moins : que si luy ou moy la recherchions de plus grande
declaration, elle nous disoit des paroles, si cruelles, qu'autre que son courage ne les
pouvoit imaginer, ny autre affection les supporter, que celle de Ligdamon.
Mais pour ne point tirer ce discours en longueur, Ligdamon l'aima, & servit
tousjours depuis sans nulle autre apparence d'espoir, que celle que je vous ay ditte : jusques
à ce que Clidaman fut esleu par la fortune pour la servir, alors certes il faillit bien à
perdre toute resolution, & n'eust esté qu'il sceut par moy, qu'il n'estoit pas mieux
traitté, je ne sçay quel il fust devenu. Toutefois
encor que cela le consolast un peu, la grandeur de son rival luy faisoit plus de peur que de
jalousie : Il me souvient qu'une fois il me fit une telle response, sur ce que je luy disois,
qu'il ne devoit se monstrer tant en peine pour Clidaman. Belle Nymphe, je vous diray librement
d'où mon soucy procede, & puis jugez si j'ay tort. Il y a des-ja long temps, que
j'espreuve Sylvie, ne pouvoir estre esmeuë, ny par fidelité d'affection, ny par extremité
d'Amour, que c'est sans doute qu'elle ne peut estre blessée de ce costé là, toutesfois, comme
j'ay appris du sage Adamas vostre oncle, "Toute personne est sujette à une certaine force
attirante, de laquelle elle ne peut éviter l'attrait quand une fois elle en est touchée".
Et quelle puis-je penser, que puisse estre celle de ceste belle, si ce n'est la grandeur,
& la puissance, & ainsi si je crains, c'est la fortune, & non les merites de
Clidaman ; sa grandeur, & non point son affection. Mais certes en cela il avoit tort : car
ny l'Amour de Ligdamon, ny la grandeur de Clidaman n'esmeurent jamais une seule estincelle de
bonne volonté en Sylvie. Et ne croy point qu'Amour ne la garde pour exemple aux autres, la
voulant punir de tant de desdains, par quelque moyen inaccoustumé. Or en ce mesme temps il
advint un grand tesmoignage de sa beauté, ou pour le moins de la force qu'elle a à se faire
aymer.
C'estoit le jour tant celebré, que tous les ans nous chommons à Diane, & que Amasis a accoustumé de faire ce solennel sacrifice, tant à
cause de la feste, que pour estre le jour de la nativité de Galathée : que nous estions des-ja
bien avant au sacrifice, lors qu'il arriva dans le temple quantité de personnes vestuës en
deuil : au milieu desquels venoit un chevalier plein de tant de majesté entre les autres,
qu'il estoit aysé à juger pour leur maistre. Il estoit si triste & melancolique, qu'il
faisoit bien paroistre d'avoir quelque chose en l'ame qui l'affligeoit beaucoup. Son habit
noir en façon de mante, luy traînoit jusques en terre, qui empeschoit de cognoistre la beauté
de sa taille, mais le visage qu'il avoit descouvert, & la teste nuë, dont le poil blond,
& crespé faisoit honte au Soleil, ne pouvoient de l'amertume du deuil couvrir toute leur
douceur. Il vint au petit pas jusques où estoit Amasis, & apres luy avoir baisé la robe,
il se retira, attendant que le sacrifice fust parachevé, & par fortune bonne, ou mauvaise
pour luy, je ne sçay, il se trouva vis à vis de Sylvie. Estrange effet d'Amour ! Il n'eut si
tost mis les yeux sur elle qu'il ne la cogneust, quoy qu'auparavant il ne l'eust jamais veuë :
& pour en estre plus asseuré le demanda à l'un des siens qui nous cognoissoit toutes : sa
response fut suivie d'un profond souspir par cet estranger ; & depuis, tant que les
ceremonies durerent, il n'osta les yeux de dessus elle : En fin toutes choses estant
parachevées Amasis s'en retourna en son Palais, où luy
ayant donné audiance, il luy parla devant tous de telle sorte.
Madame, encore que le deuil que vous voyez en mes habits soit beaucoup plus noir en
mon ame, si ne peut-il esgaler la cause que j'en ay. Et toutesfois je ne pense pas, encor que
ma perte ayt esté extreme, estre le seul qui y ait perdu. Car vous y estes particulierement
amoindrie au nombre de vos fideles serviteurs, d'un qui peut-estre n'estoit point ny le moins
affectionné, ny le plus inutile à vostre service. Ceste consideration m'avoit fait esperer de
pouvoir obtenir de vostre justice quelque vengeance de sa mort contre son homicide, mais dés
que je suis entré dans ce temple, j'en ay perdu toute esperance, jugeant que si le desir de
vengeance mouroit en moy, qui suis le frere de l'offensé, à plus forte raison se perdroit-elle
en vous, Madame, en qui la compassion du mort, & le service qu'il vous avoit voüé, en
peuvent sans plus faire naistre quelque volonté. Toutesfois, par-ce que je voy les armes de
l'homicide de mon frere, preparées des-ja contre moy, non point pour fuïr telle mort, mais
pour en advertir les autres, je vous diray le plus briefvement qu'il me sera possible, la
fortune de celuy que je regrette. Encore, Madame, que je n'aye l'honneur d'estre cognu de
vous, je m'asseure toutesfois qu'au nom de mon frere, qui n'a jamais vescu qu'à vostre
service, vous me recognoistrez pour vostre tres-humble serviteur : il s'appel loit Aristandre, & moy Guyemants, tous deux fils de
ce grand Cleomire, qui pour vostre service si souvent visita le Tibre, le Rhin, & le
Danube : & dautant que j'estoy le plus jeune, il peut y avoir six ans, qu'aussi tost qu'il
me vid capable de porter les armes, il m'envoya à l'armée de ce grand Meroüée, la delice des
hommes, & le plus agreable Prince qui vint jamais des François en Gaule. De dire pourquoy
mon pere m'envoya plustost vers Meroüée, que vers Thierry le Roy des Visigots, il me seroit
mal-aysé : toutefois j'ay opinion que ce fut, pour ne me faire servir un Prince si proche de
vos estats, que la fortune pourroit rendre vostre ennemy. Tant y a que le rencontre pour moy
fut tel, que Childeric son fils, Prince belliqueux, & de grande esperance, me voyant
presque de son âge, me voulut plus particulierement favoriser de son amitié que tout autre.
Quand j'arrivay pres de luy, c'estoit sur le poinct, que ce grand, & prudent Ætius,
traittoit un accord avec Meroüée & ses Françons (car tels nomme-il tous ceux qui le
suivent) pour resister à ce fleau de Dieu Attilla Roy des Huns, qui ayant ramassé par les
deserts de l'Asie un nombre incroyable de gens, jusques à cinq cents mille combattans,
descendit comme un deluge, furieusement ravageant tous les païs par où il passoit, & encor
que cet Ætius lieutenant general en Gaule de Valentinian, fut venu en deliberation de faire la
guerre à Meroüée, qui durant le gouverne ment de
Castinus, s'estoit saisi d'une partie de la Gaule, si luy sembla-il meilleur de se les allier,
les Visigots, & les Bourguignons aussi, que d'estre tous deffaits par Attilla, qui des-ja
ayant traversé la Germanie, estoit sur les bords du Rhin, où il ne demeura long temps sans se
tellement advancer en Gaule, qu'il assiegea la ville d'Orleans, d'où la survenuë de Thierry
Roy des Visigots luy fit lever le siege ; & prendre autre chemin. Mais attaint par
Meroüée, & Ætius avec leurs confederez aux champs Cathalauniques, il fut deffait plus par
la vaillance des Francs, & la prudence de Meroüée, que de toute autre force. Depuis Ætius
ayant esté tué, peut-estre par le commandement de son maistre, pour quelque mescontentement,
Meroüée fut receu à Paris, Orleans, Sens, & aux villes voisines, pour Seigneur, & pour
Roy : & tout ce peuple luy a depuis porté tant d'affection, que non seulement il veut
estre à luy, mais se fait nommer du nom de Francs, ou Françons pour luy estre plus agreable,
& leur pays au lieu de Gaule s'appella France. Ce-pendant que j'estois ainsi entre les
armes des Francs, des Gaulois, des Romains, des Bourguignons, des Visigots, & des Huns :
mon frere estoit entre celles d'Amour. Armes d'autant plus offensives, qu'elles n'adressent
toutes leurs playes qu'au cœur ! Son desastre fut tel (si toutefois à ceste heure il m'est
permis de le nommer ainsi) qu'estant nourry avec Clidaman, il vid la belle Silvie ; mais la
voyant il vid sa mort aussi, n'ayant depuis vescu que
comme se traînant au cercueil, d'en dire la cause je ne sçaurois, car estant avec Childeric,
je n'en sceu, sinon que mon frere estoit à l'extremité. Encor que j'eusse tous les
contentemens qui se peuvent, comme celuy qui estoit bien veu de son maistre, aymé de mes
compagnons, chery, & honoré generalement de tous, pour une certaine bonne opinion que l'on
avoit conceu de moy aux affaires qui s'estoient presentées, qui peut-estre m'avoit plus
raporté entre eux d'autorité & de credit, que mon âge, & ma capacité ne meritoient. Si
ne peus-je, sçachant la maladie de mon frere, m'arrester plus long temps en l'Isle de France.
Ainsi donc prenant congé de Meroüée, & Childeric, & leur promettant de retourner bien
tost, je m'en revins en la haste que vouloit mon amitié ; soudain que je fus arrivé chez luy,
plusieurs luy coururent dire que Guyemants estoit venu : son amitié luy donna assez de force,
pour se relever sur le lict, & m'embrasser de la plus entiere affection, que jamais un
frere serra l'autre entre ses bras.
Il ne serviroit, Madame, que de vous ennuyer, & me reblesser encor plus vivement,
de vous raconter les choses que nostre amitié fit entre nous : tant y a que deux ou trois
jours apres, mon frere fut reduit à telle extremité, qu'à peine avoit-il la force de respirer,
& toutefois ce cruel Amour la donnoit tousjours plutost aux souspirs, qu'aux respirs :
& entre ses plus cuisants regrets, on n'oyoit que
le nom de Sylvie. Moy à qui le desplaisir de sa mort estoit si violent, que rien n'estoit
assez fort pour me le faire dissimuler, voulois tant de mal à ceste Sylvie incognuë, que je ne
pouvois m'empescher de la maudire, ce que mon frere oyant, & son affection estant encore
plus forte que son mal, il s'efforça de me parler ainsi. Mon frere si vous ne voulez estre mon
plus grand ennemy, cessez je vous prie ces imprecations, qui ne peuvent que m'estre plus
des-agreables, que mon mal mesme. J'esliroy plutost de n'estre point, que si elles avoient
effet, & estant inutiles, que proffitez-vous, sinon de me tesmoigner combien vous haïssez
ce que j'ayme. Je sçay bien que ma perte vous ennuye, & en cela je ressens plus nostre
separation que ma fin. Mais puis que "tout homme est nay pour mourir"
? pourquoy avec
moy ne remerciez-vous le ciel, qui m'a esleu la plus belle mort, & la plus belle
meurtriere qu'autre ayt jamais euë ? L'extremité de mon affection, & l'extremité de la
vertu de Sylvie, sont les armes desquelles sa beauté s'est servie, pour me mettre au cercueil,
& pourquoy me plaignez vous, & voulez vous mal à celle à qui je veux plus de bien,
qu'à mon ame ? Je croy qu'il vouloit dire davantage, mais la force luy manqua, & moy plus
baigné de pleurs de pitié, que contre Attilla je n'avois jamais esté moüillé de sueur en mes
armes, ny mes armes de sang, je luy respondis, mon frere celle qui vous ra vit aux vostres, est la plus injuste qui fut jamais : Et
si elle est belle, les Dieux mesmes ont usé d'injustice en elle, car ou ils luy devoient
changer le visage, ou le cœur. Alors Aristandre ayant repris davantage de force, me repliqua,
Pour Dieu Guyemants, ne blasfemez plus de ceste sorte ; & croyez que Sylvie a le cœur si
respondant au visage, que comme l'un est plein de beauté, l'autre aussi l'est de vertu. Que si
pour l'aymer je meurs, ne vous en estonnez, par-ce que si l'œil ne peut sans esblouïssement
soustenir les esclairs d'un Soleil sans nuage, comment mon ame ne seroit-elle demeurée
esblouïe aux rayons de mille Soleils qui flamboient en ceste belle ? Que si elle n'a peu
gouster tant de divinitez sans mourir, qu'elle ayt au moins le contentement de celle, qui
mourut pour voir Jupiter en sa divinité. Je veux dire que comme sa mort rendit tesmoignage que
nulle autre n'avoit jamais veu tant de divinitez qu'elle, que vous avouyez aussi que nul
n'ayma jamais tant de beauté, ny tant de vertu que moy. Moy qui venois d'un exercice qui me
faisoit croire n'y avoir point d'Amour forcé, mais volontaire, avec lequel on s'alloit
flattant en l'oysiveté, je luy dis, Est-il possible qu'une seule beauté soit la cause de
vostre mort ? Mon frere, me respondit-il, je suis à telle extremité que je ne pense pas vous
pouvoir satisfaire, en ce que vous me demandez. Mais continua-il, en me prenant la main, par
l'amitié fraternelle, & par la nostre par
ticuliere, qui nous lie encor plus, je vous adjure de me promettre un don. Je le fis. Lors il
continua, Portez de ma part ce baiser à Sylvie, & lors il me baisa la main, & observez
ce que vous trouverez de ma derniere volonté, & quand vous la verrez, vous sçaurez ce que
vous m'avez demandé. A ce mot, avec le souffle, s'en vola son ame, & me demeura froid
entre les bras.
Ce que je ressentis de ceste perte, comme elle ne peut estre imaginée, que par celuy
qui l'a faicte, aussi ne peut-elle estre conceuë, que par le cœur qui l'a soufferte, &
mal-aisément parviendra la parole, où la pensée ne peut atteindre : si bien que sans
m'arrester davantage à repleurer ce desastre, je vous diray, Madame, qu'aussi tost que ma
douleur me l'a voulu permettre, je me suis mis en chemin, tant pour vous rendre l'hommage que
je vous doy, & vous demander justice de la mort d'Aristandre, que pour observer la
promesse que je luy ay faicte envers son homicide, & luy presenter ce que dans sa derniere
volonté il a laissé par escrit ; afin que je me puisse dire aussi juste observateur de ma
parole, que luy inviolable en son affection. Mais ausi tost que je me suis presenté devant
vous, & que j'ay voulu ouvrir la bouche pour accuser ceste meurtriere, j'ay recogneu si
veritables les paroles de mon frere, que non seulement j'excuse sa mort, mais que j'en desire,
& requiers une semblable. Ce sera donc, Madame, avec vostre per mission, que je paracheveray, & lors faisant une grande reverence à
Amasis, il choisit entre nous Sylvie, & mettant un genoüil en terre, il luy dit : Belle
meurtriere, encor que sur ce beau sein il tombast une larme de pitié à la nouvelle de la mort
d'une personne tant à vous, vous ne lairriez pas d'en avoir aussi entiere, & honorable
victoire. Toutesfois si vous jugez qu'à tant de flammes, que vous aviez allumées en luy, si
peu d'eau ne seroit pas grand allegement, recevez pour le moins l'ardant baiser qu'il vous
envoye, ou plustost son ame changée en ce baiser, qu'il remet en ceste belle main, pleine à la
verité des despoüilles de plusieurs autres libertez, mais de nulle plus entiere que la sienne.
A ce mot il luy baisa la main, & puis continua ainsi apres s'estre relevé. Entre les
papiers où Aristandre avoit mis sa derniere volonté, nous avons trouvé cestui-cy, & parce
qu'il est cachetté de la façon que vous voyez, & qu'il s'adresse à vous, je le vous
apporte avec la protestation, que par son testament il me commande de vous faire, avant que
vous l'ouvriez. Que si vostre volonté n'est de luy accorder la requeste qu'il vous y fait, il
vous supplie de ne point la lire, afin qu'en sa mort, comme en sa vie, il ne ressente les
traits de vostre cruauté : lors il luy presenta une lettre, que Sylvie troublée de cet
accident eust refusée sans le commandement qu'Amasis luy en fit. Et lors Guyemants reprit la
parole ainsi : J'ay jusques icy satisfait à la derniere volonté d'Aristandre, il reste que je poursuive sur son homicide sa cruelle
mort, mais si autrefois l'offense m'avoit fait ce commandement, l'Amour à ceste heure
m'ordonne, que ma plus belle vengeance soit le sacrifice de ma liberté, sur le mesme autel qui
fume encores de celle de mon frere, qui m'estant ravie, lors que je ne respirois contre vous,
que sang, & mort, rendra tesmoignage que justement tout œil qui vous voit, vous doit son
cœur pour tribut, & qu'injustement tout homme vit, qui ne vit en vostre service. Sylvie
confuse un peu de ce rencontre, demeura assez long temps à respondre, de sorte qu'Amasis prit
le papier qu'elle avoit en la main, & ayant dit à Guyemants que Sylvie luy feroit
response, elle se tira à part avec quelques-unes de nous, & rompant le cachet leut telles
paroles.
LETTRE D'ARISTANDRE
à Sylvie
Si mon affection ne vous a peu rendre mon service agreable, ny
mon service mon affection, que pour le moins, ou ceste affection vous rende ma mort pleine de
pitié, ou ma mort vous asseure de la fidelité de mon affection : & que comme nul n'ayma
jamais tant de perfections, que nul aussi n'ayma jamais avec tant de passion. Le dernier tesmoignage que je vous en rendray, sera le don de
ce que j'ay le plus cher apres vous, qui est mon frere : car je sçay bien que je le vous
donne, puis que je luy donray charge de vous voir, sçachant assez par experience, qu'il est
impossible que cela soit, sans qu'il vous ayme. N'ordonnez pas ma belle meurtriere, qu'il
soit heritier de ma fortune, mais ouy bien de celle que j'eusse pû justement meriter envers
toute autre que vous. Celuy qui vous escrit, c'est un serviteur, qui pour avoir eu plus
d'Amour qu'un cœur n'estoit capable de retenir, voulut mourir plutost que d'en
diminuer.
Amasis appellant alors Sylvie, luy demanda de quelle si grande cruauté elle avoit
peu user contre Aristandre, qui l'eust conduit à ceste extremité. La Nymphe rougissant luy
respondit, qu'elle ne sçavoit dequoy il se pouvoit plaindre. Je veux, luy dit-elle, que vous
receviez Guyemants en sa place : alors l'appellant devant tous, elle luy demanda s'il vouloit
observer l'intention de son frere. Il respondit qu'ouy, pourveu qu'elle ne fust point
contraire à son affection. Il prie, dit alors Amasis, ceste Nymphe de vous recevoir en sa
place, & que vous ayez meilleure fortune que luy. Pour estre receu, je le luy commande ;
pour la fortune dont il parle, ce n'est jamais la
priere ny le commandement d'autruy, qui la peut faire, mais le propre merite, ou la fortune
mesme. Guyemants apres avoir baisé la robe à Amasis, en vint faire de mesme à la main de
Sylvie, en signe de servitude : mais elle estoit si piquée contre luy des reproches qu'il luy
avoit faits, & de la declaration de son affection, que sans le commandement d'Amasis, elle
ne l'eust jamais permis.
On commençoit à se retirer quand Clidaman qui revenoit de la chasse, fut adverty de ce
nouveau serviteur de sa maistresse ; dequoy il fit ses plaintes si haut, qu'Amasis, &
Guyemants les ouyrent : & parce qu'il ne sçavoit d'où cela procedoit, elle le luy
declara ; & à peine avoit-elle parachevé, que Clidaman reprenant la parole, se plaignit
qu'elle eust permis une chose tant à son des-avantage, que c'estoit revoquer ses ordonnances,
que le destin la luy avoit esleuë, que nul ne la luy sçauroit ravir sans la vie : &
Clidaman disoit ces paroles, parce qu'à bon escient il aimoit Silvie : mais Guyemants qui
outre son affection s'estoit acquis une si bonne opinion de soy-mesme, qu'il n'eust voulu
ceder à personne du monde, respondit, adressant sa parole à Amasis. Madame, on veut que je ne
sois point serviteur de la belle Sylvie, ceux qui le requierent sçavent peu d'Amour, autrement
ils ne penseroient pas que vostre ordonnance, ny celle de tous les Dieux ensemble, fust assez
forte pour divertir le cours d'une affection, c'est pour quoy je declare ouvertement, que si on me deffend ce qui m'a des-ja esté
permis, je seray des-obeïsssant, & rebelle, & n'y a devoir ny consideration qui me
fasse changer : & lors se tournant à Clidaman : Je sçay le respect que je vous doy, mais
je ressents aussi le pouvoir qu'Amour a sur moy. Si le destin vous a donné à Sylvie, sa beauté
est celle qui m'a acquis ; jugez lequel des deux dons luy doit estre plus agreable. Clidaman
vouloit respondre quand Amasis luy dit : Mon fils vous auriez raison de vous douloir si on
alteroit nos ordonnances, mais on ne les interesse nullement ; il vous a esté commandé de
servir Silvie, & non pas deffendu aux autres : "Les senteurs rendent plus d'odeur
estant esmeuës. Un Amant aussi ayant un rival, rend plus de tesmoignage de ses merites".
Ainsi ordonna Amasis, & voyla Sylvie bien servie : car Guyemants n'oublioit chose que son
affection luy commandast, & Clidaman à l'envy s'estudioit de paroistre encor plus
soigneux. Mais sur tous Ligdamon la servoit avec tant de discretion, & de respect, que le
plus souvent il ne l'osoit aborder, pour ne donner cognoissance aux autres de son affection,
& à mon gré son service estoit bien autant aymable que de nul des autres : Mais certes une
fois il faillit de perdre patience. Il advint qu'Amasis se trouva entre les mains une esguille
faite en façon d'espée, de laquelle Silvie avoit accoustumé de se relever, & accommoder le poil, & voyant Clidaman assez pres d'elle,
elle la luy donna pour la porter à sa maistresse : mais il la garda tout le jour, afin de
mettre Guyemantz en peine. Il ne se doutoit point de Ligdamon, & voyez comme bien souvent
on blesse l'un pour l'autre, car le poison qui fut preparé pour Guyemantz toucha tant au cœur
à Ligdamon, que ne pouvant le dissimuler, afin de n'en donner cognoissance, il se retira en
son logis, où apres avoir quelque temps envenimé son mal par ses pensers, il prit la plume
& m'escrivit tels vers.
MADRIGAL
SUR L'ESPEE DE SILVIE
ENTRE LES MAINS
de
Clidaman
D'une meurtriere espée,
Amour en trahison,
De mon
bon-heur l'esperance a couppée :
Et toutefois ce n'est pas sans raison.
Car
voyant bien que mon destin commande
Que mon Amour trop grande,
Ne se pouvant
payer
Je meure sans loyer.
Il veut (pour n'estre au moins entierement
ingrat)
Ne pouvant en Amant, que je meure en soldat.
BILLET
Il faut advoüer, belle Leonide, que Silvie fait comme le
Soleil, qui jette indifferemment ses rayons sur les choses plus viles, aussi bien que sur les
plus nobles.
Luy-mesme m'apporta ce papier, & ne peus quoy que je m'y estudiasse, y rien
entendre, ny tirer de luy autre chose, sinon que Silvie luy avoit donné un grand coup
d'espée : & me laissant s'en alla le plus perdu homme de la terre. Voyez comme Amour est
artificieux blesseur, qui avec de si petites armes fait de si grands coups : Il me fascha de
le voir en cet estat, & pour sçavoir s'il y avoit quelque chose de nouveau, j'allay
trouver Silvie, mais elle me jura qu'elle ne sçavoit que ce pouvoit estre : en fin ayant
demeuré quelque temps à relire ces vers, tout à coup elle porta la main à ses cheveux, &
n'y trouvant son poinçon elle se mit à sousrire, & dit que son poinçon estoit perdu, &
que quelqu'un l'avoit trouvé, & qu'il falloit que Ligdamon le luy eust recognu. A peine
m'avoit-elle dit cela que Clidaman entra dans la sale avec ceste meurtriere espée en la main.
Je la suppliay de ne la luy plus laisser. Je verray, dit-elle, sa discretion, & puis
j'useray du pouvoir que je dois avoir sur luy. Elle ne
faillit pas à son dessein, car d'abord elle luy dit, Voila une espée qui est à moy. Il
respondit, Aussi est bien celuy qui la porte. Je la veux avoir, dit-elle. Je voudrois,
respondit-il, que vous voulussiez de mesme tout ce qui est à vous. Ne me la voulez vous pas
rendre ? dit la Nimphe. Comment, repliqua il, pourrois-je vouloir quelque chose, puis que je
n'ay point de volonté ? Et, luy dit-elle, qu'avez vous fait de celle que vous aviez ? Vous me
l'avez ravie, dit-il, & à ceste heure elle est changée en la vostre. Puis donc,
continua-elle, que vostre volonté n'est que la mienne, vous me rendrez ce poinçon, parce que
je le veux. Puis, dit-il, que je veux cela mesme que vous voulez, & que vous voulez avoir
ce poinçon, il faut par necessité que je le vueille avoir aussi. Silvie sousrit un peu, mais
en fin dit-elle, je veux que vous me le donniez. Et moy aussi, dit-il, je veux que vous me le
donniez. Alors la Nimphe estendit la main & le prit. Je ne vous refuseray jamais, dit-il,
quoy que vous veuillez m'oster, & fust-ce le cœur encores une fois. Ainsi Silvie réeut son
espée, & j'escrivis ce billet à Ligdamon.
BILLET DE LEONIDE
à Ligdamon.
Le bien, que sans le sçavoir on avoit fait à vostre rival, le
sçachant luy a esté ravy : jugez en quel terme sont ses affaires, puis que les faveurs qu'il a procedent d'ignorance : & les
desfaveurs de deliberation.
Ainsi Ligdamon fust guery, non pas de la mesme main, mais du mesme fer qui
l'avoit blessé : Cependant l'affection de Guyemantz vint à telle extremité, que peut-estre ne
devoit-elle rien à celle d'Aristandre : d'autre costé Clidaman, sous la couverture de la
courtoisie avoit laissé couler en son ame une tres-ardante & tres-veritable Amour : Apres
avoir entr'eux plusieurs fois essayé à l'envy, qui seroit plus agreable à Silvie, & cogneu
qu'elle les favorisoit, & deffavorisoit également : Ils se resolurent un jour, parce que
d'ailleurs ils s'entre-aimoient fort, de sçavoir qui des deux estoit le plus aimé, &
vindrent pour cet effet à Silvie, de laquelle ils eurent de si froides responses qu'ils n'y
purent asseoir jugement. Alors par le conseil d'un Druide, qui peut-estre se faschoit de voir
deux telles personnes perdre si inutilement le temps, qu'ils pouvoient bien mieux employer
pour la deffense des Gaules, que tant de Barbares alloient inondant ; ils vindrent à la
fontaine de la verité d'Amour. Vous sçavez quelle est la proprieté de ceste eau, & comme
elle declare par force les pensées plus secrettes des Amants : car celuy qui y regarde dedans
y voit sa maistresse, & s'il est aimé, il se voit aupres, & si elle en aime
quelqu'autre c'est la figure de celuy-là qui s'y voit. Or Clidaman fut le premier qui s'y
presenta ; il mit le genoüil en terre, baisa le bord
de la fonteine, & apres avoir supplié le Demon du lieu de luy estre plus favorable qu'à
Damon, il se panche un peu en dedans : incontinant Silvie s'y presente tant belle &
admirable, que l'Amant transporté se baissa pour luy baiser la main, mais son contentement fut
bien changé quand il ne vid personne pres d'elle. Il se retira fort troublé, apres y avoir
demeuré quelque temps, & sans en vouloir dire autre chose, fit signe à Guyemantz, qu'il y
esprouvast sa fortune. Luy avec toutes les ceremonies requises, ayant fait sa requeste, jetta
l'œil sur la fonteine, mais il fust traitté à l'égal de Clidaman, parce que Silvie seule se
presenta bruslant presque avec ses beau x yeux, l'onde qui sembloit rire autour d'elle. Tous
deux estonnez de ce rencontre, en demanderent la cause à ce Druide, qui estoit tres-grand
magicien. Il respondit que c'estoit dautant que Silvie n'aimoit encore personne, comme
n'estant point capable de pouvoir estre bruslée, mais de brusler seulement. Eux qui ne se
pouvoient croire tant deffavorisez, parce qu'ils s'y estoient presentez separez, y
retournerent tous deux ensemble ; & quoy que l'un & l'autre se panchast de divers
costez : si est-ce que la Nimphe y parut seule. Le Druyde en sousriant les vint retirer, leur
disant qu'ils creussent pour certain n'estre point aimez, & que se pancher d'un costé
& d'autre ne pouvoit representer leur figure dans ceste eau, car il faut, disoit-il, que vous sçachiez que tout ainsi que les autres eaux
representent les corps qui luy sont devant, celle-cy represente les esprits. Or "l'esprit
qui n'est que la volonté, la memoire, & le jugement, lors qu'il aime, se transforme en la
chose aimée"
; & c'est pourquoy lors que vous vous presentez icy, elle reçoit la
figure de vostre esprit, & non pas de vostre corps ; & vostre esprit estant changé en
Silvie, il represente Silvie, & non pas vous. Que si Silvie vous aimoit elle seroit
changée aussi bien en vous, que vous en elle, & ainsi representant vostre esprit vous
verriez Silvie, & voyant Silvie changée, comme je vous ay dit, par cet Amour, vous vous y
verriez aussi. Clidaman estoit demeuré fort attentif à ce discours, & voyant que la
conclusion estoit une assurance de ce qu'il craignoit le plus, de colere mettant l'espée à la
main, en frappa deux ou trois coups de toute sa force sur le marbre de la fonteine, mais son
espée ayant au commencement resisté, en fin se rompit par le milieu, sans presque laisser
marque de ses coups, & parce qu'il estoit resolu en toute façon de rompre la pierre,
imitant en cela le chien en colere, qui mord le caillou que l'on luy a jetté ; le Druide luy
fit entendre qu'il se travailloit en vain, dautant que cet enchantement ne pouvoit prendre fin
par force, mais par extrémité d'Amour, que toutefois s'il vouloit la rendre inutile, il en
sçavoit le moyen. Clidaman nourrissoit pour rareté dans des grandes cages de fer, deux Lyons, & deux Lycornes, qu'il faisoit bien souvent
combattre contre diverses sortes d'animaux. Or ce Druide les luy demanda pour gardes de ceste
fonteine, & les enchanta de sorte, qu'encor qu'ils fussent mis en liberté, ils ne
pouvoient abandonner l'entrée de la grotte, sinon quand ils alloient chercher à vivre, &
deux y demeuroient tousjours, & depuis n'ont fait mal à personne, qu'à ceux qui ont voulu
essayer la fonteine ; mais ils assaillent ceux-là avec tant de furie, qu'il n'y a point
d'apparance que l'on s'y hazarde, car les Lyons sont si grands & affreux, ont les ongles
si longs & si trenchants, sont si legers & adroits, & si animez à ceste deffense
qu'ils font des effects incroyables. D'autre costé les Lycornes ont la corne si pointuë &
si forte, qu'elles perceroient un rocher, & hurtent avec tant de force, & de vitesse,
qu'il n'y a personne qui les puisse eviter. Aussi tost que ceste garde fut ainsi disposée,
Clidaman & Guyemantz partirent si secrettement, qu'Amasis, ny Silvie n'en sceurent rien
qu'ils ne fussent des-ja bien loing. Ils allerent trouver Meroüée & Childeric, car on nous
a dit depuis, que se voyant également traittez de l'Amour, ils voulurent essayer si les armes
leur seroient également favorables. Ainsi, gentil Berger, nous avons perdu la commodité de
cette fonteine qui descouvroit si bien les cachettes des pensées trompeuses, que si tous
eussent esté comme Ligdamon, ils ne nous l'eussent
point fait perdre, car lors que je sceus que Clidaman & Guyemantz s'y en alloient, je luy
conseillay d'estre le tiers, m'assurant qu'il seroit des plus favorisé, mais il me fit une
telle response. Belle Leonide, "je conseilleray tousjours à ceux qui sont en doute de leur
bien, ou de leur mal, qu'ils hazardent quelquefois d'en sçavoir la verité, mais ne seroit-ce
folie à celuy qui n'a jamais peu concevoir aucune esperance de ce qu'il desire, de rechercher
une plus seure cognoissance de son desastre".
Quant à moy je ne suis point en doute, si
la belle Silvie m'aime, ou non, je n'en suis que trop assuré, mais quand je voudray en sçavoir
davantage, je ne le demanderay jamais qu'à ses yeux, & à ses actions. Depuis ce temps-là
son affection est allé croissant, tout ainsi que le feu où l'on met du bois : car "c'est le
propre de la pratique, de rendre ce qui plaist plus agreable, & ce qui ennuïe plus
ennuyeux"
: Et Dieu sçait, comme ceste cruelle l'a tousjours traitté. Le moment est à
advenir qu'elle l'a jamais voulu voir sans desdain, ou cruauté, & ne sçay quant à moy,
comme un homme genereux ait eu tant de patience, puis qu'en verité les offenses qu'elles luy a
faites, ont plutost de l'outrage que de la rigueur.
Un jour qu'il la rencontra qu'elle s'alloit promener seule avec moy, parce qu'il a la
voix fort agreable, & que je le priay de chanter, il dit tels vers.
CHANSON
SUR UN DESIR.
Quel est ce mal qui me travaille,
Et ne veut me donner loisir,
De trouver remede qui vaille ?
Helas ! c'est un ardant desir,
Qui comme un feu
tousjours aspire,
Au bon-heur le plus eslevé,
Aussi ce que plus on desire,
C'est ce qu'on a moins esprouvé.
Desir ardant dés ta naissance,
Boüillonnant de jeunes ardeurs,
Quand nasquit ta sœur l'Esperance,
Vous remplissiez de vos grandeurs,
Non pas
seulement mes pensées :
Mais toute mon ame à la fois,
Dont les puissances
rabaissées
Alloient fléchissant sous vos loix.
Ores que l'Esperance est morte
Pourquoy Desir t'efforces-tu
D'une violence plus forte ?
C'est que tu nayz de la vertu,
Et tout ainsi comme ta
mere :
De l'espoir ne te nourris pas :
Aussi tu ne veux qu'au contraire
Ta mort vienne
de son trespas.
Il n'eust point si tost parachevé, que Silvie reprit ainsi. Hê ! dites moy
Ligdamon, puis que je ne suis pas cause de vostre mal, pourquoy vous en prenez vous à moy ?
C'est vostre desir que vous devez accuser, car c'est luy qui vous travaille vainement. Le
passionné Ligdamon respondit : Le desir est celuy certes qui me tourmente, mais ce n'est pas
luy qui en doit estre blasmé, c'est ce qui le fait naistre, & ce sont les vertus & les
perfections de Silvie. "Si les desirs, repliqua-elle, ne sont desreglez, ils ne tourmentent
point, & s'ils sont desreglez, & qu'ils transportent au dela de la raison, ils
doivent naistre d'autre objet que de la vertu, & ne sont point vrays enfans d'un tel
pere, puis qu'ils ne luy ressemblent point".
Jusques icy, respondit Ligdamon, je n'ay
point ouy dire que l'on desadvoüast un enfant pour ne point ressembler à son pere : &
toutefois les extrémes desirs ne sont point contre la raison : car "n'est-il pas
raisonnable de desirer toutes choses bonnes, selon le degré de leur bonté, & par ainsi
une extréme beauté sera raisonnablement aimée en extrémité"
: que s'il les faut en
quelque chose blasmer, on ne sçauroit dire qu'ils soient contre raison : mais outre la raison.
Cela suffit, repliqua ceste cruelle, je ne suis point plus raisonnable que la raison : C'est
pourquoy je ne veux advoüer pour mien ce qui
l'outrepasse. A ce mot, pour ne luy laisser le moyen de luy respondre, elle alla rencontrer
quelques-unes de ses compagnes qui nous avoient suivies.
Une fois qu'Amasis revenoit de ce petit lieu de Montbrison, où la beauté des jardins,
& la solitude l'ayant plus long temps arrestée qu'elle ne pensoit ; la nuit la surprit en
revenant à Marcilly. Et parce que le soir estoit assez fraiz, je luy allois demandant par les
chemins, expressément pour le faire parler devant sa maistresse, s'il ne ressentoit point la
fraicheur & l'humidité du serein. A quoy il me respondit, qu'il y avoit long temps, que le
froid, ny le chaud exterieur ne luy pouvoit guiere faire de mal, & luy demandant pourquoy,
& quelle estoit sa recepte. A l'un, me respondit-il, j'oppose mes desirs ardents, & à
l'autre mon espoir gelé. Si cela est, luy repliquay-je soudain, d'où vient que je vous oys si
souvent dire que vous bruslez, & d'autrefois que vous gelez. Ah ! me respondit-il, avec un
grand souspir, courtoise Nimphe, le mal dont je me plains ne me tourmente pas par dehors,
c'est au dedans ; & encores si profond que je n'ay cachette en l'ame si reculée, où je
n'en ressente la douleur : Car il faut que vous sçachiez, qu'en tout autre le feu, & le
froid sont incompatibles ensemble : mais moy j'ay dans le cœur continuellement le feu allumé,
& la froide glace, & en ressens sans soulagement la seule incommodité.
Silvie ne tarda point davantage à luy faire ressentir ses cruautez accoustumées, que
jusqu'à la fin de cette parole : Encores crois-je qu'elle ne luy donna pas mesme du tout le
loisir de la parachever, tant elle avoit d'envie de luy faire ressentir ses pointures, que se
tournant à moy, comme sousriant, elle dit, en penchant desdaigneusement la teste de son
costé : O que Ligdamon est heureux d'avoir, & le chaud, & le froid quand il veut !
pour le moins il n'a pas dequoy se plaindre, ny de ressentir beaucoup d'incommodité ; car si
la froideur de son espoir le gele, qu'il se réchauffe en l'ardeur de ses desirs : que si ses
desirs trop ardents le bruslent, qu'il se refroidisse aux glaçons de ses espoirs. Il est bien
necessaire, belle Silvie, respondit Ligdamon, que j'use de ce remede pour me maintenir,
autrement il y a long temps que je ne serois plus, mais c'est bien peu de soulagement à un si
grand feu. Tant s'en faut, la cognoissance de ces choses m'est une nouvelle blessure qui
m'offense, d'autant plus qu'en la grandeur de mes desirs, je cognoy leur impuissance, & en
leur impuissance leur grandeur. Vous figurerez, repliqua la Nimphe, vostre mal tel que vous
voudrez, si ne croiray-je jamais que le froid estant si pres du chaud, & le chaud si pres
du froid, l'un ny l'autre permette à son voisin d'offenser beaucoup. A la verité respondit
Ligdamon, que je brusle, & gele en mesme temps n'est pas une des moindres merveilles qui
procedent de vous, mais celle-cy est bien plus grande,
que de vostre glace procede ma chaleur, & de ma chaleur vostre glace. Et plus que tout
cela vos imaginations, adjousta la Nimphe, car elles conçoivent des choses tant impossibles,
que celuy qui les croiroit pourroit estre autant taxé de peu de jugement, que vous en les
disant de peu de verité. J'advoüe, respondit-il, que mes imaginations conçoivent des choses du
tout impossibles, mais cela procede de mon trop d'affection, & [de] vostre trop de
cruauté ; & comme cela n'est un de vos moindres effets, aussi ce que vous me reprochez,
n'est un de mes moindres tourments. Je croy, adjousta-elle, que vos tourments & mes
effets, sont en leur plus grande force en vos discours. "Malaisément, respondit Ligdamon,
pourroit-on bien dire ce qui ne se peut bien ressentir. Malaisément, repliqua la Nimphe,
peuvent avoir cognoissance les sentiments des vaines idées d'une malade imagination".
Si
la verité, adjousta Ligdamon, n'accompagnoit ceste imagination, à peine que je fusse
necessiteux de vostre compassion comme je suis. "Les hommes, respondit la Nimphe, font
leurs trophées de nostre honte"
: Ne fissiez-vous point mieux, respondit-il, les vostres
de nostre perte ! Je ne vis jamais, repliqua Silvie, des personnes tant perdues, qui se
trouvassent si bien que vous faites tous.
Plus je vous raconte des cruautez de ceste Nimphe, & des patiences de Ligdamon,
& plus il m'en revient à la memoire. Quand Cli
daman s'en fut allé, comme je vous ai dit, Amasis voulut luy envoyer apres, la pluspart des
jeunes Chevaliers de ceste contrée, sous la charge de Lindamor, afin qu'il fust tenu de
Meroüée pour tel qu'il estoit. Entre-autres Ligdamon comme tres-gentil Chevalier, n'y fut
point oublié, mais ceste cruelle ne voulut jamais luy dire adieu, feignant de se trouver mal :
luy toutefois qui ne s'en vouloit point aller sans qu'elle le sceust en quelque sorte,
m'escrivit tels vers.
SUR UN DEPART.
Pourquoy, puis Amour que tu veux
Que je brusle de tant de
feux,
Faut-il que j'esloigne Madame ?
Je luy respondis.
Pour faire en elle quelque effaict,
Ne sçais-tu qu'en la cendre
naist,
Le Phœnix qui meurt en la flame.
Il eust esté trop heureux de ceste response, mais ceste cruelle m'ayant trouvé
que j'escrivois, & ne voulant ny luy faire du bien, ny permettre qu'autre luy en fist, me
ravit la plume à toute force de la main, me disant que les flateries que je faisois à
Ligdamon, estoient cause de la continuation de ses folies, & qu'il avoit plus à se
plaindre de moy, que d'elle, pour la fin elle luy rescrivit.
RESPONSE DE SILVIE.
Le Phœnix de la cendre sort,
Parce qu'en la flame il est mort,
L'absence en l'Amour est mortelle,
Si la presence n'a rien pu,
Jamais par le
froid n'est rompu
Le glaçon qu'un feu ne degelle.
Vous pouvez penser avec quel contentement il partit. Il fut fort à propos pour
luy d'avoir accoustumé de longue main semblables coups, & qu'il se ressouvint, que les
deffaveurs qui partent de celles que l'on sert, doivent le plus souvent tenir lieu de faveurs.
Et me souvient que sur ce discours, il se disoit le plus heureux Amant du monde : puis que les
ordinaires deffaveurs qu'il recevoit de Silvie, ne pouvoient le mettre en doute, qu'elle
n'eust beaucoup de memoire de luy, & qu'elle ne le recognust pour son serviteur, & que
puis que elle ne traittoit point de ceste sorte avec les autres, qui ne luy estoient point
particulierement affectionnez, qu'il falloit croire que ceste monnoye estoit celle, dont elle
payoit ceux qui estoient à elle, & que quelle qu'elle fust, il falloit la cherir, puis
qu'elle avoit ceste marque, & sur ce sujet il m'envoya tels vers avant que partir.
SONNET.
Elle le veut ainsi ceste beauté supréme,
Que ce soit
l'impossible, & non ce que je puis,
Qui luy fasse l'essay de ce que je luy suis :
Et bien, elle le veut, & je le veux de mesme.
En fin elle verra que mon
amour extréme,
En sa source ressemble à la source du puis,
Car plus elle voudra
m'espuiser par ennuis,
Et plus elle verra qu'infiniment je l'aime.
La source
qui produit ma belle affection,
Est celle-là sans plus de sa perfection,
Eternelle
en effet, comme elle est éternelle.
Donc essais de mon cœur, rigueur, peine,
desdain,
Puisez incessamment, mon amour est sans fin,
Et plus vous puiserez plus
elle sera belle.
Leonide eust continué son discours n'eust esté que de loing elle vid venir
Galathée, qui apres avoir demeuré longuement seule, & ne pouvant davantage se priver de la
veuë du Berger, s'estoit habillée le mieux à son advantage, que son miroir luy avoit sceu
conseiller, & s'en venoit sans autre compagnie que du petit Meril. Elle estoit belle &
bien digne d'estre aimée d'un cœur qui n'eust point eu d'autre affection. En ce mesme temps
pour la confusion que l'eau avoit mise en l'estomac de Celadon, il se trouva fort mal : De
sorte qu'à l'abord de la Nimphe, ils furent contrains de se retirer, & le Berger peu
apres, de se mettre au lit, où il demeura plusieurs jours tombant & se relevant de ce mal
sans pouvoir estre, ny bien malade, ny bien guery.
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LE
QUATRIESME
LIVRE D'ASTREE
Galathée (qui estoit atteinte à bon escient) tant que la maladie de Celadon dura,
ne bougea pres-que d'ordinaire de son lict, & quand elle estoit contrainte de s'en
esloigner pour reposer, ou pour quelque autre affaire, elle y laissoit le plus souvent
Leonide, à laquelle elle avoit donné charge de ne perdre une seule occasion de faire ressentir
au Berger sa bonne volonté, croyant que par ainsi, à la fin elle luy feroit esperer ce que sa
condition luy deffendoit. Et certes Leonide ne la trompoit nullement, car encore qu'elle eust
bien voulu, que Lindamor eust esté satisfait, toutefois elle qui attendoit tout son avancement
de Galathée n'avoit nul plus grand dessein que de luy complaire. Mais "Amour, qui se joüe
d'ordinaire, de la prudence des Amans, & se plaist à conduire ses effets au rebours de
leurs intentions"
, rendit par la conversation du Berger, Leonide plus neces siteuse d'un qui parlast pour elle, qu'autre qui fust en
la trouppe, car l'ordinaire pratique de ce Berger, auquel il ne deffailloit nulle de ces
choses qui peuvent faire aymer, luy fit recognoistre que "la beauté a de trop secrettes
intelligences avec nostre ame, pour la laisser si librement approcher de ses puissances sans
soupçon de trahison".
Le Berger s'en apperceut assez tost, mais l'affection qu'il portoit
à Astrée, encore qu'outragé si indignement, ne vouloit luy permettre de souffrir ceste amitié
naissante avec patience. Cela fut cause qu'il se resolut de prendre congé de Galathée, dés
qu'il commenceroit de se trouver un peu moins mal : mais aussi tost qu'il luy en ouvrit la
bouche ? Comment, luy dit-elle, Celadon, recevez-vous si mauvais traittement de moy, que vous
veuillez partir de ceans avant que d'estre bien guery ? Et lors qu'il luy vouloit respondre
que c'estoit de crainte de l'incommoder, & qu'aussi pour ses affaires, il estoit contraint
de retourner en son hameau asseurer ses parens, & ses amis de sa santé. Elle l'interrompit
disant, non Celadon, n'entrez point en doute que je sois incommodée, pourveu que je vous voye
accommodé, & quant à vos affaires, & à vos amis, sans moy, de qui il semble que la
compagnie vous desplaise si fort, vous ne seriez pas en ceste peine, puis que des-ja vous ne
seriez plus. Et me semble que la plus grand affaire que vous ayez, c'est de satisfaire à
l'obligation que vous m'avez, & que l'ingratitude
ne sera pas petite, qui me refusera quelques moments de ceste vie que vous tenez toute de moy.
Et puis il ne faut desormais que vous tourniez les yeux sur chose si basse que vostre vie
passée : il faut que vous laissiez vos hameaux, & vos trouppeaux, pour ceux qui n'ont pas
les merites que vous avez, & qu'à l'advenir vous leviez les yeux à moy, qui puis, &
veux faire pour vous, si vos actions ne m'en ostent la volonté. Quoy que le Berger fist
semblant de ne point entendre ce discours, si est-ce qu'il eust esté trop grossier s'il ne
l'eust bien recognu, & dés lors évitoit le plus qu'il luy estoit possible, de luy parler
particulierement. Mais le desplaisir que ceste vie luy raportoit, estoit tel, que perdant
presque patience, un jour que Leonide l'oyant souspirer, luy en demanda l'occasion, puis qu'il
estoit en lieu où l'on ne desiroit rien, que son contentement, il luy respondit : Belle
Nymphe, entre tous les plus miserables, je me puis dire le plus rigoureusement traitté de ma
fortune, car pour le moins "ceux qui ont du mal, ont aussi loy de s'en douloir, & ont
ce soulagement d'estre plains"
, mais moy, je ne l'ose faire, dautant que mon mal-heur
vient couvert du masque de son contraire, & cela est cause qu'au lieu d'estre plaint, je
suis plutost blasmé pour homme de peu de jugement ; que si vous, & Galathée sçaviez quels
sont les amers absinthes, desquels je suis nourry en ce lieu, heureux à la verité pour tout autre que pour moy ; je m'asseure que vous
auriez pitié de ma vie. Et que faut-il, dit-elle, pour vous soulager ? Pour ceste-heure, luy
dit-il, il ne me faut que la permission de m'en aller. Voulez vous repliqua la Nymphe que j'en
parle à Galathée ? Je vous en requiers, respondit-il, par tout ce que vous aymez le plus. Ce
sera donc par vous, dit la Nymphe en rougissant : & sans tourner la teste à luy, elle
sortit de la chambre pour aller où estoit Galathée, qu'elle trouva toute seule dans le jardin,
& qui des-ja commençoit de soupçonner qu'il y eust de l'amour du costé de Leonide, luy
semblant qu'elle n'avançoit rien en la charge qu'elle luy avoit donnée, & voyoit toutefois
qu'elle ne bougeoit presque de tout le jour d'aupres de luy, parce que sçachant combien les
armes de la beauté du Berger estoient trenchantes, elle jugeoit bien qu'il en pouvoit blesser
aussi bien deux, comme une. Toutefois estant contrainte de passer par ses mains, elle taschoit
de se détromper le plus qu'il luy estoit possible. Et ainsi continuoit tousjours envers la
Nymphe, le mesme visage qu'elle avoit accoustumé, & lors qu'elle la vid venir à elle, elle
s'avança pour s'enquerir comme se portoit le Berger : & ayant sçeu qu'il estoit au mesme
estat qu'elle l'avoit laissé, elle se remit au promenoir, & apres avoir fait quelques pas
sans parler, elle se tourna à la Nymphe, & luy dit. Mais dictes-moy Leonide, fut-il jamais
un homme plus insensible que Celadon, puis que ny mes
actions, ny vos discours ne luy peuvent donner ressentiment de ce qu'il doit envers moy ?
Quant à moy, respondit Leonide, je l'accuse plutost de peu d'esprit, & de faute de
courage, que non point de ressentiment, car j'ay opinion qu'il n'a pas le jugement de
recognoistre à quoy tendent vos actions ; que s'il recognoist mes paroles, il n'a pas le
courage de pretendre si haut, & ainsi autant que l'aymant de vos perfections, & de vos
faveurs le peuvent eslever à vous, autant la pesanteur de son peu de merite, & de sa
condition le rabaisse : mais il ne faut point trouver cela estrange, puis que "les pommiers
portent des pommes, & les chesnes des glands : car chasque chose produit selon son
naturel".
Aussi que pouvez-vous esperer, que produise le courage d'un villageois, que des
desseins d'une ame vile, & rabaissée ? Je croy bien respondit Galathée que la grande
difference de nos conditions luy pourroit donner beaucoup de respect, mais je ne puis penser
s'il recognoist ceste difference, qu'il n'ait assez d'esprit, pour juger à quelle fin je
traitte envers luy avec tant de douceurs, si ce n'est qu'il soit des-ja tant engagé envers
ceste Astrée, qu'il ne s'en puisse plus retirer. Asseurez-vous, Madame, repliqua Leonide, que
ce n'est point respect, mais sottise, qui le rend ainsi mescognoissant ; car je veux bien
advoüer, comme vous sçavez, qu'asseurément il est vray qu'il ayme Astrée, mais s'il avoit du
jugement, ne la mesprise roit-il pas pour vous, qui
meritez sans comparaison beaucoup davantage ? & toutesfois, il est si mal advisé, qu'à
tous les coups, que je luy parle de vous, il ne me répond qu'avec les regrets de
l'esloignement de son Astrée, qu'il represente avec tant de desplaisirs, que l'on jugeroit que
le sejour qu'il fait ceans, luy est infiniment ennuyeux. Et ce matin mesme l'oyant souspirer,
je luy en ay demandé la cause, il m'a fait des responses qui esmouvroient des pierres à pitié,
& en fin la conclusion a esté, que je vous requisse qu'il s'en peust aller. Ouy repliqua
Galathée, rougie de colere, & ne pouvant dissimuler sa jalousie, confessez verité Leonide,
il vous a esmeuë. Il est vray, Madame, il m'a esmeuë de pitié, & me semble, puis qu'il a
tant d'envie de s'en aller, que vous ne devez point le retenir par force : car "l'Amour
n'entre jamais dans un cœur à coups de foüets".
Je n'entends pas, repliqua Galathée,
qu'il vous ayt esmeuë de pitié, mais n'en parlons plus, peut-estre quand il sera bien sain,
ressentira-il aussi tost les effets du dépit qu'il a fait naistre en moy, que ceux de l'Amour
qu'il a produits en vous : ce-pendant pour parler franchement, qu'il se resolve de ne partir
point d'icy à sa volonté, mais à la mienne. Leonide voulut respondre : mais la Nymphe
l'interrompit. Or sus Leonide, luy dit-elle, c'est assez, contentez-vous que je n'en dis pas
davantage, assez seulement, ma resolution est celle-là. Ainsi Leonide fut con trainte de se taire, & de s'en aller, ressentant de
telle sorte ceste injure, qu'elle resolut dés lors de se retirer chez Adamas son oncle, &
ne jamais plus recevoir le soucy des secrets de Galathée, qui en mesme temps appella Sylvie
qui se promenoit à une autre allée, toute seule, à laquelle contre son dessein, elle ne peut
s'empescher, en se plaignant de Leonide de luy faire sçavoir ce que jusques alors elle luy
avoit caché : mais Sylvie, encore que jeune, toutefois pleine de beaucoup de jugement, pour
raccommoder toutes choses, tascha d'excuser Leonide au mieux qu'il luy fut possible, jugeant
bien que si sa compagne se dépitoit, & que ces choses vinssent à estre sceuës, elles ne
pourroient que rapporter beaucoup de honte à sa maistresse. Et c'est pourquoy elle luy dit
apres plusieurs autres propos : Vous sçavez bien, Madame, que jamais vous ne m'avez rien dit
de cet affaire, & toutefois je vous en diray des particularitez, que vous ne m'en jugerez
pas tant ignorante, comme je le vous ay fait paroistre, mais mon humeur n'est pas de
m'entremettre aux choses, où je ne suis point appellée. Il y a des-ja quelque temps, que
voyant ma compagne si assiduë aupres de Celadon, je soupçonnois que l'Amour en fust cause,
& non pas la compassion de son mal, & parce que c'est chose qui nous touche à toutes,
je me resolus avant que de luy en parler, d'en estre bien asseurée, & dés lors j'espiay
ses actions de plus pres que de coustume, & fis
tant qu'avant-hier je me mis en la ruelle du lict du Berger, ce pendant qu'il dormoit, &
peu apres Leonide entra, qui en poussant la porte, l'esveilla sans y penser, & apres
plusieurs discours communs, elle vint à parler de l'amitié qu'il avoit portée à la Bergere
Astrée, & Astrée à luy. Mais dit-elle, croyez moy Berger, que ce n'est rien, au pris de
l'affection que Galathée vous porte. A moy ? dit-il. Ouy, à vous, repliqua Leonide, & n'en
faite point tant l'estonné, vous sçavez combien de fois je la vous ay ditte, encore est-elle
plus grande que mes paroles. Belle Nymphe, respondit le Berger, je ne merite, ny ne croy tant
de bon heur ; aussi quel seroit son dessein envers moy, qui suis né dans la fange du peuple.
Vostre naissance, reprit ma compagne, ne peut estre que grande, puis qu'elle a donné
commencement à tant de perfections. O Leonide ! respondit alors le Berger, vos paroles sont
pleines de moqueries : mais quand elles seroient veritables, avez-vous opinion que je ne
sçache qui est Galathée ; & qui je suis ? Si faits, certes, belle Nymphe : & sçay fort
bien mesurer ma petitesse, & sa grandeur à l'aulne du devoir : Voire, respondit Leonide,
pensez vous qu'Amour se serve des mesmes mesures que les hommes ? cela est bon, pour ceux qui
veulent vendre ou acheter : mais ne sçavez vous pas, que "les dons ne se mesurent point,
& Amour n'estant rien qu'un don ; pourquoy le voudriez vous reduire à l'aulne du
devoir ?"
Ne doutez donc plus, de ce que je vous
dis, & pour ne manquer à vostre devoir, rendez luy autant, & d'Amour, &
d'affection, qu'elle vous en donne. Je vous jure, Madame, que jusques alors, je m'estois
figurée que Leonide parloit pour soy-mesme : & ne faut point que j'en mente, du
commencement ce discours m'estonna, mais depuis voyant avec combien de discretion vos actions
estoient conduites, je loüay beaucoup la puissance que vous aviez sur elles, sçachant bien,
qu'"il est plus difficile de commander absolument à soy-mesme, qu'à tout autre".
Ma
mignonne, respondit Galathée, si vous sçaviez l'occasion que j'ay, de rechercher l'amitié de
Celadon, vous loüeriez & conseilleriez ce mesme dessein, car vous souvient-il de ce Druide
qui nous predit nostre fortune. J'en ay bonne memoire, respondit-elle, il n'y a pas fort long
temps. Vous sçavez continua Galathée, combien de choses veritables, il vous a predittes, &
à Leonide aussi : Or sçachez que de mesme, il m'a asseurée, que si j'espousois jamais autre
que Celadon, je serois la plus mal-heureuse personne de la terre : vous semble-il qu'ayant
tant de preuve de la verité de ses predictions, je doive mépriser celle-cy, qui me touche si
fort ? Et c'est pourquoy je trouvois si mauvais, que Leonide eust esté si mal advisée ; que de
marcher sur mes pas, luy en ayant fait ceste mesme declaration. Madame, respondit Silvie,
n'entrez nullement en ce doute d'elle, car en verité, je ne vous ments point, & me semble que vous ne devez la despiter davantage, de peur
qu'en se plaignant elle ne descouvre ce dessein à quelqu'autre. Ma mie, respondit Galathée en
l'embrassant, je ne doute point de ce que vous m'avez asseurée, & vous promets que je me
conduiray envers Leonide, ainsi que vous m'avez conseillée.
Ce pendant qu'elles discouroient ainsi, Leonide alla retrouver Celadon, auquel elle
raconta de mot à mot les propos que Galathée & elle avoient euz sur son sujet, & qu'il
pouvoit se resoudre, que le lieu où il estoit avoit apparence d'une libre demeure ; mais que
veritablement c'estoit une prison. Ce qui le toucha si vivement, qu'au lieu que son mal
n'alloit que traînant, il devint si violent que le soir mesme la fievre le reprit, si ardante,
que Galathée l'estant allé voir, & le trouvant si fort empiré, entra fort en doute de sa
vie, & plus encore, quand le lendemain son mal se rendant tousjours plus grand, il leur
esvanouït deux ou trois fois entre les bras. Et quoy que ces Nymphes ne l'esloignassent jamais
de plus loing, que l'une au chevet, & l'autre aux pieds de son lict, sans prendre autre
repos, que celuy que par des sommeils interrompus, le sommeil extreme leur alloit quelquefois
desrobant, si est-ce qu'il estoit tres-mal secouru, n'y ayant en ce lieu aucune commodité pour
un malade : & n'osoient en faire venir d'ailleurs de peur d'estre descouvertes. Si bien
que le Berger courut une grande fortune de sa vie,
& telle qu'un soir il se trouva en si grande extremité, que les Nymphes le tindrent pour
mort ; mais en fin il revint à soy, & peu apres prit une tres-grande perte de sang, qui
l'affoiblit de sorte, qu'il voulut reposer. Cela fut cause que les Nymphes le laisserent seul
avec Meril, & s'estant retirées, Sylvie toute effrayée de cet accident, s'addressant à
Galathée, luy dit : Il me semble, Madame, que vous estes pour entrer en une grande confusion,
si vous n'y mettez quelque ordre ; jugez en quelle peine vous seriez, si ce Berger se perdoit
entre vos mains à faute de secours. Helas ! dit la Nymphe, dés l'accroissement de son mal,
j'ay bien consideré ce que vous dittes, mais quel remede y a-il ? Nous sommes icy entierement
despourveuës de ce qui luy est necessaire, & d'en avoir d'ailleurs, quand il iroit de ma
vie, je ne le voudrois pas faire, pour la crainte que j'ay, que l'on le sçache ceans. Leonide,
que l'affection qu'elle portoit au Berger faisoit parler plus resolument que Silvie, luy dit :
Madame ces craintes sont fort bonnes, en ce qui ne touche point la vie de personne : mais où
il y en va, il ne faut point estre tant considerée, ou bien prevoir les autres inconveniens
qui en peuvent naistre. Si ce Berger meurt, avez vous opinion que sa mort demeure sans estre
sceuë ? quand ce ne seroit que pour punition, il faut que vous croyez que le ciel mesme la
descouvriroit, mais prenons toutes choses au pis,
& qu'on sçache que ce Berger est ceans. Et quoy, pour cela ? ne pourrez vous pas couvrir
vostre dessein de celuy de la compassion, à quoy nostre naturel nous incline toutes ? &
toutefois s'il vous plaist de vous reposer de cet affaire sur moy, je m'asseure de le conduire
si discrettement que personne n'en descouvrira rien : car Madame, j'ay un oncle nommé Adamas,
le Prince des Druides de ceste contrée ; auquel nul des secrets de nature, ny des vertus des
herbes, ne peut estre caché, il est homme plein de discretion, & de jugement, & je
sçay qu'il a particuliere inclination de vous faire service, si vous l'employez en ceste
occasion, je tiens pour certain que le tout reüssira à vostre contentement. Galathée demeura
quelque temps sans respondre, mais Sylvie qui voyoit que c'estoit le meilleur expedient, &
prevoyoit que par le moyen du sage Adamas, elle divertiroit Galathée de ceste honteuse vie,
elle respondit assez promptement, que ceste voye luy sembloit la plus asseurée. A quoy
Galathée consentit, n'en pouvant eslire une meilleure. Il reste reprit Leonide de sçavoir,
Madame, afin que je n'outre-passe vostre commandement, que c'est que vous voulez que je die,
ou que je taise à Adamas. "Il n'y a rien, respondit Sylvie (voyant que Galathée demeuroit
interditte) qui oblige tant à se taire, que de faire paroistre une entiere fiance ; ny rien
au contraire qui dispense plus à parler que la
meffiance recogneuë."
De sorte qu'il me semble pour rendre Adamas secret, qu'il luy faut
dire avant qu'il vienne, tout ce qu'il pourra descouvrir quand il sera icy. Je suis, respondit
Galathée, tant hors de moy, qu'à peine sçay-je ce que je dis. C'est pourquoy je remets toute
chose en vostre discretion. Ainsi partit Leonide avec dessein, quoy que la nuit fust au
commencement fort obscure, de ne s'arrester qu'elle ne fust chez son oncle, de qui la demeure
estoit sur le panchant de la montagne de Marcilly, assez pres des Vestalles de Laignieu ; mais
son voyage fut beaucoup plus long qu'elle ne pensoit, car arrivant sur la pointe du jour elle
sceut qu'il estoit à Feurs, & qu'il n'en reviendroit de deux, ou trois jours, qui fut
cause que sans s'y arrester beaucoup, elle en prit le chemin, tant lasse toutefois, que n'eust
esté le desir de la guerison du Berger, qui ne luy donnoit nul repos, sans doute elle eust
attendu Adamas chez luy, où elle ne fit que se reposer environ une demye heure, parce que
n'estant accoustumée à ce travail, elle le trouvoit fort difficile ; & lors qu'il luy
sembla de s'estre assez rafraischie, elle partit seule comme elle y estoit venuë : Mais à
peine avoit-elle fait une lieuë, qu'elle vid venir de loin, par le mesme chemin qu'elle avoit
fait, une Nymphe toute seule, que peu apres elle recognut pour estre Sylvie, ceste rencontre
ne luy donna pas un petit sursaut, croyant qu'elle luy vint annoncer la mort de Celadon, mais ce fut tout au contraire : car elle sceut par elle,
que depuis son depart il avoit fort bien reposé, & qu'à son resveil il s'estoit trouvé
sans fievre, qu'à ceste occasion Galathée l'avoit fait incontinent partir pour la ratraper,
afin de l'en advertir, & de luy dire que le Berger estant en si bon estat, il n'estoit pas
de besoin d'amener Adamas, ny de luy descouvrir leurs affaires. Il seroit bien mal-aisé de
representer quel fut le contentement de Leonide, oyant la guerison du Berger qu'elle aymoit :
Et apres en avoir loüé Dieu, elle dit à sa compagne : Puis ma sœur, que je recognois suyvant
les discours que vous me tenez, que Galathée ne vous a point celé le dessein qu'elle a envers
ce Berger, il faut que je vous en parle franchement, & que je vous die, que ceste sorte de
vie me desplaist infiniment, & que je la trouve fort honteuse, & pour elle, & pour
nous ; car elle en est tellement passionnée, que quel mépris que ce Berger face d'elle, elle
ne s'en peut distraire, & a tellement devant les yeux les predictions d'un certain Druide,
qu'elle croit tout son bon heur despendre de cet Amour, & c'est le bon, que suivant
l'humeur des Amans, elle juge Celadon tant aymable, qu'elle croit chacun le devoir aymer
autant qu'elle : comme si tous le voyoient de ses mesmes yeux, & c'est là mon grief, car
elle est devenuë si jalouse de moy, qu'à peine me peut-elle souffrir aupres de luy. Or ma sœur
si ceste vie vient à se sçavoir, comme il n'en faut
point douter, puis qu'"il n'y a rien de si secret qui ne se descouvre"
, jugez que c'est
qu'on dira de nous, & quelle opinion nous aurions de quelque autre à qui semblable chose
fust arrivée : j'ay fait tout ce qu'il m'a esté possible pour l'en distraire, mais ç'a esté
sans effet : C'est pourquoy je suis resoluë quant à moy de la laisser aymer, puis qu'elle veut
aymer, pourveu que ce ne soit point à nos despens. Je vous fais tout ce discours pour vous
dire, qu'il me sembleroit tres à propos, que nous essaïssions d'y remedier, & que je ne
voy point un moyen plus aysé, que par l'entremise de mon oncle, qui en viendra bien à bout par
son conseil, & par sa prudence. Ma sœur, respondit Sylvie, je loüe infiniment vostre
dessein, & pour vous donner commodité de conduire Adamas vers elle, je m'en retourneray
d'icy, & diray que j'ay esté chez Adamas, & que je n'ay trouvé ny vous, ny luy. Il
sera donc à propos, respondit Leonide, que nous allions nous reposer dans quelque buisson,
afin qu'il semble que vous m'ayez cherchée plus long temps, aussi bien suis-je si lasse qu'il
faut que je dorme un peu, si je veux parachever mon voyage. Allons ma sœur, repliqua Slvie,
& croyez que vous ne faictes peu pour vous d'oster Celadon d'entre nous, car je prevoy
bien à l'humeur de Galathée, qu'avec le temps il vous raporteroit beaucoup de desplaisir. A ce
mot elles se prirent par la main, & regardant où elles pourroient passer une par tie du jour, elles virent un lieu de l'autre costé de
Lignon, qui leur sembla si à propos, que passant sur le pont de la Boteresse, & laissant
Bon-lieu sejour des Vestalles à main gauche, & descendant le long de la riviere, vindrent
se mettre dedans un gros buisson qui estoit tout joignant le grand chemin, & de qui
l'espaisseur rendoit en tout temps un agreable sejour, où apres avoir choisi l'endroit le plus
couvert elles s'endormirent aupres l'une de l'autre.
Et cependant qu'elles reposoient, Astrée, Diane, & Phillis vindrent de fortune
conduire leurs troupeaux en ce mesme lieu : & sans voir les Nymphes s'assirent aupres
d'elles, & parce que "les amitiez qui naissent en la mauvaise fortune ; sont bien plus
estroittes & serrées que celles qui se conçoivent dans le bon-heur"
; Diane qui
s'estoit liée d'amitié avec Astrée, & Phillis, depuis le desastre de Celadon, leur portoit
tant de bonne volonté, & elles à elle, que presque de tout le jour elles ne
s'abandonnoient : & certes qu'Astrée avoit bien besoin de consolation, puis que presque au
mesme temps elle perdit Alcé, & Hypolite ses pere & mere ; Hypolite pour la frayeur
qu'elle eut de la perte d'Astrée, lors qu'elle tomba dedans l'eau, & Alcé pour le
desplaisir de la perte de sa chere compagne, qui ne fut à Astrée un foible soulagement,
pouvant plaindre la perte de Celadon sous la couverture de celle de son pere & de sa
mere : & comme je vous ay dit, Diane fille de la sage Bellinde, pour ne manquer au devoir de voisinage l'allant plusieurs fois visiter,
trouva son humeur si agreable, & Astrée la sienne, & Phillis celle de toutes deux,
qu'elles se jurerent ensemble une si estroitte amitié, que jamais depuis elles ne se
separerent, & ce jour avoit esté le premier, qu'Astrée estoit sortie de sa cabane. De
sorte que ses deux fidelles compagnes se trouverent avec elle, mais elle ne fut plutost assise
qu'elle n'apperceut de loing Semire, qui la venoit trouver. Ce Berger avoit esté long temps
amoureux d'Astrée, & ayant recognu qu'elle aimoit Celadon, il avoit esté cause de leur
mauvais mesnage, s'estant persuadé qu'ayant chassé Celadon, il obtiendroit aisément son lieu :
il s'en venoit la trouver afin de commencer son dessein, mais il fut fort deceu : Car Astrée
ayant recognu sa finesse, conceut une haine si grande, contre luy, qu'aussi tost qu'elle le
vid, se mettant la main sur les yeux, pour ne le voir davantage, pria Phillis de luy dire de
sa part, qu'il ne se presentast jamais à elle ; & ses paroles furent proferées avec un
certain changement de visage, & d'une si grande vehemence, que ses compagnes y recognurent
bien une tres-grande animosité, qui fit avancer plus promptement Phillis vers le Berger. Quand
il ouyt ce message, il demeura tellement confus en sa pensée, qu'il sembloit estre immobile.
Enfin, vaincu & contraint de la cognoissance de son erreur, il luy dit : Discrette
Phillis, j'advoüe que le Ciel est juste, de me donner
plus d'ennuy qu'un cœur n'est capable de supporter : puis qu'encor ne peut-il égaler son
chastiment à mon offense, ayant esté cause de faire rompre la plus belle & la plus entiere
amitié qui ait jamais esté. Mais afin que les Dieux ne me punissent point plus rigoureusement,
dittes à ceste belle Bergere, que je demande pardon, & à elle & aux cendres de
Celadon, l'assurant que l'extréme affection que je luy ay portée, a sans plus esté la cause de
ceste faute, que loing d'elle & de ses yeux, à bon droit courroucez, j'iray plaignant
toute ma vie. A ce mot il s'en alla tant desolé, que son repentir toucha Phillis de quelque
pitié : Et estant revenuë vers ses compagnes, leur redit ce que le Berger avoit respondu.
Helas ! ma sœur, dit Astrée, j'ay plus d'occasion de fuir ce meschant, que je n'ay pas de
pleurer, jugez par là, si je le dois faire, c'est luy sans plus qui est cause de tout mon
ennuy. Comment ma sœur, dit-elle, Semire est cause de vostre ennuy ? A-il tant de puissance
sur vous ? Si j'osois vous raconter sa meschanceté, dit Astrée, & mon imprudence, vous
diriez qu'il a usé du plus grand artifice que l'esprit le plus cauteleux sçauroit jamais
inventer. Diane qui recognut que c'estoit à son occasion, qu'elle n'en parloit pas plus
clairement à Phillis, pour n'y avoir encore que huit ou dix jours qu'elles se pratiquoient si
familierement, leur dit, que ce n'estoit pas son dessein de leur rapporter de la contrainte.
Et vous, belle Bergere, dit- elle se tournant vers la
triste Astrée, me dorrez occasion de croire que vous ne m'aimez pas, si vous usez moins
librement envers moy que envers Phillis, puis qu'encore qu'il n'y ait pas si long temps, que
j'aye le bien de vostre conversation, si ne devez-vous moins estre assurée de mon affection
que de la sienne. Phillis alors luy respondit : Je m'assure qu'Astrée parlera tousjours devant
vous aussi franchement que devant elle mesme, son humeur n'estant pas d'estre amie à moitié,
& depuis qu'elle s'est jurée telle, il n'y a plus de cachette en son ame. Il est certain,
continua Astrée, & ce qui m'empesche d'en parler davantage, c'est seulement, que "de
remettre le fer dans une playe ne fait que l'envenimer".
Si est-ce, repliqua Diane, qu'"il faut bien souvent user du fer pour les guerir"
, & quant à moy, il me semble que
"de dire librement son mal à une amie, c'est luy en remettre une partie"
, & si
j'osois vous en prier, ce me seroit une tres-grande satisfaction de sçavoir quelle a esté
vostre vie : Tout ainsi que je ne feray jamais difficulté de vous raconter la mienne, quand
vous en aurez la curiosité. Puis que vous le voulez ainsi, respondit Astrée, & que vous
avez agreable de participer à mes ennuis, je veux donc que par apres vous me fassiez part de
vos bon-heurs & contentements, & que cependant vous me permettiez d'user de briefveté
en ce discours, que vous desirez sçavoir de moy ; aussi bien une histoire si malheureuse que
la mien ne, ne peut plaire que pour estre courte,
& s'estant toutes trois rassises en rond, elle reprit la parole de ceste sorte.
HISTOIRE D'ASTREE
ET PHILLIS.
Ceux qui pensent que les amitiez, & les haines passent de pere en fils, s'ils
sçavoient quelle a esté la fortune de Celadon & de moy advouëroient sans doute qu'ils se
sont bien fort trompez. Car belle Diane, je croy que vous avez souvent ouy dire la vieille
inimitié d'entre Alcé, & Hypolite mes pere & mere ; & Alcippe, & Amarillis,
pere & mere de Celadon, leur haine les ayant accompagnez jusques au cercueil, qui a esté
cause de tant de troubles entre les Bergers de ceste contrée, que je m'asseure qu'il n'y a
personne qui l'ignore le long des rives du cruel & desastré Lignon : Et toutesfois, il
sembla qu'Amour pour montrer sa puissance, voulut expressément de personnes tant ennemies en
unir deux si estroittement, que rien n'en peut rompre les liens que la mort : Car à peine
Celadon avoit attaint l'âge de quatorze ou quinze ans, & moy de douze ou treize, qu'à une
assemblée qui se faisoit au Temple de Venus, qui est sur le haut de ce Mont, relevé dans la
plaine, vis à vis de Mont-Suc, à une liëue du Chasteau
de Montbrison ; ce jeune Berger me vid, & comme il m'a raconté depuis, il avoit conceu le
desir long temps auparavant par le rapport que l'on luy avoit fait de moy : Mais
l'empeschement que je vous ay dit de nos peres luy en avoit osté les moyens, & faut que
j'avoüe, que je ne croy pas qu'il en eust plus de volonté que moy. Car je ne sçay pourquoy
lors que j'oyois parler de luy le cœur me tressailloit en l'estomac ; si ce n'est que ce fust
un presage des troubles, qui depuis me sont arrivez à son occasion. Or soudain qu'il me vid,
je ne sçay comment il trouva sujet d'Amour en moy, tant y a que depuis ce temps il se resolut
de m'aimer, & de me servir, & sembla qu'à ceste premiere veuë nous fussions l'un &
l'autre sur le point qu'il nous falloit aimer, puis qu'aussi tost qu'on me dit que c'estoit le
fils d'Alcippe, je ressentis un certain changement en moy qui n'estoit pas ordinaire, &
dés lors toutes ses actions commencerent à me plaire, & à me sembler beaucoup plus
agreables que de tous ces autres jeunes Bergers de son âge ; & par ce qu'il n'osoit
encores s'approcher de moy, & que la parole luy estoit interditte, ses yeux, par leurs
allées & venuës, me parlerent si souvent, qu'en fin je recognus qu'il avoit envie de m'en
dire davantage, & d'effet à un bal qui se tenoit au pied de la montagne, sous des vieux
ormes qui rendent un agreable ombrage ; il usa de tant d'artifice, que sans me prendre, &
montrant que c'estoit par mesgarde, il se trou va au
dessous de ma main. Quant à moy je ne fis point semblant de le cognoistre, & traittois
avec luy, comme avec tous les autres. Luy au contraire en me prenant la main, abaissa la
teste, de sorte que faisant semblant de baiser sa main, je sentis sur la mienne sa bouche, cet
acte me fit monter la rougeur au visage & faignant de n'y prendre garde je tournay la
teste de l'autre costé, comme attentive au branle que nous dansions. Cela fut cause qu'il
demeura quelque temps sans me parler, ne sçachant, comme je croy, par où il devoit commencer :
en fin ne voulant pas perdre ceste occasion qu'il avoit si long temps recherchée, il s'avança
devant moy, & parla à l'aureille de Corilas, qui me conduisoit à ce bal, si haut (faignant
toutefois de le dire bas) que j'ouys tels mots. Plust à Dieu, Corilas, que la querelle des
peres de ceste Bergere, & de moy, eust à se demesler entre nous deux : & lors il se
retira en sa place, & Corilas luy respondit assez haut : Ne faites point ce souhait
Celadon, car peut-estre ne souhaitterez vous jamais rien de si dangereux. Quel hazard qu'il y
ait (respondit Celadon) je ne me desdiray jamais de ce que je vous ay dit, & en deusse-je
donner le cœur pour gage. En semblables promesses, repliqua Corilas, on n'offre jamais une
moindre assurance que celle-là, & toutefois il y en a fort peu, qui quelque temps apres ne
s'en desdient. Quiconque, adjouta le Berger, fera difficulté de courre la fortune dont vous me
menacez, je le croiray pour homme de peu de courage.
"C'est vertu, respondit Corilas, d'estre courageux, mais c'est une folie aussi d'estre
temeraire".
A la preuve, repliqua Celadon, on cognoistra quel je suis ; & cependant
je vous promets encore un coup, que je ne m'en desdiray jamais. Et parce que je faisois
semblant de ne prendre garde à leur discours, adressant sa parole à moy, il me dit : Et vous,
belle Bergere, quelle opinion en avez-vous ? Je ne sçay, luy respondis-je, dequoy vous parlez.
Il m'a dit, reprit Corilas, que pour tirer un grand bien d'un grand mal, il voudroit que la
haine de vos peres fust changée en amour entre les enfans. Comment, respondis-je, faisant
semblant de ne le cognoistre pas, estes-vous fils d'Alcippe ? & m'ayant respondu qu'ouy,
& de plus mon serviteur. Il me semble, luy dis-je, qu'il eust esté plus à propos que vous
vous fussiez mis aupres de quelqu'autre, qui eust eu plus d'occasion de l'avoir agreable que
moy. J'ay bien ouy dire, repliqua Celadon, que "les Dieux punissent les erreurs des peres
sur les enfans"
, mais entre les hommes cela n'a jamais esté accoustumé : ce n'est pas
qu'il ne doive estre permis à vostre beauté qui est divine, d'user des mesmes privilèges des
Dieux, mais si cela est, vous devez aussi comme eux le pardon quand on le vous demande. Est-ce
ainsi Berger, interrompit Corilas, que vous commencez vostre combat en criant mercy ? En tel
combat, respondit-il, estre vaincu c'est une espece
de victoire, & quant à moy je le veux bien estre, pourveu qu'elle en veuille la
despoüille : Je croy qu'ils eussent plus longuement continué leur discours, si le bransle eust
duré davantage : mais sa fin nous separa, & chacun retourna en sa place.
Quelque temps apres on commença de proposer les prix aux divers exercices qu'on avoit
accoustumé de faire, comme de luitter, de courre, de sauter, & de jetter la barre,
ausquels Celadon pour estre trop jeune, ne fut receu qu'à celuy de la course, dont il eut le
prix, qui estoit une Guirlande de diverses fleurs, qui luy fut mise sur la teste par toute
l'assemblée, avec beaucoup de loüange, qu'estant si jeune il eust vaincu tant d'autres
Bergers. Luy sans beaucoup songer en soy-mesme, se l'ostant, me la vint poser sur les cheveux,
me disant assez bas : Voicy qui reconfirme ce que je vous ay dit. Je fus si surprise que je ne
puz luy respondre, & n'eust esté Artemis, vostre mere Phillis, je la luy eusse renduë, non
pas que venant de sa main elle ne me fust fort agreable, mais parce que je craignois
qu'Alcippe, & Amarillis ne le trouvassent mauvais. Toutefois Artemis, qui desiroit plutost
d'assoupir que de rallumer ces vieilles inimitiez, me commanda de la recevoir, & de l'en
remercier : ce que je fis si froidement que chacun jugea bien, que ce n'avoit esté que par
l'ordonnance de ma tante. Tout ce jour se passa de ceste sorte, & le lendemain aussi, sans que le jeune Berger perdist une seule
commodité de me faire paroistre son affection sans s'y essayer discrettement. Et par ce que le
troisiesme jour on a accoustumé, comme vous savez, de representer en l'honneur de Venus le
jugement que Paris donna des trois Deesses ; Celadon resolut de se mesler parmy les filles,
sous habit de Bergere : Vous sçavez bien que le troisiesme jour, sur la fin du repas, le grand
Druide a de coustume de jetter entre les filles une pomme d'or, sur laquelle sont escrits les
noms des trois Bergeres qui luy semblent les plus belles de la trouppe, avec ce mot (Soit
donnée à la plus belle des trois) & qu'apres on tire au sort celle qui doit faire le
personnage de Paris, qui avec les trois Bergeres entre dans le Temple de la Beauté desdié à
Venus : Où les portes estant bien serrées, elle fait jugement de la beauté de toutes trois,
les voyant nuës, horsmis un foible linge, qui les couvre de la ceinture jusques aupres du
genoüil, & parce que autrefois il y a eu de l'abus, & que quelques Bergers se sont
meslez parmy les Bergeres ; il fut ordonné par edict public, que celuy qui commettroit
semblable faute, seroit sans remission lapidé par les filles à la porte du Temple. Or il
advint que ce jeune enfant sans consideration de ce danger extréme, ce jour là s'abilla en
Bergere, & se mettant dans nostre trouppe fut receu pour fille, & comme si la fortune
l'eust voulu favoriser, mon nom fut escrit sur la
pomme, & celuy de Malthée, & de Stelle : & lors qu'on vint à tirer le nom de celle
qui feroit le personnage de Paris, j'ouys nommer Orithie, qui estoit le nom que Celadon avoit
pris. Dieu sçait si en son ame il ne receut toute la joye dont il pouvoit estre capable,
voyant son dessein si bien reüssir. En fin nous fusmes menées dans le Temple, où le juge
estant assis en son siege, les portes closes, & nous trois demeurées toutes seules dedans
avec luy, nous commençasmes selon l'ordonnance à nous desabiller, & parce qu'il falloit
que chacune à part luy allast parler, & faire offre tout ainsi que les trois Deesses
avoient fait autrefois à Paris ; Stelle qui fut la plus diligente à se desabiller, s'alla la
premiere presenter à luy, qu'il contempla quelque temps, & apres avoir oüy ce qu'elle luy
vouloit dire, il la fit retirer pour donner place à Malthée, qui m'avoit devancée, par ce
qu'il me faschoit fort de me montrer nuë, & allois retardant le plus que je pouvois de me
despoüiller. Celadon à qui le temps sembloit trop long, apres avoir fort peu entretenu
Malthée, voyant que je n'y allois point, m'appella paresseuse. En fin je fus contrainte de m'y
en aller, mais mon Dieu quand je m'en souviens, je meurs encor de honte ! j'avois les cheveux
espars, qui me couvroient presque toute, sur lesquels pour tout ornement je n'avois que la
Guirlande que le jour auparavant il m'avoit donnée. Quand les autres furent retirées, &
qu'il me vid en cet estat aupres de luy, je pris bien
garde qu'il changea deux ou trois fois de couleur, mais je n'en eusse jamais soupçonné la
cause : de mon costé la honte m'avoit teint la joüe d'une si vive couleur, qu'il m'a juré
depuis ne m'avoir jamais veuë si belle ; & eust bien voulu qu'il luy eust esté permis de
demeurer tout le jour en ceste contemplation ; mais craignant d'estre descouvert, il fut
contraint d'abreger son contentement, & voyant que je ne luy disois rien, car la honte me
tenoit la langue liée : Et quoy, Astrée, me dit-il, croyez-vous vostre cause tant avantageuse,
que vous n'ayez besoin comme les autres de vous rendre vostre juge affectionné ? Je ne doute
point Orithie, luy respondis-je, que je n'aye plus de besoin de seduire mon juge par mes
paroles, que Stelle, ny Malthée, mais je sçay bien aussi que je leur cede autant en la
persuasion, qu'en la beauté. De sorte que n'eust esté la contrainte à quoy la coustume m'a
obligée, je ne fusse jamais venuë devant vous pour esperance de gagner le prix. Et si vous
l'emportez, respondit le Berger, qu'est-ce que vous ferez pour moy ? Je vous en auray, luy
dis-je, d'autant plus d'obligation que je croy le meriter le moins. Et quoy, me repliqua-il,
vous ne me faites point d'autre offre ? Il faut, luy dis-je, que la demande vienne de vous :
Car je ne vous en sçaurois faire qui meritast d'estre receuë. Jurez moy, me dit le Berger, que
vous me donrez ce que je vous demanderay, & mon jugement sera à vostre avantage : apres
que je luy eus promis, il me demanda de mes cheveux
pour faire un bracelet, ce que je fis, & apres l'avoir serré dedans un papier, il me dit :
Or Astrée je retiendray ces cheveux pour gage du serment que vous me faites, afin que si vous
y contrevenez jamais, je les puisse offrir à la Deesse Venus, & luy en demander vengeance.
Cela luy respondis-je est superflu, puis que je suis resoluë de n'y manquer jamais. Alors avec
un visage riant, il me dit, Dieu soit loüé belle Astrée, que mon dessein soit reüssi si
heureux, car sçachez que ce que vous m'avez promis, c'est de m'aimer plus que personne du
monde, & me recevoir pour vostre fidele serviteur, qui suis Celadon, & non pas
Orithie, comme vous pensez : Je dis ce Celadon, par qui amour a voulu rendre preuve que la
haine n'est assez forte pour destourner ses effets, puis qu'entre les inimitiez de nos peres,
il m'a fait estre tellement à vous, que je n'ay point redouté de mourir à la porte de ce
Temple, pour vous rendre tesmoignage de mon affection. Jugez, sage Diane, quelle je devins
lors, car Amour me deffendoit de venger ma pudicité ; & toutefois la honte m'animoit
contre l'Amour : en fin apres une confuse dispute, il me fut impossible de consentir à
moy-mesme de le faire mourir, puis que l'offense qu'il m'avoit faite n'estoit procedée que de
me trop aimer, toutefois le recognoissant estre un Berger, je ne puz plus longuement demeurer
nuë devant ses yeux, & sans luy faire autre response, je m'en courus vers mes compagnes, que je trouvay desja presque revestuës : Et reprenant
mes habits sans sçavoir presque ce que je faisois, je m'abillay le plus promptement qu'il me
fut possible : mais pour abreger, lors que nous fusmes toutes prestes, la dissimulée Orithie
se mit sur le seuil de la porte, & nous ayant toutes trois aupres d'elle : J'ordonne,
dit-il, que le prix de la beauté soit donné à Astrée, en tesmoignage dequoy je luy presente la
pomme d'or, & ne faut que personne doute de mon jugement, puis que je l'ay veu &
ressenty. En proferant ces mots, il me presenta la pomme, que je receus toute troublée, &
plus encores quand tout bas il me dit, recevez ceste pomme pour gage de mon affection, qui est
toute infinie, comme elle est toute ronde. Je luy respondis, contente toy témeraire que je la
reçois pour sauver ta vie, qu'autrement je refuserois venant de ta main. Il ne pût me
repliquer de peur d'estre ouy & recognu : & parce que c'estoit la coustume, que celle
qui recevoit la pomme, baisoit le juge pour remerciement, je fus contrainte de le baiser :
mais je vous assure que quand jusques alors je ne l'eusse point recognu, j'eusse bien
descouvert que c'estoit un Berger, car ce n'estoit point un baiser de fille. Incontinant la
foule, & l'applaudissement de la trouppe nous separa, parce que le Druide m'ayant
couronnée, me fit porter dans une chaire jusques où estoit l'assemblée, avec tant d'honneur,
que chacun s'estonnoit, que je ne m'en resjouïssois
davantage, mais j'estois tellement interditte, & si fort combatuë d'Amour, & de
despit, qu'à peine sçavois-je ce que je faisois. Quant à Celadon, aussi tost qu'il eut
parachevé les ceremonies, il se perdit entre les autres Bergeres, & peu à peu sans qu'on y
prist garde, se retira de la trouppe, & laissa ses habits empruntez, pour reprendre les
siens naturels, avec lesquels il nous vint retrouver ayant un visage si assuré, que personne
ne s'en fust jamais douté : quant à moy lors que je le revy, je n'osois presque tourner les
yeux sur luy, pleine de honte, & de colere : mais luy qui s'en prenoit garde sans en faire
semblant, trouva le moyen de m'accoster, & me dit assez haut, le juge qui vous a donné le
prix de la beauté, a montré d'avoir beaucoup de jugement, & me semble que quoy que la
justice de vostre cause meritast bien une aussi favorable sentence, vous ne laissez toutefois
de luy avoir quelque obligation. Je croy Berger, luy respondis-je, qu'il m'est plus obligé que
moy à luy, puis que s'il m'a donné une pomme, qui en quelque sorte m'estoit deuë, je luy ay
donné la vie, que pour sa témerité il meritoit de perdre. Aussi m'a-il dit, respondit
incontinant Celadon, qu'il ne la veut conserver que pour vostre service. Si je n'eusse eu plus
d'esgard, repliquai-je, à moy mesme qu'à luy, je n'eusse pas laissé sans chastiment une si
grande outrecuidence : mais Celadon c'est assez, coupons là ce discours, & contentez-vous,
que si je ne vous ay fait punir comme vous meritez, ce
n'a seulement esté, que pour ne vouloir donner occasion à chacun de penser quelque chose de
plus mal à propos de moy, & non point pour faute de volonté que j'eusse de vous en voir
punir. S'il n'y a eu, dit-il, que ceste occasion, qui ait retardé ma mort, dittes moy de
quelle façon vous voulez que je meure, & vous verrez que je n'ay moins de courage pour
vous satisfaire, que j'ay eu d'Amour pour vous offenser. Ce discours seroit trop long, si je
voulois particulierement vous redire tous nos propos. Tant y a qu'apres plusieurs repliques
d'un costé & d'autre, par lesquelles il m'estoit impossible de douter de son affection, si
pour le moins les divers changements de visage en peuvent donner quelque cognoissance, je luy
dis faignant d'estre en colere : Ressouviens toy Berger de l'inimitié de nos peres, & croy
que celle que je te porteray ne leur cedera en rien, si tu m'importune jamais plus de tes
folies, ausquelles ta jeunesse & mon honneur font pardonner pour ceste fois. Je luy dis
ces derniers mots, afin de luy donner un peu de courage : car il est tout vray, que sa beauté,
son courage, & son affection me plaisoient, & afin qu'il ne pust me respondre. Je me
tournay pour parler à Stelle qui estoit assez pres de moy. Luy tout estonné de ceste response,
se retira de l'assemblée si triste, qu'en peu de jours il devint presque mescognoissable, & si particulier, qu'il ne hantoit plus de nos bois
que les lieux plus retirez & sauvages. Dequoy estant advertie par quelques-unes de mes
compagnes, qui m'en parloient, sans penser que j'en fusse la cause, je commençay d'en
ressentir de la peine, & resolus en moy-mesme de chercher quelque moyen de luy donner un
peu plus de satisfaction : & parce, comme je vous ay dit, qu'il esloignoit toute sorte de
compagnie, je fus contrainte pour le rencontrer de conduire mes trouppeaux du costé où je
sceus qu'il se retiroit le plus souvent ; & apres y avoir esté en vain deux ou trois fois,
en fin un jour, ainsi que je l'allois cherchant, il me sembla d'entr'ouyr sa voix entre
quelques arbres, & je ne fus point trompée, car m'approchant doucement je le vis couché en
terre de son long, & les yeux tous moites de larmes si tendus contre le Ciel, qu'il
sembloit immobile. La veuë que j'en eus me trouvant toute disposée, m'esmeut tellement de
pitié, que je me resolus de ne le plus laisser en semblable peine. C'est pourquoy apres
l'avoir quelque temps consideré, & ne voulant point luy faire paroistre, que je le
voulusse rechercher : Je me retiray assez loin de là, où faisant semblant de ne prendre garde
à luy, je me mis à chanter si haut, que ma voix parvint jusques à ses aureilles. Aussi tost
qu'il m'ouyt, je veis qu'incontinant il se releva en sursault, & tournant les yeux du
costé où j'estois, il demeura comme ravy à m'escouter : à quoy ayant pris garde, afin de luy donner commodité de m'approcher, je fis semblant de
dormir, & toutefois je tenois les yeux entr'ouverts pour voir ce qu'il deviendroit, &
certes il ne manqua point de faire ce que j'avois pensé : car s'approchant doucement de moy,
il se vint mettre à genoux le plus pres qu'il pût : & apres avoir demeuré long temps en
cet estat, & que je faisois semblant d'estre plus assoupie en mon sommeil, pour luy donner
plus de hardiesse, je sentis qu'apres plusieurs souspirs il se baissa doucement contre ma
bouche, & me baisa : lors me semblant qu'il avoit bien assez pris de courage ; j'ouvris
les yeux comme m'estant éveillée, quand il m'avoit touchée, & me relevant assise, je luy
dis, feignant d'estre en colere : Mal appris Berger, qui vous a rendu si outrecuidé, que de
venir interrompre mon sommeil de ceste sorte ? Luy alors tout tremblant, & sans lever les
genoux ; C'est vous belle Bergere, dit-il, qui m'y avez contraint, & si j'ay failly vous
en devez punir vos perfections qui en sont causes, ce sont tousjours là, luy dis-je, les
excuses de vos outrecuidances, mais si vous continuez à m'offenser ainsi, croyez Berger, que
je ne le supporteray pas. Si vous appellez offense, me respondit-il, d'estre aymée, &
adorée, commencez de bonne heure à chercher le chastiment que vous me voulez donner, car dés
icy je vous jure que je vous offenseray de ceste sorte toute ma vie, & qu'il n'y a ny
rigueur de vostre cruauté, ny inimitié de nos peres,
ny empeschement de l'univers, ensemble, qui me puisse divertir de ce dessein. Mais belle
Diane, il faut que j'abrege ces agreables discours, estant si peu convenables en la saison
desastrée où je suis, & vous diray seulement, qu'en fin estant vaincuë, je luy dis, Mais
quoy Berger, quelle fin aura vostre dessein, puis que ceux qui vous peuvent rendre tel qu'il
leur plaist, le desapprouvent. Comment, me repliqua-il incontinent, rendre tel qu'il leur
plaist ? tant s'en faut qu'Alcippe ayt ceste puissance sur ma volonté, que je ne l'ay pas
moy-mesme. Vous pouvez, luy respondis-je, vous dispenser de vous à vostre gré, mais non pas
sans errer de l'obeïssance que vous devez à vostre pere. L'obeïssance, adjousta-il, que je luy
dois, ne peut passer au-delà de ce que je puis sur moy : Car "ce n'est faillir, de ne point
faire ce que l'on ne peut pas"
: mais soit ainsi que je le doive ; puis que de deux maux
on doit fuir le plus grand, je choisiray plustost d'errer envers luy, qui n'est qu'un homme,
qu'envers vostre beauté qui est divine. Nos discours en fin continuerent si avant qu'il fallut
que je luy permisse d'estre mon serviteur, & dautant que nous estions si jeunes & l'un
& l'autre, que nous n'avions pas encore beaucoup d'artifice pour couvrir nos desseins,
Alcippe s'en prit incontinent garde, & ne voulant point que ceste amitié passast plus
outre, il se resolut avec le bon vieillard Cleante son ancien amy, de luy faire entreprendre
un voya ge si long, que l'absence effaçast ceste jeune
impression d'Amour ; mais cet esloignement y proffita aussi peu que tous les autres artifices,
dont depuis il se servit : Car Celadon, quoy que jeune enfant, a tousjours eu une certaine
resolution à vaincre toutes difficultez : qu'au lieu que quelqu'autre eust pris ces
contrarietez pour peine, il les recevoit pour preuves de soy-mesme, & les nommoit les
pierres de touche de sa fidelité ; & dautant qu'il sceut que son voyage devoit estre long,
il me pria de luy donner commodité de me dire à-Dieu. Je le fis, belle Diane, mais si vous
eussiez veu l'affection dont il me supplioit de l'aymer, les sermens dont il m'asseuroit de ne
point changer, & les conjurations dont il m'obligeoit à n'en aymer point d'autres, vous
eussiez sans doute jugé, que toutes choses plus impossibles estoient faisables, avant que la
perte de ceste amitié. En fin ne pouvant plus retarder, il me dit, Mon Astre (car tel estoit
le nom dont plus communément en particulier il me nommoit) je vous laisse mon frere Lycidas, à
qui je ne celay jamais un seul de mes desseins : Il sçait quel service je vous ay voué :
promettez moy si vous voulez que je parte avec quelque contentement, que vous recevrez, comme
venant de moy, tous les services qu'il vous fera ; & que par sa presence vous
renouvellerez la memoire de Celadon : & certes il avoit raison de me faire ceste priere,
car Lycidas durant son esloignement, se monstra si curieux d'observer ce que son frere luy
avoit recomman dé, qu'il y en eut plusieurs qui
creurent qu'il avoit succedé à l'affection que son frere me portoit : cela fut cause
qu'Alcippe apres l'avoir tenu trois ans hors de ceste contrée, le rapella avec opinion qu'un
si long terme auroit aysément effacé la legere impression qu'Amour avoit peu faire en une ame
si jeune ; & que devenu plus sage, il distrairoit mesme Lycidas de mon affection : mais
son retour ne me fut qu'une extreme asseurance de sa fidelité, car la froideur des Alpes qu'il
avoit passée par deux fois, ne peurent en rien diminuer le feu de son Amour, ny les admirables
beautez de ces Romaines le divertir tant soit peu de ce qu'il m'avoit promis. O Dieux avec
quel contentement me vint-il retrouver ! il me supplia par son frere, que je luy donnasse
commodité de me parler, je croy avoir encore sa lettre ; Helas j'ay plus cherement conservé ce
qui venoit de luy, que luy mesme, & lors elle tira de sa poche un petit sac semblable à
celuy que Celadon portoit, où à son imitation elle conservoit curieusement les lettres qu'elle
recevoit de luy, & tirant la premiere ; car elles estoient toutes d'ordre, apres s'estre
essuyé les yeux, elle leut tels mots.
LETTRE DE CELADON A
la Bergere Astrée.
Belle Astrée, mon exil a esté vaincu de ma patience, fasse le
Ciel qu'il l'ayt aussi esté de vostre amitié : je suis party avec tant d'ennuy, & revenu
avec tant de contentement, que n'estant mort ny allant, ny revenant, je tesmoigneray
tousjours qu'on ne peut mourir de trop de plaisir, ny de trop de desplaisir. Permettez moy
donc que je vous voye, afin que je puisse raconter ma fortune à celle qui est ma seule
fortune.
Belle Diane, il est impossible que je me ressouvienne des discours, que nous
eusmes alors, sans me reblesser de sorte, que la moindre playe m'en est aussi douloureuse que
la mort. Pendant l'absence de Celadon Artemis ma tante, & mere de Phillis, vint visiter
ses parens, & amena avec elle ceste belle Bergere, dit-elle monstrant Phillis, &
par-ce que nostre façon de vivre luy sembla plus agreable que celle des Bergers de Allier,
elle resolut de demeurer avec nous, qui ne me fut pas peu de contentement, car par ce moyen
nous vinsmes à nous pratiquer, & quoy que l'amitié ne fust pas si estroite comme elle a
esté depuis, toutefois son humeur me plaisoit de sorte, que je passois assez agreablement
plusieurs heures fascheuses ; & lors que Celadon
fut de retour, & qu'il l'eut quelque temps pratiquée, il en fit un si bon jugement, que je
puis dire avec verité, qu'il est cause de l'estroitte affection qui depuis a esté entre elle
& moy. Ce fut à ceste fois, que luy ayant attaint l'âge de dixsept, ou dixhuict ans, &
moy de quinze ou seize, nous commençames de nous conduire avec plus de prudence : De sorte que
pour celer nostre amitié, je le priay, ou plutost je le contraignis de faire cas de toutes les
Bergeres qui auroient quelque apparance de beauté, afin que la recherche qu'il faisoit de moy,
fust plutost jugée commune que particuliere, je dis que je l'y contraignis, parce que je n'ay
pas opinion, que sans son frere Lycidas il y eust jamais voulu consentir : car apres s'estre
par plusieurs fois jetté à genoux devant moy, pour revoquer le commandement que je luy en
faisois, en fin son frere luy dit, qu'il estoit necessaire pour mon contentement d'en user
ainsi, & que s'il n'y sçavoit point d'autre remede, il falloit qu'en cela il se servist de
l'imagination, & que parlant aux autres, il se figurast que c'estoit à moy. Helas le
pauvre Berger avoit bien raison d'en faire tant de difficulté, car il prevoyoit trop
veritablement que de là procederoit la cause de sa mort. Excusez sage Diane, si mes pleurs
interrompent mon discours, puis que j'en ay tant de sujet, que ce seroit impieté de me les
interdire, & apres s'estre essuyée les yeux, elle reprit son discours ainsi.
Et parce que Phillis estoit d'ordinaire avec moy, ce fut à elle qu'il s'adressa la
premiere ; mais avec tant de contrainte, que je ne pouvois quelquefois m'empescher d'en rire,
& dautant que Phillis croyoit que ce fust à bon escient, & qu'elle traittoit envers
luy, comme on a de coustume d'user envers ceux qui commencent une recherche : je me souviens
que s'en voyant assez rudement traitté, il chantoit fort souvent ceste chanson, qu'il avoit
faite sur ce sujet.
CHANSON.
Dessus les bords d'une fontaine,
D'humide mousse revestus,
Dont l'eau de maint replis tortus,
S'alloit esgarant par la plaine,
Un Berger
qu'Amour tourmentoit,
Ces vers sur son flageol chantoit :
Cessez un jour, cessez la
belle,
Avant ma mort d'estre cruelle.
Se peut-il, qu'un si grand supplice,
Que pour vous je souffre en
aymant,
Si les Dieux sont Dieux de justice,
Soit en fin souffert vainement ?
Peut-il estre qu'une amitié
N'esmeuve jamais à pitié,
Mesme quand l'Amour est
extreme,
Comme est celle dont je vous ayme ?
Ces yeux de qui leurs mignardises
M'ont souvent contraint
d'esperer,
Encores que pleins de faintises,
Veulent-ils
bien se parjurer ?
Ils m'ont dit souvent que leur cœur
Changeroit enfin sa
rigueur,
Et à ce deceveur langage
Faisoit consentir leur visage.
Mais quoy ? Les beaux yeux des Bergeres,
A mon dam sont aussi
trompeurs,
Que des cours les attraits pipeurs :
Doncques ces beautez bocageres,
Quoy que sans fard dessus le front,
Dedans le cœur se farderont,
Et
n'apprendront dans leurs escoles,
Qu'à ne donner que des paroles ?
Cessez un jour, cessez la belle,
Avant ma mort vostre fierté,
Et croyez que toute beauté,
Qui n'a la douceur avec elle,
C'est un œil qui n'a
point de jour :
Car une belle sans Amour,
Quelle que puisse estre la femme,
Ressemble un corps qui n'a point d'ame.
Ma sœur, interrompit Phillis, je me ressouviens fort bien de ce que vous dittes,
& faut que je vous fasse rire, de la façon dont il me parloit : car le plus souvent ce
n'estoient que des mots tant interrompus, qu'il eust fallu deviner pour les entendre, &
d'ordinaire quand il me vouloit nommer, il avoit tant accoustumé de parler à vous, qu'il
m'appelloit Astrée. Mais voyez que c'est de nostre
inclination ! Je reconnoissois bien que la nature avoit en quelque sorte advantagé Celadon par
dessus Lycidas, toutefois sans en pouvoir dire la raison, Lycidas m'estoit beaucoup plus
agreable. Helas ma sœur, dit Astrée, vous me remettez en memoire un propos qu'il me tint en ce
temps-là de vous, & de ceste belle Bergere, dit-elle, se tournant à Diane. Belle Bergere,
me disoit-il, la sage Bellinde, & vostre tante Artemis, sont infiniment heureuses d'avoir
de telles filles, & nostre Lygnon leur est fort obligé, puis que par leur moyen, il a le
bon heur de voir sur ses rives, ces deux belles & sages Bergeres. Et croyez que si je m'y
connois elles seules meritent l'amitié d'Astrée, c'est pourquoy je vous conseille de les
aymer : car je prevoy, pour le peu de cognoissance que j'ay eu d'elles, que vous recevrez
beaucoup de contentement de leur familiarité, plust à Dieu que l'une d'elles daignast regarder
mon frere Lycidas, avec quelle affection l'y porterois-je : & dautant que j'avois encor
fort peu de cognoissance de vous, belle Diane, je luy respondis, que je desirerois plutost
qu'il servist Phillis, & il advint ainsi que je le souhaittois, car l'ordinaire
conversation qu'il eut avec elle à mon occasion, produit au commencement de la familiarité
entr'eux, & en fin de l'Amour à bon escient. Un jour qu'il la trouva à commodité, il se
resolut de luy declarer son affection avec le plus d'Amour, & le moins de parole qu'il pourroit : Belle Bergere, luy dit-il,
vous avez assez de cognoissance de vous mesme, pour croire que ceux qui vous ayment, ne vous
peuvent aymer qu'infiniment ; il ne peut estre que mes actions ne vous ayent donné quelque
cognoissance de mon affection, pour peu que vous en ayez recognu ; puis qu'on ne peut vous
aymer qu'à l'extremité, vous devez advoüer mon Amour estre extreme, & toutesfois estant
telle, je ne demande en vous pour encore, qu'un commencement de bonne volonté. Nous nous
trouvasmes si pres, Celadon & moy, que nous pusmes ouïr ceste declaration, & la
réponse aussi que Phillis luy fit, qui à la verité fut plus rude que je ne l'eusse pas
attenduë d'elle ; car dés long temps auparavant, elle, & moy avions fort bien recognu aux
yeux, & aux actions de Lycidas qu'il l'aymoit, & en avions souvent discouru, & je
l'avois plustost trouvée de bonne volonté envers luy qu'autrement, toutefois à ce coup elle
luy respondit avec tant d'aigreur, que Lycidas s'en alla comme desesperé, & Celadon qui
aymoit son frere plus que l'ordinaire, ne pouvant souffrir de le voir traitter de ceste sorte,
& ne sçachant à qui s'en prendre s'en faschoit presque contre moy, dont au commencement je
ne pus m'empescher de sousrire, & en fin je luy dis ; Ne vous ennuyez point, Celadon, de
ceste response, car nous y sommes presque obligées, puis que "la plus part des Bergers de
ce temps, se plaist davantage de faire croire à
chacun d'avoir plusieurs bonnes fortunes envers nous, que presque de les avoir vrayement,
ayant opinion que la gloire d'un Berger s'augmente par la diminution de nostre honneur"
:
& afin que vous sçachiez que je cognois bien l'humeur de Phillis, je prens la charge de
mettre Lycidas en ses bonnes graces, pourveu qu'il continuë, & qu'il ayt un peu de
patience : Mais il faut advoüer que quand j'en parlay la premiere fois à ceste Bergere, elle
me renvoya si loin que je ne sçavois presque qu'en esperer, si bien que je me resolus de la
gaigner avec le temps : mais Lycidas qui n'avoit nulle patience fit dessein plusieurs fois de
ne la plus aimer, & en ce temps il alloit chantant d'ordinaire tels vers.
STANCES.
Sur une resolution de ne plus aymer.
Fuyons ces Tyrans de nos cœurs,
Ces yeux qui d'un clin de
paupiere,
Sans qu'ils croyent d'estre vainqueurs,
Randent toute ame
prisonniere,
Et nostre porte leur fermons,
Si nostre repos nous aymons.
Comme la fonteine tousjours,
Esloigne sa premiere source,
Ainsi de ces yeux les Amours
Y naissant d'une prompte course,
S'enfuyent
ailleurs sans oser
Un seul moment s'y reposer.
A leur exemple nous aussi,
De ces yeux esloignons nos ames,
Yeux qui seulement du soucy
Des Amants nourrissent leurs flâmes :
Laissons les avec
leur beauté,
Pour vivre en nostre liberté.
Je croy que Lycidas n'eust pas si promptement mis fin à la cruauté dont Phillis
refusoit son affection, si de fortune un jour, qu'elle & moy selon nostre coustume nous
allions promener le long de Lygnon, nous n'eussions rencontré ce Berger dans une Isle de la
riviere en lieu fort escarté, & où il n'y avoit pas apparance de fainte. Nous le vismes
d'un des costez de la riviere, qui estoit bien assez large & profonde pour nous empescher
d'aller où il estoit, mais non pas d'ouïr les vers qu'il alloit plaignant, en traçant, à ce
qu'il sembloit, quelques chiffres sur le sable avec le bout de sa houlette, que nous ne
pouvions recognoistre, pour la distance qu'il y avoit de luy à nous : mais les vers estoient
tels.
MADRIGAL.
QU'IL NE DOIT POINT
esperer d'estre
aymé.
Pensons nous en l'aimant,
Que quelquefois nostre amitié fidele
Puisse asseurer au cœur de ceste belle
Quelque seur fondement ?
Helas c'est
vainement !
Car plutost pour ma peine,
Ce que je vas tracer
Sur
l'inconstante areine,
Ferme se doit penser,
Que dedans son courage,
A mon dam
trop sauvage,
Amour pour moy jette nul fondement
Qui ne soit vainement.
Peu apres nous ouïsmes, s'estant teu pour quelque temps, qu'il reprenoit ainsi la
parole avec un grand helas ! & levant les yeux au ciel : O Dieu, si vous estes irritez
contre moy, parce que j'adore avec plus de devotion l'œuvre de vos mains que vous mesmes ;
pourquoy n'avez vous compassion de l'erreur que vous me faites faire ? que si vous n'aviez
agreable que Phillis fust adorée, ou vous deviez mettre moins de perfections en elle, ou en
moy moins de cognoissance de ses perfections : car n'est-ce profaner une chose de tant de
merite, que de luy offrir moins d'affection. Je croy
que ce Berger continua assez longuement semblables discours, mais je ne les pûz ouïr, parce
que Phillis par force me prenant sous le bras, m'emmena avec elle, & lors que nous fusmes
un peu esloignées, je luy dis : Mauvaise Phillis ; pourquoy n'avez vous pitié de ce Berger que
vous voyez mourir à vostre occasion ? Ma sœur, me respondit-elle, les Bergers de ceste contrée
sont si dissimulez, que le plus souvent leur cœur nye ce que leur bouche promet, que si sans
passion nous voulons regarder les actions de cestui-cy, nous cognoistrons qu'il n'y a rien
qu'artifice, & pour les paroles que nous venons d'ouïr, je juge quant à moy, que nous
ayant veuës de loin, il s'est expressément mis sur nostre chemin, afin que nous ouïssions ses
plaintes dissimulées, autrement n'eussent-elles pas esté aussi bonnes dittes à nous mesmes
qu'à ces bois, & à ces rives sauvages ? Mais, ma sœur, luy respondis-je, vous le luy avez
deffendu. Voila, me repliqua-elle, une grande cognoissance de son peu d'amitié, y a-il quelque
commandement assez fort pour arrester une violente affection ? Croyez ma sœur que "l'amitié
qui peut fleschir n'est pas forte"
; pensez-vous que s'il eust des-obey à mes
commandemens, que je ne l'eusse pas tenu pour m'aimer davantage ; mais ma sœur en fin, luy
dis-je, il vous a obey. Et bien, me repliqua-elle, il m'a obey, en cela je le tiens pour fort
obeïssant, mais en ce qu'il a du tout laissé ma
recherche, je le tiens pour fort peu Amant : & quoy estoit-il point d'advis qu'à la
premiere ouverture qu'il m'a fait de sa bonne volonté, j'en prisse des tesmoins, afin qu'il ne
s'en pûst plus desdire. Si je ne l'eusse interrompuë, je croy qu'elle eust continué encore
fort long temps ce discours, mais parce que je desirois que Lycidas fust traitté d'autre
sorte, pour la peine que Celadon en souffroit, je luy dis, que ces façons de parler estoient à
propos avec Lycidas, mais non pas avec moy, qui sçavoit bien que nous sommes obligées de
monstrer plus de mescontentement quand on nous parle d'Amour, que nous n'en ressentons, afin
d'esprouver par là, quelle intention ont ceux qui nous parlent : Que je la loüerois, si elle
usoit de ces termes envers Lycidas, mais que c'estoit trop de meffiance envers moy, qui ne luy
avois jamais celé ce que j'avois de plus secret dans l'ame ; & que pour conclusion, puis
qu'il estoit impossible qu'elle évitast d'estre aymée de quelqu'un, qu'il valloit beaucoup
mieux que ce fust de Lycidas, que de tout autre, duquel elle devoit des-ja estre asseurée. A
quoy elle me respondit, qu'elle n'avoit jamais creu de dissimuler envers moy, & qu'elle
seroit trop marrie que j'eusse ceste opinion d'elle, & que pour m'en rendre plus de
preuve, puis que je voulois qu'elle receust Lycidas, qu'elle m'obeïroit lors qu'elle
recognoistroit qu'il l'aymast ainsi que je disois : cela fut cause que Celadon la trouvant
quelque temps apres avec moy, luy donna une lettre
que son frere luy escrivoit par mon conseil.
LETTRE DE LYCIDAS
à Phillis.
Si je ne vous ay tousjours aymée, que jamais ne sois-je aymé de
personne, & si mon affection a jamais changé, que jamais le mal-heur où je suis ne se
change. Il est vray que depuis quelque temps, j'ay plus caché d'Amour dans le cœur, que je
n'en ay laissé paroistre en mes yeux ny en mes paroles. Si j'ay failly en cela, accusez-en le
respect que je vous porte, qui m'a ordonné d'en user ainsi. Que si vous ne croyez le serment
que je vous en fay, tirez en preuve telle que vous voudrez de moy, & vous cognoistrez que
vous m'avez mieux acquis, que je ne sçay vous en asseurer par mes veritables, mais trop
impuissantes paroles.
En fin, sage Diane, apres plusieurs repliques d'un costé & d'autre, nous
fismes en sorte que Lycidas fut receu ; & dés lors nous commençames tous quatre une vie
qui n'estoit point des-agreable, nous favorisant l'un l'autre avec le plus de discretion qu'il
nous estoit possible, & afin de mieux couvrir nostre des sein, nous inventasmes plusieurs moyens, soit de nous parler, soit de nous
escrire secrettement. Vous aurez peut-estre bien pris garde à ce rocher, qui est sur le grand
chemin allant à la roche : Il faut que vous sçachiez, qu'il y a un peu de peine à monter au
dessus, mais y estant le lieu est enfoncé, de sorte que l'on s'y peut tenir debout sans estre
veu par dehors, & parce qu'il est sur le grand chemin, nous le choisimes pour nous y
pouvoir parler, sans que personne nous vist, que si quelqu'un nous rencontroit en y allant
nous feignions de passer chemin, & afin que nous n'y allissions point vainement, nous
mettions au pied quelque brisée dés le matin, pour marque que nous avions à nous dire quelque
chose : il est vray que pour estre trop pres du chemin pour peu que nous parlissions haut,
nous pouvions estre ouys de ceux qui alloient & venoient, cela estoit cause que
d'ordinaire nous laissions ou Phillis, ou Lycidas en garde, qui d'aussi loing qu'ils voyoient
approcher quelqu'un, toussoient pour nous en advertir : & parce que nous avions coustume
de nous escrire tous les jours pour estre quelquefois empeschez, & ne pouvoir venir au
rocher, que je vous ay dit, nous avions choisi le long de ce petit ruisseau qui coustoye la
grande allée, un vieux saule my-mangé de vieillesse, dans le creux duquel nous mettions tous
les jours des lettres, & afin de pouvoir plus aisément faire response, nous y laissions
d'ordinaire une escritoire. Bref, sage Diane, nous
nous tournions de tous les costez, qu'il nous estoit possible pour nous tenir cachez : Et
mesme nous avions pris une telle coustume de ne nous parler point Celadon & moy, ny
Lycidas & Phillis, qu'il y en eut plusieurs qui creurent que Celadon eust changé de
volonté, & parce qu'au contraire aussi tost qu'il voyoit Phillis il l'alloit entretenir,
& elle luy faisoit toute la bonne chere qu'il luy estoit possible : & moy de mesme,
toutes les fois que Lycidas arrivoit, je rompois compagnie à tout autre pour luy parler. Il
advint que par succession de temps Celadon mesme eut opinion que j'aimois Lycidas, & moy
je creus qu'il aimoit Phillis, & Phillis pensa que Lycidas m'aimoit, & Lycidas eut
opinion que Phillis aimoit Celadon. De sorte que nous nous trouvasmes, sans y penser,
tellement embroüillez de ces opinions, que la jalousie nous fit bien paroistre qu'"il faut
peu d'apparance pour la faire naistre dans un cœur qui aime bien".
A la verité,
interrompit Phillis, nous estions bien escholieres d'Amour en ce temps-là, car à quoy nous
servoit-il pour cacher ce que vrayement nous aimions, de faire croire à chacun un Amour qui
n'estoit pas, puis que vous deviez bien autant craindre que l'on creust que vous aimissiez
Lycidas comme Celadon ? Ma sœur, ma sœur, repliqua Astrée, luy frappant de la main sur
l'espaule "nous ne craignons guiere qu'on pense de nous ce qui n'est pas, & au
contraire le moindre soupçon de ce qui est vray ne
nous laisse aucun repos".
Ceste jalousie, continua-elle, se tournant à Diane, nous
attaint tellement tous quatre, que je ne crois pas que la vie nous eust longuement duré, si
quelque bon demon ne nous eust fait resoudre de nous en esclaircir en presence les uns des
autres. Des-ja sept ou huit jours estoient escoulez, que nous ne nous voyons plus dans le
rocher, & que les lettres que Celadon & moy mettions au pied du saule, estoient si
differentes de celles que nous avions accoustumé, qu'il sembloit que ce fussent differentes
personnes. En fin comme je vous dis quelque bon demon ayant soucy de nous, nous fit par hazard
rencontrer tous quatre en ce mesme lieu sans nulle autre compagnie : Et l'amitié de Celadon
d'autant plus forte que toutes les autres, qu'elle le contraint le premier de parler, luy mit
ces paroles dans la bouche. Belle Astrée, si je pensois que le temps peust remedier au mal que
je ressens, je m'en remettrois au remede qu'il me pourroit rapporter, mais puis que plus il va
vieillissant, plus aussi va-il augmentant, je suis contraint de luy en rechercher un meilleur
par la plainte que je vous veux faire du tort que je reçoy, & d'autant plus aisément m'y
suis-je resolu, que je suis pour faire ma plainte & devant mes juges, & devant mes
parties. Et lors qu'il vouloit continuer Lycidas l'interrompit, disant, qu'il estoit en une
peine qui n'estoit en grandeur guiere differente de la sienne. En grandeur ? dit Celadon, il est impossible, car la mienne est extréme.
Et la mienne, repliqua Lycidas, est sans comparaison. Cependant que nos Bergers parloient
ensemble, je me tournay à Phillis, & luy dis, Vous verrez ma sœur, que ces Bergers se
veulent plaindre de nous, à quoy elle me respondit, que nous avions bien plus d'occasion de
nous plaindre d'eux : Mais encore, luy dis-je, que j'en aye beaucoup de me douloir de Celadon,
toutefois j'en ay encor davantage de vous, qui sous titre de l'amitié que vous faignez de me
porter, l'avez distrait de celle qu'il me faisoit paroistre : De sorte que je puis dire, que
vous le m'avez desrobé, & parce que Phillis demeura si confuse de mes propos, qu'elle ne
sçavoit que me respondre, Celadon s'adressant à moy, me dit. Ah ! belle Bergere, mais volage
comme belle, est-ce ainsi que vous avez perdu la memoire des services de Celadon & de vos
serments ? Je ne me plains pas tant de Lycidas, encor qu'il ait manqué au devoir de la
proximité & de l'amitié qui est entre-nous, comme je me deulx de vous à vous mesme,
sçachant bien que le desir que vos perfections produisent dans un cœur, peut bien faire
oublier toute sorte de devoir : mais est-il possible qu'un si long service que le mien, une si
absoluë puissance que celle que vous avez tousjours euë sur moy, & une si entiere
affection que la mienne, n'ait peu arrester l'inconstance de vostre ame ? ou bien si encore
tout ce qui vient de moy est trop peu pour le
pouvoir, comment est-ce que vostre foy si souvent jurée, & les Dieux si souvent pris pour
tesmoins, ne vous ont pû empescher de faire devant mes yeux une nouvelle election ? A mesme
temps Lycidas prenant la belle main de Phillis, avec un grand soupir, luy dit, Belle main, en
qui j'ay entierement remis ma volonté, puis-je sçavoir, & le sçachant, puis-je vivre, que
tu te plaises à la despoüille d'un autre cœur que du mien, du mien dis-je qui avoit merité
tant de fortune, si elle le peut estre par la plus grande, par la plus sincere, & par la
plus fidelle amitié qui ait jamais esté. Je ne pûs escouter les autres paroles que Lycidas
continua, car je fus contrainte de respondre à Celadon : Berger, Berger, luy dis-je, tous ces
mots de fidelité & d'amitié sont plus en vostre bouche, qu'en vostre cœur : & j'ay
plus d'occasion de me plaindre de vous que de vous escouter : mais parce que je ne fay plus
d'estat de rien qui vienne de vous, je ne daignerois m'en douloir, vous en devriez faire de
mesme si vos dissimulations le vous permettoient, mais puis que nos affaires sont en ce terme,
continuez Celadon, aimez bien Phillis, & la servez bien, ses vertus le meritent : que si
en vous parlant je rougis, c'est de despit d'avoir aimé ce qui en estoit tant indigne, &
de m'y estre si lourdement deceuë. L'estonnement de Celadon fut si grand, oyant les reproches
que je luy faisois, qu'il en demeura longuement sans
pouvoir parler, ce qui me donna commodité d'ouyr ce que Phillis respondoit à Lycidas : Lycidas
Lycidas, celuy qui me voit me demande : Vous me nommez volage, & vous sçavez bien que
c'est le nom le plus convenable à vos actions, mais vous pensez en vous plaignant le premier,
effacer le tort que vous me faites, à moy ? non, je faux, mais à vous-mesme : car ce vous est
plus de honte de changer, que je ne fais de perte à vostre changement ; mais ce qui m'offense,
c'est que vous vueilliez m'accuser de vostre faute : & faindre quelque bonne occasion de
vostre infidelité : il est vray toutesfois que "celuy qui deçoit un frere, peut bien
tromper celle qui ne luy est rien".
Et lors se tournant à moy, elle me dit : Et vous
Astrée, croyez que le gain que vous avez fait le divertissant de mon amitié, ne peut estre de
plus longue durée que jusques à ce qu'il se presente un autre object, encor que je sçache bien
que vos perfections ont tant de puissance, que si ce n'estoit un cœur tout de plume, vous le
pourriez arrester. Phillis, luy repliquay-je, la preuve rend tesmoignage que vous estes une
flatteuse, quand vous parlez ainsi des perfections qui sont en moy, puis que m'ayant desrobé
Celadon, il faut qu'elles soient bien foibles, ne l'ayant pû retenir apres l'avoir pris.
Celadon se jettant à genoüil devant moy : ce n'est pas, me dit-il, pour mespriser les merites
de Phillis, mais je proteste bien devant tous les Dieux, qu'elle n'alluma jamais la moindre estincelle d'Amour dans mon ame, & que je
supporteray avec moins de desespoir l'offense que vous feriez contre moy en changeant, que non
point celle que vous faites contre mon affection en me blasmant d'inconstance. Il ne sert à
rien, sage Diane, de particulariser tous nos discours, car ils seroient trop longs, & vous
pourroient ennuyer, tant y a qu'avant que nous separer nous fusmes tellement remis en nostre
bon sens, ainsi le faut-il dire, que nous recognusmes le peu de raison qu'il y avoit de nous
soupçonner les uns les autres : & toutefois nous avions bien à loüer le Ciel, que nous
nous fissions ceste declaration tous quatre ensemble, puis que je ne crois pas qu'autrement il
eust esté possible de desraciner cette erreur de nostre ame, & quant à moy je vous assure
bien que rien n'eust pû me faire entendre raison, si Celadon ne m'eust parlé de ceste sorte
devant Phillis mesme.
Or depuis ce temps nous allasmes un peu plus retenus que de coustume ; mais au sortir
de ce travail je rentray en un autre qui n'estoit guiere moindre : car nous ne pusmes si bien
dissimuler, qu'Alcippe qui s'y prenoit garde ne recognust que l'affection de son fils envers
moy n'estoit pas du tout estainte, & pour s'en assurer, il veilla de telle sorte sur ses
actions, que remarquant avec quelle curiosité il alloit tous les jours à ce vieux saule, où
nous mettions nos lettres, un matin il s'y en alla le premier, & apres avoir longuement cherché, prenant garde à la foulure que nous avions
faite sur l'herbe pour y estre allez si souvent, il se laissa conduire, & le trac le mena
droit au pied de l'arbre, où il trouva une lettre que j'y avois mise le soir, elle estoit
telle.
LETTRE D'ASTREE
A CELADON
Hier nous allasmes au Temple, où nous fusmes assemblées pour
assister aux honneurs qu'on fait à Pan & Siringue en leur chommant ce jour ; j'eusse dit
festoyant si vous y eussiez esté, mais l'amitié que je vous porte est telle, que ny mesmes
les choses divines, s'il m'est permis de le dire ainsi, sans vous ne me peuvent plaire. Je me
trouve tant incommodée de nos communs importuns, que sans la promesse que j'ay de vous
escrire tous les jours, je ne sçay si aujourd'huy vous eussiez eu de mes nouvelles,
recevez-les donc pour ce coup de ma promesse.
Quand Alcippe eut leu ceste lettre, il la remit au mesme lieu, & se cachant
pour voir la response, son fils ne tarda pas d'y venir, & ne se trouvant point de papier
rescrivit sur le dos de ma lettre, & m'a dit depuis que la sienne estoit telle.
LETTRE DE CELADON A
LA BERGERE ASTREE.
Vous m'obligez & desobligez en mesme temps, pardon si ce
mot vous offense. Quand vous me dittes que vous m'aimez, puis-je avoir quelque plus grande
obligation à tous les Dieux ? Mais l'offense n'est pas petite quand ceste fois vous ne
m'escrivez que pour me l'avoir promis, car je dois ce bien à nostre promesse & non pas à
nostre amitié. Ressouvenez-vous je vous supplie, que je ne suis pas à vous parce que je le
vous ay promis, mais par ce que veritablement je suis vostre, & que de mesme je ne veux
pas des lettres pour les conditions qui sont entre nous, mais pour le seul tesmoignage de
vostre bonne volonté, ne les cherissant pas pour estre marchandées, mais amoureuses
seulement.
Alcippe n'avoit pû recognoistre qui estoit la Bergere à qui ceste lettre
s'adressoit, car il n'y avoit personne de nommé. Mais voyez que c'est d'un esprit qui veut
contrarier, il ne plaignit pas sa peine d'attendre en ce mesme lieu plus de cinq ou six
heures, pour voir qui seroit celle qui la viendroit querir : S'asseurant bien que le jour ne s'escouleroit pas que quelqu'une ne la vint prendre :
il estoit des-ja fort tard quand je m'y en allay, mais soudain qu'il m'apperceut, de peur que
je ne la prisse il se leva, & fit semblant de s'estre endormy-là, & moy pour ne luy
point donner de soupçon tournant mes pas, fis semblant de prendre une autre voye : luy au
contraire fort satisfait de sa peine, aussi tost que je fus partie prit la lettre, & se
retira chez soy, d'où il fit incontinant dessein d'en envoyer son fils, parce qu'il ne vouloit
point qu'il y eust d'alliance entre nous, à cause de l'extréme inimitié qu'il y avoit entre
Alcé & luy, & au contraire avoit intention de le marier avec Malthée fille de Forelle,
pour quelque commodité qu'il pretendoit de leur voisinage. Les paroles qui furent dittes entre
nous à son départ n'ont esté que trop divulguées par une des Nymphes de Bellinde, car je ne
sçay comment ce jour-là Lycidas qui estoit au pied du rocher s'endormit, & ceste Nymphe en
passant nous ouyt, & escrivit dans des tablettes tous nos discours. Et quoy, interrompit
Diane, sont-ce les vers que j'ay ouy chanter à une des Nymphes de ma mere, sur le depart d'un
Berger ? Ce les sont, respondit Astrée, & parce que je n'ay jamais voulu faire semblant
qu'il y eust quelque chose qui me touchast, je ne les ay osé demander. Ne vous en mettez point
en peine, repliqua Diane, car demain je vous en dorray une copie. Et apres qu'Astrée l'en eut
remerciée elle continua.
Or durant cet esloignement, Olimpe fille du Berger Lupeandre, demeurant sur les
confins de Forestz, du costé de la riviere de Furan, vint avec sa mere en nostre hameau :
& par ce que ceste bonne vieille aimoit fort Amarillis, comme ayant de jeunesse esté
nourries ensemble, elle la vint visiter. Ceste jeune Bergere n'estoit pas si belle qu'elle
estoit affetée, & avoit une certaine bonne opinion d'elle mesme, qu'il luy sembloit que
tous les Bergers qui la regardoient en estoient amoureux, qui est une regle infaillible, pour
toutes celles qui s'affectionnent aisément. Cela fut cause qu'aussi tost qu'elle fut arrivée
dans la maison d'Alcippe, elle commença de s'embesongner de Lycidas, ayant opinion que la
civilité dont il usoit envers elle procedast d'Amour : soudain que le Berger s'en apperceust,
il nous le vint raconter, pour sçavoir comme il avoit à s'y conduire : nous fusmes d'avis,
afin de mieux couvrir l'affection qu'il portoit à Phillis, qu'il maintint Olimpe en ceste
opinion : Et peu apres il avint par malheur qu'Artemis eut quelque affaire sur les rives
d'Allier, où elle emmena avec elle Phillis, quel artifice que nous sceussions inventer pour la
retenir. Durant cet esloignement qui pût estre de six ou sept mois, la mere d'Olimpe s'en
retourna, & laissa sa fille entre les mains d'Amarillis, en intention que Lycidas
l'espouseroit, jugeant selon ce qu'elle en voyoit, qu'il l'aimoit des-ja beaucoup : Et par ce
que c'estoit un party avantageux pour elle, elle fut
conseillée par sa mere de luy donner tout l'Amour qu'il luy seroit possible : Et vous assure,
belle Diane, qu'elle ne s'y faignit point, car depuis ce temps-là elle estoit plutost celle
qui recherchoit, que la recherchée. Si bien que un jour qu'elle le trouva à propos, ce luy
sembloit, dans le plus retiré du bois de Bonlieu, où de fortune il estoit allé chercher une
brebis qu'il avoit esgarée, apres quelques propos communs, elle luy jetta un bras au col,
& apres l'avoir baisé, luy dit, gentil Berger, je ne sçay qu'il y peut avoir en moy de
tant disgratié, que je ne puisse par tant de demonstrations de bonne volonté trouver lieu en
vos bonnes graces : C'est peut-estre, respondit le Berger en sous-riant, parce que je n'en ay
point. Celuy qui diroit comme vous, repliqua la Bergere, devroit estre estimé autant aveuglé
que vous l'estes, si vous ne voyez point l'offre que je vous fais de mon amitié. Jusques à
quand Berger ordonnez-vous que j'aime sans estre aimée, & que je recherche sans que l'on
m'en sçache gré ? Si me semble-il que les autres Bergeres de qui vous faites tant de cas, ne
sont point plus aimables que moy, ny n'ont aucun avantage dessus moy sinon en la possession de
vos bonnes graces. Olimpe proferoit ces paroles avec tant d'affection, que Lycidas en fut
esmeu. Belle Diane toutes les autres fois que je me suis ressouvenuë de l'accident qui arriva
alors à ce Berger, je n'ay peu m'empescher d'en rire, mais ores mon malheur me le deffend,
& tou tefois il me semble qu'il n'y a pas dequoy
s'ennuyer, sinon pour Phillis, qui luy avoit tant commandé de faindre de l'aimer, car la
fainte en fin fut à bon escient, & ainsi ceste miserable Olimpe, pensant par ses faveurs
se faire aimer davantage, se rendit depuis ce temps-là si mesprisée, que Lycidas (ayant eu
d'elle tout ce qu'il en pouvoit avoir) la desdaigna, de sorte qu'il ne la pouvoit souffrir
aupres de luy. Incontinant que ceste fortune luy fut arrivée, il me la vint raconter avec tant
d'apparance de desplaisir, que j'eus opinion qu'il se repentoit de sa faute, & toutefois
il n'avint pas ainsi, car ceste Bergere fit tant la folle, qu'elle en devint enceinte, &
lors qu'elle commençoit de s'en ressentir, Phillis revint de son voyage, & comme je
l'avois attenduë avec beaucoup de peine, aussi la receus-je avec beaucoup de contentement :
mais comme on s'enquiert ordinairement le plutost de ce qui touche au cœur ; Phillis apres les
deux ou trois premieres paroles, ne manqua de demander comme Lycidas se portoit, & comme
il se gouvernoit avec Olimpe. Fort bien, luy respondis-je, & m'assure qu'il ne tardera
guiere à vous en venir dire des nouvelles : je luy en trenchois le propos si court, de peur de
luy dire quelque chose qui offensast Lycidas, qui de son costé n'estoit pas sans peine, ne
sçachant comme aborder sa Bergere : en fin il se resolut de souffrir toutes choses plutost que
d'estre banni de sa veuë, & s'en vint la trouver en son logis, où il sçavoit que j'estois,
soudain que Phillis le vid, elle courut à luy les
bras ouverts pour le saluer, mais s'estant un peu reculé, il luy dit, Belle Phillis, je n'ay
assez de hardiesse pour m'aprocher de vous, si vous ne me pardonnez la faute que je vous ay
faite. La Bergere (ayant opinion qu'il s'excusoit de ne luy estre venu au devant comme il
avoit accoustumé) luy respondit : il n'y a rien qui me puisse retarder de salüer Lycidas,
& quand il m'auroit offensée beaucoup davantage, je luy pardonne toutes choses. A ce mot
elle s'avança, & le salüa avec beaucoup d'affection, mais il y eut du plaisir quand elle
l'eut ramené à moy, & qu'il me pria de declarer son erreur à sa maistresse, afin de
sçavoir promptement à quoy elle le condamneroit : Non pas, dit-il, que le regret de l'avoir
offensée ne m'accompagne au cercueil ; mais pour le desir que j'ay de sçavoir ce qu'elle
ordonnera de moy. Ce mot fit monter la couleur au visage de Phillis, se doutant bien que son
pardon avoit esté plus grand, que son intention ; à quoy Lycidas prenant garde : Je n'ay point
assez de courage, me dit-il, pour ouyr la declaration que vous luy en ferez. Pardonnez moy
donc belle maistresse (se tournant à Phillis) si je vous romps si tost compagnie, & si ma
vie vous a despleu, & que ma mort vous puisse satisfaire, ne soyez point avare de mon
sang. A ce mot, quoy que Phillis le rappellast, il ne voulut revenir ; au contraire poussant
la porte il nous laissa seules. Vous pouvez croire que Phillis ne fut paresseuse de s'enquerir qu'il y avoit de nouveau, & d'où venoit une si
grande crainte. Sans l'abuser d'un long discours, je luy dis ce qui en estoit, & ensemble
mis toute la faute dessus nous, qui avions esté si mal avisées de ne prevoir que sa jeunesse
ne pouvoit faire plus de resistance aux recherches de ceste folle : & que son desplaisir
en estoit si grand, que son erreur en estoit pardonnable. Du premier coup je n'obtins pas
d'elle ce que je desirois, mais peu de jours apres Lycidas par mon conseil se vint jetter à
ses genoux, & par ce que pour ne le voir point elle s'en courut en une autre chambre,
& de celle-là à une autre, fuyant Lycidas qui l'alloit poursuivant, & qui estoit
resolu, ainsi qu'il disoit, de ne la point esloigner, qu'il n'eust le pardon, ou la mort ; en
fin ne sçachant plus où fuir, elle s'arresta en un cabinet, où Lycidas serrant les portes, se
remit à genoux devant elle, & sans luy dire autre chose, attendoit l'arrest de sa volonté.
Ceste affectionnée opiniastreté eut plus de force sur elle, que mes persuasions, & ainsi
apres avoir demeuré quelque temps sans luy rien dire. Va, luy dit-elle, importun, c'est à ton
opiniastreté, & non à toy que je pardonne : A ce mot il luy baisa la main, & me vint
ouvrir la porte, pour me montrer qu'il en avoit eu la victoire : & lors voyant ses
affaires en si bon estat, je ne les laissay point separer que toutes offenses ne fussent
entierement remises, & Phillis pardonna tellement à son Berger, que depuis le voyant à une peine extréme de celer le ventre d'Olimpe, qui
grossissoit tous les iours, elle s'offrit de luy aider & assister en tout ce qu'il luy
seroit possible. Pour certain, interrompit alors Diane, voila une estrange preuve d'amitié ;
pardonner une telle offense qui est entierement contre l'amitié, & de plus empescher que
celle qui en est cause n'en ait du desplaisir ? sans mentir Phillis c'est trop, & pour moy
j'advoüe que mon courage ne le sçauroit souffrir. Si fit donc bien mon amitié, respondit
Phillis, & par là vous pouvez juger de quelle qualité elle est. Laissons ceste
consideration à part, repliqua Diane, car elle seroit fort desavantageuse pour vous : puis que
"de ne point ressentir les offenses qui se font contre l'amitié, est plutost signe de ne
pas bien aimer"
, & quant à moy si j'eusse esté des amies de Lycidas, j'eusse expliqué
cet offre au desavantage de vostre bonne volonté. Ah ! Diane, dit Phillis, si vous sçaviez que
c'est que d'aimer, comme de vous faire aimer, vous jugeriez qu'"au besoin se cognoist
l'amy"
; mais le Ciel s'est contenté de vous avoir faite pour estre aimée, & non pas
pour aimer. Si cela est, respondit Diane, je luy suis plus obligée d'un tel bien que de la
vie, mais si je suis capable sans aimer de juger de l'amitié ? Il ne se peut, interrompit
Phillis. J'aime donc mieux m'en taire, respondit Diane, que d'en parler avec une si chere
permission, toutefois si vous me voulez faire autant de grace qu'au medecin qui parle & juge indifferemment de toutes sortes de maladies
sans les avoir euës, je diray, que "s'il y a quelque chose en l'amitié, dont l'on doive
faire estat, ce doit estre sans plus l'amitié mesme, car toute autre chose qui nous en plait,
ce n'est que pour estre jointe avec elle : doncques tout ce qui monstre deffaut d'amitié,
c'est estre ladre en Amour, que de ne le point ressentir"
: De sorte que je dirois
volontiers l'Amitié estre une Musique à plusieurs voix, qui bien unies, rendent une tres-douce
harmonie, mais si l'une des-accorde, elle ne desplaist pas seulement, mais fait oublier tout
le plaisir, qu'estant unies elles ont donné auparavant : par ainsi, dit Phillis, mauvaise
Diane, vous voulez dire, que si on vous avoit servie longuement, la premiere offense
effaceroit toute la memoire du passé. Cela mesme, dit Diane, ou peu moins. O Dieux s'escria
Phillis, que celuy qui vous aimera n'aura pas œuvre faite ! Celuy qui m'aimera, repliqua
Diane, s'il veut que je l'aime, prendra garde de n'offenser mon amitié, & croyez moy
Phillis, qu'à ceste occasion vous aviez plus fait d'injure à Lycidas, qu'il ne vous avoit
auparavant offensée. Donc, dit Phillis en sousriant, autrefois je disois que c'estoit l'amitié
qui me l'avoit fait faire, mais à ceste heure, je diray que c'estoit la vengeance ; & aux
plus curieux j'en diray la raison que vous m'avez apprise. Ils jugeront, adjousta Diane,
qu'autrefois vous avez sceu aymer, & qu'à ceste heure vous sçavez que c'est d'aimer. Quoy
que c'en soit, respondit Phillis, s'il y eut de la
faute, elle proceda d'ignorance, & non point de deffaut d'Amour, car je pensois y estre
obligée, mais s'il y retourne jamais, je me garderay bien de plus y retomber. Et vous, Astrée,
vous estes trop longuement muette, dittes nous donc, comme j'assistay à faire cet enfant :
Alors Astrée reprit ainsi.
Soudain que ceste Bergere se fut offerte, Lycidas l'accepta fort effrontément, &
dés lors il envoya un jeune Berger à Moin, pour luy amener la sage femme de ce lieu les yeux
clos, afin qu'elle ne sceust discerner où elle alloit. Diane alors comme toute estonnée mit le
doigt sur la bouche, & dit, Belle Bergere, cecy n'a pas esté si secret que vous pensez, je
me ressouviens d'en avoir ouy parler. Je vous supplie, dit Phillis, racontez nous comme vous
l'avez ouy dire, pour sçavoir s'il a esté redit à la verité. Je ne sçay, adjousta Diane, si je
m'en pourray bien ressouvenir ; le pauvre Philandre fut celuy qui m'en fit le conte, &
m'assura qu'il l'avoit appris de Lucine la sage femme, à qui mesme il estoit arrivé, &
qu'elle n'en eust jamais parlé, si on se fust fié en elle : Un jour qu'elle se promenoit dans
le parc, qui est entre Mont-Brison, & Moin, avec plusieurs autres ses compagnes, elle vid
venir à elle un jeune homme, qu'elle ne cognoissoit point, & qui à son abort luy fit des
recommandations de quelques unes de ses parentes, qui estoient à Feurs, & puis luy en dit
quelques particularitez, afin de la separer un peu des autres femmes qui estoient avec elles, & lors qu'il la vid seule, il luy fit
entendre qu'une meilleure occasion le conduisoit à elle, que non pas pour luy conter de ces
nouvelles, car c'est, luy dit-il, pour vous conjurer par toute la pitié que vous eustes
oncques, de vouloir secourir une honneste femme, qui est en danger si vous luy refusez vostre
ayde : la bonne femme fut un peu surprise d'ouïr changer tout à coup de discours, mais le
jeune homme la pria de celer mieux son estonnement, & qu'il esliroit plutost la mort, que
si on venoit à soupçonner cet affaire ; & Lucine luy ayant assuré qu'elle seroit secrette,
& qu'il luy dist seulement en quel temps elle se devoit tenir preste. Ne faites donc point
de voyage de deux mois, luy dit le jeune homme, & afin que vous ne perdiez rien, voyla
l'argent que vous pourriez gaigner ailleurs durant ce temps-là. A ce mot il luy donna quelques
pieces d'or dans un papier, & s'en retourna sans passer à la ville, apres toutefois avoir
sceu d'elle, si elle ne marcheroit pas la nuit, & qu'elle luy eut respondu, voyant le gain
si grand, que nul temps ne la pourroit arrester. Dans quinze ou seize jours apres, ainsi
qu'elle sortoit de Moin, sur les cinq ou six heures du soir, elle le vid revenir avec le
visage tout changé, & s'approchant d'elle, luy dit, Ma mere, le temps nous a déceu, il
faut partir, les chevaux nous attendent, & la necessité nous presse : elle voulut r'entrer
en la maison pour donner ordre à ses affaires, mais il ne luy voulut permettre, craignant qu'elle n'en parlast à quelqu'un : ainsi estant
parvenu dans un vallon fort retiré du grand chemin du costé de la Garde, elle trouva deux
chevaux avec un homme de belle taille, & vestu de noir, qui les gardoit : aussi tost qu'il
vid Lucine, il s'en vint à elle avec un visage fort ouvert, & apres plusieurs
remerciements, la fit monter en trousse derriere celuy qui l'estoit allé querir, puis montant
sur l'autre cheval, se mettent au grand trot à travers des champs, & lors qu'ils furent un
peu esloignez de la ville, & que la nuit commençoit à s'obscurcir, ce jeune homme sortant
un mouchoir de sa poche, banda les yeux à Lucine, quelle difficulté qu'elle en sceust faire,
& soudain apres firent faire deux ou trois tours au cheval sur lequel elle estoit, pour
luy oster toute cognoissance du chemin qu'ils vouloient tenir, & puis reprenant le trot,
marcherent une bonne partie de la nuit, sans qu'elle sceust où elle alloit, sinon qu'ils luy
firent passer une riviere, comme elle croit, deux ou trois fois, & puis la mettant à terre
la font marcher quelque temps à pied, & ainsi qu'elle pouvoit juger, c'estoit un bois, où
en fin elle entrevit un peu de lumiere à travers le mouchoir, que tost apres ils luy osterent,
& lors elle se trouva sous une tante de tapisserie, accommodée de telle façon que le vent
n'y pouvoit entrer : d'un costé elle vid une jeune femme dans un lit de camp, qui se plaignoit
fort, & qui estoit masquée : au pied du lit elle apperceut une femme qui avoit aussi le
visage couvert, & qui à ses habits monstroit
d'estre agée, elle tenoit les mains jointes, & avoit les larmes aux yeux, de l'autre costé
il y avoit une jeune fille de chambre masquée, avec un flambeau à la main : au chevet du lict
estoit panché cet honneste homme qu'elle avoit trouvé avec les chevaux, qui faisoit paroistre
de ressentir infiniment le mal de ceste femme, qui estoit appuyée contre son estomach, &
le jeune homme qui l'avoit portée en trousse alloit d'un costé, & d'autre pour donner ce
qui estoit necessaire, y ayant sur une table au milieu de ceste tante deux grands flambeaux
allumez. Il est aysé à croire, que Lucine fut fort estonnée de se trouver en tel lieu,
toutefois elle n'eut le loisir de demeurer long temps en cet estonnement, car on eust jugé que
ceste petite creature n'attendoit que l'arrivée de ceste femme pour venir au monde, tant la
mere prit tost les douleurs de l'accouchement, qui ne luy durerent pas une demie heure sans
délivrer d'une fille : mais ce fut une diligence encore plus grande que celle dont l'on usa à
desbagager incontinent, & à mettre l'accouchée, & l'enfant dans une littiere, & à
renvoyer Lucine apres l'avoir bien contentée, les yeux clos toutefois, ainsi qu'elle estoit
venuë : que si on ne se fust meffié en elle, elle jure que jamais elle n'en eust parlé, mais
qu'il luy sembloit que leur meffiance luy en donnoit congé, & voyla tout ce que j'en ay
sceu, dit Diane, par Philandre. Astrée & Phillis qui avoient esté fort attentives à son
dis cours, se regarderent entre elles fort
estonnées, & Phillis ne peut s'empescher de sousrire, & Diane luy en demandant la
raison. C'est parce, dit-elle, que vous nous avez dit une histoire, que nous ne sçavions pas,
& pour moy je ne sçaurois m'imaginer qui ce peut estre : Car pour Olympe elle ne fut point
tant hazardée ; & faut par necessité que ce soit autre qu'une Bergere, y ayant un si grand
appareil. En verité, respondit Diane ; je prenois cet honneste homme pour Lycidas, la vieille
pour la mere de Celadon, & la fille de chambre pour vous, & jugeois que vous vous
fussiez ainsi déguisées pour n'estre recogneuës. Si vous asseureray-je, reprit Astrée, que ce
n'est point Olympe, car Phillis n'y usa d'autre artifice que de la faire venir en sa maison,
car pour lors Artemis sa mere estoit sur les rives de Allier, & pour avoir quelque
occasion de la demander à Amarillis, Olympe faignit d'estre malade, ce qui luy fut fort aysé,
à cause du mal qu'elle avoit desja, & apres avoir traîné quelque temps, elle fit entendre
elle mesme à la mere de Celadon, que le changement d'air luy rapporteroit peut-estre du
soulagement, & qu'elle s'asseuroit que Phillis seroit bien aise qu'elle allast chez elle.
Amarillis qui se sentoit chargée de sa maladie fut bien aise de ceste resolution, & ainsi
Phillis la vint querir, & lors que le terme approcha Lycidas alla prendre la sage femme,
& luy banda les yeux, afin qu'elle ne recognust point le chemin, mais quand elle fut
arrivée, il les luy desbanda, sçachant bien qu'elle
ne cognoistroit pas Olympe, comme ne l'ayant jamais veuë auparavant. Voyla tout l'artifice qui
y fut fait, & soudain qu'elle fut bien remise ; elle s'en alla chez elle, & nous a-on
dit depuis qu'elle usa d'un bien gracieux artifice pour faire nourrir sa fille, car aussi tost
qu'elle fut arrivée, elle aposta une folle femme, qui faignant de l'avoir faite, la vint
donner à un Berger qui avoit accoustumé de servir chez sa mere, disant qu'elle l'avoit euë de
luy : Et parce que ce pauvre Berger s'en sentoit fort innocent, il la refusa & la rabroüa
de sorte, qu'elle qui estoit faicte au badinage, le poursuivit jusques dans la chambre de
Lupeandre mesme ; & là, quoy que le Berger la refusast, elle mit l'enfant au milieu de la
chambre, & s'en alla. On nous a dit que Lupeandre se courrouça fort, & Olympe aussi à
ce Berger, mais la conclusion fut, qu'Olympe se tournant à sa mere : Encor ne faut-il pas, luy
dit-elle, que ceste petite creature demeure sans estre nourrie ; elle ne peut-mais de la faute
d'autruy, & ce sera une œuvre agreable aux Dieux de la faire eslever. La mere qui estoit
bonne & charitable, s'y accorda : & ainsi Olympe retira sa fille aupres d'elle.
Cependant Celadon estoit chez Forelle, où il luy estoit fait toute la bonne chere qu'il se
pouvoit, & mesme Malthée avoit eu commandement de son pere de luy faire toutes les
honnestes caresses qu'elle pourroit ; mais Celadon avoit tant de desplaisir de nostre
separation, que toutes leurs honnestetez luy
tenoient lieu de supplice, & vivoit ainsi avec tant de tristesse, que Forelle ne pouvant
souffrir le mespris qu'il faisoit de sa fille, en advertit Alcippe, afin qu'il ne s'attendist
plus à ceste alliance, qui ayant sceu la resolution de son fils, esmeu comme je croy de pitié,
fit dessein d'user encor une fois de quelque artifice : & apres cela ne le tourmenter
point davantage. Or pendant le sejour que Celadon fit pres de Malthée, mon oncle Phocion fit
en sorte, que Corebe, tres-riche & honneste Berger, me vint rechercher, & parce qu'il
avoit toutes les bonnes parties qu'on eust sceu desirer, plusieurs en parloient des-ja comme
si le mariage eust esté resolu. Dequoy Alcippe se voulant servir, fit la ruse que je vous
diray. Il y a un Berger nommé Squilindre demeurant sur les lisieres de Forests, en un hameau
appellé Argental, homme fin, & sans foy, & qui entre ses autres industries sçait si
bien contrefaire toutes sortes de lettres, que celuy mesme de qui il les veut imiter, est bien
empesché de recognoistre la fausseté : ce fut à cet homme à qui Alcippe monstra celle qu'il
avoit trouvée de moy au pied de l'arbre, ainsi que je vous ay dit, & luy en fit escrire
une autre à Celadon en mon nom, qui estoit telle.
LETTRE CONTREFAITE
d'Astrée à Celadon.
Celadon, puis que je suis contrainte par le commandement de mon
pere, vous ne trouverez point estrange que je vous prie de finir ceste Amour qu'autrefois je
vous ay conjuré de rendre eternelle ; Alcé m'a donnée à Corebe, & quoy que le party me
soit advantageux ; si ne laissay-je de beaucoup ressentir la separation de nostre amitié.
Toutefois puis que c'est folie de contrarier à ce qui ne peut arriver autrement, je vous
conseille de vous armer de resolution, & d'oublier tellement tout ce qui s'est passé
entre nous, que Celadon n'ait plus de memoire d'Astrée, comme Astrée est contrainte d'ores en
là, de perdre pour son devoir tous les souvenirs de Celadon.
Ceste lettre fut portée assez finement à Celadon par un jeune Berger incognu.
Dieux ! quel devint-il d'abort, & quel fut le desplaisir qui luy serra le cœur ! Donc,
dit-il Astrée, il est bien vray qu'il n'y a rien de durable au monde, puis que ceste ferme
resolution que vous m'avez si souvent jurée, s'est changée si promptement ! Donc vous voulez
que je sois tesmoin, que quelle perfection qu'une
femme puisse avoir, elle ne peut se despoüiller de l'inconstance naturelle ! Donc le ciel a
consenty, que pour un plus grand supplice, la vie me restast, apres la perte de vostre amitié,
afin que seulement je vesquisse pour ressentir davantage mon desastre ! & là tombant
esvanoüy, ne revint point plutost en soy-mesme, que les plaintes en sa bouche, & ce qui
luy persuadoit plus aysément ce change, c'estoit que la lettre ne faisoit qu'approuver le
bruit commun du mariage de Corebe, & de moy. Il demeura tout le jour sur un lict sans
vouloir parler à personne, & la nuit estant venuë, il se desroba de ses compagnons, &
se mit dans les bois les plus espais, & les plus reculez, fuyant le rencontre des hommes,
comme une beste sauvage : resolu de mourir loing de toute compagnie des hommes, puis qu'ils
estoient la cause de son ennuy. En ceste resolution il courut toutes les montagnes de Forests
du costé de Cervieres, où en fin il choisit un lieu qui luy sembla le moins frequenté, avec
dessein d'y parachever le reste de ses tristes jours. Le lieu s'appelloit Lapau d'où sourdoit
l'une des sources du desastreux Lignon, car l'autre vient des montagnes de Chelmasel.
Or sur les bords de ceste fonteine, il bastit une petite cabane, où il vesquit retiré
plus de six mois, durant lesquels sa plus ordinaire nourriture estoit les pleurs, & les
plaintes : ce fut en ce temps qu'il fit ceste chanson.
CHANSON
DE CELADON SUR LE
changement d'Astrée.
Il faudroit bien que la constance,
M'eust desrobé le
sentiment,
Si je ne ressentois l'offence,
De ce desdaigneux changement :
Et
la ressentant, si soudain,
Je ne recourois au desdain.
Vous m'avez desdaigné parjure,
Pour un que vous n'aviez point
veu,
Parce qu'il eut par aventure,
Plus de bien que je n'ay pas eu :
Infidelle, osez vous encor
Sacrifier à ce veau d'or ?
Où sont les serments que nous fismes,
Où sont ces ruisseaux
espandus,
Et ces A-dieux, quand nous partismes ?
Le ciel les a bien entendus :
Quand vostre cœur les oublioit,
Vostre bouche les publioit.
Yeux parjurez, flâme infidele,
Qui n'aimez sinon en changeant,
Fasse Amour qu'une beauté telle
Que la vostre
m'aille vengeant,
Qu'elle faigne de vous aymer,
Seulement pour vous enflâmer.
Ainsi pressé de sa tristesse,
Un Amant trahy se plaignoit,
Quand on luy dit que sa maistresse
Pour un autre le desdaignoit,
Et le Ciel tonnant
par pitié,
Promit venger son amitié.
Il estoit couché, miserable,
Pres de Lignon, & s'en
alloit,
Du doigt marquant dessur le sable,
Leurs chiffres ainsi qu'il souloit.
Ce chiffre, dit-il, trop heureux,
Helas ! n'est plus propre à nous deux.
Lors le pleur enfant de la peine,
Qu'une juste douleur
poussoit,
Tombant à grands flots sur l'areine,
Ces doubles chiffres effaçoit.
Efface, dit-il, ô mon pleur,
Non pas ceux-cy, mais ceux du cœur.
Amant qui plein de coüardise,
T'en vas plaignant si longuement
Une ame toute de faintise :
Lors que tu sceus
son changement,
Ou tu devois soudain mourir,
Ou bien incontinent guerir.
La solitude de Celadon eust esté beaucoup plus longue sans le commandement
qu'Alcippe fit à Lycidas de chercher son frere, ayant en soy-mesme fait dessein (puis qu'aussi
bien voyoit-il que sa peine luy estoit inutile) de ne plus contrarier ceste amitié ; mais
Lycidas eust longuement cherché, sans un rencontre qui nous advint ce jour là mesme.
J'estois sur le bord de Lignon, & tenois les yeux sur son cours, resvant pour lors
à la perte de Celadon ; & Phillis & Lycidas se parloient ensemble un peu plus loing,
quand nous vismes des petites balottes qui alloient nageant sur l'eau. La premiere qui s'en
prit garde fut Phillis, qui nous les monstra, mais nous ne pusmes jamais deviner ce que ce
pouvoit estre. Et parce que Lycidas recognut la curiosité de sa maistresse, pour luy
satisfaire, il s'avança le plus avant qu'il pût, pour en retirer quelques-unes. Il fit tant
avec une longue branche qu'il en prit une : Mais voyant que ce n'estoit que cire, parce qu'il
s'estoit moüillé & qu'il se faschoit d'avoir pris tant de peine pour chose qui valloit si
peu, il la jetta de despit en terre, & si à propos, que frappant contre un gros caillou,
elle se mit toute en pieces, & n'en resta qu'un papier, qui avoit esté mis dedans, lequel Phillis courut incontinent prendre,
& l'ayant ouvert nous y leusmes tels mots.
Va t'en papier, plus heureux que celuy qui
t'envoye, revoir les bords tant aymez, où ma Bergere demeure, & si accompagné des pleurs
dont je vas grossissant ceste riviere, il t'advient de baiser le sablon où ses pas sont
imprimez, arrestes y ton cours & demeure bien fortuné, où mon mal-heur m'empesche
d'estre, que si tu parviens en ses mains, qui m'ont ravi le cœur, & qu'elle te demande
que je faits, dy luy ô fidele papier, que jour & nuict je me change en pleurs pour laver
son infidelité : & si touchée du repentir, elle te moüille de quelque[s] larmes, dy luy
que pour destendre l'arc on ne guerit pas la playe qu'elle a faicte à sa foy, & à mon
amitié, & que mes ennuis seront tesmoins & devant les hommes, & devant les Dieux,
que comme elle est la plus belle, & la plus infidele du monde, que je suis aussi le plus
fidele & plus affectionné de l'univers.
Nous n'eusmes pas si tost jetté les yeux sur ceste escriture, que nous la
recognusmes tous trois, pour estre de Celadon, qui fut cause que Lycidas courut pour retirer
les autres qui nageoient sur l'eau, mais le courant les avoit emportez si loin, qu'il ne les
peut atteindre : toutefois nous jugeasmes bien par celle-cy, qu'il devoit estre aupres de la source de Lignon, qui fut cause que
Lycidas le lendemain partit de bonne heure pour le chercher, & usa de telle diligence, que
trois jours apres il le trouva en sa solitude ; si changé de ce qu'il souloit estre, qu'il
n'estoit pas presque recognoissable ; mais quand il luy dit qu'il falloit s'en revenir vers
moy, & que je le luy commandois ainsi, il ne pouvoit à peine se persuader que son frere ne
le voulust tromper. En fin la lettre qu'il luy porta de moy, luy donna tant de contentement,
que dans fort peu de jours il reprit son bon visage, & nous revint trouver, non toutesfois
si tost qu'Alcippe ne mourut avant son retour, & que peu de jours apres Amarillis ne le
suivist. Et lors nous eusmes bien opinion que la fortune avoit fait tous ses plus grands
efforts contre nous, puisque ces deux personnes estoient mortes, qui nous y contrarioient le
plus : Mais n'advint-il pas par mal-heur que la recherche de Corebe alla continuant, si avant
qu'Alcé & Phocion ne me laissoient point de repos, & toutefois ce ne fut pas de leur
costé dont nostre mal-heur proceda, quoy que Corebe en partie en fut cause, car lors qu'il me
vint rechercher ; parce qu'il estoit fort riche ; il amena avec luy plusieurs Bergers, entre
lesquels estoit Semire, Berger à la verité plein de plusieurs bonnes qualitez, s'il n'eust
esté le plus perfide, & le plus cauteleux homme qui fut jamais, aussi tost qu'il jetta les
yeux sur moy, il fit dessein de me servir, sans avoir considera tion à l'amitié que Corebe luy portoit, & parce que Celadon &
moy, pour cacher nostre amitié, avions fait dessein, comme je vous ay des-ja dit, de faindre,
luy d'aimer toutes les Bergeres, & moy de patienter indifferemment la recherche de toute
sorte de Bergers, il creut au commencement que la bonne reception que je luy faisois, estoit
la naissance de quelque plus grande affection, & n'eust si tost recognu celle qui estoit
entre Celadon & moy, si de mal-heur il n'eust trouvé une de mes lettres. Car encor que
pour sa derniere perte on cognust bien qu'il m'aimoit, si y en avoit-il fort peu qui creussent
que je l'aimasse, tant je m'y estois conduite froidement depuis que Celadon estoit retourné :
& parce que les lettres qu'Alcippe avoit trouvées au pied de l'arbre nous avoient cousté
si cher, nous ne voulusmes plus y fier celles que nous nous escrivions, mais inventasmes un
autre artifice qui nous sembla plus assuré. Celadon avoit apiecé au droit du cordon de son
chapeau, par le dedans, un peu de feutre si proprement, qu'à peine apparoissoit-il, & cela
se serroit avec une gance à un bouton par dehors, où il faignoit de retrousser l'aile du
chapeau : il mettoit là dedans sa lettre, & puis faisant semblant de se joüer, ou il me
jettoit son chapeau, ou je luy ostois, ou il le laissoit tomber, ou faignoit pour mieux
courre, ou sauter de le mettre en terre, & ainsi j'y prenois ou mettois la lettre. Je ne
sçay comme par mal-heur, un jour que j'en avois une entre les mains pour l'y met tre, en courant apres quelque loup, qui estoit venu
passer aupres de nos troupeaux, je la laissay tomber si mal-heureusement pour moy, que Semire,
qui me venoit apres, la releva, & leut qu'elle estoit telle.
LETTRE D'ASTREE
A CELADON.
Mon cher Celadon, j'ay receu vostre lettre, qui m'a esté autant
agreable, que je sçay que les miennes le vous sont, & n'y ay rien trouvé qui ne me
satisface, hor-mis les remerciements que vous me faites, qui ne me semblent à propos, ny pour
mon amitié, ny pour ce Celadon qui dés long temps s'est des-ja tout donné à moy : car s'ils
ne sont point vostres, ne sçavez-vous pas que ce qui n'a point ce titre ne sçauroit me
plaire ? que s'ils sont à vous, pourquoy me donnez vous separé ce qu'en une fois j'ay receu,
quand vous vous donnastes tout à moy, n'en usez donc plus je vous supplie : si vous ne me
voulez faire croire, que vous aiez plus de civilité que d'Amour.
Depuis qu'il eut trouvé ceste lettre, il fit dessein de ne me parler plus d'Amour
qu'il ne m'eust mis mal avec Celadon, & commença de ceste sorte. En premier lieu il me
supplia de luy pardonner s'il avoit esté si
témeraire que d'avoir osé hausser les yeux à moy, que ma beauté l'y avoit contraint, mais
qu'il recognoissoit bien son peu de merite, & qu'à ceste occasion il me protestoit qu'il
ne s'y mesprendroit jamais plus : & que seulement il me supplioit d'oublier son
outrecuidence. Et puis il se rendit tellement amy, & familier de Celadon, qu'il sembloit
qu'il ne pûst rien aimer davantage, & pour me mieux abuser, il ne me rencontroit jamais
sans trouver quelque occasion de parler à l'avantage de mon Berger, couvrant si finement son
intention, que personne n'eust pensé qu'il l'eust fait à dessein. Ces loüanges de la personne
que j'aimois, comme je vous ay dit, me déceurent si bien que je prenois un plaisir extréme de
l'entretenir, & ainsi deux ou trois mois s'escoulerent fort heureusement pour Celadon
& pour moy, mais ce fut comme je croy, pour me faire ressentir davantage ce que depuis
m'est advenu. A ce mot, au lieu de ses paroles, ses larmes representerent ses desplaisirs à
ses compagnes, avec telle abondance, que ny l'une ny l'autre n'oserent luy parler, craignant
d'augmenter davantage son pleur : car "plus par raison on veut seicher les larmes, &
plus on va augmentant sa source".
Enfin elle reprit ainsi : Helas ! sage Diane, comment
me puis-je ressouvenir de cet accident sans mourir. Des-ja Semire estoit si familier, &
avec Celadon & avec moy, que le plus souvent nous estions ensemble. Et lors qu'il creut d'avoir assez acquis de creance en mon
endroit pour me persuader ce qu'il vouloit entreprendre ; un jour qu'il me trouva seule, apres
que nous eusmes longuement parlé des diverses trahisons, que les Bergers faisoient aux
Bergeres qu'ils faignoient d'aimer : Mais je m'estonne, dit-il, qu'il y ait si peu de Bergeres
qui se prennent garde à ces tromperies, quoy que d'ailleurs elles soient fort avisées. C'est,
luy respondis-je, que l'Amour leur clost les yeux. Sans mentir, me repliqua-il, je le croy
ainsi, car autrement il ne seroit pas possible que vous ne recognussiez celle que l'on vous
veut faire. Et lors se taisant il montroit de se preparer à m'en dire davantage : mais comme
s'il se fust repenty de m'en avoir tant dit, il se reprit ainsi : Semire, Semire, que pense-tu
faire ? ne voy-tu pas qu'elle se plaist en ceste tromperie, pourquoy la veux-tu mettre en
peine ? & lors s'adressant à moy, il continua. Je voy bien, belle Astrée, que mes discours
vous ont rapporté du desplaisir : mais pardonnez-le moy, qui n'y ay esté poussé que de vostre
service. Semire, luy dis-je, je vous suis obligée de ceste bonne volonté, mais je la serois
encor davantage, si vous paracheviez ce que vous avez commencé. Ah ! Bergere, me respondit-il,
je ne vous en ay que trop dit, mais peut-estre le recognoistrez-vous mieux avec le temps,
& lors vous jugerez que veritablement Semire est vostre serviteur. Ah le malicieux !
combien fut-il veritable en ses mau vaises
promesses, car depuis je n'en ay que trop recogneu pour me laisser le seul desir de vivre. Si
est-ce que pour lors il ne voulut m'en dire davantage, afin de m'en donner plus de volonté :
& quand il eut opinion que j'en avois assez, un jour, que selon ma coustume je le pressois
de sçavoir la fin de mon contentement, & que je l'eus conjuré de le me dire, par le
pouvoir que j'avois autrefois eu sur luy, il me respondit : Belle Bergere, vous me conjurez
tellement, que je croirois faire une trop grande faute de vous desobeïr : Si voudrois-je ne
vous en avoir jamais commencé le propos, pour le desplaisir que je vous en prevoy : &
apres que je l'eus assuré du contraire, il me sceut si bien persuader que Celadon aimoit
Aminthe, fille du fils de Cleante, que "la jalousie coustumiere compagne des ames qui
aiment bien"
, commença de persuader que cela pourroit bien estre, & ce fut bien un
mal-heur extréme : qu'alors je ne me ressouvins point du commandement que je luy avois fait de
faindre d'aimer les autres Bergeres. Toutefois voulant faire la fine, pour luy dissimuler mon
desplaisir, je luy respondis, que je n'avois jamais, ny creu, ny voulu, que Celadon me
particularisast davantage que les autres, que s'il sembloit que nous eussions quelque
familiarité, ce n'estoit que pour la longue cognoissance que nous avions eu[e] ensemble, mais
quant à ses recherches elles m'estoient indifferentes. Or, me respondit lors ce caute leux, je loüe Dieu que vostre humeur soit telle, mais
puis qu'il est ainsi, il ne peut estre que vous ne preniez plaisir d'ouyr les passionnez
discours qu'il tient à son Aminthe. Il faut que j'advouë, sage Diane, que quand j'ouys nommer
Aminthe sienne, j'en changis de couleur, & parce qu'il m'offroit de me faire ouïr leurs
paroles, il me sembla que je ne devois fuir de recognoistre la perfidie de Celadon, helas !
plus fidelle que moy bien avisée : & ainsi j'acceptay cet offre : & certes il ne
faillit pas à sa promesse, car peu apres il s'en revint courant m'assurer qu'il les avoit
laissez assez pres de là, & que Celadon avoit la teste dans le giron d'Aminthe, qui des
mains luy alloit relevant le poil, & cela il me le racomptoit pour me picquer davantage.
Je le suivis, mais tant hors de moy, que je ne me ressouviens, ny du chemin que je fis, ny
comme il me fit approcher si pres d'eux, sans qu'ils m'apperceussent, depuis j'ay jugé que ne
se souciant point d'estre ouys, ils ne prenoient garde à ceux qui les escoutoient, tant y a
que je m'en trouvay si pres que j'ouys Celadon, qui luy respondoit : Croyez moy, belle
Bergere, qu'il n'y a beauté qui soit plus vivement emprainte en une ame, que celle qui est
dans la mienne. Mais Celadon, respondit Aminthe, comment est-il possible qu'un cœur si jeune
que le vostre puisse avoir assez de dureté pour retenir longuement ce que l'Amour y peut
graver. Mauvaise Bergere, repliqua mon Celadon, laissons ces raisons à part, ne me mesurez ny à l'aune, ny au poids de nul autre,
honorez moy de vos bonnes graces, & vous verrez si je ne les conserveray aussi cheres en
mon ame, & aussi longuement que ma vie. Celadon, Celadon, adjousta Aminthe, vous seriez
bien puny, si vos faintes devenoient veritables, & si le Ciel pour me venger vous faisoit
aimer ceste Aminthe dont vous vous mocquez. Jusques icy il n'y avoit rien qui en quelque sorte
ne fust supportable : mais, ô Dieux, pour faindre quelle fut la response qu'il luy fit ! Je
prie Amour, lui dit-il, belle Bergere, si je me mocque, qu'il fasse tomber la mocquerie sur
moy, & si j'ay merité d'obtenir quelque grace de luy, qu'il me donne la punition dont vous
me menacez. Aminthe ne pouvant juger l'intention de ses discours, ne luy respondit qu'avec un
souris, & avec une façon de la main, la luy passant & repassant devant les yeux, que
j'interpretois en mon langage qu'elle ne le refuseroit pas, si elle croyoit ses paroles
veritables, mais ce qui me toucha bien vivement, fut que Celadon apres avoir esté quelque
temps sans parler, jetta un grand souspir, qu'elle incontinant accompagna d'un autre. Et lors
que le Berger se releva pour luy parler, elle se mit la main sur les yeux, & rougit comme
presque ayant honte que ce souspir luy fust eschappé, qui fut cause que Celadon se remettant
en sa premiere place, peu apres chanta ces vers.
SONNET.
DE CELADON,
Qu'il cognoist qu'on faint de
l'aimer
& que toutefois ceste fainte mes-
me luy plaist & ne s'en
peut retirer
Elle faint de m'aimer pleine de mignardise,
Souspirant avec moy,
me voyant souspirer,
Et par de faintes pleurs tesmoigne d'endurer,
L'ardeur que
dans mon ame elle void tant esprise.
Qui ne la cognoistroit lors qu'elle se desguise ?
Mais qui de ses
attraits se pourroit retirer ?
Il faut estre sans cœur pour ne point desirer
D'estre si doucement deceu par sa faintise.
Mais que c'est que de moy ! ce faux mesme me plaist
Et ne la puis
quitter la perfide qu'elle est,
Traistres miroirs du cœur, lumieres infideles,
Je vous recognois bien & vos trompeurs appas ;
Mais que me
sert cela puis qu'Amour ne veut pas,
Voyant vos trahisons, que je me garde d'elle ?
Apres s'estre teu quelque temps, Aminthe luy dit : Et quoy Celadon vous
ennuyez-vous si tost ? Je crains plutost, dit-il, d'ennuyer celle à qui en toute façon je ne
veux que plaire. Et qui peut-c'estre, dit-elle, puis que nous sommes seuls. Ah ! qu'elle se trompoit bien, & que j'y estois bien
pour ma part, & aussi cherement qu'autre qui fust de la trouppe. Ce n'est aussi que vous,
respondit Celadon, que je crains d'importuner, mais si vous me le commandez je continueray. Je
n'oserois, repliqua la Bergere, user de commandement, où mesme la priere est trop indiscrette.
Vous userez, reprit le Berger, des termes qu'il vous plaira, mais en fin je ne suis que vostre
serviteur, & lors il recommença de ceste sorte.
MADRIGAL
DE CELADON, SUR LA
RESSEMBLANCE QU'IL A
avec
sa maistresse.
D'un marbre dur vous estes
Aux coups d'Amour, & de mon
pleur,
Et de marbre dur est mon cœur,
Aux maux que vous me faites.
Nos yeux
sont pleins de feux,
Et nous sommes tous deux
D'Amour, et de nature,
D'une
roche bien dure :
Mais vous de cruauté,
Et moy de loyauté.
Belle Diane, il fut hors de mon pouvoir d'arrester davantage en ce lieu, &
ainsi m'esloignant doucement d'eux, je m'en retournay à mon trouppeau, si triste que de ce
jour je ne puz ouvrir la bouche, & parce qu'il estoit des-ja assez tard, je retiray mes
brebis en leur parc, & moy je passay une nuit telle que vous pouvez penser. Helas ! que
tout cela estoit peu de chose, si je n'y eusse adjousté la folie que je ne cesseray jamais de
pleurer, aussi je ne sçay qui m'avoit tant aveuglée : car si j'eusse eu encor quelque reste de
jugement parmy ceste nouvelle jalousie, pour le moins je me fusse enquise de Celadon quel
estoit son dessein, & quoy qu'il eust voulu dissimuler, j'eusse assez aisément recognu sa
fainte : mais sans autre consideration, le lendemain qu'il me vint trouver aupres de mon
trouppeau, je luy parlay avec tant de mespris, que desesperé, il se precipita dans ce goulphe,
où se noyant, il noya d'un coup tous mes contentements. A ce mot elle devint pasle comme la
mort, & n'eust esté que Phillis la réveilla, la tirant par le bras, elle estoit en danger
d'esvanoüyr.
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LE
CINQUIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
PARTIE D'ASTREE.
Le bruit que ces Bergeres firent lors qu'Astrée faillit d'évanoüyr, fut si grand,
que Leonide s'en esveilla, & les oyant parler aupres d'elle, la curiosité luy donna
volonté de sçavoir qui elles estoient : & parce qu'apres estre un peu remises, ces trois
Bergeres se leverent pour s'en aller, tout ce qu'elle peut faire ce fut d'esveiller Silvie
pour les luy montrer : aussi tost qu'elle les apperceut elle recognust Astrée, quoy qu'elle
fust fort changée, pour le desplaisir qu'elle avoit en l'ame. Et les autres deux, dit Leonide,
qui sont-elles ? L'une, dit-elle, qui est à main gauche, c'est Phillis sa chere compagne :
& l'autre c'est Diane fille de la sage Bellinde, & de Celion, & suis bien marrie
que nous ayons si longuement dormy, car je m'assure que nous eussions bien appris de leurs
nouvelles, y ayant apparance que l'occasion qui les a esloignées des autres, n'a esté que pour
parler plus librement. Vrayement, respondit Leonide,
j'advouë n'avoir jamais rien veu de plus beau qu'Astrée, & faisant comparaison d'elle à
toutes les autres, je la trouve du tout avantagée. Considerez repliqua Silvie, quelle
esperance doit avoir Galathée de divertir l'affection du Berger : Cette consideration toucha
bien aussi vivement Leonide, pour son sujet propre, que pour celuy de Galathée, toutesfois "Amour qui ne vit jamais aux despens de personne, sans luy donner pour payement quelque
espece d'esperance"
, ne voulut point traitter ceste Nymphe plus avarement que les autres,
& ainsi, quoy qu'il n'y eust pas grande apparance, ne laissa de luy promettre que
peut-estre l'absence d'Astrée, & l'amitié qu'elle luy feroit paroistre, luy pourroient
faire changer de volonté : & apres quelques autres semblables discours, ces Nymphes se
separerent, Leonide prenant le chemin de Feurs, & Silvie celuy d'Isoure : Cependant que
les trois belles Bergeres ayant ramassé leurs troupeaux, s'alloient peu à peu retirant dans
leurs cabanes.
A peine avoient elles mis le pied dans le grand pré, où sur le tard on avoit
accoustumé de s'assembler, qu'elles apperceurent Lycidas parlant avec Silvandre : mais aussi
tost que le Berger recognut Astrée, il devint pasle, & si changé que pour n'en donner
cognoissance à Silvandre, il luy rompit compagnie, avec quelque mauvaise excuse : mais voulant
eviter leur rencontre, Phillis luy alla couper chemin
avec Diane, apres avoir dit à Astrée la mauvaise satisfaction que ce Berger avoit d'elle :
& parce qu'elle ne vouloit point le perdre, l'ayant jusques-là trop cherement conservé,
quoy qu'il essayast de l'outrepasser promptement, si l'atteignit-elle & luy dit en
sousriant ; Si vous fuyez de ceste sorte vos amies, que ferez vous vos ennemies ? Il
respondit, La compagnie que vous cherissez tant, ne vous permet pas de retenir ce nom. Celle,
repliqua la Bergere, de qui vous vous plaignez, souffre plus de peine de vous avoir offensé
que vous-mesme. "Ce n'est pas, respondit le Berger, guerir la blessure que de rompre le
glaive qui l'a faicte".
En mesme temps Astrée arriva, qui s'adressant à Lycidas, luy dit,
tant s'en faut Berger, que je die la haine que vous me portez estre injuste, que j'advoüe que
vous ne me sçauriez autant haïr, que vous en avez de juste occasion, toutefois si la memoire
de celuy qui est cause de ceste mauvaise satisfaction, vous est encore aussi vive en l'ame
qu'elle le sera à jamais en la mienne ; vous vous ressouviendrez que je suis la chose du monde
qu'il a la plus aimée, & qu'il vous sieroit mal de me haïr, puisqu'encore il n'y a rien
qu'il aime davantage que moy. Lycidas vouloit respondre, & peut-estre selon sa passion
trop aigrement : mais Diane luy mettant la main devant la bouche, luy dit. Lycidas, Lycidas,
si vous ne recevez ceste satisfaction autant que jusques icy vous avez eu de raison, autant
serez-vous blasmé pour estre irraisonna ble. Astrée
sans s'arrester à ce que Diane disoit, luy osta la main du visage, & luy dit : Non, non,
sage Bergere, ne contraignez point Lycidas, laissez luy user de toutes les rigoureuses paroles
qu'il luy plaira : Je sçay que ce sont des effets de sa juste douleur, toutefois je sçay bien
aussi qu'en cela il n'a pas fait plus de perte que moy. Lycidas oyant ces paroles, & la
façon dont Astrée les proferoit, donna tesmoignage avec ses larmes qu'elle l'avoit attendry,
& ne pouvant se commander si promptement, quelle deffense que Phillis & Diane fissent,
il se deffit de leurs mains, & s'en alla d'un autre costé : dequoy Phillis s'appercevant,
afin d'en avoir entiere victoire, le suivit, & luy sceut si bien representer le desplaisir
d'Astrée, & la meschanceté de Semire, qu'en fin elle le remit bien avec sa compagne.
Mais cependant Leonide suivoit son chemin à Feurs, & quoy qu'elle se hastast, elle
ne peut outrepasser Ponsins, parce qu'elle avoit dormy trop long temps : cela fut cause
qu'elle s'esveilla beaucoup avant le jour, desireuse de retourner de bonne heure, afin de
pouvoir demeurer quelque temps à son retour, avec les Bergeres qu'elle venoit de laisser :
toutefois elle n'osa partir avant que la clarté ne luy monstrast le chemin, de peur de se
perdre, quoy qu'il luy fust impossible de fermer l'œil le reste de la nuit : cependant qu'elle
alloit entretenant ses pensées, & qu'elle y estoit le plus attentive, elle ouït que
quelqu'un parloit assez pres d'el le, car il n'y
avoit qu'un entre-deux d'aiz fort delié, qui separoit une chambre en deux, dautant que le
maistre du logis estoit un fort honneste pasteur, qui par courtoisie, & pour les loix de
l'hospitalité recevoit librement ceux qui faisoient chemin, sans s'enquerir quels ils
estoient : & parce que son logis estoit assez estroit, il avoit esté contraint de faire
des entre-deux d'aiz pour avoir plus de chambres. Or quand la Nymphe y arriva, il y avoit deux
estrangers logez, mais parce qu'il estoit fort tard, ils estoient des-ja retirez &
endormis, & de fortune la chambre de la Nymphe fut tout aupres de la leur, sans luy en
rien dire. Or elle oyant murmurer quelqu'un aupres de son lit, car le chevet estoit tourné de
ce costé-là, afin de les mieux entendre, elle presta l'oreille, & par hazard l'un d'eux
relevant la voix un peu davantage, elle ouyt qu'il respondoit ainsi à l'autre : Que
voulez-vous que je vous die davantage, sinon qu'Amour vous rend ainsi impatient, & bien
elle se sera trouvée lasse, ou malade, ou incommodée de quelque survenant qui l'aura fait
retarder, & faut-il se desesperer pour cela ? Leonide pensoit bien recognoistre ceste
voix : mais elle ne pouvoit s'en bien ressouvenir, si fit bien de l'autre aussi tost qu'il
respondit : Mais voyez-vous, Climanthe, ce n'est pas cela qui me met en peine, car l'attente
ne m'ennuyera jamais tant que j'espereray quelque bonne issuë à nostre entreprise, ce que je
crains, & qui me met sur les espines où vous me
voyez, c'est que vous ne luy ayez pas bien fait entendre ce que nous avions deliberé, ou
qu'elle n'ait pas adjousté foy à vos paroles. Leonide oyant ce discours, & recognoissant
fort bien celuy qui parloit, estonnée, & desireuse d'en sçavoir davantage, s'approcha si
pres des aiz, qu'elle n'en perdoit une seule parole, & lors elle ouyt que Climanthe
respondoit, Dieu me soit en ayde avec cet homme ! Je vous ay desja dit plusieurs fois que cela
estoit impossible. Ouy bien, dit l'autre, à vostre jugement. Vrayement, respondit Climanthe,
pour le vous faire advoüer, & pour vous faire sortir de ceste peine, je vous veux encor
une fois redire le tout par le menu.
HISTOIRE DE LA
TROMPERIE DE
Climanthe.
Apres que nous nous fusmes separez, & que vous m'eustes fait cognoistre
Galathée, Silvie, Leonide, & les autres Nymphes d'Amasis : aussi bien de veuë que je les
cognoissois desja par les discours que vous m'en aviez tenus, je creus qu'une des principales
choses qui pouvoient servir à nostre dessein, c'estoit de sçavoir comme seroit vestu Lindamor
le jour de son départ, car vous sçavez, que Clidaman
& Guiemants s'en estans allez trouver Meroüé, Amasis commanda à Lindamor de le suivre avec
tous les jeunes Chevaliers de ceste contrée, afin qu'il fust recogneu de Meroüé, pour celuy
qu'il estoit, & par mal-heur, il sembloit que Lindamor eust plus de dessein de faire tenir
sa livrée secrette, qu'il n'avoit jamais eu. Si est-ce que j'allay si bien espiant l'occasion,
qu'un soir qu'il estoit au milieu de la ruë, j'ouïs qu'il commanda à un de ses gens d'aller
chez le maistre qui luy faisoit ses habits, pour luy apporter le hoqueton qu'il avoit fait
faire pour le jour de la monstre ; par ce qu'il le vouloit essayer, & dautant qu'il avoit
expressément deffendu de ne le laisser voir à personne, il luy donna une bague pour
contresigne : je suivis d'assez loing cet homme, pour recognoistre le logis, & le
lendemain à bonne heure, sçachant le nom du maistre, j'entray effrontément en sa maison, &
luy dis que je venois de la part de Lindamor, parce qu'Amasis le pressoit de partir, &
qu'il craignoit que ses habits ne fussent pas faits à temps, & que je ne m'en fiasse point
à ce qu'il m'en diroit, mais que je les visse moy-mesme pour luy en rapporter la verité : Et
puis continuant je luy dis, Il m'eust donné la bague que vous sçavez pour contresigne, mais il
m'a dit, qu'il suffisoit, que je vous disse, que hier au soir, il avoit envoyé querir le
hoqueton : & que celuy qui le vint demander vous l'avoit apportée : ainsi je trompay le
mai stre, & remarquay ses habits le mieux qu'il
me fut possible, & lors que je fis semblant de le haster, il me respondit qu'il avoit
assez de temps, puis que ce jour là mesme, il avoit veu une lettre d'Amasis, dans l'assemblée
de la ville, par laquelle elle leur ordonnoit de se tenir armez dans cinq semaines, parce que
le jour qu'elle leur marquoit, elle vouloit faire son assemblée dans leur ville, à cause de la
monstre generalle, que Lindamor & ses troupes faisoient pour aller trouver Clidaman, &
que le lendemain elle vouloit que vous fussiez receu pour general de ceste contrée en son
absence : par ce moyen, je sçeus le jour du depart de Lindamor, & de plus, que vous
demeureriez en ce païs, qui fut un accident, qui vint tres à propos pour parachever nostre
dessein, quoy que vous en eussiez bien esté des-ja adverty. Suivant cela, je m'en allay
retirer dans ce grand bois de Savignieu, où sur le bord de la petite riviere qui passe au
travers, je fis une cabane de feuilles, mais si cachée que plusieurs eussent passé aupres sans
la voir, & cela afin que l'on creust que j'y avois demeuré longuement, car comme vous
sçavez, personne ne me connoissoit en ceste contrée, & pour mieux monstrer qu'il y avoit
long temps que j'y demeurois, les feuilles dont je couvris ceste loge estoient des-ja toutes
seiches, & puis je pris le grand miroir que j'avois fait faire, que je mis sur un autel,
que j'entornay de houx & d'espines, y mettant parmy quelques her bes, comme Verveine, Fougere, & autres semblables. Sur un des costez
je mis du Guy, que je disois estre de chesne : de l'autre la Serpe d'or, dont je faignois
l'avoir coupé le premier de Mars, & au milieu le linceul, où je l'avois c[ue]illy ; &
au dessus de tout cela, j'attachay le miroir au lieu le plus obscur, afin que mon artifice
fust moins apperceu, & vis à vis par le dessus j'y accommoday le papier paint, où j'avois
tiré si au naturel, le lieu que je voulois monstrer à Galathée, qu'il n'y avoit personne qui
ne le recognut ; & afin que ceux qui seroient en bas, s'ils tournoient les yeux en haut ne
le vissent ; du costé où l'on entroit j'entrelassay des branches, & des feuilles de telle
sorte ensemble, qu'il estoit impossible : & parce que si l'on eust approché l'autel se
tournant de l'autre costé, on eust sans doute veu mon artifice, je fis à l'entour un assez
grand cerne, où je mis les encensoirs de rang, & deffendois à chacun de ne point les
outrepasser : au devant du miroir, il y avoit une aix, sur laquelle Hecathe estoit painte,
ceste aix avoit tout le bas ferré d'un fusil, & comme vous sçavez, elle ne tenoit qu'à
quelques poils de cheval, si deliez, qu'avec l'obscurité du lieu, il n'y avoit personne qui
les peust appercevoir : aussi tost que l'on les tiroit, l'aix tomboit, & de sa pesanteur
frappoit du fusil sur une pierre si à propos, qu'elle ne manquoit presque jamais de faire feu.
J'avois mis au mesme lieu une mixtion de souffre, & de salpestre qui s'esprend si prom tement au feu qui le touche, qu'il s'en esleve une
flâme, avec une si grande promptitude, qu'il n'y a celuy qui n'en demeure en quelque sorte
estonné, & cela je l'avois inventé pour faire croire que c'estoit une espece, ou de
divinité, ou d'enchantement, tant y a que je trouvay le tout si bien disposé, qu'il me
sembloit qu'il n'y avoit rien à redire. Apres toutes ces choses, je commençay quelquefois à me
laisser voir, mais rarement, & soudain que je prenois garde que l'on m'avoit apperceu, je
me retirois en ma loge, où je faisois semblant de ne me nourrir que de racines, parce que la
nuit j'allois acheter à trois & quatre lieux de là, avec d'autres habits, tout ce qui
m'estoit necessaire. Dans peu de jours plusieurs se prirent garde de moy, & le bruit de ma
vie fut si grand qu'il parvint jusques aux oreilles d'Amasis, qui se venoit bien souvent
promener dans ces grands jardins de Mont-Brison ; & entre autre, une fois qu'elle y
estoit, Silaire, Sylvie, Leonide, & plusieurs autres de leurs compagnes vindrent se
promener le long de mon petit ruisseau, où pour lors en me promenant, je faisois semblant
d'amasser quelques herbes ; aussi tost que je recogneu qu'elles m'avoient apperceu, je me
retiray au grand pas en ma cabane : elles qui estoient curieuses de me voir, & de parler à
moy, me suivirent à travers ces grands arbres. Je m'estois des-ja mis à genoux, mais quand je
les entendis approcher, je m'en vins sur la porte, où la premiere que je ren contray, fut Leonide ; & parce qu'elle estoit preste
d'entrer, la repoussant un peu, je luy dis assez rudement, Leonide, la divinité que je sers
vous commande de ne point profaner ses autels. A ces mots elle se recula, un peu surprise ;
car mon habit de Druide me faisoit rendre de l'honneur, & le nom de la divinité donnoit de
la crainte : & apres s'estre rassurée, elle me dit, Les autels de vostre Dieu, quel qu'il
soit, ne peuvent estre profanez de recevoir mes vœux ; puis que je ne viens que pour luy
rendre l'honneur que le Ciel demande de nous. Le Ciel, luy respondis-je, demande à la verité
les vœux, & l'honneur, mais non point differents de ce qu'il les ordonne : par ainsi, si
le zele de la divinité que je sers, vous ameine icy, il faut que vous observiez ce qu'elle
commande. Et quel est son commandement ? adjousta Sylvie. Sylvie, luy dis-je, si vous avez la
mesme intention que vostre compagne, faites toutes deux, ce que je vous diray, & puis vos
vœux luy seront agreables. Avant que la Lune commence à décroistre, lavez vous avant jour la
jambe droitte jusques au genoüil, & le bras jusques au coude dans ce ruisseau qui passe
devant ceste saincte caverne ; & puis la jambe, & le bras nud, venez icy avec un
chappeau de Verveine, & une ceinture de Fougiere ; apres je vous diray ce que vous aurez à
faire pour participer aux sacrez mysteres de ce lieu, que je vous ouvriray, & declareray :
Et lors luy prenant la main, je luy dis : Voulez-vous pour tesmoignage des graces, dont la divinité que je sers me favorise, que je
vous die une partie de vostre vie, & de ce qui vous adviendra ? Non pas moy, dit-elle, car
je n'ay point tant de curiosité : mais vous, ma compagne, dit-elle, s'adressant à Leonide, je
vous ay veu autre-fois desireuse de le sçavoir, passez-en à ceste heure vostre envie. Je vous
en supplie, me dit Leonide, en me presentant la main. Alors me ressouvenant de ce que vous
m'aviez dit de ces Nymphes en particulier, je luy pris la main, & luy demanday, si elle
estoit née de jour ou de nuit, & sçachant que c'estoit de nuit, je prins la main gauche,
& apres l'avoir quelque temps considerée, je luy dis : Leonide, ceste ligne de vie, nette,
bien marquée, & longue, vous monstre que vous devez vivre, pour les maladies du corps,
assez saine, mais ceste petite croix, qui est sur la mesme ligne, presque au plus haut de
l'angle, qui a deux petites lignes au dessus, & trois au dessous ; & ces trois aussi
qui sont à la fin de celle de la vie, vers la restrainte, montrent en vous des maladies, que
l'amour vous donnera, qui vous empescheront d'estre aussi saine de l'esprit, que du corps ;
& ces cinq ou six points, qui comme petits grains, sont semez çà & là, de ceste mesme
ligne, me font juger que vous ne hayrez jamais ceux qui vous aimeront, mais plutost que vous
vous plairez d'estre aimée, & d'estre servie. Or regardez ceste autre ligne, qui prend de
la racine de celle dont nous avons desja parlé, &
passant par le milieu de la main, s'esleve vers le mont de la Lune, elle s'appelle moyenne
naturelle : ces coupures que vous y voyez qui paroissent peu, signifient que vous vous
courroucez facilement, & mesme contre ceux sur qui l'Amour vous donne authorité ; &
ceste petite estoile, qui tourne contre l'enflure du poulce, monstre que vous estes pleine de
bonté, & de douceur, & que facilement vous perdez vos coleres. Mais voyez vous ceste
ligne que nous nommons Mensale, qui se joint avec la moyenne naturelle, en sorte que les deux
font un angle : cela monstre que vous aurez divers troubles en l'entendement pour l'Amour, qui
vous rendront quelquefois la vie des-agreable, & cela je le juge encor davantage, parce
que peu apres, la moyenne defaut, & celle-cy s'assemble avec celle de la vie, si bien
qu'elles font l'angle de la Mensale, & de l'autre, car cela m'apprend que tard, ou jamais
aurez vous la conclusion de vos desirs. Je voulois continuer, quand elle retira la main, &
me dit, que ce n'estoit pas ce qu'elle me demandoit, car je parlois trop en general, mais
qu'elle vouloit clairement sçavoir, ce qui adviendroit du dessein qu'elle avoit. Alors je luy
respondis : "Les Numes celestes, sçavent eux seuls ce qui est de l'advenir : sinon en tant
que par leur bonté, ils en donnent cognoissance à leurs serviteurs, & cela quelquefois
pour le bien public, quelquefois pour satisfaire aux ardantes supplications de ceux qui
plusieurs fois en importunent leurs autels, &
bien souvent pour faire paroistre que rien ne leur est caché, & toutesfois c'est apres au
prudent interprete de ce Dieu de n'en dire qu'autant qu'il cognoist estre necessaire ; parce
que les secrets des Dieux ne veulent point estre divulguez sans occasion".
Je vous dy
cecy, afin que vostre curiosité se contente de ce que je vous en ay discouru un peu moins
clairement que vous ne desirez, car il n'est pas necessaire que je le vous die autrement,
& afin que vous cognoissiez que le Dieu ne m'est point chiche de ses graces, & qu'il
me parle familierement, je vous veux dire des choses qui vous sont advenuës, par lesquelles
vous jugerez combien je sçay.
En premier lieu, belles Nymphes, vous sçavez bien que je ne vous vy jamais, &
toutefois à l'abort, je vous ay toutes nommées par vos noms : cela je l'ay fait parce que je
veux bien que vous me croyez plus sçavant que le commun, non pas afin que la gloire m'en
revienne, ce seroit trop de presomption, mais bien à la divinité, que je sers en ce lieu. Or
il faut que vous croyez que tout ce que je vous diray, je l'ay appris du mesme maistre, &
certes en cela je ne mentois pas, car c'estoit vous, Polemas, qui me l'aviez dit ; mais parce
continuay-je, que les particularitez rendront peut-estre mon discours plus long, il ne seroit
point hors de propos que nous nous assissions sous ces arbres voisins. A ce mot nous y
allasmes, & lors je recommençay ainsi. Vrayement, l'interrompit Polemas, vous ne pouviez conduire avec plus d'artifice ce commencement.
Vous jugerez, respondit Climanthe, que la continuation ne fut point avec moins de prudence. Je
repris donc la parole de cette sorte.
Belle Nymphe, il peut y avoit trois ans, que le gentil Agis, en pleine assemblée, vous
fut donné pour serviteur, à ce commencement vous vous fustes indifferents : car jusques alors,
la jeunesse l'un de l'autre estoit cause que vos cœurs n'estoient capables des passions que
l'Amour conçoit, mais depuis ce temps, le devoir en luy, & la recherche en vous,
commencerent d'esveiller peu à peu ces feux, dont la nature nous allume dés l'heure que nous
naissons, de sorte que ce qui vous estoit indifferent, devint particulier : voila comme
l'Amour bien souvent se jouë, car en fin il se forma & nasquit en son ame, avec toutes les
passions qui ont accoustumé de l'accompagner, & en vous une bonne volonté, qui vous
faisoit agreer davantage son affection, & ses services que de tout autre. La premiere fois
qu'à bon escient il vous en fit ouverture, fut quand Amasis s'allant promener dans ses beaux
jardins de Mont-Brison ; il vous prit soubs les bras, & apres avoir demeuré quelque temps
sans parler, il vous dit tout à coup. En fin, belle Nymphe, il ne sert de rien que je dispute
en moy-mesme, si je dois, ou si je ne dois pas vous declarer ce que j'ay dans l'ame, car le
dissimuler est peut-estre recevable en ce qui
quelque fois peut estre changé, mais ce qui me contraint de parler à cet heure, m'accompagnera
jusques au de-là du tombeau. Icy je m'arrestay, & luy dis : Voulez vous, Leonide, que je
redie les mesmes paroles que vous luy respondites. Sans mentir, luy dit alors Polemas, vous
vous mettiez en un grand hazard d'estre découvert, nullement respondit Climanthe, & pour
vous rendre preuve de la perfection de ma memoire, je vous diray les mesmes paroles. Mais
repliqua Polemas, si moy-mesme m'estois oublié à les vous dire ? O adjousta Climanthe, je ne
doute pas que cela ne soit, mais tant y a que le sujet des paroles estoit celuy que vous
m'avez dit, & elle mesme ne sçauroit se ressouvenir des mesmes mots, de sorte qu'avec
l'opinion que ce soit un Dieu qui me les ait dits, sans doute elle eust creu elle mesme, que
c'estoient ceux-là mesme ; Que si vous n'eussiez esté si familier avec elle, comme vostre
secrette affection vous avoit rendu, je ne l'eusse pas si aysément entrepris, mais me
ressouvenant que vous m'aviez dit, que vous l'aviez servie fort longuement, & que ce
service avoit esté tousjours bien receu, jusques à ce que vous aviez changé d'affection, &
que vous estiez devenu serviteur de Galathée, & mesmes que cela estoit cause que pour vous
faire desplaisir elle tenoit le party de Lindamor contre vous. Je parlerois plus hardiment de
tout ce qui s'estoit passé en ce temps là, sçachant
bien que "l'Amour ne permet pas que l'on puisse celer quelque chose à la personne que l'on
ayme"
; mais pour revenir à nostre propos, elle me respondit : Je veux bien que vous m'en
disiez ce qu'il vous plaira, mais nous en croirons ce que nous voudrons, & cela elle le
disoit comme estant un peu picquée de ce qu'elle le vouloit peut-estre celer à ses compagnes.
Je ne laissay de continuer : Or bien Leonide, vous en croirez ce qu'il vous plaira, car je
m'assure que je ne vous diray rien qu'en vostre ame vous ne l'avoüez pour vray. Vous luy
respondites, comme faignant de n'entendre pas ce qu'il vouloit dire : Vous avez raison Agis,
de ne point taire par dissimulation ce qui vous doit accompagner aussi longuement que vous
vivrez, autrement ne pouvant estre qu'il ne se descouvre, vous seriez tenu pour personne
double, nom qui n'est honorable à nulle sorte de gens, mais moins à ceux qui font la
profession que vous faites. Ce conseil donc, respondit-il, & ma passion me contraindront
de vous dire, belle Nymphe, que ny l'inégalité de vos merites à moy, ny le peu de bonne
volonté, que j'ay recogneu en vous, n'ont peu empescher mon affection, ny retarder l'aile de
ma temerité, qu'elle ne m'ait eslevé jusques à vous, si toutefois, "non point la qualité du
don, mais de la volonté doit estre recevable"
, je puis dire avec assurance, que l'on ne
vous sçauroit offrir un plus grand sacrifice : car
ce cœur que je vous donne, je le donne avec toutes les affections, & avec toutes les
puissances de mon ame, & tellement tout, que ce qui est en moy, apres ceste donation, ne
se trouvera vostre, je le desavouëray, & renonceray comme ne m'appartenant pas : la
conclusion fut que vous luy respondites ; Agis, je croiray ces paroles quand le temps, &
vos services me les auront dittes, aussi bien que vostre bouche : Voyla la premiere
declaration d'amitié que vous eustes de luy, de laquelle il vous rendit par apres assez de
preuve, tant par la recherche qu'il fit de vous espouser, que par querelles qu'il prit contre
plusieurs, desquels desquels la jalousie le rendoit offensé : ce fut en ce temps que voulant
vous friser les cheveux, vous vous bruslastes la jouë, surquoy il fit tels vers.
CHANSON
D'AGIS.
Sur la bruslure de la joüe
de
Leonide.
Pendant qu'à votre poil se joüe
Amour attentif à son jeu,
Un'étincelle de son feu
Vous est tombée sur la joüe.
Par là vous jugerez la
belle,
Combien en est le feu cuisant,
Puis que ceste seule estincelle
Tant de douleur
va produisant.
Cependant que vostre œil eslance,
Encores qu'il en fust
vaincueur,
Tant de flâmes contre mon cœur,
L'une la joüe vous offence.
Par là vous jugerez la belle,
Combien en est le feu cuisant,
Puis que ceste
seule estincelle,
Tant de douleur va produisant.
Et lors que mon cœur tout en flâme,
Vouloit son ardeur vous
lancer,
Son feu qui ne pût y passer,
Brusla la joüe au lieu de l'âme.
Par là vous jugerez la belle,
Combien en est le feu cuisant,
Pui-que ceste
seule estincelle,
Tant de douleur va produisant.
Et pour vous faire paroistre que veritablement je sçay ces choses, par une
divinité qui ne peut mentir, & de qui la veuë, & l'oüye penetrent jusques dans le
profond des cœurs, je vous veux dire une chose sur ce sujet, que personne ne peut sçavoir que
vous & Agis. Elle eut peur que je ne descouvrisse quel que secret qui la pûst fascher, aussi estoit mon dessein de luy donner
ceste apprehension : cela fut cause qu'elle me dit toute troublée : Homme de Dieu, encor que
je ne craigne pas, que chose que vous ou autre sur ce sujet puissiez dire, me doive importer,
toutefois le sujet que vous traittez est si vif, qu'il est bien mal aisé d'y toucher d'une
main si douce, que la blessure n'en cuise. Cessons doncques ce discours, je vous supplie :
& cela elle le disoit avec un certain changement de visage, qu'elle monstra une
tres-grande alteration. Alors je luy respondis, Vous ne devez me croire avec si peu de
consideration, que je ne sçache celer ce qui pourroit vous offenser, ny que j'ygnore que les
moindres blessures sont bien fort sensibles en la partie où je vous vas touchant, car il n'y a
rien de plus sensible que le coeur est, c'est à luy à qui toutes ces playes s'addressent, mais
puis que vous ne voulez pas en sçavoir davantage ; je m'en tairay, aussi bien il est temps que
je r'entre vers la divinité qui me r'appelle : & en cet instant, je me levay, & leur
donnay le bon jour, puis apres avoir fait quelques apparences de ceremonies sur la riviere, je
dy assez haut : O souveraine Deité qui presides en ce lieu, voicy que dans ceste eau, je me
nettoye, & despoüille de tout le profane que la pratique des hommes me peut avoir laissé,
depuis que je suis sorti hors de ton sainct Temple. A ce mot je donnay trois fois des mains
dans l'eau, & puis en puisant au creux de l'une,
j'en pris trois fois dans la bouche, & les yeux, & les mains tournées au ciel,
j'entray en ma cabane sans leur parler, & parce que je me doutay bien qu'elles auroient
assez de curiosité pour venir voir ce que je ferois, je m'allay mettre devant l'autel, où
faisant semblant de me mettre en terre, je tiray des poils de cheval, qui faisant leur effet,
laisserent tomber la petite aix ferrée qui estoit devant le miroir, laquelle donna si à propos
sur le caillou, qu'il fit feu, & en mesme temps se prit à la composition, qui estoit au
dessous, si bien que la flâme en sortit avec tant de promptitude, que ces Nymphes qui estoient
à la porte, voyans au commencement esclairer le miroir, puis tout à coup le feu si prompt,
& violent, prirent une telle frayeur, qu'elles s'en retournerent avec beaucoup d'opinion,
& de ma saincteté, & du respect envers le Nume que je servois. Ce commencement
pouvoit-il estre mieux conduit que cela ? Non certes respondit Polemas, & je juge bien
quant à moy que toute personne qui n'en eut point esté advertie, s'y fust laissé aysément
trompée.
Cependant que Climanthe parloit ainsi, Leonide l'escoutoit si ravie hors d'elle mesme,
qu'elle ne sçavoit si elle dormoit ou veilloit, car elle voyoit bien que tout ce qu'il
racontoit estoit tres-veritable, & toutefois elle ne pouvoit bonnement croire que cela fut
ainsi : & cependant qu'elle disputoit avec sa
pensée, elle ouït que Climanthe recommençoit. Or ces Nymphes s'en allerent, & ne puis
sçavoir asseurément quel raport elles firent de moy, si est-ce que par conjecture, il y a
apparance qu'elles rapporterent à chacun les choses admirables qu'elles avoient veuës, &
comme "la renommée augmente tousjours"
, la Court n'estoit pleine que de moy, &
certes en ce temps-là j'euz de la peine à continuer mon entreprise, car une infinité de
personnes vindrent me voir, les unes par curiosité, les autres pour estre instruites, &
plusieurs pour sçavoir si ce que l'on disoit de moy estoit point controuvé, & fallut que
j'usasse de grandes ruses, quelquefois par eschappatoires, je disois que ce jour là estoit un
jour muet pour la deité que je servois, une autrefois que quelqu'un l'avoit offensée, &
qu'elle ne vouloit point respondre, que je ne l'eusse appaisée par jeusnes : d'autrefois je
mettois des conditions aux ceremonies que je leur faisois faire, qu'ils ne pouvoient
parachever qu'avec beaucoup de temps & quelquefois quand le tout estoit finy j'y trouvois
à dire, ou qu'ils n'avoient pas bien observé tout, ou qu'ils en avoient trop, ou trop peu
fait, & par ainsi je les faisois recommencer, & allois gagnant le temps : de ceux
desquels quelque chose m'estoit cognuë, je les despeschois assez promptement, & cela
estoit cause que les autres desireux d'en sçavoir autant que les premiers, se sousmet toient à tout ce que je voulois. Or durant ce temps
Amasis me vint voir, & avec elle Galathée : apres que j'eus satisfait à Amasis sur ce
qu'elle me demandoit, qui fut en somme de sçavoir quel seroit le voyage que Clidaman avoit
entrepris ; & que je luy eus dit qu'il courroit beaucoup de fortune, qu'il seroit blessé,
& qu'il se trouveroit en trois batailles, avec le Prince des Francs : mais qu'en fin il
s'en reviendroit avec toute sorte d'honneur & de gloire : elle se retira de moy fort
contente, & me pria que je recommandasse son fils à la Deïté que je servois. Mais Galathée
plus encores curieuse que sa mere, me tirant à part, me dit ; Mon pere, obligez moy de me dire
ce que vous sçavez de ma fortune. Alors je luy dis, qu'elle me montrast la main, je la
regarday quelque temps, puis je la fis cracher trois fois en terre, & j'y mis le pied
gauche dessus, & je la tournay du costé du Soleil Levant, & la fis regarder quelque
temps en haut. Je luy pris la mesure du visage, & de la main, puis la grosseur du col,
& avec ceste mesure je mesuray depuis la ceinture en haut, & en fin luy regardant
encor un coup les deux mains, je luy dis ; Galathée, vous estes heureuse, si vous sçavez
prendre vostre heur, & tres-mal-heureuse, si vous le laissez eschapper, ou par
nonchalance, ou par Amour, ou par faute de courage : Mais à la verité si vous ne vous rendez
incapable du bien à quoy le Ciel vous a destinée, vous ne sçauriez par le desir atteindre à plus de felicité, & tout ce bien, ou tout ce mal,
vous est preparé par l'Amour, advisez donc de prendre une belle & ferme resolution, en
vous-mesme de ne vous laisser esbranler à persuasion d'Amour, ny à conseil d'amie, ny à
commandements de parents, que si vous ne le faites, je ne croy point qu'il y ait sous le Ciel
rien de plus miserable que vous serez. Mon Dieu, dit alors Galathée, vous m'estonnez ! Ne vous
en estonnez point, luy dis-je, car ce que je vous en dis n'est que pour vostre bien, &
afin que vous vous y puissiez conduire avec toute prudence, je vous en veux descouvrir tout ce
que la divinité qui me l'a appris me permet, mais ressouvenez-vous de le tenir si secret, que
vous ne le [di]siez à personne : Apres qu'elle me l'eust promis, je continuay de ceste sorte.
Belle Galathée, vous estes & serez servie de plusieurs grands Chevaliers, dont les vertus
& les merites peuvent diversement vous esmouvoir, mais si vous mesurez vostre affection,
ou à leurs merites, ou au jugement que vous ferez de leur Amour, & non point à ce que je
vous en diray, vous vous rendrez autant pleine de malheur qu'une personne hors de la grace des
Dieux le sçauroit estre : car moy qui suis l'interprette de leur volonté, en la vous disant,
je vous oste toute excuse de l'ignorer, si bien que d'or' en là vous serez desobeïssante
envers eux si vous y contrevenez, & vous sçavez que "le Ciel demande plus l'obeissance
& la sousmis sion que tout autre
sacrifice"
: par ainsi ressouvenez-vous bien de ce que je vous vay dire. Le jour que les
Baccanales vont par les ruës hurlant & tempestant, pleines de l'enthousiasme de leur Dieu,
vous serez en la grande ville de Marcilly, où plusieurs Chevaliers vous verront : mais prenez
bien garde à celuy qui sera vestu de toile d'or verte, & de qui toute la suitte portera la
mesme couleur, si vous l'aimez, je plains dés icy vostre malheur, & ne puis assez vous
dire, que vous serez la butte de tous desastres & de toutes infortunes, car vous en
ressentirez davantage encores, que je ne vous en puis menacer. Mon pere, me dit-elle un peu
estonnée, à cela je sçay un bon remede, qui est de ne rien aimer du tout. Mon enfant, luy
repliquay-je, ce remede est fort dangereux : dautant que non seulement vous pouvez offenser
les Dieux, en faisant ce qu'ils ne veulent pas, mais aussi en ne faisant pas ce qu'ils veulent
: par ainsi prenez garde à vous. Et comment, adjousta-elle, faut-il que je m'y conduise ? Je
vous ay des-ja dit, luy respondis-je, ce que vous ne devez pas faire, à ceste heure je vous
diray ce qu'il faut que vous fassiez.
Il faut en premier lieu, que vous sçachiez que toutes les choses corporelles ou
spirituelles ont chacune leurs contraires, & leurs simpathisantes, des plus petites nous
pourrions venir à la preuve des plus grandes, mais pour la cognoissance qu'il faut que vous
ayez, ce discours seroit inutile : aussi ce
que je vous en dis n'est que pour vous faire entendre, que tout ainsi que vous avez ce
contraire à vostre bon-heur, aussi avez-vous un objet si capable de vous rendre heureuse, que
vostre heur ne se peut representer, & en cela les Dieux ont voulu recompenser le facheux
destin, auquel ils vous ont sousmise. Puis qu'il est ainsi, me respondit-elle, je vous
conjure, mon pere, par la divinité que vous servez, de me dire quel il est. C'est, luy dis-je,
une autre personne, que si vous l'espousez, vous vivrez avec toute la felicité qu'une personne
peut avoir. Et qui est-il ? respondit incontinant Galathée. Belle Nymphe, luy dis-je, ce que
je vous dy ne vient pas de moy, c'est de Hecathe que je sers : De sorte que si je ne vous en
dy davantage, ne croyez pas que ce soit faute de volonté, mais c'est qu'elle ne me l'a point
encor descouvert, & cela dautant que je n'en ay pas eu la curiosité, mais si vous en avez
envie, observez les choses que je vous diray, & vous en sçaurez tout ce qui sera
necessaire : "car encor que libéralement les Dieux fassent les biens aux hommes qu'il leur
plaist, si veulent-ils estre recognus pour Dieux, & les sacrifices des mortels leur
agreent, comme cognoissances qu'ils donnent de n'estre point ingrats des biens receus".
Apres quelques autres propos, ceste Nymphe fort interditte me dit, qu'elle ne desiroit rien
davantage, & qu'elle observeroit tout ce que j'ordonnerois. Il est temps à cette heure,
luy dis-je, car la Lune est en son plein, ou
peu s'en faut, & si vous la laissez descroistre, vous ne pourrez plus, & puis je luy
fis le mesme commandement que j'avois fait à Silvie & à Leonide, de se laver avant jour
dans le ruisseau voisin, la jambe & le bras, & venir de cette sorte avec un chappeau
de verveine, & une ceinture de fougiere devant ceste caverne, & que j'y tiendrois
preparé ce qui seroit necessaire pour le sacrifice, mais qu'il ne falloit pas que ceux qui y
assisteroient fussent en autre estat qu'elle. Et bien, me dit-elle, j'y viendray avec deux de
mes Nymphes, & si secrettement que personne n'en sçaura rien : mais advisez à ne me point
parler devant elles en sorte qu'elles sçachent assurément cet affaire, car elles tascheroient
de m'en divertir. Je fus extrémement aise de cet advertissement, ayant moy-mesme cette mesme
crainte, outre que la voyant avec cette prevoyance, je jugeay qu'elle faisoit dessein de
suivre mon advis, autrement elle ne s'en fust pas souciée : ainsi donc elle s'en alla avec
assurance de revenir le troisiesme jour d'apres. Or ce qui m'avoit fait dire qu'il falloit que
ce fust avant que la Lune descreust, fut afin que si quelqu'autre me venoit importuner d'une
semblable chose, je pusse trouver excuse sur le deffaut de la Lune, & aussi j'avois dit
qu'il falloit que ce fust avant jour, afin d'y avoir moins de personnes. Et quant au jour des
Baccanales, j'avois conté que c'estoit ce jour-là que Lyndamor devoit prendre congé d'Amasis à Marcilly, & d'elle par
consequant ; & aussi qu'il seroit habillé de vert. Or toutes ces choses ainsi resoluës
& preparées, je donnay ordre à trouver ce qu'il falloit pour le sacrifice que nous avions
à faire le troisiesme jour, car encore que je ne sçeusse guiere bien ce mettier, si falloit-il
que je me monstrasse expert en cela, afin qu'elles, qui y estoient accoustumées, n'y
trouvassent rien à redire. Vous sçavez que dés le commencement nous y estions preparez, &
que nous avions donné ordre pour recouvrer tout ce qui estoit necessaire.
Le matin venu, à peine le jour commençoit à poindre, que je la trouvay en l'estat que
je lui avois ordonné avec Silvie & Leonide, & sans mentir je desiray alors que vous y
fussiez, pour avoir le contentement de voir ceste belle, dont les cheveux au gré du vent
s'alloient recrespants en ondes, n'estant couverts que d'un chappeau de verveine, vous eussiez
veu ce bras nud, & ceste jambe blanche comme albastre, gras & poly, en sorte qu'il n'y
avoit point d'apparance des os, la greve longue & droicte, & le pied petit &
mignard, qui faisoit honte à ceux de Tetis. Il faut que j'advouë la verité, je voulus un peu
passer le temps, & voir davantage de ces beautez, de sorte que je leur dis qu'il falloit
qu'elles se parfumassent tout le corps d'ancens masle, & de souffre : Et cela, leur
dis-je, afin que les visions des Deïtez de Stix ne les peussent of fenser : Et leur monstray à cet effect un lieu un peu reculé, ou
elles ne pouvoient estre veuës que malaisément.
Sur le panchant du vallon voisin, duquel ce petit ruisseau arrouse le pied, il
s'esleve un boccage espaissi branche sur branche de diverses feuilles, dont les cheveux
n'ayans jamais esté tondus par le fer, à cause que le bois est dedié à Diane,
s'entre-ombrageoient espandus l'un sur l'autre, de sorte que malaisément pouvoient-ils estre
percez du Soleil, ny à son lever, ny à son coucher, & par ainsi au plus haut du midy
mesme, une chiche lumiere d'un jour blafard y pallissoit d'ordinaire ; ce lieu ainsi commode
leur donna courage, mais plus encore la curiosité de parachever mon ordonnance. Là donc apres
avoir pris les parfuns necessaires, elles vont se desabiller toutes trois, & moy qui
sçavois quel estoit le lieu, m'esgarant à travers les halliers, revins par un autre costé où
elles estoient, & eus commodité de les voir nuës : sans mentir, je ne vy de ma vie rien de
si beau, mais sur toutes je trouvay Leonide admirable fust en la proportion de son corps,
fustt en la blancheur de la peau, fust à l'embompoinct, elle les surpassoit de beaucoup, si
bien qu'alors je vous condamnay pour homme peu expert aux beautez cachées, puis que vous
l'aviez quittée pour Galathée, qui à la verité a bien quelque chose de beau au visage, mais le
reste si peu accompagnant ce qui se voit,
qu'il se peut avec raison nommer un abuseur. Mon Dieu Climanthe, dit alors Polemas, qui ne
pouvoit ouyr parler de ceste sorte de ce qu'il aimoit, si vous me voulez plaire laissez ces
termes, & continuez vostre discours, car il y a bien de la comparaison du visage de
Leonide à celuy de Galathée ! En cela, respondit Climanthe, vous pourriez avoir quelque
raison, mais croyez moy, qui le sçay pour l'avoir veu, le visage de Leonide est ce qui est de
moins beau en son corps. Or je luy conseille donc, dit Polemas tout en colere, qu'elle cache
le visage, & qu'elle monstre ce qu'elle a de plus beau : mais voyez vous, vous aviez les
yeux troublez, tant pour l'obscurité du lieu, que pour avoir tout l'entendement à vostre
entreprise, de sorte qu'en ce temps-là malaisément en pouviez-vous faire quelque bon
jugement : mais laissons cela à part, & continuez vostre discours je vous supplie. Leonide
qui escoutoit tous ces propos voyant le mespris dont Polemas parloit d'elle ; se ressentit de
sorte offensée contre luy, que jamais depuis elle ne luy pût pardonner : & au contraire
quoy qu'elle voulust mal à la ruse de Climanthe, si l'aimoit-elle en quelque sorte s'oyant
loüer : car "il n'y a rien qui chatoüille davantage une fille que la loüange de sa beauté,
& mesme quand elle est hors de soupçon de flatterie".
Cependant qu'elle estoit en ces
pensers, elle ouyt qu'il continuoit ainsi. Or ces trois belles Nymphes s'en revindrent vers moy, & me trouverent au devant de ma
caverne ; où je faisois une fosse pour le sacrifice, dautant que soudain qu'elles avoient
commencé de se rabiller, je m'en estois revenu, & avois eu le loisir d'en faire une partie
: Je la creusay d'une coudée & de quatre pieds en rond, puis j'allumay trois feux à
l'entour d'encens, d'ache, & de pavot, & avec un encensoir, je parfumay le lieu trois
fois en rond, & autant ma cabane, & puis je leur entournay le corps de verveine, &
leur fis à chacune une couronne de pavot, & mis dans leur bouche du sel, que je leur fis
mâcher. Apres je pris trois genices noires, & les plus belles que j'eusse sceu choisir,
& neuf brebis qui n'avoient point esté cognuës du bellier, dont la laine noire &
longue ressembloit à de la soye, tant elle estoit douce & deliée ; je conduy ces animaux
sans les frapper sur la fosse, où m'estant tourné du costé de l'Occident, je les poussay sur
le bord, de la main gauche, & de l'autre je prins le poil qui estoit entre les cornes,
& le jettay dedans le creux, y respanchant ensemble du laict, & de la farine, du vin,
& du miel, & apres avoir appellé trois fois Hecathe, je mis le cousteau dans le cœur
des animaux, l'un apres l'autre, & en receus le sang dans une tasse, & puis rappellant
encore Hecathe, je l'espanchay peu à peu dedans. Lors me semblant qu'il ne restoit plus rien,
je me relevay sur le bout des pieds, & faisant comme le trans porté, je dis aux Nymphes, voicy le Dieu, il est temps, &
prenant Galathée par la main, nous entrasmes tous quatre dedans. Je m'estois rendu farouche,
j'avois les yeux ouvers, & roüans dans la teste, la bouche entr'ouverte, l'estomach
pantelant, & le corps comme tremoussant par le sainct Enthousiasme. Estant pres de
l'autel, je dis : O saincte Deïté, qui presides en ce lieu, donne moy que je puisse respondre
à cette Nymphe avec verité sur ce qu'elle m'a demandé : le lieu estoit fort obscur, & n'y
avoit clarté que celle que deux petits flambeaux donnoient, qui estoient allumez sur l'autel,
& le jour qui estoit des-ja assez grand donnoit un peu de clarté à l'endroit où estoit le
papier paint, afin qu'il se peust mieux representer dans le miroir. Apres avoir dit ces mots,
je me laissay choir en terre, & ayant tenu quelque temps la teste en bas, je me relevay,
& m'adressant à Galathée, je luy dis, Nymphe aimée du Ciel, tes vœux & tes sacrifices
ont esté receus, le Nume que je sers, veut que par la veuë, & non point par l'oüye, tu
sçaches où tu dois trouver ton bien, approche toy de cet autel, & dy apres moy. O grande
Hecathe qui presides au Palus Stigieux, ainsi jamais le chien Troitestu ne t'aboye quand tu y
descendras : ainsi tes autels fument tousjours d'agreables sacrifices, comme je te promets
tous les ans de les charger d'un semblable à cestuy-cy : pourveu grande Deesse, que par toy je
voye ce que je te re quiers. A cette derniere
parole, je touchay les poils de cheval, qui laisserent tomber la petite aix, elle sans
manquer, donnant sur le caillou, fit le feu accoustumé, avec une flame si prompte, que
Galathée fut surprinse de frayeur, mais je la retins & luy dis, Nymphe, n'ayez peur, c'est
Hecathe qui vous monstre ce que vous demandez : lors la fumée peu à peu se perdant, le miroir
se vid : mais un peu trouble de la fumée de ce feu, qui fut cause que prenant une esponge
moüillée, que je tenois expressément au bout d'une cane, je passay deux ou trois fois sur la
glace, qui la rendit fort claire, & de fortune le Soleil leva en mesme temps, donnant si à
propos sur le papier paint, qu'il paroissoit si bien dans le miroir, que je ne l'eusse sceu
desirer mieux. Apres qu'elles y eurent regardé quelque temps, je dis à Galathée, ressouviens
toy Nymphe, qu'Hecathe te fait sçavoir par moy, qu'en ce lieu que tu vois representé dans ce
miroir, tu trouveras un diamant à demy perdu, qu'une belle & trop desdaigneuse a mesprisé,
croyant qu'il fust faux : & toutesfois il est d'inestimable valeur, prends-le & le
conserves curieusement. Or ceste riviere, c'est Lignon, cette Saulaye qui est deça, c'est le
costé de Mont-Verdun, au dessous de ceste coline, où il semble qu'autrefois la riviere ait eu
son cours, remarque bien le lieu, & t'en ressouviens. Puis tirant la Nymphe à part, je luy
dis, Belle Galathée vous avez, comme je vous ay dit, une influence infiniment mauvaise, & une autre la plus heureuse
qu'on puisse desirer : La mauvaise je la vous ay ditte, gardez vous-en si vous aimez vostre
contentement : La bonne, c'est celle-cy, que vous voyez dans ce miroir : Remarquez donc bien
le lieu que je vous y ay fait voir, & afin de vous en mieux ressouvenir apres que je vous
auray parlé, retournez le voir, car en ce lieu-là vous trouverez celuy que vous devez aimer,
& cela le jour que la Lune sera au mesme estat qu'elle est aujourd'huy, environ ceste
mesme heure, ou deux ou trois plus tard, s'il vous void avant que vous luy, il vous aimera,
mais difficilement le pourrez-vous aimer : au contraire si vous le voyez la premiere, il aura
de la peine à vous aimer, & vous l'aimerez incontinant, si faut-il comme que ce soit que
par vostre prudence vous surmontiez cette contrarieté, resolvez-vous donc, & de vous
vaincre, & de le vaincre s'il est de besoin : car sans doute avec le temps vous y
parviendrez ; que si vous ne le rencontrez la premiere fois, retournez y la Lune d'apres au
mesme jour, & environ ceste mesme heure, & continuez ainsi jusques à la troisiesme, si
à la seconde vous ne l'y rencontrez, Hecathe ne veut pas bien m'asseurer du jour. "Les
Dieux se plaisent de mettre de la peine en ce qu'ils veulent nous donner, afin que
l'obeïssance qu'en cela nous leur rendons, soit tesmoignage en nous combien nous les
estimons".
Lors prenant une petite houssine je m'approchay du miroir, & luy monstray avec le bout tous les lieux. Voyez-vous,
luy disois-je, voila la montagne d'Isoure, voila Mont-Verdun, voila la riviere de Lignon. Or
voyez vous la Cala à ce bord de deça, & un peu plus bas la Pra ; allant à la chasse vous y
avez passé souvent, vous pouvez bien le recognoistre. Or Nimphe, Hecathe te mande encor par
moy, que si tu n'observes ce qu'elle t'a declaré, & ce que tu luy as promis, elle
augmentera le mal-heur dont le destin te menasse : & puis changeant un peu de voix, je luy
dis : Et suis tres-aise qu'avant mon depart j'aye esté si heureux que de vous avoir advertie
de vostre infuence : car encor que je ne sois point de ceste contrée, si est-ce que vostre
vertu & vostre pieté envers les Dieux m'obligent à vous aimer, & à prier Hecathe
qu'elle vous conserve & rende heureuse, & par là vous voyez que je suis du tout à
ceste Deesse, puis que m'ayant commandé de partir dans demain sans luy contredire, je m'y
resous & vous dis a-dieu. A ce mot je les mis hors de la cabane ; & leur ostant les
herbes que je leur avois mises autour, je les bruslay dans le feu qui estoit encor allumé,
& puis je me retiray.
Je vous veux dire à ceste heure, pourquoy je luy dis que ce fust à la pleine Lune :
car vous vous estes fasché que je luy eusse donné si long terme, je l'ay fait afin que
Lindamor fust party avant qu'elle y allast, n'y ayant pas apparence qu'Amasis le luy eust
permis aupa ravant, & puis encor
falloit-il que vous, qui deviez prendre la charge de toute la Province, eussiez un peu de
loisir de demeurer pres d'Amasis, apres le depart de tous ces Chevaliers pour y commencer à
donner quelque ordre : puis que d'aller si promptement à la chasse, chacun en eust murmuré,
dautant que vous sçavez, "combien une personne qui se mesle de l'estat, est sujette aux
envies & calomnies".
Je luy donnay les trois Lunes apres, afin que si vous y failliez
un jour, vous y pussiez estre l'autre. Je luy dy, que si elle vous voyoit la premiere, qu'elle
vous aimeroit facilement ; que si c'estoit vous, ce seroit au contraire, & cela seulement
pource que je sçavois fort bien que vous seriez le premier à la voir : si bien qu'elle
trouveroit veritable en elle mesme ceste difficulté d'Amour, car comme vous sçavez elle aime
Lindamor. Je luy dis que je devois partir le lendemain, afin qu'elle ne trouvast pas estrange
mon depart, si de fortune elle revenoit me chercher pour quelque autre curiosité : car ayant
fait envers elle ce que nous avions resolu, ma plus grande haste estoit de m'en aller pour
n'estre recognu de quelque Druide qui m'eust fait chastier, & vous sçavez bien que ç'a
tousjours esté là toute ma crainte : vous semble-il que j'y aye oublié quelque chose ? Non
certes, dit alors Polemas, mais que peut-estre ce qui l'a des-ja retardée si long temps ?
Quant à moy, dit Climanthe, je ne le puis sçavoir, si ce n'est qu'elle n'ait pas bien conté les jours de la Lune, mais puis que
rien ne vous presse, & que vous pouvez encor vous retrouver icy au temps que je luy ay
donné, je suis d'advis que vous le fassiez, & que tous les matins deux jours avant &
apres vous ne manquiez point d'aller là à bonne heure : car il est tout vray, que le premier
jour nous y fusmes un peu trop tard. Et que voulez vous, respondit Polemas, que j'y fasse ? ce
fut la perte de ce Berger qui se noya qui en fut cause, & vous sçavez bien que le bord de
l'eau estoit si plein de personnes, que je n'eusse pû demeurer là seul sans soupçon : mais si
ne retardasmes nous pas beaucoup, & n'y a pas apparance qu'elle y fust ce jour-là : car je
m'assure que la mesme occasion qui m'en empescha l'aura aussi fait retarder, pour n'estre
point veuë. Ne vous persuadez point cela, repliqua Climanthe, elle estoit trop desireuse
d'observer ce que je luy avois ordonné : Mais il me semble qu'il seroit temps de se lever afin
que vous partissiez : & lors ouvrant les fenestres il vid poindre le jour. Sans doute, luy
dit-il, avant que vous soyez au lieu où vous devez estre, l'heure sera passée : hastez-vous,
car "il vaut mieux en toutes choses avoir plusieurs heures de reste qu'un moment de
moins".
Et voulez-vous, luy dit Polemas, que nous y allions encore ? pensez-vous qu'elle y
vienne, y ayant plus de quinze jours que le temps est passé ? Peut-estre, respondit-il,
aura-elle mal conté, ne laissons pas de nous y trouver. Leonide qui craignoit d'estre veuë ou par Polemas, ou par Climanthe, n'osa se
lever qu'ils ne fussent partis, & afin de recognoistre le visage de Climanthe, lors qu'il
fut jour, elle le considera de sorte, qu'il luy sembla impossible qu'il se pûst dissimuler à
elle, & soudain qu'elle les vid sortir hors de la maison, elle despescha de s'abiller,
& apres avoir pris congé de son hoste, continua son voiage, si confuse en elle mesme du
malicieux artifice de ces deux personnes, qu'il luy sembloit que toute autre y eust esté
deçeuë aussi bien qu'elle : si est-ce que le mespris que Polemas avoit fait de sa beauté, la
piquoit si vivement, qu'elle resolut de remedier par sa prudence à sa malice, & de faire
en sorte que Lindamor en son absence ne ressentist les effects de ceste trahison, ce qu'elle
jugea ne se pouvoir faire mieux que par le moyen de son oncle Adamas, auquel elle fit dessein
de declarer tout ce qu'elle en sçavoit. Et en ceste resolution, elle se hastoit pour aller à
Feurs, où elle pensoit le trouver, mais elle y arriva trop tard, car dés le matin il estoit
party pour s'en retourner chez luy, ayant le jour auparavant parachevé, ce qui estoit du
sacrifice. & des-ja le Soleil commençoit à eschauffer bien fort, quand il se trouva dans
la grande pleine de Mont-Verdun : & parce qu'à main gauche il remarqua une touffe d'arbres
qui faisoient ce luy sembloit, un assez gratieux ombrage, il y tourna ses pas en volonté de
s'y reposer quelque temps. A peine y estoit-il arrivé, qu'il vid venir d'assez loing un Berger, qui sembloit de chercher ce mesme
lieu, pour la mesme occasion qui l'y avoit conduit, & parce qu'il monstroit d'estre fort
pensif en soy-mesme lors qu'il arriva, Adamas pour ne le distraire de ses pensées, ne le
voulut point saluer, mais sans se faire voir à luy, voulut escouter ce qu'il alloit disant,
& peu apres qu'il se fut assis de l'autre costé du buisson, il ouït qu'il reprit la parole
ainsi. Et pourquoy aimerois-je ceste vollage ? En premier lieu sa beauté ne m'y peut
contraindre, car elle n'en a pas assez pour avoir le nom de belle, & puis ses merites ne
sont point tels, que s'ils ne sont aydez d'autres considerations, ils puissent retenir un
honneste homme à son service, & en fin son amitié qui estoit tout ce qui m'obligeoit à
elle, est si muable, que si en son coeur il y a quelque impression d'Amour, je croy qu'il est
non seulement de cire, mais de cire presque fonduë, tant il reçoit aysément les figures de
toutes nouveautez, & si son amour demeure en son ame, son ame en cela ressemble à ses
yeux, qui reçoivent les figures de tout ce qu'on leur presente : mais aussi qui les perdent
aussi tost que l'object n'en est plus devant eux, que si je l'ay aimée, il faut que j'advoüe,
que c'est parce que je pensois qu'elle m'aimast, mais si cela n'estoit pas, je l'excuse, car
je sçay bien qu'elle mesme pensoit de m'aimer. Ce Berger eust continué davantage, n'eust esté
qu'une Bergere de fortune y survint, qui sembloit l'estre allé suivant de loing, & quoy qu'elle eust ouy quelques
paroles des siennes, si n'en fit elle semblant, & au contraire s'asseant aupres de luy,
elle luy dit : Et bien, Corilas quel nouveau soucy est celuy qui vous retient si pensif ? Le
Berger luy respondit le plus desdaigneusement qu'il pût, & sans tourner la teste de son
costé : C'est celuy qui me fait penser avec quelle nouvelle tromperie vous lairrez ceux qu'à
ceste heure vous commencez d'aymer. Et quoy dit la Bergere, pourriez-vous croire que
j'affectionne autre que vous ? Et vous, dit le Berger, pourriez vous croire que je pense que
vous m'affectionniez ? Que croyez vous donc de moy ? dit-elle, Tout le pire, respondit
Corilas, que vous pouvez croire d'une personne que vous haïssez. Vous avez, adjousta-elle, des
estranges opinions de moy. Et vous, dit Corilas, d'estranges effets en vous. O Dieux ! dit la
Bergere, quel homme ay-je trouvé en vous ! C'est moy, respondit le Berger, qui puis dire avec
beaucoup plus de raison, en vous rencontrant Stelle, Quelle femme ay-je trouvée ? car y-a-il
rien qui soit plus incapable d'une amitié que vous ? vous dis-je, qui ne vous plaisez qu'à
tromper ceux qui se fient en vous, & qui imitez le chasseur, qui poursuit avec tant de
soing la beste dont apres il donne curée à ses chiens. Vous avez dit-elle, si peu de raison en
ce que vous dittes, que celuy en auroit encore moins, qui s'arresteroit à vous respondre.
Plust à Dieu, dit le Berger, que j'en eusse tousjours eu autant en mon ame, qu'à ceste heure j'en ay en mes paroles, je n'aurois pas
le regret qui m'afflige : Et apres s'estre l'un & l'autre teus pour quelque temps, elle
releva sa voix, & chantant luy parla de cette sorte : & luy de mesme, pour ne demeurer
sans response, luy alloit repliquant.
DIALOGUE
DE STELLE ET CORILAS.
STEL.
Et quoy voudriez vous bien Berger,
Faute de coeur estre infidele
?
COR.
Pour suivre vostre esprit leger,
Il faut
plustost une bonne ayle,
Que non pas un courage haut,
Mais vous suivre
c'est un deffaut.
STEL.
Vous n'avez pas tousjours pensé
Que m'aimer fust
erreur si grande.
COR.
Ne parlons plus du temps passé,
Celuy mal vit, qui ne
s'amande,
Jamais le passé ne revient,
Et à grand peine il m'en
souvient.
STEL.
Que c'est de ne sçavoir aymer,
Et se figurer le
contraire !
COR.
Pourquoy me voulez vous blasmer
De ce que vous ne
sçavez faire ?
Vous aymez par opinion,
Et non pas par affection.
STEL.
Je vous ayme, & vous aymeray,
Quoy que vostre
Amour soit changée.
COR.
Moy, jamais je ne changeray
Celle où mon ame est
engagée :
Ne croyez point qu'à chasque jour
Je change comme vous
d'Amour.
STEL.
Vous vous estes donques resolu
De suivre une amitié
nouvelle ?
COR.
Si quelquefois vous m'avez pleu,
Je vous jugeois
estre plus belle :
J'ay depuis veu la verité,
Vous avez trop peu de
beauté.
STEL.
Infidele vous destruisez
Une amitié qui fut si
grande ?
COR.
De vostre erreur vous m'accusez,
Le battu paye ainsi
l'amende :
Mais dittes ce qu'il vous plaira,
Ce qui fut jamais ne
sera.
STEL.
Mais quoy, vous m'aimiez en effet,
Qui vous fait
estre si volage ?
COR.
Quand on void l'erreur qu'on a fait,
Changer d'advis,
c'est estre sage :
Il vaut mieux tard se repentir,
Que jamais d'erreur
ne sortir.
STEL.
Le change oste donc d'entre nous
Ceste amitié que je
desire.
COR.
Le change m'a fait estre à vous,
De vous le change me
retire :
Mais si je plains changeant ainsi,
C'est d'avoir tardé
jusqu'icy.
STEL.
Et quoy l'honneur ny le devoir
Ne sçauroient vaincre
une humeur telle ?
COR.
Qu'est-ce qu'en vous je puis plus voir,
Qui ceste
amitié renouvelle,
Dont vos faintes m'avoient espris,
Puis qu'en son lieu j'ay le mépris
?
STEL.
Je vous verray pour me venger,
Sans estre aymé,
servir quelqu'autre.
COR.
De tel accident le changer
Me guerira comme du vostre
:
Et si je faits onc autrement,
J'auray perdu l'entendement.
STEL.
Et n'aurez vous point de regret,
D'une infidelité si
grande ?
COR.
J'en ay prononcé le decret,
Celuy me doit, qui me
demande :
Mais demandez, & plaignez vous,
Toute Amour est morte
entre nous.
La Bergere voyant bien qu'il ne demeureroit jamais sans replique à ses demandes,
laissant le chanter, luy dit, Et quoy, Corilas, il n'y a donc plus d'esperance en vous ? Non
plus dit-il, qu'en vous de fidelité, & ne croyez point que vos faintes, ny vos belles
paroles me puissent faire changer de resolution : je suis trop rafermi en ceste opiniastreté,
de sorte que c'est en vain que vous essayez vos armes contre moy : elles sont trop foibles, je
n'en crains plus les coups, je vous conseille
de les esprouver contre d'autres, à qui leur cognoissance ne les fasse pas mespriser comme à
moy, il ne peut estre que vous n'en trouviez à qui le ciel, pour punir quelque secrette faute,
ordonne de vous aymer, & ils vous seront d'autant plus agreables, que la nouveauté sur
toutes choses vous plaist. A ce coup la Bergere fut à bon escient piquée, toutefois faignant
de tourner cette offense en risée, elle luy dit en s'en allant : Que je me moque de vous
Corilas, & de vostre colere, nous vous reverrons bien tost en vostre bonne humeur !
Cependant contentez vous que je patiente vostre faute sans que vous la rejettiez sur moy. Je
sçay repliqua le Berger, que c'est vostre coustume de vous moquer de ceux qui vous ayment,
mais si l'humeur que j'ay me dure, je vous assure que vous pourrez long temps vous moquer de
moy, avant que ce soit d'une personne qui vous ayme. Ainsi se separerent ces deux ennemis,
& Adamas qui les avoit escoutez, ayant cognoissance par leurs noms de la famille dont ils
estoient, eut envie de sçavoir davantage de leur affaire ; & appellant Corilas par son nom
le fit venir à luy, & parce que le Berger se monstroit estonné de ceste surprise, pour le
respect qu'on portoit à l'habit, & à la qualité du Druide, afin de le rassurer, il le fit
assoir aupres de luy, & puis luy parla ainsi. Mon enfant ; car tel vous puis-je nommer
pour l'amitié que j'ay tousjours portée à tous ceux de vostre famille ; il ne faut que vous soyez marry d'avoir parlé si franchement à
Stelle devant moy. Je suis tres-aise d'avoir sceu vostre prudence, mais je desirerois d'en
sçavoir davantage, afin de vous conseiller si bien en cet affaire que vous n'y fissiez point
d'erreur, & pour moy, je ne croy pas y avoir peu de difficulté, puis que les loix de la
civilité, & de la courtoisie obligent peut-estre davantage qu'on ne pense pas. Aussi tost
que Corilas avoit veu le Druide, il l'avoit bien recognu pour l'avoir veu plusieurs fois en
divers sacrifices : mais ne luy ayant jamais parlé, il n'avoit la hardiesse de luy raconter
par le menu ce qui s'estoit passé entre Stelle & luy, quoy qu'il desirast fort que chacun
sceust la justice de sa cause, & la perfidie de la Bergere : dequoy s'apercevant Adamas,
afin de luy en donner courage il luy fit entendre qu'il en sçavoit des-ja une partie, &
que plusieurs le racontoient à son des-advantage, ce qu'il oyoit avec desplaisir, pour
l'amitié qu'il avoit tousjours portée aux siens. Je crains respondit Corilas, que ce ne vous
soit importunité d'oüir les particularitez de nos villages. Tant s'en faut, repliqua-il, ce me
sera beaucoup de satisfaction, de sçavoir que vous n'avez point de tort, aussi bien veux-je
passer icy une partie de la chaleur, & ce sera autant de temps employé.
HISTOIRE DE STELLE
ET CORILAS.
Puis que vous le commandez ainsi, dit le Berger, il faut que je prenne ce
discours d'un peu plus haut. Il y a fort longtemps que Stelle demeura vefve d'un mary, que le
ciel luy avoit donné, plutost pour en avoir le nom que l'effect, car outre qu'il estoit
maladif, sa vieillesse qui approchoit de soixante & quinze ans, luy diminua tellement les
forces, qu'elle le contraint de laisser ceste jeune vefve avant presque qu'elle fust vrayement
mariée : l'amitié qu'elle luy portoit ne luy fit pas beaucoup ressentir ceste perte, ny son
humeur aussi, qui n'a jamais esté de prendre fort à cœur les accidens qui luy surviennent.
Demeurant donc fort satisfaitte en soy-mesme, de se voir deslivrée tout à coup de deux si
pesants fardeaux, que l'importunité d'un fascheux mary, & l'authorité que ses parents
avoient accoustumé d'avoir sur elle ; Incontinent elle se mit à bon escient au monde, &
quoy que sa beauté, ainsi que vous avez veu, ne soit pas de celles qui peuvent contraindre à
se faire aymer, si est-ce que ses affetteries ne desplaisoient point à la plus-part de ceux
qui la voioient. Elle pouvoit avoir dixsept ou dixhuit ans, âge tout propre à commettre
beaucoup d'imprudence, quand on en a la
liberté. Cela fut cause que Saliam son frere tres-honneste, & tres-advisé Berger, &
des plus grands amis que j'eusse, ne pouvant supporter ces libres & coustumieres
recherches, afin de luy en oster les commoditez en quelque sorte, se resolut de l'esloigner de
son hameau, & la mettre en telle compagnie qu'elle pûst passer son âge plus dangereux sans
reproche. Pour cet effet, il pria Cleante de trouver bon qu'elle fist compagnie à sa petite
fille Aminthe, parce qu'elles estoient presque d'un âge, encore que Stelle en eust quelque peu
davantage : & dautant que Cleante le trouva bon, elles commencerent ensemble une vie si
privée : & si familiere, que jamais ces deux Bergeres n'estoient l'une sans l'autre :
plusieurs s'estonnoient qu'estant si differentes d'humeur, elles peussent se lier si
estroitement, mais la douce pratique d'Aminthe, & le souple naturel de Stelle en furent
cause, & ainsi jamais Aminthe ne desdisoit les deliberations de sa compagne, & Stelle
ne trouvoit jamais rien de mauvais de tout ce que Aminthe vouloit. De ceste sorte elles
vesquirent si privement, qu'il n'y avoit rien de caché entre elles. Mais en fin Lysis fils du
Berger Genetian, laissant les vallons gellez de Mont-Lune, descendit à nostre plaine, où ayant
veu Stelle à une assemblée generalle qui se faisoit au Temple de Venus, vis à vis de Mont-Suc,
lors mesme qu'Astrée eut le prix de beauté : Il en devint de sorte amoureux, que je ne croy
pas qu'il ne le soit encores au tombeau :
& elle le trouva tant à son gré qu'apres plusieurs voyages, & plusieurs messages ses
affections passerent si avant que Lysis fit parler de mariage, à quoy elle fit toute response
que il eust sceu desirer. En ce temps-là Saliam fut contraint de faire un voyage si lointain
qu'il ne sceust rien de tout ce traitté, outre qu'elle s'estoit des-ja prise une si grande
authorité sur soy-mesme, qu'elle ne luy communiquoit pas beaucoup de ses affaires : d'autre
costé, Aminthe la voyant si tost resoluë à ce mariage, plusieurs fois luy demanda si c'estoit
à bon escient, & qu'il luy sembloit qu'en chose de si grande importance, il y falloit bien
regarder. Ne vous en mettez point en peine, luy dit-elle, je sortiray bien de cet affaire
aysément. Sur cela Lysis, qui poursuivoit fort vivement, prit jour assigné pour faire
l'assemblée, & se met aux despenses accoustumées en semblable occasion, tenant son mariage
pour assuré. Mais "l'humeur coustumiere de plusieurs femmes, de ne faire personne maistre
de leur liberté"
, l'empescha de continuer à son premier dessein, qu'elle tascha de rompre
par des demandes, tant desraisonnables, qu'elle croyoit que les parents, & amis de Lysis
n'y consentiroient jamais, mais l'Amour qu'il luy portoit, estant plus fort que toutes ces
difficultez, elle fut en fin contrainte de le rompre sans autre couverture que de son peu de
bonne volonté. Si Lysis fut offensé, vous le pouvez juger, recevant un si grand outrage, toutefois il ne pût chasser cet Amour qu'il
ne fust encor vainqueur, & me souvient que sur ce discours il fit ces vers, que depuis,
lors que nous fusmes amis, il me donna.
SONNET
Sur un despit d'Amour.
Despit foible guerrier, parrain audacieux,
Qui me conduits au
camp sous de si foibles armes,
Contre un Amour couvert, & d'armes & de charmes,
Amour si coustumier d'estre victorieux.
Helas, c'est fait de nous, nos
glaçons desdaigneuxs,
Au seul vent de son ayle, aux premieres alarmes,
Se dégellent
d'abort en des ardantes larmes :
Et que feront les feux qui consument les Dieux ?
Je te crie mercy, vaincu je tends la main,
Fleschissant le genoüil, &
descouvrant le sein,
Si tu veux le combat, que pour moy pitié s'arme.
Le
vraincre, & le mourir je mets en son effort
Que s'il tombe en ton sein seulement une
larme,
Mon sang soit mon triomphe, & victoire ma mort.
Ce qui fut cause de ce changement en Stelle, fut une nouvelle affection, que la
recherche d'un Berger nommé Semire fit naistre dans son ame, dequoy Lysis s'apperceut le
dernier, parce qu'elle se cachoit davantage de luy, que de tout autre : Ce Berger est entre
tous ceux que je vis jamais, le plus dissimulé, & caute leux, au reste tres-honneste homme, & personne qui a beaucoup
d'aymables parties, qui donnerent occasion à la Bergere de refuser contre sa promesse
l'alliance de Lysis, mettant ce refus en ligne de faveur à son nouvel Amant, qui toutefois ne
triompha pas longuement de ceste victoire : car il advint que Lupeandre faisant une assemblée
pour le mariage de sa fille Olimpe, Lysis & Stelle y furent appellez, & parce que nous
sommes fort proches parents Olimpe & moy, je ne vouluz faillir de m'y trouver : je ne sçay
si ce fut vengeance d'Amour, ou que le naturel inconstant de la Bergere par son bransle
incertain, la rapportast d'où elle estoit partie, tant y a qu'elle ne revit pas si tost Lysis,
qu'il luy reprit fantasie de le rapeller a soy, & pour cet effet n'oublia nulles de ses
affetteries, dont la nature luy a esté imprudemment prodigue : mais le courage offensé du
Berger luy donnoit d'assez bonnes armes, non pas pour ne l'aimer, mais pour cacher seulement
son affection : En fin sur le soir que chacun estoit attentif, qui à dancer, & qui à
entretenir la personne plus à son gré : elle le poursuivit de sorte, que le serrant contre une
fenestre, d'où il ne pouvoit honnestement eschapper, il fut contraint de soustenir les efforts
de son ennemie : D'autre costé Semire qui avoit tousjours l'œil sur elle, ayant remarqué les
poursuittes qu'elle avoit faites tout le soir à ce Berger, suivant le naturel de tout Amant,
commença à laisser naistre quelque jalousie
en son ame, sçachant bien que "la mesche nouvellement estainte se rallume fort
aysément"
; & voyant qu'elle avoit serré Lysis contre la fenestre, afin d'oüir ce
qu'elle luy disoit, faignant de parler à quelqu'autre, il se mit si prés d'eux, qu'il oüit
qu'elle luy demandoit pourquoy il la fuyoit si fort. Vrayement, respondit Lysis, c'est me
poursuivre à outrance, & avec trop d'effronterie. Mais encore reprit Stelle, que je sçache
d'où procedent ces injures, peut-estre que m'ayant ouïe, & jugeant sans passion, tout le
mal ne sera du costé de celuy que vous pensez. Pour Dieu, respondit Lysis, Bergere laissez moy
en paix, & qu'il vous suffise que ces injures procedent de la haine que je vous porte,
& l'occasion de ma haine, de vostre legereté, qui est si juste, que plust au ciel que
celui qui en a tout le tort, en ressentist aussi tout le déplaisir, mais mettons toutes ces
choses sous les pieds, & en perdez aussi bien la memoire que j'ay perdu toute volonté de
vous aimer. J'entens, respondit Stelle, d'où procede vostre courroux, & certes vous avez
bien raison de vous en formaliser de ceste sorte, voyez je vous supplie le grand tort qu'on
luy a fait de ne l'avoir receu pour mary, aussi tost qu'il s'est presenté ; n'est-ce pas la
coustume de ne le faire jamais demander deux fois ? A la verité, si je ne vous ay pris au mot,
je vous ay fait une grande offense, mais quelle apparence y a-il aussi de refuser une personne
si constante, qui m'a aymée presque trois mois ? Lysis voyant devant luy celle que son courage
ne luy permettoit d'aimer, & que son
amitié ne souffroit qu'il haist, ne sçavoit avec quels mots luy respondre, toutefois pour
interrompre ce torrent de paroles, il luy dit, Stelle c'est assez, nous avons esprouvé il y a
long temps que vous sçavez mieux dire que faire, & que les paroles vous croissent à la
bouche davantage, quand la raison vous deffaut le plus : mais tenez ce que je vous vas dire
pour inviolable, autant que je vous ay autrefois aymée, autant vous hay-je à ceste heure,
& ne sera jour de ma vie, que je ne vous publie pour la plus ingrate, & plus trompeuse
femme qui soit sous le ciel. A ce mot forçant son affection, & le bras de Stelle qu'elle
appuyoit à la muraille pour le clorre contre la fenestre, il la laissa seule & s'en alla
entre les autres Bergeres, qui pour l'heure le garantirent de ceste ennemie. Semire qui, comme
je vous ay dit, escoutoit tous ces discours, demeura si estonné, & si mal satisfait
d'elle, que dés lors il se resolut de ne faire jamais estat d'un esprit si vollage ; & ce
qui luy en donna encore plus de volonté, fut que par hazard, ayant longuement recherché
l'occasion de luy parler, & voyant que Lysis l'avoit laissée seule, je m'en allay
l'accoster, car il faut que j'advoüe que ses attraits, & mignardises avoient plus eu de
force sur mon ame, que les outrages qu'elle avoit faits à Lysis ne m'avoient pû donner de
cognoissance de l'imperfection de son esprit, & comme chacun va tousjours flattant son
desir, je m'allois figurant, que ce que les merites de Lysis n'avoient pû obtenir sur elle, ma
bonne fortune me le pourroit acquerir. Tant
que sa recherche dura, je ne voulus point faire paroistre mon affection, car outre le
parantage qui estoit entre luy & moy, encore y avoit-il une tres estroite amitié, mais
lors que je vis qu'il s'en départoit, croyant que la place fust vacante (je n'avois pris garde
à la recherche de Semire) je creus qu'il estoit plus à propos de luy en descouvrir quelque
chose, que non pas d'attendre qu'elle eust quelque autre dessein. Ainsi donc m'adressant à
elle, & la voyant toute pensive, je luy dis, qu'il failloit bien que ce fust quelque
grande occasion qui la rendoit ainsi changée, car ceste tristesse n'estoit pas coustumiere à
sa belle humeur. C'est ce fascheux de Lisis, me respondit-elle, qui se ressouvient tousjours
du passé, & me va reprochant le refus que j'ay fait de luy. Et cela, luy dis-je, vous
ennuie-il ? Il ne peut estre autrement, me respondit-elle : car "on ne devestit pas d'une
affection, comme d'une chemise"
: & il prit si mal mon retardement qu'il l'a tousjours
nommé un congé. Vrayement luy dis-je, Lysis ne meritoit pas l'honneur de vos bonnes graces,
puis que ne les pouvant acheter par ses merites, il le devoit pour le moins essaïer de faire
par ses longs services, accompagnez d'une forte patience, mais son humeur boüillante, &
peut-estre son peu d'amitié ne le luy permirent pas. Si ce bon heur me fust arrivé comme à
luy, avec quelle affection l'eussay-je receu, & avec quelle patience l'eussai-je attendu ?
Vous trouverez peut-estre estrange, mon pere, de m'ouïr dire le prompt changement de cette Bergere, & toutefois je vous jure qu'elle
receut l'ouverture de mon amitié, aussi tost que je la luy fis, & de telle sorte, qu'avant
que nous nous separissions, elle eust agreable l'offre du service que je luy fis, & me
permit de me dire son serviteur. Vous pouvez croire que Semire qui estoit aux escoutes, ne
demeura guiere plus satisfait de moy, qu'il l'avoit esté de Lysis, & de fait, depuis ce
temps il se departit de ceste recherche, si discrettement toutefois, que plusieurs creurent
que Stelle par ses refus en avoit esté la cause : car elle ne monstra pas de s'en soucier
beaucoup, parce que la place de son amitié estoit occuppée du nouveau dessein qu'elle avoit en
moy, qui estoit cause que je recevois plus de faveur d'elle que je n'eusse pas fait, dequoy
Lysis s'aperceut bien tost : mais "Amour qui veut toujours triompher de l'amitié"
,
m'empeschoit de lui en parler, craignant de desplaire à la Bergere : & quoy qu'il
s'offençast bien fort de ce que je me cachois de luy, si ne luy en eusse-je jamais parlé sans
la permission de Stelle, qui mesme me fist paroistre de desirer que cet affaire passast par
ses mains : & depuis, comme j'ay remarqué, elle le faisoit à dessein de le rembarquer
encor une fois à elle : mais moy qui pour lors ne prenois pas garde à toutes ses ruzes, &
qui ne cherchois que le moyen de la contenter, une nuit que Lysis & moy estions couchez
ensemble, je luy tins un tel langage : Il faut que je vous advouë Lysis, qu'en fin Amour s'est
mocqué de moy, & de plus qu'il n'y a
point de delay à ma mort, s'il ne vient de vous. De moy ? respondit Lysis, vous devez estre
assuré que je ne faudray jamais à nostre amitié, encor que vostre meffiance vous y fasse faire
de si grandes fautes, & ne croyez pas que je n'aye recognu vostre Amour : mais vostre
silence qui m'offensoit, m'a fait taire. Puis repliquay-je, que vous l'avez cognu, & que
vous ne m'en avez point parlé, je suis le plus offensé, car j'advouë bien d'avoir failly en
quelque chose contre nostre amitié en me taisant, mais il faut considerer qu'"un Amant
n'est pas à soy-mesme, & que de toutes ses erreurs il en faut accuser son mal"
: mais
vous qui n'aviez point de passion, vous n'avez point d'excuse aussi que le deffaut d'amitié :
Lysis se mit à sousrire oyant mes raisons, & me respondit, Vous estes gratieux Corilas, de
me payer en me demandant, mais si ne veux-je vous contredire, & puis que vous avez ceste
opinion, voyez en quoy je puis amander ceste faute. En faisant pour moy, respondis-je, ce que
vous n'avez peu faire pour vous : C'est qu'il faut en fin le dire, si je ne parviens à
l'amitié de Stelle : il n'y a plus d'espoir en moy. O Dieux ! s'escria alors Lysis, à quel
dangereux passage vous a conduit vostre desastre, fuyez Corilas ce dangereux rivage, où en
verité il n'y a que des rochers, & des bancs qui ne sont remarquez que par les naufrages
de ceux qui ont pris ceste mesme routte : Je vous en parle comme experimenté, vous le sçavez,
je croy bien qu'ail leurs vos merites vous
acquerront meilleure fortune qu'à moy : mais avec ceste perfide, c'est errer que d'esperer que
la vertu ny la raison le puissent faire ? Je luy respondis, ce ne m'est peu de contentement de
vous ouyr tenir ces langages, car jusques icy j'ay esté en doute que vous n'en eussiez encore
quelque ressentiment ; & cela m'a fait aller plus retenu, mais puis que Dieu mercy cela
n'est pas, je veux en cet Amour tirer une extréme preuve de vostre amitié : Je sçay que "la
haine qui succede à l'Amour, se mesure à la grandeur de son devancier"
, & qu'ayant
tant aimé ceste belle Bergere, venant à la haïr, la haine en doit estre d'autant plus grande :
toutefois ayant sceu par Stelle mesme, que je ne puis parvenir à ce que je desire que par
vostre moyen, je vous adjure par nostre amitié de m'y vouloir aider, soit en le luy
conseillant, soit en la priant, ou de quelle sorte que ce puisse estre : & je nomme
celle-cy une extréme preuve, car je ne doute point que la haïssant, il ne vous ennuye de luy
parler, mais c'est mon amitié qui veut faire paroistre qu'elle est plus forte que la haine.
Lysis fut bien surpris attendant de moy toute autre priere que celle-cy, par laquelle, outre
le deplaisir qu'il auroit de parler à Stelle, encor se voyoit-il à jamais privé de la personne
qu'il aimoit le plus. Toutefois, il respondit, je feray tout ce que vous voudrez, vous ne vous
sçauriez promettre davantage de moy que j'en ay de volonté : mais ressouvenez-vous de ce qui s'est passé entre-nous, & que
j'ay tousjours ouy dire, qu'"aux messages d'Amour, il se faut servir des personnes qui ne
sont point haïes"
: il est vray qu'il ne faut pour Stelle y regarder de si pres, puis que
je vous assure que vous y ferez aussi bien vos affaires de ceste sorte que d'une autre. Voila
donc le pauvre Lysis au lieu d'Amant devenu messager d'Amour, mestier que son amitié luy
commanda de faire pour moy, non point par acquit, mais en intention de m'y servir en amy ?
Quoy que peut-estre depuis l'Amour lui fist en quelque sorte changer ce dessein, comme je vous
diray : mais en cela il faut accuser la violence d'Amour, & le pouvoir trop absolu qu'il a
sur les hommes, & admirer l'amitié qu'il me portoit, qui luy permit de consentir à se
priver à jamais de ce qu'il aimoit, pour me le faire posseder. Quelques jours apres
recherchant la commodité de luy parler, il la trouva si à propos chez-elle, qu'il n'y avoit
personne qui pûst interrompre son discours, pour long qu'il le voulut faire, & lors
renouvellant le souvenir de l'injure qu'il en avoit euë : il s'arma tellement contre ses
attraits, qu'Amour n'eust guiere d'espoir pour ce coup de le pouvoir vaincre ; ce ne fut pas
que la Bergere ne mist autant d'estude pour le surmonter, que luy pour trouver des seuretez
pour sa liberté, mais parce que contre Amour il opposa le dépit & l'amitié ; le premier
armé de l'offense, & l'autre du devoir, il demeura invaincu en ce combat. Avant qu'il commençast de parler, elle le voyant approcher,
luy alla au devant, avec les paroles de la mesme affetterie. Quel nouveau bon-heur est celuy
qui me rameine ce desiré Lysis ? Quelle faveur inesperée est celle-cy ? Je tourne à bien
esperer de moy, puis que vous revenez, car je puis avec verité jurer n'avoir depuis que vous
me laissastes jamais eu entier contentement. A quoy le Berger respondit, Plus belle que
fidelle Bergere, je suis plus satisfait de la confession que vous faites, que je n'ay esté
offensé par vostre infidelité : Mais laissons ce discours & oublions-le pour jamais, &
respondez moy à ce que je veux vous demander ? Estes vous encor resoluë de tromper tous ceux
qui vous aimeront ? Pour moy je sçay bien qu'en croire, nulle de vos humeurs à mes despens ne
m'estant incognuë : Mais ce qui me fait le vous le demander, c'est pour cognoistre à vostre
mine, si on en sera quitte à meilleur marché, car si vous dittes avec affection, serment, ou
autre sorte d'assurance, que nul ne sera deceu de vous, pour certain ils sont de mon rang : La
Bergere n'attendoit pas ces reproches, toutefois elle ne laissa de luy respondre : Si vous
n'estes venu que pour m'injurier, je vous remercie de ceste visite, mais aussi vous avez bien
occasion de vous plaindre de moy. Me plaindre, respondit le Berger, je vous prie laissons cela
à part, je ne me plains non plus que je vous injurie, & tant s'en faut que j'use de
plainte, que je me loüe de vostre humeur,
car si vous eussiez plus longuement fait paroistre de m'aimer, j'eusse plus long temps vescu
en tromperie, & plust à Dieu que la perte de vostre amitié ne m'eust rapporté plus de
regret que de dommage, vous n'auriez pas occasion de dire que je me plains, & c'est
pourquoy je ne me plains, ny vous injurie, puis que "l'injure & la verité ne peuvent
non plus estre ensemble"
que vous & la fidelité : mais il est tres-veritable que vous
estes la plus trompeuse & la plus ingratte Bergere de Forests. Il me semble, luy respondit
Stelle, peu courtois Berger, que ces discours sieroient mieux en la bouche de quelqu'autre que
de vous. Alors Lysis, changeant un peu de façon. Jusques icy, dit-il, j'ay presté ma langue au
juste despit de Lysis, à cette heure je la preste à un qui a bien plus affaire de vous, c'est
un peu prudent Berger qui vous aime, & qui n'a rien de cher au prix de vos bonnes graces.
Elle croyant qu'il se mocquast, luy respondit, laissons ce discours, & qu'il vous suffise
Lysis, que vous m'avez aimée, sans à ceste heure vouloir renouveller le souvenir de vos
erreurs. A la verité, repliqua soudain le Berger, c'estoient bien erreurs celles qui me
faisoient vous aimer, mais vous n'errez pas moins si vous avez opinion que je parle de moy :
C'est du pauvre Corilas, qui s'est tellement laissé surprendre à ce qui se void de vous, que
pour chose que je luy aye sceu dire de vostre humeur, il m'a esté impossible de l'en tirer, je luy ay dit ce que j'avois espreuvé de
vous, le peu d'amitié, & le peu d'assurance qu'il y a en vostre ame, & en vos
paroles : Je luy ay juré que vous le tromperiez, & je sçay que vous m'empescherez d'estre
parjure, mais le pauvre miserable est tant aveuglé, qu'il a opinion, que où je n'ay pû
attaindre ses merites le feront parvenir, & toutefois pour le destromper je luy ay bien
dit, que le plus grand empeschement d'obtenir quelque chose de vous estoit le merite : &
afin que vous en croyez ce que je vous en dis, voicy une lettre qu'il vous escrit : j'ay
opinion que s'il a failly, vous luy en ferez bien faire la penitence, & parce que Stelle
ne vouloit lire ma lettre, Lysis l'ouvrant la luy leut tout haut.
LETTRE DE CORILAS
A STELLE.
Il est bien impossible de vous voir sans vous aimer, mais plus
encore de vous aimer sans estre extréme en telle affection : que si pour ma deffense il vous
plaist de considerer ceste verité, quand ce papier se presentera devant vos yeux, je m'assure
que la grandeur de mon mal obtiendra par pitié autant de pardon envers vous, que
l'outrecuidance qui m'ésleve en lieu si haut, pourroit meriter de juste punition, & vous fera recevoir mon service avec autant de
douceur, que de flames vos perfections allument en ce cœeur, duquel je baise mille &
mille fois vos belles mains, sans pouvoir par tel nombre égaler celuy des morts, que le refus
de cette supplication me donnera, ny des felicitez qui m'accompagneront, si vous me recevez,
comme veritablement je suis, pour vostre tres-affectionné & fidele serviteur.
Soudain que Lysis eut finy de lire, il continua : Et bien Stelle de quelle mort
mourra-il ? pour combien en sera-il quitte ? pour moy je commence à le plaindre ; & vous à
penser par quel moyen vous l'entretiendrez en l'opinion où il est, & puis comme vous luy
ferez trouver vos refus plus amers. Ces discours touchoient à bon escient ceste Bergere,&
eust bien voulu estre hors de là, toutefois pour l'interrompre elle fut contrainte de luy
dire. Il me semble Lysis, que si Corilas est en la volonté que ce papier fait paroistre, il a
esté peu advisé de vous y employer, puis que vos paroles sont plus capables d'acquerir de la
haine que de l'amitié, & que vous semblez plustost messager de guerre, que de paix.
Stelle, repliqua le Berger, tant s'en faut qu'il ait esté peu advisé en ceste election, que
s'il avoit monstré autant de jugement au reste de ses actions, il ne seroit pas tant
necessiteux de vostre secours. Il a espreuvé
vos affetteries, il sçait quels sont vos attraits, & de qui se fust-il pû servir sans
soupçon de se faire plustost un competiteur qu'un amy favorable, sinon de moy, qui vous hay
plus que la mort ? Et toutefois l'artifice dont je me sers n'est pas mauvais, car vous
representant si naïfvement ce que vous estes, vous recognoistrez mieux l'honneur qu'il vous
fait de vous aimer : mais laissons ce propos & me dittes à bon escient s'il est en vos
bonnes graces, & combien il y demeurera, puis qu'en verité je n'oserois retourner à luy,
sans luy en apporter quelque bonne response : Je vous en conjure par son amitié, & par la
nostre passée ; A ce propos le Berger en adjousta quelques autres, avec tant de prieres, que
la Bergere creut qu'il le disoit à bon escient, ce qu'elle mesme se persuada aisément selon
son naturel : Car c'est la coustume de celles qui s'affectionnent aisément, de croire encor
plus aisément d'estre aimées, si est-ce que pour ceste fois Lysis ne peust obtenir d'elle,
sinon que l'amitié de son cousin, au deffaut de la sienne, ne luy estoit point des-agreable :
mais que le temps seroit son conseil : Et depuis Lysis par diverses fois la sollicita, de
sorte, qu'il en eut toute telle asseurance qu'il voulut, & parce qu'il se ressouvint de
son humeur volage, il tascha de l'obliger par une promesse escrite de sa main, & la sceut
tourner de tant de costez, qu'il en eut ce qu'il voulut, il s'en revint de cette sorte vers
moy, & me raconta tout ce qu'il avoit fait, hors mis de ceste promesse : car connoissant l'humeur de Stelle, il se doutoit
tousjours qu'elle le tromperoit, & que s'il me parloit de ce papier, ce seroit m'y
embarquer davantage, & puis plus de peine à me ramener : & tout cecy fut sans le sceu
d'Aminthe, de laquelle plus que de nulle autre Stelle s'alloit cachant. Lors que j'eus receu
une telle asseurance de ce que je desirois le plus, apres en avoir remercié la Bergere, je
commençay avec sa permission de donner ordre aux nopces, & ne faisois plus difficulté d'en
parler ouvertement, quoy que Lysis me predit tousjours bien qu'en fin je serois trompé : Mais
l'apparance du bien que nous desirons flatte de sorte que malaisément pretons nous l'aureille
à qui nous dit le contraire : Ce pendant que ce mariage s'alloit divulguant, Semire, qui comme
je vous ay dit, avoit quitté ceste recherche à cause de Lysis & de moy : estant piqué des
discours qu'elle avoit tenus de luy, resolut pour faire paroistre le contraire, à quel pris
que ce fust de rentrer en ses bonnes graces, en dessein de la quitter par apres si
effrontément qu'elle ne pûst plus dire que ceste separation procedast d'elle, il ne fallut pas
y apporter beaucoup d'artifice, car son humeur changeante se laissa aisément aller à son
naturel, & ainsi à coup la voila resoluë de me quitter pour Semire, comme peu auparavant
elle avoit quitté Semire pour moy. Si n'estoit-elle pas sans peine, à cause de la promesse
qu'elle avoit escritte, ne sça chant comme
s'en desdire. En fin le jour estant venu des nopces, où j'avois assemblé la plus part de mes
parens & amis, je m'en tenois si asseuré, que j'en recevois la resjouïssance de tout le
monde : mais elle qui pensoit bien ailleurs, lors que je n'estois attentif qu'à faire bonne
chere à ceux qui estoient venuz, elle rompit tout à fait ce traitté, avec des excuses encores
plus mal basties que les premieres : dequoy je me sentis tant offensé, que partant de chez
elle sans luy dire à-dieu : je conceuz un si grand mespris de sa legereté que jamais depuis
elle n'a peu rapointer avec moy.
Or jugez mon pere, si j'ay occasion de me douloir d'elle, & si ceux qui le
racontent à mon desavantage en ont esté bien informez. A la verité, respondit Adamas, voila
une femme indigne de ce nom, & m'estonne comme il est possible qu'en ayant tant trompez,
il y en ait encor quelqu'un qui se fie en elle. Encore ne vous ay-je pas tout raconté, reprit
Corilas, car apres que chacun s'en fust allé horsmis Lysis, elle fit en sorte que Semire
l'arresta jusques sur le soir. Cependant (comme je croy) qu'elle alloit cherchant quelque
artifice pour ravoir sa promesse, parce qu'elle voyoit bien qu'il estoit du tout offensé
contre-elle. En fin tout effrontément elle luy parla de ceste sorte : Est-il possible Lysis,
que vous ayez tellement perdu l'affection, que si souvent vous m'avez jurée, que vous n'ayez
plus nulle volonté de me plaire ? Moy, dit Lysis, le Ciel me fasse plustost mourir. A ce mot quel empeschement qu'elle y
sceust mettre, il sortit dehors de la maison pour monter à cheval, mais elle l'atteignit assez
pres de là, & luy prenant la main entre les siennes, la luy alloit serrant d'une façon que
chacun eust jugé qu'il y avoit bien de l'Amour, & quoy qu'il fust tres-sçavant de son
humeur, & de ses tromperies, si ne pût-il s'empescher, quoy qu'il ne creust point à ses
flatteries, de s'y plaire, & considerant ses actions, fut contraint de luy dire. Mon Dieu
Stelle que vous abusez des graces dont le Ciel vous a esté sans raison prodigue ! Si ce corps
enfermoit un esprit qui eust quelque simpathie avec sa beauté, qui est-ce qui pourroit vous
resister. Elle qui reconnut quelle force avoient eu ses caresses, y adjousta tout l'artifice
de ses yeux, toutes les menteries de sa parole, & toutes les malices de ses inventions,
avec lesquelles elle le tourna de tant de costez, qu'elle le mit presque hors de luy mesme :
& puis elle usa de tels mots. Gentil Berger, s'il est vray que vous soyez ce Lysis, qui
autrefois m'a tant affectionnée, je vous conjure par le souvenir d'une saison si heureuse pour
moy, de vouloir m'escouter en particulier, & croyez que si vous avez eu quelque occasion
de vous plaindre, je vous feray paroistre que ceste seconde faute, ou pour le moins que vous
estimez telle, n'a esté commise que pour remedier à la premiere. A ces paroles Lysis fut
vaincu : toutefois pour ne se montrer si foible, il luy respondit : Voiez-vous Stelle, combien vous estes esloignée de vostre opinion,
tant s'en faut que je voulusse faire quelque chose qui vous plust, qu'il n'y a rien qui vous
desplaise que je ne tasche de faire. Puis qu'il n'y a point d'autre moyen, respondit la
Bergere, revenez donc dans la maison pour me desplaire. Avec cette intention, respondit-il, je
le veux : Ainsi donc ils rentrerent chez elle, & lors qu'ils furent pres du feu, elle
reprit la parole de ceste sorte. En fin Berger, il est impossible que je vive plus longuement
avec vous & que je dissimule, il faut que du tout j'oste le masque à mes actions, &
vous cognoistrez que ceste pauvre Stelle, que vous avez tant estimée volage, est plus
constante que vous ne pensez pas, & veux seulement, quand vous le cognoistrez ainsi, que
pour satisfaction des outrages que vous m'avez faits, vous confessiez librement que vous
m'avez outragé[e]. Mais dit-elle soudain, interrompant ce propos, qu'avez-vous fait de la
promesse qu'autrefois vous avez euë de moy en faveur de Corilas, car si vous la luy avez
donnée, cela seul peut interrompre nos affaires, qui est-ce qui en la place de Lysis n'eust
creu qu'elle l'aimoit, & qui ne se fust laissé tromper comme luy, aussi ayant opinion
qu'elle vouloit faire pour luy ce qu'elle m'avoit refusé. Il luy rendit sans difficulté ceste
promesse qu'il avoit tousjours tenuë & fort chere, & fort secrette : aussi tost
qu'elle l'eut elle la dechira, & s'approchant du feu, luy en fit un sacrifice : & puis se tournant au Berger, elle luy dit
en sousriant : il ne tiendra plus qu'à vous, gentil Berger, que vous ne poursuiviez vostre
voyage : car il est des-ja tard. O Dieux ! s'écria Lysis cognoissant sa tromperie : Est-il
possible que jusques à trois fois j'ai esté deçeu d'une mesme personne ? Et quelle occasion,
luy dit Stelle, avez-vous de dire que vous ayez esté trompé ? Ah ! perfide & desloyalle,
dit-il, ne venez-vous de me dire que vous me feriez paroistre que ceste derniere faute n'a
esté faite que pour reparer la premiere, & que pour me monstrer que vous estiez constante,
vous me découvririez au nud vostre cœur & vos actions ? Lysis, dit-elle, vous venez
tousjours aux injures : si je ne vous ay jamais aimé ne suis-je constante à ne vous aimer
point encores ? & ne vous fay-je voir quel est mon cœur : & à quoy tendent mes
actions, puis qu'ayant eu ce que je voulois de vous, je vous laisse en paix ? croyez que
toutes les paroles que vous m'avez fait perdre depuis une heure en ça, n'estoient que pour
recouvrer ce papier, & à ceste heure que je l'ay, je prie Dieu qu'il vous donne le bon
soir. Quel estonnement pensez-vous, fut celuy du Berger ? Il fut si grand, que sans parler, ny
temporiser davantage, demy hors de soy, il s'en alla chez luy. Mais certes il a bien eu depuis
occasion d'estre vengé, car Semire, comme je vous ay dit, qui avoit esté la cause de mon mal,
ou plustost de mon bien (telle puis-je nommer
ceste separation d'amitié) se ressentant encor offensé du premier mespris qu'elle avoit fait
de luy, voyant ceste extréme legereté, & considerant que peut-estre luy en pourroit elle
faire encor de mesme, resolut de la prevenir, & ainsi l'ayant abusée, comme nous l'avions
esté Lysis & moy, il rompit le traitté du mariage au milieu de l'assemblée qui en avoit
esté faite, qui fit dire à plusieurs, que "par les mesmes armes dont l'on blesse on en
reçoit bien souvent le supplice".
Corilas finit de ceste sorte : Et Adamas se sousriant, luy dit : Mon enfant, le
meilleur conseil que je vous puisse donner en cecy, c'est de fuïr la familiarité de ceste
trompeuse, & pour vous defendre de ses artifices, & contenter vos parents, qui
desirent avec tant d'impatience de vous voir marié, lors que quelque bon party se presentera
pour vous, recevez-le sans vous arrester à ces jeunesses d'Amour : car il n'y a rien qui vous
puisse mieux garantir des finesses & surprises de ceste trompeuse, ny qui vous rende plus
estimé parmy vos voisins, que de vous marier, non point par Amour, mais par raison. Celle-là
estant une des plus importantes actions que vous puissiez jamais faire, & de laquelle tout
l'heur & tout le malheur d'un homme peut despendre. A ce mot ils se separerent, car il
commençoit à se faire tard, & chacun prit le chemin de son logis.
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LE
SIXIESME LIVRE
DE LA PREMIERE
PARTIE D'ASTREE.
D'autre costé Leonide n'ayant point trouvé Adamas à Feurs, reprit le chemin par
où elle estoit venuë, sans y sejourner que le temps qu'il fallut pour disner, & parce
qu'elle avoit resolu de demeurer ceste nuit avec les belles Bergeres qu'elle avoit veuës le
jour auparavant, pour le desir qu'elle avoit de les cognoistre plus particulierement ; elle
vint repasser au mesme lieu, où elle les avoit rencontrées, puis estendant la veuë de tous
costez, il luy sembla bien d'en voir quelques unes, mais ne les pouvant recognoistre pour
estre trop loing, avec un grand tour elle s'en approcha le plus qu'elle pût, & lors les
voyant au visage, elle cognut que c'estoient les mesmes qu'elle cherchoit. Elle devoit estimer
beaucoup ce rencontre, car de fortune elles estoient sorties de leur hameau, en deliberation
de passer le reste du jour ensemble, & pour couler plus aysément le temps, faisoient
dessein de n'estre qu'elles trois, afin de
pouvoir plus librement parler de tout ce qu'elles avoient de plus secret, si bien que Leonide
ne pouvoit venir plus à propos, pour satisfaire à sa curiosité, mesme qu'elles ne faisoient
que d'y arriver. Estant doncques aux escoutes, elle ouït qu'Astrée prenant Diane par la main,
luy dit. C'est à ce coup, sage Bergere, que vous nous payerez ce que vous nous avez promis,
puis que sur la parole que nous avons euë de vous, Phillis, & moy n'avons point fait de
difficulté de dire tout ce que vous avez voulu sçavoir de nous. Belle Astrée, respondit Diane,
ma parole m'oblige, sans doute à vous faire le discours de ma vie, mais beaucoup plus l'amitié
qui est entre nous, sçachant bien que "c'est, estre coulpable d'une trop grande faute, que
d'avoir quelque cachette en l'ame, pour la personne que l'on ayme".
Que si j'ay tant
retardé de satisfaire à ce que vous desirez de moy, croyez belles Bergeres, que ç'a esté, que
le loisir ne me l'a encore permis, car encor que je sois tres-assurée, que je ne sçaurois vous
raconter mes jeunesses sans rougir, si est-ce que ceste honte me sera aysée à vaincre, quand
je penseray que c'est pour vous complaire. Pourquoy rougiriez-vous, respondit Phillis, puis
que ce n'est pas faute que d'aimer ? Si ce ne l'est pas, repliqua Diane, c'est pour le moins
un pourtrait de la faute, & si ressemblant que bien souvent ils sont pris l'un pour
l'autre. Ceux, adjousta Phillis, qui s'y deçoivent ainsi, ont bien la veuë mauvaise. Il est
vray, respondit Diane, mais c'est nostre
mal-heur, qu'il y en a plus de ceste sorte que non pas des bonnes. Vous nous offenseriez,
interrompit Astrée, si vous aviez ceste opinion de nous. L'amitié que je vous porte à toutes
deux, respondit Diane, vous doit assez assurer que je n'en sçaurois faire mauvais jugement,
car "il est impossible d'aimer ce que l'on n'estime pas".
Aussi ce qui me met en peine
n'est pas l'opinion que mes amies peuvent avoir de moy, mais ouy bien le reste du monde,
dautant qu'avec mes amies je vivray tousjours de sorte, que mes actions leur seront cognuës,
& par ce moyen l'opinion ne peut avoir force en elles, mais aux autres il m'est
impossible, si bien qu'envers elles les raports peuvent beaucoup noircir une personne, &
c'est pour ce sujet, puis que vous m'ordonnez de vous raconter une partie de ma vie, que je
vous conjure par nostre amitié de n'en parler jamais, & le luy ayant juré toutes deux,
elle reprit son discours de cette sorte.
HISTOIRE
DE DIANE.
Ce seroit chose estrange, si le discours que vous desirez sçavoir de moy, ne vous
estoit ennuyeux, puis belles, & discrettes Bergeres, qu'il m'a tant fait endurer de
desplaisir, que je ne croy point y employer à ceste heure plus de paroles à le redire, qu'il m'a cousté de larmes à le
souffrir, & puis qu'en fin il vous plaist que je renouvelle ces facheux ressouvenirs,
permettez moy que j'abrege, pour n'amoindrir en quelque sorte le bon heur où je suis, par la
memoire de mes ennuis passez. Je m'assure qu'encores que vous n'ayez jamais veu Celion, ny
Belinde, que toutefois vous avez bien ouy dire, qu'ils estoient mes pere & mere, &
peut-estre, aurez sceu une partie des traverses qu'ils ont euës pour l'amour l'un de l'autre,
qui m'empeschera de les redire, quoy qu'elles ayent esté presage de celles que je devois
recevoir. Et faut que vous sçachiez qu'apres que les soucis de l'Amour furent amortis par le
mariage, afin qu'ils ne demeurassent oyseux, les affaires du mesnage commencerent à naître,
& en telle abondance, que s'ennuyant des procez, ils furent contraints d'en accorder
plusieurs à l'amiable, entre autres, un de leur voisin nommé Phormion les travailla de sorte,
que leurs amis furent en fin d'advis pour assoupir tous ces soucis, de faire quelques
promesses d'alliance future entre eux, & parce que l'un ny l'autre n'avoient point encores
d'enfans (n'y ayant pas long temps qu'ils estoient mariez) ils jurerent sur l'autel d'Himen,
que s'ils n'avoient tous deux qu'un fils, & une fille, ils les marieroient ensemble, &
promirent ceste alliance avec tant de serments, que celuy qui l'eust rompuë eust esté le plus
parjure homme du monde. Quel que temps apres,
mon pere eut un fils qui se perdit lors que les Gots & Ostrogots ravagerent ceste
Province : peu apres je nâquis, mais si mal-heureusement pour moy, que jamais mon pere ne me
vid, estant née apres sa mort. Cela fut cause que Phormion voyant mon pere mort, & mon
frere perdu (car ces Barbares l'avoient enlevé, & peut-estre tué, ou laissé mourir de
necessité) & que mon oncle Dinamis s'en estoit allé de desplaisir de [ceste] perte, se
resolut, s'il pouvoit avoir un fils, de rechercher l'effet de leurs promesses. Il advint que
quelque temps apres sa femme accoucha, mais ce fut d'une fille, & parce qu'elle estoit
âgée, & qu'il craignoit de n'en avoir plus d'elle, il fit courre le bruit que c'estoit
d'un fils, & y usa d'une si grande finesse, que jamais personne ne s'en print garde :
artifice qui luy fut assez aysé, parce que personne n'eust creu qu'il eust voulu user d'une
telle tromperie, & que jusques à un certain âge, il est bien mal-aysé de pouvoir par le
visage y recognoistre quelque chose, & pour mieux decevoir les plus fins, la fit appeller
Filidas, & quand elle fut en âge, luy fit apprendre les exercices propres aux jeunes
Bergers, ausquels elle ne s'accommodoit point trop mal. Le dessein de Phormion estoit, voyant
que j'estois sans pere & sans oncle, de se rendre maistre de mon bien, par ce faint
mariage : & quand Filidas & moy serions plus grands, de me marier avec un de ses
neveux qu'il aymoit bien fort. Et ne fut
point deceu en son premier dessein, car Bellinde estoit trop religieuse envers les Dieux, pour
manquer à ce qu'elle sçavoit que son mary, s'estoit obligé. Il est vray que me voyant ravie
d'entre ses mains (car soudain apres ce mariage dissimulé, je fus remise entre celles de
Phormion) elle en receut tant de desplaisir, que ne pouvant plus demeurer en ceste contrée,
elle s'en alla sur le lac de Leman, appellée par la Deesse Diane pour commander aux Nymphes de
Eviens, ainsi que la vieille Cleontine luy fit sçavoir par son Oracle. Cependant me voila
entre les mains de Phormion, qui incontinent apres retira chez soy ce neveu, auquel il me
vouloit donner, qui se nommoit Amidor. Ce fut le commencement de mes peines, parce que son
oncle luy fit entendre, qu'à cause de nostre bas âge, le mariage de Filidas, & de moy
n'estoit pas tant assuré, que si nous n'estions agreables l'un à l'autre, il ne se pust bien
rompre, & que s'il advenoit, il aymeroit mieux qu'il m'espousast que tout autre, &
qu'il fist son profit de cet advertissement, avec tant de discretion, que personne ne s'en pût
prendre garde, taschant cependant de m'obliger à son amitié, en sorte que je me donnasse à
luy, si je venois à estre libre. Ce jeune Berger se mit si bien ce dessein dans l'oppinion,
que tant que ceste fantaisie luy dura, il ne se peut dire combien j'avois d'occasion de me
loüer de luy. En mesme temps Daphnis tres-honneste, & sage Bergere, revint des rives de
Furan, où elle avoit demeuré plusieurs années,
& parce que nous estions voisines, la conversation que nous eusmes par hazard ensemble,
nous rendit tant amies, que je commençay de ne me plus tant ennuyer que je soulois, car il
faut que j'avouë que l'humeur de Filidas m'estoit tant insuportable, que je ne pouvois presque
la souffrir, dautant que la crainte qu'elle avoit que je ne devinsse plus sçavante, la rendoit
si jalouse de moy, que je ne pouvois presque parler à personne. Les choses estant en ces
termes, Phormion tout à coup tomba malade, & le jour mesme fut si promptement estoufé d'un
catherre, qu'il ne pût ny parler, ny donner aucun ordre à ses affaires ny aux miennes. Filidas
au commencement se trouva un peu estonnée, en fin se voyant maistresse absoluë de soy-mesme,
& de moy : elle resolut de se conserver ceste authorité, considerant que la liberté que le
nom d'homme apporte est beaucoup plus agreable que n'est pas la servitude à quoy nostre sexe
est sousmis. Outre qu'elle n'ignoroit pas que venant à se declarer fille, elle ne donneroit
peu à parler à toute la contrée. Ces raisons luy firent continuer le nom qu'elle avoit durant
la vie de son [pere] : & craignant plus que jamais, que quelqu'un ne me descouvrist ce
qu'elle estoit, elle me tenoit de si pres, que mal-aisément estois-je jamais sans elle. Mais
belles Bergeres, puis qu'il vous plaist de sçavoir mes jeunesses, c'est à ce coup qu'il faut
qu'en les oyant vous les excusiez, &
qu'ensemble vous ayez cette creance de moy, que j'en ay eu tant, & de si grands ennuis,
que je ne suis plus sensible de ce costé là, pour m'y estre tellement endurcie, que l'Amour
n'a plus d'assez fortes armes, ny de pointe assez acerée pour me percer la peau. Helas ! c'est
du Berger Filandre, dont je veux parler, Filandre qui le premier a peu me donner quelque
ressentiment d'Amour, & qui n'estant plus, a emporté tout ce qui en moy en pouvoit estre
capable. Vrayement, interrompit Astrée, ou l'amitié de Filandre a esté peu de chose, ou vous y
avez usé d'une grande prudence, puis qu'en verité je n'en ouy jamais parler, qui est chose
bien rare, d'autant que "la médisance ne pardonne pas mesme à ce qui n'est pas".
Que
l'on n'en ayt point parlé, respondit Diane, j'en suis plus obligée à nostre bonne intention
qu'à nostre prudence, & pour l'affection du Berger, vous pourrez juger quelle elle estoit,
par le discours que je vous en feray : Mais le Ciel qui a recognu nos pures & nettes
intentions a voulu nous favoriser de ce bon-heur. La premiere fois que je le vy, ce fut le
jour, que nous chommons à Apollon, & à Diane, qu'il vint aux jeux en compagnie d'une sœur,
qui luy ressembloit si fort, qu'ils retenoient sur eux les yeux de la plus grande partie de
l'assemblée. Et parce qu'elle estoit parente assez proche de ma chere Daphnis, aussi tost que
je la vy, je l'em brassay, & caressay avec
un visage si ouvert, que dés lors elle se jugea obligée à m'aimer : elle se nommoit Callirée,
& estoit mariée sur les rives de Furan, à un Berger nommé Gerestan, qu'elle n'avoit jamais
veu que le jour qu'elle l'espousa, qui estoit cause du peu d'amitié qu'elle luy portoit. Les
caresses que je fis à la sœur, donnerent occasion au frere de demeurer pres de moy, tant que
le sacrifice dura, & par fortune (je ne sçay si je dois dire bonne ou mauvaise pour luy)
je m'estois ce jour agencée le mieux que j'avois pû, me semblant qu'à cause de mon nom, ceste
feste me touchoit bien plus particulierement que les autres. Et luy qui venant d'un long
voyage, n'avoit autre cognoissance ny des Bergers ny des Bergeres, que celle que sa sœur luy
donnoit, ne nous laissa guiere de tout le jour, si bien qu'en quelque sorte me sentant obligée
à l'entretenir, je fis ce que je pûs pour luy plaire. Et ma peine ne fut point inutile, car
dés lors ce pauvre Berger donna naissance à une affection qui ne finit jamais que par sa mort.
Encores suis-je tres-certaine, que si au cercueil on a quelque souvenir des vivants, il
m'aime, & conserve parmy ses cendres, la pure affection qu'il m'a jurée. Daphnis s'en prit
garde dés le jour mesme, & de fait, le soir estant au lict (parce que Filidas s'estoit
trouvée mal, & n'estoit pû venir à ces jeux) elle me le dit, mais je rejettay cette
oppinion si loing qu'elle me dit : Je voy bien Diane, que ce jour me coustera beaucoup de priere, & à Filandre beaucoup de peine,
mais quoy qu'il advienne, si n'en serez-vous pas du tout exempte. Elle avoit accoustumé de me
faire souvent la guerre de semblables recherches, parce qu'elle voyoit, que je les craignois,
cela fut cause que je ne m'arrestay pas à luy respondre. Si est-ce que cet advertissement fut
cause, que le lendemain il me sembla de recognoistre quelque apparance de ce qu'elle m'avoit
dit. L'apres-disnée, nous avions accoustumé de nous rallier ensemble sous quelques arbres,
& là dancer aux chansons, ou bien nous assoir en rond, & nous entretenir des discours
que nous jugions plus agreables, afin de ne nous ennuyer en ceste assemblée, que le moins
qu'il nous seroit possible. Il advint que Filandre n'ayant cognoissance que de Daphnis, &
de moy, se vint asseoir entre elle & moy, & attendant de sçavoir à quoy toute la
trouppe se resoudroit, pour n'estre pas muette, je l'enquerois de ce que je pensois qu'il me
pouvoit respondre, à quoy Amidor prenant garde, entra en si grande jalousie, que laissant la
compagnie sans en dire le sujet, il s'en alla chantant ceste Vilanelle, ayant auparavant
tourné l'œil à moy, pour faire cognoistre que c'estoit de moy dont il parloit.
VILANELLE D'AMIDOR
REPROCHANT UNE
legereté.
A la fin celuy l'aura,
Qui dernier la servira,
De ce cœur
cent fois volage,
Plus que le vent animé,
Qui peut croire d'estre aimé,
Ne
doit pas estre creu sage.
Car enfin celuy l'aura,
Qui dernier la
servira.
A tous vents la giroüette,
Sur le feste d'une tour,
Elle
aussi vers toute Amour,
Va tousjours tournant la teste,
Et en fin, &c.
Le Chasseur jamais ne prise,
Ce qu'à la fin il a pris,
L'inconstante fait bien pis,
Mesprisant qui la tient prise,
Mais en fin,
&c.
Ainsi qu'un clou l'autre chasse,
Dedans son cœur le dernier,
De celuy qui fut premier,
Soudain usurpe la place :
C'est pourquoy celuy
l'aura,
Qui dernier la servira.
J'eusse bien eu assez d'authorité sur moy-mesme pour m'empescher de donner
cognoissance du desplaisir que ceste chanson me r'aportoit, n'eust esté que chacun jetta
l'oeil sur moy : Et sans Daphnis, je ne sçay quelle je fusse devenuë, mais elle pleine de
discretion, sans attendre la fin de cette Vilanelle, l'interrompit de ceste sorte, s'adressant
à moy.
MADRIGAL DE DAPHNIS,
sur l'amitié qu'elle porte à
Diane.
Puis qu'en naissant belle Diane,
Amour des cœurs vous fit
l'Aimant,
Pourquoy dit-on que je profane
Tant de beautez en vous aymant ?
C'est par destin qu'on les ayme.
Que si de sympathie naist
Amour, le nostre
est bien extresme,
Puis que de vous & moy ce n'est
Qu'un sexe mesme.
Et afin de mieux couvrir la rougeur de mon visage, & faire croire que je
n'avois point pris garde aux paroles d'Amidor, aussi tost que Daphnis eut fini, je luy
respondis ainsi.
MADRIGAL
sur le mesme sujet.
Pourquoy semble-t'il tant estrange,
Que fille comme vous estant,
Toutefois je vous ayme tant ?
Si l'Amant en l'aimé se change,
Ne
puis-je pas mieux me changer,
Estant Bergere, en vous Bergere,
Qu'estant Bergere en
un Berger ?
Apres nous, chacun selon son rang, chanta quelques vers, & mesme Filandre qui
avoit la voix tres-bonne, quand ce vint à son tour, dit avec une façon fort bonne ceux-cy.
STANCES
DE FILANDRE SUR LA
naissance de son
affection.
Que ses desirs soient grands & ses attentes vaines,
Ses
Amours pleins de feux, & plus encor de peines,
Qu'il ayme, & que jamais il ne
puisse estre aimé,
Ou bien s'il est aimé qu'on ne puisse luy plaire,
Et que d'un
faux espoir, toutefois qu'il espere,
Mais seulement afin qu'il soit plus enflamé.
Ainsi sur mon berceau de la parque ordonnée,
Neuf fois se
prononça la dure destinée,
Qui devoit infaillible accompagner mes jours,
A main
droite le Ciel tonna plein de nuages,
Et depuis j'ay tousjours recognu ces presages,
En mes plus grands desirs & plus vives amours.
Ne vous estonnez donc, suivant ceste ordonnance,
Si voyant vos
beautez mon amitié commance,
Que si je suis puny du dessein proposé,
Le grand
alegement, qu'on en juge coulpable
Les Loix de mon destin, & ma faute loüable,
En disant qu'un cœur bas ne l'eust oncques osé.
Ainsi quand le Soulcy durant la canicule,
Se plaisant au Soleil à
ses rayons se brusle
Il dit tournant vers luy, brusle, ô mon beau Soleil,
Brusle,
aussi bien faut-il que toute chose meure :
Il est vray qu'à ma mort ce plaisir me
demeure,
Qu'autre feu ne pouvoit me brusler que ton œil.
Quand l'unique Phœnix d'un artifice rare,
Instruit par la nature,
ensemble se prepare
Au naistre & au mourir la tombe & le berceau,
Amoureux
de ce feu qu'à son dam il allume,
Glorieux de sa mort, il dit quand il consume,
D'un tel feu consumer, est-il rien de plus beau ?.
Il en dit bien encores quelques autres, mais je les ay oubliez, tant y a que fust
ce que m'en avoit dit Daphnis, ou que veritablement ses ses yeux me parlassent plus clairement que sa bouche, il me sembla que c'estoit à
moy à qui ces paroles s'adressoient. Mais si ces vers m'en donnerent cognoissance sa
discretion me le tesmoigna bien mieux peu apres, car "c'est un des effets de la vraye
affection que de servir discrettement, & de ne donner cognoissance de son mal, que par sa
mort, ou pour le moins par les effets sur lesquels on n'a point de puissance".
Ce jeune
Berger recognut l'humeur d'Amidor, & dautant que "l'Amour rend tousjours curieux"
,
s'estant enquis que c'estoit que de Filidas, il jugea que le meilleur artifice pour leur clore
les yeux à tous deux, estoit de faire amitié bien estroite avec eux, sans donner aucune
cognoissance de celle qu'il me portoit, & eut tant de pouvoir sur soy-mesme, que suivant
son dessein, il ne deceut pas seulement Amidor, mais presque mes yeux aussi, parce que
d'ordinaire il nous laissoit pour aller vers luy, & ne venoit jamais où nous estions, que
luy tenant compagnie, mais la malicieuse Daphnis le jugea presque d'abort, parce disoit-elle,
qu'Amidor n'estoit pas tant aymable qu'il pûst convier un si honneste Berger que Filandre, à
user de si soigneuse recherche, de sorte qu'il falloit que ce fust pour quelque plus digne
sujet. Elle fut cause que je commençay de m'en prendre garde, & faut que j'advouë qu'alors
sa discretion me plut, & si j'eusse pû souffrir d'estre aymée c'eust esté de luy, mais
l'heu re n'estoit pas encore venuë, que je
pouvois estre blessée de ce costé là : Toutefois je ne laissois de me plaire à ses actions,
& d'approuver son dessein en quelque sorte. Pour prendre congé de nous, il nous vint
accompagner fort loing, & au partir je n'oüis jamais tant d'assurance d'amitié qu'il en
dit à Amidor, ny tant d'offres de services pour Filidas, & ceste fole de Daphnis me disoit
à l'aureille, figurez vous que c'est à vous qu'il parle, & si vous ne luy respondez, vous
luy faittes trop de tort, & lors qu'Amidor usoit de remerciement, elle me disoit, ô qu'il
est sot, de croire que ces offrandes s'addressent à son autel ! Mais il sceut si bien
dissimuler, qu'il s'acquit du tout Amidor, & gaigna tant sur sa bonne volonté, qu'estant
de retour & redisant ce que Filandre l'avoit prié de dire de sa part à Filidas, il
adjousta tant d'avantageuses loüanges, que ceste fille prit envie de le voir, & quelques
jours apres sans m'en rien dire (parce que quand je parlois de luy, c'estoit avec une certaine
nonchalance, qu'il sembloit que ce fust par mespris) ils l'envoyerent prier de les venir voir,
Dieu sçait s'il s'en fit solliciter plus d'une fois, car c'estoit tout ce qu'il desiroit le
plus, luy semblant qu'il estoit impossible que son dessein eust meilleur commencement : Et de
fortune le jour qu'il devoit arriver, Daphnis
& moy nous promenions sous quelques arbres, qui sont de l'autre costé de ce pré, le plus
pres d'icy : Et ne sçachant presque à quoy nous entretenir, cependant que nos trouppeaux
paissoient, allions incertaines où nos pas sans élection nous guidoient, lors que nous
entr'ouysmes une voix d'assez loing : & qui d'abord nous sembla estrangere. Le desir de la
cognoistre nous fit tourner droit au le lieu où la voix nous conduisoit, & par ce que
Daphnis alloit la premiere, elle recognut Filandre avant que moy, & me fit signe d'aller
doucement, & quand je fus pres d'elle s'approchant de mon aureille, elle me nomma
Filandre, qui du dos appuyé contre un arbre, entretenoit ses pensées, lassé (comme il y avoit
apparance) de la longueur du chemin, & par hazard quand nous arrivasmes, il recommença de
cette sorte.
MADRIGAL.
D'un cœur outrecuidé,
Je mesprisois Amour, ses ruzes ? & ses
charmes :
Lors que changeant ses armes,
Des vostres contre moy, le trompeur s'est
aidé :
Et toutefois avant que de m'en faire outrage ?
Il me tint ce langage.
Un Dieu contre mes loix arrogant devenu,
Pour avoir obtenu
D'un Serpent la
victoire,
Voulut nier ma gloire :
Mais quoy d'une Daphné ? ne le rendis-je Amant
Pour luy montrer ma force ?
Que si j'ay ses desirs, mis sous sa froide escorce,
Juge quel chastiment ?
Sera le tien Filandre.
Car le feu qui brusla ce
Dieu si glorieux,
Ne vint que des beaux yeux,
D'une Nymphe qu'encor toute
insensible il aime :
Mais je veux que le tien
Bien plus grand que le sien,
Vienne non d'une Nymphe : ains de Diane mesme.
Quand je m'ouys nommer, belles Bergeres, je tressaillis, comme si sans y penser
j'eusse mis le pied sur un serpent, & sans vouloir attendre davantage, je m'en allay le
plus doucement que je pûs pour n'estre pas veuë, quoy que Daphnis ? pour m'y faire retourner,
me laissast aller assez loing toute seule. En fin voyant que je continuois mon chemin, elle
s'esloigna peu à peu de luy pour n'estre point ouye : & puis vint à toute course me
ratteindre, & avant presque qu'elle eust repris haleine, elle m'alloit criant mille
reproches interrompuë. Et quand elle pût parler, sans mentir, me dit-elle, si le Ciel ne vous
punit, je croiray qu'il est aussi injuste que vous, & quelle cruauté est la vostre, de ne
vouloir seulement escouter celuy qui se plaint ? Et à quoy me pouvoit servir, luy dis-je, de
demeurer là plus longuement ? Pour ouyr, me dit-elle, le mal que vous luy faites. Moy ? respondis-je, vous estes une mocqueuse de dire
que je fasse du mal à une personne en qui mesme je ne pense pas. C'est en quoy, me
repliqua-elle, vous le travaillez plus : car si vous pensiez souvent en luy, il seroit
impossible que vous n'en eussiez pitié. Je rougis, à ce mot, & le changement de couleur
fit bien cognoistre à Daphnis que ces paroles m'offensoient. Cela fut cause qu'en se
sousriant, elle me dit : Je me mocque, Diane c'est pour passe-temps ce que j'en dis, & ne
croy pas qu'il y pense, & quant à ce qu'il chantoit ? où il a nommé vostre nom, c'est pour
certain pour quelqu4autre qui a un mesme nom, ou que pour se desennuyer, il va chantant ces
vers, qu'il a appris de quelqu'autre. Nous allasmes discourant de ceste sorte, & si
longuement, qu'ennuyées du promenoir nous revinsmes par un autre chemin, au mesme lieu où
estoit Filandre. Quant à moy ce fut par mesgarde, il peut bien estre que Daphnis le fit à
dessein, & nous trouvant si pres de luy, je fus contrainte de le considerer : auparavant
il estoit assis, & appuyé contre un arbre : mais à ce coup nous le trouvasmes couché de
son long en terre un bras sous la teste, & sembloit qu'il veillast, car il avoit devant
luy une lettre, toute moüillée des pleurs qui luy couloient le long du visage ; mais en effect
il dormoit : y ayant apparance, que lisant ce papier le travail du chemin avec ses profonds
pensers l'eust peu à peu assoupy : & en fusmes encores plus cer taines, quand Daphnis plus assurée que moy, se baissant
lentement, m'apporta la lettre toute moüillée des larmes qui trouvoient passage sous sa
paupiere mal close, cette veuë me toucha de pitié, mais beaucoup plus sa lettre qui estoit
telle.
LETTRE DE FILANDRE
A DIANE.
Ceux qui ont l'honneur de vous voir courent une dangereuse
fortune. S'ils vous aiment ils sont outrecuidez, & s'ils ne vous aiment point ils sont
sans jugement, vos perfections estant telles, qu'avec raison elles ne peuvent, ny estre
aimées ny n'estre point aimées, & moy estant contraint de tomber en l'une de ces deux
erreurs, j'ay choisi celle qui a plus esté selon mon humeur, & dont aussi bien il
m'estoit impossible de me retirer. Ne trouvez donc mauvais, belle Bergere, puis qu'on ne vous
peut voir sans vous aimer, que vous ayant veuë je vous aime. Que si cette temerité merite
chastiement, ressouvenez-vous que j'aime mieux vous aimer en mourant, que vivre sans vous
aimer. Mais, que dis-je, j'aime mieux ? il n'est plus en mon choix, car il faut que par necessité je sois tant que je vivray, aussi
veritablement vostre serviteur, que vous ne sçauriez estre telle que vous estes, sans estre
la plus belle Bergere qui vive.
A peine pûs-je achever cette lettre que je m'en retournay toute tremblante, &
Daphnis la remit si doucement où elle l'avoit prise, qu'il ne s'en esveilla point, & s'en
revenant à moy qui l'attendois assez pres de là, Me permettez vous de parler ? me dit-elle.
Nostre amitié, luy respondis-je, vous en donne toute puissance. En verité, continua-elle, je
plains Filandre, car il est tout vray qu'il vous aime, & m'asseure, qu'en vostre ame vous
n'en doutez nullement. Daphnis, luy dis-je, qui aura failly en fera la penitence. Si cela
estoit, me repliqua-elle, Filandre n'en feroit point, car je n'advouëray jamais que ce soit
faute de vous aimer, & croirois que ce seroit plutost offenser, que de ne le faire pas,
puis que les choses belles n'ont esté faites que pour estre aimées & cheries. Je me remets
à vostre jugement, luy dis-je, si mon visage doit estre mis entre les choses qui sont nommées
belles. Mais je vous conjure seulement par nostre amitié de ne luy jamais faire sçavoir que
j'aye quelque cognoissance de son intention, & si vous l'aimez, conseillez luy de ne m'en
point parler, car vous estimant, & Callirée comme je faits, je serois marrie qu'il me
fallust le bannir de nostre com pagnie,
& vous sçavez bien que j'y serois contrainte, s'il prenoit la hardiesse de m'en parler :
Et comment voulez-vous donc qu'il vive ? me dit-elle. Comme il vivoit, luy dis-je, avant qu'il
m'eust veuë. Mais, me repliqua-elle, cela ne se peut plus, puis qu'alors il n'avoit point
encor esté attaint de ce feu qui le brusle. Qu'il en cherche, luy dis-je, luy-mesme les
moyens, sans m'offenser, qu'il esteigne ce feu. "Le feu, dit-elle, qui se peut esteindre
n'est pas grand, & le vostre est extréme. Le feu, adjoustay-je, pour grand qu'il soit ne
brusle si on ne s'en approche : encor, me dit-elle, que celuy qui s'est bruslé fuye ce feu,
il ne laisse d'avoir la bruslure, & en fuyant d'en emporter la cuisseur".
Pour
conclusion, luy dis-je, si cela est j'aime mieux estre le feu que le bruslé. Avec semblables
discours nous revinsmes vers nos trouppeaux, & sur le soir les ramenasmes en nos hameaux,
où nous trouvasmes Filandre, auquel Filidas faisoit tant de bonne chere, & Amidor aussi ;
que Daphnis croyoit qu'il les eust ensorcellez, n'estant pas leur humeur de traitter ainsi
avec les autres. Il demeura quelques jours avec nous, durant lesquels il ne fit jamais
semblant de moy, vivant avec une si grande discretion, que n'eust esté ce que Daphnis &
moy en avions veu, nous n'eussions jamais soupçonné son intention. En fin il fut contraint de
partir, & ne sçachant à quoy se resoudre, s'en alla chez sa sœur, parce qu'il l'aimoit
& se fioit en elle comme en soy-mes me.
Cette Bergere, comme je vous ay dit, avoit esté mariée par authorité, & n'avoit autre
contentement que celuy que l'amitié qu'elle portoit à ce frere, luy pouvoit donner : soudain
qu'elle le vid, elle fut curieuse, apres les premieres salutations, de sçavoir quel avoit esté
son voyage, & luy ayant respondu qu'il venoit de chez Filidas, elle luy demanda des
nouvelles de Daphnis & de moy ; à quoy ayant satisfait, & l'oyant parler avec tant de
loüange de moy, elle luy dit à l'aureille. J'ay peur, mon frere, que vous l'aimiez mieux que
moy. Je l'aime, respondit-il, comme son merite m'y oblige. Si cela est, repliqua-elle, j'ay
bien deviné, car il n'y a Bergere au monde qui ait plus de merite, & il faut que j'advouë
que si j'estois homme, voulust elle ou non, je serois son serviteur. Je croy ma sœur, luy
respondit-il, que vous le dittes à bon esciant. Je le vous jure, dit-elle, sur ce que j'ay de
plus cher. Je pense, repliqua-il, que si cela estoit, vous ne seriez pas sans affaire : car à
ce que j'ay pû juger, elle est d'une humeur qui ne seroit pas aisée à fleschir, outre que
Filidas en meurt de jalousie, & Amidor la veille de sorte, que jamais elle n'est sans l'un
des deux. O mon frere, s'écria-elle, tu és pris, puis que tu as remarqué ces particularitez,
ne me le celes plus, & sans mentir si c'est faute que d'aimer, celle-là est fort
pardonnable, & sans le laisser, le pressa de sorte, qu'apres mille protestations &
autant de supplications, de n'en faire
jamais semblant, il le luy advoüa, & avec des paroles si affectionnées, qu'elle eust bien
esté incredule, si elle en eust douté : & lors qu'elle luy demanda comment j'avois receu
ceste declaration. O Dieux ! luy dit-il, si vous sçaviez quelle est son humeur, vous diriez
que jamais persone n'entreprit un dessein plus difficile. Tout ce que j'ay pû faire jusques
icy, a esté de tromper Filidas & Amidor, leur faisant croire qu'il n'y a rien au monde qui
soit plus à eux que moy, & j'y suis si bien parvenu, qu'ils m'envoyerent prier de les
voir, & lors luy fit tout le discours de ce qui s'estoit passé entre eux. Mais, dit-il,
continuant son discours, quoy que j'y fusse allé en dessein de descouvrir à Diane combien je
suis à elle, si n'ay-je jamais osé, tant son respect a eu de force sur moy, qui me fait
desesperer de le pouvoir jamais, si ce n'est qu'une longue pratique m'en donne la hardiesse,
mais cela ne peut estre, sans que Filidas & Amidor s'en prennent garde : Si bien, ma sœur,
que pour vous dire l'estat où je suis, c'est presque en un desespoir. Callirée qui aimoit ce
frere plus que tout autre chose, ressentit sa peine si vivement, qu'apres y avoir quelque
temps pensé, elle luy dit. Voulez-vous, mon frere, qu'en ceste occasion je vous rende une
preuve de ma bonne volonté. Ma sœur, luy respondit-il, quoy que je n'en sois point en doute,
si est-ce que ny en cet accident, ny en tout autre, je n'en refuseray jamais de vous, car "les tesmoignages de ce que nous desirons
ne laissent de nous estre agreables, encor que d'ailleurs nous en soyons assurez".
Or
bien mon frere, luy dit-elle, puis que vous le voulez je vous rendray donc cestuy-cy, qui ne
sera pas petit, pour le hazard en quoy je me mettray : Et puis elle continua, vous sçavez la
ressemblance de nos visages, de nostre hauteur, & de nostre parole, & que si ce
n'estoit l'habit, ceux mesmes qui sont d'ordinaire avec nous, nous prendroient l'un pour
l'autre : Puis que vous croyez que le seul moyen de parvenir à vostre dessein, est de pouvoir
demeurer sans soupçon aupres de Diane, en pouvons nous trouver un plus aisé ny plus secret,
que de changer d'habits vous & moy, car vous estant pris pour fille, Filidas n'entrera
jamais en mauvaise opinion, quel sejour que vous fassiez pres de Diane, & moy revenant
vers Gerestan avec vos habits, luy feray entendre que Daphnis & Diane vous auront retenuë
par force : Et ne faut qu'inventer quelque bonne excuse pour avoir congé de mon mary pour les
aller voir, mais je ne sçay quelle elle sera, puis que comme vous sçavez il en est assez
difficile. Vrayement ma sœur, respondit Filandre, je n'ay jamais douté de vostre bon naturel,
mais à ceste heure il faut que j'advoüe, qu'il n'y eust jamais une meilleure sœur, & puis
qu'il vous plaist de prendre ceste peine, je vous supplie si je la reçois, d'accuser mon Amour
qui m'y force, & de croire que c'est le
seul moyen de conserver la vie à ce frere que vous aimez, & lors il l'embrassa avec tant
de recognoissance de l'obligation qu'il luy avoit, qu'elle devint plus desireuse de l'y
servir, qu'elle n'estoit pas auparavant. En fin, elle luy dit, Mon frere laissons toutes ces
paroles pour d'autres qui s'aiment moins, & voyons seulement de mettre la main à l'œuvre.
Pour le congé, dit-il, nous l'obtiendrons aisément, faignant que toute la bonne chere qui m'a
esté faite chez Filidas, n'a esté que pour l'intention qu'Amidor a de rechercher la niepce de
vostre mary ; & parce que ceste charge luy ennuye, je m'assure qu'il sera bien aise que
vous y alliez, luy faisant entendre que vous & Daphnis ensemble pourriez aisément traitter
ce mariage. Mais quel ordre mettrons-nous en nos cheveux, car les vostres trop longs, &
les miens trop courts, nous rapporteront bien de l'incommodité ? Ne vous souciez de cela, luy
dit-elle, pour peu que vous laissiez croistre les vostres ils seront assez grands pour vous
coiffer comme moy, & quant aux miens, je les coupperay comme les vostres. Mais luy dit-il,
ma sœur ne plaindrez-vous point vostre poil ? Mon frere, luy repliqua-elle, ne croyez point
que j'aye rien de plus cher que vostre contentement, outre que j'eviteray tant d'importunitez,
cependant que vous porterez mes habits, ne couchant point aupres de Gerestan, que s'il falloit
avec mon poil, ma peau, encores je ne ferois
point de difficulté de la coupper. A ce mot il l'embrassa, luy disant, que Dieu quelquefois la
delivreroit de ce tourment, & dés lors se resolurent d'effectuer leur dessein, &
Filandre pour ne perdre temps, à la premiere occasion qui luy sembla à propos, en parla à
Gerestan, luy representant ceste alliance si faisable & si avantageuse, que Gerestan s'y
laissa porter fort aisément. Et parce que Filandre vouloit donner loisir à ses cheveux de
croistre, il faignit d'aller donner quelque ordre à ses affaires, & qu'il seroit bien tost
de retour. Mais Filidas ne sceut plutost Filandre de retour que elle ne l'allast visiter,
accompagnée seulement d'Amidor, & n'en voulut partir sans le ramener vers nous, où il
demeura sept ou huit jours sans avoir plus de hardiesse de se declarer à moy que la premiere
fois.
Durant ce temps, pour monstrer combien il est malaisé de forcer longuement le naturel,
quoy que Filidas contrefist l'homme tant queelle pouvoit, si fust-elle contrainte de ressentir
les passions de femme, car les recherches & les merites de Filandre firent l'effait en
elle, qu'il desiroit qu'elles fissent en moy : Mais "Amour qui se plaist à rendre les
actions des plus advisez toutes contraires à leurs desseins"
, luy fit faire coup sur ce
qu'il visoit le moins. Ainsi voila la pauvre Filidas tant hors d'elle mesme, qu'elle ne
pouvoit vivre sans Filandre, & luy faisoit des recherches si apparantes, qu'il en
demeuroit tout estonné, & n'eust esté le
desir qu'il avoit de pouvoir demeurer pres de moy, il n'eust jamais souffert ceste façon de
vivre. En fin quand il jugea que ses cheveux estoient assez longs pour se coiffer, il retourna
chez Gerestan, & luy raconta qu'il avoit donné un bon commencement à leur affaire, mais
que Daphnis avoit jugé à propos avant qu'elle en parlast, qu'Amidor vist sa niepce en quelque
lieu, afin de sçavoir, si elle luy seroit agreable, & que le meilleur moyen estoit que
Callirée l'y conduist, qu'aussi bien ce seroit un commencement d'amitié qui ne pouvoit que
leur profiter. Gerestan qui ne desiroit rien avec tant de passion que d'estre deschargé de
ceste niepce, trouva ceste proposition fort bonne, & le commanda fort absolument à sa
femme, qui pour luy en donner plus de volonté fit semblant de ne le pas approuver beaucoup,
pour le commencement, mettant quelque difficulté à son voyage, & monstrant de partir
d'aupres de luy à regret, disant qu'elle sçavoit bien que telles affaires ne se manient pas
comme l'on veut, ny si promptement que l'on se le propose, & que cependant leurs affaires
domestiques n'en iroient pas mieux. Mais Gerestan, qui ne vouloit qu'elle eust autre volonté
que la sienne, s'y affectionna de sorte, que trois jours apres il la fit partir avec son frere
& sa niepce. La premiere journée elle alla coucher chez Filandre, où le matin ils
changerent d'habits, qui estoient si bien faits l'un pour l'autre, que ceux mesme qui les
accompagnoient n'y recognurent rien : &
faut que j'advoüe, que j'y fus deceuë comme les autres, n'y ayant entr'eux difference
quelconque que je pusse remarquer : Mais j'y pouvois estre bien aisément trompée, puis que
Filidas le fut, quoy qu'elle ne vist que par les yeux de l'Amour, qu'on dit avoir plus
penetrants qu'un linx, car soudain qu'ils furent arrivez, elle nous laissa la fainte Callirée,
je veux dire Filandre, & emmena la vraye dans une autre chambre pour se reposer, le long
du chemin son frere l'avoit instruite de tout ce qu'elle avoit à luy respondre, & mesme
l'avoit advertie des recherches qu'elle luy faisoit, qui ressembloient, disoit-il, à celles
que les personnes qui aiment ont accoustumé. Dequoy & l'un & l'autre estoit fort
scandalizé, & quoy que Callirée fust fort resoluë de supporter toutes ses importunitez
pour le contentement de son frere, si est-ce qu'elle qui croyoit Filidas estre homme, en avoit
tant d'horreur que ce n'estoit pas une foible contrainte que celle qu'elle se faisoit de luy
parler. Quant à nous, lors que nous fusmes retirées seules, Daphnis & moy fismes à
Filandre toutes les caresses, qu'entre femmes on a de coustume, je veux dire entre celles où
il y a de l'amitié & de la privauté, que ce Berger recevoit & rendoit avec tant de
transport, qu'il m'a depuis juré, qu'il estoit hors de soy-mesme : si je n'eusse esté bien
enfant peut-estre que ses actions me l'eussent fait recognoistre : & toutefois Daph nis ne s'en douta point, tant il se sçavoit
bien contrefaire. Et parce qu'il estoit des-ja tard apres le soupper, nous nous retirasmes à
part ce pendant que Callirée & Filidas se promenoient le long de la chambre : Je ne sçay
quant à moy quels furent leurs discours, mais les nostres c'estoient tant d'assurances
d'amitié, que Filandre me faisoit d'une si entiere affection, qu'il estoit aisé à juger que si
plutost & en autre habit il ne m'en avoit rien dit, il ne le falloit point blasmer de
deffaut de volonté, mais de hardiesse seulement. Pour moy j'essayois de luy en faire paroistre
de mesme, car le croyant fille, je pensois y estre obligée par sa bonne volonté, par son
merite, & par la proximité d'elle & de Daphnis. Dés lors Amidor, qui auparavant
m'avoit voulu du bien, commença à changer ceste amitié, & à aimer la fainte Callirée,
parce que Filandre qui craignoit que sa demeure ne despleust à ce jeune homme, faisoit tout ce
qu'il pouvoit pour luy complaire. La volage humeur d'Amidor, ne luy pût permettre de recevoir
ces faveurs sans devenir amoureux. Et cela je ne trouvay pas estrange, dautant que la beauté,
le jugement, & la courtoisie du Berger, qui ne démantoit en rien les perfections d'une
fille, ne luy en donnoient que trop de sujet. Voyez combien Amour est folastre, & à quoy
il passe son temps ! à Filidas qui est fille, il fait aimer une fille, & à Amidor un
homme, & avec tant de passion, qu'estant en par ticulier, ce seul sujet estoit assez suffisant de nous entretenir. Dieu sçait si
Filandre sçavoit faire la fille, & si Callirée contrefaisoit bien son frere, & s'ils
avoient faute de prudence à conduire bien chacun son nouvel Amant. La froideur dont Callirée
usoit envers moy estoit cause que Filidas n'en avoit point de soupçon, outre que son Amour
l'en empeschoit assez : & faut que je confesse que la voyant si fort se retirer à Filidas,
Daphnis & moy eusmes opinion que Filandre eust changé de volonté. Dont je recevois un
contentement extréme, pour l'amitié que je portois à sa sœur, sept ou huit jours s'escoulerent
de cette sorte, sans que personne en trouvast le temps trop long, parce que chacun avoit un
dessein particulier. Mais Callirée qui eut peur que son mary ne s'ennuyast de ce sejour,
sollicitoit son frere de me faire sçavoir son dessein, qu'il n'y avoit pas apparance que la
familiarité qui estoit des-ja entre luy & moy, me pûst permettre de refuser son service,
mais luy qui m'alloit tastant de tous costez, n'eust jamais la hardiesse de se declarer, &
pour abuser Gerestan, il la pria d'aller vers son mary en l'habit où elle estoit, & que
sans doute, il n'y recognoistroit rien, & qu'elle luy fist entendre que par l'advis de
Daphnis, elle avoit laissé Callirée chez moy, afin de traitter avec plus de loisir le mariage
d'Amidor & de sa niepce. Au commencement sa sœur s'estonna, car son mary estoit assez
fascheux. En fin vou lant en tout contenter
son frere, elle s'y resolut, & pour rendre ceste excuse plus vray-semblable, ils parlerent
à Daphnis du mariage d'Amidor, qu'elle rejetta assez loing pour plusieurs considerations
qu'elle leur mit en avant, mais sçachant qu'ils avoient pris ce sujet pour avoir congé de
Gerestan, qu'autrement ils n'eussent pû avoir, elle qui se plaisoit en leur compagnie me le
communiqua, & fusmes d'advis qu'il estoit à propos de faire semblant que ceste alliance
fust faisable, & sur cette resolution elle en escrivit à Gerestan, luy conseillant de
laisser sa femme pour quelque temps avec nous, afin que nostre amitié fust cause que
l'alliance s'en fist avec moins de difficulté, & qu'elle croyoit que toutes choses y
fussent bien disposées.
Avec ceste resolution Callirée ainsi revestuë, alla trouver son mary, qui déceu de
l'habit la prit pour son frere, & receut les excuses du sejour de sa femme, estant bien
aise qu'elle y fust demeurée pour ce sujet. Jugez, belles Bergeres, si je n'y pouvois pas bien
estre trompée, puis que son mary ne la pût recognoistre. Ce fut en ce temps que la bonne
volonté qu'il me portoit augmenta de sorte qu'il n'y eut plus moyen de la celer, quelle force
qu'il fist à soy mesme, "la pratique ayant cela de propre qu'elle rend ce qui est aimé plus
aimé, & plus hay ce que l'on trouve mauvais"
: Et recognoissant son impuissance, il
s'advisa de me persuader, qu'encor qu'il fust fille, il ne laissoit d'estre amoureux de moy, avec autant de passion &
plus encores que s'il eust esté homme, & le disoit si naïvement, que Daphnis qui m'aimoit
bien fort, disoit que jusques à ceste heure elle ne l'avoit jamais recognu, mais qu'il estoit
vray qu'elle aussi en estoit amoureuse, & ne le falloit pas trouver estrange, puis que
Filidas qui estoit homme, aimoit de sorte Filandre, que ce n'estoit rien moins qu'Amour, &
la dissimulée Callirée juroit qu'une des plus fortes occasions qui avoient contraint son frere
à s'en aller, estoit la recherche qu'il luy faisoit : Et me sceurent dire tant de raisons, que
je me laissay aysément persuader que cela estoit, me semblant mesme qu'il n'y avoit rien qui
me pûst importer. Ayant donc receu ceste fainte, elle ne faisoit plus de difficulté de me
parler librement de sa passion, mais toutefois comme femme, & parce qu'elle me juroit que
les mesmes ressentiments, & les mesmes passions que les hommes ont pour l'Amour, estoient
en elle, & que de les dire, luy estoit soulagement, bien souvent estant seules, &
n'ayant point cet entretien desagreable, elle se mettoit à genoux devant moy, & me
representoit ses veritables affections, & Daphnis mesme qui s'y plaisoit, quelquefois l'y
convioit.
Douze ou quinze jours s'escoulerent ainsi, avec tant de plaisir pour Filandre qu'il
m'a juré n'avoir jamais passé des jours plus heureux, quoy que ses desirs luy donnassent de
conti nuels mouvements, & cela fut cause
que augmentant de jour à autre en son affection, & se plaisant en ses pensers, bien
souvent il se retiroit seul pour les entretenir en son à-part, & parce que le jour il ne
vouloit nous esloigner, quelquefois la nuit, quand il pensoit que chacun dormoit, il sortoit
de sa chambre, & s'en alloit dans un jardin, où sous quelques arbres il passoit une partie
du temps en ses considerations, & parce que plusieurs fois il sortit de ceste sorte,
Daphnis s'en prit garde, qui couchoit en mesme chambre, & comme ordinairement on soupçonne
plutost le mal que le bien, elle eut opinion de luy & d'Amidor, pour la recherche que ce
jeune Berger luy faisoit : & pour s'en asseurer, elle veilla de sorte faignant de dormir,
que voyant sortir la fainte Callirée du lict, elle la suivit de si pres, qu'elle fut presque
aussi tost que ce jeune Berger, dans la basse court, n'ayant mis sur elle qu'une robe à la
haste, & le suivant pas à pas à la lueur de la Lune, elle le vid sortir de la maison, par
une porte mal fermée, & entrer dans un jardin, qui estoit sous les fenestres de ma
chambre, & passant jusques au milieu, le vid asseoir sous quelques arbres, & ayant les
yeux contre le ciel, ouït qu'il disoit fort haut.
Ainsi ma Diane surpasse,
En beauté les autres beautez,
Comme de
nuit la Lune efface,
De clarté les autres clartez.
Quoy que Filandre eust dit ces paroles assez haut, si est-ce que Daphnis n'en entre-ouït que quelques mots, pour
estre trop esloignée, mais prenant le tour un peu plus long, elle s'approcha de luy sans estre
veuë, le plus doucement qu'elle pût, quoy qu'il fust si attentif à son imagination, que quand
elle eust esté devant luy, il ne l'eust pas apperceuë, à ce que depuis il m'a juré. A peine
s'estoit elle mise en terre pres de luy, qu'elle l'ouït souspirer fort haut, & puis peu
apres d'une voix assez abatuë dire. Et pourquoy ne veut ma fortune que je sois aussi capable
de la servir, qu'elle est digne d'estre servie ? & qu'elle ne reçoive aussi bien les
affections de ceux qui l'aiment, qu'elle leur donne d'extresmes passions ? Ah Callirée, que
vostre ruse a esté pernicieuse pour mon repos, & que ma hardiesse est punie d'un
tres-juste supplice, Daphnis escoutoit fort attentivement Filandre, & quoy qu'il parlast
assez clairement, si ne pouvoit-elle comprendre ce qu'il vouloit dire, abusée de l'oppinion
qu'il fust Callirée : cela fut cause que luy prestant l'aureille, encores plus curieuse, elle
ouit que peu apres rehaussant la voix, il dit. Mais outrecuidé Filandre, qui pourra jamais
excuser ta faute, ou quel assez grand chastiment esgalera ton erreur ? Tu aymes ceste Bergere,
& ne voy tu pas qu'autant que sa beauté te le commande, autant te le deffend son
honnesteté ? combien de fois t'en ay-je adverty ? & si tu ne m'as voulu croire, n'accuse
de ton mal que ton imprudence. A ce mot sa langue se teut, mais ses yeux & ses souspirs en son lieu commencerent à
rendre tesmoignage quelle estoit la passion, dont il n'avoit pû descouvrir que si peu, &
pour se divertir de ses pensers, ou plus tost pour les continuer plus doucement, il se leva de
ce lieu, pour se promener comme de coustume, & si promptement, qu'il apperceut Daphnis,
quoy que pour se cacher elle se mist à la fuitte, mais luy qui l'avoit veuë, pour la
recognoistre, la poursuivit jusques à l'entrée d'un bois de coudriers, où il l'atteignit,
& pensant qu'elle eust descouvert tout ce qu'il avoit tenu si caché, demy en colere, il
luy dit. Et quelle curiosité, Daphnis, est celle-cy de me venir espier de nuit en ce lieu ?
C'est, respondit Daphnis en sousriant, pour apprendre de vous par finesse, ce que je n'eusse
sceu autrement, (& en cela elle pensoit parler à Callirée, n'ayant pas encore descouvert
qu'il fust Filandre). Et bien (reprit Filandre, pensant estre descouvert) quelle si grande
nouveauté y avez vous apprise ? Toute celle dit Daphnis que j'en voulois sçavoir. Vous voyla
donc, dit Filandre, bien satisfaite de vostre curiosité ? Aussi bien, respondit-elle, que vous
l'estes & le serez mal de vostre ruse car tout ce sejour pres de Diane, & toute ceste
grande affection que vous luy facites paroistre, ne vous rapporteront enfin que de l'ennuy,
& du desplaisir. O Dieux, dit Filandre est-il possible que je sois descouvert ! Ah
discrette Daphnis, puis que vous sçavez ainsi le sujet de mon sejour, vous avez bien entre vos mains, & ma vie & ma mort, mais si
vous vous ressouvenez de ce que je vous suis, & quels offices d'amitié vous avez receu de
moy, quand l'occasion s'en est presentée, je veux croire que vous aymerez mieux mon bien &
mon contentement, que non pas mon desespoir ny ma ruine. Daphnis pensoit encores parler à
Callirée, & avoit opinion que toute ceste crainte fust à cause de Gerestan, qui eust
trouvé mauvais (s'il en eust esté adverty) qu'elle fist cette office à son frere ; & pour
l'en assurer luy dit, tant s'en faut que vous ayez à redouter ce que je sçay de vos affaires,
que si vous m'en eussiez advertie, j'y eusse contribué, & tout le conseil, & toute
l'assistance que vous eussiez pû desirer de moy, mais racontes moy d'un bout à l'autre tout ce
dessein, afin que vostre franchise m'oblige plus à vous y servir, que la meffiance que vous
avez euë de moy ne me peut avoir offensée. Je le veux, dit-il, ô Daphnis, pourveu que vous me
promettiez de n'en rien dire à Diane, que je n'y consente. C'est un discours, respondit la
Bergere, qu'il ne luy faut pas faire mal à propos, son humeur estant peut-estre plus estrange
que vous ne croiriez pas en cela. C'est là mon grief dit Filandre, ayant dés le commencement
assez recognu que j'entreprenois un dessein presque impossible : Car d'abort que ma sœur,
& moy resolusmes de changer d'habit, elle prenant le mien, & moy le sien, je prevy
bien que tout ce qui m'en reüssiroit de plus
advantageux, seroit de pouvoir vivre plus librement quelques jours aupres d'elle, ainsi
dissimulé que si elle me recognoissoit pour Filandre. Comment, interrompit Daphnis toute
surprise, comment pour Filandre ? N'estes-vous pas Callirée ? Le Berger qui pensoit qu'elle
l'eust auparavant recognu, fut bien marry de s'estre descouvert si legerement, toutefois
voyant que la faute estoit faitte, & qu'il ne pouvoit plus retirer la parole qu'il avoit
proferée, pensa estre à propos de s'en prevaloir, & luy dit : Voyez Daphnis, si vous avez
occasion de vous douloir de moy, & de dire que je ne me fie pas en vous, puis que si
librement je vous descouvre le secret de ma vie : car ce que je viens de vous dire m'est de
telle importance, qu'aussi tost qu'autre que vous le sçaura, il n'y a plus d'esperance de
salut en moy : mais je veux bien m'y fier, & me remettre tellement en vos mains, que je ne
puisse vivre que par vous : sçachez donc Bergere, que vous voyez devant vous Filandre sous les
habits de sa sœur, & qu'Amour en moy, & la compassion en elle, nous a ainsi desguisez
; & apres luy alla racontant son extresme affection, la recherche qu'il avoit faitte
d'Amidor, & de Filidas, l'invention de Callirée à changer d'habits, la resolution d'aller
trouver son mary vestuë en homme, bref tout ce qui s'estoit passé en cet affaire, avec tant de
demonstration d'Amour, qu'encores qu'au commencement Daphnis se fust estonnée de la hardiesse
de luy & de sa sœur, si est- ce qu'elle en
perdist l'estonnement, quand elle recognut la grandeur de son affection, jugeant bien qu'elle
les pouvoit porter à de plus grandes folies. Et encore que si elle eust esté appellée à leur
conseil, lors qu'ils firent ceste entreprise, elle n'en eust jamais esté d'advis : toutefois
voyant comme l'effet en avoit bien reüssi, elle resolut de luy ayder en tout ce qui luy seroit
possible, & n'y espargner ny peine ny soing, ny artifice qu'elle jugeast despendre d'elle,
& le luy ayant promis avec plusieurs asseurances d'amitié, elle luy donna le meilleur
advis qu'elle pût, qui estoit de m'engager peu à peu en son amitié. Car disoit-elle, "l'Amour envers les femmes, est un de ces outrages, dont la parole offense plus que le coup.
C'est un ouvrage que nul n'a honte de faire, pourveu que le nom luy en soit caché".
De
sorte que j'estime ceux-là bien advisez, qui se font aymer à leurs Bergeres avant que de leur
parler d'Amour. Dautant qu'"Amour est un animal qui n'a rien de rude que le nom, estant
d'ailleurs tant agreable, qu'il n'y a personne qui s'en deplaise".
Et par ainsi pour
estre receu de Diane, il faut que ce soit sans le luy nommer, ny mesme sans qu'elle le voye,
& user d'une telle prudence qu'elle vous ayme, aussi tost qu'elle pourra sçavoir que vous
l'aimez d'Amour, car y estant embarquée, elle ne pourra par apres se retirer au port, encore
qu'elle voye quelque apparence de tourmente autour d'elle. Il me semble que jus ques icy vous vous y estes conduit avec une
assez grande prudence, mais il faut continuer. La fainte que vous avez faitte d'estre
amoureuse d'elle, encores que fille, est tres à propos, estant tres-certain que "toute
Amour qui est soufferte, en fin en conçoit une reciproque".
Mais il faut passer plus
outre. "Nous faisons aisément plusieurs choses qui nous sembleroient fort difficiles, si la
coustume ne nous les rendoit aysées. C'est pourquoy ceux qui n'ont pas accoustumé une viande,
la treuvent au commencement d'un goust fascheux, qui peu à peu se rend agreable par
l'usage".
Il faut que de là vous appreniez à rendre à Diane les discours amoureux plus
aisez, & que par la coustume, ce qui luy est si inaccoustumé, luy soit ordinaire, &
pour mieux y parvenir, il faut trouver quelque invention pour luy rendre agreable vostre
recherche, & que vous luy puissiez parler, encores que fille, aux mesmes termes que les
Bergers : Car "tout ainsi que l'aureille qui a accoustumé d'oüir la Musique, est capable
d'y plier mesme la voix, & la hosser, & baisser aux tons qui sont concordans, encor
que d'ailleurs on ne sçache rien en cet art. De mesme la Bergere qui oyt souvent les discours
d'un Amant, y plie les puissances de son ame, & encor qu'elle ne sçache point aymer, ne
laisse à se porter insensiblement aux ressentiments de l'amour"
: Je veux dire qu'elle
ayme la compagnie de ceste personne, en ressent l'esloignement, a pitié de son mal, & bref aime en effet sans y penser. Voyez vous,
Filandre, ne faictes pas vostre profit de ces instructions ailleurs, & ne croyez pas que
si je ne vous aymois, & n'avois pitié de vous, je vous descouvrisse ces secrets de
l'escole, mais recevez ce que je vous dis pour arrhes de ce que je desire faire pour vous.
Avec semblables paroles voiant que le jour approchoit, ils se retirerent dans le logis, non
pas sans se mocquer de l'Amour d'Amidor, qui le prenoit pour fille, & de raporter une
partie de ses discours pour en rire. Et s'estant sur le matin endormis en ceste resolution,
ils demeurerent bien tard au lict, pour se recompenser de la perte de la nuit, ce qui donna
commodité au jeune Amidor de les y surprendre, & n'eust esté que presque en mesme temps
j'entray dans leur chambre, je croy qu'il eust peut-estre recognu la tromperie, car s'estant
adressé au lict de la fainte Callirée, quoy qu'elle joüast bien son personnage, luy parlant
avec toute la modestie qu'il luy estoit possible, & luy montrant un visage severe pour luy
oster la hardiesse de ne se point hazarder, si est-ce que son affection l'eust peut-estre
licentié, & que ses mains indiscrettes eussent descouvert son sein. Mais à mon abort
Daphnis me pria de l'en empescher, & de les séparer, ce que je fis avec beaucoup de
contentement de Filandre, qui faignant de m'en remercier, me baisa la main avec tant
d'affection, que si je l'eusse tant soit peu soupçonné, j'eusse bien recognu, que
veritablement il y avoit de l'Amour. Apres
leur ayant donné le bon jour, je ramenay Amidor avec moy, afin qu'ils eussent le loisir de
s'abiller.
Et parce qu'ils avoient dessein de parachever ce qu'ils avoient proposé, incontinent
apres disner que nous estions retirez comme de coustume soubs quelques arbres, pour jouïr du
fraiz, encore qu'Amidor y fust, Daphnis jugea que l'occasion estoit bonne, estant bien aise
que ce fust mesme en sa presence, pour luy en oster tout soupçon, & que si à l'advenir il
l'oyoit par mesgarde parler quelquefois en homme, il ne le trouvast point estrange, faisant
donc signe à Filandre, afin qu'il aydast à son dessein, elle luy dit, Et qu'est-ce Callirée,
qui vous peut rendre muette en la presence de Diane. C'est respondit-il que j'allois en
moy-mesme faisant plusieurs souhaits, pour la volonté que j'ay de faire service à ma
maistresse, & entre autres un, que je n'eusse jamais pensé devoir desirer. Et quel
est-il ? interrompit Amidor. C'est continua Filandre, que je voudrois estre homme pour rendre
plus de service à Diane. Et comment, adjousta Daphnis, estes vous amoureuse d'elle ? Plus
respondit Filandre, que ne le sçauroit estre tout le reste de l'univers. J'aime donc mieux,
dit Amidor, que vous soyez fille, tant pour mon advantage, que pour celuy de Filidas. La
consideration de l'un, ny de l'autre, repliqua Filandre, ne me fera pas changer de desir. Et
quoy ? adjousta Daphnis, auriezvous opinion que Dia ne vous aymast davantage. Je le devrois ainsi esperer dit Filandre par les loix de
Nature, si ce n'est que comme en sa beauté elle en outrepasse les forces, qu'en son humeur
elle en desdaigne les ordonnances. Vous me croirez telle qu'il vous plaira (luy dis-je), si
vous fais-je serment veritable, qu'il n'y a homme au monde que j'ayme plus que vous. Aussi (me
repliqua-il) n'y a-il personne qui vous ayt tant voüé de service, mais ce bon heur ne me
durera que jusques à ce que vous aurez recognu mon peu de merite, ou que quelque meilleur
sujet se presente. Me croyez-vous (luy repliquay-je), si volage que vous me faictes. Ce n'est
pas (me respondit-il), que je croye en vous les imperfections de l'inconstance, mais je sçay
bien que j'en ay les causes pour les deffauts qui sont en moy. Le deffaut, luy dis-je, est
plustost de mon costé, & à ce mot je l'embrassay, & le baisay d'une aussi sincere
affection que s'il eust esté ma sœur. Dequoy Daphnis sousrioit en soy-mesme, me voyant si bien
abusée, surquoy Amidor nous interrompant, jaloux (comme je croy) de tous deux. Je pense,
dit-il, que c'est à bon escient, & que Callirée ne se mocque point. Comment, dit-il, me
moquer ? que le ciel me punisse plus rigoureusement qu'il ne chastia jamais parjure, s'il y
eust oncques Amour plus violente, ny plus passionnée que celle que je porte à Diane. Et si
vous estiez homme, adjousta Daphnis, sçauriez-vous bien user des paroles d'homme, pour declarer vostre passion. Encores, respondit-il,
que j'aye peu d'esprit, si est-ce que mon extresme affection ne me lairroit jamais muette en
semblable occasion. Et voyons, dit Amidor, si ce ne vous est peine, comme, belle Bergere, vous
vous démesleriez d'une telle entreprise. Si ma maistresse, dit Filandre, me le permet, je le
feray, avec promesse toutefois qu'elle m'accordera trois supplications que je luy feray. La
premiere, qu'elle me respondra à ce que je luy diray ; l'autre, qu'elle ne croira point estre
fainte, ce que soubs autre personne que de Callirée, je luy representeray, mais les recevra
comme tres-veritables, encores qu'impuissantes passions, & pour la fin, qu'elle ne
permettra que jamais autre que moi la serve en ceste qualité. Moy qui voyois que chacun y
prenoit plaisir, & aussi que veritablement j'aymois Filandre, sous les habits de sa sœur,
luy respondis, que pour la seconde & derniere demande elles luy estoient accordées, tout
ainsi qu'elle les sçauroit desirer, que pour la premiere, j'estois si peu accoustumée à faire
telles responses, que je m'assurois qu'elle y auroit peu de plaisir. Toutefois que pour ne la
desdire en rien, j'essayerois de m'en acquitter le mieux qu'il me seroit possible. A ce mot,
se relevant sur un genoux, parce que nous estions assis en rond, & me prenant une main, il
commença de cette sorte.
Je n'eusse jamais creu, belle maistresse, considerant en vous tant de perfections,
qu'il pûst estre permis à un mortel de vous aymer, si je n'eusse esprouvé en moy-mesme, qu'il est impossible de vous voir & ne vous
aimer point. Mais sçachant bien que le Ciel est trop juste pour nous commander une chose
impossible, j'ay tenu pour certain qu'il vouloit que vous fussiez aymée, puis qu'il permettoit
que vous fussiez veuë, & sur ceste creance j'ay fortifié de raisons la hardiesse que
j'avois euë de vous voir, & beny en mon cœur l'impuissance, qui m'a aussi tost sousmis à
vous, que mes yeux se sont tournez vers vous. Que si les loix ordonnent, que l'on rende à
chacun ce qui est sien, ne trouvez mauvais, belle Bergere, que je vous rende mon cœur, puis
qu'il vous est tellement acquis, que si vous le refusez, je le desadvoüe pour estre mien. A ce
mot il se teut, pour ouyr ce que je luy respondrois, mais avec une façon, que s'il n'eust
point eu l'habit qu'il portoit, mal-aisément eust-on pû douter qu'il ne le dit à bon escient,
& pour ne contrevenir à ce que je luy avois promis, je luy fis telle response. Berger, si
les loüanges que vous me donnez estoient veritables, je croirois peut-estre ce que vous me
dittes de vostre affection, mais sçachant bien que ce sont flatteries, je ne puis croire que
le reste ne soit dissimulation. C'est trop blesser vostre jugement, me dit-il, que de douter
de la grandeur de vostre merite, mais c'est avec semblables excuses que vous avez accoustumé
de refuser les choses que vous ne voulez pas, si puis-je avec verité jurer par nostre Dieu
Pan, & vous sçavez bien que je ne me
parjure pas, que vous ne refuserez jamais rien qui vous soit donné de meilleure, ny plus
entiere volonté. Je sçay bien, luy respondis-je, que les Bergers de ceste contrée, ont
accoustumé d'user de plus de paroles, où il y a moins de verité, & qu'ils tiennent entre
eux pour chose tres-averée, que les Dieux n'escoutent, ny ne punissent jamais les faux
serments des Amoureux. Si c'est un vice particulier de vos Bergers, dit-il, je m'en remets à
vostre cognoissance : mais moy qui suis estranger ne dois participer à leur honte, puis que je
ne fais pas à leur faute, & toutefois par vos paroles mesmes plus cruelles, il faut que je
retire quelque satisfaction pour moy, car encor que les Dieux ne punissent les serments des
Amoureux, si je ne le suis pas, comme il semble que vous doutiez, les Dieux ne lairront pas de
m'envoyer le chastiment de parjure, & s'ils ne le font, vous serez contrainte d'advoüer,
que n'estant point chastié, je ne suis donc point menteur, & que si je suis menteur, &
ne suis point chastié, il faut que vous confessiez que je suis Amant. Et par ainsi, de quelque
costé que vostre bel esprit se veuille tourner, il ne sçauroit des-avouër, qu'il n'y a point
de beauté en la terre, ou Diane est belle, & que jamais beauté n'a esté aymée, ou la
vostre l'est de ce Berger, qui est à vos genoux, & qui en cet estat implore le secours de
toutes les graces pour en retirer une de vous, qu'il croit meriter, si une parfaitte Amour a
jamais eu du merite. Si je suis belle,
repliquay-je, je m'en remets aux yeux qui me voyent sainement : mais que vous ne soyez parjure
& dissimulée, & il faut Callirée, que je die que l'assurance dont vous me parlez en
homme, me fait resoudre à ne croire jamais aux paroles, puis qu'estant fille, vous les sçavez
si bien déguiser. Et pourquoy Diane, dit-il lors en sousriant, interrompez-vous si tost les
discours de vostre serviteur ? vous estonnez vous qu'estant Callirée, je vous parle avec tant
d'affection ? ressouvenez-vous qu'il n'y a impuissance de condition qui m'en fasse jamais
diminuer, tant s'en faut, ce sera plutost ceste occasion qui la conservera, & plus
violente, & eternelle, puis qu'il n'y a rien qui diminuë tant l'ardeur du desir, que la
jouïssance de ce qu'on desire, & cela ne pouvant estre entre nous, vous serez jusques à
mon cercueil tousjours aymée, & moy tousjours Amante. Et toutefois si Tiresias, apres
avoir esté fille, devint homme, pourquoy ne puis-je esperer que les Dieux me pourroient bien
autant favoriser, si vous l'aviez agreable ? Croyez-moy, belle Diane, puis que les Dieux ne
font jamais rien en vain, qu'il n'y a pas apparance qu'ils ayent conceu en moy une si
parfaitte affection, pour m'en laisser vainement travailler, & que si la nature m'a fait
naître fille, que mon Amour extresme me peut bien rendre telle, que ce ne soit point
inutilement. Daphnis qui voyoit que ce discours s'alloit fort esgarant, & qu'il estoit
dangereux, que cet Amant se laissast
transporter à dire chose qui le fist descouvrir par Amidor, l'interrompit, en luy disant,
C'est sans doute Callirée, que vostre Amour ne sera point esprise inutilement tant que vous
servirez ceste belle Bergere, non plus que le flambeau ne se consume pas en vain, qui esclaire
à ceux qui sont dans la maison, car tout le reste du monde n'estant que pour servir ceste
belle, vous aurez fort bien employé vos jours, quand vous les aurez passez en son service.
Mais changeons de discours, dit Amidor, car voicy venir Filidas, qui ne prendroit nullement
plaisir à les ouïr, encore que vous soyez fille, & presque à mesme temps Filidas arriva,
qui nous fit toutes lever pour le salüer. Mais Amidor qui aimoit passionnément la fainte
Callirée, lors que sa cousine arriva, prit le temps si à propos, que s'esloignant avec
Filandre un peu de la trouppe, & la prenant sous les bras, & voyant que personne ne
les pouvoit ouyr, commença de luy parler ainsi. Est-il possible, belle Bergere, que les
paroles que vous venez de tenir à Diane soient veritables, ou bien si vous les avez dittes
seulement pour monstrer la beauté de vostre esprit ? Croyez Amidor, luy respondit-il, que je
ne suis point mensongere, & que jamais je ne dis rien plus veritablement, que l'assurance
que je luy ay faite de mon affection, que si en quelque chose j'ay manqué à la verité, ç'a
esté pour en avoir dit le moins que j'en ressens : mais en cela je dois estre excusée, puis qu'il n'y a point d'assez bonnes paroles
pour le pouvoir dire comme je le conçois : A quoy il respondit avec un grand souspir. Puis que
cela est, belle Callirée, malaisément puis-je croire que vous ne recognoissiez beaucoup mieux
l'affection que l'on vous porte, puis que vous ressentez les mesmes coups dont vous blessez,
que non point celles qui en sont du tout ignorantes, & cela sera cause que je n'iray point
recherchant d'autres paroles pour vous declarer ce que je souffre pour vous, ny d'autres
raisons pour excuser ma hardiesse, que celles dont vous avez usé parlant à Diane, &
seulement j'adjousteray ceste consideration, afin que vous cognoissiez la grandeur de mon
affection : Que si le coup qui ne se void, se doit juger selon la force du bras qui le donne ;
la beauté de Diane, dont vous ressentez la blessure, estant beaucoup moindre que la vostre,
doit bien avoir fait moindre effort en vous que la vostre en moy : Et toutefois si vous
l'aimez avec tant de violence, considerez comment Amidor doit estre traitté de Callirée, &
quelle doit estre son affection, car il ne sçauroit la vous declarer que par la comparaison de
la vostre. Berger, luy respondit-il, si la cognoissance que vous avez euë de l'amitié que je
porte à Diane, vous a donné la hardiesse de me parler de ceste sorte, il faut que je supporte
le supplice que mon inconsideration merite, ayant parlé si ouvertement devant vous, mais aussi deviez-vous avoir esgard, qu'estant fille
je ne pouvois luy tenant ces discours offenser son honnesteté, & si faites bien vous en me
parlant ainsi, qui ay un mary qui ne supporteroit pas avec patience cet outrage s'il en estoit
adverty. Mais outre cela, puis que vous parlez de Diane, à qui veritablement je me suis
entierement donnée : encor faut-il que je vous die, que si vous voulez que je mesure vostre
affection à la mienne, selon les causes que nous avons d'aimer, je ne croiray pas que vous en
ayez beaucoup, puis que ce que vous nommez beauté en moy, n'est de nulle qualité sensible
aupres de la sienne. Belle Bergere, luy dit Amidor, je n'ay jamais creu que l'on vous pûst
offenser en vous aimant, mais puis que cela est, j'avoüe que je merite chastiment, & que
je suis prest à le recevoir tout tel que vous me l'ordonnerez, il est vray que vous devez
ensemble vous resoudre à joindre au mesme supplice, tout celuy que je pourray meriter, en vous
aimant le reste de ma vie, car il est impossible que je vive sans vous aimer : Et ne croyez
point que le mescontentement de Gerestan m'en puisse jamais divertir, celuy qui ne craint, ny
les hazards, ny la mort mesme, ne redoutera jamais un homme : Mais quant à ce qui vous touche,
j'advouë que j'ay failly en faisant quelque comparaison de vous à Diane, estant sans doute mal
proportionnée de son costé, il est vray que ce n'a pas esté comme de chose esgale, mais comme du moindre au plus grand : & ayant
eu opinion que ce que vous ressentiez vous donroit plus de cognoissance de ma peine, j'ay
commis ceste erreur, en laquelle si vous me pardonnez, je proteste de ne retomber jamais.
Filandre qui m'aimoit à bon escient, & qui avoit eu opinion qu'Amidor en fist de mesme,
eust malaisément supporté d'ouyr parler de moy avec tant de mespris, s'il n'eust eu dessein de
descouvrir ce qui en estoit, mais desirant de s'en esclaircir, & luy semblant d'en avoir
rencontré une fort bonne occasion, il eut tant de puissance sur soy-mesme, que sans luy en
faire semblant, il luy dit. Comment est-il possible, Amidor, que vostre bouche profere des
paroles que vostre cœur desment si fort ? Pensez-vous que je ne sçache pas bien que vous
dissimulez, & dés long temps vostre affection est toute pour Diane ? Mon affection ?
repliqua-il comme surpris, que jamais personne ne me puisse aimer, si j'ayme autre Bergere que
vous, je ne dis pas qu'autrefois je n'aye esté de ses amis, mais son humeur inégale tantost
toute de feu, tantost toute de glace m'en a tellement retiré, qu'à cette heure elle m'est
indifferente. Et comment, dit Filandre, m'osez vous parler ainsi, puis que je sçay qu'en
verité elle vous a aimé & vous aime encores ? Je ne veux pas nier, dit Amidor, qu'elle ne
m'ait aimé. Et continua-il en sous-riant, je ne jurerois pas qu'elle ne m'aime encores, mais
si ferois bien qu'elle n'est point aimée de
moy, & que je luy en laisse tout le soucy. Ce qu'Amidor disoit en cela estoit bien selon
son humeur : car c'estoit sa vanité ordinaire, de vouloir qu'on creust qu'il eust plusieurs
belles fortunes, & à ceste occasion avoit accoustumé de se rendre à dessein si familier de
celles qu'il conversoit, que quand il s'en retiroit, il pouvoit presque par ses sousris &
niant froidement, faire croire tout ce qu'il vouloit d'elles. A ce coup Filandre recognut bien
son artifice, & n'eust esté qu'il craignoit de se descouvrir, il se sentit tellement
touché de mon offense, que je crois qu'il l'eust repris de mensonge, si ne pût-il s'empescher
de luy respondre assez aigrement. Vrayement Amidor, vous estes le plus indigne Berger, qui
pratique parmy les bonnes compagnies. Vous avez le courage de parler de ceste sorte de Diane,
à qui vous montrez tant d'amitié, & à qui vous avez tant d'obligation ? & que pouvons
nous esperer, qui n'approchons en rien à ses merites : puis que ny ses perfections, ny son
amitié, ny vostre alliance ne vous peuvent attacher la langue ? Quant à moy j'advoüe que vous
estes la plus dangereuse personne qui vive, & qui voudra avoir du repos, doit tascher de
vous esloigner comme une maladie tres contagieuse. A ce mot il le quitta, & nous vint
retrouver, le visage tant enflammé de colere, que Daphnis cognut bien qu'il estoit offensé
d'Amidor, qui estoit demeuré si estonné de cette separation, qu'il ne sçavoit ce qu'il avoit à faire. Depuis le soir Daphnis s'enquit
de Filandre, de leurs discours, & parce qu'elle m'aimoit, & jugeoit que cela ne
pouvoit que beaucoup accroistre l'amitié que je portois à la fainte Callirée, dés le matin
elle me le raconta avec tant d'aspreté contre Amidor, & si avantageusement pour Filandre,
qu'il faut advoüer que depuis je ne me pûs si aisément deffendre de l'aimer, lors que je le
recognus, me semblant que sa bonne volonté m'y obligeoit. Mais Daphnis qui sçavoit bien que si
je l'aimois alors c'estoit pour le croire Callirée, le conseilloit ordinairement de se
descouvrir à moy, qu'elle croyoit bien qu'au commencement je le rejetterois, & m'en
fascherois, mais qu'en fin toutes choses se remettroient, & que de son costé elle y
travailleroit de sorte, qu'elle esperoit en venir à bout. Mais elle ne pût avoir d'assez
fortes persuasions pour luy en donner le courage, qui fit resoudre Daphnis de le faire elle
mesme sans qu'il le sçeust, prevoyant bien que Gerestan voudroit ravoir sa femme, & cette
finesse auroit esté inutile.
En ceste resolution un jour qu'elle me trouva seule, apres quelques discours assez
ordinaires : Mais que sera-ce en fin, dit-elle, de ceste folle de Callirée, je croy en verité
que vous luy ferez perdre l'entendement : car elle vous aime si passionnément, que je ne croy
pas qu'elle puisse vivre. Si Filidas va un jour coucher hors de ceans, & que vous puissiez
sortir une nuit de vostre chambre, il faut
que vous la voyez en l'estat où je l'ay trouvée plusieurs fois, car presque toutes les nuits
qui sont un peu claires, elle les passe dans le jardin, & se plaist de sorte en ses
imaginations, que je ne la puis retirer qu'à force de ses resveries. Je voudrois bien, luy
respondis-je, luy pouvoir rapporter du soulagement, mais que veut-elle de moy ? ne luy
rends-je pas amitié pour amitié ? ne la luy fay-je pas paroistre par toutes mes actions ?
manque-je à quelque sorte de courtoisie, ou de devoir envers elle ? Cela est vray, mais, me
repliqua-elle, si vous aviez ouy ses discours, je ne croy pas qu'elle ne vous fist compassion,
& vous supplie que sans qu'elle le sçache, vous la veniez escouter une nuict. Je le luy
promis fort librement, & luy dis que ce seroit bien tost, car Filidas m'avoit dit le soir
auparavant, qu'elle vouloit visiter Gerestan & faire amitié avec luy.
Quelques jours apres Filidas selon son dessein emmenant Amidor avec luy, partit pour
aller voir Gerestan, ayant resolu de ne revenir de sept ou huit jours, afin de lui faire
paroistre plus d'amitié, & ce sejour nous vint fort à propos, car s'il eust esté en la
maison, malaisement luy eussions nous pû cacher le trouble en quoy nous fusmes. Or le mesme
jour du départ, Filandre suivant sa coustume, ne manqua pas de descendre au jardin à moytié
desabillée,lors qu'elle creut que chacun estoit endormy. Au contraire Daphnis qui s'estoit
couchée la premiere, aussi tost qu'elle le vid
sortir, se depescha de me le venir dire, & me mettant hastivement une robe dessus, je la
suivis assez viste, jusques à ce que nous fusmes dans le jardin : Mais lors qu'elle eut
remarqué où il estoit, elle me fit signe d'aller au petit pas apres elle. Et quand nous nous
fusmes approchées de sorte que nous le pouvions ouyr, nous nous assismes en terre, &
incontinant apres j'ouys qu'il disoit. Mais à quoy toute ceste patience ? à quoy tous ces
dilayemens ? ne faut-il pas que tu meures sans secours, ou que tu descouvres ta blessure au
Chirurgien qui la peut guerir ? Et là s'arrestant pour quelque temps, il reprenoit ainsi avec
un grand souspir : Ne dis-tu pas, ô facheuse crainte, qu'elle nous bannira de sa presence ?
& qu'elle nous ordonnera une mort desesperée ? Et bien si nous mourons, ne nous sera-ce
pas beaucoup de soulagement d'abreger une si miserable vie que la nostre, & mourant
satisfaire à l'offense que nous aurons faite ? Et quant au bannissement s'il ne nous vient
d'elle, le pouvons nous éviter de Gerestan, de qui l'impatience ne nous lairra guiere
davantage icy ? Que si toutefois nous obtenons un plus long sejour de cet importun, & que
la mort ne nous vienne du courroux de la belle Diane, helas ! la pourrons nous eviter de la
violence de nostre affection ? Que faut-il donc que je fasse ? Que je luy die ? Ah ! je ne
l'offenseray jamais s'il m'est possible. Le luy tairay-je ? Et pourquoy le taire, puis
qu'aussi bien ma mort luy en donra une bien
prompte cognoissance. Quoy donc je l'offenseray ? Ah ! l'outrage & l'amitié ne vont jamais
ensemble. Mourons donc plutost : Mais si je consens à ma mort ne luy fais-je pas perdre le
plus fidele serviteur qu'elle ait jamais eu ? & puis est-il possible qu'en adorant on
puisse offenser ? Je le luy diray donc, & en mesme temps luy découvriray l'estomac, afin
que le fer plus aisément punisse mon erreur, si elle le veut. Voila, luy diray-je, où demeure
le cœur de cet infortuné Filandre, qui sous les habits de Callirée, au lieu d'acquerir vos
bonnes graces, a rencontré vostre courroux, vengez-vous & le punissez, & soyez
certaine que si la vengeance vous satisfait : le supplice luy en sera tres-agreable.
Belles Bergeres, quand j'ouys parler Filandre de ceste sorte, je ne sçay ce que je
devins, tant je fus surprise d'estonnement : Je sçay bien que je m'en voulus aller, afin de ne
voir plus ce trompeur, tant pleine de despit que j'en tremblois toute : Mais Daphnis pour
achever entierement sa trahison, me retint par force, & parce (comme je vous ay dit) que
nous estions fort pres du Berger, au premier bruit que nous fismes il tourna la teste, &
croyant que ce ne fust que Daphnis, il s'y en vint, mais quand il m'apperceut, & qu'il
creut que je l'avois ouy. O Dieux ! dit-il, quel supplice effacera ma faute ? Ah ! Daphnis, je
n'eusse jamais attendu cette trahison de vous. Et à ce mot s'en alla courant par le jardin
comme une per sonne insensée, quoy qu'elle
l'appellast deux ou trois fois par son nom : mais craignant d'estre ouye de quelqu'autre,
& plus encore que le desespoir ne fst faire à Filandre quelque chose de mal à propos en sa
personne, elle me laissa seule & se mit à le suivre, me disant toute en colere en partant.
Vous verrez, Diane, que si vous traittez mal Filandre, peut-estre vous ruinerez vous de sorte,
que vous en ressentirez le plus grand desplaisir. Si je fus estonnée de cet accident, jugez-le
belles Bergeres, puis que je ne sçavois pas mesme m'en retourner. En fin apres avoir repris un
peu mes esprits, je cherchay de tant de costez, que je revins en ma chambre, où m'estant
remise au lit toute tremblante, je ne pûs clorre l'œil de toute la nuit.
Quant à Daphnis elle chercha tant Filandre, qu'en fin elle le rencontra plus mort que
vif, & apres l'avoir tancé de n'avoir sceu se prevaloir d'une si favorable occasion, &
toutefois l'avoir assuré que je n'estois point si estonnée de cet accident que luy, elle le
remit un peu, & le rassura en quelque sorte, non point toutefois tellement que le
lendemain il eust la hardiesse de sortir de sa chambre. Moy d'autre costé infiniment offensée
contre tous deux, je fus contrainte de tenir le lit, pour ne donner cognoissance de mon
desplaisir à ceux qui estoient autour de nous, & particulierement à la niepce de
Gerestan : Mais de bonne fortune elle n'estoit pas plus spirituelle que de raison, de sorte
que nous luy cachasmes aisément ce mauvais
mesnage, ce qui nous eust esté presque impossible, & mesme à Filandre, autour duquel elle
demeuroit ordinairement. Daphnis ne se trouva pas peu empeschée en ceste occasion, car au
commencement je ne pouvois la recevoir en ses excuses. En fin elle me tourna de tant de
costez, & me sceut tellement déguiser ceste action, que je luy promis d'oublier le
desplaisir qu'elle m'avoit fait, mais que pour Filandre je ne le verrois jamais. Et croy qu'il
s'en fust allé sans me voir, ne me pouvant supporter courroucée, n'eust esté le danger où il
craignoit que Callirée tombast, car elle avoit à faire à un mary, qui estoit assez fascheux.
Ce fut ceste consideration qui le retint, mais toutefois sans bouger du lit, faignant d'estre
malade, & cependant cinq ou six jours se passerent sans que je le voulusse voir, quelle
raison que Daphnis me pûst alleguer pour luy ; & n'eust esté que je fus advertie que
Filidas revenoit & Callirée aussi, je ne l'eusse veu de longtemps. Mais la crainte que
j'eus que Filidas ne s'en prist garde, & que ce qui estoit si secret ne fust divulgué par
toute la contrée, me fit resoudre à le voir, mais avec condition, qu'il ne me feroit point de
semblant de ce qui s'estoit passé, n'ayant pas assez de force sur moy, pour m'empescher de ne
donner quelque cognoissance de mon desplaisir. Il le promit & le tint, car à peine
osoit-il tourner les yeux à moy, & quand il le faisoit, c'estoit avec une certaine
soubmission, qui ne m'asseuroit pas peu de son extréme Amour. Et de fortune, incontinant apres que j'y fus entrée, Filidas, Amidor, &
le dissimulé Filandre arriverent dans la chambre, de qui les fenestres fermées nous donnerent
assez bonne commodité de cacher nos visages. Filandre avoit adverty sa sœur de tout ce qui luy
estoit advenu, & cela avoit esté cause que le sejour de Filidas n'avoit pas esté si long
qu'il en avoit fait dessein, car elle faignant que son frère estoit malade, les contraignit de
retourner.
Mais ce discours, par sa longueur seroit trop ennuyeux, si je n'abregeois toutes nos
petites querelles. Tant y a que Callirée ayant sceu comme toutes choses estoient passées,
quelquesfois les tournant en gausseries, d'autrefois cherchant des apparances de raison, sceut
de sorte se servir de son bien dire, estant mesme aidée de Daphnis, qu'enfin je consentis au
sejour de Filandre, jusqu'à ce que les cheveux fussent revenus à sa sœur, cognoissant bien que
ce seroit la ruiner & moy aussi, si je precipitois davantage son retour. Et il advint
(comme elle avoit fort bien preveu) que durant le temps que ce poil demeura à croistre,
l'ordinaire conversation du Berger, qui en fin ne m'estoit point desagreable, & la
cognoissance de la grandeur de son affection, commencerent à me flatter de sorte, que de
moy-mesme j'excusois sa tromperie ; considerant de plus le respect & la prudence dont il
s'y estoit conduit. Si bien qu'avant qu'il pûst partir, il obtint ceste declaration qu'il
avoit tant desirée, à sçavoir que j'oubliois
sa tromperie, & que ne sortant point des termes de son devoir, j'aimerois sa bonnne
volonté, & la cherirois pour son merite ainsi que je devrois. La cognoissance qu'il me
donna de son contentement, ayant ceste assurance de moy, me rendit bien aussi assurée de son
affection, que peu auparavant son desplaisir m'en avoit fait certaine, car il fut tel qu'à
peine le pouvoit-il dissimuler. Cependant que nous estions en ces termes, Filidas de qui
l'Amour s'alloit tousjours augmentant, ne pût en couvrir davantage la grandeur, de sorte
qu'elle resolut de tenter tout à fait le dissimulé Filandre. Avec ce dessein la trouvant à
propos un jour qu'elles se promenoient ensemble dans une touffe d'arbres, qui fait l'un des
quarrez du jardin, elle luy parla de ceste sorte, apres avoir esté longuement interditte. Et
bien Filandre, sera-il vray que quelle amitié que je vous puisse faire paroistre, je ne sois
point assez heureux pour estre aimé de vous ? Callirée luy respondit : Je ne sçay Filidas
quelle plus grande amitié vous me demandez, ny comment je vous en puis rendre davantage, si
vous mesmes ne m'en donnez les moyens, Ah ! dit-elle, si vostre volonté estoit telle que la
mienne la desire, je le pourrois bien faire : Jusqu'à ce que vous m'ayez esprouvée, pourquoy
voulez-vous douter de moy ? Ne sçavez-vous pas, dit Filidas, que l'extréme desir est tousjours
suivy du doute ? jurez moy que vous ne me manquerez point d'amitié, & je vous declareray peut-estre chose dont vous serez bien
estonné. Callirée fut un peu surprise ne sçachant ce qu'elle vouloit dire, toutefois pour en
sçavoir la conclusion elle luy respondit : Je vous jure Filidas tout ainsi que vous me le
demandez, & de plus que je ne pourray jamais vous rendre tesmoignage de bonne volonté que
je ne le fasse. A ce mot pour remerciement, & presque par transport, Filidas la prenant
par la teste, la baisa avec tant de vehemence, que Callirée en rougit, & le repoussant
toute en colere, luy demanda quelle façon estoit celle-là. Je sçay, respondit alors Filidas,
que ce baiser vous estonne, & que mes actions jusques icy vous auront peut-estre fait
soupçonner quelque chose d'estrange de moy, mais si vous voulez avoir la patience de
m'escouter, je m'assure que vous en aurez plutost pitié que mauvaise opinion. Et lors
reprenant du commencement jusques au bout, elle luy fit entendre le procés qui avoit esté
entre Phormion, & Celion nos peres, l'accord qui fut fait pour l'assoupir, & en fin
l'artifice de son pere à le faire eslever comme un homme, encor qu'il fust fille. Bref, nostre
mariage, & tout ce que je viens de vous raconter, & puis continua de ceste sorte. Or
ce que je veux de vous pour satisfaction de vostre promesse, c'est que recognoissant l'extréme
affection que je vous porte, vous me receviez pour vostre femme, & je feray espouser Diane
à mon cousin Amidor, que mon pere avoit expressément eslevé dans sa maison pour ce sujet. Et là dessus elle adjousta tant de
paroles pour la persuader, que Callirée estonnée plus que je ne vous sçaurois dire, eut le
loisir de revenir à soy, & luy respondre, que sans mentir il luy avoit raconté de grandes
choses, & telles que malaisément les pourroit-elle croire, si elle ne les assuroit d'autre
façon que par paroles. Elle alors se déboutonnant se découvrit le sein : L'honnesteté, luy
dit-elle, me deffend de vous en montrer davantage, mais cela, ce me semble vous doit suffire.
Callirée alors pour avoir le loisir de se conseiller avec nous, fit semblant d'en estre fort
aise, mais qu'elle avoit des parens desquels elle esperoit tout son avancement, & sans
l'advis desquels, elle ne feroit jamais une resolution de telle importance, & sur tout,
qu'elle la supplioit de tenir ceste affaire secrette, car la divulgant ce ne seroit que donner
sujet à plusieurs de parler, & qu'elle l'assuroit dés lors, que quand il n'y resteroit que
sa volonté, elle luy donroit cognoissance de sa bonne volonté. Avec semblables propos elles
finirent leur promenoir, & revindrent au logis, où de tout le jour Callirée n'osa nous
accoster, de peur que Filidas n'eust opinion qu'elle nous en parlast, mais le soir elle
raconta à son frere tous ces discours, & puis tous deux allerent trouver Daphnis, à
laquelle ils les firent entendre. Jugez si l'estonnement fut grand, mais quel qu'il pûst
estre, le contentement de Filandre le surpassoit de beaucoup, luy semblant que le Ciel luy
offroit un tres-grand acheminement à la
conclusion de ses desirs. Le matin Daphnis me pria d'aller voir la fainte Callirée, & la
vraye demeura aupres de Filidas, afin qu'elle ne s'en doutast. Dieu sçait quelle je devins
quand je sceus tout ce discours : Je vous jure que j'estois si estonnée, que je ne sçavois si
ce n'estoit point un songe. Mais ce fut le bon que Daphnis se plaignoit infiniment de moy, que
je le luy eusse si longuement celé, & quel serment que je luy fisse, que je n'en avois
rien sceu jusques à l'heure, elle ne me vouloit point croire si enfant, car j'avois des-ja
quinze ou seize ans, & lors que je luy disois que je pensois que tous les hommes fussent
comme Filidas, elle se tuoit de rire de mon ignorance. En fin nous resolusmes, de peur que
Bellinde ne voulust disposer de moy à sa volonté, ou que Filidas ne me fist quelque surprise
pour Amidor, qu'il ne falloit rien faire à la volée & sans y bien penser, car dés lors par
la sollicitation de Daphnis & de Callirée, je promis à Filandre de l'épouser. Et cela fut
cause que reprenant ses habits, apres avoir assuré Filidas, qu'il alloit pour en parler à ses
parens, il se retira avec sa sœur vers Gerestan, qui ne prit jamais garde à ceste ruze. Depuis
ce temps il fut permis à Filandre de m'écrire, car envoyant d'ordinaire de ses nouvelles à
Filidas, j'avois tousjours de ses lettres, & si finement, que ny elle, ny Amidor ne s'en
apperceurent jamais.
Or, belles Bergeres, jusques icy ceste recherche ne m'avoit guiere rapporté
d'amertume, mais, helas ! c'est ce qui s'en
ensuivit qui m'a tant fait avaler d'absinthe, que jusqu'au cercueil il ne faut pas que
j'espere de gouster quelque douceur. Il avint pour mon malheur, qu'un estranger passant par
ceste contrée me vid endormie à la fontaine des Sicomores, où la fraicheur de l'ombrage, &
le doux gazoüillis de l'onde m'avoient sur le haut du jour assoupie. Luy, que la beauté du
lieu avoit attiré pour passer l'ardeur du midy, n'eust plustost jetté l'œil sur moy, qu'il y
remarqua quelque chose qui luy plust, Dieux quel homme, ou plustost quel monstre estoit-ce !
Il avoit le visage reluisant de noirceur, les cheveux racourcis & meslez comme la laine de
nos moutons, quand il n'y a qu'un mois ou deux qu'on les a tondus. La barbe à petits bouquets
clairement espanchée autour du menton, le nez aplaty entre les yeux & rehaussé & large
par le bout, la bouche grosse, les lévres renversées, & presque fenduës soubs le nez, mais
rien n'estoit si estrange que ses yeux, car en tout le visage il n'y paroissoit rien de blanc,
que ce qu'il en descouvroit quand il les roüoit felons dans la teste. Ce bel Amant me fut
destiné par le Ciel, pour m'oster à jamais toute volonté d'aimer : car estant ravy à me
considerer, il ne pût s'empescher (transporté comme je croy de ce nouveau desir) de
s'approcher de moy pour me baiser. Mais parce qu'il estoit armé, & à cheval, le bruit
qu'il fit m'esveilla, & si à propos qu'ainsi qu'il estoit prest de se baisser pour
satisfaire à sa volonté, j'ouvris les yeux,
& voyant ce monstre si pres de moy, premierement je fis un grand cry, puis luy portant les
mains au visage, le heurtay de toute ma force, lui qui estoit à moitié panché, n'attendant pas
ceste deffense, fut si surpris, que le coup le fit balancer, & de peur qu'il eut comme je
pense, de choir sur moy, il ayma mieux tomber de l'autre costé, si bien que j'eus loisir de me
lever, je ne croy pas que s'il m'eust touchée je ne fusse morte de frayeur, car figurez vous,
que tout ce qui est de plus horrible, ne sçauroit en rien approcher à l'horreur de son visage
espouventable. J'estois des-ja bien esloignée, quand il se releva, & voyant qu'il ne me
sçavoit attaindre, parce qu'il estoit armé assez pesamment, & que la peur m'attachoit des
ayles aux pieds, il sauta promptement sur son cheval, & à toute course me suivoit, lors
qu'estant presque hors d'haleine, la pauvre Filidas, qui assez pres de là entretenoit
Filandre, qui nous estoit venu voir, & qui s'estoit endormy en luy parlant, ayant ouy ma
voix, courut à moy, & voyant que ce cruel me poursuivoit avec l'espée nuë à la main, car
la colere de sa cheutte luy avoit effacé toute Amour, elle s'opposa genereusement à sa furie,
me faisant paroistre par ce dernier acte, qu'elle m'avoit autant aymée que son sexe le luy
permettoit, & d'abort luy prit la bride du cheval ; dont ce barbare offensé, sans nul
esgard de l'humanité, luy donna de l'espée sur le bras, de telle force qu'il le luy détacha du corps, & elle à mesme
temps de douleur mourut, & tomba entre les pieds de son cheval, qui broncha si lourdement
que son maistre eut assez d'affaire à s'en depestrer. Et parce que Filidas en mourant fit un
grand cry, nommant fort haut Filandre : luy qui estoit aupres l'oüit, & la voyant en si
piteux estat, en eut un extresme desplaisir : mais plus encores quand il vid ce barbare
s'estant desmeslé de son cheval, me courre apres l'espée en la main ; & moy comme je vous
disois, & de peur, & de la course que j'avois faite, tant hors d'haleine que je ne
pouvois presque mettre un pied devant l'autre. Que devint ce pauvre Berger ! je ne croy pas
que jamais tigre à qui les petits ont esté desrobez, lors qu'elle voit ceux qui les emportent
s'eslançast plus legerement apres eux, que le courageux Filandre apres ce cruel. Et parce
qu'il estoit chargé d'armes qui l'empeschoient de courre, il l'attaignit assez tost, &
d'abort luy cria, cessez chevalier, cessez d'outrager davantage celle qui merite mieux d'estre
adorée, & parce qu'il ne s'arrestoit point, ou fust que pour estre en furie il n'oyoit
point sa voix, ou que pour estre estranger, il n'entendoit point son langage, Filandre mettant
une pierre dans sa fronde, la luy jetta d'une si grande impetuosité, que le frappant à la
teste, sans les armes qu'il y portoit, il n'y a point de doute qu'il l'eust tué de ce coup,
qui fut tel, que l'estranger s'en aboucha, mais se relevant incon tinent, & oubliant la colere qu'il avoit contre moy, s'adressa
tout en furie contre Filandre, qui se trouva si pres qu'il ne pût eviter le coup mal-heureux
qu'il luy donna dans le corps, n'ayant à la main que sa houlette pour toute deffense.
Toutefois se voyant le glaive de son ennemy si avant, sa naturelle generosité, luy donna tant
de force, & de courage, qu'au lieu de reculer, il s'avança, & s'enfonçant le fer dans
l'estomach jusques aux gardes, il luy planta le bout ferré de sa houlette entre les deux yeux,
si avant qu'il ne l'en pûst plus retirer, qui fust cause que la luy laissant ainsi attachée,
il le saisit à la gorge, & de mains & de dents paracheva de le tuer. Mais helas ce fut
bien une victoire cherement acheptée, car ainsi que ce barbare tomba mort d'un costé, Filandre
n'ayant plus de force, se laissa choir de l'autre, toutefois si à propos que tombant à la
renverse l'espée qu'il avoit au travers du corps, heurta de la pointe contre une pierre, &
la pesanteur du corps la fit ressortir de la playe. Moy qui de temps en temps tournois la
teste pour voir si ce cruel m'atteignoit point encores, vis bien au commencement, que Filandre
le couroit, & dés lors une extresme frayeur me saisit. Mais helas ! quand je le vis blessé
si dangereusement, oubliant toute sorte de crainte, je m'arrestay, mais quand il tomba la
frayeur de la mort ne me pût empescher de courre vers luy, & aussi morte presque que luy,
me jettay en terre, l'appellant toute esplorée par son nom, il avoit des-ja perdu beau coup de sang, & en perdoit à toute heure
davantage par les deux costez de sa playe, & voyez quelle force a une amitié, moy qui ne
sçaurois voir du sang sans esvanouïr, j'eus bien alors le courage de luy mettre mon mouchoir a
sa playe pour empescher le cours du sang, & rompant mon voile, luy en mettre autant de
l'autre costé. Ce petit soulagement luy servit de quelque chose, car luy ayant mis la teste en
mon giron, il ouvrit les yeux, & reprit la parole. Et me voyant toute couverte de larmes
il s'efforça de me dire. Si jamais j'ay esperé une fin plus favorable que celle-cy, je prie le
ciel, belle Bergere, qu'il n'ait point de pitié de moy. Je voyois bien que mon peu de merite,
ne me pourroit jamais faire attaindre au bon heur desiré, & je craignois qu'en fin le
desespoir ne me contraint à quelque furieuse resolution contre moy-mesme. Les Dieux qui
sçavent mieux ce qui nous faut que nous ne le sçavons desirer, ont bien cognu que n'ayant
vescu depuis si long temps que pour vous, qu'il falloit aussi que je mourusse pour vous. Et
jugez quel est mon contentement, puis que je meurs non seulement pour vous, mais encores pour
vous conserver la chose du monde que vous avez la plus chere, qui est vostre pudicité. Or ma
maistresse, puis qu'il ne me reste plus rien pour mon contentement, qu'un seul point, par
l'affection que vous avez recognuë en Filandre, je vous supplie de me le vouloir accorder,
afin que ceste ame heureu se entierement,
puisse vous aller attendre aux champs Elisiens, avec ceste satisfaction de vous. Il me dit ces
paroles à mots interrompus & avec beaucoup de peine, & moy qui le voiois en cet estat,
pour luy donner tout le contentement qu'il pouvoit desirer, luy respondis : Amy les Dieux
n'ont point fait naistre en nous une si belle & honneste affection, pour l'esteindre si
promptement, & pour ne nous en laisser que le regret : J'espere qu'ils vous donneront
encores tant de vie, que je pourray vous faire cognoistre que je ne vous cede point en amitié,
non plus que vous ne le faites à personne en merites. Et pour preuve de ce que je vous dy,
demandez seulement tout ce que vous voudrez de moy, car il n'y a rien que je vous puisse ny
veuille refuser. A ces derniers mots, il me prit la main, & se l'approchant de la bouche,
je baise, dit-il, ceste main, pour remerciement de la grace que vous me faittes, & lors
tournant les yeux au ciel, ô Dieux, dit-il, je ne vous requiers qu'autant de vie qu'il m'en
faut pour l'accomplissement de la promesse que Diane me vient de faire. Et puis adressant sa
parole à moy, avec tant de peine, qu'à peine pouvoit-il proferer les mots, il me dit ainsi :
Or ma belle maistresse escoutez donc ce que je veux de vous ; puis que je ne ressens l'aigreur
de la mort, que pour vous, je vous conjure par mon affection, & par vostre promesse, que
j'emporte ce contentement hors de ce monde, que je puisse dire que je suis vostre mary, & croyez si je le reçois, que mon
ame ira tres-contente en quel lieu qu'il luy falle aller, ayant un si grand tesmoignage de
vostre bonne volonté. je vous jure, belles Bergeres, que ces paroles me toucherent si
vivement, que je ne sçay comme j'eus assez de force à me soustenir, & croy quant à moy que
ce fut la seule volonté que j'avois de luy complaire, qui m'en donna le courage, cela fut
cause qu'il n'eust pas plutost finy sa demande, que luy retendant la main, je luy dits,
Filandre, je vous accorde ce dont vous me requerez, & vous jure devant tous les Dieux,
& particulierement devant les divinitez qui sont en ces lieux, que Diane se donne à vous,
& qu'elle vous reçoit & de coeur & d'ame pour son mary, & en disant ces mots,
je le baisay : Et moy, me dit-il, je vous reçoy, ma belle maistresse, & me donne à vous,
pour jamais tres-heureux & content, d'emporter ce glorieux nom de mary de Diane. Helas ce
mot Diane, fut le dernier qu'il profera, car m'ayant les bras au col, & me tirant à luy
pour me baiser, il expira laissant ainsi son esprit sur mes levres : Quelle je devins, le
voyant mort, jugez-le, belles Bergeres, puis que veritablement je l'aymois. Je tombe abouchée
sur luy, sans poulx, & sans sentiment, & de telle sorte esvanoüie que je fus emportée
chez moy, sans que je revinsse. O Dieux que j'ay ressenty vivement ceste perte, & recognu
estre plus que veritable ce que tant de fois
il m'avoit predit, que je l'aimerois davantage apres sa mort, que durant sa vie. Car j'ay
depuis conservé si vive sa memoire en mon ame, qu'il me semble qu'à toute heure je l'ay devant
mes yeux, & que sans cesse il me dit, que pour n'estre ingratte, il faut que je l'ayme.
Aussi fais-je, ô belle ame, & avec la plus entiere affection qu'il se peut, & si où tu
es, on a quelque cognoissance de ce qui se fait ça bas, reçoy, ô cher amy, ceste volonté,
& ces larmes que je t'offre pour tesmoignage, que Diane aymera jusques au cercueil son
cher Filandre.
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LE
SEPTIESME
LIVRE D'ASTREE.
Astrée pour interrompre les tristes paroles de Diane, mais belle Bergere, luy
dit-elle, qui estoit ce miserable qui fut cause d'un si grand desastre ? Helas, dit-elle, que
voulez-vous que je vous en die ? c'estoit un ennemy qui n'estoit au monde que pour estre cause
de mes eternelles larmes. Mais encor, respondit Astrée, ne sçeut-on jamais quel homme
c'estoit ? On nous dit, respondit-elle, quelque temps apres, qu'il venoit de certains païs
barbares, outre un destroit (je ne sçay si je le sçauray bien nommer) qui s'appelle les
coulonnes d'Hercule, & le sujet qui le fit venir de si loing pour mon mal-heur, estoit que
devenu amoureux en ces contrées-là, sa dame luy avoit commandé de chercher toute l'Europe,
pour sçavoir s'il y en avoit quelqu'autre aussi belle qu'elle, & s'il venoit à rencontrer
quelque Amant qui voulust maintenir la beau
té de sa maistresse, il estoit obligé de combattre contre luy, & luy en envoyer la teste,
avec le portraict, & le nom de la Dame. Helas ! que plust aux Dieux que j'eusse esté moins
prompte à m'en fuïr, lors qu'il me poursuivoit pour me tuer, afin que par ma mort j'eusse
empesché celle du pauvre Filandre, à ces paroles elle se mit à pleurer avec une telle
abondance de larmes, que Phillis pour la divertir, changea de propos, & se levant la
premiere : Nous avons, dit-elle, demeuré trop longuement assises, il me semble qu'il seroit
bon de se promener un peu. A ce mot elles se leverent toutes trois, & s'en allerent du
costé de leurs hameaux, car aussi bien estoit-il tantost temps de disner. Leonide, qui estoit
(comme je vous ay dit) aux escoutes, ne perdoit pas une seule parole de ces Bergeres, &
plus elle oyoit de leurs nouvelles, & plus elle en estoit desireuse. Mais quand elle les
vid partir sans avoir parlé de Celadon, elle en fust fort faschée, toutefois sous l'esperance
qu'elle eut, que demeurant ce jour avec elles, elle en pourroit descouvrir quelque chose,
& aussi que des-ja elle en avoit fait le dessein ; lors qu'elle les vid un peu esloignées,
elle sortit de ce buisson ; & faisant un peu de tour, se mit à les suivre ; car elle ne
vouloit pas qu'elles pensassent qu'elle les eust ouyes. De fortune Phillis se tournant du
costé d'où elles venoient, l'apperceut assez loing & la monstrant à ses compagnes, elles
s'arresterent toutes trois, & voyant qu'elle venoit à elles, pour luy rendre le devoir que sa condition meritoit, elles tournerent en
arriere, & estant plus pres la saluerent, & Leonide toute pleine de courtoisie, apres
leur avoir rendu leur salut, s'addressant à Diane luy dit : Sage Diane, je veux estre
aujourd'huy vostre hostesse, pourveu qu'Astrée & Phillis soient de la compagnie, car je
suis partie ce matin de chez Adamas mon oncle, en dessein de passer tout ce jour avec vous,
pour cognoistre si ce que l'on m'a dit de vostre vertu Diane, de vostre beauté Astrée, &
de vostre merite Phillis, respond à la renommée qui est divulguée de vous. Diane voyant que
ses compagnes s'en remettoient à elle, luy respondit, Grande Nymphe, il seroit peut-estre
meilleur pour nous que vous eussiez seulement nostre cognoissance, par le rapport de la
renommée, puis qu'elle nous est tant advantageuse : Toutefois puis qu'il vous plaist de nous
faire cet honneur, nous le recevrons, comme nous sommes obligées de recevoir avec reverence
les graces qu'il plaist au Ciel de nous faire : & à ces paroles elles la mirent entre
elles, & la menerent au hameau de Diane, où elle fust receuë d'un si bon visage, &
avec tant de civilité, qu'elle s'estonnoit comme il estoit possible qu'entre les bois, &
les pasturages des personnes tant accomplies fussent eslevées. L'apres-disnée se passa entre
elles, en plusieurs devis & en des demandes que Leonide leur faisoit : & entre autre,
elle s'enqueroit qu'estoit devenu un Berger
nommé Celadon, qui estoit fils d'Alcippe. Diane respondit qu'il y avoit quelque temps qu'il
s'estoit noyé dans Lignon. Et son frere Lycidas, dit-elle, est-il marié ? Non point encor dit
Diane, & ne croy pas qu'il en ayt beaucoup de haste, car le desplaisir de son frere luy
est encor trop vif en la memoire. Et par quel mal-heur, adjousta Leonide, se perdit-il ? Il
voulut, dit Diane, secourir cesste Bergere qui y estoit tombée avant que luy : & lors elle
monstra Astrée. La Nymphe qui sans en faire semblant prenoit garde aux actions d'Astrée,
voyant qu'à ceste memoire elle changeoit de visage, & que pour dissimuler ceste rougeur,
elle mettoit la main sur les yeux, cognut bien qu'elle l'aimoit à bon escient, & pour en
descouvrir davantage, continua : Et n'en a on jamais retrouvé le corps ? Non dit Diane, &
seulement son chappeau fut recognu, qui s'estoit arresté à quelques arbres que le courant de
l'eau avoit desracinez. Phillis qui cognut que si ce discours continuoit plus outre, il
tireroit les larmes des yeux de sa compagne, qu'elle avoit des-ja beaucoup de peine à retenir,
afin de l'interrompre ; Mais grande Nymphe, luy dit-elle, quelle bonne fortune pour nous, a
esté celle qui vous a conduitte en ce lieu. A mon abort dit Leonide je la vous ay ditte : ç'a
seulement esté pour avoir le bien de vostre cognoissance, & pour faire amitié avec vous,
desirant d'avoir le plaisir de vostre compagnie. Puis que cela est, reprit Phillis, si vous le trouvez bon, il seroit à propos de sortir
comme de coustume à nos exercices accoustumez, & par ainsi vous auriez plus de
cognoissance de nostre façon de vivre, & mesmes si vous nous permettez d'user devant vous
de la franchise de nos villages. C'est, dit Leonide, dequoy je voulois vous requerir, car je
sçay que la contrainte n'est jamais agreable, & je ne viens pas icy pour vous desplaire.
De ceste sorte Leonide prenant Diane d'une main & Astrée de l'autre, elles sortirent,
& avec plusieurs discours parvindrent jusques à un bois, qui s'alloit estendant jusques
sur le bort de Lignon, & là pour avoir plus d'humidité s'espaisissoit davantage &
rendoit le lieu plus champestre. A peine furent-elles assises, qu'elles ouyrent chanter assez
pres de là, & Diane fut la premiere qui en recognut la voix, & se tournant à Leonide.
Grande Nymphe, luy dit-elle, prendrez vous plaisir d'ouïr discourir un jeune Berger, qui n'a
rien de vilageois que le tiltre, car ayant tousjours esté nourry dans les grandes villes,
& parmy les personnes civilisées, il ressent moins nos bois que toute autre chose. Et qui
est-il, respondit Leonide ? c'est repliqua Diane, le Berger Sylvandre, qui n'est parmy nous
que depuis peu de jours. Et de quelle famille est-il ? dit la Nymphe. Il seroit bien mal-aisé,
adjousta Diane, de le vous pouvoir dire : car il ne sçait luy mesme qui est son pere ny sa
mere, & a seulement quelque legere cognoissance qu'ils sont de Forests, & à ceste occasion, lors qu'il a pû, il y
est revenu avec resolution de n'en plus partir, & à la verité nostre Lignon y perdroit
beaucoup, s'il s'en alloit : car je ne crois pas que de long temps il y vienne Berger plus
accomply. Vous le loüez trop, respondit la Nymphe, pour ne me donner point envie de le voir,
allons nous en l'entretenir. S'il nous apperçoit, dit Diane, & qu'il ayt oppinion de ne
nous point estre ennuyeux, il ne faillira pas de venir bien tost à nous : & il advint
comme elle le disoit, car de fortune le Berger qui s'alloit promenant les apperceut, &
tourna incontinent ses pas vers elles, & apres les avoir saluées, parce qu'il ne
cognoissoit point Leonide, il faisoit semblant de ne vouloir continuer son chemin, lors que
Diane luy dit. Est-ce ainsi, Sylvandre que l'on vous a enseigné la civilité dans les villes,
d'interrompre une si bonne compagnie, pour ne luy rien dire. Le Berger, luy respondit en
sousriant. Puis que j'ay erré en vous interrompant, moins je continueray en ceste faute :
& moindre ce me semble, sera mon erreur. Ce n'est pas respondit Diane, ce qui vous faisoit
si tost partir d'icy, mais plustost que vous n'y avez rien trouvé qui merite de vous y
arrester, toutefois si vous tournez la veuë à ceste belle Nymphe, je m'assure que si vous avez
des yeux, vous ne croirez pas d'en pouvoir trouver davantage ailleurs. Ce qui attire quelque
chose, repliqua Sylvandre, doit avoir quelque sympathie avec elle, de sorte qu'il ne vous doit point sembler estrange, n'y en
ayant point entre tant de merites, & mes imperfections, que je n'aye point ressenty cet
attrait, que vous me reprochez. Vostre modestie, interrompit Leonide, vous fait mettre ceste
antipathie entre nous, mais la croyez vous au corps ou en l'ame ? pour les corps vostre
visage, & le reste qui se voit, de vous, vous le deffend ; si c'est en l'ame, il me semble
que si vous en avez une raisonnable, elle n'est point differante des nostres. Sylvandre cognut
bien qu'il n'avoit pas à parler avec des Bergeres, mais avec une personne qui estoit bien plus
relevée, qui le fit resoudre de luy respondre avec des raisons plus fermes qu'il n'avoit pas
accoustumé entre les Bergers, & ainsi il luy dit. Le prix, belle Nymphe, qui est en toutes
les choses de l'univers ne se doit pas prendre pour ce que nous en voyons, mais pour ce à quoy
elles sont propres. Car autrement l'homme qui est le plus estimé seroit le moindre, puis qu'il
n'y a animal qui ne le surpasse en quelque chose particuliere ; l'un en force, l'autre en
vistesse, l'autre en veuë, l'autre en ouye, & semblables privileges du corps : mais quand
on considere que les Dieux ont fait tous ces animaux pour servir à l'homme, & l'homme pour
servir aux Dieux, il faut avoüer que les Dieux l'ont jugé estre davantage. Et par ceste
raison, je veux dire, que pour cognoistre le prix de chacun, il faut regarder à quoy les Dieux
s'en servent, car il n'y a pas apparence
qu'ils ne sçachent bien la valeur de chasque chose. Que si nous en faisons ainsi de vous &
de moy, qui ne dira que les Dieux auroient une grande mescognoissance de nous, si estant egaux
en merite, ils se servoient de vous d'une Nymphe, & de moy, d'un Berger ? Leonide loüa en
elle mesme beaucoup le gentil esprit du Berger, qui soustenoit si bien une mauvaise cause,
& pour luy donner occasion de continuer, elle luy dit : Quand cela seroit recevable pour
mon regard, toutefois pourquoy est-ce que ces Bergeres ne vous eussent pû arrester, puis que
selon ce que vous dittes, elles doivent avoir ceste sympathie avec vous ? Sage Nymphe,
respondit Silvandre, "la moindre cede tousjours à la plus grande partie"
: où vous
estes, ces Bergeres en doivent faire de mesme. Et quoy, adjousta Diane, desdaigneux Berger,
nous estimez vous si peu ? Tant s'en faut, respondit Silvandre, que c'est pour vous trop
estimer, que j'en parle ainsi, car si j'avois mauvaise opinion de vous, je ne dirois pas que
vous fussiez une partie de ceste grande Nymphe, puis que par là, je ne vous rends point son
inferieure, sinon qu'elle merite d'estre aymée, & respectée pour sa beauté, pour ses
merites, & pour sa condition, & vous pour vos beautez & merites. Vous vous joüez
Silvandre, respondit Diane, si veux-je croire que j'en ay assez pour obtenir l'affection d'un
honneste Berger, & cela elle le disoit, parce qu'il estoit si esloigné de toute Amour,
qu'entre elles, elles le nommoient
l'insensible : & elle estoit bien ayse de le faire parler. A quoy il respondit, Vostre
creance sera telle qu'il vous plaira, si m'advoüerez vous, que pour cet effet il vous deffaut
une des principales parties. Et laquelle ? dit Diane. La volonté, repliqua-il, car vostre
volonté est si contraire à cet effet, Que, dit Phillis en l'interrompant, jamais Silvandre ne
le fut davantage à l'Amour. Le Berger l'oyant parler, se retira vers Astrée, disant que l'on
luy faisoit supercherie, & que c'estoit l'outrager que de se mettre tant contre luy.
L'outrage, dit Diane, s'adresse tout à moy, car ceste Bergere me voyant aux mains avec un si
fort ennemy, faisant un sinistre jugement de mon courage & de ma force, m'a voulu aider.
Ce n'est pas, dit-il, en cela belle Bergere qu'elle vous a offensée, car elle eust eu trop peu
de jugement, si elle n'eust creu vostre victoire certaine ; mais c'est que me voyant desja
vaincu, elle a voulu vous en desrober l'honneur en essayant de me donner un coup sur la fin du
combat, mais je ne sçay comme elle l'entend : car si vous ne vous en meslez plus, je vous
assure qu'elle n'aura pas si aisément ceste gloire, que elle pense. Phillis qui de son naturel
estoit gaye, & qui ce jour avoit resolu de faire passer le temps à Leonide, luy respondit,
avec un certain hausser de teste : Il est bon là Silvandre, que vous ayez opinion que de vous
vaincre soit quelque chose de desirable ou d'honorable pour moy. Moy, dis-je, qui mettrois
ceste victoire entre les moindres que
j'obtins jamais. Si ne la devez-vous pas tant mespriser, dit le Berger, quand ce ne seroit que
pour estre la premiere. "Autant, repliqua Phillis, qu'il y a d'honneur d'estre la premiere
en ce qui a du merite, autant y a-il de la honte en ce qui est au contraire."
Ah !
Bergere, interrompit Diane, ne parlez point ainsi de Silvandre : car si tous les Bergers qui
sont moins que luy devoient estre mesprisez, je ne sçay qui seroit celuy de qui il faudroit
faire cas. Voila Diane, respondit Phillis, les premiers coups dont vous le surmontez, sans
doute il est à vous. Car "c'est la coustume de ces esprits hagards & farouches, de se
laisser surprendre aux premiers attraits, dautant que n'ayant accoustumé telles faveurs, ils
les reçoivent avec tant de goust, qu'ils n'ont point de resistance contre-elles."
Phillis
disoit ces paroles en se mocquant, si advint-il toutefois que ceste gratieuse deffense de
Diane, fit croire au Berger d'estre obligé à la servir par les loix de la courtoisie. Et dés
lors les perfections de Diane, & ceste opinion conceurent dans le coeur du Berger ce germe
d'Amour, que le temps & la pratique accreurent, comme nous dirons cy apres. Ceste dispute
dura quelque temps entre ces Bergeres, avec beaucoup de contentement de Leonide ; qui admiroit
leur gentil esprit. Phillis en fin se tournant au Berger, luy dit, Mais à quoy servent tant de
paroles, s'il est vray que vous soyez tel, venons à la preuve, & me dittes quel le Bergere fait particulierement estat de vous ?
celle, respondit le Berger, de qui vous me voyez faire estat particulierement. Vous voulez
dire, adjousta Phillis, que vous n'en recherchez point, mais cela procede de faute de courage.
Plustost, repliqua Silvandre, de faute de volonté, & puis continuant : Et vous qui me
mesprisez si fort, dittes nous quel Berger est-ce qui vous aime si particulierement ? Tous
ceux qui ont de l'esprit & du courage, respondit Phillis : Car "celuy qui void ce qui
est aymable sans l'aimer, a faute d'esprit ou de courage".
Ceste raison, dit Silvandre,
vous oblige donc de m'aimer, ou accuse en vous de grands deffaux, mais ne parlons point si
generalement, & particularisez nous quelqu'un qui vous aime. Alors Phillis avec un visage
grave & severe : Je voudrois bien, dit-elle, qu'il y en eust d'assez témeraires pour
l'entreprendre. C'est donc, adjousta Silvandre, faute de courage. Tant s'en faut, respondit
Phillis, c'est faute de volonté. Et pourquoy s'escria Silvandre, voulez-vous que l'on croye
que ce soit plutost en vous faute de volonté qu'en moy ? Il ne seroit pas mauvais, dit la
Bergere, que les actions qui vous sont bien seantes me fussent permises, trouveriez-vous à
propos que je courusse, luittasse, ou sautasse comme vous faites ? Mais c'est trop disputer
sur un mauvais sujet, il faut que Diane y mette la conclusion, & voyez si je ne m'assure
bien fort de la justice de ma cause, puis que je prends un juge par tial. Je la seray tousjours, respondit Diane, pour la raison qui
me sera cognuë. Or bien continua Phillis, quand les paroles ne peuvent verifier ce que l'on
soustient, n'est on pas obligé d'en venir à la preuve. C'est sans doute, respondit Diane.
Condamnez donc ce Berger, reprit Phillis, à rendre preuve du merite qu'il dit estre en luy,
& qu'à ceste occasion il entreprenne de servir & d'aimer une Bergere de telle sorte,
qu'il la contraigne d'advoüer qu'il merite d'estre aimé, que s'il ne le peut, qu'il confesse
librement son peu de valeur. Leonide & les Bergeres trouverent ceste proposition si
agreable, que d'une commune voix il y fut condamné. Non pas, dit Diane en sousriant, qu'il
soit contraint de l'aimer : Car "en Amour la contrainte ne peut rien, & faut que sa
naissance procede d'une libre volonté"
: mais j'ordonne bien qu'il la serve & honore
ainsi que vous dittes. Mon juge, respondit Silvandre, quoy que vous m'ayez condamné sans
m'ouyr, si ne veux-je point appeller de vostre sentence : mais je requiers seulement, que
celle qu'il me faudra servir, merite, & sçache recognoistre mon service. Silvandre,
Silvandre, dit Phillis, parce que le courage vous deffaut, vous cherchez des eschapatoires,
mais si vous en osteray-je bien tost tous les moyens, par celle que je vous proposeray, car
c'est Diane, puis qu'il ne luy manque, ny esprit pour recognoistre vostre merite, ny merites
pour vous donner vo lonté de la servir. Quant
à moy, respondit Silvandre, j'y en recognois plus que vous ne sçauriez dire, pourveu que ce ne
soit point profaner ses beautez de les servir par gageure. Diane vouloit respondre & se
fust excusée de cette courvée, mais à la requeste de Leonide & d'Astrée, elle y consentit,
avec condition toutefois que cet essay ne dureroit que trois mois. Ceste recherche estant
doncques ainsi arrestée, Silvandre se jettant à genoux, baisa la main à sa nouvelle
maistresse, comme pour faire le serment de fidelité, & puis se relevant. A ceste heure,
dit-il, que j'ay receu vostre ordonnance, ne me permettez-vous pas, belle maistresse, de vous
proposer un tort qui m'a esté fait. Et Diane, luy respondit, qu'il en avoit toute liberté. Il
reprit ainsi : Si pour avoir parlé trop avantageusement de mes merites contre une personne qui
me mesprisoit, j'ay justement esté condanné à en faire la preuve, pourquoy ceste altiere de
Phillis, qui a beaucoup plus de vanité que moy, & qui mesme est cause de toute ceste
dispute, ne sera-elle condannée à en rendre un semblable tesmoignage. Astrée sans attendre ce
que respondroit Diane ; dit qu'elle tenoit ceste requeste pour si juste, qu'elle s'assuroit
qu'elle luy seroit accordée, & Diane en ayant demandé l'advis de la Nimphe, & voyant
qu'elle estoit de mesme opinion, condanna la Bergere ainsi qu'il l'avoit requis. Je
n'attendois pas, dit Phillis, une sentence plus favorable ayant telles parties, mais bien, que faut-il que je fasse ? Que vous
acqueriez, dit Silvandre, les bonnes graces de quelque Berger. Cela, dit Diane, n'est pas
raisonnable : Car jamais la raison ne contrarie au devoir, Mais j'ordonne qu'elle serve une
Bergere, & que tout ainsi que vous, elle soit obligée de s'en faire aimer, & que celuy
de vous deux qui sera moins aimable, au gré de celles que vous servirez, soit contraint de
ceder à l'autre. Je veux donc, dit Phillis, servir Astrée. Ma sœur, respondit-elle, il semble
que vous doutiez de vostre merite, puis que vous cherchez œuvre faicte, mais il faut que ce
soit ceste belle Diane, non seulement pour les deux raisons que vous avez alleguées à
Silvandre, qui sont ses merites & son esprit : Mais outre cela, qu'elle pourra plus
équitablement juger du service de l'un & de l'autre, si c'est à elle seule que vous vous
adressiez. Ceste ordonnance sembla si équitable à chacun, qu'ils l'observerent apres avoir
tiré serment de Diane, que sans esgard d'autre chose que de la verité, les trois mois estant
finis, elle en feroit le jugement. Il y avoit du plaisir à voir ceste nouvelle sorte d'Amour,
car Phillis faisoit fort bien le serviteur, & Silvandre en faignant le devint à bon
escient, ainsi que nous dirons cy apres : Diane d'autre costé sçavoit si bien faire la
maistresse, qu'il n'y eust eu personne qui n'eust creu que c'estoit à bon escient. Lors qu'ils
estoient sur ce discours, & que Leonide en elle mesme jugeoit ceste vie pour la plus heureuse de toutes, ils virent venir du
costé du pré deux Bergeres, & trois Bergers, qui à leurs habits monstroient d'estre
estrangers, & lors qu'ils furent un peu plus pres, Leonide qui estoit curieuse de
cognoistre les Bergers & Bergeres de Lygnon par leur nom, demanda qui estoient ceux-cy : A
quoy Phillis respondit, qu'ils estoient estrangers, & qu'il y avoit quelques mois qu'ils
estoient venus de compagnie, que quant à elle, elle n'en avoit autre cognoissance ; Alors
Silvandre reprit qu'elle perdoit beaucoup de ne les cognoistre pas plus particulierement, car
entr'autre il y en avoit un nommé Hylas de la plus agreable humeur qu'il se peut dire, dautant
qu'il aime, disoit-il, tout ce qu'il void, mais il a cela de bon, que qui luy fait le mal, luy
donne le remede, parce que si son inconstance le fait aimer, son inconstance aussi le fait
bien tost oublier, & il a de si extravagantes raisons pour prouver son humeur estre la
meilleure, qu'il est impossible de l'ouyr sans rire. Vrayement, dit Leonide, sa compagnie doit
estre agreable, & faut que nous le mettions en discours aussi tost qu'il sera icy. Ce
sera, respondit Silvandre, sans beaucoup de peine, car il veut tousjours parler, mais s'il est
de ceste humeur, il y en a un autre avec lui, qui en a bien une toute contraire ; parce qu'il
ne fait que regretter une Bergere morte qu'il a aimée. Celuy-là est homme rassis, &
monstre d'avoir du jugement, mais il est si
triste de la mort de sa Bergere, qu'il ne sort jamais propos de sa bouche, qui ne retienne de
la melancolie de son ame. Et qu'est-ce, repliqua Leonide, qui les arreste en cette contrée.
Sans mentir, dit-il, belle Nymphe, je n'ay pas encor eu ceste curiosité, mais si vous voulez
je le leur demanderay, car il me semble qu'ils viennent nous rencontrer. A ce mot ils furent
si pres, qu'ils ouyrent que Hylas venoit chantant tels vers.
VILANELLE DE
HYLAS SUR SON
inconstance.
La belle qui m'arrestera,
Beaucoup plus d'honneur en aura.
I.
J'ayme à changer, c'est ma franchise,
Et mon humeur m'y va
portant :
Mais quoy si je suis inconstant,
Faut-il pourtant qu'on me mesprise ?
Tant s'en faut, qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
II.
Faire aimer une ame barbare,
C'est signe de grande beauté,
Et rendre mon cœur arresté,
C'est un
effet encor plus rare.
Si bien que qui m'arrestera
Beaucoup plus
d'honneur en aura.
III.
Arrester un fais immobile,
Qui ne le peut faire aisément ?
Mais arrester un mouvement,
C'est chose bien plus difficile :
C'est
pourquoy qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
IIII.
Et pourquoy trouvez-vous estrange
Que je change pour avoir mieux
?
Il faudroit bien n'avoir point des yeux,
Qui ne voudroit ainsi le change.
Mais celle qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
V.
Car c'est signe que ceste belle,
Qui mon Amour constante aura,
Toute beauté surpassera,
Pendant que je seray pour elle.
Et ainsi qui
m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
VI.
Venez donc me trouver Bergeres,
Qui voulez le prix de beauté,
Arrestez
ma legereté
Par des faveurs non coustumieres.
Car celle qui m'arrestera
Beaucoup plus d'honneur en aura.
Leonide en sousriant contre Silvandre, luy dit, que ce Berger n'estoit pas de ces
trompeurs qui dissimulent leurs imperfections, puis qu'il l'alloit chantant : C'est parce,
respondit Silvandre, qu'il ne croit pas que ce soit vice, & qu'il en fait gloire. A ce mot
ils arriverent si pres, que pour leur rendre leur salut, la Nymphe & le Berger furent
contraints d'interrompre leur propos, & parce que Silvandre avoit bonne memoire de ce que
la Nymphe luy avoit demandé de l'estat de ces Bergers, aussi tost que les premieres paroles de
la civilité furent parachevées. Mais Tircis, dit Silvandre, car tel estoit le nom du Berger,
si ce ne vous est importunité, dittes nous le sujet qui vous a fait venir en ceste contrée de
Forestz, & que c'est qui vous y retient. Tircis alors mettant un genoüil en terre, levant
les yeux & les mains en haut. O bonté infinie, dit-il, qui par ta prevoyance gouvernes
tout l'Univers, sois tu loüée à jamais de celle qu'il t'a pleu avoir de moy, & puis se
relevant, avec beaucoup d'estonnement de la Nymphe, & de ceste trouppe, il respondit à
Silvandre. Gentil Berger, vous me demandez que c'est qui m'ameine & me retient en ceste contrée, sçachez que ce n'est autre que
vous, & que c'est vous seul que j'ay si longuement cherché. Moy, respondit Silvandre,
& comment peut-il estre, puis que je n'ay point de cognoissance de vous ? C'est en partie,
respondit-il, pour cela que je vous cherche. Et s'il est ainsi, repliqua Silvandre, il y a
des-ja long temps que vous estes parmy nous, que veut dire que vous ne m'en avez parlé ?
Parce, respondit Tircis, que je ne vous cognoissois pas, & pour satisfaire à la peine où
vous estes, parce que le discours en est long, s'il vous plaist je le vous raconteray quand
vous aurez repris vos places sous ces arbres, comme vous estiez, quand nous sommes arrivez.
Silvandre alors se tournant vers Diane : Ma maistresse, dit-il, vous plaist-il de vous
r'assoir. C'est à Leonide, respondit Diane, à qui vous le deviez avoir demandé. Je sçay bien,
respondit le Berger, que la civilité me le commandoit ainsi, mais Amour me l'a ordonné d'autre
sorte. Leonide prenant Diane & Astrée par la main s'assit au milieu, disant que Silvandre
avoit eu raison : parce que "l'Amour qui a autre consideration que de soy-mesme, n'est pas
vraye Amour"
, & apres elles les autres Bergeres & Bergers s'assirent en rond :
& lors Tircis se tournant à la Bergere, qui estoit avec luy. Voicy le jour heureux,
dit-il, que nous avons tant desiré, Laonice, & que depuis que nous sommes entrez en ceste
contrée, nous sommes tousjours allez recherchant : il ne tiendra plus qu'à vous que nous ne sortions de ceste peine, ainsi qu'a
ordonné l'Oracle. Alors la Bergere, sans luy faire autre response, s'adressa à Silvandre,
& luy parla de ceste sorte.
HISTOIRE DE TIRCIS
ET [LAONICE].
"De toutes les amitiez il n'y en a point, à ce que j'ay ouy dire, qui puissent
estre plus affectionnées que celles qui naissent avec l'enfance, parce que la coustume que ce
jeune âge prend, va peu à peu se changeant en nature"
: de laquelle s'il est malaisé de
se despoüiller, ceux le sçavent qui luy veulent contrarier. Je dis cecy pour me servir en
quelque sorte d'excuse, lors, gentil Berger, que vous me verrez contrainte de vous dire que
j'aime Tircis, car ceste affection fut presque succée avec le laict, & ainsi mon ame de
telle nourriture s'entretenant, receut en elle mesme comme propres, les accidens de ceste
passion, & sembloit que toute chose à ma naissance s'y accordast, car nos demeures
voisines, l'amitié qui estoit entre nos peres, nos âges qui estoient fort égaux, & la
gentillesse de l'enfance de Tircis, ne m'en donnoient que trop de commodité, mais le malheur
voulut que presque en mesme temps nasquit Cleon dans nostre hameau, avec peut-estre plus de
graces que moy, mais sans doute avec beaucoup plus de bonne fortune : car dés lors que ceste fille commença d'ouvrir les yeux,
il sembla que Tircis en receut au cœur les flames, puis que dans le berceau mesme il se
plaisoit à la considerer : en ce temps-là je pouvois avoir six ans & luy dix, & voyez
comme le Ciel dispose de nous sans nostre consentement ! Dés l'heure que je le vis je l'aimay,
& dés l'heure qu'il vid Cleon il l'aima, & quoy que ce fussent amitiez telles que
l'âge pouvoit supporter, toutefois elles n'estoient pas si petites, que l'on ne recognust fort
bien ceste difference entre nous : puis venant à croistre, nostre amitié aussi creut à telle
hauteur, que peut-estre n'y en a-il jamais eu qui l'ait surpassée ; en ceste jeunesse : vous
pouvez croire que j'y allois sans artifice, mais venant un peu plus avant en âge, je remarquay
en luy tant de deffaut de bonne volonté, que je me resolus de m'en divertir : "Resolution
que plusieurs despitez conçoivent, mais que point de vrays Amans peuvent executer"
, comme
j'espreuvis long temps apres : Toutefois mon courage offensé eut bien assez de pouvoir pour me
faire dissimuler, & si je ne pouvois en verité m'en retirer entierement, essayer pour le
moins de prendre quelque espece de congé, & ce qui m'en ostoit plus les moyens estoit, que
je ne voyois point que Tircis affectionnast autre Bergere, car tout ce qu'il faisoit avec
Cleon ne pouvoit donner soupçon, que ce ne fust enfance, puis que pour lors elle ne pouvoit
avoir plus de douze ans, & quand elle
commença à croistre, & qu'elle pût ressentir les traits d'Amour, elle se retira de sorte
de luy, qu'il sembloit que cet esloignement estoit capable de la garentir de telles
blessures : Mais Amour plus fin qu'elle, sçeut en telle sorte approcher de son ame les
merites, l'affection, & les services de Tircis, qu'en fin elle se trouva au milieu, &
tellement entournée de toutes parts, que si de l'une elle évitoit d'estre blessée, la playe
qu'elle recevoit de l'autre en estoit plus grande & plus profonde. Si bien qu'elle ne pût
recourre à nul meilleur remede qu'à la dissimulation, non pas pour ne recevoir les coups, mais
seulement pour empescher que son ennemy ny autres les pûst voir. Elle pût bien toutefois user
de ceste fainte quand elle ne commença que d'avoir la peau égratignée, mais quand la blessure
fut grande, il fallut se rendre, & s'avoüer vaincuë. Ainsi voila Tircis aimé de sa Cleon,
le voila qui joüyt de toutes les honnestes douceurs d'une amitié, quoy que du commencement il
ne sçavoit presque quel estoit son mal, ainsi que ces vers le tesmoignent qu'il fit en ce
temps-là.
SONNET.
Mon Dieu quel est le mal dont je suis tourmenté ?
Depuis que je
la vis ceste Cleon si belle,
J'ay senty dans le cœur une douleur nouvelle,
Encores
que larron son œil me l'ait osté.
Depuis d'un chaud desir je me sens agité,
Si toutefois desir, tel mouvement s'appelle,
De qui le jugement tellement
s'ensorcelle,
Qu'il joint à son dessein ma propre volonté.
De ce commencement
mon mal a pris naissance,
Car depuis le desir accreut sa violence,
Et soudain loing
de moy le repos s'envola.
Au lieu de ce repos nâquit l'inquietude,
Qui serve
du desir bastit ma servitude :
Voila quel est mon mal, mais mon Dieu qu'est cela ?
Depuis que Tircis eut recognu la bonne volonté de l'heureuse Cleon, il la receut
avec tant de contentement, que son cœur n'estant capable de l[e] celer fut contraint d'en
faire part à ses yeux & à ses actions, qui soudain Dieu sçait combien changez de ce qu'ils
souloient estre, ne donnerent que trop de cognoissance de leur joye, & encores que la
discretion de Cleon fust telle, qu'elle ne
donnast aucun avantage à Tircis sur son devoir, si est-ce que jalouse de son honneur, elle le
pria de faindre de m'aimer, afin que ceux qui remarqueroient ses actions, s'arrestant à
celles-cy toutes evidentes, n'allassent point recherchant celles qu'elle vouloit cacher : Elle
fit election de moy plutost que de toute autre, s'estant apperceuë dés long temps que je
l'aimois, & sçachant combien "il est mal-aisé d'estre aimée sans aimer"
, elle pensa
que facilement chacun croiroit ceste amitié, n'y en ayant guieres parmy nous, qui ne se fust
apperceu de la bonne volonté que je luy portois. Luy qui n'avoit dessein que celuy que Cleon
approuvoit, tascha incontinant d'effectuer ce qu'elle luy avoit commandé. Dieux ! quand il me
souvient des douces paroles dont il usoit, je ne puis, encores que mensongeres, m'empescher de
les cherir, & de remercier Amour des heureux moments dont il m'a fait jouyr en ce
temps-là, & souhaitter que ne pouvant estre plus heureuse, je fusse pour le moins toujours
ainsi trompée, & certes que Tircis n'eut pas beaucoup de peine à me persuader qu'il
m'aimoit : Car outre que "chacun croit facilement ce qu'il desire"
, encores me
sembloit-il que cela estoit faisable, puis que je ne me jugeois point tant desagreable, qu'une
si longue pratique que la nostre n'eust pû gagner quelque chose sur luy, & mesme avec le
soing que j'avois eu de luy plaire : dequoy cette glorieuse de Cleon passoit bien souvent le temps avec luy, mais si Amour eust
esté juste, il devoit faire tomber la moquerie sur elle mesme, permettant que Tircis vint à
m'aimer sans fainte, toutefois il n'advint pas comme cela, au contraire ceste dissimulation
lui estoit tant insupportable qu'il ne la pouvoit continuer, & n'eust esté que "l'Amour
clost les yeux à ceux qui ayment"
, il n'estoit pas possible que je ne m'en fusse
apperceuë, aussi bien que la pluspart de ceux qui nous voyoient ensemble, ausquels comme à mes
ennemis plus declarez, je n'adjoustois point de foy : & parce que Cleon & moy estions
fort familieres, ceste fine Bergere eut peur que le temps, & la pratique ne m'ostassent de
l'erreur où j'estois, mais gentil Berger, il eust fallu que j'eusse esté aussi advisée
qu'elle, toutefois pour le mieux cacher encores, elle inventa une ruze, qui ne fut pas
mauvaise : son dessein comme je vous ay dit, estoit de cacher l'amitié que Tyrcis luy portoit,
par celle qu'il me faisoit paroistre, & il advint comme elle le proposa, car on commença
d'en parler assez haut, & à mon desadvantage ; & encor que ce ne fussent que ceux qui
ne prennent garde qu'aux apparances, si est-ce que ce nombre estant plus grand que l'autre, la
voix incontinent courut de ces nouvelles Amours, & le soupçon qu'on avoit auparavant de
celles de Cleon, s'amortit tout à fait, si bien que je pouvois dire qu'elle aymoit à mes
despens, mais elle qui craignoit, ainsi que je vous ay dit, que je ne vinsse à descouvrir cet
artifice, voulut le cacher sous un autre,
& conseilla Tyrcis de me faire entendre que chacun commençoit de recognoistre nostre
amitié, & d'en faire des jugements assez mauvais, que ceste voix devoit esteindre par la
prudence, & qu'il falloit qu'il fist semblant d'aymer Cleon, afin que par ce
divertissement, ceux qui en parloient mal se teussent, & vous direz, luy disoit-elle, que
vous m'eslisez plustost qu'une autre, pour la commodité que vous aurez d'estre pres d'elle,
& de luy parler. Moy qui estois toute bonne, & sans finesse, treuvay ce conseil
tres-bon, si bien qu'avec ma permission, depuis ce jour, quand nous nous trouvions tous trois
ensemble, il ne faisoit point de difficulté d'entretenir sa Cleon, comme il avoit accoustumé.
Et certes il y avoit bien du plaisir pour eux, & pour tout autre qui eust sçeu ceste
dissimulation, car voyant la recherche qu'il faisoit à Cleon, je pensois qu'il se moquast,
& à peine me pouvoy-je empescher d'en rire : d'autre costé Cleon prenant garde à mes
façons, & sçachant la tromperie en quoy je la pensois estre, avoit une peine extresme de
n'en faire point de semblant. Mesmes que ce trompeur luy faisoit quelquefois des clins d'œil,
qu'elle ne pouvoit dissimuler, sinon trouvant excuse de rire de quelque autre sujet, qui bien
souvent estoit si hors de propos, que j'en accusois l'Amour qu'elle portoit au Berger, &
le contentement que ceste tromperie luy rapportoit : & voyez si j'estois bonne, en mon ame je ressentois par pitié le desplaisir qu'elle
recevroit, quand elle sçauroit la verité : mais depuis je trouvay que je me plaignois en sa
personne, toutefois je m'excuse, car qui n'y eust esté deceuë, puis que "l'Amour aussi tost
qu'il se saisit entierement d'une ame, la despoüille incontinent de toute deffiance envers la
personne aimée"
? & ce dissimulé Berger joüoit de telle sorte son personnage, que si
j'eusse esté en la place de Cleon, j'eusse peut-estre douté que sa fainte n'eust esté
veritable, estant quelquefois au milieu de nous deux, s'il se relaschoit à faire trop de
demonstration de son amitié à Cleon, aussi tost il se tournoit à moy, & me demandoit à
l'aureille s'il ne faisoit pas bien : mais sa plus grande finesse ne s'arresta pas à si peu de
chose, oyez je vous supplie jusques où elle passa. En particulier il parloit à Cleon plus
souvent qu'à moy,luy baisoit la main, demeuroit une & deux heures à genoux devant elle,
& ne se cachoit point de moy, pour les causes que je vous ay dittes, mais en general
jamais il ne bougeoit d'aupres de moy, me recherchoit avec tant de dissimulation, que la plus
part continuoit l'opinion que l'on avoit eu de nos Amours, & cela il le faisoit à dessein,
car il vouloit que seule je visse la recherche qu'il faisoit, parce qu'il sçavoit bien que je
ne la croyrois pas, mais ne vouloit en sorte que ce fust, que ceux qui la pourroient penser
veritable, en eussent tant soit peu de cognoissance. Et quand je luy disois, que nous ne pouvions oster l'oppinion aux personnes de
nostre amitié, & que nul ne pouvoit croire à ce que l'on m'en disoit qu'il aimast Cleon.
Et comment, me respondit-il, voulez-vous qu'ils croyent une chose qui n'est pas ? tant y a que
nostre finesse en despit des plus mal pensans, sera cruë du general, mais luy qui estoit fort
advisé, voyant qu'il se presentoit occasion de passer encor plus outre ; me dit que sur tout
il falloit tromper Cleon, & que celle-là estant bien deceuë, c'estoit avoir presque
parachevé leur dessein. Qu'à ceste occasion il falloit que je luy parlasse pour luy, & que
je fusse comme confidente : elle, me disoit-il, qui a des-ja ceste oppinion, recevra de bon
cœur les messages que vous luy ferez, & ainsi nous vivrons en assurance, ô quelle
miserable fortune nous courons quelquefois ! Quant à moy je pensois que si quelquefois Cleon
avoit creu que j'eusse aymé ce Berger, je luy en ferois perdre l'oppinion en la priant de
l'aimer, & comme confidente luy parlant pour luy ; mais Cleon ayant sceu les discours que
j'avois tenu au Berger, & voyant la contrainte avec quoy elle vivoit, jugea que par mon
moyen elle en pourroit avoir des messages, & mesme des lettres. Cela fut cause qu'elle
receut fort bien la proposition que je luy en fis, & que depuis ce temps elle traitta avec
luy, comme avec celuy qui l'aymoit, & moy je ne servois qu'à porter les billets de l'un à
l'autre : ô Amour quel mettier est celuy que
tu me fis faire alors ! Je ne m'en plains toutefois, puis que j'ay ouy dire, que je n'ay pas
esté la premiere qui a fait de semblables offices pour autruy, les pensant faire pour
soy-mesme. En ce temps, parce que les Francs, les Romains, & les Gots, se faisoient une
tres-cruelle guerre, nous fusmes contraints de nous retirer en la ville, qui porte le nom du
Pasteur juge des trois Déesses, car nos demeures n'estoient point trop esloignées de là : le
long des bords du grand fleuve de Seine. Et dautant qu'à cause du grand abort des gens, qui de
tous les costez s'y venoient retirer, & qui ne pouvoient avoir les commoditez telles
qu'ils avoient accoustumé aux champs, les maladies contagieuses commencerent de prendre un
grand cours par toute la ville, & que mesme les plus grands ne s'en pouvoient deffendre :
Il advint que la mere de Cleon en fut atteinte : Et quoy que ce mal soit si espouventable,
qu'il n'y a le plus souvent ny parentage, ny obligation d'amitié qui puisse retenir les sains
aupres de ceux qui en sont touchez, si est-ce que le bon naturel de Cleon eut tant de pouvoir
sur elle, qu'elle ne voulut jamais esloigner sa mere, quelle remonstrance qu'elle luy fist, au
contraire, lors qu'aucuns de ses plus familiers l'en voulurent retirer, luy representant le
danger où elle se mettoit, & que c'estoit offenser les Dieux que de les tanter de ceste
sorte. Si vous m'aimez, leur disoit-elle, ne me tenez jamais ce discours, car ne dois-je pas la vie à celle qui me l'a donnée,
& les Dieux peuvent-ils estre offensez, que je serve celle qui m'a appris à les adorer ?
En ceste resolution elle ne voulut jamais abandonner sa mere, & s'enserrant avec elle la
servit tousjours aussi franchement que si ce n'eust point esté une maladie contagieuse. Tyrcis
estoit tout le jour à leurs portes, brûslant de desir d'entrer dans leur logis, mais la
deffense de Cleon l'en empeschoit, qui ne le luy vouloit permettre, de peur que les
mal-pensans ne jugeassent ceste assistance au desadvantage de sa pudicité. Luy qui ne vouloit
luy desplaire, n'abandonnant jamais leur logis, leur faisoit apporter tout ce qui estoit
necessaire, avec un soing si grand, qu'elles n'eurent jamais faute de rien. Toutefois ainsi le
voulut le Ciel, ceste heureuse Cleon ne laissa d'estre attainte du mal de sa mere, quels
preservatifs que Tyrcis luy pûst apporter. Quand ce Berger le sceut, il ne fut plus possible
de le retenir qu'il n'entrast dans leur logis, luy semblant qu'il n'estoit plus saison de
faindre, ny de redouter les morsures du mesdisant. Il met donc ordre à toutes ses affaires,
dispose de son bien, & declare sa derniere volonté, puis ayant laissé charge à quelques
uns de ses amis pour estre secouru, il se renferme avec la mere, & la fille, resolu de
courre la mesme fortune que Cleon. Il ne sert de rien que d'alonger ce discours de vous redire
quels furent les bons offices, quels les services qu'il rendit à la me re pour la consideration de la fille, car il ne s'en peut imaginer
davantage, que ceux que son affection luy faisoit produire. Mais quand il la vid morte, &
qu'il ne luy restoit plus que sa maistresse, de qui le mal encores alloit empirant, je ne
croys pas que ce pauvre Berger reposast un moment. Continuellement il la tenoit en ses bras,
ou bien il luy pensoit son mal : elle d'autre costé qui l'avoit tousjours tant aimé, en ceste
derniere action, elle avoit tant recognu d'Amour, que la sienne estoit de beaucoup augmentée,
de sorte qu'un de ses plus grands ennuis, estoit le danger en quoy elle le voyoit à son
occasion. Luy au contraire avoit tant de satisfaction, que la fortune luy eust offert ce moyen
de luy tesmoigner sa bonne volonté, qu'il ne pouvoit assez luy rendre de service. Il advint
que la glande de la Bergere estant en estat d'estre percée, il n'y eut point de Chirurgien qui
voulust pour la crainte du mal, se hazarder de la toucher : Tyrcis, à qui l'affection ne
faisoit rien trouver de difficile, s'estant fait apprendre comme il falloit faire, prit la
lancette, & luy levant le bras la luy perça, & la pensa sans crainte. Bref, gentil
Berger, toutes les choses plus dangereuses & plus mal-aysées luy estoient douces, &
trop faciles, si est-ce que le mal augmentant d'heure à autre, reduit en fin ceste tant aimée
Cleon en tel estat, qu'il ne luy resta plus que la force de luy dire ces paroles. Je suis bien
marrie, Tyrcis, que les Dieux n'ayent voulu estendre da vantage le filet de ma vie, non point que j'aye volonté de vivre plus long temps,
car ce desir ne me le fera jamais souhaitter, ayant trop esprouvé quelles sont les
incommoditez qui suivent les humains : mais seulement pour en quelque sorte ne mourir point
tant vostre obligée, & avoir le loisir de vous rendre tesmoignage, que je ne suis point
atteinte ny d'ingratitude, ny de mescognoissance. Il est vray que quand je considere quelles
sont les obligations que je vous ay ; je juge bien que le ciel est tres-juste de m'oster de ce
monde, puis qu'aussi bien, quand j'y vivrois les ans de Nestor, ne sçaurois-je satisfaire à la
moindre d'un nombre infiny que vostre affection m'a produitte : Recevez donc pour tout ce que
je vous doy, non pas un bien égal, mais ouy bien tout celuy que je puis, qui est un serment
que je vous fay, que la mort ne m'effacera jamais la memoire de vostre amitié, ny le desir que
j'ay de vous en rendre toute la recognoissance, qu'une personne qui ayme bien peut donner à
celle à qui elle est obligée. Ces mots furent proferez avec beaucoup de peine, mais l'amitié
qu'elle portoit au Berger, luy donna la force de les pouvoir dire, ausquels Tyrcis respondit.
Ma belle maistresse, mal-aisément pourrois-je croire de vous avoir obligée, ny le pouvoir
jamais faire, puis que, ce que jusques icy, j'ay fait ne m'a pas encores satisfait. Et quand
vous me dictes que vous m'avez de l'obligation, je voy bien que vous ne cognoissez pas la grandeur de l'Amour de Tyrcis, autrement vous
ne penseriez pas, que si peu de chose fust capable de payer le tribut d'un si grand devoir :
Croyez belle Cleon que le bien que vous m'avez fait d'avoir eu agreables les services que vous
dictes que je vous ay rendus, me charge d'un si grand faix, que mille vies, & mille
semblables occasions, ne sçauroient m'en descharger. Le ciel qui ne m'a fait naistre que pour
vous, m'accuseroit de mescognoissance, si je ne vivois à vous, & si j'avois quelque
dessein d'employer un seul moment de ceste vie, ailleurs qu'à vostre service. Il vouloit
continuer lors que la Bergere attainte de trop de mal l'interrompit. Cesse amy & me laisse
parler, afin que le peu de vie qui me reste soit employé à t'assurer que tu ne sçaurois estre
aymé davantage, que tu l'es de moy, & qui se sentant pressée de partir, te dit l'eternel
A-Dieu : & te supplie de trois choses, la premiere d'aimer tousjours ta Cleon, de me faire
enterrer pres des os de ma mere, & d'ordonner que quand tu payeras le devoir de
l'humanité, ton corps soit mis aupres du mien, afin que je demeure avec ce contentement, que
ne t'ayant pû estre unie par la vie, je le sois pour le moins par la mort. Il luy respondit,
Les Dieux seroient injustes, si ayant donné commencement à une si belle amitié que la nostre,
ils la separoient si promptement par la mort : J'espere qu'ils vous conserveront, ou que pour
le moins ils me prendront avant que vous, s'ils ont quelque com passion d'un affligé, mais s'ils ne veulent, je les requiers
seulement de me donner assez de vie pour satisfaire aux commandements que vous me faictes,
& puis me permettre de vous suivre, que s'ils ne tranchent ma fusée, & que la main me
demeure libre, soyez certaine, ô ma belle maistresse, que vous ne serez pas longuement sans
moy. Amy, luy respondit-elle, je t'ordonne outre cela de vivre autant que les Dieux le
voudront, car en la longueur de ta vie, ils se montreront envers nous tres-pitoyables, puis
que par ce moyen, ce pendant que je raconteray aux champs Elisiens nostre perfaitte amitié, tu
la publieras aux vivants, & ainsi les morts, & les hommes honoreront nostre memoire.
Mais amy, je sens que le mal me contraint de te laisser, A-Dieu le plus aymable & le plus
aymé d'entre les hommes. A ces derniers mots elle mourut, demeurant la teste appuyée sur le
sein de son Berger. Redire icy le desplaisir qu'il en eut & les regrets qu'il en fit, ne
seroit que remettre le fer plus avant en sa playe ; outre que ses blessures sont encores si
ouvertes, que chacun en les voyant, pourra juger quels en ont esté les coups. O mort s'escria
Tyrcis, qui m'as desrobé le meilleur de moy ; ou rends moy ce que tu m'as osté, ou emporte le
reste. Et lors pour donner lieu aux larmes, & aux sanglots, que ce ressouvenir lui
arrachoit du cœur, il se teut pour quelque temps ; quand Sylvandre luy representa qu'il devoit
s'y resoudre, puis qu'il n'y avoit point de remede, & qu'aux cho ses advenues, & qui ne pouvoient plus estre les plaintes
n'estoient que tesmoignages de foiblesse. Tant s'en faut, dit Tyrcis, c'est en quoy je trouve
plus d'occasion de plainte, car s'il y avoit quelque remede, le plaindre ne seroit pas d'homme
advisé ny de courage, mais il doit bien estre permis de plaindre ce à quoy on ne peut trouver
aucun autre allegement. Lors Laonice reprenant la parole, continua de ceste sorte : En fin
ceste heureuse Bergere estant morte, & Tyrcis luy ayant rendu les derniers offices
d'amitié, il ordonna qu'elle fust enterrée aupres de sa mere, mais la nonchalance de ceux à
qui il donna ceste charge, fut telle, qu'ils la mirent ailleurs, car quant à luy, il estoit
tellement affligé, qu'il ne bougeoit de dessus un lit, n'y ayant rien eu qui luy conservast la
vie, que le commandement qu'elle luy en avoit fait. Quelques jours apres s'enquerant de ceux
qui le venoient voir, en quel lieu ce corps tant aymé avoit esté mis, il sceut qu'il n'estoit
point avec celuy de la mere, dont il receut tant de desplaisir, que convenant d'une grande
somme avec ceux qui avoient accoustumé de les enterrer, ils luy promirent de l'oster de là où
il estoit, & le remettre avec sa mere. Et de fait s'y en allerent, & ayant descouvert
la terre, ils le prindrent entre trois ou quatre qu'ils estoient, mais l'ayant porté quelque
pas, l'infection estoit si grande de ce corps qu'ils furent contraints de le laisser à my
chemin, resolus de mourir plus tost que de le porter plus outre, dont Tyrcis adverty, apres leur avoir fait de plus grandes offres
encores, & voyant qu'ils n'y vouloient point entendre : & quoy dit-il tout haut, as-tu
donc esperé que l'affection du gain pûst davantage en eux, que la tienne en toy : Ah, Tyrcis !
c'est trop offenser la grandeur de ton amitié. Il dit, & comme transporté s'en courut sur
le lieu où estoit le corps, & quoy qu'il eust demeuré trois jours enterré, & que la
puanteur en fust extresme, si le print-il entre ses bras, & l'emporta jusques en la tombe
de la mere, qui avoit des-ja esté ouverte. Et apres un si bel acte, & un si grand
tesmoignage de son affection, se retirant hors la ville, il demeura quarante jours separé de
chacun. Or toutes ces choses me furent incognuës, car une de mes tantes ayant esté malade d'un
semblable mal, presque en mesme temps, nous n'avions point de frequentation avec personne : Et
le jour mesme qu'il revint, j'estois aussi revenuë, & ayant seulement entendu la mort de
Cleon, je m'en allay chez luy pour en sçavoir les particularitez, mais arrivant à la porte de
sa chambre, je mis l'œil à l'ouverture de la serrure, parce qu'en m'en approchant, il me
sembla de l'avoir ouy souspirer, & je n'estois point trompée, car je le vis sur le lit,
les yeux tournez contre le ciel, les mains jointes, & le visage tout couvert de larmes. Si
je fus estonnée, gentil Berger, jugez le, car je ne pensois point qu'il l'aimast, & venois
en partie pour me resjoüir avec luy. En fin apres l'avoir consideré quelque temps, avec un souspir qui sembloit luy mespartir
l'estomach, je luy ouys proferer telles paroles.
STANCES
Sur la mort de Cleon.
J'ay plus aimé que moy, que sert-il que je faigne,
Puis qu'en fin
c'en est fait, une belle Cleon ?
Mais le ciel veut qu'autant la mort ores s'en plaigne,
Que vivant elle mit en moy d'affection.
Elle vivoit en moy, je vivois tout en elle,
Nos esprits l'un à
l'autre estraints de mille nœuds,
S'unissoient tellement, qu'en leur Amour fidelle
Tous les deux n'estoient qu'un, & chacun estoit deux.
Mais sur le poinct qu'Amour d'un fondement plus ferme
Assuroit
mes plaisirs, j'ay veu tout renverser,
C'est d'autant que mon heur avoit touché le
terme,
Qu'il est permis d'atteindre, & non d'outrepasser.
Parce que dans Paris, les plus belles pensées,
Qu'Amour éprit en
moy, s'esteindrent par la mort,
Au mesme temps qu'on vid les Gaules oppressées,
Aux
efforts estrangers opposer leur effort.
Et falloit-il aussi que tombe moins celebre
Que Paris enfermast
ce que j'ay pû cherir,
Ou que mon mal advint en saison moins funebre,
Que quand
toute l'Europe estoit preste à perir ?
Mais helas ! je me faux, ma Cleon n'est point morte,
Pour vivre
en mon Amour elle estoit hors de soy,
Le corps seul en est mort, & de contraire
sorte
Mon esprit meurt en elle, & le sien vit en moy.
Dieux ! quelle devins-je, quand je l'oüys parler ainsi ? mon estonnement fut tel,
que sans y penser, estant appuyée contre la porte, je l'entr'ouvris presque à moitié, à quoy
il tourna la teste, & me voyant n'en fit autre semblant, sinon que me tendant la main, il
me pria de m'assoir sur le lit pres de luy, & lors sans s'essuyer les yeux, car aussi bien
y eust-il fallu tousjours le mouchoir, il me parla de ceste sorte. Et bien Laonice, la pauvre
Cleon est morte, & nous sommes demeurez pour plaindre ce ravissement : & parce que la
peine où j'estois ne me laissoit la force de pouvoir luy respondre, il continua : Je sçay bien
Bergere, que me voyant en cet estat pour Cleon, vous demeurez estonnée que la fainte amitié
que je luy ay portée, me puisse donner de si grands ressentimens ? Mais helas, sortez
d'erreur, je vous supplie, aussi bien me sembleroit-il commettre une trop grande faute contre
Amour, si sans occasion je continuois la feinte, dont mon affection m'a jusques icy commandé
de dissimuler. Sçachez donc Laonice que j'ay aymé Cleon, & que toute autre recherche n'a
esté que pour couverture de celle-cy, par ainsi, si vous m'avez eu de l'amitié, pour Dieu
Laonice plaignez moy en ce desastre, qui a d'un mesme coup mis tous mes espoirs dans son cercueil : Et si vous estes en quelque sorte
offensée, pardonnez à Tyrcis l'erreur qu'il a faitte envers vous, pour ne faillir en ce qu'il
devoit à Cleon. A ces paroles transportée de colere je partis si hors de moy, qu'à peine
pûs-je retrouver mon logis d'où je ne sortis de long temps, mais apres avoir contrarié mille
fois à l'Amour, si fallut-il s'y sousmettre : & advoüer que "le despit est une foible
defense quand il luy plaist".
Par ainsi me voyla autant à Tyrcis que je l'avois jamais
esté, j'excuse en moy-mesme les trahisons qu'il m'avoit faittes, & luy pardonne les torts
dont ses faintes m'avoient offensé[e], les nommants pour leur pardonner, non pas faintes ny
trahisons, mais violences d'Amour : Et fus d'autant plus aisement portée à ce pardon, qu'Amour
qui se disoit complice de sa faute, m'alloit flattant d'un certain espoir de succeder à la
place de Cleon. Lors que j'estois en ceste pensée, ne voyla pas une de mes sœurs qui me vint
advertir que Tyrcis s'estoit perdu, en sorte qu'on ne le voyoit plus, & que personne ne
sçavoit où il estoit. Ceste recharge de douleur me surprit de sorte, que tout ce que je pûs,
fut de luy dire, que ceste tristesse estant passée, il reviendroit comme il s'en estoit allé,
mais dés lors je fis dessein de le suivre, & afin de n'estre empeschée de personne : Je
partis si secrettement sur le commencement de la nuit, qu'avant le jour je me trouvay fort
esloignée : si je fus estonnée au
commencement me voyant seule dans ces obscuritez, le ciel le sçait, à qui mes plaintes
estoient adressées, mais Amour qui m'accompagnoit secrettement, me donna assez de courage pour
parachever mon dessein. Ainsi donc je poursuy mon voyage, suivant sans plus la route que mes
pas rencontroient, car je ne sçavois où Tyrcis alloit, ne moy aussi. De sorte que je fus
vagabonde plus de quatre mois, sans en avoir nouvelle. En fin passant le Mont-d'or, je
rencontray ceste Bergere (dit-elle montrant Madon), & avec elle ce Berger nommé Fersandre,
assis à l'ombre d'un rocher, attendant que la chaleur du Soleil s'abattist : & parce que
ma coustume estoit de demander des nouvelles de Tyrcis à tous ceux que je rencontrois, je
m'addressay où je les vis, & sçeus que mon Berger, aux marques qu'ils m'en donnerent,
estoit en ces deserts, & qu'il alloit tousjours regrettant sa Cleon. Alors je leur
racontay ce que je viens de vous dire, & les adjuray de m'en dire les plus assurées
nouvelles qu'ils pourroient, A quoy Madon esmeuë de pitié, me respondit avec tant de douceur,
que je la jugeay attainte du mesme mal que le mien, & mon opinion ne fut mauvaise, car je
sceus depuis d'elle la longue histoire de ses ennuis, par laquelle je cognus qu'"Amour
blesse aussi bien dans les cours que dans nos bois"
, & parce que nos fortunes avoient
quelque sympathie entre elles, elle me pria de vouloir demeurer & parache ver nos voyages ensemble, puis que toutes deux
faisions une mesme queste. Moy qui me vis seule, je receus les bras ouverts ceste commodité,
& depuis nous ne nous sommes point esloignées. Mais que sert ce discours à mon propos,
puis que je ne veux seulement que raconter ce qui est de Tircis & de moy ? Gentil Berger,
ce me sera assez de vous dire, qu'apres avoir demeuré plus de trois mois en ces pays là, en
fin nous sceusmes qu'il estoit venu icy, où nous n'arrivasmes si tost, que je le rencontray,
& tant à l'impourveu pour luy, qu'il en demeura surpris : pour le commencement il me
receut avec un assez bon visage : mais en fin sçachant l'occasion de mon long voyage, il me
declara tout au long l'affection extréme qu'il avoit portée à Cleon, & combien il estoit
hors de son pouvoir de m'aimer. Amour s'il y a quelque justice en toy, je te demande, &
non à cet ingrat, quelque reconnoissance de tant de travaux passez.
Ainsi paracheva Laonice, & monstrant quelle n'avoit rien davantage à dire, en
s'essuyant les yeux elle les tourna pitoyablement contre Silvandre, comme luy demandant faveur
en la justice de sa cause. Lors Tircis parla de ceste sorte.
Sage Berger, quoy que l'histoire de mes malheurs soit telle que cette Bergere vient de
vous raconter, si est-ce que celle de mes douleurs est bien plus pitoyable, de laquelle
toutefois je ne vous veux point entretenir davan tage de crainte de vous ennuyer, & ceste compagnie : Et seulement
j'adjousteray à ce qu'elle vient de dire, que ne pouvant supporter ses plaintes ordinaires :
d'un commun consentement nous allasmes à l'oracle d'Apollon, pour sçavoir ce qu'il ordonneroit
de nous, & nous eusmes une telle response par la bouche d'Arontine.
ORACLE.
Sur les bords que Lignon paisiblement serpente,
Amans vous trouverez un
curieux Berger,
Qui premier s'enquerra du mal qui vous tourmente,
Croyez-le : car
le Ciel l'eslit pour vous juger.
Et quoy qu'il y ait des-ja long temps que nous sommes icy, si est-ce que vous
estes le premier qui nous a demandé l'estat de nostre fortune : C'est pourquoy nous nous
jettons entre vos bras, & vous requerons d'ordonner ce que nous avons à faire, & afin
que rien ne se fist que par la volonté du Dieu, la vieille qui nous rendit cet Oracle, nous
dit, que vous ayant rencontré nous eussions à jetter au sort qui seroit celuy qui
maintiendroit la cause de l'un & de l'autre, & pour cet effet, tous ceux qui s'y
rencontreroient eussent à mettre un gage entre vos mains d'un chapeau. Le premier qui en
sortiroit seroit celuy qui parleroit pour Laonice, & le dernier de tous pour moy. A ce mot
il les pria tous de le vouloir, à quoy chacun
ayant consenty, de fortune celuy de Hylas fut le premier, & celuy de Phillis le dernier.
Dequoy Hylas se sousriant. Autrefois dit-il, que j'estois serviteur de Laonice, j'eusse
malaisément voulu persuader à Tircis de l'aimer, mais à ceste heure que je ne suis que pour
Madon, je veux bien obeïr à ce que le Dieu me commande. Berger, respondit Leonide, vous devez
cognoistre par là quelle est la providence de ceste divinité, puis que pour esmouvoir
quelqu'un à changer d'affection, il en donne la charge à l'inconstant Hylas, comme celuy qui
par l'usage en doit bien sçavoir les moyens, & pour continuer une fidele amitié, il en
donne la commission à une Bergere constante en toutes ses actions, & que pour juger de
l'un & de l'autre, il a esleu une personne qui ne peut estre partiale : car Silvandre
n'est constant ny inconstant, puis qu'il n'a jamais rien aimé. Alors Silvandre prenant la
parole, Puis donc que vous voulez, ô Tircis, & vous Laonice que je sois juge de vos
differens, jurez entre mes mains tous deux, que vous l'observerez inviolablement, autrement ce
ne seroit qu'irriter davantage les Dieux, & prendre de la peine en vain. Ce qu'ayant fait
tous deux, Hylas commença de ceste sorte.
HARANGUE DE HYLAS
POUR LAONICE.
Si j'avois à soustenir la cause de Laonice devant quelque personne desnaturée, je
craindrois peut-estre, que le deffaut de ma capacité n'amoindrist en quelque sorte la justice
qui est en elle. Mais puis que c'est devant vous, gentil Berger, qui avez un cœur d'homme, (je
veux dire qui sçavez quels sont les devoirs d'un homme bien né) non seulement je ne me deffie
point d'un favorable jugement, mais tiens pour certain, que si vous estiez en la place de
Tircis, vous auriez honte que telle erreur vous pûst estre reprochée. Je ne m'arresteray donc
point à chercher plusieurs raisons sur ce sujet, qui de luy mesme est si clair, que toute
autre lumiere ne luy peut servir que d'ombrage, & diray seulement que le nom qu'il porte
d'homme, l'oblige au contraire de ce qu'il a fait, & que les loix & les ordonnances du
Ciel & de la nature, luy commandent de ne point disputer davantage en ceste cause. Les
devoirs de la courtoisie ne luy ordonnent-ils de rendre les bien-faits receus ? Le Ciel ne
commande-il pas qu'à tout service quelque loyer soit rendu ? & la nature ne le
contraint-elle d'aimer une belle femme qui l'aime, & d'abhorrer plutost que de cherir une
personne morte ? Mais cestuy-cy tout au
rebours, aux faveurs receuës de Laonice il rend des discourtoisies, & au lieu des services
qu'il advoüe luy-mesme qu'elle luy a faits, le servant si longuement de couverture en l'amitié
de Cleon, il la paye d'ingratitude, & pour l'affection qu'elle luy a portée dés le
berceau, il ne luy fait paroistre que du mespris. Si es-tu bien homme Tircis, si monstre-tu de
cognoistre les Dieux, & si me semble-il bien que ceste Bergere est telle, que si ce
n'estoit que son influence la sousmet à ce malheur, elle est plus propre à faire ressentir,
que de ressentir elle-mesme les outrages dont elle se plaint. Que si tu és homme, ne sçais-tu
pas que c'est le propre de l'homme d'aimer les vivans, & non pas les morts ? que si tu
cognois les Dieux, ne sçais-tu qu'ils punissent ceux qui contreviennent à leurs ordonnances ?
& que
Amour jamais l'aimer à l'aimé ne pardonne ?
Que si tu advoües que dés le berceau elle t'a servy & aymé. Dieux ! seroit-il
possible qu'une si longue affection, & un si agreable service deust en fin estre payé du
mespris ?
Mais soit ainsi que ceste affection, & ce service estans volontaires en Laonice,
& non pas recherchez de Tyrcis, puissent peu meriter envers une ame ingrate, encore ne
puis-je croire que vous n'ordonniez, ô juste Silvandre, qu'un trompeur ne doive faire
satisfaction à celuy qu'il a deceu, & que par ainsi Tyrcis qui par ses dissimulations a si long temps trompé ceste belle
Bergere, ne soit obligé à reparer ceste injure envers elle, avec autant de veritable
affection, qu'il luy en a donné de mensongeres & de fausses : que si "chacun doit aimer
son semblable"
, n'ordonnerez-vous pas nostre juge, que Tircis aime une personne vivante
& non pas une morte, & mette son amitié en ce qui le peut aimer, & non point entre
les cendres froides d'un cercueil : Mais Tircis dy moy quel peut estre ton dessein ? Apres que
tu auras noyé d'un fleuve de larmes les tristes reliques de la pauvre Cleon, crois-tu de la
pouvoir ressusciter par tes souspirs & par tes pleurs ? "Helas ! ce n'est qu'une fois
que l'on paye Charon, on n'entre jamais qu'une fois dans sa nacelle, on a beau le rappeller
de là, il est sourd à tels cris, & ne reçoit jamais personne qui vienne de ce bord."
C'est impieté Tircis, que d'aller tourmentant le repos de ceux que les Dieux appellent : "L'amitié est ordonnée pour les vivans, & le cercueil pour ceux qui sont morts"
, ne
vueillez point confondre de telle sorte leurs ordonnances, qu'à une Cleon morte, tu donnes une
affection vivante, & à une Laonice vive le cercueil. Et en cela ne t'armes point du nom de
constance, car elle n'y a nul interest, trouverois-tu à propos qu'une personne allast nuë,
parce qu'elle auroit gasté ses premiers habits ? Croy moy qu'il est aussi digne de risée de
t'ouyr dire que parce que Cleon est parachevée, tu ne veux plus rien aimer. Rentre, rentre en toy-mesme, recognois ton erreur,
jette toy aux pieds de ceste belle, advoüe luy ta faute, & tu éviteras par ainsi la
contrainte, à quoy nostre juste juge par sa sentence te sousmettra. Hylas paracheva de ceste
sorte, avec beaucoup de contentement de chacun, sinon de Tyrcis, de qui les larmes donnoient
cognoissance de sa douleur, lors que Phillis apres avoir receu le commandement de Silvandre,
respondit de ceste sorte, levant les yeux au Ciel.
RESPONSE DE PHILLIS
POUR TYRCIS.
O belle Cleon, qui entends du Ciel l'injure que l'on propose de te faire, inspire
moy de ta divinité, car telle te veux-je estimer, si les vertus ont jamais pû rendre divine
une personne humaine ; & faits en sorte que mon ignorance n'afoiblisse les raisons que
Tyrcis a de n'aimer jamais que tes perfections. Et vous, sage Berger, qui sçavez mieux ce que
je devrois dire pour sa deffense, que je ne sçaurois le concevoir, satisfaites aux deffauts
qui seront en moy, par l'abondance des raisons qui sont en ma cause, & pour commencer : Je
diray, Hylas, que toutes les raisons que tu allegues pour preuver qu'estant aimé on doit
aimer, quoy qu'elles soient fausses, te sont
toutefois accordées pour bonnes, mais pourquoy veux-tu conclure par là, que Tyrcis doit trahir
l'amitié de Cleon, pour en commencer une nouvelle avec Laonice ? Tu demandes des choses
impossibles, & contrariantes, impossibles, d'autant que "nul n'est obligé à plus qu'il
ne peut"
, & comment veux-tu que mon Berger aime, s'il n'a point de volonté ? Tu ris
Hylas, quand tu m'oys dire qu'il n'en a point. Il est vray, interrompit Hylas, car
qu'auroit-il fait de la sienne ? "Celuy, respondit Phillis, qui aime donne son ame mesme à
la personne aimée, & la volonté n'en est qu'une puissance."
Mais, repliqua Hylas,
ceste Cleon en qui vous voulez qu'il l'ait remise, estant morte n'a plus rien de personne,
& ainsi Tyrcis doit avoir repris ce qui estoit à soy. Ah ! Hylas, Hylas, respondit
Phillis, tu parles bien en novice d'Amour : car "les donations qui sont faites par son
authorité, sont à jamais irrevocables."
Et que seroit donc devenuë, adjousta Hylas, ceste
volonté depuis la mort de Cleon ? Ceste petite perte, reprit Phillis, a suivy l'extréme qu'il
a faite en la perdant, que si "l'objet de la volonté c'est le plaisir"
, puis qu'il ne
peut plus avoir de plaisir qu'a-il affaire de volonté ? & ainsi elle a suivy Cleon ; que
si Cleon n'est plus, ny aussi sa volonté, car il n'en a jamais eu que pour elle : mais si
Cleon est encore en quelque lieu, comme nos Druides nous enseignent, ceste volonté est entre
ses mains si contente en tel lieu, que si elle mes me la vouloit chasser, elle ne tourneroit pas à Tyrcis, comme sçachant bien qu'elle
y seroit inutilement, mais iroit dans le cercueil reposer avec ses os bien aymez : & cela
estant, pourquoy accuse-tu d'ingratitude le fidele Tyrcis, s'il n'est pas en son pouvoir
d'aimer ailleurs ? Et voila comment tu demandes non seulement une chose impossible, mais
contraire à soy-mesme : car si "chacun doit aimer ce qui l'aime"
, pourquoy veux-tu
qu'il n'aime pas Cleon, qui n'a jamais manqué envers luy d'amitié ? & quant à la
recompense que tu demandes pour les services & pour les lettres que Laonice portoit de
l'un à l'autre ; qu'elle se ressouvienne du contentement qu'elle y recevoit, & combien
durant ceste tromperie elle a passé de jours heureux, qu'autrement elle eust trainez
miserablement, & qu'elle balance ses services avec ce payement, & je m'assure qu'elle
se trouvera leur redevable. Tu dis, Hylas, que Tyrcis l'a trompée : ce n'a point esté
tromperie, mais juste chastiment d'Amour, qui a fait retomber les coups sur elle mesme, puis
que son intention n'estoit pas de servir, mais de decevoir la prudente Cleon ; que si elle a à
se plaindre de quelque chose, c'est que de deux trompeuses elle a esté la moins fine. Voila
Silvandre comme briefvement il m'a semblé de respondre aux fausses raisons de ce Berger, &
ne me reste plus que de faire advoüer à Laonice, qu'elle a tort de poursuivre une telle
injustice : Ce que je feray aisément s'il
luy plaist de me respondre. Belle Bergere dittes-moy, aimez-vous bien Tyrcis ? Bergere,
dit-elle, personne qui me cognoistra n'en doutera jamais. Et s'il estoit contraint, repliqua
Phillis, de s'esloigner pour long temps, & que quelqu'autre vint ce pendant à vous
rechercher, changeriez-vous ceste amitié ? Nullement, dit-elle, car j'aurois tousjours
esperance qu'il reviendroit. Et, adjousta Phillis, si vous sçaviez qu'il ne deust jamais
revenir, lairriez-vous de l'aimer ? Non certes, respondit-elle. Or belle Laonice, continua
Phillis, ne trouvez donc estrange que Tyrcis, qui sçait que sa Cleon pour ses merites est
eslevée au Ciel, qui sçait que de là haut elle void toutes ses actions, & qu'elle se
resjouyt de sa fidelité, ne veuille changer l'affection qu'il luy a portée, ny permettre que
ceste distance des lieux separe leurs affections, que toutes les incommoditez de la vie n'ont
jamais pû faire. Ne pensez pas, comme Hylas a dit que jamais nul ne repasse deça le fleuve de
Charon, plusieurs qui ont esté aimez des Dieux, sont allez & revenus, & quelle ame la
sçauroit estre davantage que la belle Cleon, de qui la naissance a esté veuë par la destinée
d'un œil si doux & favorable, qu'elle n'a jamais rien aimé, dont elle n'ait obtenu
l'Amour. O Laonice s'il estoit permis à vos yeux de voir la divinité, vous verriez ceste
Cleon, qui sans doute est à ceste heure en ce lieu, pour deffendre sa cause, qui est à mon
aureille pour me dire les mesmes paroles qu'il
faut que je profere. Et lors vous jugeriez que Hylas a eu tort de dire, que Tircis n'aime
qu'une froide cendre. Il me semble de la voir là au milieu de nous revestuë d'immortalité au
lieu d'un corps fragile, & sujet à tous accidens, qui reproche à Hylas les blasphemes dont
il a usé contre elle. Et que respondrois-tu Hylas, si l'heureuse Cleon te disoit : tu veux
inconstant noircir mon Tircis de ta mesme infidelité, si autrefois il m'a aimée, crois-tu que
ç'ait esté mon corps ? si tu me dis qu'oüy, je respondray qu'il doit estre condanné, puis que
"nul Amant ne doit jamais se retirer d'une Amour commencée"
, d'aimer les cendres que
je luy ay laissées dans mon cercueil, autant qu'elles dureront. Que s'il advoüe d'avoir aimé
mon esprit, qui est ma principale partie, & pourquoy inconstant changera-il ceste volonté,
à ceste heure qu'elle est plus parfaite qu'elle n'a jamais esté ? Autrefois (ainsi le veut la
misere des vivans) je pouvois estre jalouse, je pouvois estre importune, il me falloit servir,
j'estois veuë de plusieurs comme de luy, mais à ceste heure affranchie de toute imperfection,
je ne suis plus capable de luy rapporter ces desplaisirs. Et toy Hylas tu veux avec tes
sacrileges inventions, divertir de moy celuy en qui seule je vis en terre, & par une
cruauté plus barbare, que jamais ouye, essayes de me redonner une autrefois la mort. Sage
Silvandre, les paroles que je viens de proferer, sonnent si vivement à mes aureilles, que je
ne puis croire que vous ne les ayez ouyes,
& ressenties jusques au cœur ; cela est cause que pour laisser parler ceste divinité en
vostre ame, je me tairay, apres vous avoir dit seulement, qu'Amour est si juste, que vous en
devez craindre en vous-mesme les supplices, si la pitié de Laonice plutost que la raison de
Cleon, vous esmeuvent & vous emportent.
A ce mot Phillis s'estant levée avec une courtoise reverence, fit signe qu'elle ne
vouloit rien dire de plus pour Tyrcis. De sorte que Laonice vouloit respondre, quand Silvandre
le luy deffendit, luy disant, qu'il n'estoit plus temps de se deffendre, mais d'ouyr seulement
l'arrest que les Dieux prononceroient par sa bouche, & apres avoir quelque temps consideré
en soy-mesme, les raisons des uns & des autres, il prononça une telle sentence.
JUGEMENT DE SILVANDRE.
Des causes debatuës devant nous, le point principal est, de sçavoir si Amour peut
mourir par la mort de la chose aimée, surquoy nous disons, qu'une Amour perissable n'est pas
vray Amour : car il doit suivre le sujet qui luy a donné naissance : C'est pourquoy ceux qui
ont aimé le corps seulement, doivent enclorre toutes les Amours du corps dans le mesme tombeau
où il s'enserre, mais ceux qui outre cela ont aimé l'esprit, doivent avec leur Amour voler apres cet esprit aimé jusques au plus
haut Ciel, sans que les distances les puissent separer. Doncques toutes ces choses bien
considerées, nous ordonnons que Tyrcis aime toujours sa Cleon, & que des deux Amours qui
peuvent estre en nous, l'une suive le corps de Cleon au tombeau, & l'autre l'esprit dans
les Cieux. Et par ainsi il soit d'or'en là deffendu aux recherches de Laonice, de tourmenter
davantage le repos de Cleon, car telle est la volonté du Dieu qui parle en moy.
Ayant dit ainsi, sans attendre les plaintes & les reproches qu'il prevoyoit en
Laonice & en Hylas, il fit une grande reverence à Leonide, & au reste de la trouppe,
& s'en alla sans autre compagnie que celle de Phillis, qui ne voulut non plus s'y
arrester, pour n'ouyr les regrets de ceste Bergere, & parce qu'il estoit tard Leonide se
retira dans le hameau de Diane pour ceste nuit, & les Bergers & Bergeres, ainsi qu'ils
avoient accoustumez, sinon Laonice, qui infiniment offensée contre Silvandre & Phillis,
jura de ne partir de ceste contrée, qu'elle ne leur eust rapporté un desplaisir remarquable,
& il sembla que la fortune la conduist ainsi qu'elle eust sceu desirer, car ayant laissé
la compagnie, & s'estant mise dans le plus espais du bois pour se plaindre en toute
liberté, en fin son bon demon luy remit devant les yeux le mespris insupportable de Tircis,
combien il estoit veritablement indigne d'estre aimé d'elle, & luy fit une telle honte de sa faute, que mille fois elle jura de le
hayr, & à son occasion Silvandre & Phillis. Il advint que cependant que ces choses luy
passoient par le souvenir, que Lycidas qui depuis quelques jours commençoit d'estre mal
satisfait de Phillis, à cause de quelque froideur, qu'il luy sembloit de recognoistre en elle,
apperçeut Silvandre qui la venoit entretenant, & il estoit vray, que la Bergere usoit avec
plus de froideur avec luy, ou plutost de nonchalance qu'elle ne faisoit pas auparavant la
pratique de Diane : parce que ceste nouvelle amitié, & le plaisir qu'Astrée, Diane, &
elle prenoient ensemble, l'occupoit de sorte, qu'elle ne se soucioit plus de ses petites
mignardises, dont l'affection de Lycidas estoit nourrie, & luy qui sçavoit fort bien
qu'une Amour ne se peut bastir, que de la ruine d'une precedente, eut opinion que ce qui la
rendoit plus nonchalante envers luy, & moins soucieuse de l'entretenir, estoit quelque
nouvelle amitié, qui la divertissoit, & ne pouvant encores recognoistre qui en estoit le
sujet, il s'alloit tout seul rongeant par ses pensées, se retirant dans les lieux plus cachez,
afin de se plaindre avec plus de franchise, & par malheur, ainsi qu'il s'en vouloit
retourner, il vid, comme je vous ay dit, Silvandre & Phillis de loing : veuë qui ne luy
rapporta pas peu de soupçon, car sçachant le merite du Berger & de la Bergere, il creut
aisément que Silvandre n'ayant jamais rien aimé se fust donné à elle, & qu'elle sui vant l'humeur de celles de son sexe, eust assez
volontiers receu ceste donation. Toutes ces considerations luy donnerent beaucoup de soupçon,
mais plus encore quand passant pres de luy sans le voir, il ouyt, ou il luy sembla d'ouyr des
paroles d'Amour, & cela pouvoit bien estre, à cause de la sentence que Silvandre venoit de
donner. Mais pour le perdre entierement, ne voila pas que les ayant laissé passer, il sortit
du lieu où il estoit, & pour ne les suivre, prit le chemin d'où ils venoient, & la
fortune voulut qu'il s'alla rassoir aupres du lieu où estoit Laonice, sans la voir, où apres
avoir quelque temps resvé à son desplaisir, transporté de trop d'ennuy, il s'escria assez
haut : ô Amour, est-il possible que tu souffre une si grande injustice sans la punir ? est-il
possible qu'en ton reigne les outrages & les services soient également recompensez ? &
puis se taisant pour quelque temps, en fin les yeux tendus au Ciel, & les bras croisez, se
laissant aller à la renverse, il reprit ainsi. Pour la fin il te plaist Amour, que je rende
tesmoignage qu'"il n'y a point de constance en nulle femme"
, & que Phillis pour
estre de ce sexe, quoy que remplie de toute autre perfection, est sujette aux mesmes loix de
ceste inconstance naturelle : Je dis ceste Phillis de qui l'amitié m'a esté autresfois plus
assurée que ma volonté mesme. Mais quoy, ô ma Bergere : ne suis-je pas ce mesme Lycidas, de
qui vous avez monstré de cherir si fort l'affection ? ce qu'autrefois vous avez trouvé de recommandable en moy, est-il
tellement changé que vous trouviez plus agreable un Silvandre incognu, un vagabond, un homme
que toute terre mesprise, & ne le veut advoüer pour sien ? Laonice qui escoutoit ce
Berger, oyant nommer Phillis, & Silvandre, desireuse d'en sçavoir davantage, commença de
luy prester l'aureille à bon escient, & si à propos pour elle, qu'elle apprit avant que de
partir de là, tout ce qu'elle eust peu desirer des plus secrettes pensées de Phillis, & de
là prenant occasion de luy desplaire ou à Silvandre, elle resolut de mettre ce Berger encor
plus avant en ceste opinion, s'assurant que si elle aimoit Lycidas, elle le rendroit jaloux,
& si c'estoit Silvandre, elle en divulgueroit l'Amour de telle sorte que chacun la
sçauroit : Et ainsi lors que ce Berger fut party, car son mal ne luy permettoit de demeurer
longuement en un mesme lieu, elle sort aussi de ce lieu, & se mettant apres luy,
l'attaignit assez pres de là, parlant avec Corilas, qui l'avoit rencontré en chemin, &
faignant de leur demander des nouvelles du Berger desolé, ils luy respondirent qu'ils ne le
cognoissoient point. C'est, leur dit-elle, un Berger qui va plaignant une Bergere morte, &
que l'on m'a dit avoir demeuré presque toute l'apresdisnée en la compagnie de la belle Bergere
Phillis & de son serviteur, & qui est celuy-là ? respondit incontinant Lycidas. Je ne
sçay pas, continua la Bergere, si je sçauray bien dire son nom, il me semble qu'il s'appelle Silandre ou Silvandre ; un Berger
de moyenne taille, le visage un peu long, & d'assez agreable humeur, quand il luy plaist.
Et qui vous a dit, repliqua Lycidas, qu'il estoit son serviteur ? Les actions de l'un & de
l'autre, respondit-elle, car j'ay passé autrefois par des semblables destroits, & je me
souviens encor de quel pied on y marche : mais dittes moy si vous sçavez quelque nouvelle de
celuy que je cherche, car il se fait nuit, & je ne sçay où le trouver. Lycidas ne luy peut
respondre tant il se trouva surpris, mais Corilas luy dit qu'elle suivist ce sentier, &
qu'aussi tost qu'elle seroit sortie de ce bois, elle verroit un grand pré, où sans doutte elle
en apprendroit des nouvelles, car c'estoit là où tous les soirs chacun s'assembloit avant que
de se retirer, & que de peur qu'elle ne s'esgarast, il luy feroit compagnie, si elle
l'avoit agreable. Elle qui estoit bien ayse de se dissimuler encore davantage (faignant de
n'en sçavoir pas le chemin) receut avec beaucoup de courtoisie l'offre qu'il luy avoit faitte,
& donnant le bon soir à Lycidas, prit le chemin qui luy avoit esté montré, le laissant si
hors de soy, qu'il demeura fort longuement immobile au mesme lieu : en fin revenant comme d'un
long esvanouissement, il s'alloit redisant les mesmes paroles de la Bergere, ausquelles il ne
pouvoit qu'adjouster beaucoup de foy, ne la pouvant soupçonner de menterie. Il seroit trop
long de redire icy les regrets qu'il fit,
& les outrages qu'il dit de la fidele Phillis : tant y a que de toute la nuit il ne fit
qu'aller tournoyant dans le plus retiré du bois, où sur le matin travaillé d'ennuy, & du
trop long marcher, il fut contraint de se coucher sous quelques arbres, où tout moitte de
pleurs, en fin son extréme desplaisir le contraignit de s'endormir.
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LE
HUITIESME
LIVRE D'ASTREE.
Soudain que le jour parut, Diane, Astrée & Phillis se trouverent ensemble,
afin d'estre au lever de Leonide, qui ne pouvant assez estimer leur honnesteté &
courtoisie, s'estoit habillée dés que la premiere clairté avoit donné dans sa chambre, pour ne
perdre un seul moment du temps qu'elle pourroit demeurer avec elles, sans joüir de leur douce
compagnie, de sorte que ces Bergeres furent estonnées de la voir preste à sortir, lors
qu'elles ouvrirent la porte, & toutes ensemble se prenant par la main sortirent du hameau,
pour commencer le mesme exercice du jour precedent. A peine avoient-elles bien passé les
dernieres maisons, qu'elles apperceurent Sylvandre, qui sous la fainte recherche de Diane,
commençoit à bon escient à ressentir une Amour naissante & veritable, car piqué de ce
nouveau soucy, de toute la nuit il n'avoit pû clorre l'œil, tant son penser luy estoit allé
representant tous les discours, & toutes
les actions qu'il avoit veuës en Diane le jour auparavant, si bien que ne pouvant attendre la
venuë de l'aurore dans le lit, il l'avoit devancée, & avoit des-ja attendu long temps pres
de cet hameau, que sa nouvelle maistresse sortist, & aussi tost qu'il l'avoit apperceuë
s'en estoit venu à elle chantant ces vers.
STANCES,
DE SYLVANDRE SUR SES
desirs trop eslevez.
Espoirs hautains espoirs, Ixions en audace,
Vous flattez mes
desirs, où le ciel les menace,
C'est erreur que d'oser en un sujet si haut :
Icares
vous croyez trop au vol de vostre ayle,
Mais bien quand je devrois tomber d'un plus
grand saut,
Si n'abandonneray-je entreprise si belle.
Promethée en paissant de renaissante proye,
L'aigle qui ne vivoit
que pour paistre en son foye,
Au milieu des tourments disoit, au moins je l'eus
Ce
feu dont j'animay pour la fin mon image,
Or ce mal renaissant me sera tesmoignage,
Que ce que nul n'osa, je l'osay, je le peux.
Ainsi dira mon coeur, quoy que son inhumaine,
D'un tourment
devoreur eternise sa peine,
Je l'eus, & de ce feu mon Amour j'animay ;
Or ceux qui me verront à jamais sur ma roche,
Sçauront qu'à ma douleur, si nulle
autre n'approche,
Plus que tout autre aussi, je voulus, & j'aymay.
J'ayme sans estre aymé : mais de ses roches creuses,
Quand Echo
respondoit aux plaintes amoureuses,
De son aymé Narcisse, elle disoit en soy,
Et
bien je vas l'aymant, sans toutefois qu'il m'ayme,
Si suis-je consolée, ayant sceu par
luy-mesme,
Que de luy, nul que luy, n'est plus aymé que moy.
Phillis qui estoit d'une humeur fort gaye, & qui vouloit se bien acquiter de
l'essay à quoy elle avoit esté condannée, se tournant à Diane : Ma maistresse, luy dit-elle,
fiez vous à l'advenir aux paroles de ce Berger. Hier il ne vous aymoit point, & à ceste
heure il meurt d'Amour, pour le moins, puis qu'il en vouloit tant dire, il devoit commencer de
meilleure heure, ou attendre encore quelque temps. Silvandre estoit si pres qu'il pût ouyr
Phillis, qui le fit escrier de loing, ô ma maistresse bouchez vos aureilles aux contagieuses
paroles de mon ennemy, & puis estant arrivé. Ah mauvaise Phillis, luy dit-il, est-ce ainsi
que de la ruine de mon contentement, vous taschez de bastir le vostre ? Il est bon là,
respondit Phillis, de parler de vostre contentement, n'avez-vous point avec les autres encor
ceste perfection de la pluspart des Bergers, qui par vanité se dient infiniment contens de
leur maistresse, quoy qu'au contraire ils en soient mal traittez ? Vous parlez de contentement ? vous Sylvandre, vous avez la hardiesse
d'user de ces paroles, à la presence mesme de Diane ? & que direz vous ailleurs, puis que
vous avez l'outrecuidance de parler ainsi devant elle ? Elle eust continué n'eust esté que le
Berger, apres avoir salüé la Nymphe, & les Bergeres, l'interrompit ainsi : vous voulez que
ma maistresse trouve mauvais que j'aye parlé du contentement que j'ay en la servant, &
pourquoy ne voulez-vous pas que je le die, s'il est vray ? Il est vray ? respondit Phillis,
Voyez quelle vanité ! direz vous pas encore qu'elle vous ayme, & qu'elle ne peut vivre
sans vous ? Je ne diray pas, repliqua le Berger, que cela soit, mais je vous respondray bien,
que je voudrois bien qu'il fust, mais vous monstrez de trouver si estrange que je die avoir du
contentement au service que je rends à ma maistresse, que je suis contraint de vous demander,
si vous n'y en avez point. Pour le moins, dit-elle, si j'y en ay, je ne m'en vante pas. "C'est ingratitude, reprit le Berger, de recevoir du bien de quelqu'un sans l'en
remercier"
, & comment est-il possible d'aimer la mesme personne envers qui on est
ingrat ? Par là, interrompit Leonide, je jugerois que Phillis n'ayme point Diane. Il y a peu
de personnes qui ne fist ce mesme jugement, respondit Sylvandre, & je croy qu'elle mesme
le pense ainsi. Vous auriez, repliqua Phillis, beaucoup de bonnes raisons, si vous le me
persuadiez. S'il ne deffaut que les raisons pour le prouver, je n'en ay des-ja plus affaire : car quoy que je preuve ou nie une
chose, cela ne la fait pas estre autre que ce qu'elle est, si bien que puis qu'il ne me manque
que les raisons pour prouver vostre peu d'amitié, qu'ay-je affaire de vous en convaincre ?
Tant y a que pour faire que vous n'aymiez point Diane, il ne tient qu'à vous le prouver.
Phillis demeura un peu empeschée à respondre, & Astrée luy dit : il semble ma sœur, que
vous approuviez ce que dit ce Berger ? Je ne l'approuve pas, respondit-elle, mais je suis bien
empeschée à le reprouver. Si cela est, adjousta Diane, vous ne m'aimez point, car puis que
Sylvandre a trouvé les raisons que vous demandiez, & ausquelles vous ne pouvez resister,
il faut advouër que ce qu'il dit est vray. A ce mot le Berger s'approcha de Diane, & luy
dit, Belle, & juste maistresse, est-il possible que ceste ennemie Bergere ayt encore la
hardiesse de ne vouloir me permettre que je die que le service que je vous rends me rapporte
du contentement, quand ce ne seroit que pour la response que vous venez de faire, tant à mon
advantage ? En disant, respondit Astrée, que Phillis ne l'aime point, elle ne dit pas pour
cela que vous l'aimiez, ou qu'elle vous ayme. Si j'oyois, respondit-il, ces paroles, je vous
ayme, ou vous m'aimez, sortir de la bouche de ma maistresse, ce ne seroit pas un contentement,
mais un transport qui me raviroit de moy, de trop de satisfaction : & toutefois si celuy
qui se taist, monstre de consentir à ce
qu'il oyt, pourquoy ne puis-je dire que ma belle maistresse advouë que je l'aime, puis que
sans y contredire elle oyt que je le dis ? Si l'Amour, repliqua Phillis, consiste en paroles,
vous en avez plus que le reste des hommes ensemble, car je ne croy pas que pour mauvaise cause
que vous ayez, elles vous deffaillent jamais. Leonide prenoit un plaisir extresme aux discours
de ces Bergeres, & n'eust esté la peine en quoy le mal de Celadon la tenoit, elle eust
demeuré plusieurs jours avec elles, mais quoy qu'elle sceust qu'il estoit hors de fievre, si
ne laissoit-elle de craindre qu'il ne retombast : cela fut cause qu'elle les pria de prendre
le chemin avec elle, de Laignieu, jusques à la riviere, parce qu'elle jouyroit plus long temps
de leur compagnie : elles le luy accorderent librement, car outre que la courtoisie le leur
commandoit, encores se plaisoient-elles fort avec elle. Ainsi donc prenant Diane d'un costé,
& Astrée de l'autre, elles prirent le chemin de la Bouteresse, non toutefois sans beaucoup
de jalousie de Sylvandre, qui de fortune s'estoit trouvé plus esloigné de Diane que Phillis,
de sorte qu'elle avoit pris la place qu'il desiroit ; dequoy Phillis toute glorieuse s'alloit
mocquant du Berger, disant que sa maistresse pouvoit aysément juger qui estoit plus soigneux
de la servir. Elle doit donner cela, respondit-il, à vostre importunité, & non pas à
vostre affection, car si vous l'aymiez, vous me lairriez la place que vous avez. Ce seroit
signe, dit Phillis, du contraire, si j'en
laissois approcher quelque autre plus que moy, car "si la personne qui ayme desire presque
se transformer en la chose aymée, plus on s'en peut approcher, & plus on est pres de la
perfection de ses desirs. L'Amant, respondit Sylvandre, qui a plus d'esgard à son
contentement particulier qu'à celuy de la personne aymée, ne merite pas ce tiltre".
De
sorte que vous qui regardez davantage au plaisir que vous avez d'estre si pres de vostre
maistresse, que non point à sa commodité, ne devez pas dire que vous l'aymiez, mais vous
mesmes seulement, car si j'estois au lieu où vous estes, je l'ayderois à marcher, & vous
ne faittes que l'empescher. Si ma maistresse, repliqua Phillis, me rudoyoit autant que vous,
je ne sçay si je l'aimerois. Si fay bien moy, adjousta le Berger, je sçay assurément, que si
j'estois au lieu de vostre maistresse, je ne vous aymerois point. Comment ? avoir la hardiesse
de le menacer de ceste sorte ? Ah Phillis, "une des principales loix d'Amour, c'est que
celuy qui peut s'imaginer de pouvoir ne point aymer, n'est des-ja plus Amant".
Ma
maistresse, je vous demande justice, & vous requiers de la part d'Amour, que vous
punissiez ce crime de leze Majesté, & que l'ostant de ce lieu trop honorable pour elle qui
n'aime point, vous m'y mettiez, moy qui suis tout Amour. Ma maistresse, interrompit Phillis,
je voy bien que cet envieux de mon bien, ne me lairra point en repos, que je ne luy quitte ceste place, & je crains qu'avec son babil
il ne vous y fasse consentir, c'est pourquoy je desire si vous le trouvez bon de le prevenir,
& la luy laisser avec condition qu'il vous declarera une chose que je luy proposeray.
Sylvandre alors sans attendre la response de Diane, dit à Phillis : ostez vous seulement
Bergere, car je ne refuseray jamais ceste condition, puis que sans cela je ne luy tairay aussi
bien chose qu'elle veuille sçavoir de moy. A ce mot il se mit en sa place, & lors Phillis
luy dit. Envieux Berger, quoy que le lieu où vous estes ne se puisse achepter, si est-ce que
vous avez promis davantage que vous ne pensez pas, car vous estes obligé de nous dire qui vous
estes, & quelle occasion vous a conduit en ceste contrée, puis qu'il y a des-jà si long
temps que vous estes icy, & nous n'avons pû en sçavoir encore que fort peu. Leonide qui
avoit ceste mesme volonté, prenant la parole. Sans mentir, dit-elle, Phillis vous n'avez point
encore monstré plus de prudence qu'en ceste proposition, car en mesme temps vous avez sorty
Diane, & moy d'une grand peine. Diane pour l'incommodité que vous luy donniez empeschant
que Sylvandre ne l'aydast à marcher, & moy pour le desir que j'avois de le cognoistre plus
particulierement. Je voudrois bien, respondit le Berger en souspirant, vous pouvoir bien
satisfaire en ceste curiosité : mais ma fortune me le refuse tellement, que je puis dire, que
j'en suis & plus desireux, & presque autant ignorant que vous, car il luy plaist de m'avoir fait naistre, & me faire
sçavoir que je vis, en me cachant toute autre cognoissance de moy-mesme : & afin que vous
ne croyez pas, que je ne veuille satisfaire à ma promesse, je vous jure par nostre Dieu Pan,
& par les beautez de Diane, dit-il se tournant à Phillis, que je vous diray veritablement
tout ce que j'en sçay.
HISTOIRE DE
SYLVANDRE.
Lors qu'Ætius fut fait lieutenant general en Gaule de l'Empereur Valentinian, il
trouva fort dangereux pour les Romains, que Gondioch premier Roy des Bourguignons, en
possedast la plus grande partie, & se resolut de l'en chasser, & le renvoyer de là le
Rhin, d'où il estoit venu peu auparavant, lors que Stilico, pour le bon service qu'il avoit
fait aux Romains, contre le Goth Radagayse, luy donna les anciennes provinces des Authunois,
des Sequanois, & des Allobroges, que dés lors de leur nom, ils nommerent Bourgongne, &
sans le commandement de Valentinian, il est aysé à croire qu'il l'eust fait pour avoir toutes
les forces de l'Empire entre ses mains, mais l'Empereur se voyant un grand nombre d'ennemis
sur les bras, comme Goths, Huns, Vuandales, & Françons, qui tous l'attaquoient en divers lieux, commanda à Ætius de les laisser
en paix ; ce qui ne fut pas si tost, que des-ja les Bourguignons n'eussent receu de grandes
routtes, & telles que toutes leurs provinces & celles qui leur estoient voisines, s'en
ressentirent, ayant leurs ennemis fait le degast avec tant de cruauté, que tout ce qu'ils
trouvoient, ils l'emmenoient. Or moy pour lors, qui pouvois avoir cinq ou six ans, fus comme
plusieurs autres emmené en la derniere ville des Allobroges par quelques Bourguignons, qui
pour se venger, estant entrez dans les païs confederez à leurs ennemis, y firent les mesmes
desordres qu'ils recevoient : de pouvoir dire quelle estoit l'intention de ceux qui me
prindrent, je ne le sçaurois, si ce n'estoit pour en avoir quelque somme d'argent, tant y a
que la fortune me fut si bonne apres m'avoir esté tant ennemie, que je tombay entre les mains
d'un Helvetien, qui avoit un pere fort vieux, & tres-homme de bien, & qui prenant
quelque bonne opinion de moy, tant pour ma phisionomie, que pour quelque agreable response
qu'en cet âge je luy avois renduë, me retira pres de luy, en intention de me faire estudier,
& de fait, quoy que son fils y contrariast en tout ce qu'il luy estoit possible, si ne
laissa-il de suivre son premier dessein, & ainsi n'espargna rien pour me faire instruire
en toute sorte de doctrine, m'envoyant aux Universitez des Massiliens en la Province des
Romains. Si bien que je pouvois dire avec beaucoup de raison, que j'estois perdu, si je n'eusse esté perdu. Toutefois quoy que selon mon
genie, il n'y eust rien qui me fust plus agreable que les lettres, si est-ce que ce m'estoit
un continuel supplice, que de penser que je ne sçavois qui j'estois ; me semblant que jamais
ce mal-heur n'estoit advenu à nul autre. Et comme j'estois en ce soucy, un de mes amis me
conseilla d'enquerir quelque oracle pour en sçavoir la verité, car quant à moy pour estre trop
jeune je n'avois aucune memoire non plus que je n'en ay encore, du lieu où j'avois esté pris,
ny de ma naissance. Et qu'il n'y avoit pas apparence, que le ciel ayant eu tant de soing de
moy, que j'en avois recognu depuis ma perte, qu'il ne me voulust favoriser de quelque chose
davantage : bref cet amy me sceut si bien persuader, que tous deux ensemble nous y allasmes,
& la response que nous eusmes fut telle.
ORACLE.
Tu nasquis dans la terre où fut jadis Neptune :
Jamais tu ne
sçauras celuy dont tu es né,
Que Sylvandre ne meure, & à telle fortune
Tu fus
par les destins au berceau destiné.
Jugez, belle Diane quelle satisfaction nous eusmes de ceste response, quant à moy
sans m'y arrester davantage je me resolus de
ne m'en jamais enquerir ; puis qu'il estoit impossible que je le sceusse sans mourir, &
vesquis par apres avec beaucoup plus de repos d'esprit, m'en remettant à la conduitte du ciel,
& m'employant seulement à mes estudes, ausquelles je fis un tel progrez, que le vieillard
Abariel (car tel estoit son nom) eut envie de me revoir avant que de mourir, presageant
presque sa fin prochaine : car estant arrivé pres de luy, & en ayant receu tout le plus
doux traittement que j'eusse sceu desirer ; un jour que j'estois seul dans sa chambre, il me
parla de ceste sorte. Mon fils (car comme tel je vous ay tousjours aymé depuis que la rigueur
de la guerre vous remit en mes mains) je ne vous croy point si mescognoissant de ce que j'ay
fait pour vous, que vous puissiez doutter de ma bonne volonté : Toutefois si le soing que j'ay
eu de faire instruire vostre jeunesse, ne vous en a donné assez de cognoissance, je veux que
vous l'ayez par ce que je desire de faire pour vous : Vous sçavez que mon fils Azahyde, qui
fut celuy qui vous prit, & amena chez moy, a une fille que j'ayme autant que moy-mesme,
& parce que je fais estat de passer le peu de jours qui me reste en repos, & en
tranquilité, je fay dessein de vous marier avec elle, & vous donner si bonne part de mon
bien, que je puisse vivre avec vous autant qu'il plaira aux Dieux. Et ne croyez point que j'aye fait ce dessein à la volée, car il y a
long temps que j'y prepare toute chose. En premier lieu, j'ay voulu recognoistre quelle estoit
vostre humeur, cependant que vous estiez enfant, pour juger si vous pourriez compatir avec
moy, dautant qu'"en un âge tel on n'a point encor d'artifice, & ainsi on void à nud
toutes les affections d'une ame"
, & vous trouvant tel que j'eusse voulu qu'Azahyde
eust esté, je fondis le repos de mes derniers jours sur vous, & pour cet effet, je vous
envoiay aux estudes, sçachant bien qu'"il n'y a rien qui rende une ame plus capable de la
raison, que la cognoissance des choses"
, & cependant que vous avez esté loing de ma
presence, j'ay tellement disposé la fille à vous espouser, que pour me complaire, elle le
desire presque autant que moy. Il est bien vray qu'elle desiroit de sçavoir qui & d'où
vous estes, & pour luy satisfaire je me suis enquis d'Azahyde plusieurs fois en quel lieu
il vous prit, mais il m'a tousjours dit qu'il n'en sçavoit autre chose, sinon que c'estoit de
là le fleuve du Rosne, hors la province Viennoise : Et que vous luy fustes donné par celuy qui
vous avoit enlevé à plus de deux journées en çà, en eschange de quelques armes. Mais que
peut-estre vous en pourrez vous mieux ressouvenir, car vous pouviez avoir cinq ou six ans,
& luy ayant demandé si les habits que vous aviez lors ne pouvoient point donner quelque co
gnoissance de quels parens vous estiez né,
il m'a respondu que non, dautant qu'en la contrée où vous fustes pris, presque tous vont
vestus en Bergers, & que toutefois vous estiez si jeune encore, que mal-aysément
pouvoit-on juger de quelle condition vous estiez. De sorte, mon fils, que si vostre memoire ne
vous sert en cela, il n'y a personne qui nous puisse sortir de ceste peine. Ainsi se teut le
bon vieillard Abariel, & me prenant par la main, me pria encore de luy en dire tout ce que
j'en sçavois, auquel apres tous les remerciements que je sceus luy faire, tant de la bonne
opinion qu'il avoit de moy, que de la nourriture qu'il m'avoit donnée, & du mariage qu'il
recherchoit pour moy, je luy respondis, qu'en verité j'estois si jeune que je n'avois aucune
souvenance ny de mes parens ny de ma condition. Cela, reprit le bon vieillard, est bien
fascheux, toutefois nous ne lairrons pas de passer outre, pourveu que vous l'ayez agreable,
n'ayant attendu d'en parler à Azahyde, que pour sçavoir vostre volonté, & luy ayant
respondu que je serois trop ingrat, si je n'obeïssois entierement à ce qu'il me commanderoit.
Dés l'heure mesme, me faisant retirer, il envoya querir son fils, & luy declara son
dessein, que depuis mon retour il avoit sceu de sa fille ; & que la crainte de perdre le
bien que Abariel nous donneroit luy faisoit de sorte desappreuver, que quand son pere luy en
parla, il le rejetta si loing, & avec tant
de raisons, qu'en fin le bon-homme ne pouvant l'y faire consentir, luy dit franchement.
Azahyde si tu ne veux donner ta fille à qui je voudray, je donray mon bien à qui tu ne voudras
pas, & pource resouds toy de la donner à Silvandre, ou je luy en choisiray une qui sera
mon heritiere. Azahyde qui estoit infiniment avare, & qui craignoit de perdre ce bien,
voyant son pere en tels termes, revint un peu à soy, & le supplia de luy donner quelques
jours de terme pour s'y resoudre, ce que le pere qui estoit bon, luy accorda aisément,
desirant de faire toute chose avec la douceur, & puis m'en advertit, mais il n'estoit pas
de besoing, car je le cognoissois assez aux yeux & aux discours du fils, qui commença de
me rudoyer & traitter si mal, qu'à peine le pouvois-je souffrir. Or durant le temps qu'il
avoit pris, il commanda à sa fille, qui avoit l'ame meilleure que luy, sur peine qu'il la
feroit mourir (car c'estoit un homme tout de sang & de meurtre) de faire semblant au bon
vieillard, qu'elle fust marrie que son pere ne voulust faire sa volonté, & qu'elle ne
pouvoit pas mais de sa desobeïssance ; que tant s'en faut elle estoit preste à [m]'espouser
secrettement, & quand il seroit fait le temps y feroit consentir son pere, & cela
estoit en dessein de me faire mourir. La pauvre fille fut bien empeschée, car d'un costé les
menaces ordinaires de son pere, de qui elle sçavoit le meschant naturel, la poussoient à joüer
ce personnage, d'autre costé l'amitié que
dés l'enfance elle me portoit l'en empeschoit, si est-ce qu'en fin son âge tendre, car elle
n'avoit point encores passé les quinze ans, ne luy laissa pas assez de resolution pour s'en
deffendre, & ainsi toute tremblante, elle vint faire la harangue au bon-homme, qui la
receut avec tant de confiance, qu'apres l'avoir baisée au front deux ou trois fois, en fin il
se resolut d'en user, comme elle luy avoit dit, & me le commanda si absolument, que quel
doute que j'eusse de cet affaire, si n'osay-je l'y contredire.
Or la resolution fut prise de ceste sorte que je monterois par une fenestre dans sa
chambre, où je l'espouserois secrettement. Ceste ville est assise sur l'extremité des
Allobroges du costé des Helveces, & est sur le bord du grand Lac de Leman, de telle sorte
que ses ondes frappent contre les maisons, & puis se desgorg[ent] avec le Rosne, qui luy
passe au milieu. Le dessein d'Azahyde estoit, parce que leur logis estoit de ce costé là, de
me faire tirer avec une corde jusques à la moytié de la muraille, & puis me laisser aller
dans le Lac, où me noyant on n'auroit jamais nouvelle de moy : parce que le Rosne avec son
impetuosité m'eust emporté bien loing de là, où entre les rochers estroits, je me fusse
tellement brisé, que personne ne m'eust pû recognoistre : Et sans doute son dessein eust
reüssi, car j'estois resolu d'obeïr au bon Abariel, n'eust esté que le jour avant que cela deust estre, la pauvre fille, à qui on avoit
commandé de faire bonne chere, afin de me mieux abuser, esmeuë de compassion & d'horreur
d'estre cause de ma mort, ne peut s'empescher toute tremblante de me le descouvrir, me disant
puis apres : Voyez vous Silvandre, en vous sauvant la vie je me donne la mort, car je sçay
bien qu'Azahyde ne me le pardonnera jamais, mais j'ayme mieux mourir innocente, que si
j'estois coulpable de vostre mort. Apres l'avoir remerciée, je luy dis, qu'elle ne craignist
point la fureur d'Azahyde, & que j'y pourvoyrois en sorte qu'elle n'en auroit jamais
desplaisir, que de son costé elle fist seulement ce que son pere luy avoit dit, & que je
remedierois bien à son salut & au mien, mais que sur tout elle fust secrette. Et dés le
soir je retiray tout l'argent que je pouvois avoir à moy, & donnay si bon ordre à tout ce
qu'il me falloit faire, sans qu'Abariel s'en prist garde, que l'heure estant venuë qu'il
falloit aller au lieu destiné, apres avoir pris congé du bon vieillard, qui vint avec moy
jusques sur le bord, je montay dans la petite barque, que luy-mesme avoit apprestée. Et puis
allant doucement sous la fenestre, je fis semblant de m'y attacher, mais ce ne furent que mes
habits remplis de sable, & soudain me retirant un peu à costé, pour voir ce qu'il en
adviendroit, je les ouys tout à coup retomber dans le Lac, où avec la rame, je batis doucement
l'eau, afin qu'ils creussent, oyant ce
bruit, que ce fust moy qui me debattois : mais je fus bien tost contraint de m'oster de là,
parce qu'ils y jetterent tant de pierres, qu'à peine me pûs-je sauver, & peu apres je vis
mettre une lumiere à la fenestre, de laquelle ayant peur d'estre descouvert, je me cachis dans
le batteau, m'y couchant de mon long : cela fut cause que la nuit estant fort obscure, &
moy un peu esloigné, & la chandelle leur ostant encore davantage la veuë, ils ne me virent
point, & creurent que le batteau s'estoit ainsi reculé de luy-mesme. Or quand chacun se
fut retiré de la fenestre j'ouys un grand tumulte au bord où j'avois laissé Abariel, &
comme je pûs juger, il me sembla d'ouyr ses exclamations, que je pensay estre à cause du bruit
qu'il avoit ouy dans l'eau, craignant que je ne fusse noyé, tant y a que je me resolus de ne
retourner plus chez luy, non pas que je n'eusse beaucoup de regret de ne le pouvoir servir sur
ses vieux jours, pour les extremes obligations que je luy avois, mais pour l'assurance que
j'avois de la mauvaise volonté d'Azahyde, je sçavois bien que si ce n'estoit à ce coup, ce
seroit à un autre, qu'il paracheveroit son pernicieux dessein ; ainsi donc estant venu aux
chaisnes qui ferment le port, je fus contraint de laisser mon batteau pour passer à nage de
l'autre costé, où estant parvenu avec quelque danger, à cause de l'obscurité de la nuit, je
m'en allay sur le bord, où j'avois caché d'autres habits & tout ce que j'avois de
meilleur, & prenant le chemin d'Agaune, je
parvins sur la pointe du jour à Evians, & vous assure que j'estois si las d'avoir marché
assez hastivement, que je fus contraint de me reposer tout ce jour-là, où de fortune n'estant
point cognu, je voulus aller prendre conseil, ainsi que plusieurs faisoient en leurs affaires
plus urgentes, de la sage Bellinde, qui est maistresse des Vestales qui sont le long de ce
Lac, & que depuis j'ay sçeu estre mere de ma belle maistresse : tant y a que luy ayant
fait entendre tous mes desastres, elle consulta l'Oracle, & le lendemain elle me dit, que
le Dieu me commandoit de ne me point estonner de tant d'adversitez, & qu'il estoit
necessaire si je voulois en sortir, de me voir dans la fonteine de la verité d'Amour, parce
qu'en son eau estoit mon seul remede, & que aussi tost que je m'y serois veu je
recognoistrois & pere & païs. Et luy ayant demandé en quel païs estoit cette fonteine,
elle me fit entendre qu'elle estoit en ceste contrée de Forestz, & puis m'en declara la
proprieté & l'enchantement avec tant de courtoisie, que je luy en demeuray infiniment
obligé. Dés l'heure mesme je me resolus d'y venir, & prenant mon chemin par la ville de
Plancus, je m'en vins icy il y a quelques années, où le premier que je rencontray fut Celadon,
qui pour lors revenoit d'un voyage assez loingtain, duquel j'appris en quel lieu estoit ceste
admirable fonteine, mais lors que je voulus y aller je tombay tellement malade, que je
demeuray six mois sans sortir du logis,
& quelque temps apres que je me sentois assez fort, ainsi que je me mettois en chemin, je
sceus par ceux d'alentour qu'un magicien à cause de Clidaman l'avoit mise sous la garde de
deux Lyons, & de deux Lycornes, qu'il y avoit enchantées, & que le sortilege ne
pouvoit se rompre qu'avec le sang & la mort du plus fidele Amant, & de la plus fidele
Amante, qui fut oncques en ceste contrée. Dieu sçait si ceste nouvelle me rapporta de l'ennuy,
me voyant presque hors d'esperance de ce que je desirois : Toutefois considerant que c'estoit
ce païs que le Ciel avoit destiné pour me faire recognoistre mes parents, je pensay qu'il
estoit à propos d'y demeurer, & que peut-estre ces fideles en Amour se pourroient trouver
quelque jour, mais certes c'est une marchandise si rare, que je ne l'ose presque plus esperer.
Avec ce dessein je me resolus de m'habiller en Berger, afin de pouvoir vivre plus librement
parmy tant de bonnes compagnies, qui sont le long de ces rives de Lignon, & pour n'y estre
point inutilement, je mis tout le reste de l'argent que j'avois en bestail, & en une
petite cabane, où je me suis depuis retiré.
Voila, belle Leonide, ce que vous avez desiré de sçavoir de moy, & voila le
payement de Phillis, pour la place qu'elle m'a venduë : que d'or'en avant doncques, ô ma belle
maistresse, elle n'ait plus la hardiesse de la prendre, puis qu'elle l'a donnée à si bon prix.
Je suis tres- aise, respondit Leonide, de vous
avoir ouy raconter ceste fortune, & vous diray que vous devez bien esperer de vous, puis
que les Dieux par leurs Oracles, vous font paroistre d'en avoir soing, quant à moy je les en
prie de tout mon cœur. Ne fay donc pas moy, reprit Phillis en gaussant, car s'il estoit cognu,
peut-estre que le merite de son pere luy feroit avoir nostre maistresse, estant tout certain
que "les biens & l'alliance peuvent plus aux mariages, que le merite propre ny
l'Amour".
Or regardez comme vous l'entendez, reprit Silvandre, tant s'en faut que vous me
veuilliez tant de mal, que j'espere par vostre moyen de parvenir à ceste cognoissance que je
desire. Par mon moyen, respondit-elle toute estonnée, & comment cela ? Par vostre moyen,
continua le Berger, car puis qu'il faut que les Lyons meurent par le sang d'un Amant &
d'une Amante fidele, pourquoy ne dois-je croire que je suis cet Amant, & vous l'Amante ?
Fidele suis-je bien, respondit Phillis, mais vaillante ne suis-je pas, de sorte que pour bien
aimer ma maistresse, je ne le cederay à personne, mais pour mon sang & ma vie n'en parlons
pas, car quel service luy pourrois-je faire estant morte ? Je vous assure, respondit Diane,
que je veux vostre vie de tous deux, & non pas vostre mort, & que j'aimerois mieux
estre au danger moy-mesme, que de vous y voir à mon occasion. Cependant qu'ils discouroient de
ceste sorte, & qu'ils alloient approchant du pont de la Bouteresse, ils virent venir d'assez loing un homme qui venoit assez
viste, & qui estant plus proche, fut recognu bien tost par Leonide : car c'estoit Paris
fils du grand Druide Adamas, qui estant revenu de Feurs, & ayant sceu que sa niepce
l'estoit venu chercher, & voyant qu'elle ne revenoit point, il luy envoyoit son fils pour
l'advertir qu'il estoit de retour, & pour sçavoir quelle occasion la conduisoit ainsi
seule, dautant que ce n'estoit pas leur coustume d'aller sans compagnie. D'aussi loing que la
Nymphe le recognut, elle le nomma à ces belles Bergeres, & elles pour ne faillir au devoir
de la civilité, quand il fut pres d'elles, le saluerent avec tant de courtoisie, que la beauté
& l'agreable façon de Diane luy pleurent de sorte, qu'il en demeura presque ravy, &
n'eust esté que les caresses de Leonide le divertirent un peu, il eust esté d'abord bien
empesché à cacher ceste surprise, toutefois apres les premieres salutations, & apres luy
avoir dit ce qui le conduisoit vers elle. Mais ma sœur, luy dit-il, (car Adamas vouloit qu'ils
se nommassent frere & sœur) où avez-vous trouvé ceste belle compagnie ? Mon frere, luy
respondit-elle, il y a deux jours que nous sommes ensemble, & si je vous assure que nous
ne sommes point ennuyées : Celle-cy, luy monstrant Astrée, est la belle Bergere dont vous avez
tant ouy parler pour sa beauté, car c'est Astrée : Et celle-cy, luy monstrant Diane, c'est la
fille de Bellinde & de Celion, & l'autre c'est Phillis, & ce Berger, c'est l'incognu Silvandre, de qui toutefois les merites
sont si cognus, qu'il n'y a celuy en ceste contrée qui ne les aime. Sans mentir, dit Paris,
mon pere avoit tort d'avoir peur que vous fussiez mal accompagnée, & s'il eust sceu que
vous l'eussiez esté si bien, il n'en eut pas tant esté en inquietude. Gentil Paris, dit
Silvandre, une personne qui a tant de vertus qu'a ceste belle Nymphe, ne peut jamais estre mal
accompagnée. Et moins encores, respondit-il, quand elle est entre tant de sages & belles
Bergeres. Et en disant ce mot, il tourna les yeux sur Diane, qui presque se sentant semondre,
respondit. Il est impossible, courtois Paris, que l'on puisse adjouster quelque chose en ce
qui est accomply. Si est-ce, repliqua Paris, que selon mon jugement, j'aymerois mieux estre
avec elle tant que vous y seriez, que quand elle sera seule. C'est vostre courtoisie,
respondit-elle, qui vous fait user de ces termes à l'avantage des estrangeres. Vous ne
sçauriez, respondit Paris, vous nommer estrangeres envers moy, que vous ne me disiez estranger
envers vous, qui m'est un reproche dont j'ay beaucoup de honte, parce que je ne puis qu'estre
blasmé, d'estre si voisin de tant de beautez, & de tant de merites, & que toutefois je
leur sois presque incognu, mais pour amander ceste erreur, je me resous de faire mieux à
l'advenir, & de vous pratiquer autant que j'en ay esté sans raison trop esloigné par le
passé : & en disant ces dernieres paroles, il se tourna à la Nymphe : Et vous ma sœur, encor que je sois venu pour vous
chercher, toutefois vous ne lairrez de vous en aller seule, aussi bien n'y a-il guiere loing
d'icy chez Adamas, car quant à moy je veux demeurer jusques à la nuit avec ceste belle
compagnie. Je voudrois bien, dit-elle, en pouvoir faire de mesme, mais pour ceste heure je
suis contrainte de parachever mon voyage, bien suis-je resoluë de donner tellement ordre à mes
affaires, que je pourray aussi bien que vous vivre parmy elles, car je ne croy point qu'il y
ait vie plus heureuse que la leur. Apres quelques autres semblables propos, elle prit congé de
ces belles Bergeres, & apres les avoir embrassées fort estroittement, leur promit encores
de nouveau de les venir revoir bien tost, & puis partit si contente, & satisfaite,
qu'elle resolut de changer les vanitez de la court à la simplicité de ceste vie, mais ce qui
l'y portoit davantage, estoit qu'elle avoit dessein de faire sortir Celadon hors des mains de
Galathée, & elle croyoit qu'il reviendroit incontinant en cet hameau, & elle faisoit
deliberation de le pratiquer sous l'ombre de ces Bergeres.
Voila quel fut le voyage de Leonide, qui vid naistre deux Amours tres grandes, celle
de Silvandre, sous la fainte de la gageure, ainsi que nous avons dit, & celle de Paris,
ainsi que nous dirons envers Diane, car depuis ce jour il en devint tellement amoureux, que
pour estre plus familierement aupres d'elle, il quitta la vie qu'il avoit accoustumé, & s'habilla en Berger, & voulut estre nommé
tel entre elles, afin de se rendre plus aimable à sa maistresse, qui de son costé l'honoroit
comme son merite & sa bonne volonté l'y obligeoient, mais par ce qu'en la suitte de nostre
discours nous en parlerons bien souvent, nous n'en dirons pas pour ce coup davantage. S'en
retournant donc tous ensemble en leurs hameaux, ainsi qu'ils approchoient du grand pré, où la
pluspart des trouppeaux passoient d'ordinaire, ils virent venir de loing Tyrcis, Hylas, &
Lycidas, dont les deux premiers sembloient de disputer à bon escient, car l'action des bras
& du reste du corps de Hylas le faisoit paroistre. Quant à Lycidas, il estoit tout en
soy-mesme, le chappeau enfonsé, & les mains contre le dos, alloit regardant le bout de ses
pieds, monstrant bien qu'il avoit quelque chose en l'ame qui l'affligeoit beaucoup, & lors
qu'ils furent assez pres pour se recognoistre, & qu'entre ces Bergers Hylas apperceut
Phillis, dautant que depuis le jour auparavant il commençoit de l'aimer. Laissant Tyrcis, il
s'en vint à elle, & sans saluër le reste de la compagnie la prit sous les bras, & avec
son humeur accoustumée, sans autre desguisement de paroles, luy dit la volonté qu'il avoit de
la servir. Phillis qui commençoit de le recognoistre, & qui estoit bien aise de passer son
temps, luy dit : Je ne sçay, Hylas, d'où vous peut naistre ceste volonté, car il n'y a rien en
moy qui vous y puisse convier. Si vous
croyez, dit-il, ce que vous dittes, vous m'en aurez tant plus d'obligation, & si vous ne
le croyez pas, vous me jugerez pour homme d'esprit, de sçavoir recognoistre ce qui merite
d'estre servy, & ainsi vous m'en estimerez tant plus. Ne doutez point, respondit-elle, que
comme que ce soit je ne vous estime, & que je ne reçoive vostre amitié comme elle merite :
& quand ce ne seroit pour autre consideration, pource au moins que vous estes le premier
qui m'ait aimée. De fortune au mesme temps qu'ils parloient ainsi, Lycidas survint, de qui la
jalousie estoit tellement accreuë, que elle surpassoit desja son affection, & pour son
malheur il arriva si mal à propos, qu'il peut ouyr la response que Hylas fit à Phillis, qui
fut telle. Je ne sçay pas, belle Bergere, si vous continuerez comme vous avez commencé avec
moy ; mais si cela est, vous serez peu veritable, car je sçay bien pour le moins que Silvandre
m'aidera à vous desmentir, & s'il ne le veut faire pour ne vous desplaire, je m'assure que
tous ceux qui vous virent hier ensemble, tesmoigneront que Silvandre estoit vostre serviteur.
Je ne sçay pas s'il a laissé son amitié dessous le chevet, tant y a que si cela n'est, vous
estes sa maistresse. Silvandre qui ne pensoit point aux Amours de Lycidas, croyant qu'il luy
seroit honteux de desadvoüer Hylas, & qu'outre cela il offenseroit Phillis, de dire
autrement devant elle, respondit : Il ne faut point Berger, que vous cherchiez autre tesmoin
que moy pour ce sujet, & ne devez point
croire que les Bergers de Lygnon se puissent vestir & devestir si promptement de leurs
affections : car ils sont grossiers, & pour cela tardifs & lents en tout ce qu'ils
font : mais tout ainsi que plus un clou est gros, & plus il supporte de pesanteur, &
est plus difficile à arracher, aussi plus nous sommes difficiles, & grossiers en nos
affections, plus aussi durent-elles en nos ames. De sorte que si vous m'avez veu serviteur de
ceste belle Bergere, vous me voyez encor tel, car nous ne changeons pas à toutes les fois que
nous passons le sommeil : que si cela vous advient à vous qui avez le cerveau chaud, ainsi que
vostre teste chauve, & vostre poil ardant le monstrent, il ne faut que vous fassiez mesme
jugement de nous. Hylas oyant parler ce Berger si franchement & si au vray de son humeur,
pensa ou que Tircis luy en eust dit quelque chose, ou qu'il le devoit avoir cognu ailleurs,
& pource tout estonné, il demanda, Berger m'avez-vous veu autrefois que vous parlez si
bien de moy ? non dit Silvandre, mais vostre phisionomie & vos discours me font juger ce
que je dits : Car "malaisément peut-on soupçonner en autruy un deffaut dont l'on soit
entierement exempt".
Il faut donc, respondit Hylas, que vous ne soyez point du tout
exempt de ceste inconstance que vous soupçonnez en moy. "Le soupçon, repliqua Silvandre,
naist ou de peu d'apparance, ou d'une apparance qui n'est point du tout, sinon en no stre imagination, & c'est celuy-là qu'on
ne peut avoir d'autruy sans en estre taché"
, mais ce que j'ay dit de vous ce n'est pas un
soupçon, c'est une assurance. Appellez-vous soupçon de vous avoir ouy dire que vous aviez aimé
Laonice : & puis quittant celle-là pour ceste seconde, dit-il, qui estoit hier avec elle,
vous les avez en fin changées toutes deux pour Phillis, que vous lairrez sans doute pour la
premiere venuë, de qui les yeux vous daigneront regarder. Tircis qui les oyoit ainsi
discourir, voyant que Hylas demeuroit vaincu prit la parole de ceste sorte. Hylas il ne faut
plus se cacher, vous estes descouvert, ce Berger a les yeux trop clairs pour ne voir les
taches de vostre inconstance, il faut advoüer la verité, car si vous combattez contre-elle,
outre qu'en fin vous serez recognu pour menteur, encore ne luy pouvant resister, dautant que
"rien n'est si fort que la verité"
, vous ne ferez que rendre preuve de vostre
foiblesse. Confessez donc librement ce qui en est, & afin de vous donner courage, je veux
commencer. Sçachez donc, gentil Berger, qu'il est vray que Hylas est le plus inconstant, le
plus desloyal, & le plus traître envers les Bergeres à qui il promet amitié, qui ait
jamais esté. De sorte, adjousta Phillis, qu'il oblige fort celles qu'il n'aime point. Et quoy
ma maistresse, respondit Hylas, vous aussi estes contre moy ? vous croyez les impostures de
ces malicieux ? ne voyez-vous pas que Tircis se sentant obligé à Silvandre de la sentence
qu'il a donnée en sa faveur, pense le payer en
quelque sorte de me mettre en mauvaise opinion envers vous ? Et qu'importe cela ? dit Phillis
à Silvandre. Qu'il importe ? respondit l'inconstant : ne scavez-vous pas qu'"il est plus
difficile de prendre une place occupée que non point celle qui n'est détenuë de
personne"
? Il veut dire, adjousta Silvandre, que tant que vous l'aimerez, je ne sçaurois
estre aymé de vous : mais Hylas mon amy, combien estes vous deceu, tant s'en faut, quand je
verray qu'elle daignera tourner les yeux sur vous, je seray tout assuré de son amitié, car je
la cognois de si bon jugement, qu'elle sçaura tousjours bien eslire ce qui sera de meilleur.
Hylas alors respondit, Vous croyez peut-estre glorieux Berger, d'avoir quelque avantage sur
moy ? Ma maistresse ne le croyez pas, car il n'en est rien : & de fait quel homme peut-il
estre, puis qu'il n'a jamais eu la hardiesse d'aimer, ny de servir qu'une seule Bergere, &
encore si froidement que vous diriez qu'il se mocque ; ou moy j'en ay aimé autant que j'en ay
veuës de belles, & de toutes j'ay esté bien receu tant qu'il m'a pleu : Quel service
pouvez-vous esperer de luy, y estant si nouveau qu'il ne sçait par où commencer ? mais moy qui
en ay servy de toutes sortes, de tout âge, de toute condition, & de toutes humeurs, je
sçay de quelle façon il le faut, & ce qui doit, ou ne doit pas vous plaire, & pour
preuve de mon dire, interrogez-le si vous voulez cognoistre son ignorance : & lors se
tournant à luy, il continua : "Qu'est-ce Sil vandre, qui peut obliger davantage une belle Bergere à nous aimer ? C'est, dit
Silvandre, n'aimer qu'elle seule. Et qu'est-ce, continua Hylas, qui luy peut plaire
davantage ? C'est, respondit Silvandre, l'aimer extrémement".
Or voyez, reprit alors
l'inconstant, quel ignorant amoureux est cestuy-cy ! tant s'en faut que ce qu'il dit soit
vray, qu'il engendre le mespris & la haine, car "n'aimer qu'elle seule, luy donne
occasion de croire que c'est faute de courage, si l'on ne l'ose entreprendre, & pensant
estre aimée à faute de quelqu'autre, elle mesprise un tel Amant, au lieu que si vous aimez,
par tout, pour peu que la chose le merite, elle ne croit pas quand vous venez à elle, que ce
soit pour ne sçavoir où aller ailleurs"
, & cela l'oblige à vous aimer, mesme si vous
la particularisez, & luy faites paroistre de vous fier davantage en elle, & que pour
mieux le luy persuader, vous luy racontiez tout ce que vous sçavez des autres, & une fois
la sepmaine vous luy rapportiez tout ce que vous leur avez dit, & qu'elles vous auront
respondu, agençant encor le conte, comme l'occasion le requerra, afin de le rendre plus
agreable, & la convier à cherir vostre compagnie. C'est ainsi, novice amoureux ; c'est
ainsi que vous l'obligerez à quelque Amour : Mais "pour luy plaire, il faut tant s'en faut,
fuir comme poison l'extremité de l'Amour, puis qu'il n'y a rien entre deux Amans de plus
ennuyeux que ceste si grande & extréme affection"
, car vous qui aimez de ceste sorte, pour vous plaire, taschez de luy
estre tousjours aupres, luy parler tousjours, elle ne sçauroit tousser, que vous ne luy
demandiez que elle veut, elle ne peut tourner le pas que vous n'en fassiez de mesme. Bref elle
est presque contrainte de vous porter, tant vous la pressez & importunez, mais le pis
c'est, que si elle se trouve quelquefois mal, & qu'elle ne vous rie, qu'elle ne vous
parle, & ne vous reçoive comme de coustume, vous voila aux plaintes, & aux pleurs,
dont vous luy remplissez tellement les oreilles, que pour se rachetter de ces importunitez,
elle est forcée de se contraindre, & quelquefois qu'elle voudra estre seule, & se
resserrer pour quelque temps en ses pensées, elle sera contrainte de vous voir, vous
entretenir, & vous faire mille contes, pour vous contenter. Vous semble il que cela soit
un bon moyen pour se faire aimer, tant s'en faut ? "en Amour comme en toute autre chose, la
mediocrité est seulement loüable, de sorte qu'il faut aymer mediocrement, pour éviter toutes
ces fascheuses importunitez : mais encor n'est-ce pas assez, car pour plaire, il ne suffit
pas que l'on ne desplaise point, il faut avoir encor quelques attraits qui soient
aymables"
, & cela c'est estre joyeux, plaisant, avoir tousjours à faire quelque bon
conte, & sur tout n'estre jamais muet devant elle. C'est ainsi, Sylvandre, qu'il se faut
obliger une Bergere à nous aymer, & que nous pouvons acquerir ses bonnes graces. Or voyez
ma maistresse, si je n'y suis maistre passé, & quel estat vous devez faire de mon affection. Elle vouloit respondre : mais Sylvandre
l'interrompit, la suppliant de le luy permettre, & lors il interrogea Hylas de ceste
sorte : Qu'est-ce Berger que vous desirez le plus quand vous aymez ? D'estre aymé, respondit
Hylas. Mais, repliqua Sylvandre, quand vous estes aymé, que souhaittez vous de ceste amitié ?
Que la personne que j'ayme, dit Hylas, fasse plus d'estat de moy que de tout autre, qu'elle se
fie en moy, & qu'elle tasche de me plaire. Est-il possible, reprit alors Sylvandre, que
pour conserver la vie, vous usiez du poison ? Comment, voulez vous qu'elle se fie en vous si
vous ne luy estes pas fidele ? Mais, dit le Berger, elle ne le sçaura pas. Et ne voyez vous,
respondit Sylvandre, que vous voulez faire avec trahison, ce que je dis, qu'il faut faire avec
sincerité ? car si elle ne sçait pas que vous en aimiez d'autre, elle vous croira fidele,
& ainsi ceste fainte vous profitera, mais jugez si la fainte le peut, ce que fera le vray
: Vous parlez de mespris, & de despit : & y a-il rien qui apporte plus l'un &
l'autre en un esprit genereux, que de penser, celuy que je vois icy à genoux devant moy, s'est
lassé d'y estre devant une vingtaine qui ne me valent pas : ceste bouche dont il baise ma main
est flestrie des baisers qu'elle donne à la premiere main qu'elle rencontre, & ces yeux
dont il semble qu'il idolatre mon visage, estincellent encores de l'Amour de toutes celles qui
ont le nom de femme, & qu'ay-je affaire d'une chose si com mune ? & pourquoy en ferois-je estat, puis qu'il ne fait rien
davantage pour moy, que pour la premiere qui le daigne regarder ? Quand il me parle, il pense
que ce soit telle, ou telle, & ces paroles dont il use envers moy, il les vient
d'apprendre à l'escolle d'une telle : ou bien il vient les estudier icy, pour les aller dire
là. Dieu sçait quel mespris, & quel despit luy peut faire concevoir ceste pensée : &
de mesme pour le second point ; que pour se faire aimer, il ne faut guiere aymer, & estre
joyeux, & galland : car l'estre joyeux & rieur, est fort bon pour un plaisant, &
pour une personne de telle estoffe ; mais pour un Amant, c'est à dire, pour un autre nous
mesme, ô Hylas, qu'il faut bien d'autres conditions ! Vous dictes qu'en toutes choses la
mediocrité seule est bonne, il y en a, Berger, qui n'ont point d'extremité, de milieu, ny de
deffaut, comme la fidelité : car "celuy qui n'est qu'un peu fidele ne l'est point du tout,
& qui l'est, l'est en extremité, c'est à dire qu'il n'y peut point avoir de fidelité plus
grande l'une que l'autre"
: de mesme est-il de la vaillance, & de mesme aussi de
l'Amour, car "celuy qui peut la mesurer, ou qui peut imaginer quelqu'autre plus grande que
la sienne, il n'aime pas"
, par ainsi vous voyez (Hylas), comme en commandant que l'on
n'ayme que mediocrement, vous ordonnez une chose impossible ; & quand vous aymez ainsi,
vous faitte comme ces fols melancoliques, qui croyent estre sçavants en toute science, &
toutefois ne sçavent rien ; puis que vous
avez opinion d'aimer, & en effet vous n'aimez pas : Mais soit ainsi que l'on puisse aimer
un peu ; & ne sçavez-vous pas que "l'amitié n'a point d'autre moisson que l'amitié,
& que tout ce qu'elle seme, c'est seulement pour en recueillir ce fruit"
? &
comment voulez-vous que celle que vous aymerez un peu, vous vueille aimer beaucoup ? puis que
tant s'en faut qu'elle y gaignast, qu'elle perdroit une partie de ce qu'elle semeroit en terre
tant ingratte. Elle ne sçauroit pas, dit Hylas, que je l'aimasse ainsi. Voicy, dit Sylvandre,
la mesme trahison que je vous ay des-ja reprochée : & croyez-vous puis que vous dittes que
les effets d'une extréme Amour sont les importunitez, que vous avez racontées ; que si vous ne
les luy rendiez pas, elle ne cognust bien la foiblesse de vostre affection ? ô Hylas, que vous
sçavez peu en Amour ! ces effets qu'une extremité d'Amour produit, & que vous nommez
importunitez, sont bien tels peut-estre envers ceux, qui comme vous ne sçavent aimer, &
qui n'ont jamais approché de ce Dieu, qu'à perte de veuë ; mais ceux qui sont vrayement
touchez, ceux qui à bon escient aiment : & qui sçavent quels sont les devoirs, & quels
les sacrifices qui se font aux autels d'Amour, tant s'en faut qu'à semblables effets ils
donnent le nom d'importunitez, qu'ils les appellent felicitez ; "sçavez-vous bien que c'est
qu'aimer, c'est mourir en soy, pour revivre en autruy"
, c'est ne point aimer que d'au tant que l'on est agreable à la chose aimée :
& bref c'est une volonté de se transformer, s'il se peut, entierement en elle : Et pouvez
vous imaginer qu'une personne qui aime de ceste sorte, puisse se desplaire quelquefois de la
presence de ce qu'il ayme, & que la cognoissance qu'il reçoit d'estre vrayement aymé, ne
luy soit pas une chose si agreable que toutes les autres au prix de celle-là, ne peuvent
seulement estre goustées ? Et puis si vous aviez quelquefois esprouvé que c'est qu'aimer,
comme je dis, vous ne penseriez pas qu'une personne qui ayme de telle sorte, puisse rien faire
qui desplaise : quand ce ne seroit que pour cela seulement, que tout ce qui est marqué de ce
beau caractere de l'Amour, ne peut estre des-agreable à la personne aimée, encor
avoüeriez-vous qu'il est tellement desireux de plaire, que s'il y fait quelque faute, telle
erreur mesme plaist, voyant à quelle intention elle est faitte, outre que le desir d'estre
aymable donne tant de force à un vray Amant, que s'il ne se rend tel à tout le monde, il n'y
manque guiere envers celle qu'il aime : De là vient que plusieurs qui ne sont pas jugez plus
aimables en general que d'autres, seront plus aymez, & estimez d'une personne
particuliere. Or voyez Hylas, si vous n'estes pas bien ignorant en Amour, puis que jusques icy
vous avez creu d'aimer, & toutefois vous n'avez fait qu'abuser du nom d'Amour, &
trahir celles que vous avez pensé d'aimer. Comment, dit Hylas, que je n'ay point aimé jusques icy ? & qu'ay-je donc fait avec
Carlis, Marie, Amaranthe, Laonice, & tant d'autres ? Ne sçavez-vous pas, dit Sylvandre,
qu'en toutes sortes d'arts il y a des personnes qui les font bien & d'autres mal ? L'Amour
est de mesme, car on peut bien aymer, comme moy, & mal aymer comme vous, & ainsi on me
pourra nommer maistre, & vous broüillon d'Amour. A ces derniers mots, il n'y eut celuy qui
pûst s'empescher de rire, sinon Lycidas, qui oyant ce discours, ne pouvoit que se fortifier
davantage en sa jalousie, de laquelle Phillis ne se prenoit garde, luy semblant de luy avoir
rendu de si grandes preuves de son amitié, que par raison il n'en devoit plus douter ;
ignorante, qui ne sçavoit pas que "la jalousie en Amour, est un rejetton qui attire la
nourriture pour soy, qui doit aller aux bonnes branches, & aux bons fruicts, & qui
plus elle est grande, plus aussi monstre-elle la fertilité du lieu, & la force de la
plante".
Paris qui admiroit le bel esprit de Sylvandre, ne sçavoit que juger de luy,
& luy sembloit que s'il eust esté nourry entre les personnes civilisées, il eust esté sans
pareil, puis que vivant entre ces Bergers, il estoit tel, qu'il ne cognoissoit rien de plus
gentil : cela fut cause qu'il resolut de faire amitié avec luy, afin de joüir plus librement
de sa compagnie, & pour les faire disputer encore, il s'addressa à Hylas, & luy dit,
qu'il falloit avoüer qu'il avoit pris un mauvais party, puis qu'il en estoit demeuré muet. Il ne se faut point estonner de cela, dit
Diane, puis qu'"il n'y a rien de si violent que la conscience"
: Hylas sçait bien qu'il
dispute contre la verité, & que c'est seulement pour flatter sa faute. Et quoy que Diane
continuast quelque temps ce discours, si est-ce que Hylas ne respondit mot, estant attentif à
regarder que Phillis, qui depuis qu'elle avoit pû accoster Lycidas, l'avoit tousjours
entretenu assez bas, & parce qu'Astrée ne vouloit pas qu'il oüist ce qu'elle luy disoit,
elle l'interrompit plusieurs fois, jusques à ce qu'elle le contraignit de luy dire : Si
Phillis estoit autant importune ; je ne l'aimerois point. Vrayement, Berger, luy dit-elle
expres pour l'empescher de les escouter, si vous estes aussi mal gratieux envers elle, que peu
civil envers nous, elle ne fera pas grand conte de vous. Et parce que Phillis, sans prendre
garde à ceste dispute, continuoit son discours, Diane luy dit : Et quoy, Phillis, est-ce ainsi
que vous me rendez le devoir que vous me devez, que de me laisser, pour aller entretenir un
Berger ? A quoy Phillis toute surprise, respondit : Je ne voudrois pas, ma maistresse, que
ceste erreur vous eust despleu, car j'avois opinion que les beaux discours du gentil Hylas
vous empeschoient de prendre garde à moy, qui cependant taschois de donner ordre à une
affaire, dont ce Berger me parloit. Et certes elle ne mentoit point, car elle estoit bien
empeschée, pour la froideur qu'el le
recognoissoit en luy. Il est bon là Phillis, respondit Diane avec des paroles de vraye
maistresse : vous pensez payer tousjours toutes vos fautes par vos excuses, mais
ressouvenez-vous que toutes ces nonchalances ne sont pas de petites preuves de vostre peu
d'amitié, & qu'en temps & lieu j'auray memoire de la façon dequoy vous me servez.
Hylas avoit repris Phillis sous les bras, & ne sçachant pas la gajeure de Sylvandre, &
d'elle, fut estonné d'ouïr parler Diane de ceste sorte, c'est pourquoy la voyant preste à
recommencer ses excuses, il l'interrompit, luy disant : Que veut dire, ma belle maistresse,
que ceste glorieuse Bergere vous traitte ainsi mal ? luy voudriez-vous bien ceder en quelque
chose ? ne faittes pas ceste faute, je vous supplie ; car encor qu'elle soit belle, si avez
vous bien assez de beauté pour faire vostre party à part, & qui peut-estre ne cedera
guiere au sien. Ah Hylas, dit Phillis, si vous sçaviez contre qui vous parlez, vous esliriez
plutost d'estre muet le reste de vostre vie, que de vous estre servy de la parole pour
desplaire à ceste belle Bergere, qui vous peut d'un clin d'œil, si vous m'aimez, rendre le
plus mal-heureux qui aime. Sur moy, dit le Berger, elle peut hausser, ouvrir ou fermer les
yeux, mais mon mal-heur, non plus que mon bon-heur ne dépendra jamais, ny de ses yeux, ny de
tout son visage, & si toutefois je vous ayme & veux vous aimer. Si vous m'aimez,
adjousta Phillis, & que je puisse quelque chose contre vous, elle y a beaucoup plus de puissance, car je puis estre
esmeuë, ou par vostre amitié, ou par vos services à ne vous point mal traitter : mais ceste
Bergere n'estant, ny aimée ny servie de vous, n'en aura aucune pitié. Et qu'ay-je à faire, dit
Hylas, de sa pitié, peut-estre que je suis à sa mercy ? Ouy certes, repliqua Phillis, vous
estes à sa mercy, car je ne veux que ce qu'elle veut, & ne puis faire que ce qu'elle me
commande, car voila la maistresse que j'aime, que je sers, & que j'adore : mais cela en
telle extremité, que pour elle seule je veux aimer, je veux servir, & pour elle seule je
veux adorer : De sorte qu'elle est toute mon amitié, tout mon service, & toute ma
devotion. Or voyez Hylas qui vous avez offensé, & quel pardon vous luy devez demander.
Alors le Berger se jettant aux pieds de Diane, tout estonné, apres l'avoir un peu considerée
luy dit : Belle maistresse de la mienne, si celuy qui ayme pouvoit avoir des yeux pour voir
quelqu'autre chose que le sujet aimé, j'eusse bien veu en quelque sorte que chacun doit
honorer, & reverer vos merites, mais puis que je les ay clos à toute autre chose qu'à ma
Phillis, vous auriez trop de cruauté, si vous ne me pardonniez la faute que je vous advoüe,
& dont je vous crie mercy. Phillis, qui avoit envie de se despestrer de cet homme, pour
parler à Lycidas, ainsi qu'il l'en avoit priée, se hasta de respondre avant que Diane, pour
luy dire que Diane ne luy pardonneroit
point, qu'avec condition qu'il leur raconteroit les recherches, & les rencontres qu'il
avoit euës depuis qu'il commençoit d'aimer, car il estoit impossible que le discours n'en fust
bien fort agreable, puis qu'il en avoit servy de tant de sortes, que les accidents en devoient
estre de mesme. Vrayement Phillis dit Diane, vous estes une grande devineuse, car j'avois
des-ja fait dessein de ne luy pardonner jamais qu'avec ceste condition, & pource Hylas
resolvez vous y. Comment dit le Berger, vous me voulez contraindre à dire ma vie devant ma
maistresse ? & quelle opinion aura-elle de moy, quand elle oyra dire que j'en ay aimé plus
de vingt, qu'aux unes j'ay donné congé avant que de les laisser, & que j'ay laissé les
autres avant que de leur en rien dire ? quand elle sçaura qu'en mesme temps j'ay esté partagé
à plusieurs, que pensera-elle de moy ? Rien de pis, que ce qu'elle pense, dit Sylvandre, car
elle ne vous jugera qu'inconstant, aussi bien alors qu'elle fait des-ja. Il est vray dit
Phillis, mais afin que vous n'entriez point en ce doutte, j'ay affaire ailleurs, où Astrée
viendra avec moy, s'il luy plaist, & cependant vous obeyrez aux commandemens de Diane. A
ce mot elle prit Astrée sous les bras, & se retira du costé du bois, où des-ja Lycidas
estoit allé, & parce que Sylvandre avoit des-ja remarqué ce qu'elle luy avoit respondu, il
la suivit de loing, pour voir quel estoit son dessein, à quoy le soir luy servit de beaucoup pour n'estre veu, car il commençoit de
se faire tard, outre qu'il alloit gaignant les buissons, & se cachant de telle sorte,
qu'il les suivit aisément sans estre veu, & arriva si à propos, qu'il ouyt qu'Astrée luy
disoit : Quel humeur est celle de Lycidas, de vouloir vous parler à ceste heure, puis qu'il a
tant d'autres commoditez, que je ne sçay comme il a choisi ce temps incommode. Je ne sçay
certes, respondit Phillis, je l'ay trouvé tout triste ce soir, & ne sçay qui luy peut
estre survenu, mais il m'a tant conjurée de luy parler, que je n'ay pû dilayer : je vous
supplie de vous promener cependant que nous serons ensemble, car sur tout il m'a requis que je
fusse seule. Je feray respondit Astrée, tout ce qu'il vous plaira, mais prenez garde qu'il ne
soit trouvé mauvais de luy parler à ces heures induës, & mesme estant seule en ce lieu
escarté. C'est pour ceste consideration, respondit Phillis, que je vous ay donné la peine de
venir jusqu'icy, & c'est pour cela aussi, que je vous supplie de vous promener si pres de
nous, que si quelqu'un survient, il pense que nous soyons tous trois ensemble.
Cependant que ces Bergers parloient ensemble, Diane & Paris pressoient Hylas de
leur raconter sa vie, pour satisfaire au commandement de sa maistresse, & quoy qu'il en
fist beaucoup de difficulté, si est-ce qu'en fin il commença de ceste sorte.
HISTOIRE DE HYLAS.
Vous voulez donc belle maistresse de la mienne, & vous gentil Paris, que je
vous die les fortunes qui me sont advenues, depuis que j'ay commencé d'aimer, ne croyez pas
que le refus que j'en ay fait procede pour ne sçavoir que dire, car j'ay trop aimé pour avoir
faute de sujet, mais plutost que je vois trop peu de jour pour avoir le loisir, non pas de les
vous dire toutes (ce seroit trop long) mais d'en bien commencer une seulement. Toutefois puis
que pour obeïr, il faut que je satisfasse à vos volontez, je vous prie en m'escoutant de vous
ressouvenir, que toute chose est sujette à quelque puissance superieure, qui la force presque
aux actions qu'il luy plaist, & celle à quoy la mienne m'incline ainsi violemment, c'est
l'Amour ; car autrement vous vous estonneriez peut-estre de m'y voir tellement porté, qu'il
n'y a point de chaisne assez forte, soit du devoir, soit de l'obligation qui m'en puisse
retirer. Et j'advoüe librement, que s'il faut que chacun ait quelque inclination de la nature,
que la mienne est l'inconstance, de laquelle je ne dois point estre blasmé ; puis que le ciel
me l'ordonne ainsi. Ayez ceste consideration devant les yeux, cependant que vous escouterez le
discours que je vas vous faire.
Entre les principales contrées que le Rosne en son cours impetueux va visitant, apres avoir receu l'Arar, l'Isere, la Durance,
& plusieurs autres rivieres, il vient frapper contre les anciens murs de la ville d'Arles,
chef de son païs, & des plus peuplées & riches de la province des Romains. Aupres de
ceste belle ville, se vint camper, il y a fort long temps, à ce que j'ay ouy dire à nos
Druides, un grand Capitaine nommé Gaius Marius, apres la remarquable victoire qu'il obtint
contre les Cimbres, Cimmeriens, & Celtoscites, aux pieds des Alpes, qui estans partis du
profond de l'Ocean Scitique, avec leurs femmes & enfans, en intention de saccager Rome,
furent tellement deffaits par ce grand Capitaine, qu'il n'en resta un seul en vie, & si
les armes Romaines en avoient espargné quelqu'un, la barbare fureur qui estoit dans leur
courage leur fit tourner leurs propres mains contre eux-mesmes, & de rage se tuer, pour ne
pouvoir vivre, ayant esté vaincus. Or l'armée Romaine pour rassurer les alliez, & amis de
leur republique, venant camper toute triomphante, comme je vous disois, pres de cette ville,
& selon la coustume de leur nation ceignant tout leur camp de profondes tranchées, il
advint qu'estans fort pres du Rosne, ce fleuve qui est tres-impetueux, & qui mine &
ronge incessamment ses bords peu à peu vint avec le temps à rencontrer ces larges &
profondes fosses, & entrant avec impetuosité dans ce canal, qu'il trouva tout fait, courut
d'une si grande furie, qu'il continua les tranchées jusques dans la mer, où il se va desgorgeant, par ce moyen, par deux voyes,
car l'ancien cours a tousjours suivy son chemin ordinaire, & ce nouveau s'est tellement
agrandi, qu'il esgale les plus grandes rivieres, faisant entre deux une Isle tres-delectable,
& tres-fertile, & à cause que ce sont les tranchées de Caius Marius, le peuple par un
mot corrompu l'appelle de son nom l'Isle de Camarque. Je ne vous eusse pas dit tant au long
l'origine de ce lieu, n'eust esté que c'est la contrée où j'ay pris naissance, & où ceux
dont je suis venu, se sont de long temps logez, car à cause de la fertilité du lieu, &
qu'il est comme détaché du reste de la terre, il y a quantité de Bergers qui s'y sont venus
retirer, lesquels à cause de l'abondance des pasturages on appelle Pastres, & mes peres y
ont tousjours esté tenus en quelque consideration parmy les principaux, soit pour avoir esté
estimez gens de bien & vertueux, soit pour avoir eu honnestement & selon leur
condition, des biens [de] fortune, aussi me laisserent-ils assez accommodé lors qu'ils
moururent, qui fut sans doute trop tost pour moy, car mon pere mourut le jour mesme que je
nasquis, & ma mere qui m'esleva avec toute sorte de mignardise, en enfant unique, ou
plustost enfant gasté, ne me dura que jusques à ma douziesme année. Jugez quel maistre de
maison je devois estre, entre autres imperfections de ce jeune âge, je ne pûs éviter celle de
la presomption, me semblant qu'il n'y avoit Pastre en toute Camarque, qui ne me deust
respecter. Mais quand je fus un peu plus
advancé, & que l'Amour commença de se mesler avec ceste presomption dans ma cervelle, il
me sembloit que toutes les Bergeres estoient amoureuses de moy, & qu'il n'y en avoit une
seule qui ne receust mon amitié avec obligation. Et ce qui me fortifia en ceste opinion, fut
qu'une belle & sage Bergere ma voisine nommée Carlis, me faisoit toutes les honnestes
caresses, à quoy le voisinage la pouvoit convier. J'estois si jeune encores, que nulles des
incommoditez qu'Amour a de coustume de rapporter aux Amants par ses transports violents, ne me
pouvoient atteindre, de sorte que je n'en ressentois que la douceur, & sur ce sujet je me
ressouviens que quelquefois j'allois chantant ces vers.
SONNET.
Sur la douceur d'une amitié.
Quand ma Bergere parle, ou bien quand elle chante,
Ou que d'un
doux clin d'œil elle éblouit nos yeux,
Amour parle avec elle, & d'accents gratieux,
Nous ravit par l'oreille, & des yeux nous enchante.
On ne le voit point
tel, quand cruel il tourmente,
Les cœurs passionnez de desirs furieux ;
Mais bien
lors qu'enfantin, il s'en court tout joyeux
Dans le sein de sa mere, & mille Amours
enfante.
Ny jamais se joüant aux vergers de Paphos,
Ny prenant au giron des
graces son repos,
Nul ne l'a veu si beau qu'aupres de ma Bergere :
Mais quand
il blesse aussi, le doit-on dire Amour ?
Il l'est quand il se joüe, & qu'il fait
son sejour
Dans le sein de Carlis, comme au sein de sa mere.
Encor que l'âge où j'estois ne me permist pas de sçavoir ce que c'estoit que
l'Amour, si ne laissois-je de me plaire en la compagnie de ceste Bergere, & d'user des
recherches dont j'oyois que se servoient ceux qu'on appelloit amoureux, de sorte que la longue
continuation de ceste recherche, fit croire à plusieurs que j'en sçavois davantage que ne
vouloit pas mon âge ; & cela fut cause, que quand je fus parvenu aux dixhuit ou dixneuf
ans, je me trouvay engagé à la servir. Mais dautant que mon humeur n'estoit pas de me soucier
beaucoup de ceste vaine gloire, que la pluspart de ceux qui se meslent d'aimer se veulent
attribuer, qui est d'estre estimez constans, la bonne chere de Carlis m'obligeoit beaucoup
davantage, que non pas ce devoir imaginé. De là vint qu'un de mes plus grands amis, prit
occasion de me divertir d'elle ; Il s'appelloit Hermante, & sans que j'y eusse pris garde,
estoit tellement devenu amoureux de Carlis, qu'il n'avoit contentement que d'estre aupres
d'elle. Moy qui estois jeune, ne m'apperceuz jamais de ceste nouvelle affection, aussi
avois-je trop peu de finesse pour la recognoistre, puis que les plus rusez en ce mestier ne
l'eussent pû faire que mal-aisément. Il avoit plus d'âge que moy, & par consequent plus de
prudence, de sorte qu'il sçavoit si bien dissimuler, que je ne croy pas que personne pour lors
s'en doutast, mais ce qui lui donnoit beaucoup
d'incommodité, c'estoit que les parents de ceste Bergere, desiroient que le mariage d'elle
& de moy se fist, à cause qu'ils avoient opinion que ce luy fust advantage. Dequoy
Hermante estant adverty, mesmes cognoissant aux discours de la Bergere, que veritablement elle
m'aimoit, il creut qu'elle se retireroit de moy, si je commençois de me retirer d'elle. Il
avoit bien recognu, comme je vous ay dit, que je changerois aussi tost que l'occasion s'en
presenteroit : Et apres avoir consideré en soy-mesme par où il commenceroit ce dessein, il luy
sembla que me donnant opinion de meriter davantage, il me feroit desdaigner pour l'incertain
ce qui m'estoit assuré. Il y parvint fort aisément, car outre que je le croyois comme mon amy,
ce bien ne me pouvoit estre cher qui m'estoit venu sans peine, & me faisoit croire que
j'obtiendrois bien quelque chose de meilleur si je voulois m'y estudier : Luy d'autre part me
le sçavoit si bien persuader, que je tenois pour certain n'y avoir Bergere en toute Camarque,
qui ne me receust plus librement que je ne voudrois la choisir. Assuré sur ceste creance,
j'oste entierement Carlis de mon ame, & apres faits élection d'une autre que je jugeay le
meriter, & sans doute je ne me faillis point, car elle avoit de la beauté pour donner de
l'Amour, & de la prudence pour le sçavoir conduire. Elle s'appelloit Stilliane, estimée
entre les plus belles & plus sa ges de
toute l'Isle, au reste altiere, & telle qu'il me la falloit pour me destromper. Et voyez
quelle estoit ma presomption, parce qu'elle avoit esté servie de plusieurs, & que tous y
avoient perdu leur temps, je me mis à la rechercher plus volontiers, afin que chacun cognust
mieux mon merite. Carlis qui veritablement m'aimoit, fust bien estonnée de ce changement, ne
sçachant quelle occasion j'en pouvois avoir, mais si fallut-il le souffrir, elle eut beau me
rappeller, & pour le commencement user de toutes les sortes d'attraits, dont elle se pût
ressouvenir, que je n'avois garde de retourner, j'estois en trop haute mer, il n'y avoit pas
ordre de reprendre terre si promptement ; mais si elle eut du desplaisir de ceste separation,
elle en fut bien tost vengée par celle là mesme qui estoit cause du mal : Car me figurant
qu'aussi tost que j'assurerois Stilliane de l'aimer, qu'elle se donroit encor plus librement à
moy, à la premiere fois que je la rencontray à propos à une assemblée qui se faisoit, je luy
dis en dansant avec elle : Belle Bergere, je ne sçay quel pouvoir est le vostre, ny de quelle
sorte d'armes se servent vos yeux, tant y a que Hylas se trouve tant vostre serviteur, que
personne ne le sçauroit estre davantage : Elle creut que je me mocquois, sçachant bien l'Amour
que j'avois portée à Carlis, qui luy fit respondre en sousriant : Ces discours, Hylas, sont-ce
pas de ceux que vous avez appris en l'escole de la belle Carlis ? Je voulois res pondre quand selon l'ordre du bal on nous vint
separer, & ne pûs la raprocher, quelle peine que j'y misse : De sorte que je fus contraint
d'attendre que l'assemblée se separast, & la voyant sortir des premieres pour se retirer,
je m'advançay & la pris sous les bras ; elle au commencement se sousrit, & puis me
dit : Est-ce par resolution Hylas, ou par commandement que ce soir vous m'avez entreprise ?
Pourquoy, luy respondis-je, me faites-vous ceste demande ? Parce, me dit-elle, que je vois si
peu d'apparance de raison à ce que vous faites, que je n'en puis soupçonner que ces deux
occasions. C'est, luy dis-je, pour toutes les deux, car je suis resolu de n'aimer jamais que
la belle Stilliane, & vostre beauté me commande de m'en servir jamais d'autre. Je croy, me
respondit-elle, que vous ne pensez pas parler à moy, où que vous ne me cognoissez point, &
afin que vous ne vous y trompiez plus longuement, sçachez que je ne suis pas Carlis, & que
je me nomme Stilliane. Il faudroit, luy respondis-je, estre bien aveugle pour vous prendre au
lieu de Carlis, elle est trop imparfaite pour estre prise pour vous, ou vous pour elle : Et je
sçay trop pour ma liberté, que vous estes Stilliane, & seroit bon pour mon repos que j'en
sceusse moins. Nous parvinsmes ainsi à son logis, sans que je pusse recognoistre, si elle
l'avoit eu agreable ou non. Le lendemain il ne fut pas plutost jour que j'allay trouver
Hermante, pour luy raconter ce qui m'estoit advenu le soir, je le trouvay encor au lict, & parce qu'il me vid bien agité. Et bien,
me dit-il, qui a-il de nouveau ? La victoire est-elle obtenuë avant le combat ? Ah ! mon amy,
luy respondis-je, j'ay bien trouvay à qui parler, elle me desdaigne, elle se mocque de moy,
elle me renvoye à chasque mot à Carlis : Bref croyez qu'elle me traitte bien en maistresse. Il
ne se pût tenir de rire, oyant apres tout au long nos discours, car il n'en avoit pas attendu
moins, mais cognoissant bien mon humeur assez changeante, il eut peur que je ne revinsse à
Carlis, & qu'elle ne me receust, qui fut cause qu'il me respondit : Avez-vous esperé moins
que cela d'elle ? L'estimeriez-vous digne de vostre amitié, si ne sçachant encore au vray que
vous l'aimez, elle se donnoit à vous ? Comment peut-elle adjouster foy au peu de paroles que
vous luy en avez dittes ; en ayant tant ouy autrefois, où vous juriez le contraire à Carlis ?
Elle seroit sans mentir fort aisée à gagner, si elle se donnoit vaincuë pour si peu de combat.
Mais, luy dis-je, avant que je sois aimé d'elle, s'il faut que je luy en die autant que j'ay
des-ja fait à Carlis, quand est-ce à vostre advis que cela sera ? Vrayement, me respondit
Hermante, vous sçavez bien peu que c'est qu'Amour. Il faut que vous sçachiez Hylas, que quand
on dit à une Bergere, je vous aime, voire mesme quand on luy en fait quelque demonstration,
elle ne le croit pas si promptement, dautant que c'est la coustume des pastres bien nourris,
que d'avoir de la courtoisie, & il semble
que leur sexe pour sa foiblesse oblige les hommes à les servir & honorer : Et au contraire
la moindre apparance de haine que l'on leur rend, elles croyent fort aisément d'estre hayes,
parce que les amitiez sont naturelles, & les inimitiez au contraire, & ceux qui vont
contre le naturel, il faut que ce soit par un dessein resolu, au lieu que ceux qui le suivent,
il semble plustost que ce soit par coustume. Par là, Hylas, je veux dire que vous ferez bien
plus aisément croire à Carlis que vous la hayssez, à la moindre mauvaise volonté que vous luy
monstrerez, que vous ne persuaderez pas à Stilliane que vous l'aimez. Et parce que vous voyez
bien qu'elle a sur le cœur ceste affection de Carlis, croyez moy que ce que vous avez à faire
de plus pressé, est de luy donner cognoissance que vous ne l'aimez plus, & cela vous le
devez faire par quelque action cognuë non seulement de Carlis, mais de Stilliane, & de
plusieurs autres. Bref, belle Bergere, il me sceut tourner de tant de costez, qu'en fin
j'écrivis à la pauvre Carlis une telle lettre :
LETTRE DE HYLAS
A CARLIS.
Je ne vous escris pas à ce coup, Carlis, pour vous dire que je
vous ay aimée, car vous ne l'avez que trop creu ; mais bien pour vous assurer que je ne vous aime plus : Je sçay assurément que vous
serez estonnée de ceste declaration, puis que vous m'avez tousjours plus aimé presque que je
n'ay sçeu desirer : mais ce qui me retire de vous, il faut par force advoüer que c'est vostre
malheur, qui ne vous veut continuer plus long temps le plaisir de nostre amitié, ou bien ma
bonne fortune, qui ne me veut davantage arrester à si peu de chose. Et afin que vous ne vous
plaigniez de moy, je vous dis à-dieu, & vous donne congé de prendre party où bon vous
semblera ; car en moy vous n'y devez plus avoir d'esperance.
De fortune quand elle receut ceste lettre, elle estoit en fort bonne compagnie,
& mesme Stilliane y estoit, qui desappreuva de sorte ceste action, qu'il n'y en eut point
en toute la trouppe qui me blasmast davantage. Ce que Carlis recognoissant : Je vous supplie,
leur dit-elle, obligez moy toutes de luy faire la response. Quant à moy, dit Stilliane, j'en
seray bien le secretaire, & lors prenant du papier & de l'ancre, toutes les autres
ensemble me rescrivirent ainsi, au nom de Carlis.
RESPONSE DE CARLIS
A HYLAS.
Hylas, l'outrecuidance a esté celle qui vous a persuadé d'estre
aimé de moy, & la cognoissance que j'ay eu de vostre humeur, & ma volonté qui l'a
tousjours trouvée fort desagreable, ont esté celles qui m'ont empesché de vous aimer, si bien
que toute l'amitié que je vous ay portée, a esté seulement en vostre opinion, & de mesme
mon malheur, & vostre bonne fortune, & en cela il n'y a rien eu de certain, sinon que
veritablement quand vous avez creu d'estre aimé de moy, vous avez esté trompé. Je vous en
jure Hylas, par tous les merites que vous pensez estre, & qui ne sont pas en vous, qui
sont en beaucoup plus grand nombre que ceux qui me deffaillent pour estre digne de vous.
L'avantage que je pretends en tout cecy, c'est d'estre exempte à l'advenir de vos
importunitez, & pour n'estre point entierement ingratte du plaisir que vous me faites en
cela, je ne sçay que vous souhaitter de plus avantageux, & pour moy aussi, sinon que le
Ciel vous fasse à jamais continuer ceste reso lution, pour mon contentement, comme il vous donna la volonté de me rechercher, pour
m'importuner. Ce pendant vivez content, & si vous l'estes autant que moy, estant delivrée
d'un si cruel fardeau, croyez Hylas que ce ne sera peu.
Il ne faut point en mentir, la lecture de ceste lettre me toucha un peu, car je
recognus bien en ma conscience que j'avois tort de ceste Bergere, mais la nouvelle affection
que Stilliane avoit conceuë en moy, ne me permit pas de m'y arrester davantage, & comment
que ce fust j'en jettois à la fin la faute sur elle : Car, disois-je en moy-mesme, si elle
n'est pas si belle, ny si agreable que Stilliane, est-ce moy qui en suis coulpable ? qu'elle
s'en plaigne à ceux qui l'ont faite avec moins de perfection. Et pour moy qu'y puis-je
contribuer, que de regretter & plaindre avec elle sa pauvreté ? mais cela ne me doit pas
empescher, d'adorer & desirer la richesse d'autruy. Avec semblables raisons j'essayois de
chasser la compassion que Carlis me faisoit : Et ne croyant plus avoir rien à faire, que de
recevoir Stilliane, qui me sembloit estre des-ja toute à moy, je priay Hermante, de luy porter
une lettre de ma part, & ensemble luy faire voir la copie de celle que j'avois escrite à
Carlis, afin qu'elle ne fust plus en doute d'elle. Luy qui estoit veritablement mon amy en
tout ce qui ne touchoit point à Carlis, n'en
fit point de difficulté, & prenant le temps à propos qu'elle estoit seule en son logis, en
luy presentant mes lettres, il luy dit en sousriant. Belle Stilliane, si le feu brusle
l'imprudent qui s'en approche trop, si le Soleil esbloüit celuy qui l'ose regarder à plain,
& si le fer donne la mort à celuy qui le reçoit dans le cœur, vous ne devez vous estonner,
si le miserable Hylas, s'approchant trop de vous s'est bruslé, si vous osant regarder il s'est
esbloüy, & si recevant le trait fatal de vos yeux, il en ressent la blessure mortelle dans
le cœur. Il vouloit continuer, mais elle toute impatiente l'interrompit : Cessez Hermante,
vous travaillez en vain, ny Hylas n'a point assez de merite, ny vous assez de persuasion, pour
me donner la volonté de changer mon contentement au sien : Ny je ne me veux point tant de mal,
ny à Hylas tant de bien, que je consente à mon malheur, pour croire à vos paroles. Il me
suffit, Hermante, que l'humeur de Hylas m'est cognuë aux despends d'autruy, sans que aux miens
je l'espreuve : Et ce vous doit estre assez, que Carlis ait esté si laschement trompée, &
non pas servir d'instrument pour la ruine de quelqu'autre. Si vous aimez Hylas, j'aime
davantage encore Stilliane : & si vous luy voulez donner un conseil d'amy, conseillez-le
comme je la conseille, c'est qu'elle n'aime jamais Hylas ; dittes luy aussi qu'il n'aime
jamais Stilliane : Et s'il ne vous croit, soyez certain qu'à sa confusion il employera son
temps vai nement, & quant à la lettre
que vous me presentez, je ne feray point de difficulté de la prendre, ayant de si bonnes
deffenses contre ses armes, que je n'en redoute point les coups. A ce mot despliant ma lettre,
elle la leut tout haut, ce n'estoit en fin qu'une assurance de mon affection, par le congé que
j'avois donné à Carlis à sa consideration, & une tres-humble supplication de me vouloir
aimer : Elle sousrit apres l'avoir leuë, & s'adressant à Hermante luy demanda s'il vouloit
qu'elle me fist response, & luy ayant respondu qu'il le desiroit passionnément, elle luy
dit qu'il eust un peu de patience, & qu'elle l'alloit escrire ; elle estoit telle.
RESPONSE DE STILLIANE
A HYLAS.
Hylas voyez combien sont mal fondez vos desseins, vous voulez
que pour la consideration de Carlis je vous aime, & il n'y a rien qui me fasse tant vous
haïr que la memoire que j'ay de Carlis : vous dittes que vous m'aimez, si quelqu'autre plus
veritable que vous me le disoit je le pourrois bien croire, car je cognois bien que je le
merite, mais moy qui ne ments jamais, vous assure que je ne vous aime point, & pource
n'en doutez nullement ; aussi seroit-ce avoir
bien peu de jugement d'aimer une humeur si mesprisable. Si vous trouvez ces paroles un peu
trop rudes, ressouvenez vous, Hylas, que j'y suis contrainte, afin que vous ne vous
persuadiez pas d'estre aimé de moy. Carlis m'est tesmoin de la condition de Hylas, &
Hylas le sera de la mienne, si pour le moins il veut quelque vous de n'en accuser que
vous-mesme.
Hermante n'avoit point veu ceste lettre, quand il me la donna, & encor qu'il
eust bien opinion qu'il y auroit de la froideur, si ne pensoit-il pas qu'elle deust estre si
estrange : Il n'en fut pas toutefois tant estonné que moy, car je demeuray comme une personne
ravie, laissant choir la lettre en terre, & apres estre revenu à moy, j'enfonse mon
chappeau dans la teste, jette les yeux en terre, m'entrelasse les bras sur l'estomac, & à
grand pas & sans parler me mets à promener le long de la chambre. Hermante estoit immobile
au milieu, sans seulement tourner les yeux sur moi. Nous demeurasmes quelque temps de ceste
sorte sans parler, en fin tout à coup, frappant d'une main contre l'autre, & faisant un
saut au milieu de la chambre. A son dam, dis-je tout haut ; qu'elle cherche qui l'aimera, à
sçavoir s'il manque en Camarque des Bergeres plus belles qu'elle, & qui seront bien aise que Hylas les serve ; & puis
m'adressant à luy : O que Stilliane est sotte, luy dis-je, si elle croit que je la veuille
aimer par force, & que j'aurois peu de courage si je me souciois jamais d'elle ; & que
pense-elle estre plus qu'une autre ? Voire, elle merite bien qu'on s'en mette en peine : Je
m'assure, Hermante, qu'elle a bien fait la resoluë, quand vous luy avez parlé, ce n'a pas esté
pour le moins sans faire les petits yeux, sans se mordre la levre, & sans se frotter les
mains l'une à l'autre pour les paslir. Que je me mocque de ses affetteries & d'elle aussi,
si elle croit que je me soucie non plus d'elle, que de la plus estrangere des Gaules. Elle ne
me sçait reprocher que ma Carlis, ouy je l'ay aimée, & en despit d'elle je la veux aimer
encores, & m'assure qu'elle recognoistra bien tost son imprudence, mais jamais il ne faut
qu'elle espere que Hylas la puisse aimer. Je dits quelques autres semblables paroles,
ausquelles je vis bien changer de couleur à Hermante, mais pour lors je ne sçavois pas son
affection envers Carlis, depuis j'ay jugé que c'estoit de peur qu'il avoit que je ne revinsse
en la bonne grace de sa maistresse, si n'en fit-il autre semblant, sinon qu'il se mit à rire,
& me dit qu'il y en auroit bien d'estonnées, quand elles verroient ce changement. Mais si
je pris promptement ceste resolution, aussi promptement la voulois-je executer. Et en ce
dessein m'en allay trouver Carlis, à qui je demanday mille pardons de la lettre que je luy
avois escrite, l'assurant que ce n'avoit
jamais esté sa faute, mais transport d'affection. Elle qui estoit offensée contre moy, comme
chacun peut penser, apres m'avoir escouté paisiblement, en fin me respondit ainsi. Hylas, si
les assurances que tu me faits de ta bonne volonté sont veritables, je suis satisfaite ; si
elles sont mensongeres, ne croy pas de pouvoir renoüer l'amitié qu'à jamais tu as rompuë, car
ton humeur est trop dangereuse : Elle vouloit continuer, quand Stilliane, pour luy monstrer la
lettre que je luy avois escritte, la venant visiter nous interrompit. Quand elle me vid pres
de Carlis, Veille-je, ou si je songé, dit-elle toute estonnée ? Est-ce bien là Hylas que je
vois, ou si c'est un fantosme ? Carlis tres-aise de ce rencontre : C'est bien Hylas, dit-elle,
ma compagne, vous ne vous trompez point, & s'il vous plaist de vous approcher, vous oyrez
les douces paroles dont il me crie merci, & comme il se desdit de tout ce qu'il m'a
escrit, se sousmettant à telle punition qu'il me plaira. Son chastiment, respondit Stilliane,
ne doit point estre autre que de luy faire continuer l'affection qu'il me porte. A vous ? luy
dit Carlis, tant s'en faut, il me juroit quand vous estes entrée, qu'il n'aimoit que moy. Et
depuis quand ? adjousta Stilliane : je sçay bien pour le moins que j'en ay un bon escrit
qu'Hermante depuis une heure m'a donné de sa part, & afin que vous ne doutiez point de ce
que je dis, lisez ce papier, & vous verrez si je ments. Dieux ! que devins-je à ce
rencontre ? Je vous jure, belle Bergere, que je ne pûs jamais ouvrir la bouche pour ma deffense. Et ce qui me ruina du tout, fut que
par mal-heur plusieurs autres Bergeres y arriverent à mesme temps, ausquelles elles firent ce
conte si desavantageusement pour moy, qu'il ne me fut pas possible de m'y arrester davantage ;
mais sans leur dire une seule parole vins raconter à Hermante ma mesavanture, qui faillit d'en
mourir de rire, comme à la verité le sujet le meritoit. Toutefois ce bruit s'espancha de sorte
par toute Camarque, que je n'osois parler à une seule Bergere, qui ne me le reprochast, dont
je pris bien tant de honte, que je resolus de sortir de l'Isle pour quelque temps. Voyez si
j'estois jeune, de me soucier d'estre appellé inconstant, il faudroit bien à ceste heure de
semblables reproches pour me faire changer un pied. Voila que c'est, dit Paris, il faut estre
apprentif avant que maistre. Il est vray, respondit Hylas, & le pis, qu'il en faut bien
souvent payer l'apprentissage. Mais pour revenir à nostre discours, ne pouvant alors supporter
la guerre ordinaire que chacun m'en faisoit, le plus secrettement qu'il me fut possible je
donnay ordre à mon mesnage, & en remis le soing entier à Hermante, & puis me mis sur
un grand batteau qui remontoit, ensemble avec plusieurs autres : Je n'avois alors autre
dessein que de voyager & passer mon temps, ne me souciant non plus de Carlis, ny de
Stilliane, que si je ne les avois jamais veuës, car j'en avois tellement perdu la memoire en
les perdant de veuë, que je n'en avois un seul
regret. Mais, voyez combien il est difficile de contrarier à son inclination naturelle, je
n'eus pas si tost mis le pied dans le batteau, que je vis un nouveau sujet d'Amour : Il y
avoit entre quantité d'autres voyageurs une vieille femme qui alloit à Lyon rendre des vœux au
Temple de Venus, qu'elle avoit faits pour son fils, & conduisoit avec elle sa belle fille,
pour le mesme sujet, & qui avec raison portoit le nom de belle, car elle ne l'estoit moins
que Stilliane, & beaucoup plus que Carlis : elle s'appelloit Aymée, & ne pouvoit encor
avoir attaint l'âge de dixhuict ou vingt ans, & quoy qu'elle fust de Camarque, si
n'avoit-elle point de cognoissance de moy, parce que son mary jaloux (comme sont ordinairement
les vieux qui ont de jeunes & belles femmes) & sa belle-mere soupçonneuse, la tenoient
de si court, qu'elle ne se trouvoit jamais en assemblée. Or soudain que je la vis elle me
pleut, & quel dessein que j'eusse fait au contraire, il la fallut aimer. Mais je prevy
bien au mesme temps que j'y aurois de la peine, ayant à tromper la belle-mere & à vaincre
la belle fille. Toutefois pour ne ceder à la difficulté, je me resolus d'y mettre toute ma
prudence, & jugeant qu'il falloit par la mere donner commencement à mon entreprise, car
elle m'empeschoit de m'approcher de mon ennemie, je pensay qu'il n'y auroit rien de plus à
propos, que de me faire cognoistre à elle, & qu'il ne pourroit estre, puis que nous
estions d'un mesme lieu, que quel que
ancienne amitié de nos familles, ou quelque vieille alliance ne me facilitast le moyen de me
familiariser avec elle, & que l'occasion apres m'instruiroit de ce que j'aurois à faire.
Je ne fus point deceu en ceste opinion, car aussi tost que je luy eus dit qui j'estois, &
que j'eus faint quelque assez mauvaise raison de ce que j'alloy dissimulé, qu'elle receut pour
bonne, & que je luy eus assuré que ce qui me faisoit descouvrir à elle, n'estoit que pour
la supplier de se servir plus librement de moy. Mon fils, me respondit-elle, je ne m'estonne
pas que vous ayez ceste volonté envers moy, car vostre pere m'a tant aimée que vous
desgenereriez trop, si vous n'aviez quelque estincelle de ceste affection. Ah ! mon enfant,
que vous estes fils d'un homme de bien, & le plus aimable qui fust en toute Camarque :
& me disant ces paroles, elle me prenoit par la teste, & me joignoit contre son
estomac, & quelquefois me baisoit au front, & ses baisers me faisoient ressouvenir de
ces foüyers, qui retiennent encor quelque lente chaleur, apres que le feu en est osté : Car
mon pere l'avoit failly d'espouser, & peut-estre l'avoit trop servie pour sa reputation,
comme je sceus depuis, mais moy qui ne me souciois pas beaucoup de ses caresses, sinon en tant
qu'elles estoient utiles à mon dessein, faignant de les recevoir avec beaucoup d'obligation,
la remerciay de l'amitié qu'elle avoit portée à mon pere, la suppliay de changer toute ceste
bonne volonté au fils, & que puis que le Ciel m'avoit fait heritier du reste de ses biens, elle ne me desheritast de
celuy que j'estimois le plus, qui estoit l'honneur de ses bonnes graces, & que de mon
costé, au service que mon pere luy avoir voüé je voulois succeder, comme à la meilleure
fortune de toutes les siennes. Bref, belle Bergere, je sceus de sorte flater ma vieille,
qu'elle n'aimoit rien tant que moy, & contre sa coustume pour me gratifier, commanda à sa
belle fille de m'aimer. O qu'elle eust esté bien advisée si elle eust suivi son conseil, mais
je ne trouvay jamais rien de si froid en toutes ses actions, de sorte qu'encore que je fusse
tout le jour aupres d'elle, si n'eus-je jamais la hardiesse de luy faire paroistre mon dessein
par mes paroles, que nous ne fussions bien pres d'Avignon : car Stilliane m'avoit beaucoup
fait perdre de la bonne opinion que j'avois euë de moy-mesme. Mais outre cela, elle estoit
tousjours aux pieds de la vieille, qui ordinairement m'entretenoit du temps passé. Il advint
que ce grand convoy, avec lequel nous montions, ainsi que je vous ay dit, & que plusieurs
marchans assemblez faisoient faire, alla branler dans une Isle aupres d'Avignon, & dautant
que nous, qui n'estions pas accoustumez aux voyages, nous trouvions tous engourdis de demeurer
si long temps assis, cependant que les batteliers faisoient ce qui leur estoit necessaire,
nous mismes pied à terre, pour nous promener, & entre autres la belle mere d'Aimée fut de
la trouppe. Aussi tost que ma Bergere fut
dans l'Isle, elle se mit à courre le long de la rive, & à se joüer avec d'autres filles
qui estoient sorties du batteau de compagnie, & moy je me meslay parmy elles, pour avoir
le moyen de prendre le temps à propos, ce-pendant que la vieille se promenoit avec quelques
autres femmes de son âge. Et de Fortune Aymée s'estant un peu separée de ses compagnes,
cueillant des fleurs qui venoient le long de l'eau, je m'advançay, & la pris sous les
bras. Et apres avoir marché quelque temps sans parler, en fin comme venant d'un profond
sommeil je luy dis. J'aurois honte, belle Bergere, d'estre si longuement muet pres de vous,
ayant tant de sujet de vous parler, si je n'en avois encor plus de me taire, & si d'où les
paroles me devroient naistre, mon silence ne procedoit. Je ne sçay Hylas, me dit-elle, quelle
occasion vous avez de vous taire, ny quelle vous pouvez avoir de parler, ny moins quelles
paroles ou silence vous voulez entendre. Ah ! belle Bergere, luy dis-je, l'affection qui me
consume d'un feu secret, me donne tant d'occasion de declarer mon mal, qu'à peine le puis-je
taire, & d'autre costé ceste affection me fait craindre de sorte, d'offenser celle que
j'ayme, en le luy declarant, que je n'ose parler : si bien que ceste affection, qui me devroit
mettre les paroles à la bouche, est celle qui me les desnie quand je suis aupres de vous. De
moy ? reprit-elle incontinent : pensez-vous bien Hylas, à ce que vous dittes ? Ouy de vous,
luy repliquay- je, & ne croyez point que
je n'aye bien pensé à ce que je dits, avant que de l'avoir osé proferer. Si je croyois, me
respondit-elle, que ces paroles fussent vrayes, je vous en parlerois bien d'autre sorte. Si
vous doutez, luy dis-je, de ceste verité, jettez les yeux sur vos perfections, & vous en
serez entierement assurée. Et lors avec mille serments, je luy dits tout ce que j'en avois sur
le cœur. Elle sans s'esmouvoir, me respondit froidement. Hylas, n'accusez point ce qui est en
moy, de vos folies, car je sçauray bien y remedier de sorte, que vous n'en aurez point de
sujet ; au reste, puis que l'amitié que ma mere vous porte, ny la condition en quoy je suis,
ne vous a pû destourner de vostre mauvaise intention, croyez que ce que le devoir n'a pû faire
en vous, qu'il le fera en moy, & que je vous osteray tellement toute sorte d'occasion de
continuer, que vous recognoistrez que je suis telle que je dois estre. Vous voyez comme je
vous parle froidement, ce n'est pas que je ne ressente bien fort vostre indiscretion, mais
c'est pour vous faire entendre, que la passion ne me transporte point, mais que la raison
seulement me fait parler de ceste sorte : que si je vois que ce moyen ne vaille rien pour
divertir vostre dessein, je recourray apres aux extrémes. Ces paroles proferées avec tant de
froideur me toucherent plus vivement, que je ne scaurois vous dire, toutefois ce ne fut pas ce
qui m'en fit distraire, car je sçavois bien que les premieres attaques sont ordinairement soustenuës de ceste sorte, mais
par hazard, lors qu'Aimée me voyant sans parole, & tant estonné, s'en retourna sans m'en
dire davantage : Parmy ses compagnes, il y en eut une, qui me voyant ainsi resver s'en vint à
moy, & me faisant la mouche, me passa deux ou trois fois la main devant les yeux, &
puis se mit à courre, comme presque me conviant à luy aller apres. Pour le commencement
j'estois encore si estourdy du coup, que je n'en fis point de semblant, mais quand elle y
revint la seconde fois, je me mis à la suivre, & elle apres avoir tourné quelque temps
autour de ses compagnes, s'escarta de la trouppe, & apres estre un peu esloignée, faignant
d'estre hors d'haleine se coucha aupres d'un buisson assez touffu, moy qui la courois au
commencement sans dessein, la voyant en terre, & en lieu où elle ne pouvoit estre veuë,
monstrant de me vouloir venger de la peine qu'elle m'avoit donnée, me mis à la foitter, en
quoy elle faisoit bien un peu de resistance, mais de sorte qu'elle monstroit que ceste
privauté ne luy estoit point des-agreable, mesme qu'en faisant semblant de se deffendre, elle
se descouvroit comme je crois à dessein, pour faire voir sa charnure blanche, plus qu'on
n'eust pas jugé à son visage. En fin s'estant relevée, elle me dit : Je n'eusse pas pensé
Hylas, que vous eussiez esté si rude joüeur, autrement je ne me fusse pas attaquée à vous. Si
cela vous a despleu, luy respondis-je, je vous en demande pardon, mais si cela n'est pas, je ne fus de ma vie mieux payé de mon
indiscretion, que ceste fois. Comment l'entendez-vous, me dit-elle, je l'entends luy dis-je,
belle Floriante, que je ne vis jamais rien de si beau, que ce que je viens de voir : Voyez me
dit-elle, comme vous estes menteur, & à ce mot me donnant doucement sur la joüe, s'en
recourut entre ses compagnes. Ceste Floriante estoit fille d'un tres-honneste Chevalier, qui
pour lors estoit malade, & se tenoit pres des rives de l'Arar : & elle ayant sceu la
maladie de son pere, s'en alloit le trouver, ayant demeuré quelque temps avec une de ses
sœurs, qui estoit mariée en Arles. Pour le visage, elle n'estoit point trop belle, car elle
estoit un peu brune, mais elle avoit tant d'affetteries, & estoit d'une humeur si
gaillarde, qu'il faut advoüer que ce rencontre, me fit perdre la volonté que j'avois à Aymée,
mais si promptement, qu'à peine ressentis-je le desplaisir de la quitter, que le contentement
d'avoir trouvé celle-cy m'en osta toute sorte de regret. Je laisse donc Aymée ce me semble,
& me donne du tout à Floriante, je dis ce me semble, car il n'estoit pas vray entierement,
puis que souvent, quand je la voyois, je prenois bien plaisir de luy parler, encor que
l'affection que je portois à l'autre, me tirast avec un peu plus de violence ; mais en effet,
quand j'eus quelque temps consideré ce que je dis, je trouvay qu'au lieu que je n'en soulois
aimer qu'une, j'en avois deux à servir. Il est vray que ce n'estoit point avec beaucoup de peine, car quand j'estois pres de
Floriante, je ne me ressouvenois en sorte du monde d'Aimée, & quand j'estois pres d'Aimée,
Floriante n'avoit point de lieu en ma memoire. Et n'y avoit rien qui me tourmentast, que quand
j'estois loing de toutes les deux, car je les regrettois toutes ensemble. Or gentil Paris, cet
entretien me dura jusques à Vienne, mais estant par hazard au logis (car presque tous les
soirs nous mettions pied à terre, & mesme quand nous passions pres de ces bonnes villes)
ne voila pas qu'une Bergere vint prier le Patron du batteau où j'estois, de luy donner place
jusques à Lion, parce que son mary ayant esté blessé par quelques ennemis, luy mandoit de
l'aller trouver. Le Patron qui estoit courtois, la receut fort librement, & ainsi le
lendemain, elle se mit dans le batteau avec nous. Elle estoit belle, mais si modeste, &
discrette, qu'elle n'estoit pas moins recommandable pour sa vertu, que pour sa beauté, mais au
reste si triste, & pleine de melancolie, qu'elle faisoit pitié à toute la trouppe, &
parce que j'ay tousjours eu beaucoup de compassion des affligez, j'en avois infiniment de
celle-cy, & taschois de la desennuyer le plus qu'il m'estoit possible, dont Floriante
n'estoit fort ayse, quelle mine qu'elle en fit, ny Aymée aussi. Car ressouvenez-vous, gentil
Paris, que "quoy que faigne une femme, elle ne peut s'empescher de ressentir la perte d'un
Amant, dautant qu'il sem ble que ce soit un
outrage à sa beauté, & la beauté estant ce que ce sexe a de plus cher, est la partie la
plus sensible qui soit en elles".
Moy toutefois, qui parmi la compassion commençois à
mesler un peu d'Amour, sans faire semblant de voir ces deux filles, continuois de parler à
celle-cy, & entre autre chose, afin que les discours ne nous deffaillissent, & aussi
pour avoir quelque cognoissance plus grande d'elle, je la suppliay de me vouloir dire
l'occasion de son ennuy. Elle alors toute pleine de courtoisie, prit la parole de ceste sorte
:
La compassion que vous avez de ma peine m'oblige bien, bien courtois Berger, à vous
rendre plus de satisfaction encores, que ce que vous me demandez, & penserois de faire une
grande faute, si je vous refusois si peu de chose, mais je vous veux supplier, de considerer
aussi l'estat en quoy je suis, & d'excuser mon discours, si je l'abrege le plus qu'il me
sera possible. Sçachez donc Berger, que je suis née sur les rives de Loire, où j'ay esté
eslevée aussi cherement jusques en l'âge de quinze ans, qu'autre sçauroit estre de ma
condition. Mon nom fut Cloris, & mon pere s'appella Leonce, frere de Gerestan, entre les
mains de qui je fus remise apres la mort de mon pere, & de ma mere, qui fut en l'âge que
je vous ay dit, & deslors je commençay à ressentir les coups de la fortune, car mon oncle
ayant plus de soing de ses enfans que de moy, se sentoit bien fort importuné de ma charge.
Toute la consola tion que j'avois, c'estoit
de sa femme qui se nommoit Callirée, car celle-là m'aimoit, & m'accommodoit de tout ce qui
luy estoit possible, sans que son mary le sceust. Mais le ciel vouloit m'affliger du tout, car
lors que Filandre frere de Callirée fut tué, elle en eut tant de regret, qu'il n'y eut jamais
consolation de personne qui la pûst faire resoudre à le survivre, de sorte que peu de jours
apres elle mourut, & moy je demeuray avec deux de ses filles, qui estoient encor si
jeunes, que je n'en pouvois guiere avoir de contentement. Il advint qu'un Berger de la
province Viennoise, nommé Rosidor, vint visiter le Temple d'Hercule, qui est pres des rives de
Furan, sur le haut d'un rocher qui s'esleve au milieu des autres montagnes par dessus toutes
celles qui luy sont autour. Le jour qu'il y fut, nous nous y trouvasmes une fort bonne trouppe
de jeunes Bergeres, car c'estoit un jour fort solennel pour ce lieu-là. Ce ne seroit qu'user
en vain de paroles inutiles, que de raconter les propos que nous eusmes ensemble, & la
façon dont il me declara son amitié : tant y a, que depuis ce jour, il se donna de sorte à
moy, que jamais il n'a fait paroistre de s'en vouloir desdire. Il estoit jeune, beau, quant à
son bien, il en avoit plus beaucoup que je ne devois esperer, au reste l'esprit si ressemblant
à ce qui se voyoit du corps, que c'estoit un tres-parfait assemblage. Sa recherche dura quatre
ans, sans que je puisse dire qu'en ce temps-là, il ayt jamais fait, ny pensé chose dont il ne m'ait rendu conte, & demandé
advis, de ce qu'il avoit à faire. Ceste extresme sousmission, & si longuement continuée,
me fit tres-certaine qu'il m'aimoit, & ses merites, qui jusques alors ne m'avoient pû
obliger à l'aimer, depuis ce temps m'y convierent de sorte, que je puis dire avec verité n'y
avoir rien au monde de plus aymé que Rosidor l'estoit de Cloris, dont il se sentit de sorte
mon redevable, qu'il augmenta son affection, si toutefois elle pouvoit estre augmentée. Nous
vesquismes de ceste sorte plus d'un an, avec tout le plaisir qu'une parfaitte amitié peut
rapporter à deux Amants. En fin le ciel fit paroistre de vouloir nous rendre entierement
contens, & permit que quelques difficultez qui empeschoient nostre mariage fussent ostées,
nous voila heureux, si des mortels le peuvent estre : Car nous sommes conduits dans le temple,
les voix d'Hymen Hymenée esclatoient de tous costez, bref nous voila de retour au logis, on
n'oyoit qu'instrumens de resjouissance, on ne voyoit que bals & chansons, lors que le
mal-heur voulut que nous fusmes separez par une des plus fascheuse soccasions qui m'eust pû
advenir. Nous estions alors à Vienne, où est la pluspart des possessions de Rosidor, il advint
que quelques jeunes desbauchez des hameaux qui sont hors de Lion, du costé où nos Druides vont
reposer le Guy, quand ils l'ont couppé dans la grande forests de Mars, ditte d'Ayrieu. Ces jeunes gens voulurent faire quelques desordres,
que mon mary ne pouvant supporter, apres le leur avoir doucement remonstré, leur empescha
d'executer, dont ils furent de telle sorte courroucez, que (pensant que ce seroit la plus
grande offense qu'ils pourroient faire à Rosidor, que de s'attaquer à moy) il y en eut un
d'eux qui me voulut casser une fiole d'ancre sur le visage, mais voyant venir le coup, je
tournay la teste, si bien que je ne fus attainte, que sur le col, comme, dit-elle, en se
baissant vous en pouvez voir les marques encor assez fraisches. Mon mary qui me vid tout
l'estomach plein d'ancre, & de sang meslé, creut que j'estois fort blessée, outre que
l'outrage luy sembla si grand, que mettant l'espée à la main il la passe au travers du corps à
celuy qui avoit fait le coup, & puis se meslant parmy les autres avec l'ayde de ses amis,
il les chassa hors de sa maison. Jugez Berger, si je fus troublée, car je pensois estre
beaucoup plus blessée que je n'estois, & voyois mon mary tout sanglant, tant de celuy
qu'il avoit tué, que d'une blessure qu'il avoit eu sur une espaule. Mais quand ceste premiere
frayeur fut en partie passée, & que la playe qu'il avoit fut sondée, à peine avoit-on finy
l'appareil, que la justice se vint saisir de luy, & l'emmenerent avec tant de violence
qu'ils ne me vouloient permettre de luy dire A-dieu, mais mon affection plus forte que leur
deffense me fit en fin venir jusques à luy, & me jettant à son col m'y atta cher de sorte, que ce fut tout ce qu'ils purent
faire, que de m'en oster. Luy d'autre costé qui me voyoit en cet estat, aymant mieux mourir
que d'estre separé de moy, fit tous les efforts que son courage, & son amour estoient
capables, qui furent tels, que tout blessé qu'il estoit, il se despestra de leurs mains, &
sortit hors de la ville. Ceste deffense l'empescha bien d'estre prisonnier, mais elle fut
cause aussi de rendre sa raison mauvaise envers la justice, qui cependant jette contre luy
toutes ses menaces, & proclamations, durant lesquelles son plus grand desplaisir estoit,
de ne pouvoir estre aupres de moy, & parce que ce desir le pressoit fort, il se
desguisoit, & me venoit trouver sur le soir, & passoit toute la nuit avec moy. Dieu
sçait quel contentement estoit le mien, mais combien aussi estoit ma crainte, car je sçavois
bien que ceux qui le poursuivoient, sçachant l'Amour qui estoit entre nous, feroient tout ce
qui leur seroit possible, pour l'y surprendre, & il advint comme je l'avois tousjours
craint, car en fin il y fut trouvé, & emmené dans Lion, où soudain je le suivis, &
fort à propos pour luy, car les juges, qu'à toutes heures j'allois solliciter eurent tant de
pitié de moy, qu'ils luy firent grace, & ainsi nonobstant toute la poursuitte de nos
parties, il fut delivré. Si j'avois eu beaucoup d'ennuy de l'accident, & de la peine où je
l'avois veu, croyez courtois Berger, que je n'eus pas peu de satisfaction de le voir hors de
danger, & absous de tout ce qui
s'estoit passé. Mais parce que le desplaisir qu'il avoit receu dans la prison l'avoit rendu
malade, il fut contraint de sejourner quelques jours à Lion, & moy tousjours pres de luy,
essayois de luy donner tout le soulagement qu'il m'estoit possible, en fin estant hors de
danger, il me pria de venir donner ordre à sa maison, afin que nous y pussions recevoir nos
amis en la resjouissance qu'il desiroit de faire avec eux, pour le bon succes de ses affaires,
& ne voila pas que ces desbauchez qui ont esté cause de toute nostre peine, voyant qu'ils
n'en pouvoient avoir autre raison, se sont resolus de le tuer dans son lit, & estant
entrez dans son logis, luy ont donné deux ou trois coups de poignard, & le laissant pour
mort, s'en sont fuis. Helas courtois Berger, jugez quelle je dois estre, & en quel repos
doit estre mon ame, qui à la verité est attainte du plus sensible accident qui m'eust sceu
advenir.
Ainsi finit Cloris, ayant le visage tout couvert de larmes, qui sembloient autant de
perles qui rouloient sur son beau sein. Or gentil Berger, ce que je vous vay raconter, est
bien une nouvelle source d'Amour. L'affliction que je vis en ceste Bergere, me toucha de tant
de compassion, qu'encore que son visage ne fust peut-estre pas capable de me donner de
l'amour, toutefois la pitié m'attaint si au vif, qu'il faut que je confesse, que Carlis,
Stilliane, Aimée, ny Floriante, ne me lierent jamais d'une plus forte chaîne, que ceste desolée Cloris. Ce n'est pas que je
n'aimasse les autres, mais j'avois encor outre la leur, ceste place vuide dans mon ame. Me
voila donc resolu à celle-cy, comme aux autres, il est vray que je cognus bien qu'il n'estoit
pas à propos de luy en parler, que Rosidor ne fust ou mort, ou guery, car la peine où elle
estoit, l'occupoit entierement. Nous arrivames de ceste sorte à Lion, où soudain chacun se
separa, il est vray que la nouvelle affection que je portois à Cloris me fit l'accompagner
jusques en son logis, où mesme je visitay Rosidor, afin de faire cognoissance avec luy,
jugeant bien qu'il falloit commencer par là à parvenir aux bonnes graces de Cloris. Elle qui
le croyoit beaucoup plus blessé qu'elle ne le trouva, (car on fait tousjours le mal plus grand
qu'il n'est pas, & l'apprehension augmente de beaucoup l'accident que l'on redoute)
changea toute de visage, & de façon, quand elle le trouva levé, & qu'il se promenoit
par la chambre. Mais oyez ce qui m'arriva, la tristesse que Cloris avoit dans le batteau, fut
cause, comme je vous ay dit, de mon affection, & quand aupres de Rosidor, je la vis
joyeuse & contente, tout ainsi que la compassion avoit fait naistre mon Amour, sa joye
aussi, & son contentement le firent mourir, esprouvant bien alors, qu'un mal se doit
tousjours guerir par son contraire, j'entris donc serf & captif dans ce logis, & j'en
sortis libre, & maistre de moy-mesme : Mais considerant cet accident, je m'allay
ressouvenir d'Aimée, & de Floriante,
incontinent me voila en queste de leur logis, & tournay tant d'un costé & d'autre,
qu'en fin je les rencontray qu'elles s'estoient de fortune mises ensemble. Par bon rencontre,
le lendemain estoit la grande feste de Venus, & parce que suivant la coustume, le jour
avant la solemnité, les filles chantent dans le temple, les hymnes qui sont faits à l'honneur
de la Deesse, & qu'elles y font la veillée jusques à minuit, j'oüis prendre resolution à
la belle mere d'Aimée d'y passer la nuit, comme les autres, afin de mieux rendre son veu :
[Floriante] à la secrette requeste d'Aimée, promit d'en faire de mesme, & dautant que l'on
y demeuroit en fort grande liberté, je fis dessein sans en parler d'y entrer aussi, faignant
d'estre fille, lors qu'il seroit bien obscur : mais sçachant que les Druides estoient
eux-mesmes aux portes, depuis qu'il commençoit à se faire tard, je me resolus de m'y cacher
lon[g] temps auparavant. Et de fait m'estant mis en un recoin, le moins frequenté, & le
plus obscur, j'y demeuray qu'il estoit plus de neuf ou dix heures du soir : Des-ja le temple
estoit serré, & n'y avoit d'hommes que moy, si ce n'est qu'il y en eust quelqu'autre aussi
curieux que j'estois, & des-ja les hymnes avoient long temps continué, lors que je sortis
de ma cachette. Et parce que le temple estoit fort grand, & qu'il n'y avoit clairté, que
celle que quelque[s] flambeaux allumez sur l'Autel pouvoient donner à l'entour, je me mis
aysément entre les filles sans qu'elles me recognussent, & lors que j'allois cherchant de l'œil, l'endroit où estoit Carlis,
je vis porter une petite bougie à une jeune fille, qui se levant s'approcha de l'Autel, &
apres avoir fait quelques ceremonies, elle se mit à chanter quelques couplets, ausquels sur la
fin toute la trouppe respondit. Je ne sçay si ce fut ceste clairté blafarde (car quelquefois
elle ayde fort à l'imperfection du teint) ou bien si veritablement elle estoit belle, tant y a
qu'aussi tost que je la vis, je l'aimay. Or qu'à ceste heure ceux-là me viennent parler, qui
dient que l'Amour vient des yeux de la personne aymée, cela ne pouvoit estre, car elle ne
m'eust sceu voir, outre qu'elle ne tourna pas mesme les yeux sur moy & qu'à peine
l'avois-je assez bien veuë, pour la pouvoir recognoistre une autre fois, & cela fut cause,
que poussé de la curiosité, je me coulay doucement entre ces Bergeres, qui luy estoient plus
pres. Mais ne voila pas que par mal-heur, estant avec beaucoup de danger parvenu jusqu'au pres
d'elle, qu'elle finit son hymne, & renvoya la bougie au mesme lieu où elle souloit estre,
si bien que le lieu demeura si obscur, qu'à peine en la touchant l'eussai-je pû voir.
Toutefois l'esperance qu'elle, ou quelqu'autre pres d'elle recommenceroit bien tost à chanter,
m'arresta là quelque temps. Mais je vis qu'au contraire la clairté fut portée à l'autre chœur,
& incontinent apres une de celles qui y estoient commença de chanter, comme avoit fait ma
nouvelle & incogneuë maistresse. La difference que je remarquay fust de la voix, fust du
visage, estoit grande, car elle n'avoit rien
qui approchast de celle que je commençois d'aimer, qui fut cause que ne pouvant plus long
temps commander à ma curiosité, je m'adressay à une Bergere, qui estoit la plus escartée,
& me contrefaisant le mieux qu'il m'estoit possible, je luy demanday qui estoit celle qui
avoit chanté avant la derniere. Il faut bien, me dit-elle, que vous soyez estrangere, puis que
vous ne la cognoissez pas. Peut-estre luy respondis-je, la recognoistrois-je, si j'oyois son
nom ? Qui ne la recognoistra dit-elle, à son visage demandera son nom en vain. Toutefois pour
ne vous laisser en peine, sçachez qu'elle s'appelle Cyrcéne, l'une des plus belles filles qui
demeure le long des rives de l'Arar, & tellement cognuë en toute ceste contrée, qu'il
faut, si vous ne la cognoissez, que vous soyez d'un autre monde. Jusques là j'avois si bien
contrefait ma voix, que comme la nuit luy trompoit les yeux, aussi decevois-je son oreille par
mes paroles, mais à ce coup ne m'en ressouvenant plus, apres plusieurs autres remerciements,
je luy dits, que si en eschange de la peine qu'elle avoit prise, je luy pouvois rendre quelque
service, je ne croirois point qu'il y eust homme plus heureux que moy. Comment ! me dit-elle
alors, & qui estes-vous qui me parlez de ceste sorte ? & me touchant soudain, &
regardant de plus pres, elle recognut à mon habit ce que j'estois, dont toute estonnée,
avez-vous bien eu la hardiesse, me dit-elle, d'enfraindre nos loix de ceste sorte ?
Sçavez-vous bien que vous ne pouvez payer
ceste faute sans la perte de vostre vie ? Il faut dire la verité, quoy que je sceusse qu'il y
avoit quelque chastiment ordonné, si ne pensois-je pas qu'il fust tel, dont je ne fus pas peu
estonné, toutefois luy representant que j'estois estranger, & que je ne sçavois point
leurs statuts, elle prit pitié de moy, & me dit, que dés le commencement, elle l'avoit
bien recognu, & qu'il falloit que je sceusse qu'il estoit impossible d'obtenir pardon de
ceste faute, parce que la loy y estoit ainsi rigoureuse, pour oster de ces veilles, tous les
abus qui s'y souloient commettre : Toutefois que voyant que je n'y estois point allé de
mauvaise intention, elle feroit tout ce qui luy seroit possible pour me sauver : Et que pour
cet effet il ne falloit pas attendre que la minuit sonnast, car alors les Druides venoient à
la porte avec des flambeaux, & les regardoient toutes au visage ? Qu'à ceste heure la
porte du Temple estoit bien fermée, mais qu'elle essayeroit de la faire ouvrir : & lors me
mettant un voile sur la teste qui me couvroit jusques aupres des hanches, elle m'accommoda mon
manteau par dessous, qu'il estoit malaisé de recognoistre la nuit si c'estoit une robbe :
m'ayant ainsi équipée, elle dit à quelques-unes de ses voisines, qui estoient venuës avec
elle, qu'elle se trouvoit mal, & toutes ensemble s'en allerent demander la clef à la plus
vieille de la trouppe, & nous en allant ensemble à la porte avec une petite bougie
seulement, qu'elle mes me portoit, &
qu'elle couvroit presque toute avec la main, faignant de la conserver du vent :nous sortismes
en foule, & eschappay ainsi heureusement de ce danger par sa courtoisie, & pour mieux
me desguiser, & aussi que j'avois envie de sçavoir à qui j'avois ceste obligation, je m'en
allay parmy les autres jusques en son logis.
Mais, belle Bergere, dit-il, s'adressant à Diane, ce discours n'est pas encore à
moytié, & il me semble que le Soleil est couché il y a long temps, ne seroit-il pas plus à
propos d'en remettre la fin à une autre fois que nous aurons plus de loisir. Vous avez raison,
dit-elle gentil Berger, il ne faut pas despendre tout son bien à la fois, ce qui reste à nous
faire sçavoir nous pourra encores faire passer une agreable journée : Outre que Paris qui doit
encore passer la riviere, ne sçauroit arrester icy davantage sans s'incommoder. Il n'y a rien,
dit-il, belle Bergere, qui me puisse incommoder quand je suis pres de vous. Je voudrois bien,
respondit-elle, qu'il y eust quelque chose en moy qui vous fust agreable, car vostre merite
& vostre courtoisie oblige chacun à vous rendre toute sorte de service. Paris vouloit
respondre, mais Hylas l'interrompit en luy disant. Plûst à Dieu, gentil Paris, que je fusse
vous, & que Diane fut Phillis, & qu'elle me tint semblable langage. Quand cela seroit,
dit Paris, vous ne luy en resteriez qu'avec plus d'obligation tout ainsi que je fais. Il est
vray, dit Hylas, mais je ne craindray jamais
de m'obliger en partie à celle à qui je suis des-ja entierement. Vos obligations, dit Diane,
ne sont pas de celles qui sont pour tousjours, vous les revocquez quant il vous plaist. Si les
unes, respondit-il, y perdent les autres y ont de l'avantage, & demandez à Phillis si elle
n'est pas bien aise que je sois de ceste humeur, car si j'estois autrement, elle pourroit bien
se passer de mon service. Avec semblables discours, Diane, Paris, & plusieurs autres
Bergers, parvindrent jusques au grand pré où ils avoient accoustumé de s'assembler avant que
de se retirer, & Paris donnant le bon-soir à Diane, & au reste de la trouppe, prit son
chemin du costé de Laigneu.
Mais cependant Lycidas parloit avec Phillis, car la jalousie de Silvandre le
tourmentoit de sorte, qu'il n'avoit pû attendre au lendemain à luy en dire ce qu'il en avoit
sur le cœur. Il estoit tellement hors de soy-mesme, qu'il ne prit pas garde que l'on
l'escoutoit, mais pensant estre seul avec elle, apres deux ou trois grands souspirs, il luy
dit. Est-il possible, Phillis, que le Ciel m'ait conservé la vie si longuement pour me faire
ressentir vostre infidelité. La Bergere qui attendoit toute autre sorte de discours, fut si
surprise, qu'elle ne luy pût respondre. Et le Berger voyant qu'elle demeuroit muette, croyant
que ce fust pour ne sçavoir quelle excuse prendre, continua. Vous avez raison, belle Bergere,
de ne point respondre, car vos yeux parlent assez, voire trop clai rement pour mon repos : Et ce silence ne me dit & assure que
trop ce que je vous demande, & que je ne voudrois pas sçavoir. La Bergere qui se sentit
offensée de ces paroles, luy respondit toute despite : Puis que mes yeux parlent assez pour
moy, pourquoy voudriez-vous que je vous respondisse d'autre façon ? Et si mon silence vous
donne plus de cognoissance de mon peu d'amitié, que mes actions passées n'ont pû faire de ma
bonne volonté, pensez-vous que j'espere de vous en pouvoir rendre plus de tesmoignage par mes
paroles ? Mais je voy bien que c'est Lycidas, vous voulez faire une honneste retraitte, vous
avez dessein ailleurs, & pour ne l'oser sans couvrir vostre legereté de quelque couverture
raisonnable, vous vous faignez des chimeres, & bastissez des occasions de desplaisir, où
vous sçavez bien qu'il n'y a point de sujet, afin de me rendre blasmée de vostre peché. Mais
Lycidas serrons de pres toutes vos raisons, voyons quelles elles sont, ou si vous ne le voulez
faire, retirez-vous Berger, sans m'accuser de l'erreur que vous avez commise, & dont je
sçay bien que je feray une longue penitence : mais contentez vous de m'en laisser le mortel
desplaisir, & non pas le blasme, que vous m'allez procurant par vos plaintes tant
ordinaires, que vous en importunez & le ciel, & la terre. Le doute en quoy j'ay esté,
repliqua le Berger, m'a fait plaindre, mais l'assurance que vous m'en donnez par vos aigres
paroles me fera mourir. Et quelle est vostre
crainte ? respondit la Bergere. Jugez, repliqua-il, qu'elle ne doit pas estre petite, puis que
la plainte qui en procede importune & le Ciel, & la terre, comme vous me reprochez.
Que si vous la voulez sçavoir, je la vous diray en peu de mots. Je crains que Phillis n'aime
point Lycidas. Ouy Berger, reprit Phillis, vous pouvez croire que je ne vous aime point, &
avoir en vostre memoire ce que j'ay fait pour vous, & pour Olympe ? Est-il possible que
les actions de ma vie passée, vous reviennent devant les yeux, lors que vous concevez ces
doutes ? Je sçay bien, respondit le Berger, que vous m'avez aimé, si j'en eusse esté en doute,
ma peine ne seroit pas telle que je la ressens, mais je crains que comme une blessure pour
grande qu'elle soit, si elle ne fait mourir, se peut guerir avec le temps : que de mesme celle
qu'Amour vous avoit faite alors pour moy, ne soit à ceste heure de sorte consolidée, qu'à
peine la cicatrice en apparoisse seulement. Phillis à ces paroles tournant la teste à costé,
& les yeux avec un certain geste de mescontentement. Puis Berger, luy dit-elle, que
jusques icy par les bons offices, & par tant de tesmoignages d'affection, que je vous ay
rendus, je cognoy de n'avoir rien avancé ; assurez-vous que ce que j'en plains le plus, c'est
la peine & le temps que j'y ay employez. Lycidas cognut bien d'avoir fort offensé sa
Bergere, toutefois il estoit luy-mesme si fort attaint de sa jalousie, qu'il ne pût
s'empescher de luy respondre. Ce courroux,
Bergere, ne me donne-il pas de nouvelles cognoissances de ce que je crains ? car "de se
fascher des propos qu'une trop grande affection fait quelquefois proferer, n'est-ce pas signe
de n'en estre point attaint ?"
Phillis oyant ce reproche, revint un peu en soy, &
tournant le visage à luy, respondit. Voyez vous Lycidas, toutes faintes en toutes personnes me
desplaisent, mais je n'en puis supporter en celles avec qui je veux vivre. Comment ? Lycidas a
la hardiesse de me dire qu'il doute de l'amitié de sa Phillis, & je ne croiray pas qu'il
dissimule ? & quel tesmoignage s'en peut-il rendre que je ne vous aye rendu ? Berger,
Berger, croyez moy, ces paroles me font mal penser des assurances qu'autrefois vous m'avez
faites de vostre affection : Car il peut bien estre que vous me trompiez en ce qui est de
vous, comme il semble que vous vous deceviez en ce qui est de moy. Ou que comme vous pensez
n'estre point aimé, l'estant plus que tout le reste du monde, que de mesme vous pensiez de
m'aimer en ne m'aimant pas. Bergere, respondit Lycidas, si mon affection estoit de ces
communes, qui ont plus d'apparance que d'effet, je me condannerois moy-mesme, lors que sa
violance me transporte hors de la raison, ou bien quand je vous demande de grandes preuves
d'une grande amitié ; mais puis qu'elle n'est pas telle, & que vous sçavez bien qu'elle
embrasse tout ce qui est de plus grand, ne sçavez-vous pas que l'ex tréme Amour ne marche jamais sans la crainte, encores qu'elle n'en
ait point de sujet, & que pour peu qu'elle en ait, ceste crainte se change en jalousie,
& la jalousie en la peine, ou plutost en la forcenerie où je me trouve ?
Cependant que Lycidas, & Phillis parloient ainsi, pensant que ces paroles ne fussent
ouyes que d'eux-mesmes, & n'avoir autre[s] tesmoins que ces arbres : Silvandre, comme je
vous ay dit, estoit aux escoutes, & n'en perdoit une seule parole : Laonice d'autre costé
qui s'estoit endormie en ce lieu, s'esveilla au commencement de leur discours, & les
recognoissant tous deux, fut infiniment aise de s'y estre trouvée si à propos, s'assurant bien
qu'ils ne se separeroient point, qu'ils ne luy apprinsent beaucoup de leurs secrets, desquels
elle esperoit se servir à leur ruine : Et il advint ainsi qu'elle l'avoit esperé, car Phillis
oyant dire à Lycidas qu'il estoit jaloux, luy repliqua fort haut, & de qui &
pourquoy ? Ah ! Bergere, respondit l'affolé Lycidas, me faites-vous ceste demande ? Dittes
moy, je vous supplie, d'où procederoit ceste grande froideur envers moy depuis quelque temps,
& d'où ceste familiarité que vous avez si estroitte avec Silvandre, si l'amitié que vous
me souliez porter n'est point changée en luy ? Ah ! Bergere, vous deviez bien croire que mon
cœur n'est pas insensible à vos coups, puis qu'il a si vivement ressenty ceux de vos yeux.
Combien y a-il que vous estes retirée de moy ? que vous ne vous plaisez plus à me parler ? & qu'il semble que vous allez mandiant
toutes les autres compagnies pour fuir la mienne ? où est allé le soing que vous aviez
autrefois de vous enquerir de mes nouvelles, & l'ennuy que vous rapportoit mon retardement
hors de vostre presence ? Vous pouvez-vous ressouvenir combien le nom de Lycidas vous estoit
doux, & combien de fois il vous eschappoit pour l'abondance du cœur en pensant nommer
quelqu'autre ? Vous en pouvez-vous ressouvenir, dy-je, & n'avoir à ceste heure dans ce
mesme cœur, & dans ceste mesme bouche que le nom & l'affection de Silvandre, avec
lequel vous vivez de sorte, qu'il n'est pas jusques aux plus estrangers qui sont en ceste
contrée, qui ne recognoissent que vous l'aimez ? & vous trouvez estrange que moy qui suis
ce mesme Lycidas, que j'ay tousjours esté, & qui ne suis nay que pour une seule Phillis,
sois entré en doute de vous ? L'extréme desplaisir de Lycidas luy faisoit naistre une si
grande abondance de paroles en la bouche, que Phillis pour l'interrompre ne pouvoit trouver le
temps de luy respondre, car si elle ouvroit la bouche pour commencer, il continuoit encore
avec plus de vehemence, sans considerer que sa plainte estoit celle qui rengregoit son mal,
& que s'il y avoit quelque chose qui le pûst alleger, c'estoit la seule response qu'il ne
vouloit escouter : & au contraire ne cognoissant pas que ce torrent de paroles ostoit le
loisir à la Bergere de luy parler, il jugeoit
que son silence procedoit de se sentir coulpable, si bien qu'il alloit augmentant sa jalousie
à tous les mouvements & à toutes les actions qu'il luy voyoit faire ; dequoy elle se
sentit si surprise & offensée, que interditte elle ne sçavoit de quelles paroles elle
devoit commencer, ou pour se plaindre de luy, ou pour le sortir de l'opinion où il estoit :
mais la passion du Berger qui estoit extréme, ne luy laissa pas beaucoup de loisir à y songer,
car encor qu'il fust presque nuit, si la vid-il rougir, ou pour le moins il luy sembla de le
voir, qui fut bien la conclusion de son impatience, tenant alors pour certain, ce dequoy il
n'avoit encores que douté. Et ainsi sans attendre davantage, apres avoir reclamé deux ou trois
fois les Dieux, justes punisseurs des infidelles, il s'en alla courant dans le bois, sans
vouloir escouter, ny attendre Phillis, qui se mit apres luy, pour luy descouvrir son erreur,
mais ce fut en vain, car il alloit si viste, qu'elle le perdit incontinant dans l'espoisseur
des arbres. Et ce pendant Laonice bien aise d'avoir descouvert ceste affection, & de voir
un si bon commencement à son dessein, se retira comme de coustume avec la Bergere sa compagne,
& Silvandre d'autre costé se resolut, puis que Lycidas prenoit à si bon marché tant de
jalousie, de la luy vendre à l'advenir un peu plus cherement, faignant de vrayement aimer
Phillis, lors qu'il le verroit aupres d'elle.
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LE
NEUFIESME
LIVRE D'ASTREE.
Leonide ce pendant arriva en la maison d'Adamas, & luy ayant fait entendre,
que Galathée avoit infiniment affaire de luy, & pour un sujet fort pressé, que elle luy
feroit entendre par les chemins, il resolut pour ne luy point desobeïr de partir aussi tost
que la Lune esclaireroit, qui pouvoit estre une demie heure avant jour. Et ainsi s'estant
retiré à bonne heure, aussi tost que la clairté commença de paroistre, ils se mirent en
chemin, & lors qu'ils furent au bas de la colline, n'ayant plus qu'une plaine qui les
conduisoit au Palais d'Isoure ; La Nymphe à la requeste de son oncle, reprit la parole de
ceste sorte.
HISTOIRE DE GALATHEE
ET LINDAMOR.
Mon pere (car elle l'appelloit ainsi) ne vous estonnez point, je vous supplie,
d'ouyr ce que j'ay à vous dire, & lors que vous en aurez occasion, ressouvenez-vous que ce
mesme Amour en est cause, qui autrefois vous a poussé à semblables ou plus estranges
accidents. Je n'oserois vous en parler si je n'en avois permission, voire s'il ne m'avoit esté
commandé, mais Galathée à qui cet affaire touche, veut bien, puis qu'elle vous a esleu pour
medecin de son mal, que vous en sçachiez, & la naissance, & le progrez : toutefois
elle m'a commandé de tirer parole de vous, que vous n'en direz jamais rien. Le Druide qui
scavoit quel respect il devoit à tout ce qui estoit de la volonté de sa Dame (car pour telle
la tenoit-il) luy respondit, qu'il avoit assez de prudence pour celer ce qu'il sçauroit
importer à Galathée, & qu'en cela la promesse estoit superfluë. Sur ceste assurance,
continua Leonide, je paracheveray donc de vous dire ce qu'il est necessaire que vous sçachiez
: Il y a fort long temps que Polemas devint amoureux de Galathée, de dire comme cela advint,
il seroit inutile, tant y a ou fust la pratique, ou les perfections de la Nymphe, il l'aima de sorte, qu'à bon escient on l'en pouvoit
dire amoureux. Ceste affection passa si outre, que Galathée mesme ne la pouvoit ignorer, tant
s'en faut, en particulier elle luy fit plusieurs fois paroistre de n'avoir point son service
desagreable : Ce qui l'embarqua de telle sorte, que rien depuis ne l'en a jamais peu
distraire, & certes que Galathée avoit bien quelque occasion de favoriser Polemas, depuis
qu'il estoit personne qui meritoit beaucoup. Pour sa race, il estoit de cet ancien tige de
Lavieu, qui en noblesse ne cede pas mesme à Galathée, pour soy-mesme il estoit fort agreable,
ayant & le visage, & la façon assez capable de donner de l'Amour, sur tout il avoit du
sçavoir beaucoup, faisant honte en cela aux plus sçavants : Mais à qui vas-je racontant toutes
ces choses, vous les sçavez mon pere, beaucoup mieux que moy, tant y a que ces bonnes
conditions le rendoient tellement recommandable, que Galathée le daigna bien favoriser, plus
que tout autre qui pour lors fust à la Court d'Amasis. Toutefois ce fut avec tant de
discretion, que personne ne s'en prit jamais garde. Or Polemas ayant ainsi le vent à pleine
voile, vivoit content de soy-mesme, autant qu'une personne fondée sur l'esperance le peut
estre. Mais cet inconstant Amour, ou plutost "ceste inconstante fortune, qui se plaist,
voire se nourrit du changement"
, voulut que Polemas, aussi bien que le reste du monde,
ressentist quelles sont les playes qui
procedent de sa main. Vous pourrez vous ressouvenir, qu'il y a quelque temps qu'Amasis permit
à Clidaman de nous donner à toutes des serviteurs. De ceste occasion comme d'un essaim, sont
sortis tant d'Amours, qu'outre que toute nostre court en fut peuplée, tout le païs mesme s'en
ressentit. Or entr'autres par hazard Lindamor fut donné à Galathée, il avoit beaucoup de
merites, toutefois elle le receut aussi froidement que la ceremonie de ceste feste le luy
pouvoit permettre, mais luy qui estoit galand, & qui peut-estre des-ja auparavant en avoit
eu quelque intention, qu'il n'avoit pas osé faire paroistre outre les bornes de sa discretion,
fut bien aise que ce sujet se presentast pour esclorre les beaux desseins qu'Amour avoit
conceuz en luy, & donner naissance sous le voile de la fiction à de tres veritables
passions. Si Polemas ressentit le commencement de ceste nouvelle amitié, le progrez luy en fut
encor plus ennuyeux : Dautant que le commencement estoit couvert de l'ombre de la courtoisie,
& de l'exemple de toutes les autres Nymphes, si bien qu'encor que Galathée le receust avec
quelque apparance de douceur, cela par raison ne le pouvoit offenser, estant contrainte par la
loy qui estoit commune : mais quand ceste recherche continua, & plus encor quand passant
les bornes de la courtoisie, il vid que c'estoit à bon escient, ce fut lors qu'il ressentit
les effets que la jalousie conçoit en une ame
qui aime bien. Galathée de son costé n'y pensoit point, ou pour le moins ne croyoit pas en
venir si avant, mais "les occasions, qui comme enfilées s'en vont trainant l'une
l'autre"
, l'emporterent si avant, que Polemas pouvoit bien estre excusé en quelque sorte,
s'il se laissoit blesser à un glaive si trenchant, & si la jalousie pouvoit plus que
l'assurance que ses services luy donnoient. Lindamor estoit gentil, & n'y avoit rien qui
se pûst desirer en une personne bien née, dont il ne se deust contenter, courtois entre les
Dames, brave entre les guerriers, plein de valeur & de courage, autant qu'autre qui ait
esté en nostre court dés plusieurs années. Il avoit esté jusques en l'âge de vingt & cinq
ans, sans ressentir les effets qu'Amour a accoustumé de causer dans les cœurs de son âge, non
que de son naturel il ne fust serviteur des Dames, ou qu'il eust faute de courage pour en
hazarder quelqu'une, mais pour s'estre tousjours occupé à ces exercices, qui esloignent
l'oysiveté, il n'avoit donné loisir à ses affections, de jetter leurs racines en son ame : Car
dés qu'il pût porter le faix des armes, poussé de cet instinct genereux, qui porte les
courages nobles aux plus dangereuses entreprises, il ne laissa occasion de guerre où il ne
rendist tesmoignage de ce qu'il estoit : depuis estant revenu voir Clidaman, pour luy rendre
le devoir à quoy il luy estoit obligé, en mesme temps il se donna à deux, à Clida man, comme à son seigneur, & à Galathée,
comme à sa Dame, & à l'un & à l'autre sans l'avoir desseigné, mais la courtoisie du
jeune Clidaman, & les merites de Galathée avoient des aymants de vertu trop violents, pour
ne l'attirer à leur service. Voila donc, comme je vous disois, Lindamor amoureux, mais de
telle sorte, que son affection ne se pouvoit plus couvrir du voile de la courtoisie. Polemas
comme celuy qui y avoit interest le recognut fort tost, toutefois encor qu'ils fussent amis,
si ne luy en fit-il point de semblant. Tant s'en faut, se cachant entierement à luy, il ne
taschoit que de s'assurer davantage de ceste Amour, afin de la ruiner par tous les artifices
qu'il pourroit, comme il s'essaya depuis. Et parce que dés le retour de Lindamor il avoit,
comme je vous disois, fait profession d'amitié avec luy, il luy fut aisé de continuer. En ce
temps Clidaman commença de se plaire au tournois, & aux joustes, où il reüssissoit fort
bien, à ce que l'on disoit, pour son commencement : Mais sur tous Lindamor emportoit tousjours
la gloire du plus adroit & du plus genereux, dont Polemas portoit une si grande peine,
qu'il ne pouvoit dissimuler sa mauvaise volonté, & pensant s'il faisoit ses parties avec
luy, d'en emporter la plus grande gloire, parce qu'il estoit plus âgé, & de plus longue
main à la Court, il estoit toujours dans tous les desseins de son rival, mais Lindamor qui ne
se doutoit point de l'occa sion qui le luy
faisoit faire, y alloit sans contrainte, & cela rendoit ses actions plus agreables, ce que
ne faisoit pas Polemas, qui avoit un dessein caché, où il falloit qu'il usast d'artifice : de
sorte qu'il luy servoit presque de lustre. Et mesmes le dernier des Baccanales, que le jeune
Clidaman fit un tournoy, pour soustenir la beauté de Sylvie, Guiemants, & Lindamor firent
tout ce que des hommes pouvoient faire, mais entre tous Lindamor y eut tant de grace, &
tant de bon-heur, que quand Galathée n'en eust point esté le juge, Amour toutesfois eust donné
l'arrest contre Polemas. La Nymphe qui commençoit d'avoir des yeux, aussi bien pour le reste
des hommes, que jusques alors elle n'en avoit eu que pour Polemas, ne pût s'empescher de dire
beaucoup de choses à l'advantage de Lindamor. Et voyez comme l'Amour se joüe, & se mocque
de la prudence des Amants ! Ce que Polemas, avec tant de soing, & d'artifice va
recherchant, pour s'avantager par dessus Lindamor : c'est ce qui luy nuit le plus, & qui
presque le rend son inferieur, car chacun faisant comparaison des actions de l'un & de
l'autre, y trouvoit tant de difference, qu'il eust mieux vallu pour luy, ou de n'y point
assister, ou qu'il s'en fust declaré ennemy tout à fait, plutost qu'amy jaloux, &
dissimulé. Ce fut ce soir mesme, que Lindamor poussé de son bon demon (je croy quant à moy,
qu'il y a des jours heureux, & d'autres
mal-heureux) se declara à bon escient serviteur de la belle Galathée, mais l'occasion aussi
luy fut toute telle qu'il eust sceu desirer, car dansant ce bal, que les Françons ont
nouvellement apporté de Germanie, auquel l'on va desrobant celle que l'on veut, poussé à ce
que je crois du destin, il desroba Galathée à Polemas, qui plus attentif à son discours qu'au
bal, n'y prenoit pas garde, & alloit à l'heure mesme reprochant à la Nymphe la naissante
amitié qu'il prevoyoit de Lindamor : Elle qui n'y avoit point encor pensé à bon escient,
s'offensa de ce discours, & receut si mal ses paroles, qu'elles luy rendirent celles de
Lindamor d'autant plus agreables, qu'il luy sembloit en cela se venger de ce soupçonneux. Ce
qui me fait en parler ainsi, c'est que nul ne le peut mieux sçavoir que moy, qui semble avoir
esté destinée, pour ouïr toutes ces Amours : car soudain que nous fusmes retirées, & que
Galathée fut dans le lit, elle me commanda de demeurer au chevet pour luy tenir la bougie,
c'estoit lors qu'elle lisoit les dépesches qui luy venoient, & mesme celles qui estoient
d'importance : Ce soir elle en fit le semblant pour donner occasion aux Nymphes de la laisser
seule, & quand elles furent toutes sorties, elle me commanda de fermer la porte, puis me
fit assoir sur le pied du lit, & apres avoir un peu sousrit, elle me dit : Encor faut-il
Leonide, que vous riez du gratieux rencontre, qui m'est advenu au bal, vous sçavez qu'il y a
des-ja quelque temps, que Polemas a pris
volonté de me servir, car je ne le vous ay point cellé, & dautant qu'il me sembloit qu'il
vivoit envers moy avec tant d'honneur, & de respect, il ne faut point en mentir, son
service ne m'a point esté des-agreable, & l'ay receu avec un peu plus de bonne volonté,
que des autres de ceste Court, non toutesfois qu'il y ait eu aucun Amour de mon costé : je ne
veux pas dire, que peut-estre, comme "l'Amour flatte tousjours ses malades
d'esperance"
, qu'il ne se soit figuré ce qu'il a desiré, mais la verité est celle-là, que
je n'ay jamais encores jugé qu'il y eust pour moy quelque chose capable de m'en donner, je ne
sçay ce qui pourroit advenir, & de cela je m'en remets à ce qui en sera, mais pour ce qui
est jusques icy, il n'y a aucune apparence. Or Polemas qui a veu que j'oyois ce qu'il me
vouloit dire, & que je l'escoutois avec patience, rendu d'autant plus hardy, qu'il ne
remarquoit point que je vesquisse avec autre de ceste sorte, est passé si outre, qu'il ne
sçait plus ce qu'il fait, tant il est hors de soy. Et de fait, ce soir, il a dansé avec moy
quelque temps, au commencement si resveur, que j'ay esté contrainte sans y penser de luy
demander qu'il avoit : Ne vous desplaira-il point, m'a-il dit, si je le vous descouvre ?
nullement, luy ay-je respondu, car je ne demande jamais chose que je ne veuille sçavoir, sur
ceste assurance a-il adjousté : Je vous diray, Madame, qu'il n'est pas en ma puissance de ne
resver à des actions que je voy d'ordinaire
devant mes yeux, & qui me touchent si vivement, que si j'en avois aussi bien l'assurance,
que je n'en ay que le soupçon, je ne sçay s'il y auroit quelque chose d'assez fort, pour me
retenir en vie : sans mentir, j'estois encor si peu advisée, que je ne sçavois ce qu'il
vouloit dire, toutefois me semblant que son amitié m'obligeoit à quelque sorte de curiosité,
je luy ay demandé quelles actions c'estoient qui le touchoient si vivement, alors s'arrestant
un peu, & m'ayant regardée ferme quelque temps, il m'a dit. Est-il possible, Madame, que
sans fiction vous me demandiez ce que c'est ? Et pourquoy, luy ay-je respondu, ne voulez-vous
pas que je le puisse faire ? Parce, a-il adjousté, que c'est à vous, & de vous où elles
s'addressent, & d'où elles procedent, & lors voyant que je ne disois mot, car sans
mentir je ne sçavois ce qu'il vouloit dire ; il a recommencé à marcher, & m'a dit : Je ne
veux plus que vous puissiez faindre en cet affaire sans rougir : car resolument, je me veux
forcer de le vous dire, quoy que le discours m'en deust couster la vie. Vous sçavez, Madame,
avec quelle affection, depuis que le ciel me rendit vostre, j'ay tasché de vous rendre preuve
que j'estois veritablement serviteur de la belle Galathée ; & si jusques icy vous avez pû
recognoistre quelque action des miennes tendre à autre fin qu'à celle de vostre service : Si
tous mes desseins n'ont pris ce point pour leur but, & si tous mes desirs par venant là, ne se sont monstrez satisfaits &
contens. Je m'assure que si ma fortune me nie de meriter quelque chose davantage en vous
servant, que pour le moins elle ne me refusera pas ceste satisfaction de vous, que vous
advoüez, que veritablement je suis vostre, & à nul qu'à vous. Or si cela est, jugez quel
regret doit estre le mien, apres tant de temps despendu, pour ne dire perdu, lors que (s'il y
avoit quelque raison en Amour) je dois plus raisonnablement attendre quelque loyer de mon
affection, je vois en ma place un autre favorisé, & heriter pour dire ainsi, de ma
succession avant ma mort : excusez moy, si j'en parle de ceste sorte, l'extréme passion
arrache ces justes plaintes de mon ame, qui encor qu'elle le veuille, ne peut les taire
davantage, voyant celuy qui triomphe de moy, en avoir acquis la victoire plus par destin, que
par merite. C'est de Lindamor, de qui je vous parle, Lindamor, de qui le service est d'autant
plus heureusement receu de vous, qu'il me cede, & en affection, & en fidelité ; Mon
grief n'est pas pour le voir plus heureux, qu'il n'eust osé souhaitter, mais ouy bien, de le
voir heureux à mes despens. Excusez moy, Madame, je vous supplie, ou plutost excusez la
grandeur de mon affection, si je me plains, puis que ce n'est qu'une plus apparente preuve du
pouvoir que vous avez sur vostre tres-humble serviteur : Et ce qui me fait parler ainsi, c'est
pour remarquer que vous usez envers luy des mes mes paroles, & des mesmes façons de traitter que vous souliez envers moy, à la
naissance de vostre bonne volonté, & lors que vous me permistes de vous parler, & de
pouvoir dire en mon ame, que vous sçaviez mon affection. Cela me sort hors de moy-mesme, avec
tant de violence, qu'à peine puis-je commander à ces furieux mouvements que l'offense conçoit
en mon ame, qu'ils n'en fassent naistre des effets au de-là de la discretion. Il vouloit
parler davantage, mais l'action en quoy il estoit, luy a si promptement osté la voix, qu'il ne
luy a pas esté possible de continuer plus outre. Si je me suis ressentie offensée de ses
paroles, vous le pouvez juger, car elles estoient, & temeraires, & pleines d'une
vanité qui n'estoit pas supportable ; toutefois afin de ne donner pas cognoissance de ce
trouble, à ceux qui n'ont des yeux que pour espier les actions d'autruy, je me suis contrainte
de luy faire une response un peu moins aigre que je n'eusse fait, si j'eusse esté ailleurs. Et
luy ay dit : Polemas, ce que vous estes, & ce que je suis, ne me lairra jamais douter, que
vous ne soyez mon serviteur, tant que vous demeurerez en la maison de ma mere, & que vous
ferez service à mon frere : Mais je ne puis assez m'estonner des folies que vous allez meslant
en vostre discours, d'heritage, de succession ; en ce qui est de mon amitié, je ne sçay par
quel droit vous me pretendriez vostre : mon intention, Polemas, a esté de vous aymer, &
estimer comme vostre vertu le me rite & ne
devez vous figurer rien outre cela ; & quant à ce que vous dictes de Lindamor, sortez
d'erreur, car si j'use de mesme avec luy, que j'ay fait avec vous, vous devez croire que j'en
feray de mesme avec tous ceux qui par cy apres le meriteront, sans autre dessein plus grand
que d'aimer, & d'estimer ce qui le merite, en quel sujet qu'il se trouve. Et quoy, Madame,
luy dis-je lors en l'interrompant, vous semble-il que ceste response soit douce ? Je ne sçay
pas que vous eussiez pû honnestement luy dire davantage : car à la verité il faut avoüer qu'il
est outrecuidé, mais si ne peut-on nier que ceste outrecuidance ne soit née en luy avec
quelque apparance de raison. De raison ? me respondit incontinent la Nymphe, & quelle
raison en cela pourroit-il alleguer ? Plusieurs, Madame, luy repliquay-je, mais pour les taire
toutes, sinon une ; je vous diray, que veritablement vous avez permis qu'il vous ait servie
avec plus de particularité que tout autre. C'est parce, dit Galathée, qu'il me plaisoit
davantage, que le reste des serviteurs de mon frere. Je le vous advoüe, respondis-je, & se
voyant plus avant en vos bonnes graces, que pouvoit-il moins esperer que d'estre aymé de
vous ? Il a tant ouy raconter d'exemples des Amours entre personnes inégales, qu'il ne pouvoit
se moins flatter, que d'esperer cela mesme pour luy, qu'il oyoit raconter des autres, & me
souviens que sur ce mesme sujet il fit des vers qu'il chanta devant vous, il y a quelque temps, lors que vous luy commandiez
de celer son affection : ils estoient tels.
SONNET.
Pourquoy si vous m'aimez, craignez vous qu'on le sçache ?
Est-il
rien de plus beau qu'une honneste amitié ?
Ceste saincte vertu par douceur nous attache,
Et loing des cœurs humains bannit l'inimitié,
Si vostre eslection est celle
qui vous fache,
Et que vous me jugiez trop indigne moitié,
Je veux bien qu'à mon
dam à chacun on le cache,
Sans que jamais en vous se monstre la pitié.
Mais
toutefois Didon n'eut honte d'un coursaire,
Enone pour Paris de se rendre Bergere,
Ny Diane d'aimer le jeune Endimion.
Amour n'a point d'esgard à la grandeur
royale,
Au sceptre le plus grand la houlette il esgale,
Et sans plus luy suffit la
pure affection.
Alors Adamas luy demanda : Et comment, Leonide, il semble par les paroles de
Galathée, qu'elle mesprise Polemas, & par ces vers il n'y a personne qui ne jugeast
qu'elle l'aime, & qu'il ne puisse seulement patienter qu'elle le dissimule ? Mon pere, luy
repliqua Leonide, il est tout vray qu'elle l'aimoit, & qu'elle luy en avoit tant rendu de
preuve, que de le croire, il n'estoit pas tant outrecuidé, que de ne le croire pas, on l'eust pû juger pour personne de peu d'entendement,
& quoy qu'elle voulust faindre avec moy, si est-ce que je sçay bien qu'elle se l'estoit
attirée par des artifices, & par des esperances de bonne volonté, dont les arres
n'estoient pour le commencement si petites ; que plusieurs autres n'y eussent esté deceuz,
& ne sçay, voyant donner de si grandes asseurances, qui eust creu qu'elle les eust voulu
perdre, & se desdire du marché ; mais il merite ce chastiment, pour la perfidie dont il a
usé envers une Nymphe, de qui l'affection déceuë a crié vengeance, de sorte qu'Amour l'a en
fin exaucée, car sans mentir, c'est le plus trompeur, le plus ingrat, & le plus indigne
d'estre aimé, pour ce sujet, qui soit sous le ciel, & ne merite pas qu'on le plaigne, s'il
ressent la douleur que les autres ont soufferte pour luy.
Adamas la voyant ainsi esmeuë contre Polemas, luy demanda qui estoit la Nymphe qu'il
avoit deceuë, & qu'elle devoit estre de ses amies ; puis qu'elle en ressentoit l'offense
si vivement. Elle recognut alors qu'elle avoit trop cedé à sa passion ; & que sans y
penser elle faisoit cognoistre ce qu'elle avoit tenu secret si long temps, toutefois comme
elle avoit un esprit vif, & qui ne tomboit jamais en deffaut, elle couvrit par ses
dissimulations si bien ceste erreur, qu'Adamas pour lors n'y prit pas garde. Et quoy, ma
fille, luy dit Adamas, ne sçavez-vous pas que "les hommes vivent avec dessein de vaincre, & parachever tout ce qu'ils
entreprennent, & que l'amitié qu'ils font paroistre à vous autres femmes ; n'est que pour
s'en faciliter le chemin ? Voyez vous Leonide ; tout Amour est pour le desir de chose qui
deffaut, le desir estant assouvy, n'est plus desir, n'y ayant plus de desir, il n'y a plus
d'Amour. Voyla pourquoy celles qui veullent estre long temps aimées, sont celles qui donnent
moins de satisfaction, aux desirs des Amants".
Mais adjousta Leonide, celle-cy, dont je
parle est une de mes amies fort particuliere, & je sçay que jamais elle n'a traitté envers
Polemas, qu'avec toute la froideur qui se peut dire : Cela aussi, repliqua Adamas, fait perdre
le desir, car le desir se nourrit de l'esperance, & des faveurs. Or "tout ainsi que la
mesche de la lampe s'esteint quand l'huile deffaut ; de mesme le desir meurt, lors que sa
nourriture luy est ostée"
: voila pourquoy nous voyons tant d'Amours qui se changent, les
unes de trop, & les autres de trop peu de faveurs : mais retournons à ce que vous disiez à
Galathée, qu'est-ce qu'elle vous respondit ? Si Polemas, respondit Leonide, eust eu, me dit
elle, autant de jugement pour se mesurer, que de temerité pour m'oser aimer, il eust receu ces
faveurs de ma courtoisie, & non pas de mon Amour : Mais continua Galathée, cela n'a rien
esté au prix de l'accident qui est arrivé à mesme temps, car à peine avois-je respondu à
Polemas, ce que vous avez ouy, que Lindamor suivant le cours de la danse, m'est venu desrober, & si dextrement, que Polemas ne l'a
sceu éviter, & par mesme moyen me respondre qu'avec les yeux : mais certes il l'a fait
avec un visage si refroigné, que je ne sçay comme j'ay pû m'e[m]pescher d'en rire : Quant à
Lindamor, ou il ne s'en est pris garde, ou le recognoissant, il ne l'a voulu faire paroistre ;
tant y a qu'incontinent apres il m'a parlé de sorte, que cela suffisoit bien à faire devenir
entierement fol le pauvre Polemas, s'il l'eust ouy. Madame, m'a-il dit, est-il possible que
toute[s] choses aillent tant au rebours, & que la fainte reüssisse si vraie, & les
presages aussi, que vos yeux, me dirent à l'abort que je les vis ? Lindamor, luy ai-je dit, ce
seroit estre puny comme vous meritez, si faignant vous rencontriez la verité. Ceste punition,
m'a-il respondu, m'est si agreable, que je me voudrois mal, si je ne l'aimois, &
cherissois, comme la chose du monde qui me puisse arriver la plus heureuse. Qu'entendez vous
par là ? luy ai-je dit, car peut-estre parlons-nous de chose bien differente ? J'entends,
dit-il, qu'en ce jeu du bal, je vous ay desrobée ; & qu'en la verité de l'Amour, vous
m'avez desrobé & l'ame & le cœur. Alors rougie un peu, je luy ay respondu comme en
colere : Et quoy Lindamor, quels discours sont les vostres ? vous ressouvenez-vous pas qui je
suis, & qui vous estes ? Si fay, dit-il, Madame, & c'est cela qui me fait vous parler
de ceste sorte, car n'estes-vous pas Madame, & ne suis- je pas vostre serviteur ? Ouy, luy ay-je respondu, mais ce n'est
pas en la sorte que vous l'entendez, car vous me devez servir avec respect, & non point
avec Amour,ou s'il y a de l'affection, il faut qu'elle naisse de vostre devoir. Il a
incontinent repliqué : Madame, si je ne vous sers avec respect, jamais divinité ne l'a esté
d'un mortel : mais que ce respect soit le pere ou l'enfant de mon affection, cela vous importe
peu, car je suis resolu quelle que vous me puissiez estre, de vous servir, de vous aimer,
& de vous adorer, & en cela ne croyez point que le devoir, à quoy Clidaman par son jeu
nous a sousmis, en soit la cause, il en peut bien estre la couverture, mais en fin vos
merites, vos perfections, ou pour mieux dire mon destin me donne à vous, & j'y consents,
car je recognois que tout homme qui vit sans vous aimer, ne merite le nom d'homme. Ces paroles
ont esté proferées avec une certaine vehemence, que j'ay bien recognu qu'il disoit
veritablement ce qu'il avoit en l'ame, & voyez je vous supplie le gratieux rencontre ? je
n'avois jamais pris garde à ceste affection ; car je croyois que ce fust par jeu, & n'y
eusse jamais pensé sans la jalousie de Polemas, mais depuis j'ay eu tousjours l'œil sur luy,
& ne faut point que j'en mente, je l'ay trouvé capable de donner aussi bien de l'Amour,
que de la jalousie, de sorte qu'il semble que l'autre ait esguisé le fer dont il a voulu
trancher le filet du peu d'amitié que je luy
portois, car je ne sçay comment Polemas, depuis ce temps-là me déplaist si fort en toutes ses
actions, qu'à peine l'ay-je pû souffrir pres de moy le reste du soir : au contraire, tout ce
que Lindamor fait, me revient de sorte, que je m'estonne de ne l'avoir plutost remarqué. Je ne
sçay si Polemas pour estre interdit a changé de façon, ou si la mauvaise opinion que j'ay
conceuë de luy, m'a changé les yeux pour son regard ; tant y a que, ou mes yeux ne voyent plus
comme ils souloient, ou Polemas n'est plus celuy qu'il souloit estre. Il ne faut point que
j'en mente, quand Galathée me parla de ceste sorte contre luy, je n'en fus pas marrie, à cause
de son ingratitude, tant s'en faut, pour luy nuire encor davantage, je luy dis : Je ne
m'estonne pas, Madame, que Lindamor vous revienne plus que Polemas, car les qualitez, &
les perfections de l'un, & de l'autre ne sont pas égales, chacun qui les verra fera bien
le mesme jugement que vous. Il est vray qu'en cecy je prevoy une grande broüillerie,
premierement entre eux, & puis entre vous, & Polemas. Et pourquoy me dit Galathée ?
avez vous opinion qu'il ait quelque puissance sur mes actions, ou sur celles de Lindamor ? Ce
n'est pas cela, luy dis-je, Madame ; mais je cognoy assez l'humeur de Polemas ; il ne lairra
rien d'intenté, & remuëra le ciel & la terre, pour revenir au bon heur qu'il croira
d'avoir perdu, & comme cela, il fera de
ces folies, qui ne se peuvent cacher qu'à ceux qui ne les veulent point voir, & vous en
aurez du desplaisir, & Lindamor s'en offensera, & Dieu veuille qu'il n'en advienne
encor pis. Rien, rien Leonide, me respondit-elle ; si Lindamor m'aime, il fera ce que je luy
commanderay, s'il ne m'aime pas, il ne se souciera guiere de ce que Polemas fera, & pour
luy s'il sort des limites de raison, je sçay fort bien comme il l'y faudra remettre, &
m'en laissez la peine : car j'y pourvoiray bien. A ce mot elle me commanda de tirer le rideau,
& la laisser reposer, pour le moins si ses nouveaux desseins le luy permettoient. Mais au
sortir du bal, Lindamor qui avoit pris garde à la mine que Polemas avoit faitte, quand il luy
avoit osté Galathée, eut quelque opinion qu'il l'aimast, toutefois n'en ayant jamais rien
cognu par ses actions passées, il voulut le luy demander, resolu qu'il estoit, s'il en estoit
Amoureux, de tascher de s'en divertir, parce qu'il se sentoit en quelque sorte obligé à cela,
pour l'amitié qu'il luy avoit fait paroistre, qu'il pensoit estre veritable, & ainsi
l'abordant, le pria de luy pouvoir dire un mot en particulier. Polemas qui usoit de toute la
finesse dont un homme de court peut estre capable, peignit son visage d'une fainte
bien-veuillance, & respondit : Qu'est-ce qu'il plaist à Lindamor de me commander ? Je
n'useray jamais, dit Lindamor, de commandement, où ma priere seule doit avoir quelque lieu ; & pour ceste heure je ne me veux servir de
l'un ny de l'autre, mais seulement en amy, que je vous suis, vous demander une chose que
nostre amitié vous oblige de me dire. Quoy que ce puisse estre, repliqua Polemas, puis que
nostre amitié m'y oblige, vous devez croire que je vous respondray avec la mesme franchise que
vous sçauriez desirer ? C'est adjousta Lindamor, qu'apres avoir servi quelque temps Galathée,
selon que j'y estois obligé par l'ordonnance de Clidaman, en fin j'ay esté contraint de le
faire par celle de l'Amour, car il est tout vray qu'apres l'avoir long temps servie par la
disposition de la fortune, qui me donna à elle, ses merites m'ont depuis tellement acquis, que
ma volonté a ratifié ce don, avec tant d'affection, que de m'en retirer, ce seroit autant de
deffaut de courage, que d'outrecuidance à dire que j'ose l'aimer : Toutefois nostre amitié,
qui est de plus longue main que ceste Amour, me donne assez de resolution pour vous dire, que
si vous l'aimez, & avez quelque pretention en elle, j'espere encor avoir tant de puissance
sur moy, que je m'en retireray, & donray cognoissance que l'Amour en moy, est moins que
l'amitié, ou pour le moins que les folies de l'un cedent aux sagesses de l'autre. Dittes moy
donc franchement ce que vous avez en l'ame, afin que vostre amitié ny la mienne ne se puissent
plaindre de nos actions. Ce que je vous en
dy n'est pas pour descouvrir ce qui est de vos secrettes intentions, car vous ouvrant les
miennes, vous ne devez craindre que je sçache les vostres, & puis les loix de l'amitié
vous commandent de ne me les point celler, puis que non point la curiosité, mais le desir de
la conservation de nostre bien-veuillance, me fait le vous demander. Lindamor parloit à
Polemas avec la mesme franchise que doit un amy : pauvre, & ignorant Amant, qui croit
qu'en Amour il s'en puisse trouver : au contraire le dissimulé Polemas luy respondit :
Lindamor, ceste belle Nymphe de qui vous parlez, est digne d'estre servie de tout l'univers,
mais quant à moy je n'y ay aucune pretention. Bien vous diray-je, qu'en ce qui est de l'Amour,
je suis d'advis que chacun y fasse de son costé ce qu'il pourra. Lindamor se repentit lors, de
luy avoir tenu langage si plein de courtoisie, & de respect, puis qu'il en usoit si mal,
& se resolut de faire tout ce qui seroit en luy, pour s'advancer aux bonnes graces de la
Nymphe ; & toutefois luy respondit : Puis que vous n'y avez point de dessein, je m'en
resjouïs, comme de la chose qui me pouvoit arriver la plus agreable, dautant que de m'en
retirer, ce m'eust esté une peine, qui n'eust esté guiere moindre que la mort. Tant s'en faut,
adjousta Polemas, que j'y aye quelque pretention d'Amour, que je ne l'ay jamais regardée que
d'un œil de respect, tel que nous sommes tous obligez de luy rendre. Quant à moy, repliqua Lindamor, j'honore bien Galathée comme Dame, mais
aussi je l'aime comme belle Dame, & me semble que ma fortune peut pretendre aussi haut
qu'il est permis à mes yeux de regarder, & que nul n'offense une divinité en l'aimant.
Avec semblables discours ils se separerent tous deux assez mal satisfaits l'un de l'autre,
toutefois bien differemment, car Polemas l'estoit pour jalousie, & Lindamor pour
recognoistre la perfidie de son amy. Dés ce jour ils vesquirent d'une plaisante sorte, car ils
estoient ordinairement ensemble, & toutefois ils se cachoient leurs desseins, non pas
Lindamor en apparance, mais en effet il se cachoit en tout ce qu'il proposoit, & qu'il
desseignoit de faire, & sçachant bien que "les occasions passées ne se peuvent
rappeller"
, il ne laissoit perdre un seul moment de loisir, qu'il n'employast à faire
paroistre son affection à la Nymphe ; en quoy certes il ne perdit ny son temps ny sa peine,
car elle eut tellement agreable la bonne volonté qu'il luy faisoit paroistre, que si elle
n'avoit pas tant d'Amour que luy dedans les yeux, elle en avoit bien autant pour le moins dans
le cœur, & parce qu'"il est bien malaisé de cacher si bien un grand feu, que quelque
chose ne s'en descouvre"
, leurs affections, qui commençoient à brusler à bon escient, se
pouvoient difficilement couvrir, de quelle prudence qu'ils y usassent : Cela fut cause que
Galathée se resolut de parler le moins
souvent qu'il luy seroit possible à Lindamor, & de trouver quelque invention pour luy
envoyer de ses lettres, & en recevoir secrettement, & pour cet effet elle fit dessein
sur Fleurial nepveu de sa nourrice, duquel elle avoit souvent recognu la bonne volonté, par ce
qu'estant jardinier de ses beaux jardins de Montbrison, ainsi que son pere toute sa vie
l'avoit esté, lors que l'on y menoit promener, il la prenoit bien souvent entre ses bras,
& luy alloit amassant les fleurs qu'elle vouloit, & vous sçavez que "ces amitiez
d'enfance, estant comme succées avec le lait, se tournent presque en nature"
: outre
qu'elle sçavoit bien que tous vieillards estants avares, faisant du bien à cestuy-cy, elle se
l'acquerroit entierement. Et il advint, comme elle l'avoit desseigné : car un jour se trouvant
un peu esloignée de nous, elle l'appella, faignant de luy demander le nom de quelques fleurs
qu'elle tenoit à la main, & apres les luy avoir demandées assez haut, baissant un peu la
voix, elle luy dit. Viença Fleurial m'aime-tu bien ? Madame, luy respondit-il, je serois le
plus meschant homme qui vive, si je ne vous aimois plus que tout ce qui est au monde. Me
puis-je assurer, dit la Nymphe, en ce que tu dis ? Que jamais, repliqua-il, ne puisse-je vivre
un moment, si je n'eslisois plutost de faillir contre le Ciel, que contre vous. Quoy, adjousta
Galathée, sans nulle sorte d'exception, fust en chose qui offençast Amasis ou Clidaman. Je ne
m'enquiers point, dit alors Fleurial, qui
j'offenserois en vous servant, car c'est à vous seule à qui je suis, & quoy que Madame me
paye, c'est toutefois de vous, de qui ce bien-fait me vient, & puis quand cela ne seroit
point, je vous ay tousjours eu tant de particuliere affection, que dés vostre enfance, je me
donnay du tout à vous. Mais, Madame, à quoy servent ces paroles ? je ne seray jamais si
heureux, que d'en pouvoir rendre preuve. Alors Galathée luy dit : Escoute Fleurial, si tu vis
en ceste resolution, & que tu sois secret, tu seras le plus heureux homme de ta condition,
& ce que j'ay fait pour toy par le passé, n'est rien au prix de ce que je feray : mais
voy-tu, sois secret, & te ressouviens que si tu ne l'es, outre que d'amie que je te suis,
je te seray mortelle ennemie ; encor te dois-tu assurer, qu'il n'y va rien moins que de ta
vie. Va trouver Lindamor, & fais tout ce qu'il te dira, & croy que je recognoistray
mieux que tu ne sçaurois esperer, les services que tu me feras en cela, & prends garde à
n'avoir point de langue. A ce mot Galathée nous vint retrouver, & riant disoit que
Fleurial & elle avoient long temps parlé d'Amour. Mais, disoit-elle, c'est d'Amour de
jardin, car ce sont des Amours des simples : De son costé, Fleurial, apres avoir quelque temps
tourné par le jardin, faignant de faire quelque chose, sortit dehors bien en peine de cet
affaire, car il n'estoit pas tant ignorant qu'il ne cognust bien le danger où il se mettoit,
fust envers Amasis s'il estoit descouvert,
fust envers Galathée, s'il ne faisoit ce qu'elle luy avoit commandé, jugeant bien que c'estoit
Amour : & il avoit ouy dire, que toutes les offenses d'Amour touchent au cœur : en fin
l'amitié qu'il portoit à Galathée, & le desir du gain le fit resoudre, puis qu'il l'avoit
promis, d'observer sa parole, & de ce pas s'en va trouver Lindamor qui l'attendoit, car la
Nymphe luy assura qu'elle le lui envoyeroit, & qu'il luy fist bien entendre ce qu'il
auroit à faire. Soudain que Lindamor le vid, il faignit devant chacun de ne le cognoistre pas
beaucoup, & luy dit : Fleurial, puis-je faire quelque chose pour toy. A quoy, il luy
respondit tout haut, qu'il le venoit supplier de representer à Amasis ses longs services,
& le peu de moyen qu'il avoit d'estre payé de ce qui luy estoit deu, & en fin luy
parlant plus bas, luy dit l'occasion de sa venuë, & s'offrit à luy rendre tout le service
qu'il luy plairroit. Lindamor le remercia, & luy ayant briefvement fait entendre ce qu'il
avoit à faire, il jugea la chose si aisée qu'il n'en fit point de difficulté. Dés lors, comme
je vous ay dit, quand Lindamor vouloit escrire, Fleurial faisoit semblant de presenter une
requeste à la Nymphe, & quand elle faisoit response, elle la luy rendoit avec le decret
tel qu'elle l'avoit pû obtenir d'Amasis : Et parce que d'ordinaire ces vieux serviteurs ont
tousjours quelque chose à demander, cestuy-cy n'avoit pas faute de sujet, pour à toute heure
luy presenter de nouvelles requestes, qui estoient le plus souvent responduës à son advantage, & outre son esperance mesme. Or durant
ce temps, l'amitié que la Nymphe avoit portée à Polemas, diminua de telle sorte, qu'à peine
luy pouvoit-elle parler sans mespris, ce que ne pouvant supporter, & cognoissant bien que
toute ceste froideur procedoit de l'amitié naissante de Lindamor, il se laissa tellement
transporter, que n'osant parler contre Galathée, il ne pût s'empescher de dire plusieurs
choses au desadvantage de Lindamor : & entre autre, que quoy qu'il fust bien honneste
homme, & accomply de beaucoup de parties remarquables, toutefois la bonne opinion qu'il
avoit de soy-mesme n'estoit pas de celles qui se sçavent mesurer, & que pour preuve de
cela, il avoit esté si outrecuidé, que de hausser les yeux à l'Amour de Galathée, & non
seulement de le concevoir en son ame, mais encore de s'en estre vanté avec luy. Discours qui
parvint en fin jusques aux oreilles de Galathée ; voire passa si avant, que presque toute la
court en fut advertie. La Nymphe s'en ressentit tellement offensée, qu'elle resolut de
traitter de sorte Lindamor, qu'il n'auroit point à l'advenir occasion de publier ses vanitez,
& cela fut cause que tost apres ce bruit mourut, parce qu'elle, qui estoit en colere ne
lui parloit plus, & que ceux qui remarquoient ses actions, n'y recognoissant aucune
apparance d'Amour, furent contraints de croire le contraire, mais plus encore le prompt
esloignement, & la lon gue absence du
Chevalier, parce que presque à mesme temps, Amasis l'envoya pour un affaire d'importance qui
luy survint sur les rives du Rhin, mais ce ne pût estre toutefois si promptement qu'il ne
trouvast l'occasion de parler à Galathée, pour sçavoir la cause de son changement, & apres
l'avoir espié quelque temps, un jour qu'elle alloit au Temple avec sa mere, il se trouva si
pres d'elle, & tellement au milieu de nous, que malaisément pouvoit-il estre apperceu
d'Amasis ; aussi tost qu'elle le vid elle voulut changer de place, mais la retenant par la
robbe, il luy dit [:] Quelle offense est la mienne, ou quel changement est le vostre ? Elle
respondit en s'en allant, ny offense, ny changement : car je suis tousjours Galathée, &
vous estes tousjours Lindamor, qui estes trop bas sujet, pour me pouvoir offenser. Si ces
paroles luy toucherent en l'ame, ses actions en rendirent tesmoignage : car quoy qu'il fust
pres de son départ, si ne pût-il donner ordre à autre affaire, qu'à rechercher en soy-mesme en
quoy il avoit pû faillir. En fin ne se pouvant trouver coulpable, il luy escrivit une telle
lettre.
LETTRE DE LINDAMOR
A GALATHEE.
Ce n'est pas pour me plaindre de Madame, que j'ose prendre la
plume, mais pour desplorer ce malheur seulement qui me rend si mesprisé de celle qui
autrefois ne me souloit pas traitter de ceste sorte : Si suis-je bien ce mesme serviteur, qui
vous a tousjours servie avec toute sorte de respect & de sousmission. Et vous ceste mesme
Dame, qui la premiere a esté la mienne. Depuis que vous me receustes pour vostre, je ne suis
point devenu moindre, ny vous plus grande, si cela est, pourquoy ne me jugez vous digne du
mesme traittement ; J'ay demandé conte à mon ame de ses actions, quand il vous plaira je les
vous desplieray toutes devant les yeux. Quant à moy je n'en ay pu accuser une seule, si vous
le jugez autrement m'ayant ouy, ce ne sera peu de consolation à ce pauvre condanné, de
sçavoir pour le moins le sujet de son supplice.
Ceste lettre luy fut portée, comme de coustume par Fleurial, & si à propos
qu'encore qu'elle eust voulu, elle n'eust osé la refuser, à cause que nous estions toutes à
l'entour, & sans mentir il n'est pas
que quelqu'autre puisse mieux joüer son personnage que luy : car sa requeste estoit
accompagnée de certaines paroles de pitié & de reverence, accommodées à ce qu'il faignoit
de demander, qu'il n'y eust eu celuy qui n'y eust esté trompé, & quant à moy si Galathée
ne me l'eust dit, jamais je n'y eusse pris garde, mais dautant qu'il estoit necessaire, ou
plutost impossible, que le jeune cœur de la Nymphe, pour se descharger n'eust quelque
confidente, à qui librement elle fist entendre ce qui la pressoit si fort, entre toutes elle
m'esleut, & comme plus assurée, ce luy sembloit, & plus affectionnée. Or soudain
qu'elle eut receu ce papier, faignant d'avoir oublié quelque chose en son cabinet, elle
m'appella, & dit aux autres Nymphes, qu'elle revenoit incontinant, & qu'elles
l'attendissent là. Elle monta en sa chambre, & de là en son cabinet, sans me parler : je
jugeois bien qu'elle avoit quelque chose qui l'ennuyoit, mais je n'osois pour ne l'importuner,
le lui demander, elle s'assit, & jettant la requeste de Fleurial sur la table, elle me
dit : Ceste beste de Fleurial me va tousjours importunant des lettres de Lindamor : Je vous
prie Leonide, dittes luy qu'il ne m'en donne plus. Je fus un peu estonnée de ce changement :
toutefois je sçavois bien que "l'Amour ne peut demeurer longuement sans querelle, & que
ces petites disputes sont des souffles qui vont davantage allumant son brasier"
;
toutefois je ne laissay de luy dire : Et
qu'est-ce à dire cecy Madame ? j'ay veu autrefois que vous estiez si aise d'en recevoir. Alors
en fronçant un peu le sourcy, elle me dit : Il est vray qu'autrefois cela a esté, mais à ceste
heure il a abusé de ceste faveur, & m'a offensée par sa temerité. Et quelle est sa faute ?
repliquay-je. La faute, adjousta la Nymphe, est un peu grossiere, mais toutefois elle me
desplait plus qu'elle n'est d'importance ; Je vous laisse à penser quelle vanité est la
sienne, de faire entendre qu'il est amoureux de moy, & qu'il le m'a dit. O ! Madame, luy
dis-je, cela n'est peut-estre pas vray, ses envieux l'ont inventé pour le ruiner, & pres
de vous, & pres d'Amasis. Cela est bon, repliqua-elle, mais cependant Polemas le dit par
tout, & seroit-il possible que chacun le sceust, & que luy seul fust sourd à ce
bruit ? que s'il l'oyt que n'y remedie-il ? Et quel remede, respondis-je, voulez-vous qu'il y
rapporte ? Quel, dit la Nymphe, le fer & le sang. Peut-estre le fait-il avec beaucoup de
raison, luy dis-je : car je me ressouviens d'avoir ouy dire, que "ce qui nous touche en
l'Amour, est si sujet à la mesdisance, que le moins que l'on l'esclaircit est toujours le
meilleur".
Voila, me dit-elle, de bonnes excuses : pour le moins me devroit-il demander
que je veux qu'il en fasse ; en cela il feroit ce qu'il doit : & moy, je serois
satisfaite. Avez-vous veu, luy respondis-je, la lettre qu'il vous escrit ? Non, me dit-elle,
& si vous diray de plus que je n'en verray jamais, s'il m'est possible : & fuiray tout ce que je pourray de ne luy
point parler. Alors je pris le papier de Fleurial, & prenant la lettre je l'ouvris, &
leus tout haut, ce que je vous ay des-ja dit, & adjoustay à la fin. Et bien Madame, ne
devez-vous pas aimer une chose qui est tant à vous, & ne vous offenser à l'advenir si
aisément contre ce qui n'a point offensé ? Il est bon là, me dit-elle, il y a bien apparance
qu'il soit le seul qui n'ait ouy ces bruits, mais qu'il faigne tant qu'il voudra, au moins je
me console en une chose, s'il m'aime il payera bien l'interest du plaisir qu'il a eu à se
venter de nostre Amour, & s'il ne m'aime point, qu'il s'assure que si je luy ay donné
quelque sujet par le passé de concevoir une telle opinion, je la luy osteray bien à l'advenir,
& luy donray occasion de l'estouffer pour grande qu'elle soit : & pour commencer, je
vous prie commandez à Fleurial, qu'il ne soit plus si hardy de m'apporter chose quelconque de
cet outrecuidé. Madame, luy dis-je, je feray tousjours tout ce qu'il vous plaira me commander,
mais encor seroit-il bien necessaire de considerer meurement cet affaire, car vous pourriez
vous blesser beaucoup en pensant offenser autruy. Vous sçavez bien quel homme est Fleurial, il
n'a guiere plus d'esprit que ce qu'en peut tenir son jardin, si vous luy faites cognoistre ce
mauvais mesnage, entre Lindamor & vous ; je crains que ce fou, ou ne descouvre cet affaire
à Amasis, ou bien ne s'en fuye, & ce qui
le luy feroit descouvrir, seroit pour s'en excuser de bonne heure. Pour Dieu, Madame,
considerez quel desplaisir ce vous seroit, ne vaut-il pas mieux sans rien rompre, que vous
trouviez commodité de vous plaindre à Lindamor ? & si vous ne le voulez faire, je le feray
bien, & m'assure qu'il vous satisfera, ou bien si cela n'est vous aurez au partir de là
occasion de rompre du tout ceste amitié, le luy disant à luy-mesme, sans en donner
cognoissance à Fleurial. De luy parler, me dit-elle, je ne sçaurois : De luy faire parler, mon
courage ne le peut souffrir, car je luy veux trop de mal. Voyant qu'elle avoit le cœur si
enflé de ceste offense. Pour le moins, luy dis-je, vous devez luy escrire. Ne parlons point de
cela, me dit-elle, c'est un outrecuidé, il n'a que trop de mes lettres ; en fin ne pouvant
obtenir autre chose d'elle, elle me permit de plier un papier en façon de lettre, & le
remettre dans la requeste de Fleurial, & la luy porter : Et cela afin que Fleurial ne
s'apperceust de cette dissention. Quel fut l'estonnement du pauvre Lindamor, quand il receut
ce papier ! Il est malaisé de le pouvoir dire à qui ne l'auroit esprouvé ; & ce qui
l'affligea davantage fut qu'il devoit de toute necessité partir le matin pour aller en ce
voyage, où les affaires d'Amasis, & de Clidaman l'obligeoient de demeurer assez long
temps. De reculer le despart, il ne se pouvoit ; de s'en aller ainsi, c'estoit mourir. En fin
il resolut à l'heure mesme, de luy rescrire
encores un coup, plus pour hazarder, que pour esperer quelque bonne fortune, et donne la
lettre à Fleurial, qui fit ce qu'il pût pour la presenter à Galathée promptement, mais il ne
le sceut faire, parce qu'elle qui ressentoit vivement ce desplaisir, ne pouvoit supporter la
rompure de ceste amitié, qu'avec tant d'ennuy, qu'elle fut contrainte d'en prendre le lict :
d'où elle ne partit de plusieurs jours. Fleurial en fin voyant Lindamor party, print la
hardiesse de la venir trouver en sa chambre, & faut que j'advoüe la verité, parce que je
voulois mal à Polemas, je fis ce que je pûs pour rapiecer ceste affection de Lindamor, &
pour cela je donnay commodité à Fleurial d'entrer. Si Galathée fut surprise jugez-le, car elle
attendoit toute autre chose plutost que celle-là, toutefois elle fut contrainte de faindre ;
& prendre ce qu'il luy presenta, qui n'estoit que des fleurs en apparance : Je voulus me
trouver dans la chambre, afin d'estre du conseil, & pouvoir rapporter quelque chose pour
le contentement du pauvre Lindamor. Et certes que je ne luy fus point du tout inutile, car
apres que Fleurial fut party, & que Galathée se vid seule, elle m'appella, & me dit,
qu'elle pensoit estre exempte de l'importunité des lettres de Lindamor, quand il seroit
party : mais à ce qu'elle voyoit il n'y avoit rien qui l'en pûst garantir. Moy qui voulois
servir Lindamor, quoy qu'il n'en sceust rien,
voyant la Nymphe en humeur de me parler de luy : j'en voulus faire la froide, sçachant bien
que de la contrarier d'abord c'estoit la perdre du tout, & que de luy advoüer ce qu'elle
me diroit seroit la mieux punir, car encore qu'elle fust mal satisfaite de luy, si est-ce
qu'encor l'Amour estoit le plus fort, & qu'en elle-mesme elle eust voulu que j'eusse tenu
le party de Lindamor, non pas pour me ceder, mais pour avoir plus d'occasion de parler de luy,
& mettre hors de son ame sa colere, si bien qu'ayant toutes ces considerations devant les
yeux, je me teus lors qu'elle m'en parla la premiere fois : elle qui ne vouloit pas cela,
repliqua : Mais que vous semble Leonide, de l'outrecuidance de cet homme ? Madame, luy dis-je,
je ne sçay que vous en dire, sinon que s'il a failly, il en fera bien la penitence. Mais,
dit-elle, que puis-je-maits de sa témerité ? Pourquoy m'est-il allé broüillant en ses contes ?
n'avoit-il point d'autres meilleurs discours que de moy ? & puis (apres avoir regardé
quelque temps le dessus de la lettre qu'il luy escrivoit) j'ay bien affaire qu'il continuë de
m'escrire. A cela je ne respondis rien. Elle apres s'estre tuë quelque temps me dit : Et quoy
Leonide vous ne me parlez point ? n'ay-je pas raison en ce que je me plains ? Madame, luy
dis-je, vous plaist-il que je vous en parle librement ? Vous me ferez plaisir, me dit-elle. Je
vous diray donc, continuay-je, que "vous avez raison en tout sinon en ce que vous cherchez raison en Amour : car il faut que
vous sçachiez que qui le veut remettre aux loix de la justice, c'est luy oster sa principale
authorité, qui est de n'estre sujet qu'à soy-mesme"
, de sorte que je concluds, que si
Lindamor a failly en ce qui est de vous aimer, qu'il est coulpable, mais si c'est aux loix de
la raison, ou de la prudence, que c'est vous qui meritez chastiment,voulant mettre Amour qui
est libre, & qui commande à tout autre, sous la servitude d'un superieur. Et quoy, me
dit-elle, n'ay-je pas ouy dire que "l'Amour pour estre loüable est vertueux ? Si cela est,
il doit estre obligé aux loix de la vertu. Amour, respondis-je, est quelque chose de plus
grand que ceste vertu dont vous parlez"
, & par ainsi il se donne à soy-mesme ses
loix, sans les aller mandiant de personne, mais puis que vous me commandez de parler
librement, dittes moy, Madame, n'estes-vous pas plus coulpable que luy, & en ce que vous
l'accusez, & en ce qui est de l'Amour ? car s'il a eu la hardiesse de dire qu'il vous
aimoit, vous en estes cause puis que vous le luy avez permis. Quant cela seroit,
respondit-elle, encor par la discretion, il estoit obligé de le celler. Plaignez-vous donc,
luy dis-je, de sa discretion, & non pas de son Amour : mais luy avec beaucoup d'occasion
se plaindra de vostre Amour, puis qu'au premier rapport, à la premiere opinion que l'on vous a
donnée, vous avez chassé de vous l'amitié que
vous luy portiez, sans que vous le puissiez taxer d'avoir manqué à son affection. Excusez moy,
Madame, si je vous parle ainsi franchement, vous avez tout le tort du monde de le traitter de
ceste façon, pour le moins si vous le vouliez condanner à tant de supplice, ce ne devoit estre
sans le convaincre, ou au moins le faire rougir de son erreur. Elle demeura quelque temps à me
respondre. En fin elle me dit : Et bien bien, Leonide, le remede sera encor assez à temps
quand il reviendra, non pas que je sois resoluë de l'aimer, ny luy permettre de m'aimer, mais
ouy bien de luy dire en quoy il a failly, & en cela je vous contenteray, & je
l'obligeray de ne me plus importuner, s'il n'est autant effronté que témeraire ? Peut-estre,
Madame, luy dis-je, vous trompez-vous bien, de croire qu'à son retour il sera assez à temps :
"si vous sçaviez quelles sont les violences d'Amour, vous ne croiriez pas que les
dilayements fussent semblables aux autres affaires"
, pour le moins voyez ceste lettre.
Cela, me repliqua-elle, ne servira de rien, car aussi bien doit-il estre party, & à ce mot
elle me la prit, & leut qu'elle estoit telle.
LETTRE DE LINDAMOR
A GALATHEE.
Autrefois l'Amour, à ceste heure le desespoir de l'Amour, me
met ceste plume en la main, avec dessein, si elle ne me rapporte point de soulagement, de la
changer en fer, qui me promet une entiere, quoy que cruelle guerison : Ce papier blanc, que
pour response vous m'avez envoyé, est bien un tesmoignage de mon innocence, puis que c'est à
dire que vous n'avez rien trouvé pour m'accuser, mais ce m'est bien aussi une assurance de
vostre mespris, car d'où pourroit proceder ce silence, si ce n'estoit de là ? L'un me
contente en moy-mesme, l'autre me desespere en vous. S'il vous reste quelque souvenir de mon
fidelle service, par pitié je vous demande ou la vie, ou la mort : je parts le plus
desesperé, qui jamais ait eu quelque sujet d'esperer.
Ce fut un effet d'Amour, que le changement du courage de Galathée, car je la vis
toute attendrir, mais ce ne fut pas aussi petite preuve de son humeur altiere, puis que pour
ne m'en donner cognoissance, & ne pouvant commander à son visage, qui estoit devenu pasle ; elle se lia de sorte la langue,
qu'elle ne dist jamais parole qui la pûst accuser d'estre fleschie, & partit de sa chambre
pour aller au jardin sans dire un seul mot sur ceste lettre, car le soleil commençoit à se
baisser, & son mal qui n'estoit qu'un travail d'esprit, se pouvoit mieux soulager hors la
maison que dans le lit. Ainsi donc apres s'estre vestuë un peu legerement, elle descendit dans
le jardin, & ne voulut que moy avec elle. Par les chemins, je luy demanday s'il ne luy
plaisoit pas de faire response, & m'ayant dit que non, vous permettrez bien, luy dis-je,
pour le moins, Madame, que je la fasse ? Voy, me dit-elle, & que voudriez-vous escrire ?
Ce que vous me commanderez, luy dis-je. Mais ce que vous voudrez, me dit-elle, pourveu que
vous ne parliez point de moy. Vous verrez, luy respondis-je, ce que j'escriray. Je n'en ay que
faire, me dit-elle, je m'en rapporte bien à vous. Avec ce congé, cependant qu'elle se
promenoit, j'escrivis dans l'allée mesme, sur des tablettes, une response telle qu'il me
sembloit plus à propos, mais elle qui ne la vouloit voir, ne peut avoir assez de patience de
me la laisser finir, qu'elle la venoit lisant ce pendant que je l'escrivois.
RESPONSE
DE LEONIDE A LINDAMOR,
pour Galathée.
De vostre mal tirez en la cognoissance de vostre bien, si vous
n'eussiez point esté aymé, on n'eust pas ressenti peu de chose, vous ne pouvez sçavoir quelle
est vostre offense que present, mais esperez en vostre affection, & en vostre
retour.
Elle ne vouloit pas que ceste lettre fust telle : mais en fin je l'emportay sur
son courage, & ainsi je donnay à Fleurial mes tablettes avec la clef, luy commandant de
les remettre entre les mains de Lindamor seulement. Il me respondit que mal-aisément le
pourroit-il faire, parce qu'il estoit party. Je luy dis qu'en toute sorte il l'allast trouver,
& voyant que l'absence seroit longue, je r'ouvris mes tablettes, & y adjoustay sans
que Galathée le sceust.
BILLET
De Leonide à Lindamor.
Je viens de sçavoir que vous estes party : la pitié de vostre
mal me contraint de vous dire l'occasion de vostre desastre : Polemas a publié que vous aymiez Galathée, & vous en alliez ventant ;
un grand courage, comme le sien n'a peu souffrir une si grande offense sans ressentiment :
que vostre prudence vous conduise en cet affaire avec la discretion qui vous a tousjours
accompagné, afin que pour vous aymer, & avoir pitié de vostre mal, je n'aye en eschange
dequoy me douloir de vous, à qui je promets toute ayde & faveur.
J'envoiay ce billet, comme je vous ay dit au desceu de Galathée, & certes je
m'en repentis bien peu apres, comme je vous diray. Il y avoit plus d'un mois que Fleurial
estoit party, quand voicy venir un chevalier armé de toute piece, un Herault d'armes incognu
avec luy, & pour encore oster davantage à chacun la cognoissance de soy, il venoit la
visiere baissée : A son port chacun le jugeoit ce qu'il estoit en effet, & parce qu'à la
porte de la ville le Herault avoit demandé d'estre conduit devant Amasis, chacun comme curieux
d'ouïr chose nouvelle les alloit accompagnant, ainsi estant montez au Chasteau, la garde de la
ville les remit à celle de la porte. Ils furent accompagnez, apres luy en avoir donné advis,
vers Amasis qui avoit avec elle fait venir Clidaman pour donner audiance à ces estrangers. Le
Herault apres que le Chevalier eut baisé la robbe à Amasis, & les mains à son fils, dit
ainsi. Madame, ce chevalier que voicy, nay des plus grands de sa contrée, ayant sceu qu'en vostre court librement toute
pesonne d'honneur peut demander raison contre ceux qui l'ont offensée, vient sous ceste
assurance, se jetter à vos pieds, & vous supplier que la justice, qui jamais ne fut par
vous déniée à personne, luy permette en vostre court, en vostre presence, & de toutes ces
belles Nymphes, de tirer raison de qui luy a fait injure, avec les moyens accoustumez aux
personnes nées comme luy. Amasis apres avoir quelque temps pensé en elle mesme, en fin
respondit : Qu'il estoit bien vray que ceste sorte de deffendre son honneur, de tout temps
avoit esté accoustumée en sa court, mais qu'elle estant femme, ne permettroit jamais qu'on en
vint aux armes : que toutefois son fils estoit en âge de manier de plus grands affaires que
ceux-là, & qu'elle s'en remettoit à ce qu'il en feroit. Clidaman sans attendre que le
Herault repliquast, s'adressant à Amasis, luy dit : Madame, ce n'est pas seulement pour estre
servie & honorée de tous ceux qui habitent ceste province, que la Deesse Diane vous en a
fait maistresse, & vos devanciers aussi, mais beaucoup plus pour faire punir ceux qui ont
failly, & honorer ceux qui le meritent, le meilleur moyen de tous est celuy des armes,
pour le moins en ces choses, qui ne peuvent estre autrement averées, de sorte que si vous
ostiez de vos Estats cette juste façon d'averer les actions secrettes des meschans, vous
dorriez cours à une licencieuse meschan ceté,
qui ne se soucieroit de mal faire, pourveu que ce fust secrettement. Outre que ces estrangers
estans les premiers, qui de vostre temps ont recouru à vous, auroient quelque raison de se
douloir d'estre les premiers refusez, par ainsi, puis que vous les avez remis à moy, je vous
diray, dit-il, se tournant à l'Herault, que ce Chevalier peut librement accuser, & deffier
celuy qu'il voudra : car je luy promets de luy assurer le camp. Le chevalier alors mit le
genoüil en terre, lui baisa la main pour remerciement, & fit signe à l'Herault de
continuer. Seigneur, dit-il, puis que vous luy faittes ceste grace, je vous diray qu'il est
icy en queste d'un chevalier nommé Polemas, lequel je supplie m'estre monstré, afin que je
paracheve ce que j'ay entrepris. Polemas qui s'oüit nommer, se met en avant, luy disant d'une
façon assez altiere, qu'il estoit celuy qu'il cherchoit. Alors le chevalier incognu s'advança,
& luy presenta le pend de son hoqueton, & l'Herault luy dit : Ce Chevalier veut dire
qu'il vous presente ce gage, vous promettant qu'il sera demain dés le lever du Soleil, au lieu
qui sera advisé pour se battre avec vous à toute outrance, & vous prouver que vous avez
meschantement inventé ce que vous avez dit contre luy. Herault, je reçois, dit-il, ce gage,
car encor que je ne cognoisse point ton chevalier, toutefois je ne laisse d'estre tres-assuré
d'avoir la justice de mon costé, comme sçachant bien n'avoir jamais rien dit contre la verité,
& à demain soit le jour que la preuve
s'en fera. A ce mot le Chevalier apres avoir salué Amasis, & toutes les Dames, s'en
retourna dans une tente qu'il avoit fait tendre aupres de la porte de la ville. Vous pouvez
croire que cecy mit toute la court en divers discours, & mesme qu'Amasis, & Clidaman,
qui aymoient fort Polemas, avoient beaucoup de regret de le voir en ce danger, toutefois la
promesse les lioyt à donner le camp. Quant à Polemas il se preparoit comme plein de courage au
combat, sans avoir cognoissance de son ennemy, pour Galathée, qui avoit des-ja presque oublié
l'offense que Lindamor avoit receuë de luy (outre qu'elle ne croyoit pas qu'il sçeust que son
mal vint de là) elle ne pensa jamais à Lindamor, ny moy aussi qui le tenions à plus de cent
lieux de nous ; & toutefois c'estoit luy, qui ayant receu ma lettre se resolut de s'en
venger de ceste sorte, & ainsi incognu se vint presenter comme je vous ay dit : mais pour
abreger, car je ne suis pas trop bonne guerriere ; & je pourrois bien si je voulois
particulariser ce combat, dire quelque chose de travers, apres un long combat, où l'un &
l'autre estoit également advantagé, & que tous deux estoient si chargez de playes, que le
plus sain devoit estre autant assuré de la mort, que de la vie, les chevaux vindrent à leur
manquer dessous, & eux au contraire aussi gaillards, que s'ils n'eussent combattu de tout
le jour, recommencerent à reverser leur sang, & à r'ouvrir leurs blessures avec tant de cruauté, que chacun avoit pitié de
voir perdre deux personnes de telle valeur. Amasis entre autre dit à Clidaman, qu'il seroit à
propos de les separer, & entre eux trouverent qu'il n'y avoit personne qui le pûst mieux
que Galathée. Elle, qui de son costé estoit des-ja bien fort touchée de pitié, &
n'attendoit que ce commandement, pour l'effectuer de bon cœur avec trois ou quatre de nous
vint au camp, lors qu'elle y entra la fortune panchoit la victoire du costé de Lindamor, &
Polemas estoit reduit à mauvais terme, quoy que l'autre ne fust guiere mieux, auquel par
hazard elle s'addressa, & le prenant par l'escharpe qui lioyt son heaume, & qui
pendoit assez bas par derriere, elle le tira un peu fort. Luy qui se sentit toucher, tourna
brusquement de son costé, croyant d'estre trahy, & cela avec tant de furie que la Nymphe
se voulant reculer pour n'estre hurtée, s'empestra dans sa robbe, & tomba au milieu du
camp. Lindamor qui la recognut, courut incontinent la relever, mais Polemas sans avoir esgard
à la Nymphe ; voyant cet advantage, lors qu'il estoit plus desesperé du combat, prit l'espée à
deux mains, & luy en donna par derriere sur la teste deux ou trois coups de telle force,
qu'il le contraignit avec une grande blessure, de mettre un genoüil à terre, d'où il se releva
tant animé contre la discourtoisie de son ennemy, que depuis, quoyque Galathée le priast, il
ne le voulut laisser qu'il ne l'eust mis à ses pieds, où luy saultant dessus, il le desarma de la teste, & estant prest à luy donner
le dernier coup, il ouït la douce voix de sa Dame, qui luy dit. Chevalier, je vous adjure par
celle que vous aimez le plus, de me donner ce chevalier. Je le veux, luy dit Lindamor, s'il
vous advoüe d'avoir faussement parlé de moy, & de celle par qui vous m'adjurez. Polemas
estant, à ce qu'il pensoit, au dernier poinct de sa vie, d'une voix basse, advoüa ce que l'on
voulut. Ainsi s'en alla Lindamor apres avoir baisé les mains à sa maistresse, qui ne le
recognut jamais, quoy qu'il luy parlast, car le heaume, & la frayeur en quoy elle estoit,
luy empescherent de prendre garde à sa parole. Il est vray que passant pres de moy, il me dit
fort bas. Belle Leonide, je vous ay trop d'obligation, pour me celer à vous, tant y a que
voicy l'effet de vostre lettre, & sans s'arrester davantage monta à cheval, & quoy
qu'il fust fort blessé, s'en alla au galop jusques à perte de veuë, ne voulant estre recognu.
Cet effort luy fit beaucoup de mal, & le reduit à telle extremité, qu'estant arrivé en la
maison d'une des tantes de Fleurial, où il avoit auparavant resolu de se retirer en cas qu'il
fust blessé[, i]l se trouva si foible, qu'il demeura plus de trois semaines avant que de se
ravoir. Cependant voila Galathée de retour, fort en colere contre le Chevalier incognu, de ce
qu'il n'avoit pas voulu la seconde fois laisser le combat, luy semblant d'estre plus offensée
en ce refus, qu'obligée en [ce] qu'il le luy
avoit donné, & parce que Polemas tenoit un des premiers rangs, comme vous sçavez, Amasis
& Clidaman, avec beaucoup de desplaisir le firent emporter du camp, & penser avec tant
de soing, qu'en fin on commença de luy esperer vie.
Chacun estoit fort desireux de sçavoir qui estoit le Chevalier incognu, le courage,
& la valeur duquel s'estoit acquis la faveur de plusieurs. Galathée seule estoit celle qui
en avoit conceu mauvaise opinion, car ceste orgueilleuse beauté se ressouvenoit de l'offense,
& oublioit la courtoisie. Et parce que c'estoit en moy qu'elle remettoit ses plus
secrettes pensées, aussi tost qu'elle me vid en particulier : Cognoissiez-vous point, me
dit-elle, ce discourtois chevalier, à qui la fortune, & non la valeur a donné l'advantage
en ce combat ? Je cognois certes, luy dis-je, ce vaillant chevalier qui a vaincu, & le
cognois pour aussi courtois que vaillant : Il ne l'a pas monstré, me dit-elle, en ceste
action, autrement il n'eust pas refusé de laisser le combat quand je l'en ay requis. Madame,
respondis-je, de ce que vous le devriez estimer, vous le blasmez, puis que pour vous rendre
l'honneur, que chacun vous doit, il a esté en danger de sa vie, & en ay veu son sang
couler jusques en terre : En cela si Polemas a eu tort, dit-elle, il en a bien eu davantage
par apres, que quelle priere que je luy aye faitte, il n'a voulu se retirer. Et n'avoit-il pas
raison, luy dis-je, de vouloir chastier cet
outrecuidé, du peu de respect qu'il vous avoit porté ? & quant à moy je trouve qu'en cela
Lindamor a bien fait. Comment, m'interrompit-elle, est-ce Lindamor qui a combattu ? Je fus à
la verité surprise, car je l'avois nommé sans y penser, mais voyant que cela estoit fait, je
me resolus de luy dire. Ouy Madame, c'est Lindamor, qui s'est senty offensé de ce que Polemas
avoit dit de luy, & en a voulu par les armes esclaircir la verité. Elle demeura toute hors
de soy, & apres avoir pour un temps consideré cet accident, elle dit. Donques c'est
Lindamor qui m'a procuré ce desplaisir ? Donques c'est luy qui m'a porté si peu de respect ?
Donques il a eu si peu de consideration, qu'il a bien osé mettre mon honneur au hazard de la
fortune, & des armes ? A ce mot elle se teut d'extréme colere, & moy qui en toute
façon voulois qu'elle recognust qu'il n'avoit point de tort, luy respondis, Est-il possible,
Madame, que vous puissiez vous plaindre de Lindamor, sans recognoistre le tort que vous
faittes à vous mesme ? Quel desplaisir vous a-il procuré, puis que s'il a vaincu Polemas, il a
vaincu vostre ennemy ? Comment, mon ennemy ? dit-elle. Ah ! que Lindamor me l'est bien
davantage, puis que si Polemas a parlé, Lindamor luy en a donné le sujet. O Dieux, dis-je
alors, & qu'est-ce que j'entends ! vostre ennemy Lindamor, qui n'a point d'ame, que pour
vous adorer, & qui n'a une goutte de sang, qu'il ne respande pour vostre service, & vo
stre amy, celuy qui par ses discours
controuvez, a tasché finement d'offenser vostre honneur ? Mais qui sçait, adjousta-elle, s'il
n'est point vray que Lindamor poussé de son outrecuidance accoustumée, n'ait tenu ces
langages ? Et bien, luy repliquay-je, combien estes-vous obligée à Lindamor, qui a fait
advoüer à vostre ennemy qu'il les avoit inventez, ô Madame, vous me pardorrez s'il vous
plaist, mais je ne puis qu'en cecy vous accuser d'une tres-grande mescognoissance, pour ne
dire ingratitude : S'il met sa vie pour esclaircir que Polemas ment, vous l'accusez
d'inconsideré, & s'il veut faire advoüer au menteur sa mesme menterie, vous le taxez de
discourtois. Et s'il n'eust fié à ses armes son bon droit, comment eust-il tiré la verité de
cet affaire ? & si lors que vous luy commandastes la seconde fois, il eust laissé le
combat, Polemas n'eust jamais advoüé ce que vous, & chacun avez pû ouyr. O pauvre
Lindamor ! que je plains ta fortune, & qu'est-ce que tu doits faire, puis que tes plus
signalez services sont des offenses, & des injures ? Et bien, bien, Madame, vous n'aurez
pas peut-estre beaucoup de temps à luy user de ces cruautez, car la mort plus pitoyable metta
fin à vos mescognoissances, & à ses supplices ; & peut-estre qu'à l'heure que je
parle, il n'est des-ja plus, & si cela est, la Nymphe Galathée en est la seule cause. Et
pourquoy m'en accusez-vous ? dit-elle, parce luy repliquay-je, que quand vous les voulustes
separer & qu'en reculant vous mistes le
genoüil en terre, il voulut vous relever : cependant ce courtois Polemas, que vous loüez si
fort, le blessa en deux ou trois endroits à son advantage, d'où je vis le sang rougir la
terre ; mais s'il a la mort pour ce sujet, c'est le moindre mal qu'il ait receu de vous, car
se voir mespriser ayant bien fait son devoir, est ce me semble un desplaisir, auquel nul autre
n'est égal. Mais, Madame, vous plaist-il pas de vous ressouvenir qu'autrefois vous m'avez dit,
en vous plaignant de luy, que pour esteindre ces discours de Polemas, s'il n'y sçavoit point
d'autre remede, il se devoit servir du fer, & du sang ? Et bien, il a fait ce que vous
avez jugé, qu'il devoit faire, & encor vous trouvez qu'il n'a pas bien fait ? Si Sylvie,
& quelques autres Nymphes ne nous eussent alors interrompuës, j'eusse avant que laisser ce
discours, donné un grand effort à l'animosité de la Nymphe, mais voyant tant de personnes,
nous changeasmes de propos. Et toutefois mes parolles ne furent sans effet, quoy qu'elle ne
voulust me le faire paroistre : mais par mille rencontres j'en recognus la verité. Car depuis
ce jour, je me resolus de ne luy en parler jamais, qu'elle ne m'en demandast des nouvelles :
Elle d'autre costé attendoit que je luy en disse la premiere, & ainsi plus de huict jours
s'escoulerent sans que nous parlissions de luy. Mais cependant il ne demeura pas sans soucy,
de sçavoir, & ce qui se disoit de luy à la court, & ce qu'en pensoit Galathée : il m'envoya Fleurial pour ce subjet, & pour
me donner un mot de lettre, & me dire de ses nouvelles. Il fit son message si à propos,
que Galathée ne s'en prit garde ; son billet estoit tel.
BILLET
de Lindamor à Leonide.
Madame, qui pourra doutter de mon innocence, ne sera peu
coulpable envers la verité : toutefois si les yeux serrez ne voyent point la lumiere, encor
que sans ombre, elle leur esclaire, il m'est permis de doutter que Madame, pour mon mal-heur,
n'ait les yeux fermez à la clairté de ma justice : obligez moy de l'assurer ; que si le sang
de mon ennemy ne peut laver la noirceur dont il a tasché de me salir, que j'y adjousteray
plus librement le mien, que je ne conserveray ma vie, qui est sienne, quelle que sa rigueur
me la puisse rendre.
Je m'enquis particulierement de Fleurial, comment il se portoit, & s'il n'y
avoit personne qui l'eust recognu ; & sceus qu'il avoit beaucoup perdu de sang, & que
cela luy re tarderoit un peu davantage sa
guerison, mais qu'il n'y avoit rien de dangereux : que pour estre recognu, cela ne pouvoit
estre, parce que le Herault estoit un Françon de l'armée de Merovée, qui estoit sur les bords
du Rhin en ce temps-là, & que pour ceux qui le servoient ils n'avoient pas mesme
permission de sortir hors de la maison, & que la tante mesme de Fleurial ne le cognoissoit
que pour le Chevalier qui avoit combattu contre Polemas, la valeur, & la liberalité duquel
la convioit à le servir avec tant de soing, qu'il ne falloit doutter qu'il le pûst estre
mieux. Qu'il luy avoit commandé de venir sçavoir de moy quel estoit le bruit de la court,
& ce qu'il avoit à faire. Je luy respondis qu'il rapportast à Lindamor, que toute la court
estoit pleine de sa valeur, encor qu'il y fust incognu, que du reste il attendist seulement à
guerir, & que je rapporterois de mon costé tout ce que je pourrois à son contentement :
sur cela je luy donnay ma response, & luy dis, demain avant que partir, quand Galathée
viendra au jardin, invente quelque occasion d'aller voir ta tante, & prens congé d'elle,
car il est necessaire pour des occasions que je te diray une autre fois : il n'y faillit
point, car de fortune le lendemain la Nymphe estant sur le soir entrée dans le jardin,
Fleurial s'en vint luy faire la reverence, & voulut luy parler : mais Galathée qui croyoit
que ce fust pour luy donner des lettres de Lindamor, demeura tellement confuse, que je luy vis changer de couleur, & devenir
pasle comme la mort. Et parce que je craignois que Fleurial ne s'en prist garde, je
m'advançay, & luy dis : C'est Fleurial, Madame, qui s'en va voir sa tante, parce qu'elle
est malade, & voudroit vous supplier de luy donner congé pour quelques jours. Galathée
tournant les yeux, & la parole vers moy, me demanda quel estoit son mal : Je croy, luy
respondis-je, que c'est celuy des années passées, qui luy oste fort tout espoir de guerison.
Alors elle s'addressa à Fleurial, & luy dit : Va & revien tost, mais non toutefois
qu'elle ne soit guerie, s'il est possible, car je l'aime bien fort, pour la particuliere bonne
volonté, qu'elle m'a tousjours portée. A ce mot elle continua son promenoir, & je me mis à
parler à luy, & monstrois plus par mes gestes, qu'en effet du desplaisir, & de
l'admiration, & cela afin que la Nymphe y prist garde, en fin je luy dis : Voy tu
Fleurial, sois secret & prudent : de cecy despend tout ton bien, ou tout ton mal, &
sur tout, fay tout ce que te commandera Lindamor. Apres le m'avoir promis il s'en alla, &
moy je disposay le mieux qu'il me fut possible, le visage à la douleur, & au desplaisir,
& quelquefois quand j'estois en lieu, où la Nymphe seule me pouvoit ouïr, je faignois de
souspirer, levois les yeux au ciel, frappois des mains ensemble, & bref je faisois tout ce
que je pouvois imaginer, qui luy dorroit quelque soupçon de ce que je vou lois. Elle, comme je vous ay dit, qui attendoit
tousjours que je luy parlasse de Lindamor, voyant que je n'en disois rien, qu'au contraire
j'en fuyois toutes les occasions, & qu'au lieu de ceste joyeuse humeur, dont j'estois
estimée entre toutes mes compagnes, je n'avois plus qu'une fascheuse melancolie, peu à peu
conceut l'opinion que je luy voulois donner, non toutefois entierement. Car mon dessein estoit
de luy faire croire que Lindamor au sortir du combat s'estoit trouvé tellement blessé, qu'il
en estoit mort, afin que la pitié obtint sur ceste ame glorieuse, ce que ny l'affection ny les
services n'avoient pû. Or comme je vous dy, mon dessein fut si bien conduit qu'il reüssit tel
que je l'avois proposé, car quoy qu'elle voulust faindre, si ne laissoit-elle d'estre aussi
vivement touchée de Lindamor, qu'une autre eust pû estre. Et ainsi me voyant triste, &
muette, se figura ou qu'il fust en tres-mauvais estat, ou quelque chose de pire, & se
sentit tellement presser de ceste inquietude, qu'il ne luy fut pas possible de tenir plus
longuement sa resolution.
Deux jours apres que Fleurial fut party, elle me fit venir en son cabinet, & là
faignant de parler d'autre chose, me dit, sçavez vous point comme se porte la tante de
Fleurial ? Je luy respondis que depuis qu'il estoit party, je n'en avois rien sceu. Vraiement,
me dit-elle, je regretterois bien fort ceste bonne vieille, s'il en mesadvenoit. Vous auriez raison, luy dis-je Madame, car elle
vous aime, & avez receu beaucoup de services d'elle, qui n'ont point esté encor assez
recognus. Si elle vit, dit-elle, je le feray, & apres elle les recognoistray à Fleurial à
sa consideration. Alors je respondis : Et les services de la tante, & ceux du nepveu,
meritent bien chacun d'eux mesme recompense, & principalement de Fleurial, car sa
fidelité, & son affection ne se peuvent achepter. Il est vray, me dit-elle : Mais à propos
de Fleurial qu'aviez-vous tant à luy dire, ou luy à vous, quand il partit. Je respondis
froidement, Je me recommandois à sa tante. Des recommandations, me dit-elle, ne sont pas si
longues. Alors elle s'approcha de moy, & me mit une main sur l'espaule. Dittes la verité,
continua-elle, vous parliez d'autre chose. Et que pourroit-ce estre, luy repliquay-je, si ce
n'estoit cela ? Je n'ay point d'autres affaires avec luy. Or je cognoy, me dit-elle, à ceste
heure que vous faigniez, pourquoy dittes-vous que vous n'avez point d'autres affaires avec
luy, & combien en avez vous eu pour Lindamor ? O ! Madame, luy dis-je, je ne croyois pas
que vous eussiez à ceste heure memoire d'une personne qui a esté tant infortunée : & en me
taisant je fis un grand souspir. Qui a-il, me dit-elle, que vous souspirez ? Dittes moy la
verité, où est Lindamor ? Lindamor, luy respondis-je, n'est plus que terre. Comment,
s'escria-elle, Lindamor n'est plus ? Non certes, luy respondis-je, & la cruauté dont vous avez usé envers luy, l'a plus tué que
les coups de son ennemy : car sortant du combat, & sçachant par le rapport de plusieurs,
la mauvaise satisfaction que vous aviez de luy, il n'a jamais voulu se laisser penser, &
puis que vous l'avez voulu sçavoir : C'est ce que Fleurial me disoit, à qui j'ay commandé
d'essayer s'il pourroit discrettement retirer les lettres que nous luy avons escrites, afin
qu'ainsi que vous aviez perdu le souvenir de ses services par vostre cruauté, par le feu aussi
je fisse devorer les memoires qui en peuvent demeurer. O mon Dieu, dit-elle alors, qu'est-ce
que vous me dittes ? Est-il possible qu'il se soit ainsi perdu ? C'est vous, luy dis-je, qui
l'avez perdu ; & non pas luy, car quant à luy par la mort il a trouvé le repos, que par la
vie vostre cruauté ne luy eust jamais permis. Ah ! Leonide, me dit-elle, vous me dittes ces
choses pour me mettre en peine, advoüez-le vray, il n'est point mort. Dieu le voulust, luy
respondis-je, mais à quelle occasion le vous dirois je ? Je m'assure que sa mort ou sa vie
vous sont indifferentes ; tant s'en faut, puis que vous l'aimiez si peu, vous devez estre bien
aise d'estre exempte de l'importunité qu'il vous eust donnée : car vous devez croire, que s'il
eust vescu, il n'eust jamais cessé de vous donner de semblables preuves de son affection que
celle de Polemas. En verité, dit alors la Nymphe : je plains le pauvre Lindamor, & vous
jure que sa mort me touche plus vivement que je n'eusse pas creu ; mais dittes moy, n'a-il jamais eu souvenance de nous en sa fin,
& n'a-il point monstré d'avoir du regret de nous laisser ? Voila, luy dis-je, Madame, une
demande qui n'est pas commune : Il meurt à vostre occasion, & vous demandez s'il a eu
memoire de vous ! Ah ! que sa memoire & son regret n'ont esté que trop grands pour son
salut : mais je vous supplie ne parlons plus de luy, je m'assure qu'il est en lieu où il
reçoit le salaire de sa fidelité, & d'où peut-estre il se verra venger à vos despends.
Vous estes en colere, me dit-elle. Vous me pardorrez, luy dis-je Madame, mais c'est la raison
qui m'arrache ces justes plaintes de l'estomac, car il n'y a personne qui puisse rendre plus
de tesmoignage de son affection, & de sa fidelité que moy, & du tort que vous avez de
rendre à tant de services une si indigne recompense. Mais, adjousta la Nymphe, laissons cela à
part, car je cognoy bien qu'en quelque chose vous avez raison, mais aussi n'ay-je pas tant de
tort que vous m'en donnez, & me dittes je vous prie, par toute l'amitié que vous me
portez, si en ses dernieres paroles il s'est point ressouvenu de moy, & quelles elles ont
esté ? Faut-il encor, luy dis-je, que vous triomphiez en vostre ame de la fin de sa vie, comme
vous avez fait de toutes ses actions tant qu'il a vescu ? S'il ne faut que cela à vostre
contentement, je le satisferay. Aussi tost qu'il sceut que par vos paroles vous taschiez de
noircir l'honneur de sa victoire, & qu'au lieu de vous plaire, il avoit par ce combat acquis vostre haine. Il ne sera
pas vray, dit-il, ô injustice, qu'à mon occasion tu loges plus longuement en une si belle ame,
il faut que par ma mort, je lave ton offense ; dés lors il osta tous les appareils qu'il avoit
sur ses playes, & depuis n'a voulu souffrir la main du Chirurgien : Ses blessures
n'estoient pas mortelles, mais la pourriture l'ayant reduit à tels termes, qu'il ne se sentoit
plus de force pour vivre, il appella Fleurial, & se voyant seul avec luy, il luy dit.
Fleurial, mon amy, tu perds aujourd'huy celuy qui avoit plus d'envie de te faire du bien, mais
il faut que tu t'armes de patience, puis que telle est la volonté du Ciel, si veux-je
toutefois recevoir encores de toy un service, qui me sera le plus agreable que tu me fis
jamais, & ayant tiré promesse qu'il le feroit, il continua. Ne faux donc point à ce que je
te vay dire. Aussi tost que je seray mort, fends moy l'estomac & en arrache le cœur, &
le porte à la belle Galathée, & luy dis que je le luy envoye, afin qu'à ma mort je ne
retienne rien d'autruy. A ces derniers mots, il perdit la parole & la vie. Or ce fol de
Fleurial, pour ne manquer à ce qui luy avoit esté commandé d'une personne qu'il avoit si
chere, avoit apporté icy ce cœur, & sans moy vouloit le vous presenter. Ah ! Leonide,
dit-elle, il est doncques bien certain qu'il est mort ? Mon Dieu que n'ay-je sceu sa maladie,
& que ne m'en avez-vous advertie ? J'y eusse remedié, ô quelle perte ay-je faite ! Et
quelle faute est la vostre ? Madame, luy
respondis-je, je n'en ay rien sceu, car Fleurial estoit demeuré pres de luy pour le servir, à
cause qu'il n'a amené personne des siens : mais encor que je l'eusse sceu, je croy que je ne
vous en eusse point parlé, tant j'ay recognu vostre volonté sans sujet esloignée de luy. A ce
mot s'appuyant la teste sur [l]a main, elle me commanda de la laisser seule, & cela comme
je croy, afin que je ne visse les larmes, qui des-ja empouloient ses paupieres, mais à peine
estois-je sortie qu'elle me rappella, & sans lever la teste, me dit, que je commandasse à
Fleurial de luy faire porter ce que Lindamor luy envoyoit, qu'en toute façon elle le vouloit :
& incontinant je ressortis avec un espoir assuré, que les affaires du Chevalier pour qui
je plaidois, reüssiroient comme je les avois proposés. Cependant quand Fleurial retourna vers
Lindamor, il le trouva assez en peine pour le retardement qu'il avoit fait à Montbrison, mais
ma lettre le resjouyt de sorte, que depuis à veuë d'œil on le voyoit amander, elle fut telle.
RESPONSE DE LEONIDE
A LINDAMOR.
Vostre justice esclaire avec tant de Soleils, que mesme les
yeux les plus serrez ne peuvent en nier la clarté. Contentez-vous que ceux que vous desirez qui la voyent par moy, ayant sceu
vostre resolution, l'ont recognuë pour tres-juste : "Il est vray que tout ainsi que les
blessures du corps ne sont pas consolidées, encor que le danger en soit osté, & qu'il
faut en cela le temps, celles de l'ame en sont de mesme"
: mais en ayant osté le danger
par vostre valeur & prudence, vous devez laisser au temps de faire ses actions
ordinaires, vous ressouvenant que "les playes qui se serrent trop promptement sont
sujettes à faire sac"
, qui par apres est plus dangereux que n'estoit la blessure.
Esperez tout ce que vous desirez, car vous le pouvez faire avec raison.
Je luy escrivis de ceste sorte, afin que la tristesse ne nuisist pas à ses
blessures, & qu'il guerist plutost : il me rescrivit ainsi.
REPLIQUE DE LINDAMOR A LEONIDE.
Ainsi, belle Nymphe, puissiez-vous avoir toute sorte de
contentement, comme tout le mien vient & despend de vous seule, j'espere puis que vous le
me commandez : toutefois "Amour qui n'est jamais sans estre accompagné du doute"
, me commande que je tremble, mais fasse
de moy le Ciel ce qu'il luy plaira, je sçay qu'il ne peut me refuser le tombeau.
Or ce que je luy respondis, afin de ne vous point ennuyer par tant de lettres,
fut en somme, qu'aussi tost qu'il pourroit souffrir le travail, qu'il trouvast moyen de me
parler, & qu'il cognoistroit combien j'estois veritable & le plus briefvement qu'il me
fut possible luy fis entendre tous les discours que Galathée & moy avions eu, & le
desplaisir qu'elle avoit ressenty de sa mort, & la volonté d'avoir son cœur. Voyez quelle
est la force d'une extréme affection, Lindamor avoit esté fort blessé en plusieurs lieux,
& avoit tant perdu de sang, qu'il en fut presque en danger de la vie, toutefois outre
toute l'esperance des Chirurgiens, aussi tost qu'il receut ceste derniere lettre, le voila
debout, le voila qui s'habille, & dans deux ou trois jours apres il essaye de monter à
cheval, & en fin se hazarde de me venir trouver, & parce qu'il n'osoit venir de jour
pour n'estre veu, il s'habilla en jardinier, & se disant cousin de Fleurial, se resolut de
venir dans le jardin & de me parler, selon que l'occasion s'offriroit. S'il le proposa, il
le mit en effet, & ayant fait faire secrettement des habits, fit entendre à la tante de
Fleurial, qu'avant son combat il avoit fait un vœu, & qu'il vouloit l'aller rendre avant que de partir du païs, mais que craignant
les amis de Polemas, il y vouloit aller en cet équipage, & qu'il la prioit de n'en rien
dire. La bonne vieille l'en voulut dissuader, pour le danger qu'il y avoit, le conseillant de
remettre ce voyage à une autrefois, mais luy qui estoit porté d'une trop ardente devotion,
pour l'interrompre, luy dit, que s'il ne le faisoit avant que de s'en aller hors du païs, il
croiroit qu'il luy deust advenir tous les malheurs du monde. Ainsi donc sur le soir il part,
afin de ne rencontrer personne, & vient si heureusement, que sans estre veu il entra dans
le jardin, & fut conduit par Fleurial en la maison, où pour lors il n'y avoit qu'un valet
qui l'aidoit à travailler, auquel il fit accroire, que Lindamor estoit son cousin, à qui il
vouloit apprendre le mestier de jardinier. Si le Chevalier attendoit le matin avec beaucoup de
desir, & si la nuit ne luy sembla estre plus longue que de coustume, celuy qui aura eu
quelque attente de ce qu'il desire en pourra juger. Tant y a que le matin ne fut point plutost
venu, que Lindamor avec une besche à la main se met au jardin : Je voudrois que vous l'eussiez
veu avec cet outil : vous eussiez bien cognu, qu'il n'y estoit guiere accoustumé, & qu'il
sçavoit se mieux aider d'une lance. Depuis il m'a juré cent fois, que de sa vie il n'eut tant
de honte, que de se presenter vestu de ceste sorte devant les yeux de sa maistresse, &
qu'il fut deux ou trois fois en resolution de
s'en retourner, mais en fin l'Amour surmonta la honte, & ainsi il se resolut d'attendre
que nous vinsions.
De fortune ce jour la Nymphe pour se desennuyer, estoit descenduë au jardin avec
plusieurs de mes compagnes. Aussi tost qu'elle apperceut Fleurial, elle tressaillit toute,
& incontinant me fit signe de l'œil, mais quoy que j'essayasse de luy parler, je ne le pûs
faire, parce que le nouveau jardinier estoit aupres de luy, qui estoit si changé en cet habit,
que nulle de nous ne le pût recognoistre : Il est vray qu'il se cachoit le plus qu'il pouvoit
le visage, outre que personne ne pensoit en luy, & quoy que je luy eusse escrit, je
m'assurois qu'il m'advertiroit avant que de venir, mesme que je ne luy eusse jamais permis de
hazarder ceste témerité : mais Amour qui a les yeux bandez, luy empescha aussi de voir plus
clair que luy, & fus bien assez curieuse pour luy demander quel il estoit : & Fleurial
me respondit froidement que c'estoit le fils de sa tante, auquel il vouloit apprendre ce qu'il
sçavoit du jardinage. A ce mot Galathée aussi curieuse, mais moins courageuse que moy, me
voyant en discours avec luy, s'en approcha, & oyant que cestuy-cy estoit son cousin, luy
demanda comme sa mere se portoit. Ce fut lors que Lindamor fut empesché, car il craignoit que
ce qui avoit esté couvert par les habits, ne fust descouvert par la parole : toutefois la
contrefaisant au mieux qu'il pût, il respondit d'un lan gage villageois, qu'elle estoit hors de danger, & apres suivit une reverence
de mesme au langage, avec une telle grace que toutes les Nimphes s'en mirent à rire, mais luy
sans en faire semblant remet son chappeau avec les deux mains sur la teste, & reprend son
ouvrage. Galathée en sousriant dit à Fleurial, si vostre cousin est aussi bon jardinier que
bon harangueur vous avez trouvé une bonne aide. Madame, luy dit Fleurial, il ne peut mieux
parler que ceux qui l'ont appris, en son village ils parlent tous ainsi. Ouy, dit la Nymphe,
& peut-estre encor est-il tenu pour un grand personnage entr'eux. Et à ce mot elle reprit
son promenoir : Cela me donna un peu davantage de commodité de parler à Fleurial, car mes
compagnes pour passer leur temps se mirent toutes à l'entour de Lindamor : & chacune pour
le faire parler luy disoit un mot, & à toutes il respondoit, mais des choses tant hors de
propos qu'il falloit rire par force, & luy il les disoit d'une sorte, qu'il sembloit qu'il
les dist à bon escient ; & quoy qu'il leur respondist, il ne levoit jamais la teste,
faignant d'estre attentif à son labeur. Cependant m'approchant de Fleurial, je luy demanday
comme se portoit Lindamor, il me respondit qu'il estoit encor assez mal, & cela il le
faisoit parce que Lindamor l'avoit instruit de me parler de ceste sorte. Et d'où vient son
mal, luy dis-je, puis que tu me dis que ses blessures estoient des-ja presques gueries. Vous
le sçaurez, me respondit-il, par la lettre qu'il es crit à Madame, alors je luy dis qu'il la me donnast, mais il ne voulut jamais :
Parce, disoit-il, que Lindamor luy avoit expressément commandé de ne la remettre entre autres
mains que de Galathée, & qu'il en avoit fait serment, qu'outre cela il avoit quelqu'autre
chose à luy dire de bouche. Et beste, luy dis-je, dy le moy, & je t'en feray avoir prompte
response. Le vous dire ? me dit-il, je ne le ferois pour mourir, car il le m'a trop
expressément deffendu. Je me mis un peu en colere contre luy, & luy en eusse dit
davantage, n'eust esté que j'eus peur que l'on ne s'en apperceust, & fit si bien ce qui
luy avoit esté commandé, que je n'en pûs tirer autre chose, sinon pour conclusion, que si la
Nymphe vouloit ce qu'il avoit à luy donner de Lindamor, qu'il falloit qu'elle le prist de sa
main, & quand je lui disois qu'il demeureroit long temps à luy pouvoir parler, & que
cela la pourroit offenser, il ne me respondoit autre chose, sinon d'un branslement de teste,
par lequel il me faisoit entendre qu'il n'en feroit rien. Galathée, qui s'estoit apperceuë de
nostre discours, desireuse d'en sçavoir le sujet, se retira du promenoir plutost que de
coustume, & m'ayant appellée en particulier voulut entendre ce que c'estoit, je le luy dis
franchement, je veux dire pour ce qui estoit de la resolution de Fleurial, mais au lieu de la
lettre, je luy dis que c'estoit le cœur de Lindamor, & qu'en toute sorte luy ayant esté
commandé par luy à sa mort, il croiroit user
de trahison s'il n'observoit sa promesse. Alors Galathée me respondit, comment il entendoit de
luy pouvoir parler en particulier, qu'il luy sembloit n'y avoir point d'autre moyen que de
faindre de luy apporter des fruits dans un panier, & qu'au fonds il y mist le cœur : Je
luy respondis alors, que cela se pourroit bien faire ainsi, mais que je le cognoissois pour si
brutal qu'il n'en feroit rien, parce que l'avarice luy faisoit esperer d'avoir beaucoup
d'elle, s'il luy representoit luy mesme (en luy remettant ce cœur entre les mains) les
services qu'en ces occasions il luy avoit rendus. O ! me dit-elle, s'il ne tient qu'à cela,
qu'il vous die seulement ce qu'il veut, car je le luy donneray. Ce sera, luy dis-je, une
espece de rançon que vous payerez pour ce cœur. Ce n'est pas, me respondit-elle, de ceste
monnoye que je la dois payer, c'est de mes larmes, & celles-là estant taries, de mon
sang : peut-estre fut-elle marrie de m'en avoir tant dit : Tant y a qu'elle me commanda le
matin de parler à Fleurial, ce que je fis, & luy representay tout ce que je creus qui le
pouvoit esmouvoir à me donner ceste lettre, jusques à le menacer, mais tout fut en vain, car
de resolution il me dit : Voyez-vous, quand le Ciel & la terre s'en mesleroient, je n'en
feray autre chose. Si Madame veut sçavoir ce que j'ay à luy dire, il fait si beau le soir,
qu'elle vienne avec vous jusques au bas de l'escalier, qui descend de sa chambre [:] la Lune
est claire, je l'ay veuë bien souvent y venir, le chemin n'est pas long, personne n'en peut rien sçavoir, je m'assure que m'ayant
ouy, elle ne plaindra point la peine qu'elle aura prise. Quand il me dit cela, je me mis en
extréme colere contre luy, luy representant qu'il devoit obeïr à Galathée, & non point à
Lindamor, qu'elle estoit sa maistresse, qu'elle luy pouvoit faire du bien & du mal : Bref
qu'il n'y avoit point d'apparance qu'elle deust prendre ceste peine : mais luy sans
s'esmouvoir, me dit : Nymphe ce n'est pas à Lindamor que j'obeïs, mais au serment que j'en ay
fait aux Dieux, s'il ne se peut de ceste sorte, je m'en retourneray plutost d'où je viens. Je
le laissay avec son opiniastreté, tant ennuyée que j'estois à moytié hors de moy, car si
j'eusse sceu le dessein de Fleurial, je luy eusse aidé, mais ne le sçachant pas, je trouvois
sa demande tant hors du devoir, que je ne sçavois que dire : En fin je m'en retournay faire sa
response à Galathée, qui fut tant en colere, qu'elle l'eust fait battre, & chasser du
service de sa mere, si je ne luy eusse representé le danger où elle se mettoit, que ce coquin
ne descouvrist ce qui s'estoit passé. Trois ou quatre jours s'escoulerent que la Nimphe
demeuroit obstinée à ne point parler à Fleurial : en fin "Amour trop fort pour ne vaincre
toute chose"
, la força ; & ainsi le matin me dit, que de toute la nuit elle n'avoit
dormy en repos, que les manes de Lindamor luy estoient toute nuit autour, qu'il luy sembloit
que c'estoit la moindre chose qu'elle
pouvoit pour sortir son cœur d'entre les mains estrangeres ; de descendre cet escalier, &
qu'elle avoit volonté d'y aller ce soir, que j'en advertisse Fleurial, afin qu'il ne faillist
de s'y trouver. O Dieux, quel fut le contentement du nouveau jardinier ! il m'a dit depuis
qu'en sa vie il n'avoit eu plus grand sursaut de joye, parce qu'il commençoit à desesperer que
son artifice reüssist, & voyant la Nymphe ne venir plus au jardin, il eut opinion qu'elle
l'eust recognu. Mais quand il fut adverty de Fleurial, que je luy avois commandé de se trouver
au pied de l'escalier, ce fut un ressuscité d'Amour, pour le moins si l'on meurt par le deüil,
& si l'on revit par le contentement. Il se prepara à l'abort à ce qu'il avoit à faire,
avec plus de curiosité qu'il n'avoit jamais fait contre Polemas. La nuit estant venuë, &
chacun retiré, la Nymphe ne faillit à se r'habiller, mais seulement avec une robbe de nuit,
& me faisant ouvrir la premiere porte, elle me fit passer devant, & vous jure qu'elle
trembloit de sorte, qu'à peine pouvoit-elle marcher, elle disoit, qu'elle ressentoit un
certain eslencement en l'estomac, qu'elle n'avoit point accoustumé, qui luy ostoit toute
force, qu'elle ne sçavoit si c'estoit pour se voir ainsi de nuit sans lumiere, ou pour sortir
à heure induë, ou pour apprehender le present de Lindamor, mais que quoy que ce fust, elle
n'estoit pas bien à elle. En fin s'estant un peu rassurée, nous descendismes du tout en bas,
où nous n'eusmes pas si tost ou vert la porte,
que nous trouvasmes Fleurial, qui nous y attendoit il y avoit long temps. La Nymphe passa
alors devant, & allant sous une tonne de josmins, qui par son espaisseur la pouvoit
garantir, & des raiz de la Lune, & d'estre veuë des fenestres du corps de logis, qui
respondoit sur le jardin. Elle commença toute en colere à parler à Fleurial : Et bien
Fleurial, depuis quand estes-vous devenu si ferme en vos opinions, que quoy que je vous
commande, vous n'en veuilliez rien faire ? Madame, respondit-il, sans s'estonner, ç'a esté
pour vous obeïr, que j'ay failly en cecy, s'il y a de la faute, car ne m'avez-vous pas
commandé tres-expressément que je fisse tout ce que Lindamor m'ordonneroit. Or, Madame, c'est
luy qui me l'a ainsi commandé, & qui me remettant son cœur, me fit outre son commandement
encor obliger par serment, que je ne le remettrois entre-autres mains que les vostres. Et bien
bien, interrompit-elle, où est ce cœur ? Le voicy Madame, dit-il, reculant trois ou quatre pas
vers un petit cabinet, s'il vous plaist d'y venir, vous le verrez mieux que la où vous estes,
elle se leva, & s'y en vint, mais comme elle voulut entrer dedans, voila un homme qui se
jette à ses pieds, & sans luy dire autre chose, luy baise la robbe. O Dieux ! dit la
Nymphe, qu'est-cecy Fleurial, voicy un homme ? Madame, dit Fleurial en sousriant, c'est un
cœur qui est à vous. Comment, dit-elle, un cœur ? & lors de peur elle voulut fuir, mais celuy qui luy baisoit la robbe la retint.
Oyant ce rencontre je m'approchay, & cognus incontinant que c'estoit celui que Fleurial
disoit son cousin, je ne sceus soudainement que penser. Je voyois Galathée & moy entre les
mains de ces deux hommes, l'un desquels nous estoit incognu ; crier nous n'osions ; fuir
Galathée ne pouvoit, d'esperer en nos forces, il n'y avoit point d'apparance, en fin ma
resolution fut de me jetter aux mains de celuy qui tenoit la robbe de la Nymphe, & ne
pouvant mieux, je me mis à l'esgratigner & le mordre, & cela je le fis avec tant de
promptitude, que luy qui n'y prenoit garde, la premiere chose qu'il apperceut fut la morsure.
Ah ! courtoise Leonide, me dit-il lors, comment traitterez-vous vos ennemis, puis que vous
rudoyez de ceste sorte vos serviteurs ? Encores que je fusse bien hors de moy, si est-ce que
je recognus presque ceste voix, & luy demandis qui il estoit ? Je suis, dit-il, celuy qui
viens porter le cœur de Lindamor à ceste belle Nymphe, & lors sans se lever de terre,
s'adressant à elle, il continua. J'advoüe, Madame, que ceste témerité est grande, si
n'est-elle pas toutefois égale à l'affection qui l'a produitte. Voicy le cœur de Lindamor, que
je vous apporte, j'ay esperé que ce present seroit aussi bien receu de la main du donneur, que
d'une estrangere, si toutefois mon desastre m'empesche ce que l'Amour m'a promis ayant offensé
la divinité que seule je veux adorer, condannez ce cœur que je vous apporte à tous les plus cruels supplices qu'il vous plaira, car pourveu
que sa peine vous satisface, il la patientera avec autant de contentement que vous la luy
ordonnerez. Je cognus aysement alors Lindamor, & Galathée aussi, mais non sans estonnement
toutes deux, elle voyant à ses pieds celuy qu'elle avoit pleuré mort, & moy au lieu d'un
jardinier, voir ce chevalier, qui ne cede à nul autre de ceste contrée. Et voyant que Galathée
estoit si surprise, qu'elle ne pouvoit parler, je luy dis : Est-ce ainsi, ô Lindamor, que vous
surprenez les Dames ? ce n'est pas acte d'un chevalier tel que vous estes. Je vous advoüe, me
dit-il, gratieuse Nymphe, que ce n'est pas acte d'un chevalier, mais aussi ne me nierez-vous
que ce ne soit celuy d'un Amant, & que suis-je plus qu'Amant ? Amour qui apprit à filer
aux autres, m'apprend à estre jardinier. Est-il possible, Madame, dit-il, s'addressant à la
Nymphe, que ceste extresme affection que vous faittes naistre, vous soit si des-agreable, que
vous la veuillez faire finir par ma mort ? J'ay pris la hardiesse de vous apporter ce que vous
vouliez de moy, ce cœur ne vous doit-il pas estre plus agreable en vie que mort ? que s'il
vous plaist qu'il meure, voila un poignard qui abregera ce que vostre rigueur fera avec le
temps. La Nymphe à toutes ces paroles ne respondit autre chose, sinon, Ah Leonide vous m'avez
trahie, & à ce mot elle se retira dans l'allée, où elle trouva un siege fort à propos, car elle estoit tant hors de soy qu'elle ne
sçavoit où elle estoit. Là le Chevalier se rejette à genoux, & moy je m'en vins à l'autre
costé, & luy dis : Comment, Madame, vous dictes que je vous ay trahye ? pourquoy m'accusez
vous de cecy ? Je vous jure par le service que je vous ay voüé, n'avoir rien sceu de cet
affaire, & que Fleurial m'a deceuë aussi bien que vous. Mais je loüe Dieu, que la
tromperie soit si advantageuse pour chacun. Dieu mercy voicy le cœur de Lindamor, que Fleurial
vous avoit promis, mais le voicy en estat de vous faire service, ne devez-vous pas estre bien
aise de ceste tromperie ?
Il seroit trop long à raconter tous les discours que nous eusmes, tant y a qu'en fin
nous fismes la paix, & de telle sorte, que ceste Amour fut plus estroittement liée qu'elle
n'avoit jamais esté, toutefois avec condition, qu'à l'heure mesme il partiroit pour aller où
Amasis, & Clidaman l'avoient envoyé. Ce départ fut mal-aisé, toutefois il fallut obeïr :
& ainsi apres luy avoir baisé la main, sans nulle faveur plus grande, il partit : bien
s'en alla-il avec assurance qu'à son retour, il pourroit la voir quelquefois à ceste mesme
heure, & en ce mesme lieu, mais que sert-il de particulariser toute chose. Lindamor
retourna où ceux qui estoient à luy l'attendoient, & de là en diligence va où Clidaman
pensoit qu'il fust, & par les chemins bastit mille prudentes excuses de son sejour,
tantost accusant les incommoditez des
montagnes, & tantost d'une maladie qui encor paroissoit à son visage à cause de ses
blessures : & luy semblant que tout ce qui l'esloignoit de sa Dame, n'estoit pas affaire
qui meritast plus long sejour, il revint avec permission d'Amasis, & de Clidaman en
Forests, où estant arrivé, & ayant rendu bon conte de sa charge, il fut honoré, &
caressé comme sa vertu le meritoit, mais tout cela ne luy touchoit point au cœur, au prix du
bon accueil qu'il recevoit de la Nymphe, qui depuis son dernier départ avoit accreu de sorte
sa bonne volonté, que je ne sçay si Lindamor avoit occasion de se dire plus Amant qu'aimé.
Ceste recherche passa si outre, qu'un soir estant dans le jardin, il la pressa plusieurs fois
de luy permettre qu'il la demandast à Amasis, qu'il s'assuroit avoir rendu tant de bons
services, & à elle, & à son fils, qu'ils ne luy refuseroient point ceste grace. Elle
luy respondit, Vous devez doutter de leur volonté plus que de vos merites, & devez estre
moins assuré de vos merites, que de ma bonne volonté, toutefois je ne veux point que vous leur
en parliez que Clidaman ne se marie : Je suis plus jeune que luy, je puis bien attendre
autant. Ouy bien vous, respondit-il incontinent, mais non pas la violence de ma passion, pour
le moins si vous ne me voulez permettre ce remede, donnez m'en un qui ne peut point vous
nuire, si vostre volonté est telle que vous la me dittes. Si je la puis, dit-elle, sans
m'offenser, je la vous promets. Apres luy
avoir baisé la main. Madame, luy dit-il, vous m'avez promis de jurer devant Leonide, &
devant les Dieux, qui oyent nos discours, que vous serez ma femme, comme je faits serment
devant eux-mesmes de n'en avoir jamais d'autre. Galathée presque surprise, à la fin, à ma
persuasion, mais plus encor à celle que son affection luy faisoit, le jura entre mes mains, à
condition que jamais Lindamor ne reviendroit en ce jardin, que le mariage ne fust declaré,
& cela pour empescher que l'occasion ne les fist passer plus outre. Voila Lindamor le plus
content qui fust jamais, plein de toute sorte d'esperance, pour le moins de toutes celles
qu'un Amant peut avoir estant aymé, & n'attendant que la conclusion promise de ses desirs
: Quand Amour, ou plutost la fortune voulut se moquer de luy, & luy donner le plus cruel
ennuy qu'autre peut avoir, ô Lindamor quelles vaines propositions sont les vostres ! En ce
temps Clidaman estoit party pour aller chercher avec Guiemants, les hazards des armes, &
pour lors se trouvoit en l'armée de Merovée, & encor qu'il y fust allé secrettement, si
est-ce que ses actions le descouvrirent assez, & parce qu'Amasis ne vouloit pas qu'il y
demeurast de ceste sorte, elle fit levée de toutes les forces qu'elle pût pour luy envoyer,
& comme vous sçavez, en donna la charge à Lindamor, & retint Polemas pour gouverner
sous elle à toutes ses provinces, jusques à la venuë de son fils, & cela elle le fit tant pour satisfaire à ces deux grands
personnages, que pour les separer un peu : car depuis le retour de Lindamor, ils avoient
tousjours eu quelque pique ensemble, fust que "rien n'est de si secret, qui en quelque
sorte ne s'esvante"
, & qu'à ceste occasion Polemas eust quelque vent que ce fust luy,
contre qui il avoit combattu, ou bien que l'Amour seul en fust la cause. Tant y a que chacun
cognoissoit bien le peu de bonne volonté qu'ils se portoient. Or Polemas demeuroit fort
content, & Lindamor ne s'en alloit pas mal-volontiers, l'un pour demeurer pres de sa
maistresse, & l'autre pour avoir occasion, faisant service à Amasis de se l'obliger,
esperant par ceste voye de se faciliter le chemin à ce qu'il aspiroit. Mais Polemas, qui
cognoissoit à l'œil combien il estoit deffavorisé, & combien au rebours son rival recevoit
de faveurs, n'ayant guiere d'esperance, ny à ses services, ny à ses merites ; recourut aux
artifices. Ainsi donc il aposte un homme ; mais un homme le plus fin, & le plus ruzé qui
fust jamais en son mestier, auquel sans le faire voir avec luy, & sans le faire
recognoistre à personne de la court, il fit secrettement voir Amasis, Galathée, Sylvie, moy
& toutes ces autres Nymphes, & non seulement leur monstra le visage, mais luy raconta
tout ce qu'il sçavoit de toutes, voire des choses plus secrettes desquelles comme courtisan,
il estoit bien informé, & puis le pria de se faindre Druide, & grand devin. Cet homme
s'appelloit Climan the, incognu en ces païs,
à ce que je crois. Il vint dans ce grand bois de Savignieu, pres des beaux jardins de
Mont-brison, où sur la petite riviere qui y passe presque au travers, il fit une logette,
& là demeura quelques jours, faisant le grand devineur, si bien que le bruit en vint
jusques à nous, & mesmes Galathée le sceut, qui l'alla trouver pour sçavoir quelle seroit
sa fortune. Ce rusé sceut si bien contrefaire son personnage, avec tant de circonstances,
& ceremonies, qu'il faut que j'advoüe le vray, j'y fus déceuë aussi bien que les autres.
Tant y a que la conclusion de sa finesse fut de luy dire, que le ciel luy avoit donné par
influence le choix d'un grand bien ou d'un grand mal, & que c'estoit à sa prudence de les
eslire. Que l'une, & l'autre procedoient de ce qu'elle devoit aimer, & que si elle le
mesprisoit, elle seroit la plus mal-heureuse personne du monde ; & au contraire
tres-heureuse, si elle faisoit bonne deliberation : que si elle le vouloit croire, il luy
donneroit des cognoissances si certaines de l'une, & de l'autre, qu'il ne tiendroit qu'à
elle de les discerner ; luy regardant la main, puis le visage, il luy dit, Un tel jour estant
dans Marcilly, vous verrez venir un homme vestu d'une telle couleur, si vous l'espousez, vous
estes la plus miserable du monde, puis il luy fit voir dans un miroir, un lieu qui est le long
de la riviere de Lignon, & luy dit, voyez-vous ce lieu, allez y à telle heure, vous y
trouverez un homme qui vous rendra heu reuse,
si vous l'espousez. Or Climanthe avoit finement sceu, & le jour que Lindamor devoit
partir, & la couleur dont il seroit vestu, & son dessein estoit que Polemas faignant
d'aller à la chasse, se trouveroit au lieu qu'il avoit fait voir dans le miroir. Or oyez je
vous supplie, comme le tout est reüssi. Lindamor ne faillit point de venir vestu comme l'avoit
dit Climanthe, & au mesme jour Galathée, qui avoit bonne memoire de ce que luy avoit dit
ce trompeur, à l'abort de Lindamor, demeura si estonnée, qu'elle ne sceut respondre à ce qu'il
luy disoit. Le pauvre Chevalier creut que c'estoit le desplaisir de son esloignement, de sorte
qu'apres luy avoir baisé la main, il partit, & s'en alla à l'armée plus content, que ne
vouloit sa fortune. Si j'eusse sceu qu'elle se fust mise en ceste opinion, j'eusse tasché de
l'en divertir, mais elle le me tint si secret, que pour lors je n'en eus aucune cognoissance.
Depuis s'approchant le jour que Climanthe luy avoit dit, qu'elle trouveroit sur les rives de
Lignon celuy qui la rendroit heureuse, elle ne me voulut pas dire entierement son dessein,
mais seulement me fit entendre qu'elle vouloit sçavoir si le Druide estoit veritable, en ce
qu'il luy avoit dit, qu'aussi bien la court estoit si seule, qu'il n'y avoit plus de plaisir,
& que la solitude seroit pour un temps plus agreable ; qu'elle estoit resoluë d'aller en
son Palais d'Isoure, la plus seule qu'il luy seroit possible, & que des Nymphes, elle ne
vouloit avoir que Sylvie & moy, sa
nourrice, & le petit Meril : quant à moy qui estois ennuyée de la court, luy dis, qu'il
seroit bien à propos de s'y aller un peu divertir, & ainsi faisant entendre à Amasis,
qu'elle s'y vouloit purger, elle s'y en alla le lendemain, mais ç'avoit esté sa nourrice qui
l'avoit fortifiée en ceste opinion, car ceste bonne vieille, qui aimoit tendrement sa
nourriture, estant de facile creance en ces predictions, comme sont la pluspart de celles de
son âge, la conseilla de le faire, & l'en pressa de sorte, que la trouvant des-ja toute
disposée, il luy fut aisé de la mettre en ce labyrinthe. Ainsi donc nous voila toutes trois
seules en ce Palais. Pour moy, je ne fus de ma vie plus estonnée, car figurez vous trois
personnes dans ce cahos de bastiment : Mais la Nymphe, qui avoit bien conté le jour que
Climanthe luy avoit dit, se prepara le soir auparavant pour y aller & s'habiller le plus à
son advantage qu'elle pût, & nous commanda d'en faire de mesme. De ceste sorte nous allons
dans un chariot jusques au lieu assigné, où estant arrivées, par hazard à l'heure mesme
qu'avoit dit Climanthe, nous trouvasmes un Berger presque noyé, & encores à moitié couvert
de boüe, & de gravier, que la fureur de l'eau avoit jetté contre nostre bord. Ce Berger
c'estoit Celadon, qui par hazard estant tombé dans Lignon, avoit failly de se noyer, mais nous
y arrivasmes si à propos, que nous le sauvasmes, car Galathée croyant que ce fust cestui-cy,
qui la devoit rendre heu reuse, dés lors
commença de l'aimer de telle sorte, que nous le portasmes dans le chariot, & de là jusques
au Palais sans qu'il revint à soy : pour lors le sable, l'effroy de la mort, les taches qu'il
avoit au visage gardoient que sa beauté ne se pouvoit remarquer, & quant à moy je
maudissois l'enchanteur, & le devin qui estoit cause que nous avions tant de peine, car je
vous jure que je n'en eus de ma vie tant. Mais depuis qu'il fut revenu à soy, & que son
visage ne fut plus souillé, il apparut le plus bel homme qui se puisse dire, outre qu'il a
l'esprit ressentant tout autre chose plutost que le Berger : je n'ay rien veu en nostre court
de plus civilizé, ny de plus capable à se faire aimer, si bien que je ne m'estonne pas si
Galathée en est tant esperdument amoureuse, qu'à peine le peut-elle abandonner la nuit : mais
certes elle se trompe bien, car ce Berger est perdu d'Amour, pour une Bergere nommée Astrée :
Si est-ce que toutes ces choses n'ont pas fait un petit coup contre Lindamor, car la Nymphe
ayant trouvé vray ce menteur, en ces deux commencements, est resoluë de mourir plutost que
d'espouser Lindamor, & s'estudie par toute sorte d'artifice de s'attirer ce Berger, qui ne
fait mesme en sa presence que souspirer l'esloignement d'Astrée, & son courroux. Je ne
sçay si la contrainte en quoy il se trouve (car elle ne le veut point laisser sortir du
Palais, si bien qu'il est en une honneste prison) ou si l'eau qu'il but quand il se preci pita, en est la cause, tant y a que depuis, il
est allé traînant, tantost dans le lict, tantost dehors, mais en fin, il a pris une fievre si
ardente, que ne sçachant plus de remede à sa santé, la Nymphe me commanda de venir en
diligence vous querir, afin que vous vissiez ce qui seroit necessaire pour le sauver.
Le Druide estoit demeuré fort attentif durant ce discours, & fit divers jugemens
selon les sujets des paroles de sa niece, & peut-estre assez approchant du vray, car il
cognut bien qu'elle n'estoit pas du tout exempte ny d'Amour, ny de coulpe. Toutefois comme
fort advisé qu'il estoit, il le dissimula avec beaucoup de discretion, & dit à sa niece
qu'il estoit tres-aise de pouvoir servir à Galathée, & mesme en la personne de Celadon, de
qui il avoit tousjours aymé les parents, & qu'encor qu'il fust Berger, qu'il ne laissoit
d'estre de l'ancien tige de Pan, & que ses ancestres avoient esleu ceste sorte de vie pour
plus reposée, & plus heureuse que celle des Cours, qu'à ceste occasion il le falloit
honorer, & faire bien servir, mais que ceste façon de vivre, dont usoit Galathée n'estoit
ny belle pour la Nymphe, ny honorable pour elle ; qu'estant arrivé au Palais, & ayant veu
ses desportements, il luy diroit comme il vouloit qu'elle se gouvernast. La Nymphe un peu
rougie de honte luy respondit, qu'il y avoit long temps qu'elle avoit fait dessein de le luy
dire, mais qu'elle n'avoit eu ny la hardiesse, ny la commodité, qu'à la verité Climanthe estoit cause de tout le mal. O respondit Adamas,
s'il y avoit moyen de l'attraper, je luy ferois bien payer avec usure le faux tiltre qu'il
s'est usurpé de Druide. Cela sera fort aisé dit la Nymphe, par le moyen que je vous diray. Il
dit à Galathée qu'elle retournast deux ou trois fois au lieu où elle devoit trouver cet homme,
en cas qu'elle ne l'y rencontrast pas la premiere fois. Je sçay que Polemas & luy ayant
esté trop tardifs le premier jour, ne manqueront d'y venir les autres suivants, qui voudra
surprendre ce trompeur, il ne faut que se cacher en ce lieu, car sans doutte il y viendra,
& quant au jour vous le pourrez sçavoir de Galathée, car pour moy je l'ay oublié.
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LE
DIXIESME
LIVRE D'ASTREE.
Avec ces discours, le Druide, & la Nymphe tromperent une partie du chemin,
ayant esté & l'un & l'autre si attentif, que presque sans y penser, ils se trouverent
aupres du Palais d'Isoure. Mais Adamas qui vouloit en toute façon remedier à ceste vie, ne