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LE
PREMIER
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Depuis que la deliberation fut faite parmy les bergeres de Lignon, d’aller
dans trois jours toutes ensemble visiter la desguisée Alexis, Amour qui se
plaist à tourmenter avec de plus cuisantes peines, ceux qui le servent,
& qui l’adorent avec plus de perfection, commença de faire ressentir à
la bergere Astrée de certaines impatiences, qui se pouvoient dire aveugles,
& des quelles elle eut pu
malaisément donner quelque bonne raison : car l’on en eust bien peut-estre
trouvé quelqu’une au violant desir qu’elle avoit de voir Alexis, parce qu’on
luy avoit rapporté que son visage ressembloit à celuy de Celadon, si la
resolution de l’aymer n’eust point d’abord preocupé l’esprit de cette sage
fille, ou plustost si cette resolution n’eust point esté devancée par une
amour desja grande & impatiente : & sans doute l’on peut dire
qu’elle estoit née cette nouvelle Amour, puis que tous les effects qu’une
naissante affection a accoustumé de produire, se trouvoient dés lors en
l’ame de cette nouvelle Amante, de sorte que les trois jours qui avoient
esté pris pour faire ce tant aggreable voyage, & qu’elle nommoit trois
siecles de longues & fascheuses années, luy sembloient si longs, qu’elle
eut bien voulut que sa vie eut esté d’autant abregée, pourveu que le jour si
desiré vint tant plustost luy donner le contentement qu’elle esperoit : Mais
lors qu’Alexis sceut par son frere, que veritablement Astrée devoit la
visiter dans si peu de temps, quel sursaut fut celuy de cette déguisée
Druyde ? Elle ressentit tout à coup deux bien differentes passions, encores
qu’un mesme sujet les eut produites dedans une mesme ame : sa joye ne fut
pas petite de penser que dans si peu de jours elle joüyroit de l’agreable
veuë de sa bergere, & pourroit l’entretenir, encore que sous ces habits
empruntez : mais sa crainte n’estoit guere moindre, quand elle pensoit que
si elle estoit recognuë, sa maistresse auroit occasion de l’accu ser de desobeyssance, & d’avoir
contrevenu à ses commandemens, faute qu’elle n’eust voulu commettre pour la
perte mesme de sa vie, & reproche qu’elle n’eust pu souffrir sans la
mort : Car ayant conservé son affection jusques en ce temps-là, pure &
exempte de toute sorte de blasme, elle eut beaucoup plustost choisi de
n’estre plus, que de la noircir de la moindre tache d’infidelité, ou de peu
de respect : Et toutesfois suivant la coustume de ceux qui ayment bien, elle
retenoit plus souvent ses pensers sur les agreables images que son espoir
lui representoit, que sur celles de la crainte, si bien qu’elle commença de
trouver le terme de trois jours trop reculé, & accusoit en son
impatience ceux qui l’avoient ainsi ordonné sans raison.
Que si Leonide qui sçavoit tous les secrets de son cœur, & qui sembloit
estre destinée à n’avoir jamais ce qu’elle desiroit, mais à contribuer
seulement toute sa peine, & toute son industrie au contentement
d’autruy, n’eut par ses doux entretiens, & par ses complaisances
ordinaires accourcy la longueur de ses jours ennuyeux, elle eut passé sans
doute une assez fascheuse vie : Mais combien cette attente eust-elle esté
beaucoup plus difficile à toutes deux, si le berger eust sceu l’impatience
d’Astrée, & si Astrée eust esté asseurée que ce n’estoit pas la
ressemblance de son berger : mais son berger mesme qu’elle verroit où elle
alloit chercher cette Druyde ? Et considerez combien Amour est mauvais
maistre, & combien il paye mal la peine de ceux qui le servent : il
donne à ces Amants tout ce qu’ils
sçauroient desirer, car il fait qu’ils meurent d’amour l’un pour l’autre,
& il n’y a point de desir en leur ame plus ardent que celuy de cette
reciproque volonté : mais comme s’il estoit jaloux que les humains jouyssent
de ces contentemens, qui sont les plus grands que les Immortels puissent
avoir, il veut qu’ils ignorent le bien qu’il leur fait, & que dans cette
ignorance ils n’en jouïssent point. Car Celadon ayant esté si cruellement
condamné à un eternel bannissement, que pouvoit-il accuser de cette
injustice, que le changement de l’amitié de sa Bergere ? Et Astrée l’ayant
veu precipiter dans les eaux de Lignon ; & depuis ayant eu opinion que
son esprit estoit revenu vers elle lors qu’elle dormoit, que pouvoit-elle
penser, sinon que l’amour du Berger n’ayant pu souffrir la cruauté de son
commandement, il avoit recouru à la mort pour fuir l’insupportable sentence
de son courroux ? Et cette consideration la tourmentoit de si grands
repentirs, qu’elle estoit fort peu souvent seule, qu’incontinent les
souspirs ne tesmoignassent le regret de son ame : & les larmes, le
cuisant desplaisir qu’elle en avoit.
Le jour en fin tant impatiemment desiré fut devancé & par cette nouvelle
Druyde, et & par la nouvelle Amour d’Astrée, parce que toutes les deux
ne pouvant attendre le lever du Soleil, sortirent du lict dés la premiere
clarté de l’Aurore. Celadon qui fut le plus diligent, ne pouvant trouver
repos dans les plumes du sien, & accusant le Soleil d’être paresseux,
appelloit & con juroit l’Aurore
d’ouvrir promptement les portes du Ciel, afin de donner commencement à ce
jour bien-heureux, & si longuement attendu : & parce que sa lumiere
ne paroissoit point encore, il chanta dans le lict mesme tels vers.
SONNET
Sur une attente.
O Moments paresseux trainez si lentement :
O jours
longs à venir, longs à clorre vos heures,
Qui vous tient endormis
en vos tristes demeures ?
Vous souliez autresfois couler si
vistement.
O Ciel qui traines tout avec ton roullement,
Et qui
des autres Cieux les cadences mesures,
Dy moy qu’ay-je commis,
& par quelles injures
T’ay-je fait allantir ton leger
mouvement ?
Moments vous estes jours, jours vous estes années,
Qui de vos pas de plomb n’estes jamais bornées,
Que les siecles
plus longs vous n’alliez égalant.
Penelope de nuict deffaisoit sa journée,
Je croy que
le Soleil va ses pas rappellant
Pour prolonger le jour, & ma
peine obstinée.
Cependant que le berger se plaignoit de ceste sorte, le temps s’escouloit,
& peu à peu faisoit approcher l’heure de la premiere clarté du jour, qui
ne donna pas si tost par les vitres dans sa chambre, que de berger devenu
Druyde, en prenant les habits d’Alexis, elle laissa le nom de Celadon pour
celuy de la fille d’Adamas. Trop heureuse en ce changement si elle eut pu
aussi se despoüiller de la passion qui la faisoit déguiser de cette sorte !
Mais le cœur de Celadon, qui sous ces habits empruntez, ne laissoit de luy
demeurer dans l’estomach, n’eut jamais consenty à ce change, non pas mesme
quand la mort l’eut voulu ravir du lieu où il estoit. Vestu donc des habits
d’Alexis, aussi tost que la porte du logis fut ouverte, il s’en alla tout
seul dans un petit boccage qui regardoit sur la plaine, & d’où se
pouvoit remarquer presque tout le cours de la delectable Riviere de Lignon :
mais aussi-tost qu’il y eut jetté les yeux dessus, combien les arresta-t’il
promptement sur l’endroit où demeuroit Astrée, & se representant
l’heureuse vie qu’il avoit passée en ce mesme lieu, lors qu’en ses propres
habits, & non point sous un nom emprunté, il luy estoit permis d’estre
auprés de sa bergere. Que de souspirs luy desroba cette pensée, & que
d’agreables souvenirs luy remit-elle en la memoire ! Il s’alloit une à une
redisant les favorables responces, qu’à diverses fois sa bergere luy avoit
faites, lors que quelquefois pressé d’amour il la supplioit de luy donner
quelque asseurance de sa bonne volonté, ou quand la crainte le geloit, de
peur qu’en fin la haine de leurs parens
ne prevalut par dessus ses services ; là ne furent oubliées les traverses
d’Alcipe & d’Hippolyte, ny les contrarietez d’Alcé, ny le courroux de
leurs parens, ny les longs voyages qu’on luy avoit fait faire, ny les
finesses que l’Amour luy avoit enseignées, ny la constance qu’Astrée avoit
tousjours fait paroistre en toutes les difficultez qui s’estoient
presentées, ny bref une seule chose qui luy pust tesmoigner qu’elle l’avoit
aymé. Et apres considerant ce qui luy estoit avenu, lors qu’elle le bannit
de sa presence, & cherchant des yeux le lieu malheureux où il receut
cette rigoureuse ordonnance : Le voilà bien, dit-il, le monstrant du doigt,
l’endroit destiné à me ravir tous mes contentemens, & à donner naissance
à tous mes ennuis : Mais, s’escrioit-il apres estre demeuré quelque temps
les bras croisez & sans dire mot, Mais est-il possible que d’une si
grande affection il soit procedé une si grande hayne, d’une si grande
constance un si grand changement, & d’un si grand bonheur un desastre si
peu attendu ? Et lors se taisant comme s’il eust consideré avec admiration
la difference qu’il y avoit de sa vie passée à celle qu’il alloit trainant ;
Et bien, reprenoit-il un peu apres, & bien elle est veritablement
tres-grande cette difference que tu admires, mais tu en dois estre moins
estonné, de voir que tu sois encore en vie, apres avoir perdu tout ce qui te
pouvoit donner quelque volonté de vivre.
Astrée cependant qui de toute la nuict n’avoit pu clorre l’œil, ne vit pas
plustost paroistre la premiere blancheur de l’Aurore, que se jet tant à bas du lict, elle s’habilla en
diligence, & s’en alla avec la mesme haste trouver ses compagnes, qui
n’ayans pas tant de passion qu’elle, reposoient aussi avec moins
d’inquietude : Et quoy qu’en y allant elle vid Silvandre au carrefour de
Mercure, qui estoit couché dessus les marches du Terme ; si est-ce que pour
ne perdre un moment de temps, elle ne voulut parler à luy, à fin d’estre
plustost vers ces deux cheres amies, qu’elle croyoit bien encores treuver
endormies, mais qu’elle esperoit de faire haster tant plustost qu’elle y
seroit. Et d’effect les ayant treuvées bien avant encores dans leur sommeil
(car expressément ce jour elles avoient couché ensemble) elle les éveille,
les appelle paresseuses, & pour leur donner occasion de se lever plus
promptement, leur jette en terre & couvertes & linceuls, les
laissant beaucoup plus estonnées de voir faire une telle action à cette
Bergere, que non pas de se trouver nuës dessus le lict : mais elle estoit
excusable, puis qu’une plus forte passion que n’estoit pas son humeur l’y
contraignoit. O Silvandre ! que tu eusses eu d’obligation à cette Bergere,
si interrompant tes pensées elle t’eust emmené avec elle pour tesmoing de
cette action ? Juge quel effect cette veuë eust causé en toy, puis qu’Astrée
voyant ces beautez en demeura ravie ? Et dit en souspirant, Ha ! Diane, si
vous eussiez esté la troisiesme dans le Temple, pour certain Celadon vous
eust donné la pomme, & ce jour-là n’eust pas esté le commencement de
nostre malheureuse amitié. Astrée, luy respondit-elle, vous estes à ce matin si peu sage, que je ne sçaurois
croire vostre jugement estre bon : aussi est-ce le moindre de mes soucis,
que celuy de la beauté, n’y ayant plus rien au monde qui me la puisse faire
desirer. Si est-ce, respondit Astrée, que venant icy, j’ay rencontré une
personne, qui, je m’asseure, esliroit plustost la mort, que de souffrir la
continuation de cette volonté en vous : Et si vous l’aviez veu comme moy,
renversé dessus les marches du Terme de Mercure, les bras croisez, & les
yeux tendus contre le Ciel, vous croiriez que je ne ments pas. Je sçay bien,
dit-elle, que vous voulez parler de Silvandre : mais, ma sœur, ne
sçavez-vous que c’est par gageure ? Les feintes, repliqua Astrée, ne donnent
jamais de si veritables passions, & tenez moy pour la plus ignorante
personne du monde en ceste science, si Silvandre ne vous aime passionnément,
& si cette amitié, quelque traictement que vous luy puissiez faire, ne
l’accompagne dans le cercueil : Car ces personnes melancoliques, & qui
sont lantes & tardives à aimer, quand une fois elles s’esprennent,
jamais plus leur amour ne s’esteint. Je vous avouë, ma sœur, respondit
Diane, que dés le commencement que cette gageure se fit, j’eus cette mesme
apprehension ; & n’eust esté que je cogneus que vous le vouliez ainsi,
jamais je n’y eusse consenty, sçachant assez combien ces feintes sont
dangereuses, & combien sont importuns la pluspart de ceux qui aiment,
desquels ordinairement l’opiniastreté procede de vouloir vaincre ce qu’ils
jugent de plus malaisé : mais puis
que le mal de ce Berger est procedé de la permission que vous luy avez fait
avoir de moy, je suis resoluë qu’aujourd’huy sera le dernier jour qu’il en
aura le congé : car en la presence d’Alexis & de Leonide, je donneray le
jugement de Philis & de luy : aussi bien les trois Lunes sont escoulées,
& le retardement que j’y ay mis n’a esté que pour le desir que j’avois
que la Nymphe vist la fin de cette action, comme desja elle avoit assisté au
commencement. Astrée se teut pour ne luy desplaire : mais Philis prenant la
parole. Et quoy ma sœur, luy dit-elle, avez vous opinion que quand vostre
jugement sera donné, s’il vous ayme, il cesse de vous aymer ? J’ay opinion,
respondit Diane, qu’il ne parlera pas à moy de la sorte qu’il a fait, &
que s’il m’ayme, il en aura toute la peine. O Diane, repliqua Philis, que
vous l’entendez mal : A cette heure vous pouvez feindre, que tout ce qu’il
vous dit, c’est pour nostre gageure, au lieu que quand cette excuse n’y sera
plus, vous serez obligée de recevoir ses paroles à bon escient. Je sçay
bien, reprit Diane, que ce que vous dites est vray : mais s’il parle à moy
autrement qu’il ne doit, je le traitteray en façon qu’il n’y retournera pas
la seconde fois. Philis alors se mettant à rire, O ma compagne, luy
dit-elle, nous en avons bien veu d’autres qui avoient faict ces mesmes
resolutions, & qui en fin ont esté contraintes de les changer : car
dites moy je vous supplie, s’il continuë à vous en parler apres la premiere
defence que vous luy en ferez, que sera-ce pour cela ? le tuerez-vous s’il y
contrevient ? Je ne le tueray pas,
respondit Diane, mais je parleray bien à luy, de sorte que s’il m’ayme, il
craindra de ne me plus importuner, & s’il ne m’ayme pas, il plaindra la
peine de feindre plus avant. Au contraire, luy repliqua Philis, s’il ne vous
ayme pas, il ne se souciera guere de vous déplaire, & s’il vous ayme,
son affection l’empeschera de vous obeyr en ce qui contrevient à son amour :
car, ma sœur, soyez asseurée qu’une violente passion peut bien estre
contrariée, mais non pas effacée entierement : vous verrez qu’il obeyra
peut-estre quelque temps à vos rigoureuses deffences : mais peu apres il
rompra toutes considerations, & comme un torrent qui rencontre en son
cours quelques empeschemens, au commencement s’arreste, puis peu à peu se
renforçant, non seulement il emporte cette deffence, mais surmontant ses
propres bords, inonde, & assable tous les champs d’alentour ; De mesme
dis-je, vous verrez qu’apres s’estre contraint quelques jours, son affection
l’emportera par-dessus toutes vos deffences, & Dieu vueille que ce ne
soit avec tant de violence que chacun ne le recognoisse. Et si cela avient,
comme vous devez croire qu’il aviendra, qu’est-ce que vous luy ferez de
plus, que de renouveller encores ces premieres deffences ? Je veux bien
qu’elles soient plus rigoureuses, mais en fin ce ne seront que des paroles,
& croyez moy qu’elles ont fort peu de force sur ceux qui aiment, comme
je croy que fait Silvandre. Ma sœur, adjousta froidement Diane, je n’ay
encores jamais veu de ces opiniastres dont vous parlez, & quand j’en ren
contreray, je chercheray les
moyens de m’en défaire, ne croyant pas que le Ciel nous ait fait si
miserables, que nous ayant desnié la force, il ne nous ait donné la prudence
pour nous pouvoir conserver. Ainsi alloient discourant ces belles Bergeres
cependant qu’elles s’habilloient, & desja estans prestes, apres avoir
donné la charge de leurs trouppeaux à quelques jeunes enfans qui demeuroient
au logis, elles s’acheminerent au carrefour de Mercure, où chacun se devoit
assembler, pour apres s’en aller au Temple de la bonne Deesse, & de là
vers Alexis. Silvandre avoit devancé tous les autres, comme celuy qui
n’avoit contentement que quand il voyoit Diane, ou quand, sans estre
interrompu, il pouvoit entretenir ses pensées. Lors qu’elles y arriverent,
ce Berger chantoit, & estoit tellement ravy en son imagination,
qu’encores qu’elles fussent tout aupres de luy, si est-ce qu’il ne les
appercevoit point. Les paroles qu’il disoit estoient telles :
SONNET,
Qu’il ayme en lieu trop haut.
Mon cœur qui t’eslevant d’un vol trop temeraire,
Ne
vois de ton desir la fole trahison,
Et qui sans y penser avales le
poison
Sous un sucre trompeur, que penses-tu de faire ?
Mon cœur ne vois-tu pas qu’il seroit necessaire
Pour
trouver quelquefois à ton mal guerison,
De nous hausser plus haut
que ne veut la raison,
Ce garçon imitant, qui ne creut à son
pere.
Je voy bien que tu dis, qu’en un sujet si beau,
Il
vaut mieux que la mer nous serve de tombeau,
Et qu’Amour dans la
perte a mis la recompense.
O mon cœur ! il est vray, je ne t’en dédis pas :
Mais
pour n’estre deceus, n’ayons donc esperance
De nul autre bon-heur,
que de ce beau trespas.
Diane le voyant en cest estat, cogneut bien qu’Astrée & Philis luy
avoient dit la verité, & qu’il se preparoit un grand combat pour elle,
parce que depuis la mort de Filandre, elle n’avoit jamais eu ressentiment de
bonne volonté, que pour ce Berger. Et toutesfois ne pouvant souffrir que
Silvandre la servist, pour estre une personne incognuë, elle se voyoit
contrainte d’user d’extreme rigueur contre l’affection de ce Berger, &
peut-estre en quelque sorte contre la sienne propre. Durant ces pensées,
Philis qui aymoit Silvandre, depuis qu’en partie il avoit esté cause de
faire cesser la jalousie de Lycidas, en eut pitié, & se tournant vers
Diane, luy dict fort bas en l’oreille. J’avouë, ma maistresse, que ce berger vous aime mieux que moy,
& je crains fort que si vous estes juste juge, je ne perde ma cause. Et
parce que Diane ne luy respondit rien, ayant l’esprit diverty ailleurs, lors
qu’il eust finy ses vers, elle feignit, selon sa coustume, de le vouloir
contrarier. Et quoy, Berger, dict-elle en le surprenant, faites-vous si peu
de conte de la compagnie qui est icy, que vous ne daignez seulement la
regarder ? Silvandre s’estant esveillé à cette voix, car il estoit dans ses
pensées, comme dans un profond sommeil, se releva promptement, & apres
avoir salüé ces Bergeres : J’avouë, dit-il, à ce coup, que Philis m’a
obligé, encores peut-estre que son intention ait esté au contraire. Vostre
ingratitude, respondit Philis, est si grande envers moy, que je ne
conseilleray jamais personne de vous obliger, puis que vous le recognoissez
si mal. Et puis continuant, Est-ce ainsi Berger, dit-elle, que vous me
remerciez de la peine que j’ay prise de vous advertir de vostre devoir, en
vous faisant avoir la veuë de ce que vous dites que vous aymez ? Quand ce ne
seroit que l’incivilité dont vous usiez, en ne rendant l’honneur à ces
Bergeres que vous leur deviez, encores me seriez vous infiniment redevable,
& devriez user d’autre recognoissance que vous ne faites. Silvandre
respondit froidement à cette Bergere, Vous me faictes souvenir, Philis, de
ces chevres, qui apres avoir remply le vaze de leur laict, donnent du pied
contre, & le cassent : car m’ayant en quelque sorte obligé, vous rompez
cette obligation par les reproches dont vous usez envers moy ; &
d’autant qu’elles me sont aussi
difficiles à supporter, qu’il m’est impossible de ne recognoistre une grace
lors que je l’ay receuë, je suis contraint de leur respondre, apres avoir
avoüé encor une fois pour ma satisfaction que je vous suis redevable, mais
non pas tant que vos paroles nous veulent persuader : car qu’est-ce que je
vous dois, & qu’avez-vous fait pour moy ? cela mesme que feroit l’aboy
de Driopé, si quelqu’un survenoit quand Diane est endormie. Je confesse
toutesfois que la peine que vous y avez prise merite d’estre recognuë, mais
quelle recognoissance vous doit-on ? celle-là mesme que Diane a accoustumé
de faire à son cher Driopé, lors qu’il a faict quelque chose qui luy a esté
agreable ? que si vous luy demandez quelle elle est, elle vous dira que pour
toute recompense elle luy met la main sous le menton, l’approche de sa joüe,
& luy donne deux ou trois petits coups sur la teste : Puis que vous
n’avez rien fait davantage pour moy, vous devez estre contente du mesme
payement. Astrée & Diane ne se peurent empescher de rire de cette
plaisante responce, & Lycidas mesme qui y estoit survenu en mesme temps,
lors que Diane ayant repris son haleine, dit à Silvandre, Encores oubliez
vous, Berger, que quelquefois pour le caresser d’avantage, je luy crache au
nez. S’il ne tient qu’à cela, ma maistresse, dict Silvandre, que je ne sorte
de l’obligation que je luy ay, j’y satisferay tout à cette heure : & à
ce mot il s’avança, faisant semblant de luy vouloir prendre le dessous du
menton, mais elle se recula, & feignant un visage severe, dit au Berger,
Si vous satisfaites à toutes vos
debtes avec mesme monnoye, je suis d’avis que ceux à qui vous devez vous en
quittent aussi bien que je fay, puis que le payement en est si mauvais :
& toutesfois, ingrat, si ne pouvez vous nier que l’obligation que vous
m’avez ne soit grande, quand ce ne seroit que pour avoir changé vos
fascheuses pensée. en la veuë de cette belle Diane. Cette obligation,
dit-il, est grande, si vostre intention est telle que vous la dites : mais
parce que tout present qui vient de l’ennemy, peut estre soupçonné de
trahison, pourquoy ne diray-je qu’en ce bien que vous m’avez fait, vostre
dessein a esté tout au contraire ? Et quel, repliqua Philis, pourroit-il
avoir esté ? Vous avez peut-estre pensé, dit-il, que les rigueurs de ma
Maistresse, me donneroient plus de peine que l’incertitude de mes pensées,
ou bien, parce que vous sçavez que plus on void la chose aymable, & plus
l’amour s’en augmente : vous avez creu ne me pouvoir faire mourir plus
promptement qu’en me faisant voir cette Bergere, afin d’en faire de sorte
augmenter ma flamme, qu’il n’y ait plus d’esperance de salut pour moy. Mais
Philis, ne croyez pas que je refuse cette mort, puis que je sçay bien que je
ne la puis eviter, & qu’il n’y a vie qui soit plus desirable.
Cette dispute eust bien plus longuement duré entre ce Berger & cette
Bergere, n’eust esté qu’ils virent desja assez pres d’eux une grande
trouppe, qui se venoit assembler au carrefour de Mercure, pour de là s’en
aller tous ensemble voir Alexis. Et parce que pour se desennuyer ils alloient chantant tour à tour,
Silvandre se teust pour escouter un Berger, qui disoit tels vers, &
lesquels il sembloit que Diane fut bien aise d’escouter, tant pour la
douceur de la voix de celuy qui les chantoit, que pour mettre fin à leur
discours avant que toute la trouppe fut arrivée.
STANCES
Contre une Bergere inconstante.
I.
Esprit plus dangereux que la mer n’est à craindre,
Et
de qui l’amitié m’apprend à desaimer :
N’esperez que vos feux
puissent plus r’allumer
Ce qu’ils pûrent estaindre :
C’est un
peu sage Nocher,
Qui battu de mesme orage,
Contre le mesme
rocher
Se perd d’un second naufrage.
II.
Vous estes plus glissant qu’un glacé precipice,
Plus
on vous veut serrer, & moins on vous estraint :
Malheureux est
celuy que le Ciel a contraint
A vous faire service :
Vous estes pour son
tourment,
Luy Sisiphe, & vous la roche
Qui retombe
incessamment,
Quand du sommet elle approche.
III.
Vostre ame qui sans chois brusle de toute flame,
Sous
tant de divers feux estouffa mon ardeur,
Par un contraire effect,
produisant la froideur
Dont se gele mon ame :
Par des
contraires, en l’air
On oit gronder le tonnerre,
Qui devancé
d’un esclair
Fait trembler toute la terre.
IIII.
Ce n’est donc sans raison, si dénouant mes chaines,
Je sorts de la prison où j’ay languy pour vous :
Je vivray bien
contant de faire voir à tous
Que vos armes sont vaines :
Et
pour marque de vainqueur,
Je paindray pour mes trophées
Des
flames dessous un cœur :
Mais des flames estouffées.
Ce Berger qui chantoit, fut bien tost recogneu pour estre Corilas, qui se
souvenant encores des tromperies de Stelle, ne pouvoit cacher la haine que
veritablement il avoit conceuë contre elle. D’autre costé, la Bergere apres
l’avoir recherché, & recogneu qu’elle y perdoit son temps, changea aussi
son amitié en haine : Ce qui estoit
tellement recogneu de chacun, que l’on les nommoit ordinairement les amis
ennemis : à ce coup la Bergere ne luy respondit point, parce qu’au mesme
temps qu’elle voulut ouvrir la bouche, Hylas se mit à chanter tels vers, qui
sembloient avoir esté faicts aussi bien pour sa deffence, que pour celle de
l’humeur du berger qui les chantoit.
SONNET,
D’aymer en divers lieux.
Si l’Amour est un bien comme on nous faict entendre,
Le bien communiqué, ce me semble, vaut mieux.
Qui sera le Timon
severe & sourcilleux
Qui reprendra le mien, plus je pourray
l’estendre ?
Si c’est un mal aussi, qui me sçauroit deffendre
De
finir promptement ce qu’on dit vicieux ?
Soit donc ou bien ou mal
d’aymer en divers lieux,
Ou de cesser d’aymer, nul ne me peut
reprendre.
Les Cieux s’aiment entr’eux, & d’un lien d’aimant
L’un avec l’autre Amour estraint chasque Element.
Et n’aymeray-je
pas, ne voyant rien qui n’ayme ?
La Nature en changeant se rend belle çà bas.
Rien
n’est en l’Univers qui ne change de mesme :
Et voyant tout changer,
ne changeray-je pas ?
A ces dernieres paroles cette troupe se trouva si pres d’Astrée & de ses
compagnes, qu’elles se vindrent salüer & donner le bon-jour, & par
ainsi l’on cessa de chanter pour se demander des nouvelles les unes aux
autres, & sçavoir comme la nuict avoit esté passée parmy elles : un seul
Hylas faisoit paroistre de ne se guere soucier de tout ce qu’elles
faisoient, & s’adressant à Silvandre : Eh mon amy, luy disoit-il, &
n’y a-t’il personne icy qui sçache aymer que moy ? Que s’il y en a quelque
autre, à quoy vous amusez vous tous de perdre ainsi le temps en ces petites
niaiseries, au lieu de l’employer à s’en aller vitement vers la belle
Alexis ? Je m’asseure, respondit Phylis, qui l’ouyt, que nous y serons assez
tost pour avoir le loisir d’y employer toute ta constance : Vous vous
trompez, mon ennemie, respondit Silvandre, il a raison de nous haster,
autrement il est dangereux que la fin de son amour ne devance le
commencement de nostre voyage. Tu penses peut-estre, dict Hylas, me blasmer
fort, en disant que je n’ayme pas long-temps ; & au contraire je tiens
que c’est l’une des plus grandes loüanges que tu me puisses donner : car
dy-moy Silvandre, celuy qui en un quart-d’heure fait plus de chemin qu’un
autre en tout un jour, n’est-il pas estimable ? & le Masson qui bastit
une maison en un mois, qu’un autre
n’oseroit entreprendre en un an, n’est-il pas tenu pour meilleur maistre ?
Si tu voulois rendre, respondit Silvandre, ton Amour un laquais, je pense
que plus il pourroit aller viste, & plus il seroit estimable : mais pour
le Masson duquel tu parles, tu te trompes Hylas, à croire celuy qui se
diligente le plus estre le meilleur artisan : car ce nom doit estre donné à
celuy qui faict le mieux ce qu’il entreprend, & non pas à qui s’en
depesche plustost, parce que ceux cy gastent presque ordinairement l’ouvrage
où ils mettent les mains. Hylas vouloit respondre lors que toute cette belle
compagnie commença de s’acheminer vers le temple de la bonne Deesse, où
Chrisante les attendoit à disner, parce que cette venerable Druyde ayant
sçeu leur deliberation, & voulant elle aussi rendre ce devoir à la belle
Alexis, elle avoit prié ces belles & discrettes bergeres de passer à
Bon-lieu, affin de se mettre dans leur trouppe. Les bergeres qui creurent
cette compagnie leur estre fort honorable, ne luy voulurent refuser ceste
requeste ; & par ainsi Silvandre à ces dernieres paroles rompit
compagnie à l’inconstant Hylas, pour prendre Diane sous les bras, & luy
aider à marcher, plein de contentement de se voir aupres d’elle sans que
Paris y fut : Que si alors la deguisée Alexis eut eu la veuë assez bonne,
elle les eut bien pu voir partir du carrefour de Mercure, parce qu’estant en
ce petit boccage relevé, elle n’avoit jamais pu oster les yeux de l’endroit
où elle pensoit que fut alors la belle Astrée, si ravie en ses pensées,
qu’il sembloit que sa veuë fut at
tachée où elle regardoit, sans faire autre action qui montrast qu’elle fut
en vie, sinon qu’elle respiroit, ou pour mieux dire souspiroit de tant en
tant.
Cette pensée l’eust longuement entretenuë si Leonide ne l’en eust divertie :
Ceste Nymphe qui ne pouvoit assez bien amortir ces flames qui la souloient
brusler pour Celadon, se plaisoit de sorte en la compagnie d’Alexis, qu’elle
ne l’abandonnoit que le moins qu’il luy estoit possible. Et parce que le
sage Adamas avoit bonne memoire de ce que Silvie luy en avoit dit, encores
qu’il recogneust assez l’extréme affection que le berger portoit à la belle
Astrée, si ne pouvoit-il s’empescher de vivre en une peine extréme, sçachant
bien que sa niepce n’estoit pas si peu agreable, qu’elle ne peust pour
quelque temps faire oublier à un jeune cœur tous les devoirs de la loyauté :
Et ceste consideration eust bien eu tant de force sur luy, que jamais il
n’eust permis que ce jeune berger fust entré en sa maison, sous le nom &
les habits de sa fille Alexis, si l’Oracle ne luy eust promis que quand
Celadon auroit son contentement, sa vieillesse aussi seroit contente pour
jamais : car y estant si fort interessé, il choisist plustost la peine de
veiller de pres les actions de l’une & de l’autre, que de perdre le bien
que le Ciel luy en promettoit. Et parce qu’il ne pouvoit tousjours estre
aupres d’elles, d’autant que les affaires & domesticques &
publicques l’appelloient bien souvent ailleurs, il avoit commandé à Paris de
ne les abandonner que le moins qu’il pourroit, de peur qu’Alexis ne s’ennuyast si elle demeuroit
seule.
Ce matin, aussi tost qu’il sceut qu’elles estoient hors du logis, & que
Paris trop long à s’habiller n’estoit avec elles, il sortit incontinent
apres, & suyvant sa niepce, fut presque aussi tost qu’elle dans le
boccage, où Alexis avoit desja quelque temps entretenu ses pensées. Le bruit
que la Nymphe fit en arrivant fut cause que Celadon tourna le visage vers
elle, & qu’il aperceut la venuë du Druide, à qui elle portoit un si
grand respect, qu’encores qu’elle eust mieux aimé demeurer seule pour avoir
plus de commodité de penser en Astrée.: si est-ce que feignant le contraire,
elle l’alla treuver & luy donner le bonjour, avec un visage plus joyeux
que de coustume, dequoy Adamas s’estant pris garde, apres luy avoir rendu
son salut, il luy dict, Que le bon visage qu’il luy voyoit à ce matin, luy
estoit un presage que ceste journée luy seroit heureuse. Dieu vueille, mon
Pere, respondit Alexis, que vous en receviez du contentement : car quant à
moy je n’en espere point que par ma mort : que si vous me voyez plus joyeuse
que de coustume, c’est que tous les jours que je paracheve, il me semble
avoir aproché d’autant la fin du supplice que la fortune m’a ordonné ;
imitant en cela ceux qui sont contraints de faire un long & penible
voyage, & qui tous les soirs quand ils sont arrivez à la fin d’une
journée, content la quantité des lieuës qu’ils ont faictes, leur semblant
que c’est autant de diminué de la peine qu’ils doivent avoir. Le Druide luy
res pondit froidement : Mon enfant,
ceux qui vivent sans esperance d’allegement en leurs miseres, offensent non
seulement la providence de Tautates, mais aussi la prudence de ceux qui ont
pris le soing de leur conduite : Et en cela j’aurois occasion de me plaindre
doublement de vous, d’un costé pour le tiltre de Druide que j’ay en ceste
contrée, à cause de l’offense que vous faites à Dieu, & de l’autre,
comme Adamas, de celle que vous me faites, puis que l’Oracle vous a remis
entre mes mains. Mon Pere, respondit Alexis, je serois tres-marry d’offencer
nostre Tautates, ny vous aussi : & si mes paroles n’ont peu me bien
expliquer, je vous diray que mon intention n’a pas esté de douter de la
providence de nostre grand Dieu, ny de vostre prudence : mais ouy bien de
croire que sa volonté n’est pas de me donner jamais contentement tant que je
vivray, & que mon malheur est si grand qu’il surpasse toute la prudence
des humains. Il faut que vous sçachiez, reprit Adamas, que la mécognoissance
d’un bien receu, faict bien souvent retirer la main du bien-faicteur, &
la rend plus chiche qu’elle n’estoit auparavant : Prenez garde que vous ne
soyez cause que le Ciel en fasse de mesme, car vous recognoissez si mal
celuy qu’il commence de vous faire, qu’avec raison vous pouvez craindre
qu’au lieu de continuer, il ne vous charge de nouveaux supplices. Ne
considerez-vous point qu’ayant demeuré perdu si longuement dans un sauvage
rocher, où il n’y avoit que luy & vous, qui vous y sceussiez, il y a
conduit par ha zard Silvandre pour
vous donner quelque consolation ? Et pour la rendre encores plus grande,
n’a-t’il pas fait qu’Astrée mesme vous y soit allé treuver : que vous l’ayez
veuë, voire que vous l’ayez presque oüye, & les plaintes qu’elle faisoit
pour vous ? Quel commencement de bonheur pouviez vous esperer plus grand que
celui-là ? Je ne vous mets point icy en conte les visites de Leonide &
de moy, car peut-estre vous ont-elles esté importunes, mais si feray bien la
pensée qu’il me donna de vous conduire chez moy, sous le nom & sous les
habits de ma fille Alexis, parce que c’est de luy, sans doute, qu’elle
vint : d’autant que faisant dessein de vous remettre au comble de vos
felicitez, il a voulu que comme la fortune, sans que vous ayez fait faute,
vous a ravy vostre bien : de mesme il vous soit rendu sans que vous y ayez
en rien contribué. Et d’effect, quel commencement est celuy-cy ? Et croyez
vous que sans son ayde particuliere, ces habits qui vous couvrent peussent
abuser les yeux de tant de personnes ? Qui est-ce de tout vostre hameau,
mesme de vos amis plus familiers qui ne vous ait veu & mécogneu ? Il n’y
a pas jusques à vostre frere qui n’y ait esté trompé : Et là ne s’arrestant
les faveurs de Tautates, n’a-t’il pas mis en la volonté d’Astrée de vous
venir visiter ? Et pouvez vous desirer un commencement plus favorable pour
vostre restablissement ? Et toutesfois plein de mécognoissance, vous vous
plaignez, ou pour le moins ne recevez ces biens-faits de bon cœur : Prenez
garde, mon enfant, vous dis-je encor un coup, que vous ne le faciez courroucer, & que changeant les
biens aux maux, il n’appesantisse de force sa main sur vous, que vous ayez
juste occasion de vous douloir. Mon Pere, respondit Alexis, je recognois la
bonté de Tautates, & le soing qu’il vous plaist avoir de moy, mieux que
je ne le sçaurois dire, mais cela n’empesche pas qu’il ne me reste encores
assez de maux pour m’arracher de la bouche les plaintes que je fais : car je
suis comme le pauvre malade, que mille sorte de douleurs affligent tout à
coup, encores que l’on luy en oste quelques-unes, il luy en reste tant
d’autres, que les plaintes justement lui peuvent bien estre permises.
Le Druide luy vouloit respondre lors qu’il vid venir Paris : car de peur
qu’il n’entendist leur discours, & que par ce moyen il recognust que
ceste Alexis déguisée n’estoit pas sa sœur, il fut contraint de remettre à
une autrefois ce qu’il luy vouloit dire : Et cependant la prenant par la
main, & se mettant entre-elle & Leonide, il commença de se promener
parmy ce boccage, feignant de n’avoir point veu Paris, qui arriva presque en
mesme temps : mais si propre en ses habits de Berger, qu’il estoit aisé à
cognoistre qu’Amour avoit esté celuy qui ce matin l’avoit habillé : Il est
vray que s’il y avoit esté soigneux, Leonide qui en se flattant avoit
opinion que sa beauté ne devoit guere ceder à celle d’Astrée, n’y avoit pas
espargné l’artifice ny tous les avantages qu’elle se pouvoit donner, affin
qu’Alexis la voyant ainsi parée, & faisant comparaison d’Astrée à elle,
la simplicité de l’habit de la Ber
gere ternist en quelque sorte sa beauté naturelle. Alexis seule vestue comme
de coustume sembloit ne se gueres soucier de cette visite, encore que ce
fust celle qui y avoit le plus d’interest : mais n’en voulant donner
cognoissance à personne, elle ne voulut rien adjouster à son habit
ordinaire ; outre qu’elle sçavoit assez que ce n’estoit plus la beauté qui
luy devoit redonner le bon-heur qu’elle desiroit, mais la seule fortune :
tout ainsi que seule & sans raison elle le luy avoit osté, &
toutefois en cet habit simple & sans artifice elle paroissoit si belle,
que Leonide n’en pouvoit oster les yeux.
Apres quelques propos communs, Paris qui estoit passionnément amoureux de
Diane, & qui pour luy estre plus agreable, avoit pris les habits de
Berger, ne pouvant attendre sa venuë, dit au sage Adamas, que s’il le luy
permettoit, il iroit volontiers treuver ces belles Bergeres qui devoient
venir visiter sa sœur, pour les conduire par un chemin plus court & plus
beau, qu’il avoit appris depuis peu. Le Druide qui sçavoit bien l’affection
qu’il portoit à Diane, & qui n’en estoit point marry, pour les raisons
que nous dirons cy apres, loüa son dessein, luy remonstrant que la
courtoisie entre toutes les vertus, estoit celle qui attiroit plus le cœur
des hommes, & qui estoit aussi plus propre & naturelle à une
personne bien née.. Avec ce congé, Paris prit incontinent le chemin de
Lignon, & descendant à grands pas la colline, quand il eust passé sur le
pont de la Bo[u]teresse, il suivit la riviere, prenant un petit sentier à
main droite, qui en fin le
conduisit dans le bois où estoit le vain tombeau de Celadon ; & passant
plus outre parvint au pré qui estoit devant le temple d’Astrée.: Mais à
peine avoit-il mis le pied dedans, qu’il aperceut à l’autre costé deux
hommes à cheval, dont l’un estoit armé, & avoit en la main droite un
gesse, en l’autre un escu, le heaume couvert par derriere d’un grand panache
blanc & noir, qui alloit flottant jusques aupres de la crouppe du
cheval, le corselet & les tassettes escaillées, & les mougnons
enlevez en muffles de lyons, qui sembloient de vomir la cane du brassal, la
cotte de maille descendant jusques aupres de la genoüilliere, où les greves
s’attachoient à boucles d’argent. Son espée mousse, & qui sembloit de se
tourner presque en demy cercle, pendoit à son costé attachée à l’escharpe,
qui luy servoit de baudrier, de la mesme couleur que le panache, & qui
rompuë en divers lieux ne sembloit estre que le reste des bois, & d’un
long voyage, aussi bien que son panache presque gasté des pluyes & des
ronces.
Aussi-tost que Paris l’apperceut, se souvenant de ce qui estoit autrefois
advenu à Diane, lors que Filidas & Filandre furent tuez, il se rejetta
dans le bois : & toutesfois desireux de sçavoir ce qu’ils feroient, les
alla accompagnant des yeux à travers les arbres. Il vid donc qu’aussi tost
qu’ils furent entrez dans le pré, & qu’ils eurent apperceu l’agreable
fontaine qui estoit à l’entrée du Temple, le Chevalier voulant mettre pied à
terre, l’autre, qu’il jugea estre son Escuyer, courant promptement, luy tint
l’estrieu, & print son cheval,
que débridant, sans respect du lieu, il laissa paistre l’herbe sacrée :
Cependant le Chevalier se coucha aupres de la fontaine, où s’appuyant d’un
coude, & s’estant deffait de l’autre main son heaume, prit deux ou trois
fois de l’eau dedans la bouche, & s’en refreschit & lava le visage.
Paris le voyant desarmé, creut que son intention n’estoit pas de faire du
mal à personne, & cette opinion luy donna la hardiesse de s’en approcher
d’avantage, se cachant toutefois le plus qu’il pouvoit dans l’espaisseur des
arbres, entre lesquels il vint si pres d’eux, qu’il pouvoit voir & ouyr
tout ce qu’ils faisoient & disoient. D’abord il remarqua que ce
Chevalier estoit jeune & beau, quoy qu’il parut en son visage une
extreme tristesse, & apres considerant ses armes, il jugea qu’il estoit
Gaulois, n’estans gueres differentes de celles qu’il avoit accoustumé de
voir, & de plus qu’il estoit amoureux : car il portoit, d’argent, à un
Tygre, qui se repaissoit d’un cœur humain, avec ce mot :
Tu me donnes la mort, & je soustiens ta vie.
Il eust peut-estre regardé toutes ces choses plus long-temps & plus
particulierement, s’il n’en eust esté empesché par les souspirs de ce
Chevalier, qui ayant tenu quelque temps les yeux immobiles sur la fontaine,
revenant en fin en luy mesme, comme d’un profond sommeil, avec des sanglots
qui sembloient de luy devoir arracher la vie : il vid que levant les yeux au
Ciel, il dit assez haut à mots interrompus, telles paroles :
SONNET,
C’est faute de courage que de supporter tant d’infortunes.
Faut-il encor se flatter d’esperance,
Faut-il encor
escouter ses appas ?
Faut-il encor marcher dessus les pas
De
cette folle & trompeuse creance ?
N’avons nous point encor la cognoissance
Que nostre
bien pend de nostre trespas :
Et que l’honneur desormais ne veut
pas
Que nous ayons plus longue patience ?
Ces maux, ces morts, ces tourmens infinis,
Jamais de
nous ne se verront bannis,
Et seulement nous vivrons à
l’outrage.
Celuy qui peut tant d’offences souffrir,
Sans
promptement se resoudre à mourir,
A bien un cœur, mais n’a point de
courage.
Ces paroles furent suivies de plusieurs souspirs, qui en fin changez en
sanglots, furent accompagnez d’un torrent de larmes, qui coulant le long de
son visage s’alloient mesler avec l’eau de la fontaine : Quelque temps apres
s’estendant du tout en terre, & laissant aller negligemment les bras, il
devint pasle, & le visage luy changea, de sorte que son Escuyer qui
avoit tousjours l’œil sur luy, le voyant en cet estat[,] de peur qu’il
n’évanoüyt, y accourut promptement, le mit en son giron, & luy jetta un
peu d’eau au visage, si à temps que n’ayant du tout perdu la cognoissance
& les forces, il revint plus aisément en luy-mesme : mais ouvrant les
yeux, & les haussant lentement contre le Ciel. O Dieux ! dit-il, combien
vous plaist-il que je languisse encores ? Et puis relevant les bras, il
joignit les mains sur son estomach, que ses yeux noyoient d’une si grande
abondance de larmes, que son Escuyer ne se peut empescher de souspirer : De
quoy s’appercevant : Et quoy Halladin, luy dit-il, tu souspires ! ne
sçais-tu pas qu’il n’y a personne au monde à qui il doive estre permis qu’à
moy, si pour le moins cette permission doit estre donnée au plus miserable
qui vive ? Seigneur, respondit l’Escuyer, je souspire à la verité, mais plus
pour voir un si grand changement en vous, que pour le desastre que vous
plaignez : Car estre trompé d’une femme, estre trahy d’un rival, que la
vertu s’acquiere des envieux, & que la fortune favorise quelquefois
leurs desseins, je ne trouve cela nullement estrange, puis que c’est presque
l’ordinaire : mais je ne me puis
assez estonner de voir ce courage de Damon, que jusques icy j’ay creu
invincible, & duquel vous avez rendu tant de preuves, & pour lequel
vous avez tant esté estimé & redouté des amis & des ennemis, flechir
à cette heure, & se laisser abbatre sous un accident si commun, &
auquel les moindres courages ont accoustumé de resister. Est-il possible,
Seigneur, que quand ce ne seroit que pour ne point mourir sans vengeance,
vous ne vueilliez vous conserver jusques à ce que vous ayez treuvé Madonthe,
pour en sa presence tirer raison de ceux qui sont cause de vostre
desplaisir ? Considerez pour Dieu qu’une calomnie qui n’est point averée
tient lieu de verité, & que cela estant, Madonthe a eu raison de vous
traitter comme elle a fait. A ce nom de Madonthe, Paris vid que le Chevalier
reprenoit un peu de vigueur, & que tournant les yeux à costé, comme
essayant de regarder celuy qui parloit à luy : Il luy respondit d’une voix
assez lente, Ah ! Halladin mon amy, si tu sçavois de quels supplices je suis
tourmenté, tu dirois que c’est faute de courage, pouvant mourir, de les
souffrir plus longuement : Dieux qui voyez & oyez mes injustes douleurs,
& mes justes plaintes, ou donnez-moy la mort, ou ostez-moy la memoire de
tant de desplaisirs. Les Dieux, respondit l’Escuyer, se plaisent autant à
favoriser de leurs graces ceux qui essayent avec courage & prudence de
s’ayder eux-mesmes en leurs infortunes, qu’à combler de disgrace ceux qui
perdant & le cœur & le jugement, ne sçavent recourir qu’aux prie res & aux vaines larmes. Pourquoy
pensez vous qu’ils vous ayent donné une ame plus genereuse qu’à tant
d’autres personnes ? Croyez-vous que ce soit pour en user, & vous en
servit seulement aux prosperitez, ou aux rencontres de la guerre ? C’est,
Seigneur, pour en produire les effects en toutes les occasions qui se
presentent, & principalement aux adversitez : afin que ceux qui verront
ces vertus en vous, loüent les Dieux d’avoir mis en un homme tant de
perfections, & que les considerant en vous, ils ayent cognoissance de
celle de l’ouvrier. Et voudriez-vous maintenant trahir leur intention, &
les esperances que chacun a eu de vous ? Je me souviens, Seigneur, d’avoir
ouy dire à ceux qui vous ont veu en vostre enfance, & en vostre plus
tendre jeunesse, que dés le berceau vous donniez cognoissance d’un courage
si relevé, & si genereux, que chacun jugeoit que vous seriez en vostre
temps exemple à chacun d’une ame invincible : Et voudriez-vous bien pour si
peu démentir de si favorables jugemens ? Plusieurs femmes ont creu chose
honteuse de flechir aux coups de la fortune : Et quoy qu’elles soient d’un
naturel soubmis & flechissant, si est-ce que s’estans vertueusement
opposées à ses desseins, elles l’ont bien souvent contrainte de les changer.
Et vous qui estes nay homme, dont le seul nom vous commande d’estre
courageux, vous qui estes Chevalier nourry parmy les plus durs exercices de
la guerre, Vous qui vous estes acquis tant de reputation dans les plus
grands perils ? Vous dis-je, en fin qui estes ce Damon, qui n’a jamais rien treuvé de trop
hasardeux, ny de trop difficile pour la grandeur de son courage, vous
laisserez vous tellement abatre par cet accident, & abatu perdrez vous
de sorte le courage, que vous vueilliez mourir sans faire une seule action,
je ne diray pas digne du nom que vous portez de Chevalier, mais de celuy-là
d’homme seulement ? Halladin, Halladin, respondit le Chevalier en
souspirant, toutes ces considerations seroient bonnes en une autre saison,
ou à un autre homme que je ne suis pas. Helas ! quelle action puis-je faire
qui me contente, sinon de mourir, puis que toutes les autres desplaisent à
celle pour qui seule je veux vivre ? Tu sçais bien que Madonthe est la seule
chose que je desire : mais puis qu’elle est perduë pour moy, que veux-tu que
je desire que la mort, si je n’ay plus d’esperance de treuver quelque
relasche à mes peines, qu’en elle seule ? Mais comment sçavez-vous,
respondit l’Escuyer, que cette Madonthe soit perduë pour vous ? Mais
toy-mesme, dict le Chevalier, comment sçais-tu qu’elle ne le soit pas ?
Permettez-moy, repliqua-t’il, de vous dire que je le puis mieux sçavoir que
vous : Car, Seigneur, quand vous me commandâtes de luy porter vostre lettre,
& la bague de Thersandre, & à la meschante Leriane le mouchoir plein
de vostre sang, je les rencontray de fortune ensemble ; & quoy que la
perfide & malheureuse qui est cause de vostre mal, demeurast immobile au
message que je luy fis de vostre part, si est-ce que j’aperceu premierement
paslir Madonthe, puis trembler, & en fin voyant vostre sang, & oyant vostre mort, elle fust
tombée de sa hauteur si on ne l’eust soustenue, tant elle fut surprise de
douleur : Et si je vous eusse creu en vie, il n’y a point de doute que je
vous en eusse aporté quelque bonne nouvelle. O Halladin mon amy, dict le
Chevalier, que voila une foible conjecture ! si tu cognoissois le naturel
des femmes, tu dirois avec moy que ces changemens procedent plustost de
compassion, que de passion : car il est certain que naturellement toute
femme est pitoyable, & que la compassion a une tres-grande force sur la
foiblesse de leur ame, naturel que mal-aisement peuvent-elles si bien
changer, qu’il n’y en demeure tousjours quelque ressentiment. Et c’est de là
d’où vient ce que tu as remarqué en Madonthe : Mais, ô Halladin ! ce n’est
ny pitié ny compassion : mais amour & passion que je desire d’elle,
& c’est ce que pour moy tu ne verras jamais en son ame. O Dieux !
s’escria l’Escuyer, & à quoy estes vous reduits, puis que vous estes
vous mesme le plus cruel ennemy que vous ayez ? Je n’eusse jamais pensé
qu’un desplaisir eust peu de cette sorte changer le jugement : Mais soit
ainsi que Madonthe ne vous ayme point, si toutefois, vaincu d’amour vous en
desirez les bonnes graces, quelle apparence y a t’il que vous ne deviez
aller où elle est, & non pas fuir comme vous faites & les hommes
& les lieux habitez ? Puis, dit-il, que la haine s’augmente, plus on
void la chose haïe, ne fuy-je pas avec raison la veuë de Madonthe, en ayant
recogneu la haine ? & si estant privé de ce qu’on desire, tout ce que l’on voit est desagreable :
Pourquoy treuves-tu tant estrange que ne pouvant voir Madonthe, je ne
vueille voir personne ? Ne sois point si cruel, Halladin, que de me ravir
encores ce peu de soulagement qui me reste. Mais qu’est-ce, Seigneur,
repliqua l’Escuyer, que vous cerchez en ces lieux champestres &
sauvages ? La mort, dict le Chevalier, car c’est d’elle seule que j’espere
quelque allegement. Si cela est, adjousta l’Escuyer, encor vaudroit-il mieux
aller mourir devant les yeux de Madonthe, pour luy faire voir que vous
mourez pour elle, que non pas de languir comme vous faites parmy les rochers
& les bois solitaires, sans que personne le sçache. Tu dis fort bien,
Halladin, respondit le Chevalier en souspirant : mais ne sçais-tu pas
qu’elle s’en est fuye avec son cher Thersandre, & se tient cachée de
tous, pour jouïr de luy avec plus de commodité ? Penses-tu que dés l’heure
que le fleuve où je me precipitay, ne voulut me donner la mort, je n’eusse
recouru au fer & au feu, si je n’eusse eu le dessein que tu dis ? Mais
helas ! il semble que toutes choses soient conjurées contre moy, puis que
pour mon regard le fer ne tuë point, & l’eau ne peut noyer. A ce mot,
les larmes luy empescherent la parole, & la pitié fit le mesme effect en
l’Escuyer : de sorte qu’ils demeurerent quelque temps sans parler. Paris qui
les escoutoit attentivement, oyant au commencement nommer Madonthe, ne
pouvoit se figurer que ce fut celle qu’il avoit veuë déguisée en Bergere,
avec Astrée & Diane : mais quand il ouyt le nom de Thersandre, il
cogneut bien que sans doute c’estoit
elle, & cela le rendit plus attentif, lors que l’escuyer reprit ainsi la
parole. Quant à moy, si j’estois en vostre place, je ne voudrois pas mourir
pour une personne qui m’auroit changé pour un autre : que si toutefois ce
desplaisir me transportoit de sorte que je me resolusse à la mort, je
voudrois que celuy qui seroit cause de ma perte me devançast & mourust
de ma main : car outre que je crois la vengeance en semblable chose estre un
souverain bien, encores voudrois je faire cognoistre à celle qui m’auroit
changé, la mauvaise election qu’elle auroit faite ; & puis quelle
apparence y a-t’il de laisser heritier de nostre bien celuy qui se resjoüit
de nostre mort ? Je vous conseillerois donc, Seigneur, si vous estes resolu
à cette cruelle fin, qu’auparavant vous fissiez mourir, je ne dis pas
Madonthe (car je m’asseure que vous ne hayrez jamais ce que vous avez tant
aymé, encor que l’outrage que vous en avez receu y en pourroit bien convier
d’autres) mais Thersandre ce ravisseur de vostre bien, & à qui desja
vous n’avez laissé la vie que pour estre instrument de vostre mort. Or en
cecy, respondit incontinant le Chevalier, j’avoüe que tu as raison, &
qu’il faut qu’il meure, en quelque lieu que je le trouve, & fust-ce
devant les yeux de cette ingratte : mais ne sçais tu pas, Halladin, qu’il se
tient caché ? Ah le malicieux qu’il est ! il a bien jugé que je prendrois
cette resolution ; & pour y remedier, luy, Madonthe, & sa nourrisse
se sont tellement perdus, que personne ne sçait où ils se sont retirez. O
Dieux ! si ma destinée est telle
que je ne doive jamais avoir contentement de ce que j’aime, permettez au
moins que par la vengeance j’en reçoive de ce que je haïs.
Cependant qu’il parloit ainsi, & que Paris n’en perdoit une seule parole,
le miserable berger Adraste venoit chantant à haut de teste des vers mal
arrangez, & sans suitte : Ce malheureux Amant depuis le jugement que la
Nymphe Leonide donna contre luy, en faveur de Palemon, ressentit tellement
la separation de Doris, que n’en ayant plus d’esperance l’esprit luy en
troubla : il est vray qu’encores avoit-il quelquefois de bons intervalles,
& lors il parloit assez à propos : mais incontinant il changeoit &
disoit des choses tant hors de sujet, qu’il esmouvoit à pitié ceux qui le
cognoissoient, & contraignoit de rire les autres. Et parce que son mal
estoit venu d’amour, cette impression aussi comme la plus vive & la
derniere, luy estoit tellement demeurée en la memoire, que toutes ses folies
n’estoient que de ce suject, & lors que les bons intervalles luy
permettoient de se recognoistre, il ne les employoit qu’à se plaindre de la
rigueur de Doris, de l’injustice de Leonide, de la fortune de Palemon, &
de son propre malheur. Ces estrangers se teurent pour l’escouter, mais
malaisément eussent-ils peu entendre ce qu’il disoit, puis qu’il n’y avoit
pas une parole qui se suivist : Luy toutesfois ravy en sa pensée, sans les
voir, s’en vint chantant jusques aupres d’eux, & n’eust esté le
hannissement des chevaux, peut-estre eust-il passé sans les voir ; Le
Chevalier qui parmy ses paroles avoit
souvent ouy repliquer le nom d’Amour, de beauté & de passion, cogneut
bien de quel mal il estoit tourmenté, & desireux de sçavoir en quelle
contrée il estoit, s’estant relevé avec l’ayde de son Escuyer, il luy parla
de ceste sorte. Amy, ainsi les Dieux te soient favorables, dy nous en quelle
contrée nous sommes, & quel est le mal que tu vas plaignant ? Adraste
qui comme je vous ay dict n’avoit rien en sa pensée que son amour, regardant
ferme le Chevalier, luy respondit, Elle est si belle qu’il n’en y a point
qui l’égale : mais Palemon me l’a ravie : Le Chevalier pensoit qu’il parlast
de la contrée, & Adraste entendoit de Doris : Surquoy il reprit tout
estonné. Et comment estoit-elle à toy ? Elle l’estoit par raison,
respondit-il, & aussi sera-elle bien tienne, si tu ne portes ce fer
inutilement, & si tu as le courage de tuer ce ravisseur du bien
d’autruy. Et qui est ce Palemon, repliqua le Chevalier. C’est Palemon ?
respondit froidement le berger. J’entens bien, adjousta l’estranger, qu’il
se nomme Palemon, mais quel est-il, & quelle est sa condition ? A ceste
demande Adraste commença de se troubler un peu plus qu’il n’estoit, &
regardant d’un œil hagard le Chevalier, il respondit : Palemon, c’est celuy
qu’Adraste n’ayme point. Et Adraste, reprit le Chevalier, qui est-il ? Alors
le berger entrant du tout en sa frenaisie, fit un grand esclat de rire,
& puis tout à coup se mettant à pleurer, il dit : Si la menteuse Nymphe
ne s’est pas souciée de son Amour, Doris qui au commencement toutesfois en
pleura, s’en alla en fin : Et quoy
que je l’appellasse, elle ne tourna pas seulement la teste pour me
regarder : Mais, dit-il tout en sursaut, traitte-t’on ailleurs de ceste
sorte ? Le Chevalier au commencement estonné de ses paroles, cogneut en fin
qu’il avoit l’esprit troublé, & parce qu’il jugea qu’Amour en estoit
cause, il en eust plus de pitié, & se tournant vers son Escuyer ; Voila,
dit-il, si je ne meurs bien tost, la fortune que je cours, car sans doute ce
berger est devenu fol d’Amour. L’Amour, reprit incontinant Adraste, est plus
aymable que Palemon, & s’il n’eust jamais esté, je croy que Doris seroit
icy, ou moy là où elle est. Et suivant ce propos, le malheureux berger dit
des choses si mal arrangées, que quelquesfois l’Escuyer estoit contraint
d’en sousrire, dequoy s’appercevant le Chevalier, Tu te ris, luy dit-il,
Halladin, de ce pauvre berger, & tu ne consideres pas que peut-estre
bien tost tu auras le mesme sujet de te rire de moy. De moy, dit incontinant
le berger, je suis Adraste, & voudrois bien sçavoir si Palemon vivra
long temps.
Et parce qu’il reprenoit tousjours de ceste sorte, la derniere parole qu’il
oyoit, le Chevalier qui s’ennuyoit d’estre diverty de ses pensées, commande
à son Escuyer de brider leurs chevaux, & montant dessus s’en alla à
travers le bois, par le mesme chemin que Paris estoit venu, qui fut deux ou
trois fois en volonté de se faire voir à lui, & lui offrir, comme à
estranger, toute sorte d’assistance, à quoy il luy sembloit estre obligé,
fut pour les loix de l’hospitalité, fut pour le voir atteint du mesme mal
qu’il souf froit : mais il eust peur
que s’il s’engageoit aupres de ce Chevalier, il ne perdit l’occasion de
faire service à Diane ; outre que cognoissant Thersandre & Madonthe, il
avoit volonté de les advertir de ce qu’il avoit appris : Ces considerations
furent cause que reprenant le chemin qu’il avoit laissé il continua son
premier dessein.
A peine estoit-il hors de ce bois, que jettant la veuë dans le grand pré qui
le joignoit, il vid venir la belle troupe qu’il alloit cherchant, & qui
s’en venoit au petit pas, tantost chantant, & tantost discourant de
diverses choses. Entre les autres, il y avoit Astrée, Diane, Philis, Stelle,
Doris, Aminthe, Celidée, Florice, Circene, Palinice, & Laonice : Car
encor que quelques-unes de celles-cy fussent estrangeres, si est-ce que le
desir de voir la beauté d’Alexis, que chacun loüoit si fort, & les
raretez qu’on disoit estre en la maison d’Adamas, les fit joindre à ceste
compagnie ; Il y avoit aussi plusieurs bergers, entre lesquels estoit
Lycidas, Sylvandre, Hylas, Tyrcis, Thamire, Calidon, Palemon, & Corilas,
qui ne cessoient ou de chanter, ou de discourir, comme j’ay dit, pour
tromper la longueur du chemin : & de fortune quand Paris les apperceut,
Hylas chantoit tels vers.
STANCES,
De son humeur inconstante.
Je le confesse bien, Philis est assez belle,
Pour
brusler qui le veut :
Mais que pour tout cela je ne
sois que pour elle,
Certes il ne se peut.
Lors qu’elle me surprit, mon humeur en fut cause
Et
non pas sa beauté,
Ores qu’elle me perd, ce n’est pour autre
chose
Que pour ma volonté.
J’honore sa vertu, j’estime son merite,
Et tout ce
qu’elle fait :
Mais veut-elle sçavoir d’où vient que je la
quitte :
C’est parce qu’il me plait.
Chacun doit preferer, au moins s’il est bien sage,
Son propre bien à tous :
Je vous ayme, il est vray, je m’ayme
d’avantage :
Si faites-vous bien vous.
Bergers si dans vos cœurs ne regnoit la faintise,
Vous en diriez autant.
Mais j’ayme beaucoup mieux conserver ma
franchise,
Et me dire inconstant.
Qu’elle n’accuse donc sa beauté d’impuissance,
Ny moy
d’estre leger.
Je change, il est certain : mais c’est grande
prudence
De sçavoir bien changer.
Pour estre sage aussi qu’elle en fasse de mesme,
Esgale en soit la loy,
Que s’il faut par destin que la pauvrette
m’aime,
Qu’elle m’ayme sans moy.
A ces dernieres paroles, Paris se trouva si pres, que Silvandre le
recogneut : & parce qu’il tenoit Diane sous le bras, il jugea bien qu’il
déplairoit à sa Maistresse, s’il ne quittoit à Paris la place par honneur,
qu’il n’eust jamais quittée à personne par Amour : Afin donc de l’obliger en
cette action, il luy dict assez bas, Commandez-moy, ma Maistresse, de vous
laisser, afin que ce que je ne puis faire de ma bonne volonté, je le fasse
par vostre commandement. Berger, dit-elle en sousriant, puis que vous jugez
qu’en cette faveur que vous me faites, ce commandement vous puisse servir,
je le vous commande. O Dieux ! dit le Berger, qui se pourroit empescher
d’estre entierement à vous, puis que vous obligez mesmes en desobligeant ?
Il n’osa luy dire d’avantage, de peur que Paris ne l’oüit, car il estoit si
pres, que Diane s’avança pour le salüer, & le reste de la trouppe aussi.
Et Silvandre n’eust plustost quitté la place, que son rival la prit avec
autant de contentement, qu’il l’avoit laissée avec regret. Apres quelques
discours ordinaires, & que Paris s’apperceut que Madonthe ny Thersandre
n’estoient point en cette compagnie, il en demanda des nouvelles à Diane : à
quoy Laonice respondit, que ce matin elle s’estoit trouvée mal, & que
Thersandre luy avoit tenu
compagnie. J’eusse bien voulu, adjousta Paris, l’avoir rencontrée icy pour
l’advertir que quelques-uns de ses ennemis sont arrivez en cette contrée,
afin qu’elle & Thersandre s’en donnent garde. Silvandre qui avoit
tousjours l’œil sur Diane, oüit ce que Paris disoit ; & parce qu’il
estimoit fort la vertu de Madonthe, il se chargea de l’en advertir à son
retour. Laonice qui ne cerchoit occasion que de se venger de ce berger,
remarqua la promptitude dont il s’estoit offert à faire cet office, afin de
s’en servir en temps & lieu. Diane mesme qui commençoit d’avoir quelque
bonne volonté pour ce Berger, y prit garde, comme nous dirons cy apres : de
quoy Laonice s’aperceut bien : mais cependant pour ne faire trop attendre la
venerable Chrisante, toute la trouppe se mit en chemin ; Et parce que Diane
avoit prié Philis, de ne laisser Paris pres d’elle, sans qu’elle y fut, de
peur qu’estant seul il ne luy parlast de son affection, elle se mit de
l’autre costé de la bergere, & la prit sous le bras. Calidon conduisoit
Astrée, & Tyrcis & Silvandre s’estoient mis ensemble ; quant à Hylas
sans prendre party, il estoit tantost le premier, & tantost le dernier
de la trouppe, sans s’arrester particulierement aupres de pas une de ces
Bergeres, & sur tout ne faisoit non plus de semblant de Philis, que s’il
ne l’eust jamais veuë : dequoy Tyrcis entroit en admiration, & apres
l’avoir quelque temps consideré, il ne peust s’empescher de luy dire fort
haut : Est-il possible Hylas, que vous soyez aupres de Phillis, sans la
regarder ? Hylas feignant de ne l’avoir point enco res veuë, tourna la teste d’un costé & d’autre
comme s’il l’eust voulu chercher, & en fin arrestant la veuë sur elle :
Je vous asseure, luy dit-il, ma feu maistresse, que j’ay tellement le cœur
ailleurs, que mes yeux ne m’avoient point encore averty que vous fussiez
icy : mais à ce que je voy vous y estes aussi bien que moy, je ne sçay si
c’est le mesme suject qui vous y ameine. Il pourroit bien estre semblable,
respondit Philis, mais nous y sommes avec differente compagnie : car vous y
estes avec le desir de voir la belle Alexis, & moy avec le regret de
vous avoir perdu, & mesme au jeu de la plus belle, comme vous dites. Il
ne falloit point, respondit Hylas, adjouster ceste condition d’avoir perdu
au jeu de la plus belle, pour augmenter le desplaisir que vous en devez
avoir : car si vous considerez bien la perte que vous avez faite, vous
jugerez qu’elle ne pouvoit estre plus grande, ny que vous ne pouviez rien
perdre que vous deussiez avoir plus cher. Et à quoy, respondit Philis,
puis-je recognoistre ce que vous dites ? A ce qui vous en est avenu,
adjousta Hylas : car me perdant si promptement, ne sçavez-vous que la
premiere chose que le Ciel nous oste, c’est ce qui vaut le mieux ? Et quoy,
interrompit Tyrcis, est-il possible Hylas, que vous pensiez le Ciel estre
cause de vostre humeur inconstante ? Tout ainsi, respondit Hylas, qu’il
l’est des vaines larmes que vous respandez sur les froides cendres de Cleon.
Les choses qui ne dépendent pas de nous, adjousta Tyrcis, & dont les
causes nous sont incogneuës, le respect que nous portons aux Dieux, nous les faict ordinairement
r’apporter à leur puissance & volonté : mais de celles dont nous
cognoissons les causes, & qui sont en nous, ou que nous produisons,
jamais nous n’en disons les Dieux auteurs, & mesmes quand elles sont
mauvaises, comme l’inconstance : car ce seroit un blaspheme. Que
l’inconstance, respondit Hylas, soit bonne ou mauvaise, c’est une question
qui ne sera pas vuidée aisément, mais que la cause n’en soit incogneüe, ou
si nous la cognoissons qu’elle ne vienne des Dieux ; Ah Tyrcis ! il faut que
vous le confessiez, ou que chacun recognoisse qu’en vos larmes vous avez
pleuré vostre cerveau, car la beauté n’est-ce pas un œuvre de nostre grand
Tautates ? Et qu’est-ce qui me fait changer que ceste beauté ? Si Alexis
n’eust pas esté plus belle que Philis, je n’eusse jamais changé celle-cy
pour elle : que si vous niez que la beauté en soit la cause, il faut bien
qu’elle soit incognüe à toute autre, puis que je ne la cognoy pas moy-mesme,
& estant telle, pourquoy ne la rapporterons-nous à Dieu, sans
blaspheme ? puis mesme que nous voyons par l’effect que ce changement est
bon & raisonnable, estant selon les loix de la nature, qui oblige chaque
chose à chercher son mieux. Que la beauté, respondit froidement Tyrcis, soit
un œuvre de Tautates, je l’avoüe, & de plus, que c’est la plus grande de
toutes celles qui tombent sous nos sens : mais de dire qu’elle soit cause de
l’inconstance, c’est une erreur, tout ainsi que si on accusoit le jour de la
faute de ceux qui se fourvoyent, parce qu’il leur faict voir divers che mins ; & moins encores
s’ensuit-il que si la cause vous en est incognüe, elle le doive estre à tout
autre : car plus grand est le mal, moins est-il recogneu du malade, &
pour cela faut-il conclurre, que le sçavant Myre ne le puisse non plus
recognoistre. Et quant à ce que vous dites que cette inconstance est selon
les loix de la nature, qui ordonne à chacun de chercher son mieux, prenez
garde, Hylas, que ce ne soit d’une nature dépravée, & toute contraire à
l’ordonnance que vous dites : car quelle cognoissance avez vous eue jusques
icy, que ç’ait esté vostre mieux ? quant à moy, je n’y remarque pour vostre
plus grand avantage que la perte du temps que vous y employez, que la peine
inutile que vous y prenez, & que le mépris que chacun fait de vostre
amitié : Si vous estimez que ces choses vous soient avantageuses, j’avouë
que vous avez raison : mais si vous vous en raportez aux jugemens qui ne
sont point attaints de vostre maladie, vous cognoistrez bien tost que c’est
le plus grand mal qu’en l’aage où vous estes vous puissiez avoir.
Diane qui prit garde que Tyrcis parloit à bon escient, & que peut-estre
Hylas s’en fascheroit, voulut les interrompre, & empescher que ce
discours ne passast plus outre, dequoy faisant signe à Philis, elle la pria
de prendre la parole, ce qu’elle fit incontinant de ceste sorte. Mon feu
serviteur, luy dict-elle, autrefois vous vous plaigniez qu’en toute cette
trouppe vous n’aviez ennemy que Silvandre, il me semble qu’à cette heure
Tyrcis a pris sa place. Ma feu maistresse, respondit Hylas, ne vous en estonnez, c’est
l’ordinaire que les mauvaises opinions prennent pied aisément parmy les
personnes ignorantes. Tyrcis vouloit respondre lors qu’il en fut empesché
par le pauvre Adraste, parce qu’estant arrivé dans les bois de Bon-lieu, ils
le virent parlant aux arbres, & aux fleurs, comme si ç’eussent esté des
personnes de sa cognoissance, quelquefois il se figuroit de voir Doris,
& lors mettant un genoüil en terre il l’adoroit, & comme s’il luy
eust voulu baiser la robbe, ou la main, il luy faisoit de longues harangues,
où l’on n’eust sçeu remarquer deux paroles bien arrangées : d’autrefois il
luy sembloit de voir Leonide, & lors il usoit de reproches, en luy
souhaittant toutes sortes de mauvaises fortunes : mais quand il se
representoit Palemon, ses jalousies estoient bien plaisantes, & les
discours aussi du bonheur qu’il s’imaginoit : car encores qu’ils fussent
fort confus, il ne laissoit de rendre tesmoignage de la grandeur de son
affection. Ceste trouppe passa fort pres de luy, & quoy que sa veuë
seulement fit pitié à chacun, si est-ce que quand il apperceut Doris, il les
toucha tous encores plus vivement, parce qu’il demeura immobile comme un
terme, & les yeux tendus sur elle, & les bras croisez sur
l’estomach, sans dire mot sembloit estre ravy : Et en fin la monstrant de la
main, lors qu’elle passa devant luy, il dit avec un grand souspir, La
voila ; & puis l’accompagnant des yeux, il ne les destournoit point de
dessus elle, tant qu’il pouvoit la voir, mais quand il la perdoit de veuë,
il se mettoit à courre, & la
devançoit, & sans tourner les yeux sur nul autre de la trouppe, il
s’arrestoit devant elle, & la laissoit passer sans luy dire autre chose,
& l’alla accompagnant ainsi jusques au sortir du bois : car (comme s’il
y eust eu quelque barriere pour l’en empescher) il n’osa outrepasser le lieu
où la premiere fois Diane le vid aupres de Doris, mais de là la suivant des
yeux, quand il la perdit de veuë, il se mit à crier, Or Adieu Palemon, &
garde la moy bien, & à ce mot se r’enfonça dans le bois, où presque il
demeuroit ordinairement, parce que ç’avoit esté le lieu où Leonide avoit
donné son jugement contre luy. Chacun en eut pitié, horsmis Hylas, qui apres
l’avoir quelque temps consideré s’en prit à rire : Et se tournant vers
Silvandre, Voila berger, luy dit-il, l’effect de la constance que vous loüez
si fort. Qui de nous deux, à vostre avis, court plus de danger de luy
ressembler ? Les complexions plus parfaites, respondit Silvandre, sont plus
aisément alterées : Et quant à moy, adjousta-il en sousriant, j’aymerois
mieux estre comme Adraste, que comme Hylas. Le choix de l’un, dict Hylas,
est bien en vostre pouvoir, mais non pas de l’autre ? Comment l’entendez
vous, reprit Silvandre ? L’intelligence, continua Hylas, n’en est pas
difficile : Je veux dire que si vous voulez, vous pouvez bien devenir fol
comme Adraste, vostre humeur y estant desja assez disposée, mais vous
n’aurez jamais tant de merites que vous puissiez ressembler à Hylas. C’est
en quoy vous estes le plus deceu, repliqua Silvandre : car les choses qui
despendent de la volonté peuvent estre en tous ceux qui les veulent, d’autant qu’il n’y a rien de si
grand, que ceste volonté ne puisse embrasser : mais celles qui despendent de
quelque autre ne s’acquierent pas de ceste sorte, les moyens estans bien
souvent difficiles : C’est pourquoy chacun qui le veut, peut estre vertueux
ou vicieux, mais non pas sain, ou malade. Or l’estat où est le pauvre
Adraste n’est pas volontaire, mais forcé, comme venant d’une maladie dont
les remedes ne sont point en ses mains, & celuy où vous estes despend
entierement de la volonté. Si bien que vous voyez par raison, qu’il est plus
aisé de vous ressembler, qu’à ce berger miserable. Et quand il seroit ainsi,
adjousta Hylas, encores vaudroit-il mieux estre comme moy, qui puis, si je
veux, me delivrer de ce mal que vous dites, que comme Adraste, puis qu’il ne
s’en peut défaire. Il est vray, respondit froidement Silvandre : mais ne
voyez-vous pas que si vous laissiez l’inconstance, vous ne vous
ressembleriez plus, & j’ay dict que j’aymerois mieux estre comme
Adraste, que comme Hylas ; c’est à dire Adraste fol, & Hylas
inconstant ? Vrayment, interrompit Philis, c’est trop presser mon feu
serviteur, il faut que je die pour luy que l’inconstance est encores plus
recevable que la folie, puis qu’elle n’oste pas l’usage de la raison, qui
est ce me semble ce qui nous rend differens des bestes. Vous vous trompez
bergere, reprit Silvandre, car le mal d’Hylas & d’Adraste sont
veritablement des maladies : mais celle d’Hylas est d’autant plus à
rejetter, que les maladies de l’ame sont pires que celles du corps : car pour la raison que vous
alleguez, elle n’est pas considerable en ce que l’ame, quoy qu’elle ne
produise les effects tels que ceux des autres hommes, si la cause en vient
du deffaut du corps, ne laisse pour cela d’estre raisonnable, comme nous
voyons en ceux qui sont surpris du vin. Or le mal d’Adraste vient sans doute
de la foiblesse de son cerveau, qui n’a peu soustenir le grand coup que
l’ordonnance de la Nymphe Leonide luy a donné : mais celuy d’Hylas procede
d’un jugement imparfaict, qui luy empesche de discerner ce qui est bon ou
mauvais, & qui par ce defaut porte sa volonté aux vices dont il a fait
habitude ; Et parce que l’ame raisonnable est celle qui donne l’estre à
l’homme, & le rend differant des bestes, il est beaucoup meilleur, selon
vostre mesme opinion, d’avoir le corps imparfait que l’ame ; Voire je diray
bien plus, il vaudroit beaucoup mieux estre un beau Cheval, ou un beau
Chien, que d’avoir la figure d’un Homme, & n’en avoir pas la forme telle
qu’elle doit estre, parce qu’un cheval est un animal parfaict, & celuy
qui a l’ame defaillante en sa principale partie telle que l’entendement, en
est un infiniment imparfait, & ainsi je concluds, qu’il vaut mieux estre
malade comme Adraste, que comme Hylas.
Chacun se mit à rire de ceste conclusion, & l’éclat en fut tel, que Hylas
ne pust de long-temps parler pour estre ouy : Et lors qu’il voulut prendre
la parole, ils virent la sage Chry
sante, qui les ayant apperceus de loing, venoit vers eux, avec bonne trouppe
de ses Vierges. Cela fut cause que mettant fin à leurs disputes, ils
s’avancerent tous pour la salüer, & luy rendre l’honneur qui estoit deu
à sa vertu, & à la profession qu’elle faisoit.
Fin du premier livre.
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LE
DEUXIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTREE
de Messire Honoré d’Urfé.
Le Temple de la bonne Déesse, où presidoit la Venerable Chrysante,
estoit au pied d’une agreable coline, qu’un bras de la belle riviere de
Lignon lavoit d’un costé de ses claires ondes, & de l’autre s’eslevoit
un boccage sacré au grand Thautates. Dans ce Temple somptueux que les
Romains avoient dedié à Vesta, & à la Bonne Déesse, servoient les
Vierges Vestales, selon les coustumes des Romains : La premiere d’entr’elles
se nommoit Maxime, & les Vierges Druides faisoient leurs sacrifices selon la Religion des
Gaulois dans le boccage sacré. La venerable Chrysante leur commandoit à
toutes, quoy qu’elle fust Gauloise & de l’ordre des Druydes. D’autant
que quand les Romains, sous pretexte de vouloir secourir les Heduoys, qu’ils
nommoient leurs amis & confederez, se saisirent des Gaules, & là les
soubmirent à leur republique, l’une des principales marques de leur victoire
fut de faire adorer leurs Dieux par tous les endroits de leur usurpation ;
ne leur semblant pas d’en estre entierement possesseurs, s’ils n’y rendoient
leurs Dieux interessez, & obligez de la leur conserver : Et toutefois
pour ne se monstrer au commencement trop insupportables, ils permirent aux
Gaulois, qui n’adoroient qu’un Dieu, soubs les noms de Thautates, Hesus,
Tharamis, & Bellenus, de conserver leurs anciennes coustumes, & de
vivre en leur premiere Religion, pourveu qu’ils souffrissent aussi la leur,
sçachant bien qu’il n’y a rien qui soit plus difficile aux hommes que
d’estre tyrannisez en leur croyance. Et pour cette cause quand ils entrerent
dans les Estats des Segusiens (outre la consideration de la Déesse Diane, à
qui ils pensoient que cette contrée appartint) ils ne voulurent y changer
aucune des coustumes, ny pour la police de mœurs, ny du gouvernement, ny de
la Religion : mais quand ils trouverent en ce boccage sacré un Autel dedié à
la Vierge, qui enfanteroit, à l’imitation de celuy des sages Carnutes, &
dessus la figure d’une Vierge qui tenoit un enfant entre ses bras, & que
la divinité qui y estoit adorée
estoit servie par des filles Druides, ils y eurent beaucoup plus de respect,
estimant que ce lieu estoit consacré soubs autre nom, ou à la Bonne Déesse
(au service de laquelle les hommes ne pouvoient assister) ou à la Déesse
Vesta, sur le temple de laquelle ils avoient accoustumé de mettre la statuë
d’une Vierge avec un enfant entre ses bras. En cette opinion, pour ne
diminuer en rien l’honneur & le service qui estoit rendu à l’une de ces
deux Déesse, qu’ils avoient en tres-grande reverence, ils y bastirent un
temple à toutes deux, avec deux Autels esgaux : Et en l’honneur de la bonne
Déesse l’appellerent Bon-lieu, & en celuy de Vesta y mirent des
Vestales. Et parce qu’ils estoient infiniment religieux envers les Dieux
qu’ils adoroient, ne sçachant si ces Déesses vouloient estre servies à la
façon des Romains ou des Gaulois, & aussi pour contenter les habitans de
la contrée, ils y laisserent les Vierges Druides en leurs anciennes
coustumes & ceremonies, ausquelles comme à celles qui estoient les
premieres, ils donnerent toute authorité en ce qui estoit des mœurs & de
la conduite de l’œconomie ; & par ainsi la venerable Chrysante estoit
maistresse absoluë & des Vierges Druides, & des Vestales.
Ce Temple estoit grand, & plus spacieux encores qu’on n’eust jugé en le
voyant, parce qu’il estoit de forme ronde, ayant sa couverture de plomb ;
sur le milieu & plus haut de laquelle s’eslevoit la statuë d’une Vierge
tenant un enfant entre ses bras. Dans le milieu du Temple estoient posez les
deux Autels avec une si juste
distance, que l’un n’estoit point plus esloigné du milieu que l’autre. Aux
costez de chacun, il y avoit un petit Arc de marbre blanc, soustenu de trois
colonnes, sur lesquel[le]s on mettoit les premices, & les fruicts avant
que de les offrir. A la porte il y avoit un vaze où ils tenoient l’eau
qu’ils nommoient Lustrale, en laquelle la torche qui servoit à l’Autel quand
ils avoient celebré les choses divines, avoit esté premierement
esteinte.
Lors que cette troupe fust rencontrée par la venerable Chrysante, il estoit
encore si matin, que les sacrifices journaliers n’estoient pas commencez :
ce qui fut cause qu’apres les premieres salutations elle y convia ces belles
Bergeres, disant aux Bergers, qu’elle estoit bien marrie de leur oster cette
agreable compagnie, mais qu’elle y estoit contrainte par l’ordonnance de la
Déesse, qui vouloit que les hommes fussent bannis de ses Autels.
Paris, Calydon, & Sylvandre qui y avoient le plus d’interest,
respondirent qu’ils estoient bien en colere contre le peu de merite des
hommes, puis qu’il estoit cause que leurs Déesses ne les avoient pas jugez
dignes d’assister à leurs sacrifices, qu’ils ne laisseroient cependant de
les supplier de se contenter de leur faire ce mal, & qu’elles ne missent
de mesme dans les cœurs de leurs Bergeres une semblable haine contre les
hommes. A quoy la venerable Chrysante respondit, que ces sages Déesses
n’avoient pas banny par haine les hommes de leurs Autels, mais pour quelques
bons respects, & peut-estre pour ren- dre leurs Vestales plus attentives à leurs mysteres,
n’en estant point distraites par la veuë des personnes de qui les
perfections les pourroient faire penser ailleurs. Hylas qui n’avoit guere de
devotion aux Dieux de son pays, & par consequent beaucoup moins à ceux
qui luy estoient estrangers, prenant la parole pour Paris & pour
Sylvandre, luy respondit : Si ces Déesses ne nous veulent point de mal, je
m’en remets à ce que vous en dites : mais si m’avoüerez vous, Madame, que
nous avons occasion de nous plaindre d’elles, & qu’il nous est bien
permis de desirer que s’il ne leur plaist de changer d’avis, on ne leur
fasse plus de sacrifice en ces contrées, ou pour le moins qu’il soit defendu
aux Belles, qui se trouveront en la compagnie d’Hylas, d’y aller, pour
quelque occasion que ce soit. Berger, dit la venerable Chrysante, Dieu
n’exauce que les souhaits qui sont justes, & qui sont faits avec une
bonne intention. A ce mot, elle se retira dans le Temple, parce qu’une
Vestale estoit venuë sur le sueil de la porte crier, selon leur coustume,
pour la troisiesme fois :
Loing d’icy, loing profanes.
Cela fut cause que Hylas ne put luy respondre, comme il eust bien desiré :
car aussi-tost qu’elle fut entrée, les portes furent fermées, de sorte que
Paris & tous ces Bergers furent contraints de les aller attendre dans le
boccage sacré, où le Druide devoit faire le sacrifice, quand celuy de Vesta
seroit achevé.
Ces Vierges Vestales estoient vestuës de robbes blanches, presque carrées,
& si longues par le derriere, qu’elles les pouvoient jetter sur leurs
testes pour se voiler, quand elles entroient dans le Temple pour sacrifier.
Ce jour estoit dedié à Vesta : car pour n’estre surchargées de trop de
sacrifices, les jours estoient separez, où l’on sacrifioit à Vesta, ou à la
bonne Déesse. Or celuy-cy estant pour Vesta, aussi-tost que le Temple fut
fermé, & que toutes les Vierges Vestales & Druides, & les
Bergeres eurent pris leurs places, elles se prosternerent en terre au
premier coup que la Vestale Maxime donna d’un livre sur un banc, qui se
levant & prenant un rameau de laurier qu’une jeune Vestale luy presenta,
& qui estoit moüillé dans l’eau qu’ils appelloient Lustralle, qu’elle
luy portoit apres dans un vaze d’argent, elle s’en jetta un peu dessus,
& puis en fit de mesme sur toute la compagnie, qui prosternée recevoit
cette eau avec grande devotion. Apres, s’estans toutes relevées, & elle
retournée en son siege, une autre jeune Vierge luy presenta une corbeille
pleine de chapeaux de fleurs : elle en mit un sur sa teste, & en feit de
mesme à six autres qui se vindrent mettre à genoux à ses pieds, & qui
estoient celles qui devoient servir au sacrifice : l’ une incontinent alla
prendre le Simpulle, petit vase, avec lequel elles souloient sacrifier :
l’autre prit le coffre des parfums qui se nommoit Acerra : la troisiesme
porta le gasteau de fromant nommé Mole-salée, qui estoit couronné de
fleurs : l’autre portoit l’eau qui devoit servir au sacrifice, car en ceux
de Vesta on n’y usoit point de vin :
Et en celuy-là mesme de la bonne Déesse on ne le nommoit pas vin, mais
laict : la cinquiesme portoit le faisseau de Verveine : & la derniere un
panier de fleurs & de fruicts. Estans toutes devant elle, elle
s’achemina jusqu’au pres de l’Autel de Vesta, au devant duquel elle se
prosterna, & ayant quelque temps demeuré à genoux, elle commença un
hymne en la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales qui estoient dans
le Temple continuerent : & ayant chanté le premier couplet, elles se
leverent toutes, ayant chacune un flambeau en la main, & marchant deux à
deux : les plus jeunes passerent les premieres, & les anciennes apres,
& puis les six qui portoient les chappeaux de fleurs, & enfin la
Maxime avec son baston pastoral, & allerent trois tours à l’entour de
l’Autel, commençant à main gauche, à la fin desquels chacune se remit en sa
place, horsmis la Maxime & celles qui estoient chargées des choses
necessaires pour le sacrifice : car celle qui portoit le faisseau de
Verveine le posa à main gauche sur l’Autel, où le feu estoit tousjours
allumé & gardé nuict & jour par deux Vestales, parce que quand il
s’estaignoit, elles croyoient qu’il leur devoit arriver quelque grand
desastre, & la Vestale qui estoit en garde estoit rudement chastiée par
le Pontife : & puis on le r’allumoit, non à d’autres feux materiels,
mais aux rayons du Soleil, qui ramassez en des vases de verre, faisoient
éprandre ce feu qu’ils nommoient sacré. L’autre Vestale qui portoit les
fleurs & les fruicts, les posa sur l’arc de marbre dont nous avons
parlé : Et les autres quatre
demeurerent debout devant la Maxime, qui alors se prosternant devant l’Autel
s’accusa à haute voix de ses fautes, puis advoüa qu’elle n’oseroit approcher
le sainct Autel de la Déesse, se sentant soüillée de trop de vices, &
trop indigne de luy offrir chose qui luy fust agreable, si ce n’estoit par
son commandement. Et puis s’en approchant encor d’avantage, elle baisa &
encença l’Autel de tous costez, & enfin laissant l’encensoir au pied, y
mit quantité d’encens & de parfums, dont l’odeur remplissoit tout le
Temple : Et lors prenant la Mole-salée & couronnée de fleurs, & la
tenant d’une main fort eslevée, de l’autre elle prit le coing de l’Autel,
& puis se tournant du costé de l’Orient, elle profera à haute voix &
lentement les paroles qu’une Vestale luy disoit mot à mot, & qu’elle
lisoit dans un livre, de peur d’y faillir, ou de les mal prononcer : car
lors que cela arrivoit, elles croyoient que les sacrifices n’estoient pas
agreables à la Déesse, & les falloit recommencer. Les paroles estoient
telles :
O redoutable Déesse, fille de la grande Rhée, & du
puissant Saturne, qui nourris & eslevas Jupiter en ton giron, lors
que sa mere le tenoit caché : Vesta que les Thirreniens appellent LABITH
HORCHIA, & qui és la premiere & la derniere engendrée de toy,
reçoy ceste de- vote immolation
que nous faisons pour le peuple & Senat Romain, pour la conservation
des Gaulois, & pour la grandeur & prosperité d’Amasis nostre
Dame souveraine. Et nous fay la grace que ton feu qui est en nostre
garde, ne s’esteigne jamais, & que la requeste qu’apres la victoire
obtenuë sur les Titans tu fis au grand Jupiter d’estre tousjours Vierge,
ait aussi bien esté obtenuë pour nous que pour toy, puis qu’estant
toutes à toy, nous pouvons aussi avec raison estre estimées une partie
de toy-mesme.
Aux dernieres paroles de ceste supplication, tout le chœur des Vierges
respondit, Qu’il soit ainsi. Et lors elle posa la Mole-salée sur l’Autel,
puis le panier de fleurs & de fruicts que la Vestale qui en avoit la
charge luy presenta, & de tout ensemble en mit un peu dedans le feu qui
estoit allumé pour le sacrifice, avec force encens & drogues
aromatiques : Et puis prenant de l’eau dans le vase dit Simpulle, en tasta
un peu, & en arrosa la Mole-salée, les fleurs, les fruicts & le feu.
Toutes ces choses achevées, se reculant un peu de l’Autel, elle commença un
hymne à la loüange de la Déesse, que toutes les Vestales continuerent, à la
fin duquel il y en eut une qui
estoit vis-à-vis de la Maxime, qui se tournant vers les autres, dit à haute
voix, Il est permis de s’en aller : Qui estoit signe que le sacrifice estoit
achevé.
Lors la venerable Chrysante, qui sans se mesler en ses sacrifices, ny les
Vierges Druydes aussi, y avoit seulement assisté pour le respect qu’elle
portoit à l’authorité Romaine, sortit du Temple & avec toute sa suitte,
horsmis les Vestales, qui se retirerent en leurs demeures, s’en alla au
boccage sacré, où les Vacies & Bergers l’attendoient, les uns pour le
sacrifice : mais les autres, autant pour la devotion qu’ils portoient à
leurs Bergeres, qu’à leur grand Thautates.
Hylas impatient en apparence plus que tous les autres, pour le desir qui le
pressoit de voir bien tost sa tant aimée Alexis, fut contraint pour ne
perdre point ceste bonne compagnie, d’assister au sacrifice du Vacie : mais
sa plus ardente oraison fut, que Thautates se contentast des plus courtes
ceremonies pour ceste fois, à fin que tant plustost on prist le chemin qu’il
desiroit ; Et d’effect à peine le dernier mot du sacrifice fut prononcé,
qu’il se leva, & contraignit toute la trouppe d’en faire de mesme. Mais
sa haste ne fut pas moindre lors que le disner fust achevé : car voyant que
la venerable Chrysante se remettoit sur le discours, Madame, luy dit-il en
l’interrompant, si vous ne donnez ordre à nostre depart, une partie de cette
trouppe a fait dessein de vous aller attendre aupres de la belle Alexis.
Philis prenant la parole pour la venera- ble Chrysante ; Et quelle mauvaise humeur, dit-elle,
est la vostre, Hylas, de vous fascher en ce lieu, & où esperez vous de
trouver une meilleure compagnie ? Ma feu maistresse, respondit-il, si je
vous aimois comme j’aime Alexis, & que vous ne fussiez point icy, je
dirois pour respondre à vostre demande, que la meilleure compagnie pour moy
seroit où vous seriez : Mais parce que cela n’est pas, je vous diray pour la
mesme raison, que la meilleure compagnie pour moy est aupres d’Alexis ;
& pour vous rendre preuve que je dis vray, si vous ne partez à ceste
heure mesme, il n’y a plus d’Hylas pour vous aujourd’huy. A ce mot, faisant
une grande reverence, il se preparoit de s’en aller, lors que toute la
trouppe accourant autour de luy, essaya de l’arrester à moitié par force :
Et cependant qu’il se debattoit pour s’eschapper de leurs mains, ils virent
entrer un homme que la venerable Chrysante recogneust incontinant pour estre
de la maison d’Amasis, qui la vint advertir de sa part, que sa maistresse
venoit coucher chez elle, pour faire le lendemain un sacrifice aux Dieux
infernaux, à cause de quelque fascheux songe qu’elle avoit fait. Ce messager
fut cause qu’Hylas pressa encore d’avantage, voyant que la venerable
Chrysante ne pouvoit estre de la partie, & son importunité fut telle,
que ces belles bergeres furent forcées de partir plustost qu’elles n’eussent
fait, quoy que le desir d’Astrée fust assez grand pour la convier de se
haster : mais sa discretion luy faisoit dissimuler, ce que la franchise
d’Hylas ne luy permettoit pas de pouvoir faire. Ayant donc pris congé, elles se mirent en
chemin, accompagnées de ces gentils bergers : & parce que quelquefois
les sentiers estoient estroits, chacun prit à conduire celle qui luy estoit
la plus agreable, horsmis Silvandre, qui par respect avoit esté contraint de
quitter Diane à Paris ; & d’autant que Philis avoit esté priée de Diane
de ne la point laisser seule aupres de luy, de crainte qu’il ne revint aux
mesmes discours de son affection, que quelques jours auparavant il luy avoit
tenus, toutes les fois que le chemin le pouvoit permettre, Philis prenoit
Diane de l’autre bras, & mesloit le plus qu’elle pouvoit ses discours
parmy les leurs, feignant de le faire sans dessein.
Il advint qu’estans sortis du bois, & ayans passé Lygnon, sur le pont de
la Bouteresse, le chemin s’eslargit de sorte qu’ils pouvoient aller
plusieurs de front : ce qui donna commodité à Philis d’appeler encore
Lycidas aupres d’elle, & voyant que Silvandre estoit pour lors contraint
d’entretenir Hylas ; Et bien Silvandre, (luy dit-elle fort haut, afin
d’interrompre plus honnestement Paris) à vostre advis, qui a rencontré
meilleure place de nous deux ? Je crois, respondit le Berger, que celle que
j’ay dés longtemps est la meilleure. Vous auriez, dit Philis, de fortes
raisons, si vous me faisiez avoüer ce que vous dites, & vous auriez fort
peu d’affection si vous le croyez ainsi. La verité, respondit froidement
Silvandre, ne laisse d’estre vraye, encore qu’on ne la croye pas, si bien
que quelque jugement que vous fassiez, ou de la place que je tiens, ou de l’affection que je porte à Diane,
il ne peut les changer ny rendre autres qu’elles sont : car il n’est pas
plus vray que Philis est Philis, que la place que je tiens est meilleure que
la vostre. J’ay tousjours oüy dire, adjousta Philis, que plus on est pres de
la personne aymée, & plus l’Amant se contente. Vous avez, repliqua le
berger, ouy dire la verité. Toutesfois, continua Philis, me voicy pres de
Diane, & il me semble que vous en estes fort esloigné. J’en suis encor
plus pres que vous, respondit-il, car si vous estes à son costé, je suis en
son cœur. Je ne te plains donc plus, interrompit Hylas, de la peine que je
pensois que tu eusses de marcher : car à ce conte, il ne tiendra qu’à Diane
que tu ne fasses de longs voyages sans guere travailler tes jambes :
Silvandre sousrit de cette response, & puis respondit froidement. Je
sçay bien Hylas, que tu n’entens pas ce que je dis ; aussi n’estoit-ce pas à
toy à qui je parlois, mais à Philis, qui à la verité est bien autant
ignorante des mysteres d’Amour, mais qui toutesfois a si bonne volonté de
les apprendre, qu’elle merite mieux que toy de les ouyr. Voicy, dict Hylas,
une loüange qui n’est pas à desdaigner pour Philis, disant qu’elle desire
d’apprendre les mysteres d’Amour : que s’il est ainsi, & qu’elle vueille
estudier en mon escole, je les luy apprendray à bon marché. Tous les bergers
se mirent à rire des paroles d’Hylas, & parce que Silvandre prit garde
qu’Astrée & Diane baissoient les yeux, il voulut changer de discours,
& pour ce, il luy dict : Je voy bien, Hylas, que tu enseignes ta
doctrine fort librement : mais pour
revenir à ce que j’ay dit à Philis, je te repliqueray encores que je suis
plus prés de Diane, qu’elle n’est pas, encor qu’elle soit à ses costez,
parce que Diane est en mon cœur. Vous avez dict, reprit incontinant Philis,
que vous estiez en son cœur. Et je l’avoüe encores, respondit Silvandre. Si
est-ce, adjousta Philis, qu’il y a bien de la difference, & mesme selon
ce que je vous en ay ouy dire autresfois : car j’entendrois que vous aymez
Diane, si on me disoit qu’elle fust en vostre cœur ; & qu’elle vous
ayme, si l’on disoit que vous fussiez dans le sien. A parler, dit Silvandre
avec le commun, on l’entend comme vous le dites, mais quand on discourt avec
les personnes un peu mieux entenduës, l’un signifie l’autre. Et en voicy la
raison. Estre en quelque lieu s’entend de deux sortes, l’une, quand le corps
occupe une place, & lors la surface de la chose contenuë est le lieu ;
l’autre c’est quand l’ame, qui est toute spirituelle, agit en quelque lieu :
Car rien ne pouvant agir immediatement en quelque lieu qu’il n’y soit, il
s’ensuit que si mon ame agit de cette sorte dans le cœur de Diane, qu’elle y
est. Or si comme nous avons dit autresfois, l’ame vit mieux où elle aime,
que où elle anime, puis que le vivre est une action immediate de l’ame, il
s’ensuit que si j’ayme Diane, je suis veritablement en elle. Cela respondit
Philis, est un peu bien obscur pour moy, toutefois encor ne preuveriez-vous
par là, sinon que vostre ame y est, & non pas Silvandre, & par ainsi
ma place est encore la meilleure, puis que pour le moins une partie de moy, & celle que j’ay ouy dire
estre la plus fertile en passions, qui est le corps, est plus prés que vous
n’estes pas. J’avoüe, respondit-il, que du corps vous en estes plus pres que
moy ; mais il ne faut pas conclurre pour cela, que vostre place soit la
meilleure, parce que l’ame est de telle sorte superieure au corps, qu’au
prix d’elle il n’est de nulle consideration, tant s’en faut qu’il puisse
tenir quelque rang aupres d’elle. Pleust à Dieu, Berger, dit Hylas, que nous
fussions tous deux amoureux d’une mesme bergere ; car puis que tu mesprises
si fort le corps, je le prendrois fort librement pour moy, & je te
laisserois volontiers l’esprit, quand mesme ce seroit celuy du plus sçavant
de nos Druides : & pour te monstrer que je te dy vray laisse moy le
corps d’Alexis, & je te laisse l’esprit d’Adamas, qui est un si sçavant
homme. Chacun se mit à rire du party que l’inconstant presentoit à
Silvandre, & cela l’empescha de luy respondre si tost : mais peu apres
il prist la parole de ceste sorte.
Si chaque chose estoit prisée selon son merite, il est certain que le choix
que tu fais n’est pas le meilleur, parce que le corps que tu veux seulement
aimer, n’est pas un object digne d’estre aymé de l’ame, d’autant que l’amour
doit tousjours adjouster quelque perfection à l’Amant, comme chacun avouë,
quand on dit, que l’amour est desir d’un bien qui defaut. Et par cette
ordonnance l’Amant seroit obligé d’aimer tousjours quelque chose de plus
qu’il ne seroit pas : Mais concedons à ces esprits qui sont tant abaissez,
qu’ils ne font que trainer par terre, sans se pouvoir re- lever à ce qui est par-dessus eux,
qu’ils puissent aimer ce qui leur est esgal : Je m’asseure qu’il n’y a
personne qui pour le moins ne confesse, qu’il est honteux de s’abaisser à
l’amitié de ce qui est moins que nous ne sommes. Que si cela est vray,
comment pourroit-on estimer le corps digne d’estre aimé de l’ame, puis qu’il
est si vil & abaissé par-dessous elle ? Mais outre que cette amour est
honteuse, je tiens qu’elle est impossible, ou pour le moins insensée, si
nous voulons y adjouster les conditions que la vraye amour doit avoir : Car
celuy qui aime, n’a point de plus violent desir que d’estre aimé de la chose
aimée ; mais n’est-il pas impossible que celuy qui n’aime que le corps, en
soit aimé, d’autant que l’amour peut estre seulement en l’ame ? Et par là ne
vois-tu pas, Hylas que ceux qui aiment le corps, sont imitateurs de la folie
de Pigmalion, qui devint amoureux d’un marbre ? Aussi pour monstrer que cela
ne se doit point, la nature y repugne, & je m’asseure que tu l’avoüeras
si l’on te le demande : car confesse la verité, Hylas, si Alexis estoit
morte, en aimerois-tu le corps ? Et parce qu’il ne respondoit point : Tu es
muet, continua Silvandre, est-ce la verité qui te confond, ou la honte
d’avoir eu une si mauvaise opinion ? Ny l’un ny l’autre, dit Hylas, mais que
veux tu que je responde ? Penses-tu que je sois un devineur ? Ne sçais-tu
que quand les yeux voyent ce qu’ils n’ont point veu, le cœur pense ce qu’il
n’a point pensé ? Je parle fort asseurement des choses passées quand il m’en
souvient, & des presentes quand je les sçay : mais des futures, Eh ! mon amy, pour qui me prends tu ?
Penses-tu que ce soit moy qui aye instruict les Sybilles, ou que j’aye esté
en leur escole pour apprendre à predire ? Silvandre mon amy, si tu veux
discourir avec moy, parlons des choses dont les hommes peuvent parler, sans
entrer dans les secrets des Dieux : laissons leur les choses futures, puis
qu’ils ont retenu cela en leur partage ; Et si tu me demandes, si j’ayme le
corps d’Alexis, je te respondray qu’ouy, & de telle sorte (quoy que tu
sçaches dire de tes resveries & de ton amour de l’ame) que si elle
n’avoit point de corps, je ne l’aimerois point : mais quand tu me demanderas
ce que je ferois quand ce corps n’aura point d’ame, je te renvoyeray vers
ceux qui sçavent predire l’avenir, & si tu veux, tu pourras aller avec
eux visiter les Destinées, & nous rapporter des nouvelles de leurs
conseils ; & moy, cependant que tu feras ce long voyage, je continueray
d’aimer le beau corps d’Alexis, non tel qu’il sera d’icy à cent ans, mais
tel qu’il est, c’est à dire l’ouvrage des Dieux le plus beau, & le plus
parfait.
Ainsi disoit Hylas, & Silvandre luy vouloit respondre, lors que suivant
le chemin il fallut passer une petite planche, où chacun des Bergers s’amusa
à aider à sa Bergere mieux aimée. Et lors qu’elles furent toutes de l’autre
costé, & que Silvandre voulut reprendre la parole, il en fut empesché
par Diane, qui oyant une Bergere, & un Berger qui chantoient, le pria de
les escouter. Toute la trouppe tourna les yeux vers le lieu d’où la voix
venoit, & s’approchant peu à peu, ils virent une Bergere assise à
l’ombre d’u- ne touffe d’arbres,
& un Berger à genoux devant elle, & peu apres ils commencerent
d’oüir leurs paroles un peu plus distinctement. Elles estoient telles :
ALCIDON, DAPHNIDE.
DIALOGUE.
ALC. Vous verra-t’on jamais changer,
Puis que vous
estes si legere ?
DAPH. Alcidon n’est pas mon Berger,
Ny Daphnide vostre
Bergere :
Le Destin qui commande à tous
Ne nous fit pas
naistre pour nous.
ALC. Jamais le Destin n’accusez
D’une chose si
volontaire.
DAPH. Vous aussi ne vous abusez
De rien obtenir au
contraire :
Car soit Destin, soit volonté,
Enfin le sort en
est jetté.
ALC Vueillez ou ne me vueillez point,
Me donnant à
vous je suis vostre.
DAPH. Si nostre vouloir ne s’y joint,
Ce qu’on nous
donne n’est pas nostre :
Et je refuse franchement
De vous
recevoir pour Amant.
ALC. Recevez moy pour serviteur,
Si vostre Amant je ne
puis estre.
DAPH. Non non, je ne vous veux, Pasteur,
Ny pour
serviteur, ny pour maistre :
Et si vous voulez vostre bien,
De
moy n’esperez jamais rien.
ALC. Quoy que fasse vostre rigueur,
Mon feu sera
tousjours extreme.
DAPH. C’est bien avoir faute de cœur
D’aymer si fort
qui ne vous ayme :
Car un bon cœur devroit chasser
Par le
mépris un tel penser.
ALC. Mais pourquoy ne se changera
Enfin ce farouche
courage ?
DAPH. S’il peut changer, ce ne sera
Que pour vostre
desavantage :
Mais que je vous ayme, Berger,
Vous n’y devez
jamais songer.
A peine la Bergere eust finy ces dernieres paroles, que cessant de chanter,
& voyant que le Berger vouloit continuer, elle luy dit, C’est assez
Alcidon : si vous voulez que je m’arreste icy plus long temps, je vous prie
cessez ou changez de discours, & croyez que ceux-cy ne vous acquerront
jamais rien de plus avantageux envers moy qu’un accroissement de mauvaise
volonté. Il y a long-temps, respondit le Berger, que si je n’avois non plus
d’esperance en la justice d’Amour qu’en la vostre, je n’aurois pas seulement
cessé de parler à vous, mais aussi de vivre. Et quelle esperance est la
vostre, dit Daphnide, puis que s’il estoit juste, ce Dieu de qui vous
parlez, il y a long temps que vous serviriez d’exemple à tous ceux qui ont
la hardiesse de l’outrager ? N’offencez point, dit Alcidon, celuy de qui la
puissance ne se mesure qu’à sa volonté, & de qui le pouvoir ne vous a
point tousjours esté tant incognu, que vous le deviez maintenant mespriser
comme vous faites. La Bergere eust repliqué, n’eust esté qu’elle vit
approcher cette troupe, qui luy donna sujet de se taire.
Astrée & le reste de la compagnie, qui avoient ouy ce que ces estrangers
avoient chanté, & entr’ouy une partie de ce qu’ils avoient dict plus
bas, conviez de la beauté de la Bergere, & de la bonne mine &
gentille disposition du Berger, tant pour satisfaire à leur curiosité, qu’au
devoir, auquel les loix de l’hospitalité, religieusement observées en cette
contrée les obligeoient, s’addresserent à la Bergere, & apres l’avoir
saluée, luy offrirent & à toute sa trouppe toute sorte d’assistance : car en mesme temps s’approcherent
d’elle deux autres Bergeres & un Berger, qui s’estoient escartez entre
quelques arbres, attendant que la chaleur fust un peu abatue. Daphnide
voyant cette belle troupe s’offrir à elle avec des paroles si pleines de
courtoisie, luy respondit avec toute la civilité qui lui fut possible, &
puis leur dit en general à toutes. Je ne m’estonne plus si le Ciel favorise
de ses graces cette contrée plus avantageusement que les autres, puis
qu’elle est habitée par des personnes si accomplies de toute sorte de
merite. Astrée prenant la parole luy respondit : il n’y a personne icy qui
ne soit fort disposée à vous faire service, tant pour satisfaire à nos
Ordonnances, qui nous commandent de rendre toute assistance aux estrangers,
que pour avoir la gloire de servir des personnes qui le meritent comme vous,
& vostre compagnie. Je commence, respondit l’estrangere, à bien esperer
de la fin de mon voyage, puis que ma premiere rencontre a esté si bonne. Et
puis que les offres que vous me faites me doivent donner la hardiesse de
m’enquerir de ce qui m’est necessaire de sçavoir ; Je vous supplie donc,
belle Bergere, de me dire s’il y a une fontaine en cette contrée qui
s’appelle De la verité d’Amour, & où elle est ? Astrée tournant l’œil
sur Paris, & sur Silvandre, comme leur en demandant des nouvelles,
demeura sans parler. Qui fust cause que Sylvandre prit la parole, & luy
dit, Belle Bergere, la fontaine que vous demandez est veritablement en cette
contrée : mais Amour est cause qu’il vaudroit autant qu’elle n’y fust point, estant remise en la
garde de quelques animaux enchantez, qui en defendent l’accez. Et où
est-elle ? reprit Astrée. Comment, dit l’Estrangere, vous estes de ce pays,
& vous ignorez où est une chose si rare ? cela est presque incroyable,
& mesme à ceux qui verront vostre visage, qui estant si beau, ne peut
pas avoir esté veu sans amour, ny vous par consequent, sans curiosité de
sçavoir la verité de l’affection de ceux qui vous ayment, qui, à ce que j’ay
ouy dire, se voit en cette fontaine. Je sçay bien, dit Astrée en rougissant
un peu, que vostre courtoisie vous fait parler de mon visage si
avantageusement, vous semblant d’estre obligée pour les offres que je viens
de vous faire, de me gratifier de cette sorte : & c’est pourquoy je ne
vous respondray point à cela : mais quant à la curiosité que vous croyez qui
doive estre en moy, outre que l’occasion n’y est point, parce que je n’ay
jamais eu assez de bon-heur pour estre aymée de cette façon, encores avons
nous une coustume parmy nous, que jamais nous ne recourons à la fontaine
dont vous parlez, pour cognoistre la volonté de ceux qui nous servent, ayant
un moyen beaucoup meilleur, & plus asseuré. Et quel est-il, dit
incontinant l’Estrangere, afin que l’un me deffaillant, je puisse recourre à
l’autre ? C’est, respondit Astrée, le temps & les effets. Encore, dit
Daphnide, que chacun le die comme vous, si tiens-je cette cognoissance bien
incertaine, & certes je le puis dire, comme y ayant esté trompée. Si
cela nous estoit avenu, reprit Diane, nous y userions d’un autre remede. Et
quel est-il ? dict l’estrangere.
C’est de ne plus rien aimer du tout, respondit Diane. Voila, dit Alcidon, un
remede bien injuste, puis qu’il punit l’innocent, & ne chastie point le
coulpable : car celuy qui a trompé une Bergere en feignant de l’aimer, ne se
soucie pas de n’estre point aimé d’elle, & par ainsi il ne reçoit point
de chastiment de sa faute : & si de fortune elle vient à estre bien
aimée de quelque autre, luy qui n’aura point offencé en portera toute la
peine. Voila, gentil Berger, interrompit Hylas, comme nos Bergeres sont
aussi injustes, que vous les voyez estre belles : & si pour tout cela,
nous ne pouvons nous empescher de les aymer ; jugez ce que nous ferions si
elles avoient l’esprit aussi doux que le visage. L’une de ces bergeres oyant
parler Hylas de cette sorte, commença à tenir les yeux arrestez sur luy, luy
semblant de le cognoistre : & sans doute, sans l’habit qui le déguisoit
un peu, elle n’eust pas demeuré si long temps en cette peine : Mais enfin
pour ne se point méprendre, elle s’adressa à Thamire, & luy demanda
assez bas, si ce berger qui parloit n’estoit pas Hylas, & luy ayant
respondu que ouy, elle revint vers Daphnide, & s’aprochant à son
oreille, luy dit, Madame, vous parlez à Hylas sans le cognoistre.
L’estrangere changeant de couleur, & se mettant une main sur le visage,
comme de honte d’estre veuë de luy, revestuë de ces habits, se recula un pas
ou deux, s’escriant, MON DIEU, Hylas, que l’habit que vous portez vous
change, je ne sçay si le mien m’en fait autant ? Lors Hylas s’approchant
d’elle, il la considera attentivement, si bien que quoy qu’il y eust long
temps qu’il ne l’eust veuë &
que l’habit de Bergere la changeast beaucoup, si la recognut-il pour
Daphnide, estimée la plus belle Dame qui fust en Arles, ou dans la Province
des Romains ; dequoy il demeura si estonné, qu’il ne sçavoit s’il songeoit,
ou s’il veilloit. Enfin apres estre demeuré fort long-temps à la considerer,
il se retira d’un pas, & plus ravy en admiration qu’il ne se peut dire,
se mit à la regarder, & à la considerer, sans pouvoir proferer une seule
parole ; Dequoy l’autre estrangere s’apercevant ; C’est sans doute,
dit-elle, que voicy la contrée des merveilles, puis que j’y vois des
Bergeres qui surpassent les personnes plus civilisées, des beautez sans
curiosité, & ce qui est de plus merveilleux, des Hylas sans parole.
Hylas à ce mot tournant les yeux sur celle qui parloit, il la recogneut pour
estre Carlis, & l’autre Stiliane, & Hermante avec eux ; cette veuë
le rendit si confus, que sans pouvoir parler, il courut embrasser Hermante
son cher amy, & apres l’avoir tenu quelque temps en ses bras, se separa
de luy pour le reprendre par deux ou trois fois : enfin reprenant la parole,
Est-ce bien, dit-il, mon cher Hermante que je vois, & que je tiens entre
mes bras ? Celles que je voy icy est-il possible que ce soient les plus
belles de la Province des Romains ? Et je dirois de l’Univers, si la contrée
où nous sommes en estoit dehors : Quoy ! je voy donc la belle, & tant
admirée Daphnide, la glorieuse Stiliane, & cette Carlis, qui la premiere
m’apprit à aymer ? Les Dieux m’ont fait trop de grace de vous avoir conduite
icy, Madame, dit-il, s’addressant à Daphnide, avec vostre compagnie, croyant quant à moy, que c’est
pour vous faire estre tesmoing de ma gloire, & de ma felicité. Hylas,
respondit incontinant l’Estrangere, vous n’aurez jamais contentement, où
comme vostre amie je ne participe ; mais si vous estes estonné de me voir en
cet equipage, je ne le suis pas moins de vous avoir rencontré, & deguisé
comme vous estes, & en un lieu où je n’avois aucune esperance de vous
trouver : mais comme que ce soit, je tiendray cette rencontre pour
tres-heureuse, si elle me fait participer à la gloire & à la felicité
que vous possedez. Madame, interrompit Carlis, il n’a garde de se resjouyr
si fort de ma venuë, ny de celle de Stiliane. Et pourquoy, ma premiere
maistresse, entrez-vous en cette opinion ? dit-il : Ne sçavez vous pas que
l’on tient que les premieres amours ne s’effacent jamais ? Toutefois,
dict-elle, vous monstrez le contraire, puis que l’amour ne peut pas estre
quand l’oubly oste la memoire de la chose aimée ; & vous ne pouvez nier
que vous ne nous ayez mescogneuës & oubliées. Je suis fait, dict Hylas,
tout d’une autre façon que le reste de ceux qui se meslent d’aymer : car
jamais je ne perds la memoire de celles que j’ay aymées, ny jamais mon
affection ne s’efface : Il est bien vray que quelquefois ma memoire se
couvre d’oubly, comme le brasier de cendre, & que mon affection se
lasse, comme l’arc qui a demeuré trop long-temps tendu : mais comme le
brasier pour peu qu’il soit soufflé se descouvre vif & ardant, &
l’arc, quand on le retend, est aussi fort qu’auparavant, de mes- me est-il de ma memoire, & de
mon affection lors que ceste cendre de l’oubly est ostée par la veuë &
par la presence, ou bien que mon amour par quelque nouvelle faveur se
renforce de desir, & d’esperance. Je voy bien, dict Stiliane, qu’en fin
Hylas est tousjours Hylas. Mais, adjousta Daphnide, nous sçaurons à loisir
un peu plus de vos nouvelles : cependant afin que nous ne fassions quelque
erreur envers ces belles & honnestes bergeres, dites nous, Hylas, qui
elles sont, & si Astrée ou Diane, ne sont point en cette compagnie.
Madame, respondit Hylas, si vous estes venuë en ceste contrée pour ce seul
suject, vous pourrez vous en retourner quand vous voudrez, car les voila
toutes deux devant vous, dict-il, les luy monstrant. Lors Daphnide
s’avançant les salüa encores une fois, & apres les avoit quelque temps
considerées, Il est vray, dict-elle qu’en cecy la renommée est moindre que
la verité, & qu’il est certain que vostre beauté surpasse ce que l’on en
dit. Madame, respondit Astrée en rougissant, les personnes qui vivent comme
nous faisons, peuvent dire qu’elles sont au monde sans y estre : car ne
voyant que nos bois, & nos pasturages, à peine peut la renommée se
charger seulement de nos noms, tant s’en faut qu’elle en doive raconter
quelque chose, & en son silence nous pensons luy estre infiniment
favorisées : car ce nous est beaucoup de bon-heur, que ne pouvant rien dire
de nous à nostre advantage, elle n’en die rien du tout. Vous direz ce qu’il
vous plaira, reprit Daphnide, mais puis que j’ay cognoissance de vos noms
si faut-il que la renommée me
l’ait donnée, estant de sorte esloignée de vos demeures, que n’ayant jamais
esté icy, je ne sçaurois les avoir apris que par elle : Et je voy maintenant
qu’encores qu’elle parle fort avantageusement de vous, elle est toutes fois
infiniment inferieure à la verité, & qu’en cela elle vous faict tort.
Madame, dict Diane, vostre courtoisie est celle qui nous donne cet avantage,
& quoy que nous soyons presque hors du monde, comme vous disoit ma
compagne, si voudrions nous bien estre telles qu’il vous plaist de nous
figurer, parce que la perfection est tousjours desirable en qui que ce soit.
Vous ne devez point, repliqua l’Estrangere, en desirer plus que vous en
avez, car vostre desir outrepasseroit la puissance de la Nature, ne croyant
point qu’elle puisse faire deux differentes beautez plus parfaites. Et que
diriez-vous, Madame, interrompit Hylas, qu’encores qu’elles soient telles,
je n’en ay jamais esté amoureux, ou c’est si peu que ce n’est rien ? Je
diray, respondit Daphnide, qu’il n’appartient pas à tous les oyseaux de se
plaire en la pure lumiere du Soleil, ny par consequent à vostre mauvaise
veuë en ces trop grandes beautez. Tout au contraire, Madame, repliqua
Hylas : c’est parce qu’il y en a de plus belles en ceste contrée qu’elles ne
sont, & vous sçavez qu’Hylas aime sur tout la beauté. Je croiray
difficilement ce que vous dictes, respondit l’Estrangere. Je le vous feray
avoüer, dit-il, si vous voulez venir où toute ceste trouppe s’en va. Et
afin, discrettes Bergeres, continua-t’il se tournant vers Astrée & Diane, que vous ne vous mescontiez,
sçachez que vous voyez devant vous, sous ces habits de berger & de
bergere, la plus belle Dame, & le plus gentil Chevalier de la Province
des Galloligures, & que peut-estre vostre contrée n’eust jamais une plus
grande faveur du Ciel, que de les recevoir : C’est pourquoy, gentil Paris,
vous ne devez pas souffrir qu’ils se separent de ceste compagnie, qu’Adamas
ne les ait receus en sa maison. Paris & les bergeres s’adressant à
Daphnide, s’excuserent de ne luy avoir rendu l’honneur qu’ils luy devoient,
& la supplierent de sorte de vouloir faire ceste faveur au grand Druide,
qu’en fin elle y consentit, tant pour satisfaire à la priere que Paris,
& ces belles bergeres luy faisoient, que pour le desir qu’elle avoit de
parler au sage Adamas, sur les affaires qui la conduisoient en ce lieu,
ayant desja fort ouy parler de sa prud’hommie.
Le contentement d’Hylas ne fut pas petit quand il vit ceste resolution. Et
parce que Daphnide avoit fort bonne cognoissance de son humeur, &
qu’elle l’avoit cogneu en l’Isle de Camargues & en Arles, elle luy fit
par les chemins plusieurs demandes, ausquelles les bergeres respondoient
quelquefois pour luy, & quelquefois Silvandre : & quoy qu’il voulust
se contraindre un peu devant Daphnide, Stiliane, & Carlis, si est-ce
qu’il ne pouvoit s’empescher d’eschapper bien souvent en ses responces,
& mesme quand Silvandre prenoit la parole ; dequoy ces Estrangeres
rioient de sorte, qu’en fin
s’adressant à Daphnide. Je croy, luy dit-il, Madame, que prenant l’habit de
ces bergeres, vous en avez aussi pris l’humeur, puis que les discours de ce
berger vous plaisent si fort : car il ne sçauroit ouvrir la bouche pour me
contredire, qu’elles n’en rient à haut de teste. Mais Silvandre mon amy,
continua-t’il, se tournant vers le berger, sois certain que c’est de toy que
ceste belle Dame se mocque, & non pas de moy, parce que n’ayant esté
nourry qu’aux villages, tu ne sçais guere bien comme il faut parler à celles
qui luy ressemblent : Et pource si tu m’en crois, tu ne continueras plus ce
qui est tant à ton desavantage. Gentil berger, dit incontinant Daphnide, ne
croyez point Hylas : vous sçavez assez quel il est, & j’aurois trop de
desplaisir que vous eussiez ceste opinion de moy. Madame, respondit
Silvandre, nous nous faisons souvent de semblables reproches Hylas &
moy, & toutesfois nous ne nous croyons guere l’un l’autre : Mais Hylas,
dit-il, se tournant vers luy, tu te trompes fort, si tu crois que je n’aye
point de cognoissance de ceste belle Dame : j’aurois en vain esté si
longuement parmy les Massiliens, & il faudroit bien que j’eusse eu les
oreilles bouchées, & les yeux clos, si je n’eusse oüy parler de son
merite, ny veu sa beauté : Je sçay, Hylas, peut-estre mieux que toy, qui est
la belle Daphnide, qui Alcidon, & qui le grand & redoutable Roy
Euric : peut-estre te raconterois-je plus particulierement la prise qu’il
fist & de la ville des Massiliens, & de celle d’Arles, qu’autre qui
le voulust faire : & pour-ce ne pense encor que je sois berger, m’estonner par tes discours,
n’ayant pas non plus que toy, porté tousjours la houlete, & la
pannetiere que tu me vois. Daphnide alors prenant la parole : A la verité,
dit-elle, Hylas, ce berger monstre qu’il ne me cognoist pas mal, & je
croy aux paroles qu’il tient, qu’il en sçait plus que vous ne pensiez ; mais
gentil berger, dit-elle, si ce ne vous est importunité, dites nous où vous
avez apris ce que vous racontez ? Madame, respondit Silvandre, j’ay esté
longuement dans les escoles des Massiliens, où vostre nom a esté tant chanté
des Bardes, qu’il n’y a personne qui ne l’ait oüy. Et comment estes-vous
maintenant, dit-elle en ceste contrée avec cet habit de berger, & qui
vous y retient ? La Fortune, dit-il, m’y a conduit, & l’Amour m’y
arreste. Et moy, dit Hylas, l’Amour m’y a conduit, & Alexis m’y fait
demeurer. Et qui est, dit-elle, en sousriant, ceste bien-heureuse Alexis ?
C’est celle là, continua Hylas, qui vous fera rougir de honte, & paslir
d’envie, la voyant si belle, qu’il n’y a beauté qui puisse egaler la sienne.
Vous en dites beaucoup, Hylas, respondit-elle, pour n’estre pas creu, &
trop pour estre creu du tout. Que diriez vous, repliqua-t’il, si je vous en
disois autant qu’il y en a, puis que n’ayant seulement que commencé d’en
parler, vostre croyance est si foible ? Si vos yeux ne me servoient bien
tost de tesmoings contre vous-mesme, je m’efforcerois de le vous tesmoigner
par mes paroles : mais je me remets à eux, & au jugement qu’ils en
feront ; mesme que j’espere que ce sera si tost, que vous souvenant encores
de mes paroles, vous avoüerez en
vostre ame qu’elles sont veritables, si ce n’est que vous m’accusiez de n’en
avoir pas dit assez. Alcidon alors prenant la parole, Pour l’amour de vous
Hylas, dit-il, on vous avoüera que vostre maistresse est belle : mais
qu’elle surpasse Daphnide, si les paroles me deffailloient pour soustenir le
contraire, j’y mettrois le sang & la vie. Et moy, dit Hylas, d’un visage
fort serieux, tant qu’il ne faudra que des paroles pour soustenir ce que
j’ay dit, je le maintiendray contre qui que ce soit : mais soudain qu’il
faudra y employer du sang, je ne le quitteray pas seulement à vous, mais à
tous autres qui voudront soustenir le contraire : car je fay profession de
parler, & non pas de tuer ; Chacun se mit à rire, & de telle sorte
qu’Alcidon ne peut luy respondre de long temps.
Sans doute leurs discours eussent continué plus longuement, s’ils ne se
fussent trouvez si pres de la maison d’Adamas, qu’ils furent contraints de
se taire pour la considerer : Cependant Alexis pour avancer d’autant le
contentement qu’elle se promettoit de la veuë d’Astrée, s’estoit accoudée
sur une fenestre, qui regardoit du costé de la plaine, & discouroit avec
Leonide du prochain contentement qu’elle attendoit. Mais lors qu’elle
aperceut ceste belle & grande trouppe, s’asseurant qu’Astrée en estoit,
elle tressaillit toute, & à mesure qu’elle se venoit approchant, elle
alloit aussi discernant tantost une bergere, & tantost un berger de sa
cognoissance : mais lors qu’elle recogneut Astrée, ô Dieu que devint-elle !
Elle demeura longuement la veüe sur
elle sans dire mot, comme ne pouvant saouler ses yeux de cest agreable
object, en fin avec un grand souspir, & la monstrant du doigt à
Leonide : La voila, dit-elle, la plus belle & la plus aimable bergere de
l’Univers, imitant presque en ce transport Adraste en sa folie. Et apres
s’estre teüe pour quelque temps, elle se recula un pas de la fenestre, &
pliant le bras l’un en l’autre sur l’estomac : Mais, ô Dieu ! dit-elle,
comment m’oseray-je presenter devant ses yeux, puis qu’elle m’a commandé le
contraire ? Vous voicy encore, respondit Leonide, en vostre vieille erreur :
n’avez vous pas assez debattu avant que venir icy, ces mesmes considerations
contre Adamas ? & avez vous desja oublié les raisons, que si prudemment
il vous a rapportées ? Ne croyez pas, repliqua Alexis, que je les aye
oubliées, mais je sçay bien aussi que comme que ce soit, Astrée me verra
& je la verray ; qu’elle parlera à moy, & que je parleray à elle :
& n’est ce pas cela contrevenir à ce qu’elle m’a defendu ? Va-t’en, me
dit-elle, je me souviendray toute ma vie de ces cruelles paroles. Va-t’en
déloyal, & garde toy bien de te faire jamais voir à moy, que je ne te le
commande. La Nymphe qui vit bien que si ce discours passoit plus outre, il
ne pouvoit que donner beaucoup d’inquietude au Berger, pour ne le continuer
d’avantage elle luy respondit. Il ne faut plus Alexis, vous remettre devant
les yeux ces considerations : la pierre en est jettée, & il n’est plus
temps de demander conseil, si vous devez voir Astrée, les choses sont en tel
estat, que de necessité il faut
passer plus outre : mais voicy bien l’heure que vous devez monstrer que vous
estes homme, & que vous venez de cest Alcipe, de qui le courage a tant
esté estimé de chacun. Il faut, dis-je, que changeant de visage & de
façon, vous receviez Astrée sans vous estonner, & qu’à son abord vous
ayez tant de puissance sur vous mesme, que personne ne s’aperçoive de ce que
vous voulez tenir caché. Car il faut que vous sçachiez que les premieres
impressions sont celles qui durent le plus long-temps, & sur lesquelles
on fait un plus seur jugement ; & pource resolvez-vous à vous déguiser
de sorte, que ceux que vostre habit abusera, ne puissent estre détrompez par
vos actions. Ha, Madame ! dict Alexis, que ceux qui sont sains donnent
aisément conseil aux malades [!] Ne voila pas desja une faute, reprit
Leonide, pourquoy ne m’appellez vous vostre sœur, & non pas Madame ?
Puis que vous sçavez bien que, comme Adamas veut que j’appelle Paris mon
frere, de mesme il m’a ordonné que je vous nommasse ma sœur ; & si vous
faictes autrement, quel soupçon ne donnerez vous point de vous-mesme ? Voyez
vous, Alexis, vostre visage ressemble si fort à celuy de Celadon, que si
vous voulez qu’il ne soit point recogneu, il vous faut user d’un grand
artifice pour le desguiser. Ma sœur, respondit Alexis, puis qu’il vous
plaist que je vous nomme de cette sorte, je m’estudieray de n’y plus
faillir, mais souvenez-vous que jamais personne ne fut plus empeschée que
vostre miserable sœur en cette occasion, & que si la fortune ne luy
ayde, je ne sçay comment elle
pourra tromper les yeux d’Astrée, envers laquelle elle n’a jamais usé de
feinte ny de déguisement. C’est aux occasions, dit la Nymphe, qu’il faut
faire paroistre ce que nous valons ; efforcez vous un peu, & faictes
comme on dict, de necessité vertu, & vous asseurez que l’authorité
d’Adamas est si grande, & sa preud’hommie telle en l’opinion de chacun,
que pour peu que vous vous y aidiez, il n’y a pas apparence que l’on entre
en doute, que vous ne soyez sa fille.
Elle parloit de cette sorte, quand Adamas ayant esté adverty de la venuë
d’Astrée, entra dans la salle pour r’asseurer un peu Alexis, qui ne fut pas
une petite prudence : car elle estoit tant hors d’elle mesme, qu’il estoit
bien necessaire de la preparer à cette rencontre, de peur qu’estant
surprise, elle ne donnast trop de cognoissance de ce qu’elle estoit. Et lors
qu’ils estoient plus avant en discours, on les vint advertir que toute cette
trouppe estoit desja dans la basse court du chasteau. Alexis changea toute
de couleur, & les jambes luy tremblerent de sorte qu’elle fut contrainte
de s’assoir. Leonide qui s’en prit garde, affin de mieux couvrir leur
dessein, dict à Adamas, qu’il seroit à propos de fermer les vanteaux des
fenestres, & ne laisser que fort peu de clarté dans la salle, afin que
l’on s’apperceust moins des changemens du visage d’Alexis, & que cest
artifice seroit encore à propos pour empescher que la grande chaleur
n’entrast si fort dans le logis. Le Druide qui trouva cest advis fort bon,
le commanda à ceux qui l’estoient
venu advertir de l’arrivée des Bergeres. Mais s’ils estoient bien empeschez
de leur costé, Astrée ne l’estoit gueres moins du sien, à qui le cœur
battoit de sorte, qu’elle en estoit elle mesme toute estonnée. Ce qui la
contraignit, s’approchant de Philis, de luy dire à l’oreille ; Je vous prie
ma sœur, trouvez quelque excuse pour nous faire un peu arrester icy, car
j’avouë que l’esperance que j’ay de voir en Alexis le visage de Celadon, me
met si fort hors de moy, que je crains, si je n’ay le loisir de me
r’asseurer un peu, de donner trop de cognoissance de ce que je desire de
cacher à chacun, mais particulierement à ces Estrangers. Philis qui estoit
advisée, s’approchant de Daphnide, Madame, luy dict-elle, n’estes vous point
lasse de ceste aspre montée ? si vous le trouviez à propos, je m’asseure que
toute ceste compagnie seroit bien aise de reprendre un peu d’haleine avant
que de monter à la salle. Quant à moy, dict-elle, je suis bien de cest
advis, & je n’osois le proposer, de peur de vous desplaire à toutes.
Hylas qui ne pouvoit souffrir qu’on luy retardast le contentement de voir sa
chere Alexis, Madame, dit-il, si vous n’estiez en si bonne compagnie, je
n’oserois vous laisser seule ; mais puis que cela est, vous ne trouverez pas
mauvais que j’aille dire que vous venez : car j’aime mieux reprendre haleine
aupres d’Alexis, & contenter mes yeux des beautez que j’ay laissées dans
la maison, que d’estre icy, & ne contempler que les statuës, qui sont
dans les niches de ces murailles. A ce mot sans attendre personne, ny mesme
la responce de Daphnide il monta
l’escallier, au haut duquel à l’entrée de la salle, il rencontra Adamas,
Leonide, & Alexis : Et parce qu’ils avoient jugé tous trois que l’amour
de Hylas serviroit beaucoup à couvrir ce qu’ils vouloient tenir caché, ils
luy firent la meilleure chere qu’ils peurent, & mesme le Druide apres
l’avoir embrassé en sousriant luy dit : Il est aisé à cognoistre qui de
toute ceste trouppe est le plus de nos amis. Si la haste, dit Hylas, que
j’ay euë de venir le premier vous en a donné quelque cognoissance, le
retardement que je mettray à m’en aller le dernier ne vous en rendra pas
moins de tesmoignage : Mais je voudrois bien que ma venuë fust aussi
agreable à vostre compagnie comme elle a esté desirée de moy. Il n’en faut
nullement douter, dit Leonide, n’est-il pas vray, ma sœur? J’avouë,
respondit Alexis, que quant à moy j’en reçois beaucoup de contentement.
Hylas alors s’approchant d’elle, Voyez vous belle Alexis, dict-il assez bas,
comme je ne suis guere difficile a contenter : pourveu que de vous trois,
vous seule l’ayez agreable, ce m’est assez. Et quoy, reprit Leonide,
feignant fort à propos d’en estre faschée, estimez vous, glorieux Berger, si
peu le reste de la compagnie ? Je vous asseure que je m’en vengeray, &
qu’avant que la journée se passe, vous vous repentirez du mespris que vous
avez fait de moy. Elle profera ces paroles avec un visage severe, &
representant fort bien ce faint mescontentement. Mais Hylas, qui de son
naturel ne se soucioit de femme du monde, que de celle qu’il aimoit. Je m’en
repentiray, dit-il, lors que la belle
Alexis se repentira de ce qu’elle a dit, & avant que cela soit, si vous
ne voulez perdre vos peines, ne cherchez point de vous venger de moy. Et
lors qu’elle s’en repentira, ne prenez non plus la peine de faire cette
vengeance : car le desplaisir que j’en auray sera si grand, que vous n’y
sçauriez rien adjouster. Mon serviteur, respondit Alexis, tant que vous
m’aimerez, cette vengeance ne se fera donc point, car vostre bonne volonté
m’est trop chere.
Il vouloit respondre lors qu’Adamas l’interrompit, luy demandant qui
estoient les bergers & bergeres qui venoient. Je suis bien aise, mon
pere, luy respondit-il, que vous m’ayez fait souvenir de le vous dire : car
en partie j’ay devancé cette trouppe pour vous en advertir, & je l’avois
oublié, tant la veuë d’Alexis m’empesche de penser ailleurs ; sçachez donc
qu’Astrée, Diane, & Philis y sont, & plusieurs autres des hameaux
voisins, ensemble quelques estrangers, comme Florice, Cyrcene & leur
compagnie : mais cela ne m’eust pas convié de vous en venir donner advis,
n’eust esté la rencontre que nous avons faicte en chemin de la belle
Daphnide, & du gentil Alcidon, qui desguisez avec des habits de berger,
viennent en cette contrée chercher la fontaine de la Verité d’Amour : car
Daphnide est la plus estimée Dame de la province des Romains, & Alcidon
le plus aymé Chevalier de Thierry, & du grand Euric, & par ainsi
vous voyez que je ne suis pas le seul estranger, qui changeant mon habit me
desguise de celuy de berger, pour vivre heureusement en vostre con- trée. Adamas, luy respondit, Est-il
possible que ce soit cette belle Daphnide, de qui le grand Euric Roy des
Visigots a esté tant amoureux ? Et Hylas luy ayant respondu, que c’estoit
celle-là mesme, il continua. Encore que je ne l’aye jamais veuë, je ne
laisseray pas de la cognoistre, parce que j’en ay un pourtraict, qu’on m’a
asseuré luy estre fort ressemblant, si ce n’est que l’habit qu’elle porte
m’en puisse peut-estre empescher. Je feray toutefois semblant de n’en rien
sçavoir, pour pouvoir rendre à nos bergeres l’accueil que je leur dois.
Leurs discours eussent bien continué d’avantage, s’ils n’eussent esté
interrompus par la venuë de toute la troupe : car Astrée, encore que ce fust
elle qui fust cause du retardement, ne pouvant toutefois se priver plus
long-temps de la veüe de ce visage tant aimé, en fist signe à Philis, qui
pour complaire à sa compagne, s’adressant à Daphnide & à Paris, leur
dict tout haut : Hylas par son impatience nous empesche de reprendre nostre
haleine à nostre aise, nous contraignant de le suivre : car que dira Adamas,
quand il sçaura par luy que nous sommes icy ? Vous avez raison, dit
Daphnide, & prenant Astrée, & Diane par la main, elles
s’acheminerent toutes de compagnie : Et parce que l’escallier estoit large,
elles marchoient toutes trois ensemble, & le reste de la trouppe venoit
confusément apres. Adamas les attendoit à l’entrée de la salle, où il les
reçeut avec le meilleur visage qui luy fut possible, & feignant de ne
point cognoistre Daphnide ny Alcidon, il adressa sa pa- role aux bergers de sa cognoissance, & leur dit en
sousriant ; Et quoy, glorieuses bergeres, vous mesprisez de sorte vos
voisins, que si je ne m’en fusse plaint, ma fille eust esté long temps icy
sans que vous eussiez daigné la venir voir ? Astrée qui prit garde
qu’encores qu’il parlast à toutes, toutefois il adressoit sa parole
particulierement à elle, luy respondit aussi pour toutes : C’est ainsi, mon
pere, que les choses qui dependent de plusieurs sont bien souvent retardées,
encores qu’elles soient jugées devoir estre faites promptement. Cette
excuse, dict Adamas, n’est guere bonne, & me semble que chacune de vous
en particulier me devoit cette cognoissance d’amitié pour celle que je vous
porte à toutes. Lors Diane prenant la parole, Mon pere, dict-elle en
sousriant, vous sçavez bien que plusieurs ayment mieux donner ce qu’ils ne
doivent pas, que de s’acquitter de leurs debtes : Mais si nous avons fait
cette faute, nous n’en sommes pas demeurées sans chastiment, nous privant si
long-temps de la chose du monde qui merite le plus d’estre veüe. Et à ce
mot, parce que Daphnide s’estoit reculée expressement, apres avoir salüé
Leonide, Astrée s’avança pour en faire de mesme à la déguisée Alexis : mais
quelle devint-elle, quand elle jetta les yeux sur son visage ? Et quelle
devint Alexis, quand elle vit venir Astrée vers elle pour la baiser ? Mais
en fin, ô Amour ! en quel estat les mis-tu toutes deux quand elles se
baiserent ? La Bergere devint rouge comme si elle eust eu du feu au visage,
& Alexis, transportée de contentement se mit à trembler comme si un grand accez de fievre l’eust
saisie. Hylas qui avoit remarqué de quel courage sa Maistresse avoit salüé
cette bergere, en devint si jaloux, qu’il ne peut souffrir qu’elle la tint
plus long-temps en ses bras, & cette jalousie fut cause qu’il les
separa, & que Diane eust le loisir d’entrer en la place d’Astrée, &
apres elle Philis, & puis le reste de la trouppe.
Mais Adamas qui desiroit de couvrir le plus qu’il luy estoit possible les
changemens de visage, & les troubles de l’esprit de sa fille, apres que
les premieres salutations furent faictes, & que confusément toute la
troupe fut entrée dans la salle, il mit Alexis au lieu le plus obscur, &
lors qu’il voulut les faire asseoir, il fit semblant de prendre garde à
Daphnide, & à toute sa suitte, & pource s’adressant à Thamire, il
luy demanda fort haut, qui estoient ces belles Estrangeres. Hylas, luy
dit-il, mon Pere vous en dira plus de nouvelles que moy, s’il vous plaist de
prendre la peine de luy en demander : car je ne puis vous en dire autre
chose, sinon que les ayant rencontrées en venant icy, il nous a dit qu’elles
estoient principales Dames de la Province des Galloligures. Lors Paris
s’approchant d’Adamas, luy dit que c’estoit la belle Daphnide, & le
renommé Alcidon, si cogneus & pour la beauté, & pour le merite dans
la Cour du grand Euric. Le Druide feignant de n’en avoir rien sçeu encore,
fist semblant de se courroucer à Paris, de ce qu’il ne l’en avoit point
adverty, & lors s’adressant à elle ; Madame, luy dit-il, pardonnez à mon
ignorance, & accusez vostre habit si je ne vous ay pas rendu l’honneur qui vous est deu. Mon
pere, respondit Daphnide, quand je me suis déguisée de ceste sorte, ce n’a
jamais esté en intention d’estre recognuë en ceste contrée, où je ne suis
pas venuë pour y tenir le rang de Daphnide, mais seulement pour y trouver le
repos que les Dieux m’y ont promis ; & je crois bien que sans Hylas,
j’eusse peu achever mon voyage aussi incognüe que je le desirois : mais puis
que sa rencontre m’en empesche, je vous supplie, mon Pere, que la
cognoissance que vous avez de moy ne vous porte pas à ces devoirs de respect
& d’honneur desquels vous parlez, mais à m’aider à trouver les
salutaires remedes que les Dieux m’ont fait esperer de recevoir en ceste
contrée. Adamas avec beaucoup d’honneur, & de soubmission luy
respondit : qu’il essayeroit de la servir en tout ce qu’il seroit capable,
& que toutefois il ne pretendoit pas se dispenser pour cela de l’honneur
qu’il luy devoit : Et lors luy presentant une chaire, & de mesme à
Alcidon, & à tout le reste de la compagnie, chacun ayant pris sa place,
Astrée se trouva auprés d’Alexis, & Leonide de l’autre costé, qui
empescha que Hylas ne se peut mettre aupres de sa nouvelle Maistresse :
& parce qu’il luy sembloit qu’elle s’amusoit trop avec Astrée, &
qu’il ne pouvoit souffrir de se voir privé si long temps de son entretien,
il l’alloit interrompant, & la contraignoit bien souvent de luy
respondre. Phillis prit garde au visage d’Astrée, qu’il l’ennuyoit, &
qu’elle eust bien voulu en estre déchargée pour entretenir plus commodément
ceste Druide, si res- semblante à
son Berger tant aimé, & pour descharger sa compagnie d’une telle
importunité, elle dit à Hylas : Mon feu serviteur, encore n’y a-t’il que les
anciennes amitiez ; ceste Maistresse que vous estimez si fort, est si belle,
qu’elle ne fait pas grand cas de vous, revenez vers moy qui vous aime &
qui vous estime comme vous meritez. Hylas qui estoit passionnément amoureux
d’Alexis, Ma feu Maistresse, dit-il à Phillis, vous ne prenez pas garde à
qui vous parlez quand vous mettez en avant ces anciennes amitiez : car il
suffit de les nommer telles pour me les faire haïr : & pour vous
monstrer que ce n’est pas d’aujourd’huy que j’ay ceste opinion, oyez des
vers que j’ay faits il y a long-temps sur ce sujet, lors que venu de
Camargue, j’estois encore sur les rives de l’Arar, & que selon la
coustume, aux Bacchanales, nous nous déguisions pour dancer. Et lors
s’approchant de Phillis, il dit tels vers :
AMOUR AUX DAMES,
CONDUISANT LES VENTS
pour dancer.
Je suis Amour, cet Enfant
Qui commande à toute
chose,
Et qui de tous triomphant,
De tous à mon gré dispose :
La jeunesse, les apas,
Et
les ames sans malices,
Le ris, le jeu, les esbas
Sont mes plus
cheres delices.
Enfant j’aime les enfans,
Chacun aime ses
semblables,
Et des vieux je me deffens,
Comme d’Amour
incapables :
Où sont aiguisez mes dards,
Où sont mes flammes
esprises,
Qu’entre les enfans mignards
Et leurs jeunes
mignardises ?
Aussi j’ayme la beauté,
Qui comme nouvelle rose,
Sous les rayons de l’Esté,
N’est encore bien esclose :
Et
tiens pour un grand mal-heur
D’aimer long-temps une belle ;
Car plus que la vieille fleur,
J’aime l’espine nouvelle.
Qui veut donc suivre l’Amour,
Aime une tendre
jeunesse,
Qu’il change de jour en jour,
Pour tousjours d’une
maistresse
Ne r’alumer le tison.
Que mes loix veulent qui
meure :
Amour est vieux & grison
Quand il dure plus d’une
heure.
Mais je ne sçay toutesfois
Quelle est l’erreur
estrangere,
Qui meslant parmy mes loix
Sa doctrine
mensongere,
Vient enseigner à l’Amant
Une nouvelle
science,
Que quelques-uns vont nommant
Du faux tiltre de
Constance.
Elle dit qu’il faut aimer
Jusque dans la
sepulture,
Et qu’on doit mesestimer
Qui cherche une autre
advanture :
Voire comme si son mieux
Chacun ne devoit pas
suivre :
A quoy serviroient les yeux,
Et pourquoy faudroit-il
vivre ?
Or pour deffendre les miens
D’une si grande
folie,
A ceste heure je m’en viens
Des cavernes d’Eolie :
Où dans de profonds cachos,
Pres du centre de la terre,
Les
vents qu’on y tient enclos,
Sans cesse se font la guerre.
Je les ameine avec moy,
Ces vents legers, ô mes
Dames,
Pour vous inspirer ma loy,
Et pour chasser de vos
ames,
Avec la legereté
Qu’ils ont euë en leur naissance,
Ceste opiniatreté
Que vous appellez Constance.
Venez donc troupeau leger,
Venez je vous en supplie,
Dedans ces cœurs vous loger
Pour chasser ceste folie :
Faites
que d’orenavant
A bien aimer on s’apreste :
Mais qu’Amour
comme le vent
Meure soudain qu’il s’arreste.
Esloignez esloignez vous,
O vous ames trop
austeres,
De mes Autels & de nous,
Et de mes sacrez
mysteres :
Non, vous ne meritez pas
D’avoir part à nostre
gloire,
Contentez vous du trespas
Dont nous aurons la
victoire.
Si vous voulez donc, continua Hylas, que je revienne vers vous, ne me parlez
plus de ces anciennes amitiez, car je tiens pour ma devise,
Une heure aimer, c’est longuement,
C’est assez d’aimer
un moment.
Et ne pensez que l’estime que vous dites faire de moy me puisse attirer, car on ne se soucie gueres
d’estre estimé des personnes de qui on a quitté l’amitié, & qui nous
sont indifferentes. Silvandre prenant la parole pour Philis, La reputation,
dit-il, que chacun desire si fort, qu’est ce autre chose que ceste estime
que tu mesprises tant ? & si elle est mesme estimable parmy les ennemis,
pourquoy ne le sera-t’elle Hylas, parmy les personnes que tu as tant
aimées ? Je voy bien, respondit froidement Hylas, que Silvandre n’a pas la
place qu’il desire non plus que moy, & que pour décharger sa colere sur
quelqu’un, il me vient faire des contes, dont les nourrisses endorment leurs
enfans : Mais, Silvandre mon amy, contre la mauvaise fortune il faut avoir
bon cœur, & cependant nous contenter de dire que ce siecle est fort
depravé, que les faveurs ne suivent jamais les merites, & que quelque
jour la Fortune cessera de nous persecuter.
Hylas parloit de ceste sorte à Silvandre, parce que Leonide pour favoriser
Paris, avoit mis Diane au milieu, de sorte que Silvandre ne pouvant s’en
approcher, avoit esté contraint de se mettre entre Celidée & Florice, ce
qui estant recogneu de chacun, fut cause qu’ils se mirent tous à rire de
ceste responce : Et Philis particulierement qui dit : Il faut advoüer,
Silvandre, qu’à ce coup il vous est advenu comme à celuy qui veut separer
deux personnes qui ont l’espée en la main, & qui se mettant au milieu en
demeure blessé, encore qu’il n’ait point de querelle. Si vous n’aviez point,
respondit Silvandre, esprouvé bien souvent que les armes d’Hylas n’ont ny pointe ny tranchant, je ne
m’estonnerois pas tant que je fais, de ce que vous dites : mais, Bergere,
l’ayant essayé tant de fois, je ne sçay comment vous pouvez avoir ceste
opinion. Ne vous en estonnez, dit la bergere, car il a changé d’armes,
maintenant il ne combat pas sous les siennes, & celles dont il vous a
blessé, sont empruntées d’une personne qui a accoustumé de vaincre. De ceste
sorte, respondit-il, je vous avoüeray une partie de ce que vous dites. Et
moy, interrompit Hylas, je diray avec plus de verité, que vous ne sçauriez
ny l’un ny l’autre, me blesser ny de vos armes, ny de quelque autre que vous
puissiez emprunter : car entre vos mains pour bonnes qu’elles soient, elles
demeureront sans force contre moy. Et entre les miennes, dit Florice, qu’en
direz vous ? Que je ne me souviens plus, respondit-il, si vous en avez
jamais eu. Vous ne direz pas ainsi de moy, adjousta Cyrcene. J’advoüeray,
dit-il, que quand je ne vous vy qu’un peu, je vous aimay beaucoup, &
quand je vous vy beaucoup, je ne vous aimay que fort peu. Sa veuë, dit
Palinice, a fait en cela comme le scorpion qui guerit la blesseure qu’il a
faite ; mais je m’asseure que vous ne direz pas cela de moy. De vous,
dit-il, comme s’il eust esté estonné, eh ! par Hercule, dites moy comment
vous appellez vous, à fin que je sçache si vostre nom ne me blessera point
mieux que vostre visage ? Je voy bien, reprit Stiliane, qu’il n’y a que moy
qui l’ait peu vaincre. Le peu, respondit Hylas, que je demeuray dans vostre
prison, monstra assez quelle fut vostre vi- ctoire. A la verité, continua-t’elle, vous en
sortistes, mais ce ne fut pas sans payer vostre rançon. Si je vous ay payée,
repliqua-t’il, je ne vous doy plus rien, & si vous pensiez de me pouvoir
surmonter aussi aisément que vous fistes, vous vous tromperiez fort ; je
suis bien devenu plus grand guerrier que je n’estois pas, & je vous
conseille de ne vous y point hazarder ; car vos armes ne sont pas d’assez
bonne trampe pour fausser les miennes. Croyez Stiliane, adjousta Carlis,
qu’Hylas n’est que pour moy, & que comme j’ay esté la premiere qu’il a
aimée, je dois estre aussi la derniere : n’est-il pas vray, Hylas ?
Souvenez-vous, luy dict-il, Carlis, qu’il est certain que tout revient à son
commencement, & que tout ainsi qu’au commencement que je vous vy, je ne
vous aimoy point, de mesme aussi la derniere fois que je vous revoy, je n’ay
point d’Amour pour vous.
Il n’y eust personne qui se pust empescher de rire, oyant les gracieuses
responces d’Hylas, qui continuerent fort long-temps, cependant qu’Alexis
& Astrée parloient ensemble : Mais encores qu’il semblast qu’Alexis
deust bien employer ce temps, que la fortune luy concedoit, si est-ce
qu’elle demeura long-temps, sans sçavoir par où commencer, estant empeschée
par tant de considerations, que peut-estre cette commodité se fust escoulée
inutilement, si Astrée n’eust commencé la premiere à parler. Car cette
déguisée Druide voyant devant elle celle qui luy avoit faict le commandement
de ne se laisser jamais voir à elle, craignant d’estre reco- gnuë ou à la voix ou à la parole,
ou en quelqu’une de ses actions, estoit de sorte interdite, qu’elle n’osoit
ouvrir la bouche : ce qu’Astrée attribuoit au peu de privauté qui estoit
entr’elles, ou bien qu’ayant tousjours esté nourrie parmy les Vierges
Druides, & ne sçachant guere des affaires de cette contrée, elle estoit
en peine de quoy luy parler : Mais la Bergere estoit bien deceuë, puis que
ce qui l’en empeschoit, c’estoit tout le contraire & pour en sçavoir
trop. Et parce que ce visage qui luy representoit celuy de Celadon, aussi
bien en la memoire que devant les yeux, luy donnoit un extreme desir de
gaigner les bonnes graces d’Alexis, qui ne luy estoient desja que trop
acquises, elle fut la premiere à rompre le silence de cette sorte. Quand je
considere la beauté de vostre visage, & les graces dont le Ciel vous a
avantagée par dessus les plus belles de nostre aage, je l’appelle presque
injuste d’avoir voulu priver si long-temps cette contrée de ce qu’elle a
jamais produit de plus rare, en vous cachant parmy les Vierges Druides, si
loing de nous : mais quand je me remets devant les yeux, que de tout ce qui
est en l’Univers, il n’y a rien d’assez digne pour servir la grandeur de
DIEU : Je dis qu’il est tres-juste d’avoir faict choix de vous, comme de la
chose du monde la plus parfaicte. Pleust à Dieu, dict froidement Alexis, que
les perfections que la civilité vous fait dire estre en moy, y fussent aussi
veritablement que tous ceux qui vous voyent les recognoissent en vous, afin
que je fusse en quelque sorte aussi digne de servir nostre grand Thautates, que d’affection je dedie
le reste de mes jours à son service : Je ne rougirois pas, belle Bergere, de
vous ouyr tenir ce langage, qui me reproche plustost ce qui me defaut, qu’il
ne me represente ce que je suis. Je serois marrie, reprit Astrée, que vous
eussiez si mauvaise opinion de moy, que de croire que je ne sçache
recognoistre en quelque sorte les perfections qui sont en vous : car encore
que le Ciel m’ait faict naistre bergere, & ne m’ait donné guere plus
d’esprit qu’il en faut pour vivre parmy les bois, si est-ce que comme la
clarté du Soleil est veuë par tous les yeux ausquels elle esclaire, quoy que
plus ou moins, selon qu’ils en sont capables, de mesme m’est il permis de
voir vos perfections & en recognoistre assez pour les admirer, quoy que
j’avoüe que plusieurs autres à qui Thautates aura donné plus de jugement les
remarqueront mieux : mais ne les sçauroient estimer d’avantage que je fais.
Je ne contrediray jamais, repliqua Alexis, à un si favorable jugement ; mais
je prieray seulement Dieu que quand vous m’aurez mieux cogneuë vous ne le
revoquiez point : car encores que mon dessein, ny ma profession ne me doive
pas laisser en ce lieu fort longuement, si est-ce que ce me sera tousjours
un extreme contentement d’estre aux bonnes graces de toutes celles qui vous
ressemblent, & particulierement de vous, de qui j’ay desiré il y a long
temps la cognoissance : & vous asseure que ce desir me fit laisser mes
compagnes avec moins de desplaisir, quand je sçeus que je verrois Astrée.
Madame, respondit la bergere, cette fa- veur en toute façon est extreme : car si vous en avez
eu la volonté si esloignée de nous, ce bonheur ne peut-estre mesuré : &
si c’est seulement pour nous obliger que vous le dites, ne sommes nous pas
bien-heureuses que cette pensée ait esté en vous ? Mais je diray bien avec
verité, que la nouvelle de vostre venuë remplit toute cette contrée & de
tristesse & de joye : de tristesse oyant dire vostre maladie, & de
joye nous asseurant de recevoir cet honneur de vous voir. Et toutefois, dit
Alexis, belle Bergere, vous avez tant retardé de venir icy, que si autre que
vous me le disoit, je ne le croirois pas : Mais pour changer de discours,
dictes moy je vous supplie, à quoy passez-vous ordinairement le temps ? car
on m’a fait entendre que la plus heureuse vie du monde, est celle des
Bergers & Bergeres de Forests. Elle est, dit Astrée, veritablement
heureuse pour ceux qui n’ont point esté plus aymez de la fortune : car vous
sçavez, Madame, que ceux qui ont esté heureux, quand ils perdent une partie
du bien qu’ils ont possedé, ressentent plus de desplaisir, que s’ils avoient
esté tousjours mal-heureux. Il est vray, dict Alexis, mais en vostre vie
champestre & retirée, je ne croy pas que vous soyez guere sujettes à ces
coups de fortune. Nous ne les sommes pas tant, dit Astrée, que celles qui
vivent dans les Cours, & dans le maniment du monde : mais tout ainsi que
les lacs, encor qu’ils soient moins spacieux que la mer, ne laissent d’avoir
leurs orages & leurs tempestes ; de mesme est-il de nous, car nous avons
aussi nos infortunes & nos malheurs : Et je sçau- rois bien qu’en dire, ayant depuis peu perdu presque
en mesme jour & mon pere, & ma mere, perte qui m’a de sorte affligée
que je ne pense pas de long-temps m’en pouvoir remettre. Et y a t’il
long-temps, respondit Alexis, car il me semble d’en avoir oüy parler ? Il y
a environ quatre ou cinq Lunes, dict la Bergere, jour qui me sera à jamais
deplorable ! & à ce mot elle fit un grand souspir. Il est bien ennuyeux,
dict Alexis, de perdre ceux à qui on est obligé de porter tant d’affection ;
si n’y a t’il rien de si naturel que de voir mourir le pere avant les
enfans : encor vous doit-ce estre une grande consolation qu’ils vous ayent
laissée en aage de vous sçavoir conduire. Une des choses, dit Astrée, qui
m’a aussi vivement touchée en leur mort, c’est que presque j’en suis la
cause. Il est certain, dict Alexis, que vous me remettez en memoire d’en
avoir oüy dire quelque chose, & me semble qu’on me raconta qu’ils
s’estoient noyez en voulant vous retirer d’une riviere où vous estiez
tombée. Pardonnez moy, Madame, dit Astrée. Il est vray que je tombay dans la
mal-heureuse & diffamée riviere de Lignon, voulant ayder à un berger qui
s’y noya : & parce que les mauvaises nouvelles sont incontinent portées,
ma mere Hypolite le sçeut, & comme on augmente tousjours au conte, on
luy dit que je m’y estois noyée ; elle fut surprise d’une si grande frayeur,
que jamais depuis elle ne se peust remettre, & mourut incontinent apres,
& mon pere du regret de sa perte la suivit bien tost ; Et ainsi je fus
privée en mesme temps, & de pere & de mere. Astrée ne peut raconter ces choses sans estre fort
esmeuë, & Alexis de mesme, mais feignant que c’estoit pour la
compassion, elle luy dict. Et qui estoit le pauvre berger qui se noya ? Je
ne croy pas, dict froidement Astrée, que son nom soit cogneu de vous : il se
nommoit Celadon, & estoit frere de Licidas, que vous voyez icy. Est-ce,
continua Alexis, Celadon fils d’Alcippe, & d’Amarillis ? C’est celuy là
mesme, dict Astrée. Je cognois son nom, respondit Alexis, & je me
souviens d’en avoir ouy fort souvent parler : Ce fut à la verité un
malheureux accident. Je vous asseure, Madame, reprit Astrée, que depuis ce
temps là, il semble que toute sorte de plaisir se soit banny de nostre
rivage, car autrefois on ne voyoit que jeux & resjouyssances parmy nous,
à cette heure chacun est saisi d’un tel assoupissement, qu’on ne jugeroit
jamais que nous fussions celles que nous soulions estre : Et quant à mon
particulier, j’en ay bien eu du sujet ayant perdu un pere & une mere,
qui me tenoient si chere, que maintenant me voyant traiter autrement par mon
oncle, entre les mains de qui je suis tombée, je le ressents doublement :
mais, Madame, je vous enttretiens d’ennuyeux discours, pardonnez-moy s’il
vous plaist. Tant s’en faut, repliqua Alexis, que vous m’obligez infiniment,
& me faites un extréme plaisir de me raconter ces particularitez qui
vous touchent : car outre que vostre merite, & vostre vertu obligent
chacun à vous estimer, il faut que vous croyez que particulierement je
desire que vous m’aimiez, & pour-ce continuez si vous me voulez faire
plaisir. Mada- me, dict Astrée, si
Dieu m’a faict cette grace de vous donner cette bonne volonté à mon
advantage, je la reçois pour tresgrande, & vous jureray, si toutefois
vous me le permettez, & que vous ne pensiez que ce soit outrecuidance,
que dés le moment que j’ay eu l’honneur de vous voir, il y a eu quelque
chose qui m’a tellement donnée à vous, que rien ne m’en retirera que la
mort.
Alexis vouloit respondre, & peut-estre fussent elles entrées bien avant
en discours, si la jalousie de Hylas ne les en eust empeschées : mais tout
effrontément ne pouvant plus supporter cette longue conference entre ces
deux Amants, il se vint mettre à genoux devant Alexis, & luy prenant une
main, la luy baisa avant qu’elle s’en fut pris garde, tant elle estoit
attentive à son discours : s’en estant enfin apperceuë, elle retira sa main,
& luy dit. Et quoy, mon serviteur, ces belles bergeres de Lygnon, ont
elles accoustumé de vous permettre ces familiaritez ? Les Vierges Druides,
d’où je viens, trouveroient cela fort estrange. Ma Maistresse, dict Hylas,
tout ainsi que je ne me conduis pas selon les incivilitez de ces bergeres
dont vous parlez, aussi ne devez vous suivre les austeritez de ces Druides ;
autrement ny vous ny moy n’en recevrons pas beaucoup de contentement. Je ne
sçay, dit Alexis, ce que vous voulez dire, mais si say bien qu’il vous
faudra avoir de fortes raisons, pour m’empescher de suivre les exemples des
sainctes Vierges, parmy lesquelles j’ay esté si longuement nourrie. Je croy
bien, dict froidement Hylas, ce que
vous dictes, mais vous devez aussi penser qu’il ne vous faut pas de moindres
persuasions pour me faire changer de naturel. Je serois bien marrie,
respondit Alexis, de vous contraindre d’en changer, car je vous veux bien
tel que vous estes : mais permettez que la Loy soit esgale entre nous, c’est
le moins, que comme à vostre Maistresse, vous me deviez accorder. Il est
vray, dict Hylas, mais comment l’entendez vous ? Je l’entends, continua
Alexis, que comme je vous veux bien tel que vous estes, que vous me
vueilliez bien aussi telle que je suis, & qu’ainsi sans que vous
changiez ny moy d’humeur ny de complexions, nous nous entre-aymions
tousjours comme nous avons commencé. Je veux bien, dit Hylas, une partie de
ce que vous dites, mais l’autre n’est pas selon mon intention : Et je crains
que vous n’ayez trop apris parmy ces Clergesses des Carnutes. Chacun se mit
à rire du discours de Hylas : Et cependant Adamas entretenoit Daphnide &
Alcidon de cette sorte :
Madame, luy disoit-il, je ne doute point que ce ne soit pour un bon sujet
que vous soyez venüe en cette contrée ; car autrement vous n’eussiez pas
pris une si grande peine, vous qui estes nourrie & eslevée dans les
douceurs, & delicatesses de la Cour, & qui luy avez si longuement
servy de lustre, & de loy : Et je n’aurois garde de vous en demander la
cause, si ce n’estoit ce que vous m’en avez desja dit. Car cognoissant par
là que vous attendez quelque service de moy, le desir que j’ay de vous en
faire, me rendra plus hardy à vous
supplier de me le dire, à fin que je vous y serve & selon vostre merite,
& selon mon devoir. Mon pere, respondit Daphnide, & l’asseurance que
j’ay en vostre preud’hommie, & la necessité que j’ay de vostre
assistance, me feront tousjours remettre entre vos mains, & ce secret
& un plus grand encores si j’en pouvois avoir. Et je dis si j’en pouvois
avoir, car je ne croy pas que jamais il s’en presente un qui soit plus
important pour moy que celuy cy. J’estimeray, dit le Druyde, ma condition
plus heureuse, lors que j’auray plus de moyen de m’employer pour vostre
service : Et pour vous faire paroistre combien j’ay fait d’estime de vostre
merite, avant que d’avoir eu l’honneur de vous voir, si vous voulez prendre
la peine de voir une gallerie qui est en ceste maison, vous trouverez que
vostre pourtrait y est au rang qu’il merite. Je n’eusse jamais creu, dit
Daphnide, que chose si peu digne d’estre ny veuë ny conservée, eust esté si
soigneusement recherchée par le grand Adamas : toutefois puis que cela est,
je veux croire que les Dieux qui sont bons, vous ont donné ceste curiosité,
afin de m’ayder en ceste occasion dont tout mon repos & contentement
peut proceder. Et pour vous dire ce que c’est, je le feray avant que de
partir d’aupres de vous, aussi a-ce esté la principale occasion qui m’a
conduite icy : Cependant, mon pere, dites moy je vous supplie, en quel lieu
de ceste contrée est la Fontaine de la Verité d’Amour, & par quel moyen
pourray-je y aller ? Il est fort aisé, dit le Druyde, de vous dire en quel
lieu est ceste Fon- taine, car elle
n’est pas loing d’icy : mais je croy impossible maintenant que vous y
puissiez aller, pour les dangereux enchantemens qui y ont esté faits, à
cause de Clidaman & de Guyemants, il y a quelques Lunes, par lesquels
certains Lions, & quelques autres animaux sauvages y ont esté mis pour
la garder, lesquels ont tant de force & d’agilité, qu’il n’y a point
d’apparence que par force on y puisse rien faire. S’il ne faut, dit Alcidon,
que mettre la vie pour le service de Madame, elle aura bien tost le
contentement qu’elle desire. Je croy bien, dit froidement le Druide, que si
la valeur & le courage pouvoient quelque chose contre les enchantemens,
la belle Daphnide auroit ce qu’elle desire, par le vaillant & courageux
Alcidon : mais il faut que vous sçachiez que toute la force de tous les
hommes ensemble, ne sçauroient rompre le moindre sort qui se fasse ;
d’autant que les esprits qui sont d’un genre superieur aux hommes, sont
tellement puissants, qu’un seul pourroit par sa propre puissance ruiner tout
l’Univers, si le grand Thautates pour la conservation des hommes ne les en
empeschoit. Or ces esprits par les conventions qu’ils font avec ces hommes
qui se nomment Magiciens ; (quoy que ce nom soit trop honorable pour eux)
s’obligent si estroittement à executer ce qu’ils promettent, qu’il n’y a
force humaine qui les en puisse empescher : de sorte que pour en voir la
fin, ou il faut recourre aux vœux & aux supplications, à fin que Hesus,
le Dieu fort, fléchy par nos sacrifices les rompe, ou bien il faut attendre
que le temps prefix, & les con-
ditions ordonnées par ceux qui ont fait l’enchantement aviennent. Et quelles
sont les conditions ? dit Alcidon : Elles sont, adjousta Adamas,
veritablement estranges ; car l’enchantement ne peut finir qu’avec le sang ;
& la mort du plus fidelle Amant, & de la plus fidelle Amante, qui
fut oncques en ceste contrée. Voila, dit Daphnide, un estrange sort, &
qui ne peut estre que mal-heureux. Pourveu, reprit Alcidon, que l’Amante se
peust trouver, je fournirois bien de ce fidelle Amant. Ouy, respondit
Daphnide en sousriant, pourveu qu’aimer en divers lieux, fust fidelité.
Puissiez vous seulement, repliqua-t’il, produire aussi bien les tesmoignages
de la vostre, qu’Alcidon iroit librement mettre sa vie en ce hazard. Je vous
asseure, dit Daphnide, que je ne suis point si desesperée, que de me vouloir
faire mourir pour finir cet enchantement, & s’il ne doit jamais prendre
fin que par ce moyen, ce ne sera pas moy qui esprouveray l’avanture. Si
est-ce, Madame, adjousta Alcidon, qu’il semble que les Dieux ayent ceste
volonté, puis qu’ils nous ont commandé d’y venir. J’obeïray, dit Daphnide,
tant qu’il me sera possible à la volonté des Dieux : mais pour me faire
faire ceste preuve, il faudra bien qu’ils me le commandent plus clairement
& plus absolument. Voila que c’est, repliqua Alcidon, que d’une foible
amitié. J’avoüe, dit-elle, que si cela tesmoigne la foiblesse de la mienne,
vous aurez tousjours plus d’occasion de la croire telle : car je ne sçaurois
me resoudre à estre sacrifiée pour le public. Outre que n’y ayant rien que j’ayme maintenant,
pourquoy serois-je tant hors de moy, que de me vouloir priver de vie pour
quelqu’un, puis qu’encor que j’aymasse plus que je ne sçaurois dire, je ne
le voudrois pas faire ? Et que j’estimerois celuy hors du sens qui seroit de
contraire opinion, n’y ayant pas grande apparence que celuy qui aime bien,
vueille se priver de la veuë, de la presence, voire de la jouyssance de ce
qu’il aime, pour mettre fin à un enchantement.
Mais mon pere, dit-elle, se tournant vers Adamas, je voy bien qu’Alcidon me
contraint de vous descouvrir le suject qui nous ameine icy : S’il vous
plaist nous nous retirerons à part, je le feray tres-volontiers, à condition
que vous nous donnerez le conseil que vous jugerez le meilleur. Madame, dit
le Druide, je voudrois vous pouvoir aussi bien conseiller, que d’affection
je m’offre à vous rendre toute sorte de service ; Et s’il vous plaist nous
laisserons icy toute ceste bonne compagnie, & vous prendrez la peine de
venir en une galerie qui est pres d’icy, où vous ne serez accompagnée que de
ceux que vous appellerez. A ce mot se levant, Adamas s’adressant à Leonide,
à Paris, & a Alexis, & leur commanda de demeurer avec ces belles
bergeres & gentils bergers, cependant qu’il conduiroit Daphnide dans la
galerie ; Et vous Hylas, dit-il, luy mettant une main sur l’espaule, je vous
supplie d’entretenir ceste bonne compagnie, & comme l’un de nos
meilleurs amis, faire l’honneur de ma maison. Encores, dit froidement Hylas,
que j’aye plus accoustumé de faire le des- honneur que l’honneur des maisons où je me trouve, si
est-ce que pour vous obeïr, je le feray, pourveu que ma maistresse me
promette de faire ce que je luy diray : Chacun sousrit de ceste responce
d’Hylas, & Alexis mesme qui mettant la main sur les yeux comme si elle
eust eu honte, luy dit d’une fort bonne grace ; Vous voudriez peut-estre mon
serviteur, vendre vos paroles trop cherement. Non, non, dit incontinant
Hylas, je ne veux que parole pour parole. Si cela est, dit Alexis, &
qu’Adamas me le permette, je le veux bien. Priez donc, ma belle maistresse,
dit-il, toute ceste trouppe, & Hylas avant tous les autres, de vous
tenir compagnie pour tout aujourd’huy, & un peu plus long-temps encores
si vous voulez : car il n’y auroit pas apparence que tant de bons amis se
separassent si tost. Adamas qui fut fort aise de ceste requeste, prenant la
parole avant qu’Alexis put respondre. Je vous asseure Hylas, dit-il, que je
vous en prie tous de bon cœur, & que celuy qui ne m’accordera ceste
demande, me desobligera grandement. Et moy, respondit incontinant Hylas, je
vous dis pour tous, que nous vous obeyrons, & d’aussi bon cœur que vous
nous en priez, & de plus, qu’encores que tous les autres s’en voulussent
aller, j’y demeurerois plustost seul, pour vous rendre preuve de la
puissance que vous avez sur moy. Je vous asseure Hylas, interrompit
Daphnide, que vous avez merveilleusement bien profité en ceste contrée,
& que vous y avez de sorte appris la civilité, que quand vous serez en
Camargue vous en pourrez tenir escole. Madame, dit Hylas, si tous mes escoliers devoient estre
semblables à ma maistresse, je ne dis pas que je n’en prisse la peine ; mais
autrement, croyez que je ne voudrois pas leur enseigner ce que j’en sçay, si
ce n’est qu’il y en eust quelqu’une comme vous. Vous m’obligez de me mettre
à l’esgal de ceste belle Dame, dit-elle monstrant Alexis. Pardonnez moy,
Madame, reprit incontinant Hylas, je n’ay jamais pensé à faire ceste faute :
aussi faudroit-il bien un plus sain jugement que le mien, qui est desja
tellement prevenu par l’affection que je porte à celle que vous dites, que
je ne puis ny voir, ny juger chose quelconque, qui ne soit à son
avantage.
Daphnide eust respondu si elle eust oüy ces paroles, mais elle s’estoit
desja fort esloignée, sans s’amuser à luy, & avoit emmené avec elle
Alcidon, Stiliane, Carlis, & Hermante : le reste demeura dans la sale,
où la collation leur fut apportée, attendant l’heure du soupper.
Fin du deuxiesme livre.
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LE
TROISIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
LA galerie où le sage Adamas conduisit Daphnide & Alcidon, estoit
plus considerable pour les curiositez qui s’y trouvoient, que pour la
magnificence de sa structure, parce qu’encores que les marbres des portes
& des fenestres rendissent son bastiment fort beau & fort riche,
& que les justes distances des jours, la reglée proportion de la hauteur
& de la largeur y fussent exactement observées selon la longueur qu’elle
avoit, & que les lambris & les dorures n’y fas- sent point espargnées, si est-ce
que le soing que le sage Druyde avoit eu de l’enrichir de toutes les choses
plus rares que produit non seulement l’Europe, mais & l’Asie &
l’Affrique, & non seulement de son temps, mais de tous les siecles
passez, & desquels la memoire n’estoit point entierement perdue,
surpassoit de telle sorte la richesse du bastiment, que si le premier
attiroit les yeux par sa beauté, l’autre retenoit les esprits en admiration
de tant de raretez qui surpassoient mesme la pensée.
La voûte qui sembloit estre soustenuë sur une grande frise, estoit toute
peinte des plus anciennes Histoires des Gaulois, depuis le Grand Dis
Samothes, jusques à ce Francus, qui pour estre absent & empesché à
d’autres conquestes, laissa l’administration des Estats aux Druydes &
aux Chevaliers Gaulois. Là n’estoit oublié le Grand Dryus, qui par
l’institution des Druydes avoit laissé la religion & les loix de ses
peres à ses futurs neveux : Ny aussi le pourtrait du Grand Hercule Gaulois
quand il espousa la Princesse Galathée, & qu’avec son eloquence &
ses armes il attira les Gaulois à la civilité, & à la generosité par son
exemple. La se voyoit Sigouesus & Bellonesus, dont l’un passant les
Alpes vainquit & nomma la Gaule Cisalpine : & l’autre passant la
forest Hircinie, fonda le Royaume des Boyens. Bref, on voyoit les Gaulois
sous Brennus triompher dans Rome de ces grands Citoyens, & pesant l’or
de leur rançon adjouster encore sur le poix l’espée victorieuse de leur
vainqueur : & de là passant en la Grece, fonder les Galathes, & se
moquans des vaines superstitions
de ces Idolatres, ravir l’or & les tresors du Temple d’Apollon, &
s’en revenir victorieux en leur patrie.
Au dessous des frises dorées, & chargées de ce que les pays estrangers
ont de plus rare, se voyoit une seconde frise, qui avec diverses sortes de
festons rapportoit un tres-grand ornement à cet edifice : dans l’entre-deux
comme dans des niches estoient placées les statuës des Empereurs Romains, le
Grand Cesar jusques au troisiesme Valentinian. Mais l’une des plus curieuses
choses de ce beau lieu, estoit l’entre-deux des fenestres remplis des cartes
de toutes les Provinces particulieres de la Gaule, si fidelement & si
justement rapportées, que l’on pouvoit en se promenant apprendre non
seulement les distances des lieux, mais les situations des villes, les
climats des Provinces, les cours des fleuves, les passages des rivieres,
& la propriété de chaque endroit de ce petit monde. Et pour faire
remarquer encor plus la curiosité du Druide, on n’avoit point oublié dans
ces cartes, ny bataille remarquable, ny siege d’importance, qui n’eust esté
mis en l’endroit mesme où il avoit esté faict : de sorte que l’espouvantable
siege d’Alexia, & toutes les signalées expeditions de Cesar se voyoient
dans les mesmes lieux où elles avoient esté faites.
A l’entour de ces cartes, on voyoit les portraits au naturel des Princes qui
avoient dominé ces Provinces de temps en temps : de sorte que du costé de la
seconde Belgique l’on voyoit Pharamond, Clodion, & Meroüée, & aupres
de luy, mais sans couronne,
Childeric son fils, parce qu’il n’estoit pas encore Roy des Francs, son pere
estant encore en vie. En la carte des Sequanois & Hedvois, l’on voyoit
Athanaric, & sa femme Blisinde, qui encores qu’il n’eust jamais passé le
Rhin, ne laissoit d’y estre mis comme pere du vaillant Gaudiselle premier
Roy des Bourguignons, qui vint sur les rives de l’Arar & du Rosne :
Auprez de ce Roy estoit sa femme la sage & pieuse Theudelinde. Apres eux
leur fils Gundioch, qui le premier asseura veritablement sa Couronne dans
les Gaules : & enfin Gondebaut avec ses trois freres, Chilperic,
Godomar, & Godegesile. Bref, le Druyde avoit esté si curieux, qu’il
estoit malaisé d’y desirer quelque chose qui n’y fust pas. De sorte que
Daphnide, Alcidon & leur compagnie alloient admirant toutes ces raretez,
comme les plus curieusement recherchées qu’ils eussent jamais veües. Et de
fortune jettant les yeux sur la carte d’Aquitaine, la belle Daphnide y vid
de suitte ces vaillans Visigotz qui y avoient regné. Depuis qu’elle les eust
aperceus, il luy fut impossible d’en retirer la veuë, parce qu’elle en
recogneut & le nom & le visage de plusieurs, & entre autres de
Torrismond, de Thierry son frere, & du vaillant Euric, pres duquel elle
se vit peinte, telle qu’elle estoit en l’aage de dix-huit ou vingt ans :
elle tint longuement les yeux dessus, & apres les destournant sur le
portraict d’Euric, elle ne se put empescher de souspirer, & de dire : O
grand Euric, que la journée fut mal-heureuse, qui te ravit à ton sceptre,
& aux tiens, & que j’ay bien
occasion de te regretter, puis qu’il ne m’a esté permis de te suivre !
Madame, reprist Alcidon, il faut advoüer que la perte du grand Euric a esté
generale, mais elle eut esté encore plus grande, si la vostre y eut esté
adjoustée. Et pensez vous que les Dieux, en vostre conservation, n’ayent pas
eu soing de moy ? Vous vous trompez Madame, car leur bonté est telle, qu’ils
ne rejettent jamais les justes supplications qui leur sont faites. C’est
dequoy je me suis estonnée, dit Daphnide, puis qu’ils ne les rejettent
point, pourquoy la mienne n’a pas esté exaucée, qui a esté faicte avec tant
de justice & de raison : car y a-t’il rien de plus juste ou de plus
raisonnable, que d’accompagner en la mort celuy qu’on a tant aymé en la
vie ? Adamas qui prenoit garde que ce discours ne pouvoit qu’estre fort
ennuyeux à cette belle Dame, l’interrompit en la conviant de s’asseoir,
& la suppliant de vouloir conformer sa volonté à celle du grand
Thautates, & de croire que toutes les choses estoient si sagement
disposées par luy, que la prudence humaine estoit contraire d’avoüer qu’elle
estoit aveugle au pris de la sienne : Lors Daphnide s’asseant aupres
d’Adamas, & le reste de la compagnie, elle prit la parole de ceste
sorte.
HISTOIRE
D’Euric, Daphnide, & Alcidon.
Je sçay bien, mon Pere, que le grand Thautates faict toutes choses pour
nostre mieux : car nous aymant comme l’œuvre de ses mains, il n’y a pas
apparence qu’il deffaille d’amitié envers nous : Mais si me permettrez vous
de dire, que tout ainsi que les medecines que l’on faict prendre au malade
pour sa santé, ne laissent d’estre ameres & difficiles à avaler : de
mesme ces coups que nous recevons de la main du grand Dieu, encor qu’ils
soient pour nostre bien, ne laissent d’estre bien pesans à qui les reçoit,
& que celuy qui se plaint de ce que Dieu ordonne, manque veritablement à
ce qu’il doit : mais que celuy qui gemit, & se deult de l’aigreur des
coups, ne fait que payer les tributs de sa foiblesse & de son humanité.
J’avouë que les biens que j’ay receus de sa main sont sans nombre, & que
les faveurs surpassent de beaucoup les adversitez que j’ay euës : mais
d’autant que nous sommes plus sensibles au mal qu’au bien, je suis
contrainte de dire que les desplaisirs que j’ay receus m’ont presque effacé
la memoire de mes bon-heurs. Et que pour ce suject, estant resoluë de me
retirer des orages du monde, il n’y a rien eu qui m’en ait empeschée que la poursuitte que ce
Chevalier m’a faite, que je nomme importunité quand je parle à luy : mais
qu’à vous, je puis avec plus de verité appeller du nom d’opiniatreté. Et
parce que c’est l’occasion qui nous conduit en ceste contrée, je vous
supplie, mon pere, de me permettre de vous raconter ce qui s’est passé entre
nous, afin que la fontaine de la Verité d’Amour nous estant interdite, nous
puissions par vostre bon conseil & avis, sortir de la peine où nous
sommes tous deux.
Sçachez donc que Thierry ce grand Roy des Visigots, estant si honorablement
mort en la bataille donnée aux champs Cathalauniques contre Artile, il
laissa plusieurs enfans apres luy, non seulement successeurs à sa Couronne,
mais aussi à son courage, & à sa valeur, celuy qui recueillit sa
succession le premier, fut Torrismond son fils aisné : celuy cy estant receu
& couronné dans Toulouse, fit dessein de mettre son principal estude,
non seulement à estendre les limites de son Royaume, mais aussi à le rendre
plein de Chevaliers & de Dames, les plus accomplis qu’il luy seroit
possible. Et il sembla que le Ciel en mesme temps se pleust d’aider &
favoriser ceste volonté : car jamais Ataulfe ny Vuailla ses predecesseurs,
ny mesme le grand Thierry son pere, n’avoit eu tant d’accomplis Chevaliers,
ny tant de belles & sages Dames, que ce grand & genereux Roy. Ma
fortune voulut qu’en ce temps-là je fus menée à la Cour par ma mere qui y
estoit retenuë, par les charges que mon pere y avoit : je ne pouvois avoir
alors que quinze ou seize ans :
mais j’avoüeray bien que je ne cedois à autre de mon aage, en la bonne
opinion de moy-mesme, fust pour l’asseurance de ma beauté (que la flatterie
des hommes qui m’approchoient, m’avoit donnée) fust pour l’amour que chacun
porte à soy-mesme (qui me faisoit juger toutes choses plus parfaites en moy
qu’aux autres) tant y a qu’il me sembloit que j’attirois les cœurs aussi
bien que les yeux de tous ceux qui estoient en la Cour. Le Roy mesme, qui
estoit l’un des plus acomplis Princes qui eust jamais esté entre les
Visigots, n’avoit point desagreable de me voir, & de me caresser : mais
d’autant qu’il n’y avoit point de conformité en nos aages, il se retira de
moy, considerant bien que ceste amour estoit plus propre & convenable à
un plus jeune qu’il n’estoit pas.
En ce mesme temps, Alcidon estoit aupres de luy, & je puis dire sans le
flatter, encor qu’il soit icy, que c’estoit le Soleil de la Cour, & que
la beauté de son visage, la parfaite proportion de sa taille, son adresse,
sa bien-seance en toutes choses, sa douce humeur, sa courtoisie, sa valeur,
la vivacité & gentillesse de son esprit, sa generosité, & bref tant
d’autres perfections qui le rendoient recommandable, luy acqueroient au
jugement de tous, l’avantage en toutes choses sur tous les plus relevez,
& estimez de son temps. Aussi le Roy qui estoit infiniment, desireux que
sa Cour esclairast par toute l’Europe, & que les grands & vertueux
desseins de ses Chevaliers, la rendissent plus recommandable aux autres
nations, voyant le merite d’Alcidon en ceste ten- dre jeunesse, en voulut prendre un soing particulier,
s’asseurant bien, que si ceste plante estoit soigneusement cultivée, il en
naistroit des fruits si doux & si estimables, qu’il en recevroit du
contentement, & sa Cour de la gloire.
Ne rougissez point, Alcidon, de m’oüyr parler de vous si avantageusement en
vostre presence ; Je veux, dit-elle, se tournant vers luy, que vous sçachiez
que la haine que justement je vous porte, ne m’empesche pas de voir ny de
dire la verité : & par ce qu’elle s’arresta, comme si elle eust voulu
qu’il respondit : C’est, dict-il, ce qui m’estonne que vous voyez en moy des
choses si cachées, que peut estre tout autre qui me cognoistra bien, vous
contredira, & que vous ne vueillez voir ny croire mon extréme affection,
& mesme estant telle qu’autre que vous, qui me cognoisse, ne la peut
ignorer. Et quand J’ay longuement debatu cela en mon ame, enfin je n’en puis
trouver autre raison, sinon que peut estre vous estes de l’humeur de ceux
qui loüent tousjours ce qui est à eux, & lors qu’ils s’en veulent
deffaire, c’est lors qu’ils font paroistre de l’estimer d’avantage. Nous
vuiderons, dit-elle, ce differant une autre-fois, & reprenant le fil de
son discours, elle continua de ceste sorte :
Torrismond ayant fait dessein de rendre Alcidon le plus accomply qui luy
seroit possible, & sçachant bien que les plus belles actions, & les
plus genereux desseins prenoient naissance de l’Amour, à fin de luy en
mettre les semences en l’ame, il luy commanda de m’aimer & de me servir.
Alcidon qui n’estoit pas si jeune (encor qu’il n’eust à peine attaint la dix-&-huictiesme
année de son aage) qu’il ne jugeast bien quelle faveur le Roy luy faisoit,
& que tout son avancement despendoit de luy obeyr, se resolut de ne
manquer aucunement à ceste ordonnance, qui eut tant de force sur son ame,
que comme si c’eust esté un arrest prononcé mesme par le destin, il se donna
à moy autant qu’en cet aage il le pouvoit estre. Et parce que pour nourrir
la jeunesse en tous les honnestes exercices qu’il se pouvoit, le Roy faisoit
tenir le bal fort souvent, avec des courses de bagues, des joustes, &
des tournois ; il advint que bien tost apres qu’Alcidon eut receu ce
commandement, le bal se tint en la presence de Torrismond & de la Royne.
On avoit de coustume de se parer quand le bal se tenoit : de fortune ce jour
là, comme si c’eust esté à dessein, & luy & moy, nous trouvasmes
vestus de blanc. Et parce qu’il desiroit faire cognoistre au Roy combien il
vouloit obeyr à ses commandemens, lors que le grand bal commença, il me vint
prendre ; dequoy le Roy s’aperceut, & remarquant que la jeunesse de l’un
& de l’autre, ne nous permettoit pas la hardiesse d’ozer parler l’un à
l’autre, il s’en prist à rire, & dist à ceux qui estoient autour de
luy : Je ne sçay qui a assemblé ce couple, mais si c’est la Fortune, elle
monstre en cela qu’elle n’est pas tant aveugle qu’on la dit, car je ne croy
pas qu’il s’en puisse faire un plus à propos. Ils sont aussi innocents que
leurs habits le monstrent, & je m’asseure qu’ils n’ont pas eu encore
seulement la hardiesse de se dire un mot. Et il avint comme le Roy le disoit : car le jeune
Alcidon, fut par honte, ou que quelque estincelle d’amour qui commençoit de
s’espandre en son ame, le retint en ce respect) laissa passer tout le soir
sans parler à moy, qui de mon costé estant encore sans dessein, ne l’y
conviay point, mettant tout mon estude à estaler aux yeux de chacun, les
beautez que plusieurs en me flattant me disoient estre en moy.
Depuis ce jour, ceste affection s’alla bien augmentant, & avec tant de
force, que si Amour pour moy luy lioit le cœur, en eschange il luy deslioit
bien la langue pour raconter & alleger son mal : & j’avouë que ses
merites & ses services donnerent tant d’eloquence à ses paroles, que je
fus enfin persuadée qu’il m’aymoit, & peu apres qu’il meritoit d’estre
aymé. Durant ce temps, il s’avança de sorte aux bonnes graces de son
maistre, qu’il n’y avoit charge aupres de luy pour grande qu’elle fust, à
laquelle il ne deust raisonnablement aspirer : & d’effect, apres luy
avoir donné un si libre accez aupres de sa personne, qu’il n’y avoit lieu si
retiré qui luy fust interdit, il luy en donna une des plus belles de sa
Couronne, encor que peut estre son bas-âge en eust esloigné quelque autre :
il est vray que tant d’aimables perfections rendoient sa jeunesse si
recommandable, que l’envie mesme de la Cour, ne blasma point l’eslection que
le Roy en avoit fait. Mais, ô sage Adamas, dans le comble de ces
prosperitez, Thorrismond cogneut bien puis apres, qu’il n’y a rien au monde
de durable, & que la Fortune qu’avec raison on peut peindre à deux visages, afin d’entremesler
les maux aux biens, ne veut pas que les humains ayent tousjours la veuë de
l’un seulement, qu’au contraire elle leur monstre tantost l’un & tantost
l’autre, selon qu’il luy plaist de se tourner. Car ce grand Roy au milieu de
son Royaume, & de toutes ses forces, fut malheureusement tué par un
Myre, que les Romains nomment Cyrurgien. Ce meschant patricide estant
appellé pour tirer du sang au Roy, au lieu de le saigner comme on a
accoustumé, luy couppa de sorte la veine, qu’il ne put jamais estancher le
sang, fut qu’il le fit par mesgarde ou par meschanceté : tant y a que le Roy
voyant ce malheureux accident, de colere prist un couteau de la main gauche,
& en tua le Myre : mais cela ne luy servit de rien, car il le suivit
incontinant, & mourut bien tost apres, au grand desplaisir de tous ses
subjets.
Jugez, mon pere, si ceste mort inopinée ne fut pas bien effroyable aux plus
asseurez, & à plus forte raison à ma mere, & à moy : elle fust cause
qu’aussi-tost que nous pusmes, nous nous retirasmes en la Province des
Romains, où estoit nostre bien & nos maisons, craignant quelque tumulte
dans ce Royaume, privé d’un si grand Roy. Quant à Alcidon, son desplaisir
fut tel, que l’on croyoit qu’il ne vivroit pas, & sans que je le redie à
ceste heure, il sçait bien que je ressentis ses ennuis, & regrettay sa
perte, comme nostre amitié me le commandoit, encores qu’il eust de telle
sorte oublié & moy, & les promesses d’amitié qu’il m’avoit faites,
que je n’eus jamais de ses nouvelles durant tout ce temps-là. A Torris- mond succeda son frere Thierry, qui
en mesme temps prist la Couronne des Visigots, & le desir de
l’augmenter : & pour en trouver sujet, ayant sceu que le Roy des Sueves
vouloit estendre ses limites dans l’Espagne (quoy qu’il eust espousé sa
sœur) il luy manda, que s’il ne se desistoit de ceste entreprise, il s’y
opposeroit : de quoy Richard ne faisant compte (c’est ainsi que s’appelloit
le Roy des Sueves) Thierry passa les Pirenées, le combatit, & le
surmonta : Thierry estant mort fort tost apres, Euric son frere luy succeda,
qui par sa valeur se sousmit presque tous ses peuples revoltez : & apres
voyant que les Romains qui nous appelloient leurs anciens amis &
confederez, nous vouloient sousmettre comme le reste des Gaules, il tourna
ses armes vers nous, je veux dire en la Province des Romains.
Je ne m’arresteray point à vous déduire par le menu ses victoires : puis que
cela sert fort peu à nostre discours : je me contenteray de vous dire
qu’apres avoir pris la ville des Massiliens, il vint assieger celle d’Arles,
parce que jusques en ce temps-là, je n’avois point eu de nouvelles
d’Alcidon, & il n’avoit non plus eu de memoire de moy, que s’il ne
m’eust jamais veuë. Mais alors comme s’il se fust esveillé d’un profond
sommeil, il se ressouvint de m’escrire : Vous pouvez juger, mon pere, si un
jeune courage comme le mien, je veux dire glorieux à outrance pour la bonne
opinion que j’avois de moy-mesme, avoit ressenty ce long silence, que je ne
sçavois de quel nom appeller, ne me pouvant figurer que ce pust estre
mespris, me semblant que je valois
trop pour estre mesprisée. Tant y a que pensant plus souvent en luy qu’il
n’avoit pas fait en moy, j’avois cent & cent autres fois juré de ne me
soucier plus de luy, & que quand il reviendroit à moy avec toutes les
sousmissions qui peuvent estre imaginées, je ne le regarderois jamais
autrement que d’un œil indifferant. Et je ne nieray pas toutefois que ceste
perte ne me touchast l’ame de quelque desplaisir, lors principalement que
nos enfances me revenoient en la memoire, & que je tournois les yeux sur
le souvenir qui m’estoit resté de ses merites, & de ses perfections ; de
sorte que quand je receus ses lettres, je demeuray irresoluë, si je devois
les lire ou les renvoyer cachetées : enfin il le faut confesser, l’amour
surmonta le dépit : car je l’avoüe, je l’avois aimé, & ne m’estois peu
encore si bien retirer de ceste affection, que je n’y fusse assez engagée,
pour me convier à sçavoir de ses nouvelles, & quel estat je pouvois
faire de luy : je rompis donc le cachet, & leus telles paroles :
LETTRE
D’Alcidon à Daphnide.
Je ne sçay, Madame, si vous ne recognoistrez plus cette
escriture, ou si vous aurez encores memoire du nom d’Alcidon, tant mes
malheurs m’ont longuement
esloigné de vous, & empesché de vous en rafraischir la memoire par
quelque bon service. si vous vous en souvenez encore, & si la perte
de deux maistres tant aymez, & les loingtains voyages où les armes
m’ont employé continuellement me peuvent servir d’excuse envers vous, je
vous supplie, Madame, & par la memoire du Grand Thorrismond, &
par la donation qu’il vous fit de moy, vouloir pardonner à mon silence,
& au long-temps que je n’ay eu l’honneur de vous voir, attendant que
je puisse par vostre permission vous faire sçavoir de bouche, les
occasions qui m’ont privé de ce bien ; & si vous voulez surpasser
entierement mes esperances par vos faveurs, ordonnez moy en quel lieu il
vous plaist que je reçoive ce contentement : & vous verrez
qu’Alcidon ne fut jamais plus à vous qu’il l’est encores, & que les
fruicts verds, qu’il vous dedia, vous ont esté fidelement conservez
jusques en ceste saison, que
vous le trouverez moins incapable de vous faire service, qu’en ce temps
que vous luy fistes l’honneur de le recevoir pour vostre serviteur tres
humble.
Que c’est, sage Adamas, que des flateries dont Amour abuse la jeunesse ! Je
ne leus pas si tost ceste lettre, qu’encore que je sceusse bien le contraire
de ce qu’il m’escrivoit, toutefois je ne consentisse incontinant à me
laisser voir à luy. Il est vray, que craignant la legereté des hommes, &
mesme des jeunes hommes : & particulierement celle d’Alcidon, de
laquelle les tesmoignages estoient encor assez vifs en ma memoire, Je fis
dessein au commencement de ne me monstrer point si volontaire à sa premiere
supplication, mais de le laisser un peu en ceste incertitude, afin de luy en
donner plus de desir, sçachant assez que l’amour aspire tousjours à ce qu’il
croit luy estre le plus deffendu ; & en ceste deliberation je mis la
main à la plume pour luy faire une desdaigneuse responce, & telle que
son silence de deux ans pouvoit meriter : mais quelque demon, je ne sçay si
je le dois dire bon ou mauvais, m’en empescha, me representant le merite
d’Alcidon, sa jeunesse qui estoit excusable, les divers accidens qui
estoient survenus durant ce temps-là : & bref les dépits qu’une
affection mesprisée fait concevoir en un jeune courage : de sorte que
changeant mon premier dessein, je me resolus de le voir, en intention de luy
faire apres payer chere- ment sa
faute ; si de fortune je le voyois bien embarqué à m’aymer. En ceste
resolution je luy escrivis telles paroles :
RESPONCE
De Daphnide à Alcidon.
Ce n’est pas l’amour, mais la curiosité, qui me conseille
de vous permettre de me voir ; ne prenez donc point le congé que je vous
en donne à vostre avantage : mais soyez meilleur mesnager de la faveur
que vous recevez d’elle, que vous n’avez esté de celles que vostre
enfance vous a fait avoir de moy. Et Adieu.
L’armée pour lors estoit autour d’Arles, & le Grand Euric ayant pris la
ville des Massiliens, faisoit dessein de forcer celle-cy, & de se rendre
maistre de toute la Province des Romains, & de ruiner & ravager tous
ceux qui ne voudroient se sousmettre à luy. En ceste resolution, il renforce
son armée, & fait le degast par tout où il n’a pas esperance que ses
armes puissent attain- dre : ce fut
lors que le Veniscin, les Reyois, les Tricastins, Arause, Albe des Helviens,
Valence, & Plusieurs autres sentirent la fureur de ses armes, cependant
qu’il s’opiniatroit au siege de ceste forte ville, qui comme chef de ceste
Province resistoit plus que tout le reste, tant pour sa force naturelle, que
pour le grand nombre de gens de guerre qui s’estoit jetté dedans.
Quant à mon pere, lors que nous sortismes ma mere & moy de la Court,
apres la mort de Thorrismond, il s’estoit retiré dans une place forte, qu’il
avoit dans l’Aquitaine. La charge qu’il en avoit, & son âge le luy
commandant ainsi : car il avoit plus de deux siecles. Ma mere, qui avoit
redouté la guerre, pensant la fuïr s’en estoit venüe dans ceste Province des
Romains, & ce fut là où depuis elle fut la plus forte. Il est vray que
quand elle y vit venir l’armée du Grand Euric, elle se retira dans les
extremitez du Veniscin le long de la riviere de Sorgues, où elle avoit une
maison assez bonne, & une de ses sœurs mariées, à quatre ou cinq lieuës
de là, avec un Chevalier des principaux de la contrée.
Lors que je receus les nouvelles d’Alcidon, l’indisposition de ma mere me
donna commodité de pouvoir disposer plus librement de moy-mesme : car son
mal procedant de son long aage, & non point d’autre maladie violente, à
laquelle les remedes pussent apporter guerison, elle estoit bien aise que je
me divertisse & passasse mon temps, tantost à me promener le long de la
riviere, & tantost à visiter mes voisines, dont la plus part estoient de
mes parentes ou alliées. Je manday
donc de bouche à Alcidon par celuy qui m’apporta sa lettre, que s’il se
trouvoit à Lers, qui est un chasteau situé sur le Rosne, le quatriesme de la
Lune suivante, je le verrois, & que je choisissois ce lieu là, parce que
je sçavois bien que le maistre du logis estoit de ses amis, & serviteur
du Roy Euric : mais qu’il y vint le plus secrettement qu’il pourroit, parce
que si on sçavoit qu’il y fust, outre la fortune qu’il courroit, pour estre
dans le pays de ses plus grands ennemis, encor ne me seroit-il pas possible
d’y aller, pour ne donner sujet aux envieux de médire.
A ce mot la belle Daphnide se teut pour quelque temps ; & comme si elle
eust pensé à ce qu’elle avoit encor à dire, elle passa la main deux ou trois
fois sur son front. Enfin, relevant le visage, & se tournant vers
Alcidon, Je voulois continuer, luy dict-elle : mais il est plus à propos,
que tout ainsi que j’ay dit ce qui me touche, vous racontiez aussi ce que
vous avez faict, afin que le sage Adamas oyant par nos bouches mesmes, ce
qui est arrivé à chacun de nous, il puisse estre mieux asseuré de la verité.
Alcidon alors respondit, Vous me commanderez tout ce qu’il vous plaira,
Madame, & moy j’obeïray tousjours à ce que vous m’ordonnerez plus
promptement, & plus librement qu’il ne vous plaira pas de me le faire
sçavoir : mais il me semble que vous blessez beaucoup la preud’hommie de ce
grand Druide, quand vous dictes qu’il aura plus de creance à mes paroles,
quand je parleray de ce qui me touche, qu’aux vostres : estant tres-certain
que vous sçavez mieux ce que je fais, & que je pen- se que moy-mesme, que je ne fais ny
ne pense rien que par vous, & cela est si vray, que si vous aviez dict
que ma vie fut une mort, je ne vivrois pas un moment, tant tout ce qui est
de moy, est soubsmis à tout ce qu’il vous plaist d’ordonner. Adamas alors
prenant la parole, Seigneur Chevalier, dict-il, si j’estois autant amoureux
de ceste belle Dame que vous l’estes, ceste creance pourroit bien avoir
quelque lieu : mais cela n’estant pas, il est certain que ce que vous me
direz de vous mesme, me donnera plus d’asseurance de la verité : Et puis que
la discretion vous en donne l’authorité, vous ne devez point en faire de
difficulté. Comment, interrompit Daphnide, que je luy en donne l’authorité,
non seulement cela : mais de plus, je le luy ordonne, afin que suivant ce
qu’il dict, il ne puisse me desobeyr, sans encourir le blasme d’une personne
qui ayme plus en parole qu’en effect ? Alcidon alors faisant une grande
reverence : Ce tesmoignage, dit-il, est bien foible pour esgaler le desir
que j’ay de vous obeyr ; toutesfois, il n’y aura jamais rien qui me fasse
contrevenir à vos commandemens. Et lors il prist la parole de ceste
sorte.
Je ne rediray point icy ce que ceste belle Dame a dict, ny moins veux-je
entreprendre de m’excuser de ce qu’elle me blasme : car je m’asseure qu’il
se trouvera quelque lieu plus commode, avant que ce discours finisse, auquel
je pourray luy remonstrer mes raisons, & luy faire cognoistre la
sincerité de mon affection, ou bien qu’elle me permettra quand j’auray finy,
de raconter ce qu’elle m’ordonne,
de me pouvoir deffendre, non pas contre elle, mais seulement contre les
mauvaises impressions qu’elle peut avoir receuës de la calomnie dont je voy
que mon innocence est accusée : Et par ainsi reprenant le discours où elle
l’a laissé, je diray seulement que quand sa response me fust donnée, &
que de bouche je sceus par celuy que je luy avois envoyé, ce qu’elle me
mandoit, & qu’il ne tiendroit qu’à moy que je n’eusse le bon-heur de la
voir, jamais homme ne se creut plus heureux, ny ne fust plus contant, ny
plus satisfaict de sa fortune que moy : Cent fois je releus & rebaisay
la lettre qu’elle m’escrivoit, & cent fois je me fis redire ce qu’elle
me mandoit, & à chasque fois j’embrassois ce fortuné messager : &
parce que c’estoit un homme en qui je me fiois grandement, & qui
plusieurs fois m’avoit rendu preuve de sa fidelité : aussi s’il n’eust esté
tel, je ne l’eusse pas employé à une affaire qui me touchoit si vivement :
Je luy faisois cent & cent demandes d’enfant, ne me pouvant saouler de
luy faire dire si elle estoit aussi belle que je l’avois veuë, si elle
monstroit de m’aymer, & sur tout, s’il n’avoit point recogneu qu’elle
aymast quelque autre chose. Et quand il me respondoit selon mon desir, je
l’embrassois avec un si grand transport, qu’il juroit ne m’en vouloir plus
rien dire, puis qu’en luy faisant ces caresses, il craignoit que je ne
l’estouffasse entre mes bras.
Lors que Thierry mourut, il laissa sa Couronne, comme cette belle Dame vous a
desja dict, à son frere Euric,
Prince qui pour ses grandes & vertueuses actions, acquist par le
consentement de chacun, le tiltre & le surnom de Grand, & qui
sembloit avoir esté conservé par le Genie de la Gaule, parmy tant de
dangers, comme le seul des hommes capable de luy rendre & sa splendeur,
& son repos. Or ce Prince ne Succeda pas seulement à la Couronne de ses
freres, mais aussi à leurs desseins & volontez : de sorte qu’il me prist
en la mesme affection que Thorrismond m’avoit fait paroistre : évenement qui
est assez rare aux changemens des Princes, de qui les successeurs peu
souvent affectionnent ceux que leurs devanciers ont aymez : toutefois plus
pour mon bon-heur que pour mon merite, j’eus cette fortune, que comme
j’avois esté eslevé par Thorrismond, & maintenu par Thierry, je fus
chery & favorisé du grand Euric, non plus comme enfant, mais comme homme
en aage de luy pouvoir rendre le service auquel ses predecesseurs m’avoient
obligé. Et la bonne volonté de ce grand Roy m’avoit tellement rendu familier
aupres de sa personne, qu’il y avoit fort peu de choses que je luy peusse
celer, & moins ce qui estoit de l’Amour que toute autre : parce que ce
Prince ; encor qu’il fust grand en tout, surpassoit toutesfois tous ceux de
son aage en courtoisie & en Amour. Cette fois ne pouvant ny ne devant
esloigner son armée sans son congé, je pris le temps qu’il estoit seul en
son cabinet, où apres un petit sousris. Seigneur, luy dis-je, trouverez vous
bon que je propose une entreprise que j’ay extremement à cœur, & qu’en-
semble, je vous supplie de me
permettre de l’executer ? Alcidon, me respondit-il, vostre courage vous
porte tousjours à ce qui est le plus dangereux ; & je voudrois bien que
vous fussiez meilleur mesnager de vous mesme que vous ne l’avez pas esté
jusques icy : Car encor que la fortune se fasse paroistre amie en quelques
occasions, si est-ce qu’une personne prudente ne doit pas la tenter si
souvent qu’il l’ennuye, ou luy donne suject de luy monstrer l’inconstance de
son humeur : toutesfois, dites moy quelle est cette entreprise ; &
d’autant que j’ay plus d’experience que vous, s’il y a apparence qu’elle se
puisse faire, je le vous diray, ou bien je vous enseigneray comme elle devra
estre disposée. Seigneur, luy repliquay-je en sousriant, si c’estoit de Mars
que cette entreprise despendit, je croirois bien recevoir de vous, en la
vous proposant, l’instruction qu’il vous plaist me promettre : mais ne
voulant en ce dessein qu’Amour pour guide, Amour dis-je, qui est aveugle
& enfant, il n’y a pas apparence d’y demander l’ayde de vostre prudence
ny experience. Le Roy alors en m’embrassant, Ny mesme en cela, dit-il,
Alcidon, mes advis ne vous seront point inutiles : car, comme vous sçavez,
je ne suis pas moins soldat d’Amour que de Mars. Et sur ce propos, me
prenant par la main, il ne me laissa en repos, qu’il n’eust apris de moy le
nom de Daphnide, & le lieu où je devois aller : il l’avoit souvent ouy
nommer, mais il ne l’avoit jamais veuë, & sçavoit fort bien par le
rapport qu’on luy en avoit fait, que c’estoit une tresbelle Dame : cela fust cause qu’au lieu de me
distraire de mon dessein, il m’offrit non seulement de m’y faire assister,
mais de m’y accompagner luy-mesme : & lors qu’il vit que je n’y voulois
point consentir, il m’ordonna d’y aller avec peu de personnes : mais sur des
bons chevaux, & avec des gens qui n’eussent point de peur du peril,
parce que d’y aller fort accompagné, c’estoit donner trop de cognoissance à
l’ennemy de mon passage. Que sur tout je ne sejournasse dans aucune ville ny
bourg : mais que je me resolusse de marcher d’une traicte, ou bien de
repaistre dans quelque bois, en cas de necessité : Mais, me dict-il,
souvenez-vous, si cette belle vous fait paroistre de la bonne volonté, de ne
perdre point l’occasion : car outre que l’incommodité de la guerre vous
empeschera de la voir fort souvent, & ainsi vous ne pourrez recouvrer
les occasions perduës, encores faut-il que vous sçachiez qu’il y a une
certaine heure en la volonté des femmes, que si on la rencontre, on obtient
tout ce qu’on leur peut demander, & au contraire si on la perd sans s’en
servir, jamais plus, ou pour le moins fort rarement, se peut-elle recouvrer.
Apres ces conseils d’Amour & plusieurs autres, qu’il seroit trop long à
raconter, il me donna congé de partir.
Le Chasteau de Lers, où Daphnide avoit choisi le lieu de nostre entreveuë,
estoit situé sur le bord de ce grand fleuve du Rosne, dans le Veniscin,
& à la verité c’avoit esté avec beaucoup de jugement que cette belle
Dame avoit faict cette eslection, parce que le Seigneur de ce lieu- là estoit serviteur & officier du
Roy Euric, & le servoit en son armée, en ce qui concernoit les Machines
de guerre, ayant commandement sur les Cathapultes, Belliers, &
Janclides, & autres tels instruments, & de plus, estoit mon amy fort
particulier. La femme de ce Chevalier estoit en quelque sorte parente de
Daphnide, si bien qu’il estoit presque impossible de choisir un lieu plus
commode, n’y ayant qu’un seul mal, que pour y aller de nostre armée, il
falloit faire dix ou douze grandes lieuës, & tousjours dans le pays de
l’ennemy : & quoy que le peril fut grand, si est-ce qu’Amour qui me
commandoit ce voyage, me fist clorre les yeux à tous les dangers que je
pourrois courre pour luy obeyr.
Je prends donc avec moy celuy qui m’avoit apporté la responce de cette belle
Dame, tant pour l’asseurance que j’avois en luy, que pour l’asseurance que
j’avois en luy, que pour me servir de guide, parce qu’il sçavoit fort bien
tous les chemins de cette contrée, y ayant esté eslevé & nourry ; &
afin d’obeyr à ce que le Roy m’avoit commandé, je ne pris avec luy que deux
autres Chevaliers ; & ainsi tous quatre bien montez, nous nous mettons
en chemin une heure apres disner, & sans estre recognus de personne, car
nous avions pris d’autres habits ; nous commençons nostre voyage, sous la
faveur d’Amour, qui fut bien telle, qu’apres avoir marché le reste du jour
& toute la nuict, suivante, sur le lever du Soleil nous arrivasmes à
Lers, où la maistresse du logis me receut avec tant de courtoisie, que je
creus au commencement qu’elle fust avertie du dessein qui me con- duisoit : mais peu apres je
recognus qu’elle n’en sçavoit rien, & que toute la bonne chere qu’elle
me faisoit ne procedoit que de l’amitié qu’elle sçavoit que son mary me
portoit ; car elle monstra une trop grande curiosité de descouvrir le sujet
de mon voyage. Cela fut cause que pour le cacher mieux, je lui fis entendre
que je marchois pour une affaire de tres-grande importance au service du
Roy, & que n’osant aller de jour, de peur d’estre recogneu, je la
suppliois de ne vouloir point dire mon nom, & de commander que la porte
de chasteau se tint tousjours bien fermée, & que la nuict estant venuë,
je partirois le plus secrettement qu’il me seroit possible. Elle comme
tres-avisée, & tres-desireuse que le Roy, avec lequel son mary estoit,
fut bien servy, y donna tel ordre, que fort peu de personnes sçavoient dans
sa maison mesme, que je fusse Alcidon, & d’autant plus que j’avois
changé de nom en entrant.
Desja la moitié du jour estoit passée, sans que j’ouisse aucune nouvelle de
cette belle Dame, ou pour le moins, si le jour n’estoit point tant avancé,
il me sembloit bien, tant je trouvois l’attente longue, qu’il fut encores
plus tard, & j’en avois une telle impatience, qu’il estoit bien mal aisé
qu’elle ne fust recognuë, pour peu que l’on eust eu de cognoissance de mon
dessein. Apres avoir quelque temps supporté cette peine, le desir que
j’avois de devancer par la veuë le bonheur que j’esperois recevoir ce jour
là, me fit monter au plus haut d’une tour, faignant de vouloir descouvrir le
pays. Il n’y eust petit ha- meau
autour de nous, bois ny coline, de qui je ne demandasse le nom, ny isle dans
le Rosne, ny rocher de qui je ne m’enquisse, me semblant de mieux couvrir
mon inquietude : mais rien ne me pouvoit contenter, quoy que ceste vertueuse
Dame fit veritablement tout ce qui luy estoit possible, pour me rendre ce
sejour moins ennuieux.
Enfin, apres une longue & tres-longue attente, & lors que je
commençois de desesperer de mon bien, je vis venir un chariot du costé par
où je sçavois qu’elle devoit arriver, & le monstrant à ceste honneste
Dame, elle demeura quelque temps à le considerer : enfin s’estant un peu
approché, elle se tourna vers moy. Si je ne me trompe, me dit-elle, ce
chariot vient icy, & si c’est celuy que je juge, vous y verrez l’une des
plus belles filles de ceste contrée. Et qui est-elle, luy respondis-je assez
froidement ? Je ne sçay, me dit-elle, si vous ne l’avez jamais veuë avec sa
mere en la Cour du Roy Thorrismond : mais si cela est, je m’asseure que vous
vous souviendrez bien de son nom : car encor qu’elle soit ma parente, je ne
laisseray de dire avec verité, qu’il n’y avoit rien de plus beau qu’elle,
encore qu’elle ne fust en ce temps-là qu’un enfant : C’est, continua-t’elle,
la jeune Daphnide ; A ce mot, je fis semblant de ne m’en souvenir que fort
peu, & puis tout à coup, Si fay, si fay, luy dis-je, je m’en souviens,
elle avoit son pere & sa mere, avec laquelle elle demeuroit : car elle
n’estoit pas des filles de la Royne. Elle n’en estoit pas, dit-elle, pour un
sujet que peut-estre vous n’au- rez
pas sceu, car vous estiez trop jeune : mais en effect, c’estoit une pure
jalousie de la Royne, qui avoit opinion que Thorrismond la vit de trop bon
œil, & toutefois je vous asseure qu’en ce temps-là ce n’estoit qu’un
enfant, comme vous jugerez bien lors que vous la verrez : car il n’y a rien
de si jeune qu’elle est encores. Comment, luy dis-je, Madame, je vous
supplie que je ne la voye point, de peur que je ne sois descouvert, &
que mon entreprise ne soit rompuë : car si cela arrivoit, outre la fortune
que je courrois, encor feroy-je un fort mauvais service au Roy mon maistre,
qui pretend faire un grand effect sur ses ennemis par ce moyen. Elle
respondit alors que je n’eusse point de crainte de cela, tant parce que
Daphnide à sa priere le tiendroit secret, que parce que son pere, comme je
sçavois, estoit si affectionné serviteur du Roy, qu’elle n’avoit garde d’y
faillir. Moy qui mourois d’envie de la voir, je feignis toutefois de me
laisser emporter à ceste persuasion, & enfin je luy dis : Je suis tant
serviteur de toutes les Dames, que je ne me puis imaginer qu’il y en ait une
seule qui me vueille faire mal ; & puis estant si belle que vous me
dites, je ne croiray jamais qu’il m’en puisse avenir un plus grand que de ne
la voir point. A ce mot, on vit que le chariot prenoit le chemin de la
porte, qui nous asseura que c’estoit elle : & la maistresse du logis
toute réjouye de si belles hostesses, me prenant par la main, me dit : Ne
vous plaist-il pas que nous l’allions recevoir ? Allons, luy dis-je en
sousriant, allons nous remettre entre ses mains, peut estre que ceste sousmission nous garentira mieux que
la resistance, puisque c’est ainsi que les ames genereuses sont surmontées
plus aisément.
Avec semblables discours, nous donnasmes presque le loisir à ces belles Dames
d’entrer dans la basse-court du Chasteau, où la maistresse du logis les alla
recevoir, & leur disoit à l’oreille, l’hoste qu’elle avoit chez elle,
& qu’elles sçavoient y estre aussi bien qu’elle mesme, je dis elles :
parce qu’avec la belle Daphnide il y avoit deux de ses sœurs fort belles,
mais non toutefois approchantes à la beauté de ceste belle Dame. Quant à
moy, j’estois retiré dans une salle basse, d’où je faisoit semblans de
n’oser sortir pour n’estre apperceu, mais il fust tres-à propos pour ne
descouvrir ma passion, que je fusse seul à leur arrivée, parce que j’estois
de sorte transporté, qu’il eust esté bien mal-aisé qu’on ne s’en fut
apperceu pour peu qu’on eust voulu remarquer mes actions ; & mesme quand
elles commencerent de sortir du chariot : car la premiere qui mit pied à
terre me sembla si belle, & il y avoit si long temps que je n’avois veu
Daphnide, que j’avoüe que je disois en moy-mesme, c’est celle-cy : puis
voyant la seconde plus blanche encore & plus belle, je me reprenois,
& me sembloit que c’estoit celle là : mais je ne demeuray pas long temps
en ceste erreur : car incontinent apres ceste belle Dame se fit voir, qui me
ravit de telle sorte, que je ne sçay ce que j’eusse fait, si j’eusse esté en
lieu où il m’eust fallu contraindre : Mais les ceremonies qu’elles firent
ensem- ble à leur rencontre, &
les baisers qu’elles se donnerent, furent cause que j’eus le loisir de me
remettre un peu. Si bien que quand elles entrerent dans le logis, je
m’estois tellement r’asseuré, qu’apres les avoir saluées, je peus dissimuler
mon émotion ; & lors m’adressant à celle qui d’abord avoit repris sur
mon ame toute l’auctorité qu’elle y souloit avoir, & plus grande encore,
je luy dis : Madame, puis que la Fortune l’a voulu ainsi, j’avouë que je
suis vostre prisonnier, Seigneur Chevalier, me respondit-elle fort haut,
nous ne refusons point cét advantage sur vous : mais nous aymerions mieux
que nostre merite nous l’eust acquis, que nostre fortune. Vostre merite,
repliquay-je, vous en peut donner de beaucoup plus grands, & la fortune
vous donne celuy cy, comme estant trop peu de chose pour vostre merite. Si
ay-je creu autrefois le contraire, dit-elle d’une voix plus basse, lors que
vous me faisiez ces mesmes asseurances : mais avec des paroles qui
monstroient plus de sincerité, que celles dont vous usez maintenant. En ce
temps là, respondis-je, la presomption de la jeunesse me persuadoit ce que
je vous disois : mais maintenant que j’ay plus de cognoissance de ce que je
vaus, j’en parle aussi avec plus de verité. Que si toutesfois vous voulez
qu’il soit ainsi, il faut dire que justement la fortune vous redonne ce qui
estoit desja à vous : Cela, adjousta-elle en sousriant, n’est pas sans
difficulté, cependant pensez de quelle sorte vous payerez vostre rançon pour
sortir de nos mains : car il ne faut point que vous esperiez d’avoir liberté
par autre moyen. Le prix de ma
rançon, repliquay-je, pour excessif qu’il soit, ne me sçauroit estre si
difficile à trouver, qu’à faire prester consentement à mon cœur de vouloir
sortir de vos mains : Et quoy, dit-elle en sousriant, vous vous souvenez
encore de l’escole du Roy Thorrismond, & des propos dont vous souliez
entretenir les Dames en ce temps la ? Aussi luy dis-je, le dois-je faire
avec vous, puis que vous aussi vous usez des mesmes yeux & des mesmes
beautez dont vous souliez vaincre tous ceux qui vous osoient regarder. Je
pensois, respondit-elle, que des personnes toutes de fer & de sang,
comme sont ceux qui suivent le Roy Euric ne parlassent que de meurtre &
de carnage : mais à ce que je vois par tout où est Alcidon, il est tousjours
Alcidon : c’est à dire, la mesme courtoisie & la mesme civilité : &
à ce mot elle entra dans la sale avec toute la compagnie.
Les premieres ceremonies estans passées, nostre courtoise hostesse nous
faisant apporter des sieges, je croy que par civilité, & non par autre
dessein, elle m’en fit donner un aupres de Daphnide, un peu reculé du reste
de la compagnie, de sorte que me voyant en lieu où je pouvois parler plus
librement, & l’affection, & mon devoir me convierent d’entrer sur
les remercimens, pour la faveur que je recevois d’elle en ceste entre-veuë.
Mais lors que je voulus ouvrir la bouche, elle m’interrompit avec un visage
severe, & me mettant la main sur les miennes, elle me dit : Vous ne
devez pas croire Alcidon, que vous me soyez obligé de ceste visite, car je
ne la vous ay accordée, que pour
vous punir, sçachant bien que pour peu que vous m’ayez aymée en mon enfance,
vous mourrez maintenant d’amour, me voyant telle que je suis. C’est
veritablement le sujet qui m’a fait prendre la peine de venir icy, je veux
dire pour vous chastier, & non pas pour vous gratifier : car puis que
vous vous estes rendu tant indigne des faveurs que vous avez receuës de moy,
j’ay voulu espreuver si les chastimens vous feroient mieux recognoistre
& ce que vous me devez, & ce que vous vous devez à vous-mesmes. Vous
semble-t’il, oublieux que vous estes, que ceste beauté que vous voyez devant
vous merite, ayant esté aymée par vous, & mesmes ayant eu tant de
tesmoignages de sa bonne volonté, vous semble-t’il, dis-je, qu’elle merite
d’estre mise en oubly, & que deux ans se soient escoulez sans que vous
en ayez eu mémoire ? Pensez-vous, infidelle, qu’un silence si long puisse
estre excusé par les incommoditez & les miseres du temps ? & qu’il y
ait ny rigueur, ny cruauté de guerre qui me puisse persuader que ce ne soit
un defaut d’affection, & non pas d’occasion ? Je scay bien que si je le
vous permets, vous ne manquerez pas d’excuse, & qu’il ne tiendra qu’a
moy que je ne croye que ce silence est un tesmoignage de vostre affection,
parce que je sçay bien que c’est l’ordinaire de ceux qui ayment fort peu, de
dire beaucoup, mais je vous deffends de parler, non pas que je craigne que
vous me persuadiez ce que je dis, je suis assez resoluë à ne vous croire
point : Mais parce que je ne veux pas mesme que vous ayez ce contentement de dire devant moy
quelque chose qui vous soit si agreable, que vous seroient les excuses dont
vous useriez en ceste occasion, & par là vous cognoistrez que ceste
veuë, de laquelle vous pensez m’estre obligé, ressemble au sucre empoisonné,
qui avec sa douceur ne laisse de donner la mort. Je voulus respondre : mais
je n’ouvris pas si tost la bouche, qu’en m’interrompant elle me dit : Et
quoy Alcidon, vous vous souciez aussi peu de me desobliger en ma presence,
que vous avez fait en mon absence ? ce n’est pas le moyen de vaincre
Daphnide. Que vous plaist-il donc, luy dis-je, que je fasse ? Souffrez,
dit-elle, & taisez vous. C’est ainsi que par le silence se doit expier
le peché de vostre silence. A ce mot je me teus pour luy obeyr, monstrant
toutefois par mon visage combien je souffrois de peine, de ne pouvoir parler
en ma deffence : Elle au contraire, monstrant un œil plus favorable, apres
s’estre teuë quelque temps, reprit ainsi la parole.
Ceste Daphnide que vous voyez devant vous, oublieux Alcidon, c’est celle-là
mesme à qui vous fistes les premiers sermens de fidelité, & qui la
premiere aussi vous donna la foy que vous luy demandastes, de vous aymer
autant qu’elle vivroit, c’est celle-là de qui vous avez si souvent moüillé
la main de vos larmes encores innocentes, lors qu’elle faisoit semblant de
ne vous croire pas, ou qu’elle estoit un peu lante à vous respondre, avec
d’aussi grandes asseurances de bonne volonté, que celles que vos paroles luy
donnoient. Mais elle se peut bien dire aussi à vostre confusion, qu’elle est la seule qui a sceu
conserver sans tache la foy qu’elle vous avoit donnée, puis qu’encores
qu’elle ayt eu tant d’occasion de vous laisser, que dis-je laisser ? mais de
vous haïr : Elle a toutesfois tousjours continué de vous aimer, & de
cherir en son ame les agreables asseurances que vous luy aviez données :
& quoy qu’elle ait en tant de sujet de se desabuser, jamais son cœur n’y
a peu consentir, ayant resolu de plustost quitter la vie, que les gages si
chers que vous luy aviez donnez de vostre amitié. Ces yeux qui ont esté si
souvent idolatrez par le jeune Alcidon, sont tesmoins qu’encores qu’ils en
ayent esté privez si longuement, n’ont jamais veu tarir la source de leurs
larmes, quand je me suis si souvent ressouvenuë de nostre enfance & de
vos jeunes promesses, que je voyois si trompeuses lors qu’en tant d’années
ou plustost de siecles, vous n’avez pas eu mémoire d’une personne à qui vous
aviez promis un eternel souvenir. Oyez Alcidon, oyez quelle a esté ma vie,
depuis la mort de ce grand Roy, à qui vous & moy avions tant
d’obligation : & vous jugerez que vous estes le plus injuste de tous
ceux qui vivent, & que vostre silence vous auroit rendu indigne de
l’amitié de toute sorte de personnes, si mon affection n’estoit encore plus
grande que vostre offence.
Alors elle commença de prendre depuis le commencement de nostre separation,
jusques à ceste entreveuë, ne laissant en arriere une seule occasion où elle
avoit peu sçavoir de mes nouvelles, pour me reprocher l’oubly dont elle m’accusoit ; & au contraire pour
me tesmoigner la mémoire qu’elle avoit eu de moy, elle me raconta presque
tout ce qui m’estoit arrivé de plus remarquable, & lors qu’elle eut
longuement continué, & que veritablement je demeurois estonné qu’elle en
sçeut tant de particularitez : Vous estes esbahy, me dict-elle, que je vous
raconte de cette sorte vostre vie : mais si vous eussiez esté tel que vous
deviez estre, c’eust esté par vous que je l’eusse apprise, non pas par
quelque autre, & par ainsi ce qui est maintenant tesmoignage du deffaut
de vostre amitié, l’eust esté de la durée de vostre affection, parce que le
soing que vous eussiez fait paroistre de sçavoir de mes nouvelles, & de
me donner des vostres, eus testé un aussi glorieux tesmoing de vostre amour,
que vostre silence a esté un signe honteux de vostre oubly.
Elle continua de cette sorte en ses reproches, & à me raconter & sa
vie & la mienne, plus d’une heure durant, sans que jamais elle me
permist d’ouvrir la bouche pour ma deffence, ny pour luy respondre. Enfin
cette orgueilleuse beauté pensant avoir assez tiré de preuve de la puissance
qu’elle avoit sur moy, changeant tout a coup & de visage & de
parole : Maintenant me dit-elle, Alcidon, je vous permets de parler, me
contentant de vous avoir osté la parole deux heures durant en me voyant, en
eschange des deux ans que volontairement vous avez esté muet pour moy en mon
absence. C’est bien, luy dis-je en sousriant, user d’une grande bonté, que
de changer les années en des heures. Je l’a- voüe, me repliqua-t’elle, mais c’est d’autant que la
faute que vous avez commise est telle, qu’aussi bien ne sçauroit-elle estre
esgalée par quelque grandeur de supplice, que l’on vous peust donner, &
qu’aussi bien je me veux monstrer autant pitoyable envers vous, que vous me
recognoissez maintenant puissante a vous punir si je le voulois. Madame, luy
dis-je alors, que je baise vos belles mains, pour remerciment de tant de
faveurs & de graces que vous me faictes : si je n’avois peur qu’on ne
s’en aperceust, je me jetterois à vos pieds, pour vous tesmoigner combien je
reçois de bon cœur l’honneur que vous me faictes : mais ne l’osant pas, vous
recevrez la volonté que j’en ay, au lieu de cette sousmission, & pour ne
point contredire le jugement que vous en avez faict, j’avoüe ma belle Dame,
la faute dont vous m’accusez : mais si vous me permettiez de vous dire, non
pas pour ma deffence, mais pour la verité seulement, l’occasion qui m’a
rendu muet, peut-estre jugeriez-vous que je serois aussi tost digne de
loüange que de blasme. Maintenant, dict-elle, que je vous ay pardonné &
donné permission de parler, vous pourrez dire tout ce qu’il vous plaira,
& Dieu vueille que vous ayez de si bonnes raisons, que je puisse estre
persuadée que vous m’ayez tousjours aymée, comme vous m’aviez promis. Je
diray donc, continuay-je, qu’ayant receu l’extreme déplaisir que vous pouvez
bien penser que je ressentis, par la mort de ce maistre qui m’avoit tant
aymé, & relevé par ses faveurs presque par-dessus l’envie de ceux de mon
aage, je jugeay que j’offencerois
grandement sa mémoire, & que cette offence seroit avec raison estimée
ingratitude, si je souffrois que quelque petite espece de contentement
s’approchast seulement de mon ame, tant s’en falloit que je deusse ny
rechercher, ny recevoir les grands plaisirs, ou les grandes joyes. Si vous
avez creu quelquefois que le jeune Alcidon ait aymé passionnément la belle
Daphnide, vous me ferez bien l’honneur, Madame, de croire aussi que le
contentement de sçavoir de ses nouvelles devoit estre l’un des plus grands
qu’il peust recevoir en ce temps-là : Mais puis qu’en temps de dueil nous ne
permettons pas mesme à nostre corps de l’habiller autrement que de noir,
pour ne mettre rien autour de nous, qui ne tesmoigne & ne nous
represente nostre tristesse, à plus forte raison ce triste & desolé
Alcidon devoit-il pas, pour esloigner toute resjouyssance de son ame, se
priver de ce contentement, & de tout celuy qui luy pouvoit venir de
vous, qui estes tout son bien & toute sa felicité ? J’esleus donc, pour
satisfaire & à mon devoir & à mon affliction, de m’interdire
l’honneur de vos nouvelles, afin de ne voir ny n’ouyr rien qui me peust
divertir de ma tristesse : Mais Amour sçait, & ce miserable cœur aussi
qui vous aime, ou plustost qui vous adore, si de tous mes plus cuisans
ennuis, il y en a eu un seul qui lui ait esté plus sensible, que celui de se
voir esloigné & de vostre presence & de vostre mémoire. Et deux
choses principalement vous le doivent tesmoigner. La premiere, que si ce
n’estoit la passion que j’ay pour
vous, l’aage où je suis ne me permettroit pas de vivre, comme j’ay faict
solitaire & sans amour, parmy un si grand nombre de belles Dames. Et
l’autre, qu’aussi-tost que le temps par ses diverses revolutions, a guery en
quelque sorte l’extreme regret que la perte que j’avois faite m’avoit donné,
la continuelle pensée que j’avois de vous ne m’a jamais laissé en repos, que
je n’aye eu l’honneur de vous voir, sans que le danger des chemins, &
sans que l’esloignement du Grand Euric, qui ne cede point envers moy à la
bonne volonté que Thorrismond m’a faict paroistre, m’en ait peu empescher :
Me voicy donc, Madame, à vos pieds, pour vous resigner toutes mes affections
& toutes mes pensées, & pour vous supplier de les recevoir, non pas
comme un present nouveau, ou une nouvelle acquisition, mais comme une chose
qui est vostre dés qu’encor enfant, mon destin, mon maistre, & mon cœur
me donnerent à vous : Je reçois, me dit elle avec un visage assez riant, je
reçois vostre excuse, comme on faict d’un mauvais payeur, le payement d’un
debte, quoy que la monnoye soit un peu legere : & je veux croire ce que
vous me dites, à condition que jamais à l’avenir vos actions ne me donneront
sujet d’en douter.
Lots que je voulus luy respondre, je fus interrompu par la maistresse du
logis, qui nous vint advertir qu’il estoit heure de soupper : nous remismes
donc le reste de nostre discours apres le repas, qui ne fut pas si tost finy
que feignant par civilité de vouloir entretenir l’une de ses sœurs, elle
s’aprocha de nous, & m’ayant un peu sepa- ré des autres, nous reprismes les mesmes devis que
nous avions laissez : mais avec tant de contentement pour moy, que j’avouë
n’en avoir jamais eu auparavant un plus grand ; une partie du soir se passa
de ceste sorte : enfin l’heure du repos nous contraignant de nous separer,
nous advisames qu’il n’y avoit pas grande apparence pour une entre-veuë si
courte, d’avoir fait un si dangereux voyage, outre que nous prevoyons bien,
qu’il seroit mal-aisé de nous revoir de long-temps, & toutesfois estant
contrainte de partir le lendemain, pour ne donner soupçon à nostre hostesse,
nous fusmes longuement en peine de choisir quelque lieu qui fust commode.
Enfin elle me dit, mais avec une parole assez douteuse, Je ne voudrois pas
Alcidon, vous mettre en danger, mais puis que vous m’en pressez si fort, je
vous diray bien que j’ay une sœur mariée à cinq ou six lieuës d’icy, où
nostre entre-veuë se pourroit bien faire, si ce n’estoit que mon beau frere
est fort ennemy du Roy Euric, & toutesfois s’il n’y avoit encores que
ceste difficulté, nous y pourrions remedier, mais vous diriez que c’est par
malheur, qu’il y faict une grande assemblée pour le mariage d’une de ses
sœurs, & voyez comme toutes choses nous sont contraires : Je ne pense
pas qu’en toute cette Province, il y ait un seul Chevalier qui ne soit
ennemy du Roy vostre maistre. J’avouë, mon père, que je trouvay ce dessein
un peu dangereux : mais quand je me representois qu’il n’y avoit que ce
moyen d’estre aupres de ceste belle Dame, je ne trouvois point de peril qui
ne fust moindre que celuy de son
esloignement, cela fut cause que je luy respondis : Que jamais le danger ne
seroit ce qui me feroit perdre une heure de sa veuë, pourveu qu’elle me le
commandast, que seulement je la suppliois de me faire guider, & de
donner ordre que quand je serois dans le logis, je ne fusse veu de
personne : car je m’asseurois que sous son favorable commandement, il n’y
auroit rien qui me peust nuire.
Avec ceste resolution, nous nous separasmes, & le matin m’ayant laissé un
des siens, qui luy estoit tres-fidelle, elle partit sans que j’eusse
l’honneur de la voir, expres pour oster tout soupçon à nostre hôtesse, &
pour avoir plus de loisir à pourvoir à ma seureté. Quant à moy je partis sur
les trois heures du soir avec ma guide, apres avoir fait les remercimens à
mon hostesse, ausquels sa courtoisie m’avoit obligé. Je ne raconteray point
icy la fortune que je courus, par les diverses rencontres que nous fismes,
parce qu’Amour me garantit de tout mal, monstrant assez par là qu’il
commande aussi bien au Dieu Mars, qu’à tous les autres. Le lieu où je fus
conduit estoit bien l’un des plus solitaires de toute ceste contrée, &
tel qu’il faloit veritablement pour cacher les entreprises d’un Amant. Le
long de ce grand fleuve du Rosne on trouve un grand nombre de belles villes,
qui semblent prendre plaisir de se mirer dans ses ondes, & de
contraindre en plusieurs endroits la furie de sa course : Mais l’une des
plus belles & des mieux peuplées, c’est Avignon, à cinq ou six lieuës de
laquelle du costé d’Orient
s’estend une valée, qui pour estre close de trois costez par des hautes
colines & de grands rochers, fut au commencement appellée Val-close,
& enfin par corruption du langage, duquel le vulgaire ignorant, est
tousjours le maistre, elle fut nommée Vaucluse, du bout de ceste valée,
& sous les pieds de certains grands & espouventables rochers sous
une fontaine merveilleuse, qui donné commencement à la riviere de Sorgues,
qui fort peu loing de là se separant en deux bras, fait comme une petite
isle, où est située la maison où je devois aller, & qui pour estre
assise entre ces deux ruisseaux, & environnée de leurs claires ondes, a
pris le nom de l’isle. Le lieu d’où ceste fontaine sort est à la verité pour
sa solitude en quelque sorte venerable, mais un peu horrible pour les
rochers qui y sont tout à l’entour, & pour ce fort peu frequentée des
personnes. Et ce fut là où ma guide me fit mettre pied à terre, &
laisser tous ceux qui estoient venus avec moy, qui le firent avec un grand
regret, & par mon commandement. De cette source jusques à l’Isle il y a
un peu plus d’un quart de lieuë, traitte que je fis avec d’autant plus
d’incommodité, que je marchois à pied & de nuict, & avec des doubtes
& des incertitudes si grandes, qu’Amour faisoit bien paroistre en moy,
que non seulement il est aveugle, mais qu’encores il oste la veuë à tous
ceux qui sont à luy. Enfin nous parvinsmes sur les huict ou neuf heures du
soir à l’entrée du jardin de cette maison, où quoy qu’on m’eust promis que
je trouverois la porte ouverte,
elle estoit toutesfois fermée, & encore demeura long temps à s’ouvrir,
depuis que nous eusmes fait le signal. Jugez, sage Adamas, quelles pensées
en ce temps-là me pouvoient passer par l’esprit, & si quelque temps
apres que j’ouys mettre la clef dans la serrure, je n’avois point d’occasion
de douter que Mars ne se presentast à ceste porte au lieu de Venus :
Toutesfois amour plus fort encore que toute autre passion, me faisoit
resoudre à tous les pires evenemens qui me pouvoient menacer. Enfin estant
en ceste peine, la porte s’ouvre, & d’abord se presente à mes yeux une
belle Dame vestuë comme on a accoustumé de peindre la Déesse Diane, les
cheveux espars, le sein & les espaules découvertes, la manche retroussée
par-dessus le coude, les brodequins dorez en la jambe, le carquois sous
l’aisselle, & l’arc d’yvoire en la main gauche. Je fus ravy la voyant si
belle, & estonné la trouvant en cét habit : mais je sçeu depuis qu’elle
s’estoit ainsi déguisée en Diane, à cause de la conformité de son nom, parce
qu’elle se nommoit Delie, qui est l’un des noms de Diane, & pour dancer
ce soir avec ses sœurs, & d’autres jeunes Dames qui estoient venuës pour
honorer ceste grande assemblée. D’abord qu’elle me vit, Entrez, me dit-elle,
me prenant par la main, entrez Chevalier, & venez esprouver cette
perilleuse avanture sous la conduite de Diane. Je luy respondis, Sous la
faveur d’une telle Déesse, il n’y a rien que je n’entreprenne. Les
entreprises quelquesfois, dit-elle, semblent fort aysées au commencement,
qui apres se trouvent bien difficiles, & prenez garde que celle où vous vous mettez ne soit de
ceste qualité. Si celle-cy n’estoit grande, repliquay-je, je ne fusse pas
venu de si loing pour m’y esprouver. Je suis bien aise, me dit-elle, de vous
voir avec ceste resolution, & sçachez qu’Amour & la Fortune aydent à
une ame courageuse : Et pour vous monstrer combien je desire de vous voir
venir à bout de ce que vous entreprenez, je vous donne sauf conduit pour
tout ce qui est en ceste maison enchantée, sinon pour les yeux de vostre
maison enchantée, sinon pour les yeux de vostre maistresse, & de ceste
Diane qui parle à vous : J’accepte, luy dis-je, ceste asseurance, & en
disant ce mot je mis le pied sur le sueil de la porte, & luy baisant la
main ; J’accepte, luy dis-je, encore un coup ceste asseurance limitée, car
de penser qu’il y en aye quelqu’une qui me puisse deffendre, ou des yeux de
ma Maistresse, ou des vostres, ce seroit estre trop ignorant de leur
pouvoir, & ce ne seroit pas un moindre defaut de courage d’en demander
pour ne mourir, en voyant tant de beautez, puis qu’il n’y a point de mort
plus glorieuse, ny point de trespas plus desirable. Or bien, dit-elle, avant
que vous sortiez de ceste avanture, nous verrons quelle sera vostre fortune,
& quel vostre courage ; cependant ne laissez d’entrer ceans, ô vaillant
chevalier, mais aux conditions de ceux qui ont accoustumé d’y entrer : Et
quelles sont-elles ? luy dis-je, vous les sçaurez, me respondit-elle, quand
vous y serez : Et quoy, luy dis-je, faites vous difficulté de me les
declarer de peur de m’estonner ? vous vous trompez belle Diane, car je la
veux espreuver à quelque condition que ce puisse estre, pourveu qu’il n’y en ait point qui
contrarie à l’affection que j’ay voüée à ma Maistresse : A ce mot j’entray
dedans tout seul, & elle referma la porte, & celuy qui m’avoit
conduit retourna dans les rochers de Vaucluse. Me voila donc tout seul avec
Delie dans ce jardin, & faut que j’avouë qu’elle s’estoit tellement
avantagée par ce bijarre habit, qu’elle se pouvoit dire fort belle, &
qu’un cœur qui n’eust point esté preoccupé, eust trouvé assez de subjet en
elle pour bien aymer : Et parce qu’elle vit que je demeurois muet à la
considerer, pensant que ce fust d’impatience de n’aller point assez
promptement vers la belle Daphnide, elle me dit en sousriant : Et quoy Dam
Chevalier, avez-vous eu tant de hardiesse à l’entrée de ce lieu, pour
monstrer si peu de courage maintenant à parachever ceste avanture ? Et quel
deffaut belle Diane, luy dis-je, remarquez vous en mon courage, pour me le
reprocher ? Que faut-il que je fasse, & contre qui me faut-il esprouver
pour monstrer ma valeur ? Comment, respondit-elle en mettant une main sur le
costé, n’avez-vous point devant vous un assez fier & courageux ennemy,
pour vous faire mettre la main aux armes ? J’avouë, luy dis-je, belle
Déesse, que vous estes un fier & tres-dangereux ennemy, pour une
personne qui auroit un cœur : mais certes contre moy vos armes seront bien
vaines, qui m’en suis privé pour le donner à ceste Daphnide qui le possede
il y a si long temps : de sorte que s’il ne me revient autre profit de ma
perte, j’auray pour le moins celuy-cy, qu’elle me guarentira de l’ou- trage qu’à ce coup je pourrois
recevoir de vos yeux. Et quoy, me dit-elle, je n’ay donc point d’esperance
de pouvoir gaigner quelque chose en vous ? Vous pouvez, luy respondis-je,
esperer de gaigner en moy tout ce qui est à moy. Vous voulez dire,
reprit-elle, toute autre chose sinon vostre cœur. Et bien bien Alcidon, vous
n’estes pas encore reduit à la bonne foy, mais avant que vous eschapiez de
mes mains, je vous feray parler d’un autre langage. J’en ay bien veu
d’autres, qui au commencement disoient comme vous, & qui toutesfois
avant que le combat fust achevé trouvoient bien un cœur pour payer leur
rançon, se donnant volontairement pour vaincus ; Ceux là, respondis-je, ou
ne l’avoient que presté, ou s’ils l’avoient donné, le desroboient pour le
vous redonner : mais cela ne peut advenir en moy, qui ne l’ay pas seulement
donné, mais la volonté, l’ame & la vie aussi. Et si vous aviez du
courage, vous qui me reprochez d’en avoir si peu, vous ne voudriez pas
esprouver vostre valeur ny vostre force contre une personne sans deffence,
comme je suis, ou bien si en toute façon vous desirez d’essayer la force de
mes armes, vous me devriez conduire où est mon cœur, afin qu’alors, sans
supercherie vous fissiez sur moy la preuve de ce que vous valez : Mais
certes maintenant quel honneur sera le vostre, de vaincre une personne desja
vaincuë ? Il sera, ô belle Diane, tout tel que si vous donniez des coups de
lance à celuy qui seroit desja mort, qui est proprement blesser d’autres
blessures. Je vous entends bien, me
dit-elle, vous voudriez que je vous menasse promptement vers Daphnide : mais
ne croyez point, Alcidon, que nostre inimitié soit si cruelle, que je ne
l’eusse desja fait, s’il eust esté temps ; Voyez-vous, me dit-elle alors,
ceste fenestre où il y a des balustres qui se jettent un peu en dehors,
c’est celle-là de la chambre de Daphnide : quand il sera temps que vous y
alliez, on y mettra un flambeau pour nous en advertir : mais asseurez vous
que si vous avez de la peine icy, vostre maistresse n’en a pas moins où elle
est, à se desmesler de tant d’importuns, qui comme de fascheuses mouches luy
sont continuellement à l’entour, & mesmes de son beau-frere, qui pensant
luy faire plaisir, ne bouge d’aupres d’elle : mais pour peu que vous soyez
honneste homme, vous ne vous ennuyerez point en ma compagnie : car il y en a
plusieurs qui m’ont asseurée que quand je voulois, elle n’estoit point trop
desagreable, & je suis en humeur de traicter avec vous de telle sorte,
que ce que vous ne voudrez pas faire de bonne volonté, je le vous feray
faire de force, je veux dire qu’en despit que vous en ayez je vous veux
empescher de vous ennuyer. Il faut confesser encore un coup, luy dis-je,
qu’il est impossible d’avoir un cœur, & ne vous point aymer : Car, belle
Delie, il y a en vous tant de perfections, que de quelque costé qu’on vous
regarde on y rencontre de tres-grands sujets d’Amour. Vous pensez tousjours,
me dit-elle, eschapper de mes mains avec ceste excuse, mais avant que nous
nous separions, je vous en feray bien trouver un, & si cela advient, que direz vous Alcidon ? Je
diray, repliquay-je, que vous faites des miracles, ce qui ne doit point
estre trouvé estrange, puis que vostre beauté égalant la puissance des plus
grands Dieux, il vous doit estre aussi bien permis d’en faire qu’à eux :
mais me permettez vous de parler librement ? Je vous en supplie, me
dit-elle, car vous voyez bien comme je fais. Je diray donc, continueray-je,
belle Diane ; Qu’il est vray que la Lune est le plus beau flambeau qui
reluise maintenant au Ciel (& de fortune, alors la Lune esclairoit)
& s’il n’y avoit point de Soleil, ne faudroit-il pas dire que ce seroit
le plus bel Astre de tous ? Je l’avouë respondit Delie, mais que voulez vous
entendre par là ? Je veux dire, repris-je, que de mesme la belle Diane à qui
je parle, seroit la plus belle du monde, si elle n’avoit point de sœur,
& qu’il n’y a que cela qui l’empesche d’emporter ce tiltre par-dessus
toutes les plus belles Dames. Si j’avois, dit-elle, une creance aussi facile
à vous adjouster foy, que j’ay d’ambition d’estre ceste belle de qui vous
parlez, je vous promets, dit-elle Chevalier, par cet arc & par ces
fleches, que si je ne pouvois la tuer de ma main, pour le moins je
l’empoisonnerois, ceste sœur qui m’empesche ce prix de beauté : mais j’ay
grand peur que si je m’en estois privée, il ne m’avint puis apres comme à la
Lune quand elle ne peut plus voir son frere, qui devient & obscure &
laide : je veux dire qu’aussi ma sœur n’estant plus aupres de moy, je
perdrois toute la beauté que j’ay pour vos yeux, qui à ce que je vois ne me
trouvent belle, que d’autant que je
suis accompagnée de ceste sœur.
Je voulois luy respondre, mais le flambeau tant desiré parut enfin à la
fenestre, & mon affection qui m’y faisoit ordinairement tenir les yeux,
ne me permist pas de perdre le temps a luy respondre, pour ne m’esloigner
davantage le contentement d’estre aupres de ma belle Maistresse. Monstrant
donc le signal a Delie, je la suppliay de parachever le bien qu’elle avoit
commencé de me faire : Je le veux, me dit-elle, en me prenant par la main,
aussi sçavez-vous bien que c’est l’ordinaire de la Lune, de qui je porte le
nom, d’esclairer la nuict & servir de guide à ceux qui sont égarez :
Quoy qui m’en puisse avenir, luy dis-je, je vous suis obligé de la vie,
encores que je craigne fort que ceste obligation ne me soit bien cher
vendue, puis que vous m’allez remettre entre les mains de celle de qui la
beauté fait mourir tous ceux qui la voyent ; outre qu’estant si accoustumée
de voir languir & mourir, il y a grande apparence qu’elle n’aura pas
beaucoup de compassion de ma peine. Ceux, dit-elle, que je prends en ma
protection, ne sont jamais si mal traitez, & soyez certain, que si cela
eust deu estre, ce n’eust pas esté moy qui vous eust ouvert la porte, car je
ne conduiray jamais personne au supplice : & quant à ce que vous dites
de sa beauté qui fait mourir ceux qui la voyent, n’ayez peur, Chevalier, de
ceste fortune, vos armes sont bonnes & bien espreuvées, car ceux qui
doivent perdre la vie pour voir quelque chose de beau, meurent tous quand
ils me voyent, si bien que vous
n’estant point mort lors que vous m’avez veuë, ne craignez plus de le faire,
pour quelque autre beauté que ce soit.
Nous allions parlant de ceste sorte, & d’une voix assez basse, lors que
nous arrivasmes au corps de logis, où estoit la bien-heureuse demeure de ma
Maistresse, & trouvant une petite porte ouverte, nous montasmes par un
escalier fort estroit, jusques à la porte de la chambre, avec le moindre
bruit qu’il nous fut possible, & lors Delie me faisant arrest et, entra
seule qu’il nous fut possible dedans pour voir qui y estoit : mais elle
trouva qu’il n’y avoit que la belle Daphnide, qui feignant d’avoir mal à la
teste, s’estoit mise sur un lict, pour se demesler de tant de gens, &
pour mieux feindre, n’avoit rien laissé d’allumé dans la chambre, qu’une
petite bougie, faisant semblant de ne pouvoir souffrir la clarté : Elle
retourne incontinant me querir, & me prenant par la main me mene dans la
ruelle du lict de sa sœur, en luy disant, Voyez Daphnide, ce que Diane a
pris en sa derniere chasse : J’avouë, dis-je en sousriant, que je serois
vostre, si un cœur pouvoit estre à deux : mais estant desja à ma belle
Maistresse, c’est à elle à qui je me viens rendre, avec protestation de ne
vouloir jamais sortir d’une si belle prison ; C’est en quoy, dit Delie, vous
monstrez avoir peu de jugement, aymant mieux vous rendre à une Nymphe, comme
est ceste Daphné, qu’à une Déesse telle que je suis, & mesme à une
Diane, qui est la Maistresse de toutes les Nymphes. Jupiter, Apollon, &
pres- que tous les autres Dieux,
luy dis-je, ont ordinairement mesprise l’amour des Déesses, pour suivre
celle des Nymphes, & si jamais il n’y en eut une si belle que celle-cy,
entre les mains de laquelle je remets & ma vie & mon ame : & a
ce mot me jettant a genoux, je luy pris la main, que je baisay plusieurs
fois, sans qu’elle fist semblant de me respondre, tant elle estoit hors de
soy : Dequoy s’apercevant Delie : Est-ce à bon escient, dit-elle, ma sœur,
que vous voulez estre adorée de ce Chevalier, le laissant ainsi à genoux
devant vous sans luy rien dire ? Elle alors comme revenant d’un profond
sommeil, me relevant me salüa, & puis respondit à la sœur ; il faut
Delie, que ce Chevalier me pardonne ceste faute, & qu’il ne la prenne
pas comme procedant d’incivilité, mais de la crainte dont je suis saisie,
pour le danger où je le vois à mon occasion : Je m’estonne, dit Delie, de
vous voir si poltronne, estant ma sœur : Moy, dis-je, qui suis si hardie,
que d’aller prendre le plus vaillant Chevalier de l’armée du grand Euric :
mais quand cela ne seroit pas, comment pouvez vous avoir faute de courage,
ayant le cœur du vaillant Alcidon, ainsi qu’il dit ? Ah ! genereuse Delie,
luy respondis-je, en souspirant, c’est veritablement un mauvais signe pour
moy, de voir ma Maistresse si peureuse, car cela monstre qu’elle n’a pas
receu ce cœur dont vous parlez, autrement elle auroit plus de pitié du mal
qu’elle me fait, que de crainte du peril où je suis : Si je pouvois Alcidon,
respondit ma belle Maistresse, remedier quand je voudrois aussi bien à l’un
comme à l’autre, vous auriez quelque
raison de faire ce jugement, mais souvenez-vous que si je n’aymois point ce
Chevalier qui se plaint de moy, ny je ne serois maintenant en la crainte où
je me trouve, ny lui au peril où je le vois. Je lui respondis, Si ces
paroles sont veritables, garantissez moy, Madame, du mal qui me peut venir
de vous, & ne doutez point que quand tous les hommes ensemble me
voudroient faire mal, j’en pusse recevoir, estant favorise de l’honneur de
vos bonnes graces. Delie alors en sousriant, Je voy bien, dict-elle, que
pour peu que vous demeuriez ensemble, la peine de l’un se changera en
contentement, & la crainte de l’autre en asseurance. Et toutesfois pour
empescher que la fortune ne vous interrompe vos desseins, parlez le plus bas
que vous pourrez, & je vay m’asseoir sur ce coffre aupres de la bougie,
faisant semblant de lire, pour l’esteindre si quelqu’un vient, ou pour
l’entretenir, & luy dire de vos nouvelles, sans qu’il vous en vienne
demander. Mais, Chevalier, dit-elle s’adressant à moy, souvenez-vous que
quand je vous ay ouvert la porte, & que je vous ay permis de vous
essayer en cette aventure, ç’a esté avec promesse que vous m’avez faite,
d’observer les conditions qui vous seroient proposées quand vous seriez
entré : si vous estes comme je vous tiens, digne du nom de Chevalier errant,
il faut que vous mainteniez vostre parole : Vous m’avez, luy dis-je, si bien
tenu ce que vous m’avez promis, que je serois bien lasche & recreu
Chevalier, si je n’en faisois de mesme. Vous estes donc obligé, me dit-elle, suivant les conditions
qui sont establies en ce lieu, de n’entreprendre, pour occasion que ce soit,
ny pour quelque commodité qui se presente, ou qui vous soit donnée, chose
quelconque contre l’honneur des Dames qui sont icy, au contraire vous devez
estre contant des faveurs qu’elles voudront vous faire, sans que vous en
puissiez rechercher ny demander de plus grandes. Plustost, luy respondis-je,
mon espée me soit mise dans le cœur, que je reçoive jamais une pensée
contraire à cette ordonnance. Tout Chevalier d’honneur y est obligé par le
nom seulement qu’il porte, & je cognois bien maintenant que c’est icy
l’aventure de la parfaite Amour, puis que ce respect est l’une des
principales ordonnances d’Amour : J’ay bien tousjours pensé, respondit
Delie, que vous ne contreviendrez jamais à cette coustume, cognoissant assez
la discretion & l’honnesteté d’Alcidon, mais je me resjouys grandement
que vous l’aprouviez, comme vous faictes paroistre, puis qu’elle n’est
establie que pour vous. Comment, dis-je, ceste coustume n’est establie que
pour moy, & faut-il en faire pour retenir ma seule indiscretion ? a-t’on
eu opinion que je sois plus outrecuidé que tous les autres Chevaliers
errans ? Ce n’est pas cela, me dict-elle, mais n’est-il pas raisonnable que
cette contraincte soit establie pour vous seul, en cette adventure que vous
nommez de la parfaicte Amour, puis qu’il n’est permis qu’a vous seul de
l’esprouver : mais d’autant que pour en venir à bout, vous devez avoir à
faire avec un plus rude champion que je ne suis pas, afin que vous ne puissiez vous plaindre de
supercherie, je vous laisse seul aux mains avec cét ennemy qui est aupres de
vous.
A ce mot, sans attendre ma responce, elle se recula, & s’alla asseoir
avec un livre en la main, comme elle nous avoit dit, nous laissans seuls ma
belle maistresse & moy : dequoy me sentant transporté de contentement,
apres m’estre assis sur le lict aupres d’elle, je luy pris la main, & la
baisant plusieurs fois, je luy dis : Est-il bien possible, Madame, que
quelquefois & mon sang & ma vie me puissent aquitter envers vous de
cette extréme obligation ? Ne pensez pas, me dit-elle, qu’elle soit petite,
& si vous sçaviez toutes les peines que j’ay eues pour vous rendre ce
tesmoignage de ma bonne volonté, vous l’estimeriez sans doubte plus que vous
ne faictes : car encore que ma sœur se monstre maintenant si hardie, croyez
moy Alcidon, qu’elle n’a pas tousjours esté ainsi, & qu’il n’a pas fallu
de foibles persuasions pour l’y faire consentir. Et puis quel artifice
a-t’il fallu pour tromper non seulement mon beau-frere, mais tous ses parens
& ses amis, ou pour mieux dire toute une Province entiere, puis que le
malheur a voulu que cette assemblée se soit ainsi rencontrée pour nous
incommoder ? mais tout cela encores est fort peu au prix de ce que je vous
vay dire. Considerez Alcidon, quelle resolution a esté la mienne, de mettre
mon honneur & vostre vie en un si grand hazard : car vous permettre de
me venir trouver en ce lieu, & à ces heures, n’est ce pas mettre &
l’un & l’autre en compromis ? Madame, luy dis- je en luy rebaisant la main : pour respondre en
quelque sorte à l’extreme affection que j’ay pour vous, Amour & vous,
seriez bien injustes, si vous ne me donniez que des preuves ordinaires de
vostre bonne volonté. J’avouë bien que celle-cy est par dessus mon merite :
mais confessez aussi qu’encore n’egale-t’elle point mon affection, puis que
ce n’est seulement que se fier entre les mains de la Fortune. Et mon
affection est telle, que la mort mesme toute asseurée ne me sçauroit
divertir de vostre service. Alcidon, me respondit-elle, Dieu vueille que si
la bonne volonté que vous avez pour moy est telle que vous dites, elle
puisse continuer autant que ma vie : mais je crains fort que ce ne soit
l’amour d’un jeune cœur, ou pour mieux dire, que ce ne soit ou la sœur ou le
frere de celle que j’ay desja veuë en vous. Madame, luy dis-je, les doutes
entrent ordinairement dans les ames de ceux qui ne sont pas bien affermis en
la creance qu’ils ont, & ceux que je vois maintenant en vous, me
tesmoignent ce que je crains le plus, qui est une foible amitié de vostre
costé, car l’un des premiers effects d’une vraye amour, c’est d’oster à
l’Amant toute sorte de meffiance de la personne aymée, aussi est-il
impossible de pouvoir aymer celuy duquel on se deffie. C’est en quoy, me
repliqua-t’elle, vous devez cognoistre la grandeur de mon amitié, puis
qu’ayant tant de justes occasions de douter de vous, toutefois elle est
encore plus forte que tous ces empeschemens, & me contraint de vous
rendre de tels tesmoignages de ma bonne volonté : S’il vous plaist, luy
dis-je, Madame, que je le prenne de
ce biais, j’avoüe que ce sera à mon advantage : & toutesfois ne pouvant
laisser la perfection de l’amour qui est en moy sans deffence, permettez moy
de vous dire, qu’à tort vous m’accusez de jeunesse, puis que j’ay desja deux
fois dix ans. Ah ! me dit-elle, Alcidon, avant qu’il y ait tant soit peu
d’asseurance, il en faut avoir deux fois douze : Je me mis à rire, & luy
respondis, Cela, Madame, est bon pour ceux qui n’aiment que des beautez
ordinaires, mais pour moy & pour vous, le temps n’y sert de rien, parce
que vos liens & vos nœuds sont trop forts, & trop serrez, pour
pouvoir se deffaire en quatre ans. Et quoy donc, me dict-elle, apres quatre
ans vous pensez-vous en pouvoir deffaire ? Pardonnez moy, Madame, luy
respondis-je en sousriant, mais je veux dire, que ces quatre ans estans
passez, j’auray les deux fois douze ans, aage où vous dites, qu’il se faut
asseurer, & perdre toute meffiance.
Elle me vouloit respondre, lors que Delie se mit à tousser, pour nous
advertir qu’elle oyoit venir quelqu’un, & incontinent apres son
beau-frere entra, auquel faisant signe du doigt, elle le fist arrester à la
porte, où elle l’alla trouver au petit pas, & feignant de ne vouloir
point esveiller sa sœur, elle marchoit comme si elle eust mis les pieds nuds
sur des espines. Son beau-frere luy demanda des nouvelles de Daphnide, &
comme elle se portoit. Elle a plaint, luy dit-elle, longuement, & elle
ne faict que de s’endormir. Et quoy, luy respondit-il, ne viendrez vous
point danser, & les habits que vous avez mis seront-ils inutiles ? Je ne sçay, mon frere, luy
dit-elle, peut-estre que la grande douleur de ma sœur passera, si elle peut
un peu dormir : si cela est, j’yray finir nostre dessein avec les autres,
mais si son mal continuë, il faudra que nous remettions la partie à une
autrefois, & si vous venez d’icy à une demie-heure, nous en serons
asseurez.
Son beau frere s’en retourna avec ceste resolution, & elle s’en vint nous
redire tous leurs discours : & lors que je luy dis, qu’elle le devoit
remettre au lendemain : elle me respondit : Je voy bien, Alcidon, que vous
avez pris par la frequentation le naturel des Princes, qui ne pensent jamais
qu’à ce qui les touche, & n’ont point de soucy des interests d’autruy :
vous ne vous souciez gueres de ce qui nous peut avenir lors que vous n’y
serez plus, pourveu que tant que vous y demeurerez, vous y soyez sans
incommodité. Vous avez tort, luy dit la belle Daphnide, d’expliquer si mal
ce que ce Chevalier a dit, car je m’asseure qu’il a plus de soin de nous,
que vous ne dites : mais s’il nous aime, comme je le croy, il ne faut pas
trouver estrange, qu’il se plaise de demeurer aupres de nous sans compagnie
le plus long-temps qu’il pourra, & toutefois il me semble fort à propos,
quand nostre beau-frere reviendra, que vous luy disiez que je me porte
mieux, & que s’ils veulent venir danser ceans, j’en seray bien aise,
pourveu qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins
d’instrumens, & qu’apres avoir dancé le bal, que vous & vos
compagnes avez appris, on s’en aille
en quelqu’autre lieu, car nous ferons mettre Alcidon dans ce petit cabinet
qui est dans cette ruelle, & moy je ne tiendray que les rideaux de
devant ouverts, & demeureray sur le lict, afin de leur monstrer qu’il
n’y a personne ceans.
Ce conseil fut trouvé bon, & pour me monstrer le lieu, elle prit une
petite clef, & sans se bouger de dessus le lict, elle ouvrit la porte,
& faisant apporter la chandelle, me monstra le petit cabinet, où il n’y
avoit place que pour deux petites chaires & une table : le lieu estoit
tout lambrissé & doré, & si proprement accommodé, qu’il monstroit
bien que c’estoit la petite retraite, où la maistresse du logis venoit seule
entretenir ses pensées, & qui en avoit remis la clef à Daphnide pour s’y
retirer, quand elle se faschoit d’estre parmy tant de personnes : En ce lieu
donc, me dit-elle, vous pourrez demeurer en asseurance, & mesme si vous
laissez la porte un peu entr’ouverte, vous pourrez voir quand ma sœur &
ses compagnes danseront, & encores que vous soyez accoustumé à voir la
somptuosité, & les magnificences de ce grand Euric, si est-ce que je
m’asseure que ce bal ne vous sera point desagreable, pour la diversité des
habits, & pour la nouveauté des inventions. Je luy respondis, que toutes
choses me seroient tousjours tres-agreables, pourveu qu’elles luy plussent,
& que je demeurasse aupres d’elle.
Cependant que nous parlions ainsi, le beau-frere revint, & si doucement,
de peur qu’il avoit de reveiller Daphnide, qu’il ne s’en fallut guere qu’il ne nous surprit. Delie donc
qui l’entr’ouyt la premiere, nous faisant signe s’y en alla, & emporta
la bougie expressément pour empescher que je ne fusse veu, & d’abord,
relevant un peu la voix, Vous avois-je pas bien dict, mon frere, luy dit
elle, que si nous avions un peu de patience, ma sœur nous verroit dancer :
la voila qui est esveillée, & avec un si bon courage qu’elle nous veut
voir : N’est-il pas vray, ma sœur, continua-t’elle, adressant sa parole à ma
belle maistresse : Il est vray ma sœur, respondit elle, mais mon frere, je
vous supplie qu’il y ait le moins de gens qu’il se pourra, & le moins
d’instrumens, car j’ay peur que le bruit ne fasse renouveller mon mal de
teste. Le frere infiniment aise de ses nouvelles, retourna incontinant pour
les dire à ceste bonne compagnie, & pour donner ordre à tout ce qui
estoit necessaire : cependant j’eus loisir de me mettre dans le petit
cabinet, & elle d’acommoder de sorte & les rideaux de son lict,
& la tapisserie, qu’il estoit impossible de me voir, encores que la
porte fust assez entr’ouverte, pour me laisser voir presque tout ce qui se
feroit dans la chambre.
A peine avions nous bien accommodé toutes choses, quand une grande partie des
Chevaliers assemblez vint dans la chambre, avec un grand nombre de belles
Dames, & entre autres Stiliane, & Carlis, qui ont accompagné icy ma
belle maistresse. Apres quelques paroles de civilité, (car il faut avoüer
que les Chevaliers de la Province des Romains & du Veniscin, sont des
plus courtois de toute la Gaule) chacun se mit a dis- courir de ce que bon luy sembloit : mais enfin tous
leurs discours vindrent à parler du Roy Euric, & de la guerre qu’il
faisoit, de laquelle ressentant tous grandement l’incommodité, il n’y en
avoit un seul qui ne s’en pleignist, & qui porté de passion ne médit de
ce grand Roy : le moindre mal qu’ils en disoient, c’estoit de l’appeler
barbare & cruel, la ruyne des Gaules & de toute l’Europe, &
apres ils entroient sur les souhaits. L’un le desiroit estre son prisonnier,
l’autre de le voir mort, l’autre d’avoir rompu toute son armée : & les
plus avantageux souhaits pour luy, estoient qu’il n’eust jamais esté.
J’escoutois tous ces discours, & jugez quel traitement j’en devois
esperer si j’eusse esté trouvé. Je croy qu’ils n’eussent pas de long temps
cessé de parler de ce grand Roy, selon leur passion, n’eust esté qu’on ouyt
quelque instrument, qui fit cognoistre que Delie & ses compagnes
estoient prestes à danser : chacun se mit en la place plus commode pour bien
voir, & peu apres ces belles Dames entrerent, mais si bien vestues,
& d’une cadance si nouvelle, & le tout avec une si gentille
invention, qu’il faut avoüer qu’il n’y avoit rien de plus beau. Je ne
sçaurois redire maintenant ce que c’estoit, aussi ne sert-il de rien pour ce
qui nous touche : seulement je diray, qu’entre les autres representations,
il y avoit des filles vestues, les unes en Déesses, & les autres en
Nymphes, qui representoient toutes les choses qui se forment en l’air. Je me
ressouviens des vers de celle qui representoit le foudre : ils estoient
tels.
STANCES.
I.
Mortels, je ne suis pas ce foudre espouvantable,
Dont
s’arme Jupiter, & se rend redoutable,
Lors que tout en colere
il tonne dans les Cieux ;
Mais ce foudre d’Amour, plein d’esclairs
& de flames,
Qui ne suis eslancé que par le clein des
yeux,
Dont Amour va bruslant les genereuses ames.
II.
Je ne fais mes efforts sur un rocher sauvage,
Ny
dessus un escueil, l’horreur de quelque plage,
Ny sur un corps
humain, acte plein de rigueur.
La butte de mes coups n’est chose si
petite,
Sans point toucher le corps je sçay blesser le cœur,
Et parmy tous les cœurs, celuy qui le merite.
III.
Et voyez, ô Mortels ! de combien je devance
Du fondre
accoustume l’ordinaire puissance :
Il ne s’ose approcher des
superbes Lauriers.
Et moy tout au rebours, je ne frappe
personne,
Qui n’ait dessus le front par ses effects guerriers,
Des Lauriers meritez la superbe Couronne.
Mais, ô sage Adamas ! ce que je vous raconte est hors de propos, & suffit
seulement que je vous die, qu’encores que ce qui estoit representé fust
veritablement tres-beau & tres-bien dancé : toutesfois le temps me
duroit fort qu’il ne fust finy : parce qu’il me sembloit que c’estoit autant
me desrober du temps que je pouvois bien mieux employer. Quand il pleust a
Dieu ce bal s’acheva, & quand il pleut au Dieu du sommeil, il commanda a
toute l’assemblée de se retirer. Delie demeura seule dans la chambre avec sa
sœur, & lors le prisonnier d’Amour sortit de sa prison, & non point
sans dire des injures à Delie, de ce que leur representation avoit esté si
longue. Voyez, dit-elle, comme vous estes de mauvaise compagnie ; de tant de
Chevaliers qu’il y avoit icy, je m’asseure que vous estiez le seul qui s’y
faschast : Mais, ma sœur, puis qu’il est si difficile, je vous conseille de
le chasser de ceans : car comment pouvez vous esperer de le contenter vous
seule, puis que toutes ensemble nous ne l’avons peu faire ? Ma sœur, dit
Daphnide froidement, toutes les choses qui sont au monde ne nous sçauroient
contenter, si ce contentement ne vient de nous-mesmes, comme toutes les
drogues de tous les Myres de l’Univers ne sçauroient guerir un corps, si le
corps par sa propre vertu n’en retire sa guerison, c’est pourquoy il faut
qu’Alcidon, s’il veut estre content, se vueille contenter soy-mesme, &
non pas esperer que le grand nombre de personnes le puisse faire. Madame,
luy respondis-je, si j’avois en ma puissance la volonté comme les au- tres hommes, je pourrois vouloir ce
que vous dites : mais puis que je l’ay remise entre vos mains, c’est de vous
de qui mon contentement depend, & selon ce que vous dites, pour faire
que je sois content, il faut que vous vueillez que je le sois. Ma sœur, dit
Delie en sousriant, ne pleignez plus le temps que vous avez tenu ce
Chevalier en cage au chevet de vostre lict, car il me semble qu’il a fort
bien apris à parler. Delie, repliqua Daphnide, en se mettant une main sur le
visage pour cacher sa rougeur, Vous estes si peu sage, que je ne sçay, si
vous continuez, quelle vous deviendrez.
Apres quelques autres discours, elles furent d’avis de me mettre dans le
petit cabinet, jusques à ce qu’elles fussent deshabillées, & que leurs
filles de chambre s’en fussent allées. Mais quand elles m’ouvrirent la
porte, je trouvay que Delie s’estoit mise au lict avec sa sœur : & parce
qu’elle prit bien garde que je n’en estois pas trop satisfait : Et quoy
Chevalier, me dit-elle, il semble que vous me fassiez la mine, pourquoy me
regardez-vous de si mauvais œil, puis que c’est vous qui estes cause que je
suis icy ? Je voy bien, luy respondis-je, que j’en suis cause aussi n’en
puis-je estre marry, puis que ma belle Maistresse le veut ainsi : Il est
vray que j’eusse esté bien aise de pouvoir parler à elle sans tesmoin, Vous
n’avez donc pas envie, me dit-elle, de tenir ce que vous luy direz : car ne
sçavez vous pas que pour faire un bon contract, il y faut tousjours des
tesmoins ? Amour, luy repliquay je, nous serviroit de tesmoin. Amour,
dit-elle, ne peut pas estre tesmoing,
car il faut qu’il soit juge, & peut estre encor ne pourra-t’il pas estre
juge, car il est dangereux qu’il ne soit lui-mesme complice de vostre
tromperie, Si Amour ne peut pas estre tesmoing, repris-je lors, en ce qui
est de l’amour, encor moins Diane, qui s’en est tousjours declarée ennemie.
Si je n’en puis estre tesmoing, dit elle, j’en seray le denonciateur pour en
faire la punition. Jugez, respondis-je, si vous y estes en ce dessein, si je
n’ay pas occasion de vous desirer hors de là ? Daphnide, qui n’avoit point
encores parlé, nous interrompant, & s’adressant à moy. C’est moy,
dit-elle, Alcidon, qui luy ay ordonné de se mettre où elle est, & le
dessein qui me l’a fait faire est tant à vostre advantage, que quand vous le
sçaurez, vous en serez peut-estre glorieux. Car ce n’est pas pour tesmoigner
contre vous, ny pour vous accuser, comme elle dit. Je suis trop asseurée de
la discretion d’Alcidon, & de la puissance qu’il m’a donnée sur luy.
Mais ayant plus de doubte de moy que de vous, j’ay voulu qu’elle fust icy
pour m’empescher par sa presence de faire plus que je n’ay resolu : Si de
fortune la bonne volonté que je vous porte me vouloit faire outrepasser ce
que je dois contre le dessein que j’en ay fait : J’avoüe, Madame, luy dis je
froidement, que ceste crainte que vous avez est bien glorieuse pour moy,
mais le remede que vous y apportez est bien cruel & importun. Il faut,
me respondit-elle, Alcidon, que vous m’aymiez comme je vous ayme, & que
comme je fais gloire d’aymer un Chevalier sans reproche, de mesme vous
pensiez que celle qui merite
d’estre aymée de vous, doive estre non seulement sans blasme, mais sans le
soupçon mesme du blasme.
Nos discours furent longs sur ce sujet, & si agreables, que je ne me
donnay garde que le jour parust à travers des vitres, & des vanteaux :
nous commençasmes alors à consulter si je devois partir ou demeurer. La
belle Daphnide qui estoit tousjours en peine de me voir en ce danger, au
commencement estoit d’opinion avec Delie que je m’en allasse avant qu’il
fust plus grand jour : mais quand je l’eus un peu r’asseurée, & que je
luy eus remonstré que de long temps peut estre ne pourrois-je pas retrouver
la commodité de la revoir, elle consentit a mon sejour, quoy que Delie y
contrariast : mais enfin l’Amour l’emporta par-dessus ses raisons, & fut
resolu que je demeurerois encores tout ce jour en ce lieu bien-heureux,
& que la nuict estant venuë, je pourrois partir avec plus de seureté. Et
à fin que je ne demeurasse point tout seul en ma petite prison, la belle
Daphnide resolut de tenir le lict tout le jour, feignant de se ressentir du
mal du jour passé, car le cabinet estoit si pres du chevet de son lict, que
nous pouvions parler ensemble sans estre oüys du reste de la chambre. Ceste
resolution estant prise, Delie se chargea d’avertir de nostre dessein celuy
qui m’avoit conduit, afin qu’il donnast ordre à tout ce qui estoit
necessaire, tant pour empescher que ces Chevaliers qui estoient venus avec
moy ne fussent apperçeus, que pour les faire trouver au lieu & à l’heure
que nous avions prise.
Plusieurs fois oyant discourir nos Druides de l’estat & de la vie du
grand Thautates, & des ames immortelles des hommes, qui apres ceste vie,
pour recompense de leurs vertus s’en vont dans le Ciel aupres de luy, où
elles doivent demeurer à jamais, Je me suis grandement estonné, &
presque ne pouvois comprendre que ce ne fust une vie bien desagreable &
ennuyeuse que la leur, puis, à ce qu’ils disent, qu’ils n’y boivent, ny
mangent, ny dorment, ny font aucune autre chose que perpetuellement penser
& contempler, me semblant que le temps leur devoit estre bien long, le
passant tout en imaginations. Mais j’avouë que depuis ce temps j’ay recogneu
le contraire, lors que je considerois combien promptement & agreablement
pour moy se passoient les heures pres de ceste belle : car je ne fus de ma
vie plus estonné, que quand je vis esclairer le jour, ne me semblant pas que
la nuict eust duré une heure, tant elle avoit passé, ou plustost s’en estoit
envolée promptement.
Chacun estant desja levé dans le logis, Delie fut contrainte d’en faire de
mesme, & il fallut que je me renfermasse dans ma prison : car elle ne
voulut jamais permettre que je la visse habiller, parce qu’il falloit
qu’elle fut servie de ses filles. Je luy offris bien, & l’en suppliay,
de me permettre que je fisse ce matin l’office de ses Damoiselles, mais ce
fut en vain, quoy que sa sœur en sousriant luy dit, que j’estois si
accoustumé de donner la chemise au grand Euric, qu’il ne falloit point
douter que je ne la sçeusse bien donner a elle aussi. Vous sçavez bien, luy
respondit-elle, que la chemise des
femmes est cousue jusques en bas, ce que ne sont pas celles des hommes,
& je craindrois qu’en me la mettant il ne la décousist, ou la dechirast,
& par ainsi il vaut mieux que ce soient mes filles. Criez, dit Daphnide,
s’il vous fait mal. Il n’est plus temps, respondit Delie, de crier quand le
mal est fait, il faut que ce soit auparavant, afin qu’il ne se fasse : Et
pour conclusion, dit-elle en sousriant, encore que cet oyseau soit bien
privé, il faut qu’il demeure en cage. Vous voyez Alcidon, dit Daphnide,
comme mes persuasions ont peu de force. Madame, luy respondis-je, je ne
parle point pour ma liberté, puis que je voy que vos paroles sont inutiles :
mais je prie Amour que quelques fois il me vange d’elle. Amour, dit-elle,
n’a rien affaite avec Diane. Et toutesfois, luy dis-je, pour baiser un
Endimion, ceste Diane quitta bien le Ciel. Et peut-estre encores ne fut-elle
pas si desdaigneuse, que pour une toison elle ne favorisast le Dieu Pan,
encore qu’il eust les pieds de bouc & des cornes en la teste. La Diane,
dit-elle, dont vous parlez, respondra quand elle voudra a ceste calomnie :
mais je vous diray bien que si je ne change fort d’humeur, je ne voudray
jamais que celuy que je baiseray l’endorme, & quant aux cornes de Pan,
il est certain que s’il advient que j’ayme quelqu’un, j’aymeray tousjours
mieux qu’il les porte que moy. Et toutefois, luy dis-je, la Lune de qui vous
avez le nom les porte bien : c’est parce, me respondit-elle, qu’elle n’est
point mariée, & ce qu’elle en fait, ce n’est que pour advertir les
Amants ausquels elle esclaire la
nuict en leurs larcins, que les cornes qu’ils vont faire à autruy leur
seront quelquefois renduës par d’autres : Mais, continua-t’elle, tous ces
discours sont bons, vous avez beau prolonger, si faut-il entrer en ce
cabinet : & a ce mot passant le bras par-dessus sa sœur, elle me poussa
dedans & ferma la porte sur moy, & puis appellant ses filles qui
estoient en une garderobbe voisine, elle s’habilla sans faire bruit,
feignant que Daphnide se trouvoit mal, & puis laissant les fenestres
fermées, s’en alla donner ordre à ce que nous avions resolu. Cependant,
encor qu’il y eust quelques personnes dans la chambre, nous ne laissasmes de
parler ensemble, sans toutesfois ouvrir la porte ; & quoy que ce fust
d’une parole assez basse, si est-ce qu’une fille passant assez pres du lict
entr’ouyt, non pas les paroles, mais ouy bien le sifflement qu’en parlant
bas on fait pour prononcer quelques lettres, & de fortune cela fut en
mesme temps que Delie soigneuse de nous, s’en revint en la chambre, qui fut
cause que ceste fille s’adressant à elle, luy dict qu’elle pensoit que sa
sœur fut plus malade qu’elle ne disoit : Et pourquoy ? dit Delie, Parce,
respondit la fille, qu’elle resve, car je l’ay ouye parler toute seule : Et
qu’a-t-elle dit ? repliqua Delie, Je n’ay pas ouy, adjousta la fille, les
paroles bien distinctes, mais asseurez vous qu’elle parle. Vous estes bien
plaisante, reprit Delie, ne sçavez vous pas que c’est sa coustume, aussi
tost le matin qu’elle est esveillée de faire ses prieres &
recommandations aux Dieux, taisez vous, & n’en parlez point. Cette fille
creut Delie, qui peu apres s’ap-
procha de nous, & nous fist ce conte, nous avertissant de parler un peu
plus bas : Je le feray, luy respondis-je, mais belle Delie, ne vaudroit-il
pas mieux faire sortir chacun dehors, affin que ceste porte me peust estre
ouverte ? Ah, Ah, dict-elle, en se mocquant de moy, Je suis a ceste heure
belle Delie, & tantost j’estois une Diane cornuë, & qui aymois Pan
le vilain pour une toison : Je voy bien que vous avez une ame douce, &
qui aymois Pan le vilain pour une toison : Je voy bien que vous avez une ame
douce, & qui reçoit fort bien les enseignemens qu’on luy donne, il faut
que vous demeuriez encores où vous estes, jusques à ce que vous ayez bien
apris à parler de Diane, car autrement elle seroit en colere, & pourroit
vous chastier & nous aussi. A ce mot, elle s’en alla faire sortir toutes
ses filles, & commanda à l’une de faire apporter quelque consommé pour
donner à sa sœur : mais parce qu’elle n’avoit gueres souppé, qu’elle en
apportast plus que de coustume : La fille revint incontinent avec ce qu’elle
luy avoit commandé, & elle refermant la porte & entr’ouvrant un peu
une fenestre, s’en vint l’apporter à sa sœur : & se joüant comme de
coustume : Je veux, dict-elle, que ce Chevalier sorte pour cognoistre de
quelle façon je me sçay vanger des injures qu’il m’a faictes : & lors
ouvrant la porte : Venez Dam Chevalier, continua-t’elle, & voyez de peur
que j’ay que vous ne mouriez, avant que j’aye eu le loisir de vous faire
souffrir les supplices ausquels je vous ay destiné, je vous apporte icy
dequoy vous nourrir un peu, car je serois trop marrie que vostre trespas
devançast mon entiere vengeance. Elle proferoit ces pa- roles avec tant de grace, qu’il estoit impossible de
s’empescher d’en rire : Et apres que sa sœur eut un peu repris d’haleine ;
Mais dict-elle, Delie, comment avez vous eu ce que vous luy apportez, &
ne s’en sera t’on point apperceu ? Ouy, respondit-elle, si je n’avois pas
plus d’invention que vous : contentez-vous qu’un de ses jours je vous veux
vendre, & que ce sera vous mesmes qui en ferez le marché, sans que vous
en sçachiez rien : Et pour ne laisser refroidir ce que je vous apporte,
prenez-en un peu, aussi bien ay-je dict que c’estoit pour vous, & le
reste sera pour ce Chevalier, à qui je veux tant de mal : Il vaut mieux,
dict-elle, le luy laisser du tout, car je m’asseure qu’il en a plus de
besoin que moy, pour la longue traite qu’il a faicte sans manger. Voire, dit
Delie, pourveu qu’il ne meure pas, encor n’est-il que trop heureux, & à
ce mot elle contraignit sa sœur d’en prendre un peu, & puis voulut que
j’en fisse de mesme : & parce que je m’en excusois, Non, non, dit-elle,
recevez-le, car je ne sçay si d’aujourd’huy vous mangerez autre chose que
des confitures, qui sont dans ce petit cabinet, de peut d’estre descouvert
par tant de gens qui sont ceans : Et prenez le cas que ce que vous faictes
tous deux, ce soit boire en nom de mariage.
Avec semblables discours, nous passasmes tout le matin, & l’heure du
disner estant venuë il me fallut renfermer, affin de n’estre veu par ceux
qui luy apportoient la viande ; & le malheur voulut qu’elle n’avoit pas
presque finy le repas, que toute la chambre fut pleine de ces Chevaliers dont peut-estre y en avoit il
plusieurs qui en estoient frapez d’Amour : & de fortune le beau-frere
s’assyant sur le pied du lict, en fit mettre des principaux dans des sieges
en la ruelle. & si pres de moy que je ne pouvois presque souffler sans
estre ouy. Considerez, sage Adamas, en quel estat j’eusse esté s’il me fust
venu volonté de tousser ou d’esternuer ?
La pluspart de leurs discours estoient de la guerre du Roy Euric, & des
preparatifs qui se faisoient en divers lieux pour luy resister, dequoy je
fus bien aise d’estre adverty, pour en donner advis au Roy, qui depuis ne
luy fut pas inutile : mais le plus fascheux fut, qu’ils demeurerent à
l’entretenir jusques au soir ; je vous laisse à penser leur peu de
discretion, puis que la voyant malade, ils ne laisserent de demeurer presque
tout le jour autour de son lict. Enfin se voulant aller promener, ils la
laisserent toute seule, & lors les portes estans fermées, je sortis du
cabinet, que Delie me vint ouvrir : Et bien, me dict-elle en l’ouvrant, que
vous semble de ceste aventure, & comment la nommerez vous, sera-ce du
nom de parfaitte Amour ou d’extreme patience ? Ce sera, luy dis-je, de celuy
de la plus agreable que j’eus jamais : Et toutes fois, adjousta Daphnide,
Que direz vous du long temps que vous avez esté dans ceste caverne ? Je
diray, luy respondis-je, Madame, que cela ne doit pas estre trouvé estrange,
puis que l’on dict bien, qu’en un certain temps, lors que l’Ours voit
esclairer le Soleil, il se renferme dans sa caverne pour quarante jours. Et
pourquoy n’ay-je deu me renfermer
dans la mienne pour quelques heures, puis que j’ay veu ce matin vos beaux
yeux qui sont mes Soleils, esclairer avec tant de clairté, que jamais je ne
les vis si beaux ? Vous en direz, reprit Delie, tant de miracles que vous
voudrez, mais si ne sçaurois-je croire que la liberté ailleurs, ne vous fust
bien aussi agreable que ceste prison, & mesme avec une si grande
contrainte. Si Diane, luy respondis-je, sçavoit que c’est que d’aimer, &
quel contentement on reçoit d’estre aupres de la personne aymée, elle ne
seroit pas tant incredule qu’elle est, & au contraire, elle croiroit
qu’à ce coup, puis qu’elle nomme le lieu où j’ay esté une prison ; J’ay
trouvé le proverbe faux, qui dict, nulle belle prison : car je n’ay jamais
esté dans le Palais du grand Euric avec plus de plaisir ny de
contentement.
Nous continuasmes quelque temps ce discours, avec tant de felicité pour moy,
que les heures ne me sembloient que des momens. Et celle du souper estant
venuë, il me fallut encore renfermer : mais ce fut pour peu de temps : car
Daphnide ayant, comme je croy, pitié de me laisser seul si longuement, se
hasta de sorte que sa sœur se plaignoit qu’elle n’avoit pas eu le loisir de
manger, toutesfois elle eut mémoire de moy, & je ne sçay comment, ny
avec quelle excuse elle me fit garder quelque chose, quoy que veritablement
ce fut sans que j’en eusse affaire : seulement je suppliay la belle
Daphnide, puis qu’il falloit que je partisse si tost, de vouloir pour le
moins s’exempter ce soir de la visite, pour ne dire importunité de tous ces
Chevaliers, afin que le temps qui
me restoit pust estre employé aupres d’elle, ce qu’elle pourroit faire en
feignant de se trouver mal, & que la longue demeure qu’ils avoient
faicte aupres de son lict en estoit cause. Elle y consentit avec quelque
peine, & soudain Delie leur alla donner à tous le bon soir de sa part,
& faire ses excuses de ce qu’elle se retiroit de si bonne heure.
Me voila cependant seul aupres de ma belle Maistresse : car Delie, de peur
que personne ne m’y surprist, nous avoit enfermez dedans, & avoit
emporté la clef. L’amour alors & la commodité me donnerent un grand
assaut, car aymant passionnément cette belle Dame, & me voyant seul
aupres d’elle, c’estoit assez pour me convier à la rechercher de quelque
chose de plus : mais il y avoit encores deux autres tres-grandes
considerations. L’une, les asseurances qu’elle me donnoit de sa bien
vueillance, qui ne me devoit pas rendre peu hardy : & l’autre, les
preceptes que j’avois du Grand Euric, de ne point perdre l’occasion. Et
toutesfois jugez, Madame, de quelle qualité est l’affection que j’ay pour
vous : vous sçavez bien que je ne vous en fis point d’autre semblant, sinon
que me mettant a genoux au chevet de vostre lict, & vous prenant une
main, je la vous baisay avec un grand souspir, tant le respect qui
accompagne tousjours une grande amour, eut alors de pouvoir sur moy. Il est
vray, sage Adamas, que ayant demeuré de cette forte quelque temps, je luy
dis, presque comme hors de moy : Et bien Madame, comment ordonnez-vous que
je vi- ve ? Je ne veux pas, me dict
elle, que ce soit comme vous avez faict par le passé : car maintenant que
vous avez cette preuve de ma bonne volonté, je ne le vous pardonnerois
jamais. Voila, luy respondis-je, Madame, une dure ordonnance & à
laquelle je proteste de desobeyr. Comment Alcidon, dict-elle, se levant sur
le lict tout en sursaut : Comment vous protestez de me desobeyr, pensez-vous
bien à ce que vous dites ? Et de fortune en mesme temps Delie mit la clef
dans la serrure, & nous oüysmes qu’elle ouvroit la porte : cela fut
cause que craignant que quelqu’un ne fust avec elle, je me retiray dans le
cabinet sans luy point faire de response : mais quand elle eut refermé la
porte, & que je la revis seule, je revins en ma place, & voulus
reprendre la main de ma belle Maistresse, mais elle toute en colere la
retira, en me disant si haut que Delie l’entendit, Vous me ferez plaisir
Alcidon, puis que vous estes en cette volonté de ne m’importuner pas
d’avantage. Delie oyant ces paroles eut opinion que j’eusse recherché sa
sœur de quelque chose qui luy fust desagreable, & cette opinion luy fit
dire en sousriant, Voicy une grande colere, & je vois bien que les bons
ouvriers en peu d’heure font beaucoup de choses, puis que je les voy si
changées depuis que je m’en suis allée. Je gage, continua-t’elle, Chevalier,
que vous avez contrevenu aux coustumes que je vous ay dites de cette
aventure. Ah non ! respondit sa sœur, mais peut estre a-t’il bien fait pis,
car s’il eut fait ce que vous dites, il n’eust esté que parjure Amant, au lieu qu’en ce qu’il a
fait, il se declare perfide & traistre. Voila, luy dis-je, sage Delie,
deux grandes injures, & toutesfois je les endure patiemment, jusques a
ce que nous ayant ouy tous deux, vous jugiez & ordonniez quelle
reparation elle me doit faire : car je vous veux bien pour mon Juge.
Vrayment, dit Daphnide, voila le Chevalier le plus outrecuidé qui fut
jamais, il ose bien demander reparation en ce qu’il ne doit attendre que
punition : Mais Delie, puis qu’il vous veut bien pour son Juge, je vous veux
bien aussi pour le mien, oyez ce qu’il a dict, & le condamnez au
supplice qu’il merite, si toutesfois il s’en peut trouver un qui puisse
égaler son offence. Et afin qu’il ne die pas que je le rapporte trop
aigrement, je veux bien que vous l’oyez de sa bouche mesme. Alors je
respondis froidement, Voyez mon Juge, combien mon affection surmonte la
rigueur de Madame, elle requiert que vous me punissiez cruellement : &
moy, si j’ay failly, je vous fay pour son contentement la mesme requeste :
mais si c’est elle qui a faict, non pas une faute (je ne croiray jamais
qu’elle en puisse faire) mais quelque injure à mon amour, je ne requiers pas
qu’elle soit punie : car si je luy voyois du mal, je mourrois de peine, mais
qu’il luy soit ordonné de ne plus offencer ny d’effect ny de pensée
l’affection que je luy porte. Je veux bien, respondit Delie, estre vostre
Juge à ces conditions, faictes moy donc entendre vostre different : Aprenez
le je vous supplie, luy dis-je, de sa propre bouche : car outre que je sçay
qu’elle ne peut dire que la verité, encore est-il raisonna- ble, que vous sçachiez par elle, puis
qu’elle m’accuse qu’elle est la faute dont elle demande que je sois puny. Il
est vray, dit Delie, c’est à vous à parler la premiere. Je vous l’auray
bien-tost fait entendre, reprit-elle, car nous n’avons pas eu long
discours ; il m’a dit ces mesmes mots : Comment, Madame, ordonnez vous que
je vive ? Je luy ay respondu, Je ne veux pas que ce soit comme vous avez
fait par le passé : car à ceste heure que vous avez quelque preuve de ma
bonne volonté, je ne le vous pardonnerois jamais. Il m’a respondu, C’est une
trop dure ordonnance, & à laquelle je proteste de desobeyr, & lors
que je luy reprochois ceste desobeyssance, vous estes entrée, & m’avez
empeschée de sçavoir ce qu’il vouloit respondre : voila tout ce que nous
avons dit. Lors Delie se tournant vers moy, Daphnide a-t’elle dit la
verité ? Ouy, mon Juge, luy respondis-je, & c’est dequoy je vous demande
justice : car des injures de perfide & de traistre, je n’en dis rien,
parce que vous les avez ouyes, & outre cela, ce n’est qu’une suitte de
la premiere offence : Mais, dit Delie, comment entendez vous qu’elle vous
ait offencé, puis que selon ce que vous avoüez, c’est vous qui avez fait la
premiere faute ? Car, Chevalier, respondez moy, ne vous dites vous pas Amant
de ceste belle Dame ? Ouy, luy respondis-je, & avec tant de verité, que
quand je cesseray de l’aymer, je cesseray de vivre. Or, reprit Delie, ne
sçavez-vous qu’une des principales loix d’Amour, c’est que l’Amant obeysse
aux commandemens de la personne aymée ? Ouy, luy res- pondis je, pourveu que ces commandemens ne soient
point contraires à son affection, comme si elle commandoit de n’estre point
aymée, elle ne devroit pas estre obeye. Vous avez raison, reprit Delie : car
toute chose naturellement fuit ce qui la destruit : mais comment pouvez vous
vous excuser de n’avoir failly à ce precepte d’Amour en ceste occasion où
vous avez non seulement trouvé dure l’ordonnance qu’elle vous faisoit de
l’aymer, mais de plus, avez protesté de luy desobeyr ? Mon Juge, luy
respondis je, je ne l’ay pas seulement protesté, mais je le proteste
encores, & avec une telle resolution, que si j’avois à mourir & à
remourir autant de fois que j’ay vescu de jours depuis l’heure de ma
naissance, je l’eslirois plustost que de faire autrement. Voyez, dit alors
Daphnide, tout en colere, oyez comme il parle, & le punissez s’il se
peut comme il merite. Mon Juge, interrompis je alors en sousriant : Que ma
belle maistresse me commande d’entrer pour son service dans des bataillons
armez, qu’elle m’ordonne de me jetter dans un feu ; voire, s’il luy plaist
toute à ceste heure, que je me mette ce poignard dans l’estomach, je le
feray devans ses yeux pour luy obeyr, & pour luy rendre tesmoignage du
pouvoir qu’elle a sur moy, & si elle ne croit mes paroles, qu’elle en
tire telle preuve qu’elle voudra : car je suis tres-asseuré qu’elle ne me
commandera jamais rien de si hazardeux, que mon amour ne me donne assez de
force & de courage pour l’executer incontinent : Mais ne vous souvenez
vous point que quand sous l’habit & sous la faveur de Diane, vous me receutes à la preuve de ceste
adventure, je vous promis d’en observer les coustumes, pourveu qu’elles ne
m’ordonnassent rien qui fust contraire à mon Amour ? Je m’en souviens,
respondit Delie, Vous ne devez donc point, repris je, ô mon Juge ! trouver
mauvais que j’aye fait ceste mesme protestation à ma maistresse : puis que
si j’eusse fait autrement, j’eusse esté traistre & perfide envers elle
& envers Amour. Je luy demande comment il luy plaist que je vive. Je ne
veux pas, me dit-elle, que ce soit comme vous avez fait par le passé. Mais
si par le passé je l’ay aymée autant qu’un cœur peut aymer, en m’ordonnant
que je ne fasse pas comme j’ay fait, n’est ce pas me commander que je ne
l’ayme plus ? Et ne serois-je pas desloyal & perfide, si j’obeyssois à
une telle ordonnance ? Non, non, Madame, continuay-je m’adressant à
Daphnide, si vous ne sçavez point quels sont vos yeux. Sous pretexte que
vous ne les voyez que dans un miroir, ne pensez pas que nous qui les voyons
en eux mesmes, n’en ressentions les blesseures jusques en l’ame, & ne
recognoissions que veritablement ceux qui ont esté blessez n’en peuvent
jamais guerir. Je vous ay aymée enfant, j’ay continué homme, & je vous
aymeray dans le cercueil en despit de la froideur de la mort, rien ne
m’esloignera jamais de ceste resolution, & ceste pensée sera tousjours
dans mon cœur tant que je vivray, & parmy mes cendres apres mon trespas.
Delie alors en sousriant, Je vois bien, dit-elle, qu’Amour est un enfant,
& que peu de chose le fait
pleurer. J’ordonne pour accorder vostre differend, qu’Alcidon pour
chastiment de la faute qu’il a faite d’oser respondre à Daphnide si
absolument, qu’il luy desobeyroit encores qu’il en eust raison, sans delay
baisera la main de sa maistresse, & que Daphnide pour la punir de ce
qu’elle luy avoit commandé une chose qu’elle n’eust pas voulu avoir effect
si elle l’eust bien entendue, baisera Alcidon pour tesmoignage de son
repentir. Ce jugement fut de mon costé executé avec beaucoup de
contentement, & tout le reste du soir nous nous entretinsmes de si
agreables discours, que quand j’oyois un horologe qui estoit sur la table,
il me sembloit qu’il sonnoit les quarts d’heure, & non pas les heures
entieres.
Je n’aurois jamais fait si je voulois raconter tous les discours qui furent
entre nous, & de peur d’estre trop long, je diray seulement, qu’en fin
estant pressé de partir apres avoir reculé mon depart tant qu’il m’estoit
possible : Je repris la main de ma belle Maistresse, & mettant un
genoüil sur un carreau, je luy dis, Enfin, Madame, me voicy à la fin de mon
bon heur, Delie & le temps me pressant de partir : Je voy bien que l’un
ny l’autre ne ressent point ma passion, mais vous qui en estes la cause,
serez vous aussi insensible comme eux ? Alcidon, me respondit-elle ne vous
pleignez point de moy, & vous souvenez, que si je ne vous aimois, je
n’eusse pas eu la resolution de vous voir icy, puis que s’il n’y alloit que
de ma vie, ce seroit peu de chose, mais y mettant la vostre aussi, & mon
honneur, vous devez croire que la
passion qui m’a bousché les yeux à toutes ces considerations doit estre
tres-grande. Madame, luy dis-je, c’est ce qui me fait estonner qu’ayant
desja fait tant pour moy, vous fassiez à ceste heure si peu : Alors sa sœur
s’estoit un peu esloignée, & faisoit quelque chose par la chambre,
Daphnide me respondit : Souvenez vous, Chevalier, que ceste aventure de
laquelle Delie vous a donné l’entrée, ne se doit point achever par
importunité de demandes, mais par perseverance & longueur de temps. A ce
mot elle me serra la main que je luy baisay, avec un grand souspir : Tout ce
que je puis faire donc, c’est, luy dis je, de supplier le grand Saturne, qui
conduit les heures, le temps, & les saisons, de les faire passer si
viste, que le poinct de mon bonheur puisse arriver avant mon trespas, si
pour le moins il doit avenir quelquefois ; autrement qu’il fasse si tost
passer celuy de ma vie, que l’ennuy & la peine n’ayent pas le loisir de
me donner la mort. Vivez content, me dit-elle, Chevalier, & souvenez
vous que je vous ayme : Ce furent les dernieres paroles qu’elle me dist pour
lors, parce que par malheur, l’Horologe sonna mi-nuict, qui estoit l’heure
que je devois partir : & Delie, de peur que celuy qui m’attendoit à la
porte du jardin ne fust apperceu, ne voulut me permettre de demeurer un
moment davantage, outre que j’estois si affligé de m’en aller, que presque
je ne sçeus luy dire Adieu ; pour le moins je n’ay point de mémoire de ce
que je luy dis. Je partis donc de ceste sorte si confus, que j’estois au
milieu du jardin, avant que je disse, ny res- pondisse un mot a Delie, dequoy je mettant à moitié
en colere : Et quoy, Chevalier, me dit-elle, en me tirant par le bras, avez
vous laissé la langue avec le cœur au lieu d’où vous venez ? Je ne sçay, luy
dis je, belle Delie, ce que j’y ay laissé, ny ce que j’en ay rapporté, mais
bien que ceste aventure où je me suis esprouvé, donne les plus grandes
esperances, & les moindres effects qu’on puisse imaginer. Et quoy, me
dit Delie, ingrat Chevalier, que vous estes, vous estiez vous imaginé de
devoir obtenir d’avantage de ma sœur ? Beaucoup moins, luy dis-je, quand je
regardois mon merite, mais beaucoup plus aussi, quand je considerois mon
affection. Si vous aviez, respondit-elle, un jugement bien sain, vous
eussiez fait peut estre une proposition en vous mesme toute contraire, car
vostre merite devoir obtenir beaucoup, estant Alcidon tant estimé de tous
ceux qui le cognoissent, qu’il n’y a rien à quoy son merite ne le puisse
justement faire attaindre : mais vostre amour ne devoit pretendre à chose
quelconque pour encores, estant si jeune, que je ne sçay comment on luy
puisse si tost donner le nom seulement d’Amour : pour le moins on ne le
devroit pas faire, s’il est vray qu’on ne donne point le nom d’homme à un
enfant qui est encor au berceau. Comment, respondis-je, belle sœur de ma
Maistresse, vous estimez mon amour jeune, qui est nay en moy presque aussi
tost que la cognoissance du bien & du mal, & vous le croyez petit,
encore qu’il surpasse en grandeur les plus grands Geans qui furent jamais
enfantez de la terre ? Je l’estime
jeune, me dit-elle froidement, parce qu’il n’est nay que depuis le jour
avant que vous ayez commencé d’entrer en ceste avanture : Et je l’estime
petit au prix de ce qu’il sera, & que raisonnablement il doit estre.
Mais, me dit-elle en me serrant la main, laissons ce discours, & dites
moy quand avez-vous opinion de nous revoir, & quelle resolution en
avez-vous prise avec ma sœur ? Vous avez ouy, luy respondis je, tous nos
discours, & je suis tant outré de desplaisir de me separer d’elle, que
je n’ay plus de mémoire de chose quelconque. Puis que cela est, dit-elle en
sousriant, vostre maistresse a bien fait de ne vous point favoriser
davantage, car aussi bien ce desplaisir que vous dites vous l’eust fait
oublier : Ne croyez pas cela, repliquay-je soudain, car tout ainsi que je
n’ay pas oublié que je n’ay point receu les contentemens esperez, de mesme
jamais je n’eusse perdu le souvenir des faveurs tant desirées. Ne vous
figurez point ce que vous dites, respondit-elle, car la mémoire que vous
avez de ce que l’on a fait pour vous, c’est parce qu’on se souvient
tousjours beaucoup mieux du mal que du bien receu, & que l’amertume
demeure plus long-temps en la bouche que la douceur. Mais puis que vous
n’avez point resolu autre chose avec ma sœur, je vous conseille de vous
resoudre en vous mesme de la revoir le plustost, & le plus souvent que
vous pourrez : car souvenez-vous qu’il n’y a rien que les yeux qui fassent
naistre l’amour, ny rien qui le fasse croistre d’avantage que de s’entrevoir
souvent. Voyez vous Alcidon, je vous veux tesmoigner que je vous ayme, & puis que vous avez
entrepris ceste avanture, & que ç’a esté moy qui vous en ay ouvert la
porte, je vous donneray des advis tels, que si vous les suivez, sans doute
vous en viendrez à bout. J’ay un peu plus d’aage que ma sœur, cela est cause
que j’ay un peu plus d’experience qu’elle, & peut-estre que vous aussi,
mais n’abusez pas des enseignemens que je vous donneray, si vous ne voulez
vous en repentir. Ma sœur vous ayme, elle me l’a dit, & veritablement je
le croy, & vous le pouvez bien juger, par le hazard où elle s’est mise
pour vous voir, mais elle est fort jeune, & par ainsi naturellement
subjette aux imperfections de la jeunesse. La jeunesse est prompte à
recevoir toutes sortes d’impressions, mais aussi prompte à les perdre, &
cela d’autant que l’humidité de leur memoire est comme de la cire bien
molle, où l’on imprime aysement tout ce qu’on veut, mais qui encor plus
aysément perd ces figures imprimées, & mesme pour peu qu’on y en
presente de nouvelles. Il faut donc pour eviter ce danger, & si vous
voulez tousjours estre aymé, & bien aymé, que par vostre presence, vous
renouvelliez souvent ces premieres images, & ne le pouvant par la
presence, autant qu’il seroit necessaire, vous le fassiez par lettres &
messages, car lors que ces entre-veuës inesperées adviennent, ou ces
messages non attendus, ils font un beaucoup plus grand effect, parce qu’en
Amour, les biens & les contentemens esperez semblent estre deus, &
que ce soit une injure s’ils sont ou retardez ou refusez, au lieu que les autres qui viennent
avant l’esperance, font en l’ame de qui les reçoit, comme les coups qui
n’ont point esté preveus, c’est à dire des effects beaucoup plus grands. Si
je pouvois, luy dis-je, belle Delie, me desobliger au peril de ma vie, des
faveurs que je reçois de vous, je m’estimerois infiniment redevable a la
fortune : mais n’osant esperer tant de bon-heur, je vous supplieray
seulement de croire, que pour tesmoignage de l’estime que je fais de vostre
jugement & de vos bons advis, je les observeray religieusement, &
conserveray la memoire des obligations que je vous ay, jusques a la fin de
ma vie, & pour me desgager en quelque sorte de ce que je vous doy,
n’ayant point de cœur pour le pouvoir faire dignement, je m’oblige a vous en
remettre un entre les mains, que vous estimerez beaucoup plus que celuy qui
souloit estre à moy, & qui est maintenant à Daphnide. Alcidon me
dit-elle, en sousriant, je voy bien par vos discours, qu’il est vray que
toute chose tourne à son commencement, puis que quand vous entrastes en ce
jardin, vous me tinstes les mesmes propos de la perte de vostre cœur, que
vous faites maintenant que vous en sortez. Je prie Dieu que celle qui l’a,
le possede long-temps, & cependant je verray quels seront les effects de
vos promesses, tant en l’observation de mes advis, qu’en la remise de ce
cœur que vous me promettez.
A ce mot estans arrivez à la porte du jardin, je pris congé d’elle, &
ayant trouvé celuy qui m’attendoit pour me guider, nous nous mismes au petit pas, pour retrouver nos
rochers : mais comme si le Ciel eust voulu plaindre nostre separation, tout
a coup il se troubla & couvrit de tant de nues, que non seulement nous
perdismes la clarté de la Lune, mais fusmes de sorte moüillez de la pluye,
que nous fusmes contraincts de nous retirer sous un arbre, attendant que
ceste grande furie fust passée. Celuy qui me conduisoit perdit de sorte la
cognoissance du chemin, que quand nous voulusmes aller où estoient ceux qui
m’attendoient, il s’esgara, & me mena jusques à la source de la fontaine
qui donne & le nom & le commencement à la riviere de Sorgues. Ceste
fontaine est toute en tournée de si grands rochers, à l’extremité de ceste
valée, qu’elle semble estre enclose par eux, comme si c’estoient de hautes
murailles, sinon du costé d’où nous venions. Quand ceste source est en son
repos, elle semble un grand puits, qui laisse escouler ses eaux pour estre
trop remply. Mais, me disoit celuy qui me servoit de guide, quelquefois
ceste fontaine est la plus espouvantable qu’il se puisse dire : car voyez
vous la hauteur de ce rocher qui est à main gauche, je vous asseure que bien
souvent elle faict sauter ses eaux jusques la, & que ses boüillons
s’eslevent avec une telle furie, & avec un si grand bruit, qu’il n’y a
tempeste de mer qui l’egale : Et n’en sçait on point la cause ? luy dis-je,
Non, me respondit-il, car quelquefois elle entre en ceste furie, lors que le
temps est le plus beau, & d’effect vous voyez qu’à ceste heure qu’il
pleut, elle est aussi calme que les autres sources : Il faut repliquay- je, que cela vienne de quelques
vents enfermez qui font cest effort pour sortir.
Cependant que nous parlions ainsi, la pluye se renforça, & parce que je
rencontray la concavité d’un rocher, soubs lequel on pouvoit estre à
couvert, je luy dis, que j’estois d’avis qu’il allast chercher ceux qui
m’attendoient : car je ne pouvois plus aller à pied, & que cependant que
je me reposerois, la pluye peut estre passeroit, & qu’apres la Lune
venant à esclairer, elle nous ayderoit a trouver le chemin.
Or mon pere, je vous raconte cecy, non pas pour servir a nostre discours,
mais seulement pour vous dire une avanture estrange, & que peut-estre
jugerez vous telle quand vous l’aurez ouye. Lors que celuy qui me guidoit
fut party pour faire ce que je luy avois commandé, & que je me vis seul
sous ce rocher sauvage, Amour qui eut pitié de moy ne voulut pas que
longuement je fusse sans luy, aussi n’y avoit-il pas apparence que depuis si
peu de temps j’eusse quitté le lieu où il estoit en sa gloire, & que je
n’eusse point de souvenir. Je fus donc incontinent accompagné des douces
pensées de Daphnide, & apres les avoir quelque temps entretenuës, enfin
je me mis à chanter tels vers, considerant combien l’absence estoit ennemie
de l’Amour.
SONNET,
Les contentemens d’Amour
peu asseurez.
Quand on y songe bien, que l’Amour est penible,
Que
d’une grande peine on tire peu de fruict :
Et qu’aux effects
d’Amour, celuy n’est guere instruit
Qui pense qu’un bon-heur y
puisse estre paisible.
Dés le commencement un desir invincible,
Ne nous
laisse en repos ny le jour ny la nuict :
Incontinant l’espoir qui
pas à pas le suit,
Apres un vain travail se trouve estre
impossible :
Toutesfois cét espoir, pour un plus grand tourment,
N’abandonne jamais, ny n’esloigne l’Amant,
Qui s’ayde à se tromper,
& qui s’y fortifie.
Que si par un hazard ce bien nous attaignons,
Par une
absence, helas ! soudain nous l’esloignons :
Or ayme pauvre Amant,
& sur l’Amour te fie.
A peine avois-je finy ces dernieres paroles, qu’il me sembla que le temps
s’estoit esclarcy, & que la Lune ayant persé les nuages plus espais,
esclairast plus belle que je ne l’avois jamais veuë : cela me fit sortir de
dessous cette concavité du rocher où je m’estois mis pour éviter la pluye,
& cependant que je regardois du costé d’où je pensois que ceux qui
m’accompagnoient deussent venir ; J’oüys la source de la fontaine qui
sembloit de boüillonner, je m’encourus incontinent sur le bord, pensant
qu’elle s’esleveroit ainsi que j’avois ouy dire, & voulant voir ceste
merveille, je me tins quelque temps un peu reculé du bord. Je vis chose à la
verité estrange à ouyr, & difficile à croire : Je vis, dis-je, l’eau
s’eslever par dessus ses bords : comme si ce n’eust esté qu’un seul
boüillon, & estant venuë à la hauteur de trois ou quatre peids, elle se
creva tout à coup, & à mesme temps s’aparut un vieillard de la ceinture
en haut, avec la barbe jusques à l’estomach, & les cheveux longs,
flottans sur ses espaules & le long de son visage, qui tous moüillez
sembloient autant de sources, qui toutes s’assembloient avec celle qui
sortoit d’une grande urne qu’il tenoit sous le bras gauche. Ce viellard
estoit couronné d’Algue & de joncs, & pour sceptre tenoit en la main
droicte un grand rozeau. Cependant que je demeurois estonné de ceste veuë,
je vis que tout à l’entour de luy, l’onde commençoit de se souslever en
divers boüillons, & qu’estant presque à sa mesme hauteur, soudain qu’il
les eust touchez ils se creverent comme avoit faict le premier, & en
mesme temps se virent autant de
Nayades autour de luy, qu’il y avoit eu de boüillons en la fontaine, toutes,
comme luy portant honneur, s’inclinerent devant luy, & sans que je les
peusse entendre, deviserent ensemble quelque temps : & puis s’estant
relevé par dessus elles, comme en un trosne que l’eau mesme luy faisoit,
elles vindrent comme pour hommage lui baiser la main & luy faire un
present. L’une luy presentoit un siege couvert de mousse & de limon :
L’autre une guirlande de joncs & de rozeaux : une autre, une ceinture
d’Algue : une autre, un panier de chastagnes cornuës ; l’une luy offroit un
bouquet de fleurs de joncs, l’autre un filé plein de divers poissons ; bref
il n’y eut une seule qui pour luy donner quelque preuve de sa bonne volonté
ne luy presentast ce qu’elle avoit peu recouvrer le long de ces bords. Apres
qu’il eut receu tous ces presents, & que pour tesmoigner combien il les
avoit agreables, il les eust remerciées par divers signes ; J’ouys que d’une
voix haute & un peu aigre, il dit :
Divines Nayades à qui les destinées ont ordonné de vivre dans mes eaux, &
qui vous pleignez d’estre confinées dans ma petite source, au lieu que vous
voyez vos sœurs nager à bras estendus dans le large sein du Rosne & de
la Durance, Cessez vos plaintes, & avec moy vous réjouyssez de
l’avantageuse eslection qu’elles ont faite pour nous : puis qu’encores que
l’estenduë de nostre domination, ne soit pas égale en grandeur aux autres,
elle les surpasse aussi en tant d’autres privileges, que nous n’avons point
d’occasion d’envier aucun de
nos voisins : Car nostre vie est douce & reposée : nul ne vient
interrompre nostre sommeil, ny nos agreables passetemps, nos rives ne sont
jamais ensanglantées d’homicides, jamais nos eaux ne sont troublées par les
cheutes ny precipices des sales torrents : & jamais nous ne les voyons
empunaisies par la puante poix dont reluisent les vaisseaux. Mais ce qui
nous doit le plus contenter, voire ce qui nous doit rendre glorieux par
dessus tous les plus grands fleuves de l’Europe ; c’est, ô mes divines
sœurs, l’infaillible promesse que nous avons du Destin, & que depuis peu
encores il m’a reconfirmée avec ces paroles : Heureux Demon de Sorgues,
escoute, me dict il, ce que je te promets ; vingt & neuf siecles Gaulois
ne seront point plustost escoulez, que sur tes rives viendra le Cigne
Florentin, qui soubs l’ombre d’un laurier chantera si doucement, que
ravissant les hommes & les Dieux, il rendra à jamais ton nom celebre par
tout le monde, & te fera surpasser en honneur tous les fleuves, qui
comme toy se desgorgent dans la mer.
Il vouloit continuer, lors qu’oyant quelque bruit, & comme je croy,
appercevant venir ceux qui me cherchoient, je fus tout estonné que luy &
toute la troupe frapant des mains tout à coup dans l’eau, ils la firent
rejallir si haut que je les perdis de veuë, & je demeuray comme endormy,
ainsi que me dirent ceux qui me trouverent, non pas si pres de la fontaine
que je pensois estre, mais au mesme lieu où m’avoit laissé celuy qui les
estoit allé querir.
Voila, dit Adamas, veritablement une merveilleuse vision, que je penserois
quant à moy estre un songe, mais non pas de ceux qui viennent ordinairement,
car celuy-cy sans doute signifie que quelque grand & remarquable
personnage habitera ces solitaires rochers, & rendra ces rives
glorieuses par la grande renommée qu’il acquerra, qui se doit juger devoir
estre tres grande, puis que les promesses en sont faites par les destinées,
avec des paroles si avantageuses. Je ne sçay, respondit Alcidon, si ce fut
songe : mais il est bien certain qu’il me sembloit de veiller. Et puis il
continua de ceste sorte.
Je montay à cheval, & pour abreger, je ne m’arresteray point à vous
deduire les particularitez de mon retour, tant y a qu’apres plusieurs &
divers perils, j’arrivay où j’avois laissé le Roy Euric, qui me receut avec
beaucoup de caresses ; & parce qu’outre l’honneur qu’il me faisoit de
m’aymer, encor se plaisoit-il infiniment de sçavoir les bonnes ou mauvaises
fortunes qu’on avoir en Amour, me prenant par la main, il me conduisit dans
une chambre retirée, où ne pouvant estre ouy de personne ; Et bien, me
dict-il, soldat d’Amour, vostre entreprise a-t’elle esté heureuse ou
malheureuse ? Seigneur, luy dis je, quand il vous plaira que je vous en
fasse le recit, vous en pourrez mieux juger que moy. Je veux, me dit il, que
ce soit à cette heure mesme, car je meurs d’envie de sçavoir si vous estes
aussi heureux en Amour, que je l’ay esté en guerre. Alors pour luy obeyr, je
luy racontay tout ce que je viens de vous dire : mais je me repentis bien
de- puis de luy avoir parlé si
avantageusement & de la beauté & de l’esprit de Daphnide : car je
m’aperceus qu’il eut un grand contentement de sçavoir que je n’avois eu que
des paroles & des baisers, & lors que je voulus remedier à la faute
que j’avois faite, il ne fut plus temps. Toutefois pour luy donner le
change, je me mis à parler tant à l’avantage de Delie, que je creus au
commencement de l’y pouvoir embarquer : Et le Roy qui estoit trop fin pour
ne s’en appercevoir pas, afin de ne me mettre en soupçon, en fit si bien le
semblant, que peut estre tout autre y eust esté trompé aussi bien que moy. O
que c’est une grande imprudence à un Amant, de donner cognoissance de son
affection à son maistre ! Car il esveille en luy quelquesfois des pensées
qu’il n’eust jamais euës, & qui en fin par l’esperance le rendent sinon
possesseur de son bien, pour le moins pretendant & recherchant une mesme
chose. Et Dieu sçait quelle est la force de l’ambition sur l’esprit des
femmes, & mesme des femmes qui ont une ame genereuse. Cependant que nous
parlions de ceste affaire, on vint avertir le Roy que ceux de la ville
d’Arles avoient resolu de se remettre en ses mains aux conditions qu’il leur
avoit fait proposer : assavoir de la conservation de leurs franchises &
privileges, sans laquelle ils n’eussent jamais consenty à le recognoistre,
tant les peuples & habitans de ceste ville sont courageux & hardis.
C’est, me dit alors le Roy me tirant un peu à part, pourquoy je vous ay
demandé si vous aviez esté aussi heureux en amour que moy en guerre : car
ceste ville est le chef de ceste
Province, & le donnant à moy comme elle fait, il faut croire que toutes
les autres en feront bien tost de mesme a son exemple Seigneur, luy
respondis je, c’est un fort bon presage pour moy, & si je viens a bout
de mon dessein, je ne voudrois pas avoir changé ma prise a la vostre. Le Roy
m’embrassa en sousriant : & puis me dit tout haut, Nous sçaurons une
autrefois le reste de vos nouvelles, cependant je vay mettre ordre à
contenter ceux de ceste ville pour convier les autres à faire comme elle.
C’est, luy dis-je. Seigneur, le meilleur conseil que vous puissiez suivre :
car un grand Roy, comme vous estes, doit s’efforcer de se sousmettre les
peuples plus par la douceur que par la force.
Cependant que le Roy travailloit de son costé, j’en faisois de mesme du
mien : car en mesme temps je depeschay Alizan, qui estoit le nom de celuy
que Daphnide m’avoit donné pour me guider, & parce qu’elle se fioit
grandement en luy, & que desja sa fidelité & son affection
m’estoient cogneues, je le priay de faire en sorte que je peusse par sa
prudence revoir encore ceste belle Dame, que je n’oublirois jamais
l’obligation que je luy avois, de laquelle je m’acquitterois en toutes les
sortes qu’il voudroit. Il part avec un mot de lettre, & me promit de
veiller à mon contentement, & qu’il ne laisseroit perdre une seule
occasion sans m’en donner advis, & sans me tesmoigner le desir qu’il
avoit de me faire service.
Il me laisse de ceste sorte, mais avec tant d’a- mour, que je n’avois autre pensée que celle de
Daphnide. J’espreuvay bien alors que les Amants ne mesurent pas le temps
comme les autres hommes, selon le cours des moments & des heures : mais
selon l’impatience de la passion qui les possede : car les jours me
sembloient des Lunes, tant je les trouvois longs, n’ayant point de nouvelle
de ceste belle Dame. Alors mon plus doux entretien, quand je me pouvois
distraire des hommes, c’estoit ma pensée, qui continuellement me
representoit tout ce qui s’estoit passé en ce voyage : mais parce que
c’estoit d’autant plus augmenter mes desirs, je me souviens qu’un jour je
souspiray tels vers sur ce sujet :
STANCES,
Sur une absence.
I.
He pourquoy ma memoire
Maintenant de ma gloire
Te veux tu souvenir :
Puis que par ceste absence
J’ay perdu
l’esperance
D’y pouvoir revenir ?
II.
Dis tu pas que Madame
Conserve dans son ame
L’espoir de mon retour :
Et qu’il faut que de mesme
J’espere,
si je l’ayme,
De la revoir un jour ?
III.
Que comme la pensée
D’une peine passée
Plaist
quand elle revient,
Une gloire obtenuë
De mesme continuë,
Quand on s’en ressouvient.
IIII.
Tay-toy, tay-toy flateuse
En ma fortune heureuse
Autrefois je me pleus :
Mais ores l’ayant euë,
Le souvenir me
tuë
Du bien que je n’ay plus.
V.
Et que l’espoir encore
De voir ce que j’adore
M’apporte guerison :
C’est
une flatterie
Pleine de tromperie :
Mais vuide de raison.
VI.
Helas ! Que l’esperance
Sert de peu d’allegeance
Contre le mal presant :
Et que le mal excede
De beaucoup le
remede
Qu’elle va produisant.
VII.
Cesse donc, ô memoire,
De r’appeller la gloire
Que je regrette icy,
Tu reblesses mes playes,
Alors que tu
t’essayes
De les guerir ainsi.
Le grand Euric n’ayant plus rien à faire autour de ceste ville, qui apres un
si long siege s’estoit renduë à luy, voulut pour quelques jours rafraichir
son armée, qui avoit esté grandement travaillée en ceste occasion, & la
separant en divers lieux, ne retint pres de sa personne que ce qui estoit
necessaire pour sa seureté : & parce que c’estoit sa coustume que quand il faisoit treve
avec Mars, il recommençoit la guerre avec l’Amour, & avec la chasse, il
s’adonna a tous les deux incontinent qu’il en eut le loisir, n’y ayant rien
que son courage genereux hayt d’avantage que l’oisiveté, aussi souloit-il
dire, que de vivre sans rien faire, c’estoit s’enterrer avant que d’estre
mort. La charge que j’avois m’appelloit ordinairement aupres de sa personne,
mais l’affection que je luy portois m’y retenoit encores d’avantage, c’est
pourquoy j’estois tousjours à ses costez. Il est vray que ceste nouvelle
amour ou plustost ce renouvellement de mon ancienne affection envers
Daphnide, me rendoit tellement pensif, qu’à peine pouvois-je parler à
personne ; dequoy le Roy s’appercevant un jour qu’il estoit à la chasse,
fust qu’il voulut se mocquer de ma passion, ou que desja il se pleust d’ouyr
parler de celle qui me lioit & la langue & le cœur ; il m’appella,
& en sousriant me dit, C’est trop mespriser les personnes presentes pour
les absentes, que de demeurer continuellement sans parler pour ne point
interrompre vos pensées. Seigneur, luy dis-je, la necessité doit servir
d’excuse à qui luy obeyt : A ce que je vois Alcidon, repliqua-t’il, il n’y a
que moy qui aye perdu en ceste avanture. Et comment cela, Seigneur ? Luy
dis-je : Parce, continua-t’il, que Daphnide, d’un demy serviteur qu’elle
avoit en vous, c’est ainsi que l’on pouvoit parler de vostre affection
envers elle, elle en a gaigné un tout entier : Et vous au lieu que vous
n’aviez qu’un maistre, vous avez à ceste heure & un maistre & une maistresse : Mais
moy j’y ay perdu, car au lieu que tout seul je vous possedois, maintenant
j’ay un compagnon qui y a part, & Dieu vueille encores que ce ne soit la
plus grande. Si je pensois, repris je incontinent, que ceste affection me
peut divertir en quelque sorte du service que je vous dois : c’est sans
doubte, Seigneur, qu’au lieu de l’amour, j’eslirois plustost la mort, me
jugeant trop indigne de vivre, si jusques à mon dernier souspir je ne
continuois en ce dessein : Mais si sans manquer à vostre service, je puis
parvenir au bon heur qu’Amour me promet, & que mon cœur avec tant de
passion souhaitte, je ne pense pas qu’il y ait de la perte pour vous, puis
qu’un bon maistre, tel que vous estes, desire tousjours de voir que ceux qui
sont à luy ayent du contentement, J’avouë, me dit-il en riant, que ceste
affection, pourveu qu’elle ne vous fasse point plus de mal, ne m’en fait
point aussi : mais je crains fort, que comme une maladie ne peut pas
demeurer longuement sans augmenter ou diminuer, si la vostre ne diminuë bien
tost, elle ne s’augmente de sorte que nous ne vous perdions. Et pource il
faudroit, ou vous en divertir, ou y mettre quelque remede. Seigneur, luy
dis-je, le soing qu’il vous plaist avoir de moy me garentit de toute sorte
de peril : mais de guerir ou diminuer mon affection, c’est entreprendre une
chose impossible, & à laquelle je ne consentiray jamais. Voila, me dit
le Roy, une forte & grande passion. Seigneur, respondis-je, si vous en
voyez le suject, je m’asseure que vous diriez qu’elle est encores trop
petite pour l’égaler. Mais,
adjousta-t’il, est-il croyable qu’elle soit aussi belle que vous la dites ?
Seigneur, luy respondis-je, si je ne craignois d’estre moy-mesme la cause de
ma ruyne, je vous en dirois, & avec verité, encore d’avantage : mais
j’ay grande peur que je n’aiguise par ce moyen le fer qui m’ostera la vie :
Et comment l’entendez-vous ? me dit-il. Et parce que je ne respondois
point : Parlez Alcidon, continua-t’il, dites moy librement quelle est vostre
crainte, & me l’estant fait commander deux ou trois fois, enfin je
continuay. J’ay peur, & non point Seigneur sans raison, que Daphnide
estant si belle ne gaigne autant sur vostre ame que sur la mienne : que si
ce mal-heur m’arrivoit, il est bien certain que la mort seroit mon recours,
mais une mort si desesperée que mes plus grands ennemis en auroient pitié.
J’ay cogneu, me dit il alors, il y a quelques jours, par les propos que vous
m’avez tenus, que vous estiez en ceste doute, & j’ay voulu parler à vous
expressément pour vous en ester. Je ne voudrois par faire ce tort à qui que
ce fut des miens, sçachant assez combien l’on peut ressentir une telle
injure, à plus forte raison, à vous à qui j’ay donné assez de tesmoignage
d’une particuliere bien-vueillance. Vivez contant & asseuré de ce costé
là : car je vous jure par la coronne que je porte, qu’il n’y a beauté
humaine qui me puisse porter à une telle faute. Seigneur, luy dis-je, si je
pouvois je me jetterois à vos genoux pour vous remercier de ceste grace, que
je n’estime pas moins qu’une nouvelle vie, vous pouvant jurer avec verité,
que la peine où j’en estois m’eust
mis dans le cercueil, si elle eust continué.
Nos discours n’eussent pas si tost cessé, si la chasse venant vers nous, ne
nous y eust contraints : quant à moy je demeuray le plus contant homme du
monde, m’asseurant en la parole qu’il m’avoit donnée, & cela fut cause
que depuis toutes les fois qu’il m’en parloit, je luy en disois franchement
tout ce que ma passion m’en faisoit juger. Quelques jours s’escoulerent de
cette sorte, sans que j’eusse nouvelle d’Alizan, qui ne m’estoit pas une
petite peine : mais en mesme temps les affaires du Roy le convierent (pour
recevoir quelque place qui se vouloit mettre en ses mains) de s’acheminer
avec partie de son armée, du costé où Daphnide demeuroit. Ayant sçeu cette
resolution par le Roy, je luy dis, transporté de joye, A ce coup Seigneur,
je recevray la faveur que vous me voulustes faire, quand j’allay voir ma
maistresse : car vous passerez à la porte de sa maison. Je m’en resjouys, me
respondit-il : car nous verrons si elle est si belle que vous la figurez,
& si je parle à elle, je recognoistray bien tost si vous en devez
esperer quelque chose.
Voila donc le Roy en chemin, & pour ne particulariser ce qui ne touche
point au discours que j’ay à vous faire, je laisseray sage Adamas, à ceux
qui escriront ses faicts, ample subject des plus belles histoires, de
raconter les exploicts de guerre qu’il fit en ce voyage, & diray
seulement, qu’estant à une lieuë de la maison de Daphnide, le Roy me dict
qu’il vouloit la voir, & que
par honneur il n’oseroit passer si prez d’elle & de sa mere, sans ceste
demonstration de bien-vueillance envers le pere, qui l’avoit servy & le
servoit encores si dignement. Je luy respondis, J’ay grande peur, Seigneur,
qu’a ceste fois l’Amour ne se mesle avec l’honneur. Vous voicy, me dit-il,
en sousriant, en vostre premiere folie. Ne croyez vous pas ce que je vous ay
juré avant vous l’avoir promis ? Si je l’eusse faict c’eust esté tromperie,
mais à ceste heure ce seroit perfidie ; perdez ceste opinion si vous ne me
voulez offencer, & au contraire soyez certain que je vous y rendray tous
les bons offices que vous pouvez attendre du meilleur de vos amis.
Je depeschay incontinent vers Daphnide, pour l’advertir de la venuë du Roy ;
& quand nous fusmes à la veuë de la maison, je me voulus mettre devant,
mais il me commanda de demeurer pres de luy : Parce, me dit-il a l’aureille,
en sousriant, que je sçay bien que ma veuë sera plus aggreable si je vous y
mene, que si j’y allois tout seul : J’estime, luy dis-je, que ceste Dame a
trop de jugement pour ne recognoistre, comme elle doit, l’honneur que vous
luy faictes : mais prenez garde, Seigneur, que vous n’alliez en lieu où vous
ne perdiez le nom d’invincible, que vous vous estes acquis jusques icy : car
je vous asseure que ce lieu se peut appeller la maison des Graces : Daphnide
estant accompagnée de deux sœurs qui ne cedent point à autre qu’à elle,
& si je n’eusse esté desja engagé, il y en a une qui s’appelle Delie,
qui sans doute m’eust acquis entierement : N’est-ce pas, me respondit le Roy, celle de qui vous m’avez
parlé ? C’est, luy dis-je, Seigneur, celle-là mesme, qui est bien la plus
accomplie Dame que je vis jamais, si, comme je luy ay dit, elle n’avoit
point de sœur : C’est à elle, repliqua le Roy, en sousriant, à qui il faut
que je m’adresse. Et a ce mot, nous arrivasmes si pres du Chasteau, que les
Dames estans sur le pont, le Roy mist pied à terre pour les salüer, &
puis prenant la bonne mere par la main entra dans la salle, où il
l’entretint quelque temps, luy demandant des nouvelles de sa santé, & de
celle de son mary, & si elle n’avoit point peur de la guerre. Cependant
je parlois à la belle Daphnide, qui encore que tousjours tresbelle, ce
jour-là toutesfois il se peut dire qu’elle se surpassoit soy-mesme, ayant
adjousté à sa beauté naturelle tant de grace par l’agencement de son habit
& de sa coiffure, que je ne vis jamais rien qui meritast tant d’estre
aymé. Delie estoit aupres d’elle, & parce que ravy en la contemplation
de ce que mes yeux regardoient, je demeuray quelque temps avant que de
parler, Vous vous en allastes, me dit-elle assez bas, sans cœur, & à ce
que je vois vous revenez sans langue, si vous en perdez autant à chaque
voyage, pour peu que vous en fassiez, celle à qui vous estes ne sera guere
bien servie de vous. Vous pensez vous moquer, luy dis-je, belle Delie, mais
il est bien certain, que si celle qui vous empesche d’estre la plus belle du
monde continuë, je ne sçay ce que je deviendray. Et de qui parlez vous ? dit
Daphnide, De vous, Madame, luy respondis-je, qui vous plaisez à faire mourir
tout le monde d’A- mour,
adjoustant tant de beauté à celle que la nature vous a donnée, qu’il ne faut
point que personne espere de vous voir sans donner sa liberté pour rançon ;
Je veux croire, respondit-elle, pour favoriser Alcidon, que cela seroit, si
chacun me voyoit avec les yeux d’Alcidon. Mais laissons ce discours, &
nous dites quel est vostre chemin ? Je sçay bien, luy dis-je, que celuy qui
m’a conduit icy est celuy de ma felicité, & que quand je partiray, ce
sera celuy de mon enfer. Vous estes gracieux, respondit Daphnide en
sousriant, Je vous demande où va le Roy, & où s’adresse vostre armée ?
Je voulois luy respondre, mais le Roy qui m’appella me contraignit de m’en
aller vers luy : Alcidon, me dit-il, venez moy servir de tesmoing : N’est-il
pas vray que la forte & puissante ville d’Arles s’est remise en nos
mains ? Il est certain, Seigneur, luy respondis-je, & que bien tost si
vous voulez continuer d’exercer vos armes, il faudra chercher d’autres
Royaumes, & enfin d’autres mondes, tant elles sont heureuses à vaincre
& à surmonter : On ne me veut pas croire, reprit le Roy, c’est pourquoy
je vous prie de raconter à cette Dame incredule, de quelle sorte non
seulement Arles, mais presque toute cette Province, qui se disoit des
Romains, est maintenant à nous. Ce n’est pas Seigneur, respondit la bonne
vieille, que je ne croye tout ce que vous me dictes, mais c’est que
veritablement nous avons jusques icy tenu cette ville imprenable. Non, non,
repliqua le Roy, je veux qu’il le vous fasse entendre par le menu, affin
qu’une autre fois vous ne doutiez
point de ce que je vous diray : Et a ce mot me donnant le change, il me mit
en sa place & prist la mienne ; Je le recognus bien, mais parce qu’il
avoit accoustumé de faire ainsi bien souvent, je ne m’en estonnay point, ny
pour lors je n’entray point en soupçon : au contraire je fus bien ayse de le
voir prez de Daphnide, parce que Delie s’estoit voulu reculer, il la retint,
& parla quelque temps à toutes deux : il me fut impossible d’en ouyr les
discours, tant parce qu’il estoit un peu esloigné, que d’autant que je
parlois continuellement à ceste bonne vieille. Mais il faut advoüer, que
quand peu apres je vis que le Roy prenoit Daphnide par la main, & la
retiroit seule vers une fenestre, je commençay d’entrer en doute, & la
parole me mouroit bien souvent dans la bouche, ou si je parlois, c’estoit
comme une personne qui resve : je ne pouvois de là où j’estois sinon
remarquer leurs visages, & leurs actions, & tout ce que j’en voyois,
me faisoit soupçonner ce que je redoutois le plus, de sorte que j’eusse bien
voulu qu’il fust venu quelque forte alarme, pour faire partir le Roy d’où il
estoit : Je ne sçay s’il y demeura long-temps, car il me dura si fort que
j’eusse juré le jour estre deux fois passé, si je n’eusse bien veu que la
nuict n’estoit point encore venue. Enfin le Roy print congé, & remontant
à cheval continua son voyage. Daphnide me voyant partir, & le suivre, me
fit signe qu’elle vouloit parler à moy, qui fut cause que je commanday à
l’un des miens qu’il fit cacher mon cheval, afin que j’eusse subjet de
demeurer un peu apres la trouppe, & il le fit si à propos que quand j’eus mis le Roy à cheval,
le mien ne se trouva point, de sorte qu’encore qu’il m’apellast deux ou
trois fois, si fallut-il que je demeurasse, feignant toutesfois de me
courroucer à ceux qui estoient à moy, du peu de soing qu’ils avoient. Le Roy
& presque toute la trouppe partit, & faisant semblant de rentrer
dans le logis, seulement pour ne laisser ces belles Dames au Soleil, je
tiray à part Daphnide : Et bien Madame, luy dis-je, que vous semble du grand
Euric ? Mais vous, me dict-elle, que pensez-vous des discours qu’il m’a
tenus ? Je sçay, luy respondis-je, qu’il n’y a rien de plus accomply que ce
grand Roy. Or, me repliqua-t’elle, je vous veux dire de mot à mot, les
propos que nous avons eus, & par là vous jugerez qui des deux vous ayme
le mieux : Lors qu’il m’a retiré vers la fenestre comme vous avez veu, afin
que Delie ne le peust ouyr, quoy que par civilité il l’eust arrestée avec
moy, au commencement : il m’a dit, Je ne m’estonne plus si Alcidon s’est mis
au hazard où il a esté pour vous voir, car il est certain qu’il n’y a rien
au monde de si beau que vous estes belle, & que tout ce que j’ay veu
jusques icy ne peut estre estimé tel, quand on vous a veuë. Il m’a faict un
peu rougir en me tenant d’abord ces discours, & mesme lui oyant parler
de vous, & de chose que je ne pensois pas qu’il sceut : toutesfois
faisant semblant de ne sçavoir ce qu’il vouloit dire, je luy ay respondu, Je
ne sçay, Seigneur, à quel propos vous me parlez d’Alcidon, ny quel est le
hazard qu’il a couru, mais si fay bien qu’il n’y a rien en moy qui merite, ny d’y arrester vos
yeux, ny d’employer les belles paroles d’un si grand Roy. Et quoy, m’a-t’il
dit, belle Dame, pensez-vous que Alcidon soit party de mon armée sans mon
congé, & sans me dire où il alloit ? Les ordonnances de la guerre sont
trop rigoureuses contre ceux qui font autrement, & de plus asseurez-vous
qu’il est trop jeune pour avoir une si bonne fortune, & la pouvoir taire
Je suis si peu guerriere, luy ay-je respondu, & l’aage d’Alcidon
m’importe si peu, que je ne me suis jamais enquise jusques icy, ny quelles
sont les ordonnances de la guerre, ny le silence de celuy de qui vous
parlez. Et quoy, m’a-t’il repliqué, vous pensez donc que je ne sçache pas
qu’il vous a veuë par deux fois : au commencement chez un Chevalier qui a
charge des machines de guerre en mon armée : & puis chez vostre sœur, où
vous l’avez tenu dans un cabinet autant qu’il y a voulu demeurer ? Non non,
ma belle Dame, il n’y a rien qu’il ne m’ait raconté, & si
particulierement, que vous ne m’en sçauriez rien dire d’avantage. Il faut,
luy ay-je respondu, qu’Alcidon se fie beaucoup en vous, car je ne croy pas,
Seigneur, que cela soit des ordonnances de la guerre. Et en disant ces
paroles, j’ay esté contrainte de me mettre la main sur le front, feignant de
me frotter les sourcils de honte que j’avois, de penser que le Roy sçeust
toutes ces particularitez. Mais luy en sousriant, Ce ne sont pas, m’a-t’il
dict, des ordonnances de la guerre, mais ouy bien de celles de la vanité des
jeunes personnes, qui ne peuvent rien taire que ce qu’ils ne sçavent pas,
afin que si ce sont des affaires
d’Estat, on pense qu’ils y soient des plus avancez ; & si ce sont de
celles d’Amour, on les croye plus aymables, en ce disant plus aymez qu’ils
ne sont. Et lors me retirant la main du visage : Mais a t’il continué ? ne
soyez point faschée que je le sçache, puis que vous aimant & honorant
comme je fais, je n’ay garde d’en faire jamais semblant, & seulement si
vous m’en croyez, & si vous voulez ne vous point ruiner de reputation,
retirez vous de cette jeunesse, & rompez toutes recherches : car soyez
certaine, que tout ainsi qu’il m’en a parlé à cette fois, il en fera de
mesme, si l’humeur luy en vient, à quelqu’autre qui ne sera pas si discret
que je suis. Et toutefois vous ne luy en devez pas sçavoir mauvais gré, car
encor a-t’il esté fort retenu, & plus que son aage ne le permet, de n’en
parler qu’à moy seul. Jugez, me dict-elle, Alcidon, en quel estat vous
m’avez mise, de luy declarer ces choses, que sur tout vous deviez taire : Je
ne sçay comme je n’en suis beaucoup plus en colere contre vous, quand je
considere le tort que vous m’avez faict. Madame, luy dis-je avouë que j’ay
fait une tres-grande faute, mais je m’asseure que vous l’excuserez, s’il
vous plaist, de vous souvenir de quelle sorte nous avons vescu durant la vie
de son predecesseur, je veux dire le Roy Thorrismond, car celuy-là ayant
esté par son commandement la cause de nostre premiere amour, j’ay pensé que
celuy-cy ne me faisant pas paroistre moins de bonne volonté, en favoriseroit
l’accomplissement : mais à ce que je vois, leurs desseins en ce qui me
touche sont bien differens, puis
que celuy-là n’avoit autre volonté que de me rendre bien-heureux, me donnant
ce qu’il eust bien voulu pour luy-mesme : & celuy-cy au contraire, de me
rendre le plus malheureux homme qui vive, me ravissant ce qu’il pense estre
à moy, & sans quoy il sçait bien que je ne veux pas mesme la vie. Car je
prevoy, par la cognoissance que j’ay de son humeur qu’il vous veut aimer,
& que la façon dont il vous a parlé de moy, n’a pas esté pour haine
qu’il me porte, ny pour le croire comme il le dit, mais seulement qu’ayant
dessein d’acquerir vos bonnes graces, & croyant que vous me faites
l’honneur de m’aimer, il me veut mettre mal avec vous, afin que vostre
esprit n’estant point engagé ailleurs, il puisse plus aisément vous gagner
& venir à bout de ses desseins : Mais, Madame, si vous pensez qu’il
puisse parvenir à ce qu’il desire, & qu’un jour j’aye à voir ce
changement en vous, je vous adjure par la memoire du grand Thorrismond, qui
nous a tant aimez, de ne souffrir point que je vive, mais de me le dire de
bonne heure, afin que par ma mort je previenne un si malheureux accident.
Daphnide alors en sousriant, Je suis bien aise, me respondit-elle, de vous
voir en la peine où vous estes, tant pour vous empescher une autrefois de
retomber en la mesme faute que vous avez faite de parler si librement de ce
que vous devez taire, que pour recognoistre par la crainte que vous avez du
Roy & de sa bonne volonté envers moy, que veritablement vous m’aimez.
Mais, Alcidon, je vous aime trop aussi pour vous y laisser plus longuement : vivez donc en asseurance
de ce costé la, & soyez certain, que tant qu’Alcidon m’aymera, jamais
autre ne sera aymé de Daphnide, & qu’il n’y a ny grandeur, ny authorité
du Roy qui me fasse jamais changer ceste resolution.
Nous eussions bien discouru plus longuement, n’eust esté que le Roy qui
m’avoit envoyé querir par deux fois, y t’envoya pour la troisiesme, en peine
comme je croy de ce que j’estois pres de Daphnide, sçachant bien qu’elle me
diroit, si elle avoit le loisir, quelque chose de ce qui me touchoit. Je
party donc apres avoir baisé la main à ma belle Maistresse, & avoir pris
asseurance d’elle, que si le Roy continuoit, elle ne laisseroit rien passer
sans me le dire. Et je m’en vins au galop apres le Roy, que je trouvay assez
pres de la, qui s’estoit arresté à faire voler expres, comme je pouvois
juger, pour avoir excuse de m’attendre, afin que si je ne fusse pas si tost
venu, il eust peu me renvoyer querir. Quand je fus aupres de luy, Je vous ay
envoyé querir, me dit il, parce qu’il est fort dangereux de venir apres une
armée avec peu de gens, d’autant que si l’ennemy a envie de faire quelque
effect, c’est tousjours en semblable occasion, & mesme que j’ay eu advis
par mes espies que l’ennemy n’est pas loing. Je le remerciay du soing qu’il
avoit eu de moy, & quoy que je n’en fisse pas semblant, si cognus-je
bien, que quand il disoit que l’ennemy n’estoit pas loing, il ne mentoit
pas, puis qu’il estoit si pres de moy, & je n’en avois point pour lors
un plus dangereux, ny un plus cruel
que luy. Et voyez, sage Adamas, quelle est la folie d’Amour ? je me
ressentois de sorte de l’offence qu’il me faisoit, que si ce n’eust esté de
peur d’encourir le blasme de Chevalier peu fidele, je ne sçay ce que je
n’eusse point fait contre luy : Et toutefois encor que par plusieurs fois
j’eusse resolu de me plaindre, au moins à luy, du tort qu’il m’avoit fait,
si est-ce qu’ayant un peu consideré ce qui en pouvoit advenir, je fis
dessein de dissimuler, & faire semblant de n’en sçavoir rien, sçachant
bien qu’en toutes personnes les desirs qui sont contrariez se rendent plus
violents, & qu’en ceux qui ont la puissance, il n’y a rien qui ait plus
de pouvoir de les retenir ou empescher d’user de violence, que quand ils
pensent que leur dessein n’est pas entierement recogneu : Mais la grande
contrainte en la quelle je vivois, me travailla de sorte que je tombay
malade : & voyez, mon pere, quelle estoit mon affection, puis qu’elle
eut le pouvoir de me reduire en l’estat où je fus depuis. Le Roy ne pensoit
pas au commencement que mon mal fust si grand que je le ressentois : mais
augmentant de jour à autre, & ses affaires le contraignant de ne se
guere arrester en un lieu, il fut enfin contraint de me laisser dans la
ville d’Avignon, au rapport de ses Medecins, qui luy dirent la grandeur de
mon mal.
Je demeuray donc en ceste ville si mal, que sans le contentement que je
recevois des lettres de Daphnide par le moyen d’Alizan, je ne sçay ce que je
fusse devenu, tant pour la tristesse qui m’avoit saisi, que pour le
desplaisir de ne suivre le Roy en
ses conquestes, ne pouvant assez dire combien je regrettois la perte de ces
belles occasions : & toutefois au commencement je demeuray plus de huict
jours dans le lict, avant que j’eusse des nouvelles de Daphnide, parce
qu’elle n’estant point avertie de mon mal, & me croyant a l’armée, elle
y avoit envoyé Alizan. Cependant, moy qui pensois qu’elle sçeust ma maladie,
je me consommois d’ennuy & de desplaisir, ayant opinion que son silence
procedoit de faute de bonne volonté, & lors je blasmois &
l’inconstance & l’ambition des femmes, pensant que l’affection que le
Roy luy avoit fait paroistre, en fust asseurément la cause. Enfin ma
patience ne pouvant plus souffrir que je vesquisse en ceste incertitude, je
luy envoyay celuy des miens, qui la premiere fois luy avoit porté de mes
lettres, & en l’extremité de mon mal, je luy escrivis ce peu de
mots :
LETTRE
D’Alcidon à Daphnide.
J’ay bien à ce coup occasion de me plaindre de ma fortune,
me voyant delaissé en mesme temps de mon Maistre, & de ma Maistresse
(je ne sçay, Mada- me, s’il
m’est encor permis de vous nommer ainsi) Mais aussi me dois je bien
loüer d’elle, qui jugeant que c’est à tort que l’un & l’autre me
traitte de ceste sorte, ne me veut laisser plus long temps en vie, pour
ne me faire souffrir cest injuste supplice plus longuement.
Or voyez, sage Adamas, comme Amour se plaist quelquefois de blesser & de
guerir ceux qui sont à luy presque eu mesme temps ? Alizan ayant esté envoyé
en l’armée pour sçavoir de mes nouvelles, & ayant appris que j’estois
demeuré malade en Avignon, retourna en diligence vers sa maistresse, qui me
le depescha tout aussi tost, & de fortune le mesme jour que je luy avois
escrit, de sorte qu’à la mesme heure presque que celuy que je luy envoyois
arriva vers elle, Alizan me vint trouver qui m’apporta les siennes ; elles
estoient telles :
LETTRE
De Daphnide à Alcidon.
Ce porteur qui vous est allé chercher bien loing vous
trouvera plus pres, à mon grand regret : que je sçache l’estat de vostre
santé, si la mienne vous est chere.
Quand je receus ce message, & qu’apres je sçeus de bouche, que le sujet
pourquoy elle ne m’escrivoit que si peu de mots, n’estoit seulement, que
pour la creance qu’elle avoit qu’estant si malade comme on luy avoit dit, je
n’en peusse pas lire d’avantage, Vous sçaurois-je representer, sage Adamas,
quel fut mon contentement ? l’estois à la verité fort mal, les Medecins qui
ne sçavent que les remedes du corps, avoient travaillé en vain pour ma
guarison, puis qu’elle ne despendoit que de l’ame. Il est vray que dés
l’heure que le fidele Alizan fut arrivé, je repris un peu de force, &
pour ne manquer au commandement que je recevois de Daphnide, je le renvoyay
le lendemain au matin avec une telle responce :
RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.
C’est à vous, Madame, à qui il faut demander des nouvelles
de la santé d’Alcidon, puis qu’elle sera tousjours toute telle qu’il
vous plaira : si vous luy continuez l’honneur de vos bonnes graces, il
se porte bien ; autrement il n’est pas seule- ment mort, mais il ne veut pas mesme avoir
vescu.
D’autre costé, Daphnide voyant l’opinion ou plustost la jalousie où j’estois,
fut bien aise qu’Alizan m’en peut oster, parce qu’elle sçavoit fort bien que
j’avois une grande creance en luy ; & pour faire encor plus paroistre sa
bonne volonté, elle me renvoya celuy qui l’estoit allé trouver de ma part,
avec tant de bonnes paroles, & tant d’asseurance de ne point changer de
volonté, que je fus contraint de la croire, sa responce fut telle :
RESPONCE.
De Daphnide à Alcidon.
S’il est vray qu’on juge autruy par soy mesme, j’ay grande
occasion de douter de la foy que vous m’avez promise, puis que vous
faites un si mauvais jugement de la mienne : N’est-ce point que si vous
estiez en ma place, l’ambition l’emporteroit par dessus l’Amour ? Ah !
nn, je ne veux point mesme avoir ceste opinion de vous : car j’avouë Alcidon, que
si je l’avois, je ne vous aymerois point tant que je fais. Ne me faites
non plus ce tort, si vous ne voulez que je croye que de vostre costé
vous commencez de diminuer l’affection que vous m’avez jurée.
Nous continuasmes plusieurs jours à nous escrire de ceste sorte, avec tant de
contentement de mon costé, que le mal fut : contraint de me quitter, &
lors que je commençois de reprendre mes forces, & que j’esperois de jour
en jour de pouvoir monter à cheval, Alizan me vint trouver pour m’apporter
deux lettres que le Roy luy avoit escrites de l’armée. Et pour me rendre
plus de tesmoignage de la franchise dont elle y usoit, elles estoient
encores cachetées, & accompagnées de ce mot de lettre :
LETTRE
De Daphnide à Alcidon.
Nous commençons de faire la guerre, j’envoye deux coureurs
en vos prisons, personne n’a
encore parlé à eux, ils sont prisonniers à discretion, traitez-les comme
il vous plaira, je les vous donne comme je feray tous les autres qui me
tomberont entre les mains.
Je receus en mesme temps un grand plaisir & un grand desplaisir : Je ne
sçaurois representer combien j’eus de contentement de voir que Daphnide me
tint si bien ce qu’elle m’avoit promis : mais je receus un coup bien cuisant
quand je vis que le Roy l’entreprenoit contre ce qu’il m’avoit juré. Car de
me retirer de Daphnide, je le jugeois impossible, & je sçavois fort
bien, que si l’esprit de ceste belle Dame se trouvoit assez fort pour lui
resister, Euric transporté de passion s’en prendroit à moy, &
m’esloigneroit de sa Court. Que si aussi elle fléchissoit, & qu’elle se
laissast vaincre, il n’y avoit point d’esperance de salut pour moy. En ceste
doute je demeuray longuement incertain ; enfin l’Amour estant tousjours en
mon cœur le plus fort ; je me resolus de luy conseiller de ne plus recevoir,
s’il luy estoit possible de semblables messages, & toutefois la
curiosité me fit desirer de voir ce que le Roy luy escrivoit, ayant opinion
que si je faisois autrement, aussi ne laisseroit-elle pas de les lire, sans
que je le sçeusse, ayant donc dés long-temps apris, que c’est prudemment
faict de donner ce qu’on ne peut vendre, je luy fis une telle responce.
RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.
Ces deux prisonniers ne sont pas de qualité de demeurer
longuement en mes prisons ; je les vous renvoye tous deux : mais prenez
garde que si vous en escoutez d’autres, on ne die que forteresse qui
parlemente se veut rendre.
Je serois trop ennuyeux à vous raconter toutes les lettres qu’en ce temps là
nous nous escrivismes : car n’estans qu’à six ou sept lieuës l’un de
l’autre, nous avions presque tous les jours de nos nouvelles ; tant y a que
le Roy ayant resolu de vaincre aussi bien en Amour, qu’en guerre,
s’opiniastra de sorte en la recherche de cette belle Dame, que quelque
excuse qu’elle puisse trouver, il faut qu’elle avouë, que si ce ne fut
Amour, ce fut pour le moins l’ambition qui la convia de l’escouter, & de
recevoir cette recherche. O Dieux ! quelle est la folie de celuy qui pense y
avoir quelque chose de certain dessous la Lune, je veux dire qui ne soit
sujecte au changement ? Cependant que nous continuons de nous escrire, le Roy continuë de
son costé son entreprise, & moy qui croyois avoir occasion de me rire de
luy, je me treuvay enfin estre non pas le moqueur, mais le moqué. Pardon, ma
belle maistresse, si cette verité vous offence, elle me contraint de sorte
que je ne puis luy nier les paroles que vous oyez. Et bien bien, Alcidon,
interrompit Daphnide, ce n’est pas icy le lieu où je vous veux respondre,
continuez vostre discours comme il vous plaira. Alors Alcidon reprit ainsi
la parole.
Le Roy ayant achevé ce qu’il avoit entrepris contre ses ennemis, s’en revint
par le mesme chemin qu’il avoit faict en allant, expres pour voir sa
nouvelle maistresse : & toutesfois afin que je n’en sceusse rien, il
passa le soir avant que son armée, estant presque seul, & logea dans sa
maison. Il avoit tellement choisi ceux desquels il s’estoit faict
accompagner, que je n’en sçeus rien de long temps apres, & encore par
une rencontre telle que je diray bien tost. Cependant le Roy vint en
Avignon, où il me fit l’honneur de s’enquerir de moy, & parce que je
recevois un extréme desplaisir de la poursuitte que je voyois qu’il faisoit
de cette belle Dame, je ne me pouvois remettre de la maladie que j’avois
euë : mais ny bien malade, ny bien guery, j’allois trainant ma vie avec tant
de melancolie, que je n’estois pas cognoissable. Le Roy qui en fut adverty
m’envoya visiter plusieurs fois, & luy mesme prit la peine de me voir,
& toutefois sans jamais me parler de Daphnide, ny me faire semblant de
l’avoir veuë, ou d’en avoir memoire : Je n’avois garde de mon costé de luy en ouvrir la
bouche : mais je diray bien que j’avois un si grand regret de me voir si mal
traitté de ce maistre, à qui j’avois fait tant de service, & mesme
contre sa parole, que sa veuë rengregeoit de sorte mon desplaisir, que
jamais il ne sortoit de ma chambre, que mon mal ne s’augmentast.
Depuis ceste derniere fois que le Roy fut chez Daphnide, elle ne m’escrivit
plus que par acquit, & seulement pour m’oster la cognoissance de de ce
qu’il falloit enfin que je sceusse : car les amours des grands Princes ne
peuvent guere demeurer sans estre descouvertes. Quant aux lettres qu’elle
recevoit, elle ne m’en envoyoit plus comme elle souloit, si ce n’estoit de
celles où il n’y avoit point d’apparence de grande intelligence entre eux,
& encores fort rarement. J’allois ainsi vivotant avec tant de
desplaisir, que quand je m’en ressouviens, je m’estonne comme cent fois il
ne me mit dans le cercueil. Quelquefois sur le soir quand le temps estoit
beau, & que le Soleil avoit perdu sa grande force, je m’allois promener
sur les rives du Rosne, du costé de la maison de cette belle, & là
presque seul j’allois entretenant mes pensées, jusques à ce que le jour se
cachoit sous la terre : Et lors revenant au logis, je continuois presque le
reste de la nuict en ces mesmes imaginations. Combien de fois, tenant
presque pour certaines les conjectures que j’avois de mon malheur, ay-je
voulu sortir de cette vie, qui ne me restoit plus, à ce que je jugeois, que
pour me donner du temps à ressentir mieux mes ennuis & ses trahisons ?
Combien de fois avec desdain ay
je recogneu le tort que j’avois d’aymer une beauté si volage ? & en
mesme temps combien de fois ay-je faict resolution de rompre les perfides
liens de mon servage ? Perfides les pouvois-je bien dire ! puis que ses
serments & ses promesses, qui avec sa beauté m’attachoient à son service
avoient esté si vains & si trompeurs : Mais helas ! combien de fois
aussi ay-je recogneu que n’estant plus à moy-mesme, je ne pouvois rien faire
ny resoudre que selon la volonté de celle à qui j’estois ? Or jusques icy,
sage Adamas, mon mal m’estoit encores incertain, & je pouvois dire que
je le devançois par le soupçon : mais voicy comme enfin la verité me fut
descouverte.
Je m’allois promenant, comme je vous ay dit, quelquefois sur les rives du
Rosne, non pas pour me divertir, mais pour mieux entretenir mes mortelles
pensées. Un soir que j’estois prest à m’en retourner à mon logis : (O
Dieux ! pourquoy ne le fis-je un peu plustost, j’eusse pour le moins
d’autant éloigné le cuisant desplaisir que je receus alors, & qui
faillit de me conduire au tombeau) ne voila pas un jeune Chevalier de la
Court, qui estoit fort de mes amis, le pere duquel servoit le Roy en la
recherche qu’il faisoit de cette belle Dame, qui passa tout contre moy à
cheval sans me recognoistre, ne jugeant pas que celuy qu’il voyoit ainsi
seul à ces heures, peust estre Alcidon, qu’il sçavoit ne marcher jamais si
peu accompagné, mais passant un peu plus outre, & recognoissant un jeune
Escuyer qui me servoit, il luy
demanda ce qu’il faisoit en ce lieu, & luy ayant respondu, qu’il
attendoit que je me retirasse, il me monstra du doigt : soudain ce Chevalier
rebroussant chemin, mit pied à terre, & m’ayant salüé, me supplia de luy
pardonner la faute qu’il avoit faite, de passer si pres de moy sans me
cognoistre. Apres quelques propos communs que nous eusmes ensemble sur ce
subject, je luy demanday, d’où il venoit, & où il alloit. Luy qui estoit
infiniment ignorant de l’amour que je portois à cette belle Dame, & qui
n’avoit cognoissance que de celle du Roy, par le moyen de son pere, me
respondit assez franchement. Je viens d’un lieu où l’on a eu memoire de
vous : car je vous en apporte une lettre pour tesmoignage, & lors
mettant la main dans la poche, il la prit, mais ensemble une autre que je
vis toute semblable à la mienne, n’y ayant qu’un chiffre sur le ply. Je
recognus incontinent l’escriture, & mon soupçon me persuada aysément que
celle qui n’avoit qu’un chiffre s’adressoit au Roy, & toutesfois pour en
estre plus asseuré, voyant la franchise don ce jeune Chevalier parloit à
moy, en prenant celle qu’il me presentoit, je luy demanday pour qui estoit
l’autre. Pour qui peut-elle estre, me respondit il, que pour le Roy ? mon
pere qui est tombé malade, me la donnée pour la luy porter. Il m’en parloit
de cette sorte, croyant que je sçeusse aussi bien cette nouvelle amour du
Roy, que je n’avois pas ignoré presque toutes les autres qui avoient devancé
celle-cy, & voyant qu’il y alloit si bonnement, quoy que le coup me fit une profonde blesseure, si
ne laissay-je de sousrire, non pas de ce qu’il disoit, mais de sa naïfveté :
Et en mesme temps je luy dis, Je croy mon cher amy, que vous ny vostre pere
n’estes pas sans peine : Comment Seigneur, me respondit-il, sans peine ? Je
vous jure que jamais tous les voyages de guerre que le Roy nous a faict
faire, ne nous en ont tant donné que ce traistre & maudit Amour, &
mesmes depuis que le Roy en s’en revenant alla voir cette belle Dame, &
jugez-le par la maladie que mon pere y a prise. Mon cher amy, repliquay je
en l’embrassant, ceux desquels les grands Princes se servent en semblables
occasions ne sont pas ceux qu’ils ayment le moins : c’est pourquoy vous
n’estes pas peu obligé à cette belle Dame, qui sera cause, outre vostre
merite, que le Roy vous cherira & aymera beaucoup plus que de coustume.
Seigneur, me dit-il, je ne sçay ce qui en pourra arriver, mais j’ay grand’
peur que cette Dame de qui vous parlez le possedera tellement tout, qu’elle
n’en fera point de part à personne. Le desplaisir que ces paroles me
rapporterent me contraignit de luy donner congé beaucoup plustost que je
n’eusse pas fait, perdant & le courage & la curiosité d’en sçavoir
d’avantage, & pour le faire en aller, je luy dis que le Roy l’attendoit
avec impatience, & qu’il ne luy esloignast point d’avantage ce
contentement.
Je demeuray de cette sorte tout seul, sinon accompagné de tant de fascheuses
& mortelles pensées, que plus d’une heure se passa avant que je me
peusse resoudre à me laisser voir à person- ne : enfin la nuict me contraignit de me retirer
dans la ville, d’où je faisois dessein de partir le lendemain tout seul,
& m’esloigner de sorte de tous les hommes, qu’il n’y en eust plus qui me
peussent tromper. Et pour commencer, j’entray dans mon logis par un escalier
desrobé, & n’ayant que cét Escuyer avec moy, je me jettay dans le lict
sans estre veu de personne des miens, luy commandant de dire à tous ces
Chevaliers qui m’attendoient, que je m’estois trouvé mal, & que je leur
donnois le bon-soir. De toute la nuict je ne peus clorre l’œil : mais
incessamment ravassant, l’Aurore me trouva sans que la volonté seulement de
dormir me fust venuë. Et lors que je me voulois preparer à la resolution que
j’avois faite, la fiévre me reprit si violente que je fus contraint de la
remettre à une autre fois. Je n’avois point encores leu la lettre que
Daphnide m’escrivoit, n’ayant ny assez de courage pour la voir, ny assez de
haine pour la jetter dans le feu : mais ne sçachant auquel des deux me
resoudre, je la tenois entre les mains, & sans la lascher, pour quoy
qu’il me fallut faire, je la garday deux jours de cette sorte sans bouger du
lict. Enfin la colere me transportant, le soir que je me vis seul : Il faut,
dis-je en moy-mesme, il faut voir les trahisons de cette perfide, & puis
l’arracher si bien de nostre memoire, qu’il n’y en demeure plus qu’un
eternel mespris. A ce mot me relevant sur le lict, je l’ouvris, & à
l’ayde d’une bougie qui estoit en la ruelle de mon lict, je leus ce qu’elle
m’escrivoit.
Mais à quoy serviroit-il, sage Adamas, de re- dire icy ses paroles, qui n’avoient esté escrites
qu’en intention de m’abuser encore plus longuement ? Mais pourquoy aussi ne
les redire pas, puis qu’il est necessaire que le Medecin recognoisse la
playe, s’il luy veut donner les remedes necessaires ? Je les diray donc, non
pas pour ma consolation, mais pour vous faire entendre comme je fus
traité.
LETTRE
De Daphnide à Alcidon.
N’auray-je jamais autre nouvelle, sinon qu’Alcidon se
porte mal ? Ne le reverray-je jamais tel qu’il estoit quand il entra
dans l’aventure de la parfaite Amour ? Et mes vœux ne seront ils jamais
exaucez, ou si les Dieux veulent eternellement demeurer sourds aux
supplications que je leur fais pour sa santé ? O Dieux ! s’il doit estre
ainsi, abregez mes jours, pour abreger ma peine, ou changez moy le cœur,
afin qu’il ne soit pas si sensible pour luy. Et vous Alcidon, ou
resolvez vous à vous guerir,
ou à me faire mourir de douleur.
Voila pas, ô mon pere ! la plus cruelle lettre que je peusse recevoir, apres
avoir descouvert la trahison dont elle usoit envers moy, tout transporté de
colere, je luy fis ceste responce :
RESPONCE
D’Alcidon à Daphnide.
La guerison d’Alcidon ne depend plus que de la mort, aussi
n’ayant trouvé fidelite ny en son Maistre, ny en sa Maistresse, à quoy
voudroit-il vivre plus longuement parmy les perfidies ? Et ne vous
pleignez plus que les Dieux soient sourds : ils ont enfin exaucé vos
supplications, puis que ne voulant redonner la santé à celuy de qui la
vie ne vous pouvoit plus servir que de regret d’avoir manqué à tant de
sermens inutiles, ils vous ont changé le cœur comme vous desiriez, le rendant insensible pour moy,
mais trop sensible pour un autre, qui peut estre fera un jour la
vengeance de tant de perfidies, & de trahisons, & tenez cet
augure pour veritable : car les Dieux sont trop justes, pour ne me
vanger, & vous punir.
Je donnay ceste lettre à celuy des miens qui luy avoit porté la premiere que
je luy avois escrite, & luy commanday de s’en revenir sans apporter
aucune responce. Ce desplaisir me fut si cuisant que mon mal s’augmenta
beaucoup, dequoy le Grand Euric estant averty, & ne pouvant me sçavoir
si malade sans me venir voir, encore qu’il eust un peu de honte de m’avoir
enlevé ceste belle Dame, contre les promesses qu’il m’avoit faites. Une
apres-disnée il me fit l’honneur de me venir visiter : J’estois à la verité
fort malade, & toutefois ma plus grande douleur, estoit le souvenir du
larcin qui m’avoit esté fait, de sorte que quand on me dist que le Roy
venoit en mon logis, je tressaillis, comme si un nouvel accez me saisissoit.
Et quand je le vis, il ne me demeura point de sang au visage. Peut-estre
s’en fust-on pris garde, si ce n’eust esté que le lieu où j’estois n’avoit
guere de clarté, & que la pasleur est un effect de la maladie. Il
s’assist au chevet de mon lict, & apres m’avoir demandé des nouvelles de
mon mal, & que je luy eus respondu : comme la civilité & l’honneur
que je recevois me le
commandoient. Il approcha sa chaire, & tournant le dos à toute la
troupe, commença de parler plus bas : Et voyant que je ne disois presque pas
une parole, il pensa me reveiller en me parlant de Daphnide, n’estant encor
averty que je sçeusse ce qui se passoit entr’eux. Il me demanda donc, comme
se portoit ceste belle Dame, & s’il y avoit long temps que je n’avois eu
de ses nouvelles : Je luy respondis froidement, que je croyois qu’elle fust
en bonne santé, & que je n’avois point eu de ses nouvelles depuis le
jour qu’elle luy avoit escrit par un tel, & lors je luy dis le nom de
celuy qui m’avoit donné ceste derniere lettre. Le Roy rougit, & au
commencement voulut nier d’en avoir receu : mais je luy dis, qu’il me
pardonnast, & qu’il s’en ressouvint bien, parce qu’elle me le mandoit
ainsi : Comment, me dit-il alors, elle le vous a donc mandé ? Ouy, luy
respondis-je, Seigneur, & de plus le contentement & l’honneur
qu’elle a receu de vous voir à vostre retour chez elle. Il demeura à ce mot
un peu confus, voyant que je sçavois si bien ce qu’il pensoit que
j’ignorasse le plus, & apres s’estre teu quelque temps. Il faut,
Alcidon, me dit-il, que j’avoue la debte, encores qu’à ma confusion. Il est
vray que je l’ay veuë, ceste belle Dame dont vous parlez, & que j’en ay
eu des lettres. Et de plus, que je l’ayme autant que ma vie. Je ne puis nier
qu’en ceste action je ne sois le plus mauvais maistre & le moins fidelle
amy qui se trouve, vous ayant traicté de ceste sorte, apres vous avoir
promis tant de fois le contraire : mais avoüant que je vous ay fait ceste
trahison, que puis-je dire
autre chose pour ma deffence, sinon que je me suis trahy moy-mesme avant que
vous trahit ? Je m’estois persuadé, que comme il n’y a homme vivant qui
jusques icy m’ait peu surmonter : de mesme, il n’y avoit point d’apparence
qu’une femme le peut faire, & en ceste opinion je vous ay promis avec
tant d’asseurances & de serments, ce que depuis je ne vous ay peu tenir.
La cognoissance que j’avois euë de ma force contre les hommes, m’a poussé en
ceste erreur de mépriser celle des Dames. Et mon regret est d’autant plus
grand que cest Alcidon qui en reçoit le mal. Alcidon que j’ay tousjours tant
aymé, qu’il faut bien croire que puis que j’ay fait contre luy ceste
perfidie, il m’a esté impossible de faire autrement. Voila, mon cher amy, la
confession que librement je vous fais de l’outrage qu’en despit de moy je
vous ay faite, avec protestation, que si je puis me demesler des liens dont
je suis à ceste heure si estroitement serré, je le feray d’aussi bon cœur
que je receus jamais les plus grands contentements dont le Ciel m’ait
jusques icy voulu favoriser. Le Roy me dit ces paroles assez mal arrengées,
& avec un visage qui tesmoignoit qu’elles partoient du cœur, & parce
que je vis qu’il se taisoit, je luy respondis : Seigneur, tout ce qui est au
monde y doit estre pour servir à vostre grandeur, & à vostre
contentement : à plus forte raison, Alcidon qui n’y demeure que pour vous
faire service, & le Ciel qui l’a bien recogneu, prevoyant qu’il m’estoit
impossible de vivre, & d’estre privé de Daphnide, afin de la vous donner
plus absolument, me veut oster la
vie, de laquelle je ne verray jamais si tost la fin que je la desire : puis
que mon desastre veut qu’elle soit si necessaire à vostre contentement.
Je ne peus à ce mot retenir les larmes, & le Roy esmeu à ce que je croy
de ma douleur, apres avoir quelque temps demeuré sans parler, me dit : Vous
ne sçauriez, Alcidon, me vouloir tant de mal, que le tort que je vous fais
le merite : Je le recognois, & voudrois avec mon sang y pouvoir
remedier : peut-estre le feray-je avec le temps, mais pour ceste heure il
n’y faut point penser, & toutefois pour vostre satisfaction, je suis
resolu à tout ce que vous voudrez : guerissez vous seulement, & croyez
que je ne feray pour vostre contentement, que ce que je ne pourray pas
faire. Et à ces dernieres paroles le Roy se retira en son logis, me laissant
avec tant de desplaisirs, qu’il n’est pas croyable qu’un autre que moy peust
vivre avec tant de douleurs, d’ennuis & de desespoirs.
Fin du troisiesme livre.
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LE
QUATRIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Alcidon pressé du cruel souvenir de ses peines passées, & de
l’outrage qu’il luy sembloit d’avoir receu en ceste occasion, & de son
Maistre & de sa Maistresse, perdit la parole, de sorte que quand apres
s’estre teu quelque temps, il la voulut reprendre, la voix ne le luy permit
pas, & falut que par force il demeurast un assez long espace de temps
sans parler : Enfin s’efforçant, il dit à toute peine : Vous voyez, Madame,
comme pour vous obeyr, je suis allé renouvellant mes playes, avec tant de desplaisir, que si
celuy-cy n’esgale par sa grandeur celuy que je receus quand ce desastre
m’advint, il le surpasse pour le moins par sa longueur, puis qu’il ne sera
jour de ma vie que je ne pleigne la cruelle & desastreuse fortune que
j’eus en ce temps-là, car veu la cruauté dont vous usez envers moy, je
n’espere plus en pouvoir perdre le souvenir que par la perte de ma vie ; ce
m’est toutesfois quelque espece de contentement parmy la douleur que ce
souvenir m’a r’apportée, quand je pense que je la reçois par vostre
commandement, & pour avoir obey à ce que vous m’avez ordonné : Mais si
vostre rigueur n’est plus grande encore que ma patience, & si vous
pouvez estre esmeuë de quelque compassion, soulagez moy, je vous supplie,
Madame, d’une partie de ce fardeau que vous m’avez imposé, je veux dire de
continuer ce discours de mes malheurs, & desquels vous pourrez parler
avec plus d’asseurance, puis que le personnage que je fais en tout ce qui me
reste à dire, c’est seulement de souffrir ce qu’il vous a pleu me faire
endurer : & si vous avez eu quelque raison de vouloir que le sage Adamas
aprit de ma bouche la verité des choses que j’ay faites, il me semble que je
ne vous fais pas une requeste desraisonnable, quand je vous supplie que par
vos paroles aussi, il puisse entendre ce qui est procedé de vous
entierement. Adamas, sans attendre la responce de Daphnide, se tournant vers
elle, Il me semble, Madame, luy dit-il, que ce Chevalier a raison, & que
par l’ordonnance mesme que vous luy avez faite, vous y estes obligée : Mon pere, respondit-elle, la loy
n’est pas égale entre luy & moy, toutesfois puis que vous le trouvez
bon, je feray tout ce qu’il vous plaira, aussi bien ay-je recogneu,
qu’encores qu’il die la verité, si est-ce que comme les bons Orateurs, il ne
laisse de lascher tousjours quelque parole à l’avantage de sa cause, &
lors apres estre demeurée muette quelque temps, elle reprit ainsi le
discours.
SUITTE DE L’HISTOIRE
de Daphnide, &
d’Alcidon.
C’est avec beaucoup de raison qu’on a tousjours dit, que ceux qui sont
interessez ou preocupez de quelque passion, ne peuvent estre Juges bien
equitables, d’autant que le jugement estant offencé, il ne peut faire ses
fonctions parfaites, non plus qu’un bras ou une jambe qui est blessée de
quelque grand coup. Alcidon en rend un bon tesmoignage par les consequences
qu’il a tirées si souvent à mon desavantage, plus porté de la passion que de
la raison qu’il s’en figure ; & parce que mon discours seroit trop long,
si je voulois reprendre tous les poincts où il s’est laissé transporter, je
ne m’y arresteray pas, mais seulement diray avec verité ce qui reste de
nostre fortune, & laisseray à vostre jugement de discerner sa passion d’avec la verité. Et
pour reprendre ce propos où il l’a laissé, je vous diray, mon pere, qu’ayant
receu la lettre qu’il m’avoit envoyée, & à laquelle je ne peus faire
responce, parce que celuy qui me l’avoit apportée s’en estoit retourné par
son commandement, sans me dire Adieu, Je demeuray la personne du monde la
plus desolée, me voyant blasmer avec quelque apparence de raison, d’une
chose à laquelle je ne pouvois guere remedier. J’appris incontinent apres
par des lettres du Roy, tous les discours qu’ils avoient eus ensemble, &
puis par Alizan, que j’y avois envoyé expres (sans toutesfois luy escrire)
quel estoit son mal, & combien on le jugeoit dangereux. Je demeuray
longuement à discourir en moy-mesme sur ce que j’avois à faire : car d’un
costé l’affection que je luy portois me convioit d’aller où il estoit pour
luy faire entendre combien il estoit abusé, & de l’autre, je n’osois
l’entreprendre de peur d’estre blasmée. Je fus longuement irresoluë avant
que de pancher entierement d’un costé, & enfin le second voyage
qu’Alizan y fit me contraignit par son retour de m’y en aller, parce qu’il
me rapporta de si mauvaises nouvelles de sa maladie, que mettant à part
toute autre consideration, je me resolus de l’aller voir, & en cette
deliberation, je commençay de chercher quelque excuse à mon voyage. Elle se
presenta assez bonne bien tost apres, parce que la paix estant faicte, mon
beau-frere fut contraint d’aller en Avignon pour r’avoir l’un de ses parens
qui avoit esté faict prisonnier dans une ville qui s’estoit renduë au grand Euric, & parce
qu’il avoit voulu contredire à cette resolution generale, ceux du lieu s’en
estoient saisis, & encore que la paix fut depuis publiée, si est-ce
qu’ils ne le vouloient point remettre en liberté, de peur que si la guerre
recommençoit, il ne fist quelque entreprise sur eux, & prevoyant qu’il y
auroit de la difficulté à son eslargissement, parce qu’il jugeoit bien que
le Roy aymeroit mieux favoriser ceux qui pris avoient volontairement son
party, & que l’affaire par consequent pourroit prendre un long trait de
temps, il voulut y mener sa femme, & elle le pria de faire en sorte que
je l’y voulusse accompagner, tant pour faciliter son entreprise, que pour
estre accompagnée quand elle seroit contrainte de parler au Roy. Soudain que
le mary m’en ouvrit la bouche, ayant opinion que c’estoit le plus honorable
pretexte que je pourrois prendre, je luy promis de faire tout ce qu’il
voudroit, & qu’il falloit seulement avoir le congé de ma mere : la bonne
femme le luy accorda sans difficulté aussi tost qu’il luy en fit entendre le
subject, de sorte que deux jours apres nous partismes, & de fortune
nostre logis se rencontra vis à vis de celuy d’Alcidon. Le bruit de son mal
estoit fort grand, & le Roy l’alloit voir fort souvent, parce que
veritablement il l’aymoit : mais quand il fut adverty de mon arrivée, pour
avoir la commodité de me voir, il se monstra encore plus desireux de sa
santé : car au lieu qu’il ne le voyoit qu’une ou deux fois la sepmaine :
depuis il y alla tous les jours, & en allant ou venant il passoit
d’ordinaire en mon logis. Quant à
moy, le lendemain que je fus arrivé, j’envoyay vers Alcidon, & luy
manday par Alizan, que s’il l’avoit agreable je le verrois volontiers, &
soudain que j’eus sa responce, je m’y en allay. Je le trouvay fort mal,
& pour lors sa chambre estoit pleine de Mires & de Medecins ; de
sorte que pour cette fois nos discours ne furent que de sa maladie : à quoy
il respondoit fort peu, & tousjours en souspirant, il est vray que son
mal couvroit cela, parce qu’on pensoit que c’estoit l’ardeur de la fievre.
Le jour d’apres, je pris le temps si à propos, que je le trouvay presque
seul, & lors m’aprochant de luy, apres luy avoir demandé en quel estat
il se trouvoit, il me respondit avec les larmes aux yeux, & d’une voix
assez foible & languissante. Et comment, Madame, me demandez vous
l’estat du mal que vous m’avez faict, vous le devez mieux sçavoir que moy,
ny que tous mes Medecins ? Alcidon, luy respondis-je froidement, il est
certain, que je sçay une partie du mal de vostre esprit : mais je suis fort
ignorante de celuy du corps, & c’est celuy-là qui me met en peine : car
pour l’autre, quand vous voudrez m’escouter, je m’asseure que vous en serez
bien tost guery. Ah Daphnide ! me dict-il avec un grand souspir, je voy bien
que s’il est ainsi, vous avez plus de soucy de ce qui le merite le moins :
car s’il y a quelque chose en moy qui puisse estre recommandable, c’est
cette ame avec laquelle je ne vous ay pas seulement aymée, mais adorée d’une
si pure & entiere affection, que je ne croy pas qu’autre que vous la peut jamais mespriser. Cette
responce, repris-je, est un tesmoignage de vostre mal, mais ayez seulement
le soucy que vous devez avoir de la guerison du corps, & vous verrez que
pour l’ame le mal n’en est pas mortel, si pour le moins il vous est encore
resté quelque peu de raison. Je sçay, me respondit-il, que le mal n’en est
pas mortel : car s’il l’estoit, il y auroit quelque esperance de le voir
finir un jour, & je suis tres-asseuré qu’il durera autant que mon ame,
que nos Druides m’ont enseigné estre immortelle : mais si est bien celuy du
corps, puis que s’il ne s’augmente comme je desire, j’avanceray de mes
propres mains le terme de ma vie, affin de n’avoir plus des yeux d’amour
pour voir une personne qui en a si peu dans l’ame. Je voy bien,
repliquay-je, que vous estes blessé, & que vostre plus grand mal gist en
l’opinion, vous croyez que la recerche du grand Euric a eu tant de pouvoir
sur moy, qu’elle m’a faict effacer l’affection que je vous ay promise.
N’est-ce pas cela vostre mal, Alcidon, vous semblant d’avoir une tres-juste
occasion de vous douloir de moy, & de vostre fortune, qui vous a fait
aymer une personne volage & inconstante ? Il me respondit alors
froidement, Si vous sçavez aussi bien guerir, que recognoistre mon mal,
j’avoüeray que vous estes un tres-bon Medecin. Il m’est plus aisé, luy
respondis-je, de le guerir, qu’il ne m’a esté de le recognoistre, parce que
l’ame est difficilement descouverte quand elle veut, & ç’a esté par
hazard que j’ay tiré cette cognoissance de vos paroles, au lieu qu’à vostre
guerison la raison & la verité m’ayderont ; & pour commencer, dites moy, Alcidon, à quoy avez vous
recogneu que je ne vous aymois plus ? N’est-ce point aux responces que j’ay
faictes au Roy, & que j’ay souffert d’estre veuë & recherchée de
luy ? Mais despoüillez-vous un peu de passion, & sans avoir aucun
interest en cecy, considerez qui est le Roy Euric, qui je suis, & en
quelle saison nous sommes : vous verrez qu’Euric est un Prince qui peut tout
ce qu’il veut, & à qui les Citez, ny les Provinces, voire ny les
Royaumes entiers n’ont peu faire jusques icy resistance, quand son ambition
luy a faict tourner ses armes contr’eux ; & croyez-vous qu’Amour soit
une moins forte passion, ou que j’aye plus de pouvoir de resister à sa
force, que tant de milliers de personnes ? Vous sçavez que je suis sa
sujette, que je suis & demeure dans le païs de sa conqueste, & en
une saison où il semble que toutes choses soient permises, me croiriez vous
bien avisée de le desdaigner & de le rejetter ? Penseriez vous vous
mesme de vivre & de demeurer pres de luy, ou dans ses Estats avec
asseurance, s’il voyoit que je le traittasse de cette sorte, sçachant par
vostre bouche l’amour que je vous porte, laquelle il accuseroit de tout le
mauvais traitement qu’il recevroit de moy ? Est-il possible que vostre
passion vous ayt de sorte aveuglé, que vous n’ayez peu voir que ce seul
remede estoit celuy qui me pouvoit donner le moyen de vous voir ? Enquoy ne
se change point un Amour desdaignée ? Le nom de haine est trop peu de chose,
& qui voudroit bien representer ce qui s’en produit, il faudroit in- venter une parole qui signifiast
haine, colere, rage, desir de vengeance, & plus encores, puis que la
tyrannie & la cruauté s’y meslent. Or considerez, Alcidon, en quels
termes je vous mettois, & moy aussi, si j’eusse suivy ce conseil. La
moindre chose eust esté un commandement qu’il vous eust faict, de ne vous
trouver jamais dans ses Estats, & à moy mille outrages, & mille
mesdisances que vous ny moy n’eussions jamais peu supporter sans mourir, ou
sans vengeance. Voyez à quelles extremitez nous estions, & quels
contentemens nous eussions deu esperer en vivant de cette sorte ? &
avoüez que mon conseil a esté le meilleur, puis qu’il nous met hors de tous
ces dangers, & nous donne le moyen de vivre ensemble, avec plus de
commodité que nous n’eussions jamais eu. Helas ! Madame, me respondit-il,
qu’il est aisé de cognoistre que toutes ces raisons ne sont que des
excuses : car si vous eussiez eu le dessein que vous dites, pourquoy vous
fussiez vous cachée de moy ? & pourquoy dés ma premiere plainte ne me
les eussiez vous descouvertes ? & non pas user d’une telle tromperie,
qui se peut dire trahison, & laquelle je n’eusse jamais sceuë, si la
fortune pour me faire sçavoir que j’estois veritablement malheureux, n’eust
voulu me la descouvrir. Je vous avoüeray en cecy la verité, luy
respondis-je, je vous recognus si esloigné de cét advis, que je pensay
n’estre pas à propos de le vous dire, & devoir user envers vous, comme
l’on faict avec les petits enfans qui sont malades, ausquels on oint de
quelque douceur les bords du vaze où est la medecine, afin que trompez ils l’avalent plus
aisément, & que par ceste tromperie ils se conservent la vie,
m’asseurant que vous ne le trouveriez point mauvais, quand vous sçauriez mon
intention, & que vous en ressentiriez le profit & le remede. Remede,
helas ! me dict-il, avec un grand souspir plus amer & plus difficile à
prendre, que ne sçauroit estre le mal que vous voulez guerir. Tous les
malades, luy respondis-je, quand l’on leur presente les medecines en disent
autant que vous, mais quand ils en ressentent les bons effects, & que la
santé leur revient, alors ils en loüent les medecines & les Medecins,
& avec salaire & remerciment. J’espere que bien tost vous en ferez
de mesme : Il me vouloit respondre : mais il en fut empesché par une grande
troupe de Chevaliers qui le venoient visiter, & peu apres je le laissay
avec eux, non pas entierement guery du mal d’esprit, mais tellement disposé,
que mes raisons commencerent d’y trouver place. Et parce que je desirois sur
toute chose sa santé, je fus soigneuse de le revoir deux ou trois jours
suivans, durant lesquels je luy representay tellement le juste dessein qui
me faisoit vivre avec Euric de cette sorte, qu’enfin luy mesme y consentir,
voyant, comme je crois, que les affaires estoient en un tel estat, qu’aussi
bien n’y pouvoit-il plus remedier : Et sur ce discours je lui promis, que
comme nostre affection avoit esté la premiere que j’avois euë, qu’elle
seroit aussi la derniere, avec laquelle je luy promettois de m’enfermer dans
le tombeau. Que celle que je porterois à Euric s’appelleroit Raison d’Estat,
& celle que je continuerois
avec luy, Amour du cœur.
Voila, mon pere, les remedes desquels j’usay pour guerir ce malade, qui
furent si bons qu’il commença à se r’avoir, & peu apres à sortir du
lict, & enfin avant que je partisse d’Avignon il fut guery entierement,
& tellement resolu à me voir favoriser le Roy, que bien souvent
lui-mesme l’accompagnoit en mon logis quand il me venoit visiter. Il est
vray qu’il me falut user d’un tres-grand artifice pour persuader au Roy, que
je m’estois du tout esloignée d’Alcidon, & Alcidon mesme n’eut pas peu
de peine à luy faire paroistre, que pour son respect il n’avoit plus aucun
dessein sur moy, parce qu’ayant sceu la bonne volonté qui avoit esté entre
nous, & luy m’aymant bien fort, & par ainsi me jugeant fort
agreable, il ne pouvoit penser que le respect eut eu tant de pouvoir sur
Alcidon, que d’esteindre l’affection qu’il m’avoit portée : & puis
considerant Alcidon jeune & beau, & luy desja fort avancé en son âge
chenu & ridé, accidens qui ne sont pas souvent cause de faire naistre
l’Amour, & mesme dans un jeune cœur comme le mien, & qu’il avoit
trouvé empesché ailleurs à son abord, il ne se pouvoit figurer que j’eusse
du tout quitté Alcidon pour luy. Et par ainsi il vesquit longuement avec
soupçon d’estre trompé : mais la discretion d’Alcidon, & la froideur
dont j’usois avec luy, luy firent enfin perdre ceste opinion, & cela fut
cause que se croyant seul possesseur de ma bonne volonté, il ne fit point de
difficulté de monstrer tout ouvertement l’affe- ction qu’il me portoit, de sorte qu’apres avoir fait
à ma supplication ce que mon beau-frere desiroit, il manda à mon pere &
à ma mere, qu’ils vinssent le trouver, afin de trouver occasion de me
retenir aupres de luy avec quelque bonne excuse. Encores que l’un &
l’autre fust fort vieux, si est-ce que l’ambition, qui tousjours jette ses
racines plus avant dans l’ame des vieilles personnes, que dans les jeunes
cœurs, les fit resoudre de laisser les commoditez de leurs maisons pour luy
obeïr, en esperance de devenir plus grands par ses faveurs.
Nous voila donc à la suitte de la Cour, où le Roy ne trompa point leurs
esperances : car il les combla & de bien & d’honneur, desquels
toutefois ils ne jouyrent gueres longuement, fust que leur aage estoit
parvenu au terme que nul ne peut outrepasser, ou que les incommoditez de la
Cour, qu’il est impossible à tout autre qu’au Roy, d’éviter, eussent abregé
leur vie, tant y a que peu de temps apres ils moururent tous deux, &
sembloit qu’ils ne fussent venus à la suitte du Roy, que pour m’y laisser
presque en possession : car autrement je n’y eusse osé venir, au lieu que
m’y trouvant toute portée, je m’y arrestay au commencement, sous l’excuse de
vouloir donner ordre à quelques affaires domestiques qu’ils m’avoient
laissées, & puis pour la poursuite de quelques procez imaginez, &
enfin quand l’affection du Roy envers moy fut du tout descouverte, sous
l’esperance d’estre sa femme, ainsi que luy-mesme en faisoit courre le
bruit.
Durant tout ce temps, il se passa peu de jours sans que je ne donnasse la
commodité à Alcidon de me voir en particulier, & que je n’employasse
pour le moins deux heures aupres de luy, qui me sembloient tousjours trop
courtes quand il faloit nous separer. Il sçait bien que je ne mens pas,
& que plusieurs fois pour luy donner ce tesmoignage de ma bonne volonté,
je l’ay mis & moy aussi, en de tres-grands hazards, & de la vie
& de l’honneur. Il est vray certes que j’ay un tres-grand sujet de me
loüer de luy & de sa discretion, pouvant dire, que quelque commodité que
je luy aye donnée, ou quelque familiarité que je luy ay fait paroistre, il
n’a jamais monstré de vouloir outrepasser avec moy les bornes de
l’honnesteté. Et encore que je croye bien, qu’il pensoit que je ne le
souffrirois pas, toutesfois je ne laisse de luy estre grandement obligée de
ne m’avoir point donné sujet de me douloir de luy.
Vivant de ceste sorte avec beaucoup de contentement, encores que je fusse en
continuelle inquietude, que le Roy ne recognut la continuation de nostre
bonne volonté, & que cela ne luy donnast occasion de changer, comme il
avoit desja fait au desavantage de quelques autres, je m’aperceus qu’il y
avoit quantité de Dames principales, qui toutes aspiroient de posseder ce
grand Prince, fust pour la gloire de commander à celuy à qui tant de
milliers d’hommes vaincus obeïssoient, fust pour l’esperance de venir à la
Couronne, si l’amour le convioit de les espouser. Et entre celles qui
tenoient le premier rang, j’en
remarquay deux. L’une qui se nommoit Clarinte, & l’autre Adelonde. Quant
à Clarinte, j’avouë n’avoir jamais rien veu qui meritast mieux d’estre aimé
& servy, ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour estre
aimable. En premier lieu, l’envie n’eust sçeu trouver à redire en son
visage. Et puis elle avoit la main la plus belle qui se peut voir, la taille
si droite & deliée, & la façon & la majesté telle, qu’elle
sembloit estre vrayement née pour porter la couronne sur la teste, aussi
bien que plusieurs de ses ayeuls avoient fait autresfois, & ce qui
rendoit ses coups encor plus inévitables, c’estoit qu’à la beauté de ce
corps estoit joint un des plus beaux esprits de l’Univers, de qui les rayons
paroissoient en toutes ses actions : mais particulierement en sa parole, qui
estoit si charmante, que pour n’en point estre pris, il n’y avoit autre
remede que de ne la point escouter. Bref, j’avouë que si j’eusse esté homme,
je l’eusse servie, quelque traitement que j’en eusse peu recevoir. Et
d’effect, toute fille que j’estois, je ne me pouvois souler de la voir,
& de demeurer aupres d’elle, quoy que tant de perfections & de
merites me donnassent assez de sujet de la hayr, à cause du dessein que
j’avois, & la pretension que je recognoissois en elle.
Quant à Adelonde, c’estoit veritablement une belle dame, mais n’approchant en
rien à la beauté de Clarinte, ny à ses merites, & de plus, qui estant
mariée, ne pouvoit avoir les hautes pretensions de celle-cy, de sorte
qu’encores qu’il m’ennuyast fort de voir Euric la caresser, toutefois elle ne me donnoit pas
les grands soupçons que j’avois de l’autre, & cela fut cause que je me
resolus de divertir l’esprit de ce Prince premierement de celle-cy, &
puis avec plus de loisir d’Adelonde, & mesme que je voyois desja qu’il
s’y laissoit presque aller, & qu’encores qu’au commencement il feignit
de la visiter, non point par amour, mais par honneur seulement, depuis
quelques jours il y alloit plus souvent que de coustume, & se cachoit de
moy le plus qu’il pouvoit. Je m’en apperceus assez tost, outre que les
espies que je tenois secrettement aupres de ce Prince, m’en advertirent
incontinent ; & cognoissant qu’il y falloit remedier & sans perdre
temps, apres avoir cherché en moy-mesme ce que j’y pourrois faire, enfin je
jettay l’œil sur Alcidon, me semblant que s’il me vouloit seconder en cecy,
mon dessein pourroit heureusement reüssir : & parce qu’il estoit
necessaire de l’effectuer promptement à la premiere occasion que je peus
parler seule avec luy, je luy tins un tel langage :
J’ay demeuré quelque temps irresoluë, si je vous devois faire entendre une
chose qui me travaille plus que je ne sçaurois vous representer, craignant
que l’affection que vous me portez, ne vous fasse recevoir mes paroles
autrement que je ne desire, & toutefois si vous considerez de quelle
sorte j’ay vescu avec vous par le passé, & quel tesmoignage je vous ay
donné de ma bonne volonté, je m’asseure que vous jugerez avec moy, que la
seule necessité de nos affaires me contraint de vous faire la priere que
j’ay dilayée jusques icy. Vous
sçavez qu’en la fortune où je suis, je n’ay pour envieuses de mon bien que
toutes celles qui me voyent, de sorte que j’ay à me garder de toutes, comme
des personnes qui voudroient bien estre en ma place ; L’affection que vous
m’avez promise, & celle que je vous porte, vous convyent d’avoir soing
de moy, mais plus encore vostre propre conservation : car encor qu’on ne
sçache pas l’estroicte amitié qui est entre-nous, si est-ce qu’il y a peu de
personnes qui n’ayent remarqué que vous avez tousjours porté mes affaires
avec passion. Or les maximes d’Estat veulent que la mesme fortune du chef
soit commune à tous les membres, si bien que vostre ruine est toute
evidente, si la mienne advient. Je vous ay voulu remettre cecy devant les
yeux, afin que vous ne trouviez point estrange ce que je suis contrainte de
vous proposer pour nostre conservation. Vous voyez que Clarinte, soit
qu’elle s’appuye sur la grandeur de ses parens, soit qu’elle fasse ce
dessein sur la force de sa propre beauté, s’estudie de gagner la bonne
volonté d’Euric, & qui pis est, qu’elle n’y travaille pas du tout en
vain, me semblant que ce Prince commence de la trouver plus agreable que je
ne desirerois. Vous cognoissez l’humeur assez changeante de celuy avec qui
nous avons affaire, & que jusques icy il ne s’est trouvé personne qui
l’ait peu arrester : Si Clarinte vient au bout de ses desseins, jugez de
quelle sorte elle nous esloignera de la Cour, afin de ne tomber en la mesme
confusion où elle nous auroit mis ? C’est pourquoy maintenant que les choses ne sont point tant
avancées, que nous n’y puissions remedier, il faut que nous recherchions
tous les artifices que nous pourrons imaginer pour nous mettre à couvert de
cet orage. De penser que nous puissions user de violence, & y faire
consentir l’esprit blessé de ce Prince, c’est estre bien ignorant des
effects qu’Amour a accoustumé de produire à son commencement, puis qu’il n’y
a rien qui le rende plus grand que les contrarietez qu’il y rencontre,
semblable en cela au brasier que le vent rend plus grand & plus allumé :
de croire aussi qu’en dissimulant, ou ne faisant pas semblant de le
cognoistre, le temps puisse nous y apporter quelque bon remede, c’est un
fort mauvais & fort dangereux conseil, parce que encores que l’Amour qui
n’est point contrarié, peu à peu de soy mesme se destruise, & enfin
devienne presque moins que rien, si est-ce qu’en ceste occasion, l’attente
est si perilleuse que le danger en est du tout inévitable, puis que jamais
l’Amour ne diminuë qu’apres la possession. La possession de Clarinte ne sera
jamais sans mariage, le mariage estant, encor qu’Euric vint à changer
d’Amour, elle ne laissera pas d’estre Royne des Visigots, & nous par
consequent subjets à toutes ses volontez & violences : De sorte qu’apres
y avoir longuement pensé, je n’ay peu trouver autre remede au peril qui nous
menace, que celuy que je vous vay dire, lequel je vous conjure encores une
fois de vouloir prendre en bonne part, & non point d’un autre sens que
je le vous propose. Vous n’estes point ignorant de combien de graces le Ciel & la nature
vous ont relevé par dessus le reste des hommes : La preuve que vous en avez
fait partout où il vous a pleu, vous en rend assez certain. Je ne fais point
de doute que pour peu que vous vueilliez employer vos yeux à regarder
Clarinte, elle en ressentira incontinent les charmes ordinaires, & quoy
qu’elle n’eust point en l’estomach un cœur de chair, mais de rocher, elle
n’en sçauroit eviter les coups, si vous mettez en effect ma priere, il
aviendra sans doute, ou qu’elle vous aymera & soudain mesprisant Euric
& toute son ambition, elle se donnera toute à vous, ou qu’Euric voyant
que vous la recherchez, & qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en
retirera, & ainsi nous eviterons ce malheur qui nous menace si fort : Si
vous y sçavez quelque meilleur moyen, je vous supplie de le proposer, afin
que nous voyons auquel nous avons à nous prendre. J’ay differé longuement de
vous faire ceste ouverture, craignant que vous n’eussiez opinion que je vous
proposois ce party pour vous esloigner de moy, car tant s’en faut, tout ce
que je vous en dis, n’est seulement que pour pouvoir à l’avenir demeurer
ensemble, & avec plus de contentement & de seureté.
Voila les paroles dont j’usay avec Alcidon, luy monstrant si à nud mon
intention, qu’il me sembloit bien ne luy donner nulle occasion de se
mescontenter, ou de soupçonner que j’eusse autre dessein que celuy que je
luy disois, & toutefois quelque asseurance que je luy donnasse du
contraire, ny quelque raison qu’il recogneut luy-mesme, il ne peut se persuader que ce ne fust
pour l’esloigner entierement de moy, & avec cét esloignement m’obliger
d’autant plus le grand Euric. Parce qu’apres s’estre teu quelque temps,
& avoir tenu assez longuement les yeux en terre, il les releva, &
avec un sousris qui monstroit bien son mescontentement, il me respondit,
Dieu vueille, Madame, qu’en cecy je vous puisse aussi bien servir que vous
le desirez : car quant à moy, sans qu’il soit necessaire de me raporter tant
de considerations, comme vous avez pris la peine de faire, il suffit de me
dire que vostre volonté est telle, mais le cœur me dit, qu’un tres-grand
malheur pour moy doit prendre origine de ce commandement. Je luy obeiray
toutesfois, non pas pour creance que j’aye des faveurs dont vous dites que
le Ciel m’a esté si liberal : car la preuve me monstre assez le contraire,
n’ayant jamais rien aymé que vous, qui vous estes ravie de moy, mais pour
vous faire seulement cognoistre que jusques à la mort je vous veux obeyr. O
Dieux ! est-il possible que le Roy estant aimé de vous, ne soit point
encores content, s’il ne me rend entierement miserable ? O Alcidon ! as-tu
bien le cœur de supporter ces outrages de la fortune ? Mais pourquoy ne les
souffriras-tu pas, puis que c’est la belle Daphnide qui te l’ordonne ainsi ?
& lors se tournant vers moy avec une grande reverence : Ouy, Madame, me
dit-il, je feray ce que vous me commandez, & me deust-il aussi bien
couster la vie que toute sorte de contentement.
A ce mot, ils s’en voulut aller, mais je le retins par le bras, & apres luy avoir representé de
nouveau tout ce que je viens de dire, & adjousté encores toutes les
meilleures considerations que je peus, je le priay, que quoy qu’il vid
nostre perte asseurée, toutefois si c’estoit chose qui luy faschast si fort,
de ne faire pas ce que je lui avois dit, parce que toutes autres infortunes
me seroient plus aisées à supporter que son desplaisir : mais que s’il
vouloit un peu donner de lieu à la raison, il verroit bien que c’estoit à
tort qu’il entroit en ces opinions, & qu’il m’offençoit grandement en
les recevant : Madame, me dit-il, si je vous offence en cela, j’en feray
bien tost la penitence, en ce que vous me commandez, & telle que je
m’asseure que vous en aurez pitié, & Dieu vueille que ce ne soit point
trop tard : Toutefois je me suis de sorte sousmis entierement à vostre
volonté, que je vous proteste d’obeyr à ce que vous m’avez commandé, &
ne croyez point que j’y faille, sinon en tant que la puissance me manquera,
& quoy que vous voyez le trouble où vous m’avez mis par ce commandement,
ne pensez pas je vous supplie, qu’il procede d’ailleurs que de ma trop
grande affection, qui ne me peut permettre de m’esloigner de vous, ou d’en
servir une autre (encor que ce soit par fainte) sans une tres-grande peine :
Alcidon, luy dis-je alors, luy jettant un bras au col, ce n’est pas de ceste
heure que j’ay commencé de recognoistre les effects de vostre bonne volonté,
ny combien outre vos merites elle m’oblige à vous aimer : mais croyez aussi,
que si la mort ne me surprend bien tost, je sortiray quelquefois de ces debtes, & me desobligeray un
jour de ce que je sçay bien que je vous dois, par d’aussi grands
tesmoignages de mon amitié envers vous, que vous m’en avez rendu, & que
j’en reçois maintenant. Et affin que vous puissiez prevoir quel est mon
dessein, je vous promets, Alcidon, & vous jure devant le Dieu qui punist
les faux sermens, que toute la peine que vous employerez à la recherche de
Clarinte, sera mise par moy sur mon conte, & que ce sera moy qui vous en
payeray.
Il me semble, que si Alcidon m’aymoit, ces paroles le devroient contenter,
& toutesfois je vis bien qu’il se mettoit en ceste entreprise à
contre-cœur, & seulement pour ne vouloir pas me desobeyr : Si est-ce que
pour observer ce qu’il m’avoit promis, il s’y resolut, & selon sa
discretion naturelle, il commença cette recherche, en laquelle, certes, il y
trouva plus de difficulté que nous n’avions pensé, & y en eust bien eu
encor d’avantage, si la fortune qui s’est tant pleuë à le favoriser en tout
ce qu’il a voulu aymer, ne luy eust elle-mesme osté les plus grands
empeschemens, par la rencontre que je vous vay dire.
HISTOIRE
De l’artifice d’Alcyre.
Il est aisé à juger que Clarinte estant belle, & telle que je la vous ay
dite, & nourrie dans une Cour si remplie de Chevaliers jeunes &
genereux, n’estoit pas demeurée si long-temps sans estre servie, &
peut-estre encor sans aymer. Entre tous il y en avoit deux, qui sous
pretexte du parentage qu’ils avoient avec elle, s’estoient plus avancez en
ses bonnes graces : l’un s’appelloit Amintor, & l’autre Alcyre, tous
deux, certes, tres-vaillans & tres-aimables Chevaliers, & qui, si je
ne me trompe, embarquerent au commencement cette belle Dame en cette
affection, sous le nom de l’amitié. Ruse assez ordinaire, & de laquelle
Amour se sert bien souvent pour surprendre celles qui semblent estre plus
difficiles à le recevoir dans leurs ames. Outre le parentage qui estoit
entre ces deux Chevaliers, & qui les devoit lier ensemble d’une
estroicte amitié : encore la longue nourriture qu’ils avoient euë ensemble,
la conformité des exercices ausquels ils s’adonnoient, & leur mesme
aage, les avoit conviez d’estre freres d’Armes, & de se jurer l’amitié
& l’assistance, ausquelles ce nom oblige ceux qui en font profession :
Mais Amour qui ne veut point souffrir de compagnon, deffit bien tost cette societé, de la sorte que je
vous diray. Le feu est difficilement tenu caché sans que la fumée ne s’en
apperçoive : mais je croy qu’il est encores plus mal-aisé de couvrir
longuement une grande affection, & mesme à ceux qui peuvent y avoir
quelque interest. Ceste raison fut cause outre celle de l’ordinaire
practique, que ces deux Chevaliers s’apperceurent bien tost de l’Amour l’un
de l’autre, & d’autant qu’Alcyre recogneut que Amintor l’emportoit par
dessus luy, apres avoir recherché tous les justes moyens qu’il se peut
imaginer pour le devancer, & qu’il eut esprouvé que tous ses efforts luy
estoient inutiles, il se resolut de recourre à la finesse, & à
l’artifice, lui semblant que pour vaincre, il n’y avoit point de ruse qui
peut estre blasmée.
C’est presque une chose ordinaire, que toutes les personnes de condition un
peu relevées, choisissent entre ceux qui les servent, quelqu’un qui leur est
plus agreable, & auquel ils se confient plus qu’à tout autre. Clarinte
en avoit fait de mesme entre les filles qui la servoient : car il y en avoit
une qu’elle aymoit, & en laquelle elle se fioit entierement ; Alcyre qui
sçavoit combien ces personnes ont de puissance & de credit aupres de
celles qu’elles servent, avoit de longue main recherché la bien-vueillance
de cette fille ; & comme il estoit fort accomply Chevalier, & fort
liberal, il se l’estoit tellement acquise, que pour peu qu’il voulust s’y
pener d’avantage pour le nouveau dessein qu’il faisoit, il luy fut aisé d’en
donner cognoissance telle qu’il luy pleust à Amintor. Ayant donc acquis
cette fille de cette sorte,
toutes les fois que son compagnon le rencontroit aupres de la belle
Clarinte, il luy laissoit la place, & s’en alloit entretenir cette fille
qu’il esloignoit des autres, & s’il s’apercevoit qu’Amintor le
regardast, il souscrivit avec elle, & avoit tousjours quelque secret à
luy dire à l’oreille, faisant tout ce qu’il pouvoit pour le faire entrer en
quelque soupçon. Amintor qui prit garde incontinent à cette nouveauté,
suivant le naturel de ceux qui ayment, soupçonna bien tost ce qu’Alcyre
desiroit de luy persuader, à sçavoir que cette familiarité procedoit de
quelque autre plus grande, mais plus cachée qu’il avoit avec sa maistresse.
Et d’autant qu’il estoit homme plein de franchise, & qui ne pouvoit rien
porter dessus le cœur contre personne, un jour qu’il le trouva à propos, il
luy dit : Est-il possible, Alcyre, que vous ayez autant d’affaire avec cette
fille de Clarinte que vous en faites de semblant ? Alcyre qui vit reüssir si
bien son dessein, ne luy respondit au commencement qu’avec un petit sousris.
Et apres, Que voulez-vous, continua-t’il, que je vous die ? vous possedez
tellement la maistresse, qu’il faut quand vous y estes, si je ne veux
demeurer seul, que je parle à celle que vous me laissez. Il me semble,
adjousta Amintor, qu’autresfois vous ne souliez point faire ainsi, & que
je ne suis point plus possesseur de la maistresse que je le soulois estre.
Qui a-t’il donc de nouveau ? Alcyre demeura quelque temps sans respondre,
& le regardant sousrioit, comme faisant le fin, dont Amintor se troubla
encor davantage, & voyant qu’il ne disoit mot : Que veut dire, reprit-il, que vous ne me respondez
point, y ay-je quelque interest, ou n’est-ce point à mes despens que vous
vous entretenez ensemble ? S’il est ainsi, pour le moins que je le sçache,
afin que j’aye ma part au passetemps. Alors Alcyre prenant un visage plus
serieux : Amintor, luy dict-il, quand nous ne serions pas si proches parens
que nous sommes, vous me devez croire assez vostre amy, pour ne vous point
traitter de la sorte que vous dites : Mais il est certain qu’il y a
long-temps que je vous eusse adverty de ce que vous desirez de sçavoir à
cette heure, si je n’eusse eu peur de vous faire desplaisir, & cette
mesme consideration m’en empeschera encore, si vous ne m’asseurez du
contraire. Je ne vous asseureray pas, dict-il, de n’avoir point de
desplaisir de ce que vous pourriez me dire, & mesme estant à mon
desadvantage : mais si feray bien, que je vous auray une tres-grande
obligation, si vous me dites ce que c’est, afin d’y remedier, ainsi que je
jugeray estre à propos. Si vous me promettez, dict Alcyre, d’en user avec
discretion, & vous servir de l’advertissement que je vous donneray,
seulement pour sortir de la tromperie où l’on vous retient ; je suis tout
prest à le vous dire, comme vostre parent & vostre amy : mais autrement
je ne le feray pas, puis que sans vous profiter en rien, il me pourroit
beaucoup nuire. Et Amintor le luy ayant promis avec toute sorte
d’asseurance, Alcyre reprit ainsi la parole. Sçaches Amintor, qu’apres avoir
longuement servy la belle Clarinte, ma bonne fortune a esté telle, qu’elle
s’est entiere- ment donné a moy,
& que je la possede. Ah Dieu ! s’escria le Chevalier, Qu’est-ce que vous
me dites ? vous possedez Clarinte ? Je la possede veritablement, reprit
froidement Alcyre, & en mettez vostre esprit en repos : car elle est
mienne de telle sorte, qu’il se passe fort peu de nuicts que je ne sois
aupres d’elle, & c’est pourquoy vous voyez que je m’en retire en
compagnie le plus que je puis, affin d’en oster la cognoissance aux plus
curieux, ainsi qu’elle m’en a prié. O Dieu ! dit Amintor, en levant les
mains joinctes en haut. O Dieu ! ne la punirez vous point, la trompeuse
& la perfide qu’elle est ? Je vous asseure, adjousta Alcire, que
plusieurs fois j’ay voulu vous en advertir, estant marry de vous voir trompé
comme vous estiez : mais (ainsi que je vous ay dict) j’ay eu peur que vous
n’en eussiez trop de desplaisir. Amintor alors pliant les bras sur son
estomach, & ayant demeuré quelque temps sans parler, reprit enfin de
ceste sorte. J’aurois une grande occasion de me douloir de vous, Alcyre, en
ce que vous m’avez ravy Clarinte, si je ne sçavois bien que la poursuitte
que vous & moy en avons faicte, n’a point esté au desceu l’un de
l’autre : mais que comme ceux qui courent au prix, plusieurs entrent dans la
course, & un seul le gaigne, de mesme je n’ay point d’occasion de me
douloir de vous, si vous l’avez emportée cette Clarinte plustost que moy, au
contraire, j’ay beaucoup de subject de me loüer de vous pour la declaration
que vous me faictes, afin que je ne demeure plus longuement deçeu. Il ne
reste pour le comble de ceste obligation qu’une chose, de laquelle je vous veux conjurer, qui
est de me faire sçavoir aussi bien par mes propres yeux ce que vous me
dites, que je viens de l’apprendre de vous par les oreilles. J’y feray,
respondit Alcyre, pour vostre contentement tout ce que je pourray : mais je
crains fort que ce ne sera que rengreger vostre desplaisir. Mon desplaisir,
respondit Amintor, ne s’en augmentera point, & quand il adviendroit
autrement, il ne seroit que bien à propos, afin que j’aye tant plus de
courage de faire la resolution que je dois. Alcyre fit semblant de demeurer
un peu empesché sur ceste demande, encore qu’il l’eust desja preveuë, &
qu’il s’y fust preparé dés le commencement. Et enfin il luy respondit : Je
ne sçay, Amintor, comme je pourray satisfaire à vostre curiosité : car
encore que je le desire bien fort pour vostre contentement, je vois une
grande difficulté de vous pouvoir mettre dans sa chambre : parce que ce
n’est pas tous les soirs que j’y vay, mais seulement lors que la commodité
le luy permet, laquelle elle ne me fait sçavoir que lors que chacun est
desja presque couché, heure tant incommode, que je ne crois pas que vous y
puissiez entrer sans estre veu. Non, non, dit Amintor, ce n’est pas ce que
je demande, je fais bien la mesme consideration, il me suffira d’estre
aupres de vous quand vous y entrerez. S’il ne tient qu’à cela, dit-il
incontinent, vous serez bien tost satisfait, & peut-estre dés ce soir
mesmes, si vous demeurez en vostre logis, & Amintor luy ayant promis de
l’y attendre, ils se separerent sur ceste resolution.
Jugez, sage Adamas, à quelles impostures nous sommes sujettes par l’exemple
de ceste sage Dame, qui encore qu’innocente, est toutefois par la finesse
d’Alcire estimée & blasmée par Amintor, comme tres-coulpable ? Il s’alla
renfermer dés l’heure mesme dans sa chambre attendant avec impatience que le
rusé Alcyre le vint advertir. Luy cependant desireux d’achever aussi bien
son entreprise, qu’il luy sembloit d’y avoir donné un bon commencement,
& ayant desja de longue main resolu ce qu’il avoit à faire : L’heure
estant venuë que chacun estoit prest de se mettre au lict, il se demesle de
tous ceux qui estoient d’ordinaire avec luy, & vient trouver Amintor
pour le conduire où il luy avoit promis. Le Roy Euric qui se plaisoit
grandement parmy les Dames, afin d’avoir plus de commodité de nous voir,
nous avoit logées Clarinte, Adelonde & moy dans son Palais, feignant que
c’estoit pour nous faire plus d’honneur. Le quartier de Clarinte estoit
presque à plein pied de la Cour, & ne falloit que monter trois ou quatre
marches pour y aller, & estant sur ce petit perron, on entroit dans sa
chambre par deux divers endroits : par l’un on trouvoit une grande salle,
& une antichambre avant que d’y entrer. Par l’autre, on passoit par une
petite gallerie fort obscure, qui conduisoit en son cabinet par une porte
desrobée, & c’estoit où Clarinte couchoit ordinairement : & quand on
vouloit passer plus outre sans entrer dans son cabinet, il ne falloit
qu’ouvrir une porte tout aupres, par laquelle on entroit dans une
tres-grande salle qui condui- soit
hors du Palais, par une porte fort peu frequentée.
Alcire ayant de long temps fort bien remarqué tout ce que je viens de dire,
conduisit Amintor dans ceste petite galerie, où estant sans point de
lumiere, lors que desja chacun estoit retiré, il luy dit, Vous verrez
Amintor, qu’aussi tost que je heurteray à la porte du cabinet, on me viendra
ouvrir : mais je vous supplie, suivant ce que vous m’avez promis, de vous en
retourner sans faire bruit aussi tost que vous m’aurez veu entrer dedans :
& puis le laissant à quatre ou cinq pas de la porte, il fit semblant
d’aller grater contre celle du cabinet de Clarinte, & il alla à l’autre
par laquelle on entroit dans la grande salle, & qui pour estre toute
proche ne pouvoit estre discernée par Amintor, & apres y avoir demeuré
quelque temps, il revint vers luy, & luy dit doucement à l’oreille :
Nous avons un peu trop tardé, elles estoient desja à moitié endormies, mais
j’ay ouy qu’elles se levent : je vous supplie encor un coup, quand je seray
entré, de vous en aller le plus doucement que vous pourrez, & cependant
de vous reculer encor un peu plus, de peur que si les flambeaux estoient
encor allumez, vous ne fussiez veu quand la porte s’ouvrira. Amintor le fit,
ne pensant point à sa finesse, qui ne tendoit à autre fin qu’a l’esloigner
d’avantage de la porte du cabinet, de peur qu’il ne peust s’appercevoir de
sa ruse. S’estant donc raproché le plus doucement qu’il peut de ceste porte,
il ouvrit luy-mesme celle qui alloit dans la grande sale, & y entrant la
referma inconti- nent apres,
parce que le ressort estoit fait de telle façon, qu’en la poussant, elle se
fermoit d’elle mesme : & Alcyre qui l’avoit remarquée, y estoit venu un
peu auparavant, & l’avoit laissée entr’ouverte. Amintor qui l’ouyt
ouvrir & fermer incontinent, eut opinion que veritablement c’estoit
celle du cabinet de Clarinte, & il est bien croyable que tout autre y
eust esté aussi bien trompé que luy, estans si proches l’une de l’autre,
& le lieu si obscur : toutesfois pour en estre plus asseuré, il vint
prester l’oreille à la porte, pour ouyr s’ils parleroient ou feroient
quelque bruit : mais ou fust que veritablement au bruit qu’Alcire avoit
fait, quelqu’un s’esveilla dans la chambre de Clarinte, ou que l’aprehension
le luy fist sembler ainsi, tant y a qu’il eut opinion d’ouyr quelque bruit,
ce qui le transporta de sorte qu’il fut prest plusieurs fois d’enfoncer la
porte à coups de pied. Enfin se souvenant de la parole qu’il avoit donnée,
& de la proximité qui estoit entr’eux, & en quelle confusion il
mettroit toute sa maison, il eut assez de pouvoir sur luy pour s’en
empescher & s’oster de là, mais avec tant de regret, que de toute la
nuict il ne peut reposer. D’autre costé, Alcyre ayant si bien joüé son
personnage, & craignant qu’Amintor ne le vint chercher en son logis, ne
voulut point y retourner, ny en lieu où le lendemain quelqu’un peust dire de
l’avoir veu, & à ceste occasion passa toute la nuict dans quelques
grottes d’un jardin, dont il s’estoit fait donner la clef.Jugez en quel
estat il avoit mis Amintor, & combien un Amant doit avoir de prudence, pour eviter les artifices
d’un Rival. Le desplaisir de ce Chevalier fut tel, que ne le pouvant
declarer à personne, il fut enfin contraint de se mettre dans le lict, &
alla quelque temps disputant contre le mal, avant que d’y vouloir donner
remede ; De quoy Clarinte estant avertie par le bruit qui en couroit,
poussée de l’amitié qu’elle luy portoit, & ignorant le sujet de sa
maladie, se resolut de l’aller visiter : mais elle le trouva si triste, qu’à
peine la peut il regarder, ce qu’elle attribuoit à la grandeur de son mal :
mais l’allant une autrefois visiter, & le trouvant encore plus
melancolique & plus froid que la premiere fois, elle ne se peut
empescher de luy dire : Il est certain Amintor, que vostre mal doit estre
fort grand, puis qu’il ne vous change pas seulement le visage, mais vous
rend d’une humeur si differente à celle dont vous souliez estre, que
veritablement vous n’estes plus recognoissable, Ha Clarinte ! luy
respondit-il en souspirant, combien eust-il esté à propos que ce changement
fut arrivé il y a long temps ? Elle demeura estonnée d’ouïr ceste responce,
& lors qu’elle vouloit continuer pour en apprendre d’avantage, les
Medecins s’approcherent de luy, de sorte que craignant que quelqu’un ne s’en
apperceust, elle n’osa repliquer, au contraire s’estant arrestée fort peu de
temps aupres de luy, elle se retira la plus mal satisfaire personne du
monde.
Cependant Alcire pour ne point perdre temps, apres avoir veu un si bon
commencement, & un progrez si favorable à ses desseins, pour se
prevaloir encor mieux des occasions qui se pour- roient presenter, se rendit beaucoup plus familier
d’Amintor, qu’il ne souloit estre, & demeuroit si assiduellement aupres
de luy, qu’il estoit impossible qu’il parlast à personne sans qu’il l’ouyst.
Car cognoissant bien que son mal procedoit principalement du desplaisir
qu’il recevoit de Clarinte, il ne vouloit point qu’elle l’en peust
desabuser, ny que quelqu’un luy fit recognoistre la verité : mais parce
qu’il n’avoit pas encore entierement accomply son chef d’œuvre, & qu’il
estoit necessaire, que comme il avoit trompé Amintor, il abusast aussi
Clarinte, afin que comme il la fuyoit, elle s’esloignast aussi de luy. Un
jour qu’il se trouva seul dans la chambre de son compagnon, & qu’il
recogneut que le mal le pressoit moins que de coustume, il fit semblant de
vouloir escrire quelque chose qui luy estoit d’importance : mais comme s’il
n’eust peu venir à bout de ce qu’il avoit à faire, il effaçoit tantost une
parole, & tantost rayoit une ligne toute entiere, & enfin feignant
de se dépiter contre soy-mesme, rompoit & le papier & la plume
contre la table, frappant de colere des mains dessus. Dequoy Amintor
sousriant, & ne sçachant d’où procedoit ceste façon de faire, luy
demanda, quelle occasion il en avoit : Je vous asseure, luy dit-il, que je
pense n’avoir pas aujourd’huy l’esprit bien fait. Ce matin le Roy m’a
commandé de faire pour luy une lettre de remerciment à une Dame, pour
quelques estroittes faveurs qu’elle luy a faites, & faut que je la luy
porte tout à ceste heure, afin qu’il ait le loisir de la rescrire : mais je
ne sçay où aujourd’huy mon esprit
s’en est allé : je ne puis lier deux paroles bien à propos, & parce
qu’Amintor aymoit Alcyre, & qu’il sçavoit bien qu’Euric avoit accoustumé
de donner bien souvent de semblables commissions à ceux qu’il aymoit le
plus, & qu’il jugeoit personnes d’esprit, il voulut essayer si son mal
luy permettoit de faire ceste lettre pour son amy, & pource luy ostant
le broüillart des mains afin d’en comprendre mieux le sujet apres y avoir un
peu songé ; Il escrivit telles paroles :
LETTRE
D’Amintor au nom du Roy Euric.
C’est à la grandeur de mon affection, & non pas de mon
merite, que vous avez voulu mesurer la faveur que j’ay receuë de vous :
mais à quoy faut-il que j’esgalle le remerciment que je vous en dois ?
Sera-ce point pour ne vous estre redevable à ceste mesme grandeur de mon
affection ? Mais estant infinie, avec quoy se pourroit-elle esgaller ?
avec ce qui est comme elle infiny, & telle est la volonté que j’ay
de vous faire service, laquelle je vous supplie de recevoir, comme celle
de la per- sonne du monde qui
vous ayme le plus, & qui y est aussi la plus obligée.
Ce qu’Alcyre desiroit sur toutes choses, c’estoit qu’Amintor escrivit ceste
lettre sur ce sujet, non pas pour la donner au Roy, ainsi qu’il en faisoit
le semblant : mais pour un autre effect qu’il avoit desseigné en luy-mesme.
Il loüe donc grandement la vivacité de son esprit, & la facilité qu’il
avoit de mettre ses conceptions par escrit, le remercie de ce qu’il a fait
pour luy, l’ayant osté d’une peine qui n’estoit pas petite, & la mettant
dans sa poche, s’en va feignant de la vouloir rescrire dans un petit cabinet
où il souloit se retirer pour semblable affaire. De fortune le broüillart
qu’il avoit fait demeura sur la table, que le pauvre malade serra dans une
layette, où il avoit accoustumé de mettre semblables papiers, sans autre
dessein, que de ne vouloir pas qu’il fust veu. Alcyre cependant prend de la
soye, & estant hors de la presence d’Amintor, cachette ceste lettre,
& y met un chiffre dessus, & puis s’en va trouver Clarinte, prenant
l’heure, qu’il pensa la pouvoir trouver plus seule. Deux jours estoient
desja passez depuis la derniere fois qu’elle avoit visité Amintor, &
qu’elle en estoit revenuë si mal satisfaite : Toutefois encor qu’elle
desirast beaucoup de sçavoir pourquoy Amintor luy avoit parlé de ceste
sorte ; si est-ce qu’elle n’avoit osé y retourner si promptement, de peur de
donner sujet aux médisans de mal parler d’elle : & maintenant voyant Al-
cyre, & sçachant la
familiarité qui estoit entre eux, encore qu’elle ne fust pas ignorante qu’il
l’aymoit aussi bien qu’Amintor, si ne peut-elle s’empescher de luy demander
comme se portoit son malade. Alcyre faisant semblant de ne sçavoir point que
son compagnon la servist, luy respondit si froidement : Je croy, Madame,
qu’il se portera bien, estant depuis peu devenu si joyeux, qu’il n’y a pas
apparence qu’il tienne longuement la chambre, puis que les Medecins disent,
que son mal ne procede que d’une grande tristesse. Je croy, respondit
Clarinte, que les Medecins ont fort bien jugé : & faut, s’il est si
joyeux que vous le dites, qu’il soit bien changé depuis que je ne l’ay veu :
car la derniere fois que je fus chez luy, à peine pouvoit-il ouvrir la
bouche pour parler à moy. Je ne sçay, respondit Alcyre, quel il estoit lors
que vous le vistes : mais si fais bien, que jamais homme ne monstra un
visage plus content qu’il fait depuis hier au matin : aussi n’est-ce pas
sans raison : si c’est avec raison que celuy se contente qui a obtenu ce
qu’il desire. Et je vous supplie Alcyre, dit-elle incontinent, faictes moy
sçavoir ce contentement, afin que comme sa parente & sa bonne amie, je
participe au plaisir qu’il en a. Je le ferois, repliqua-t’il, pour obeyr à
ce que vous me commandez : mais je sçay, Madame, que la pluspart des femmes
ne sçavent rien taire, & peut-estre s’il venoit à le sçavoir, je
perdrois son amitié que je tiens si chere. J’avouë, respondit-elle, que je
suis femme, mais non pas de celles-là que vous dites ne sçavoir rien taire,
ayant toute ma vie fait particu-
liere profession de ne parler jamais de ce que je promets tenir caché, comme
à cette fois je le vous proteste & le vous jure. Sur ceste parole,
dit-il, je le vous diray : mais à condition que vous n’userez point de la
puissance que vous avez sur moy, pour m’en faire declarer davantage que je
ne voudray. Ce seroit trop de discourtoisie, dit-elle, encore que je le
peusse faire, de vous y vouloir contraindre. C’est pourquoy je vous asseure
de ne vouloir jamais rien sçavoir de vous, que ce que vous mesme m’en
voudrez dire. Sçachez donc, reprit finement Alcyre, que le pauvre Amintor
est secrettement devenu amoureux d’une des principales & des plus belles
Dames de la Cour, & que l’aymant passionnément, & s’estant figuré
qu’elle devoit rendre à son affection quelque sorte de tesmoignage de bonne
volonté : il y a quelques jours qu’il en voulut retirer quelque preuve :
mais s’estant trouvé beaucoup moins heureux qu’il n’avoit eu opinion, il en
ressentit un si grand desplaisir, qu’il en devint malade, se donnant de
telle sorte du tout à la melancholie, qu’il y avoit peu de personnes qui ne
la jugeast estre la seule cause de son mal. Dequoy ceste belle Dame estant
advertie, esmeuë à quelque compassion le vint visiter, & depuis ayant
recogneu la grandeur de son affection, luy a donné autant de subject de se
contenter d’elle, que peu auparavant elle luy en avoit donné de
mescontentement : De vous dire quel il est, il n’y a point d’apparence :
Puis, Madame, que vous le pouvez juger par l’effect que je vous en dis, tant
y a que ce matin il a mis la main à la plume pour luy es- crire, & ne se fiant de
personne que de moy, m’a prié de luy porter sa lettre. Clarinte oyant ces
nouvelles, ne peut s’empescher de rougir infiniment surprise de la nouvelle
de cét Amour, & parce qu’elle ne vouloit pas qu’Alcyre s’en apperceust,
elle fit semblant de se moucher, & en mesme temps luy demanda qui estoit
ceste courtoise Dame, sans mesme oster le mouchoir du visage, pour empescher
que le changement de sa voix ne fust recogneu. C’est, dit Alcyre, ce que
vous m’avez promis de ne me commander pas de vous dire : mais pour vous
donner plus d’asseurance de mes paroles, & que vous puissiez mieux juger
ce que je vous dis, encore que sa lettre soit cachetée, je ne laisseray pas
de la vous monstrer ; parce que je reprendray bien son cachet sans qu’il le
voye, & lors ouvrant la lettre la luy presenta. Elle qui cognoissoit
fort bien l’escriture d’Amintor, soudain qu’elle y jetta les yeux dessus,
vit bien que veritablement il l’avoit escrite, & cela luy faisant
adjouster foy à tout ce qu’Alcyre venoit de luy dire : Elle leut avec une
grande émotion tout ce qui estoit escrit, qui luy donna encore plus de desir
de sçavoir à qui ce remerciment s’adressoit. Et ne me direz-vous point,
Alcyre, luy dit-elle, à qui ces belles paroles sont escrites ? Madame,
dit-il, je la vous eusse nommée dés le commencement, si je n’eusse promis le
contraire avec de si grands sermens, que j’aurois horreur de les rompre :
mais qu’il vous suffise que c’est l’une des plus belles Dames de la Cour :
Je le croy, dit Clarinte, puis que vous le dictes : Mais, continua-t’elle,
quelque beauté qui soit en elle,
si l’estimeray-je encor beaucoup moindre que sa courtoisie : & puis que
vous ne me voulez dire son non, ne me pouvant venger en autre chose, je ne
veux pas qu’elle ait le contentement de lire cette lettre, & en mesme
temps pressée du dépit, la rompit en diverses pieces. Alcyre feignit d’en
estre bien marry, & de l’en vouloir empescher, encor que ce fust son
moindre soucy : enfin voyant qu’il n’y avoit plus de remede, il fit semblant
de se consoler. Je diray, continua-t’il, qu’en tirant mon mouchoir, elle est
tombée dans le feu, où elle a esté plustost bruslée que je n’y ay pris
garde, & s’il veut il en refera un’autre.
Se pouvoit-il user avec plus de finesse, pour rompre une amitié des deux
costez, qu’Alcyre en cette occasion en inventa ? aussi fit-il un si grand
coup en l’un & en l’autre, que Clarinte abusée de cette lettre, &
Amintor deceu de ce qu’il pensoit avoir bien veu, estoient si mal
satisfaicts l’un de l’autre, qu’ils n’attendoient plus que l’occasion de se
voir, pour venir aux extremes reproches, qui fut cause que Clarinte n’alla
plus voir Amintor, & qu’Amintor laissa escouler plusieurs jours contre
sa coustume, sans l’envoyer visiter, ce qui ne faisoit que les affermir
d’avantage en l’opinion qu’Alcyre leur avoit fait concevoir.
Or voyez, mon pere, combien la fortune, quand elle veut, prepare le chemin
aisément à celuy qui luy plaist qui parvienne à la fin de ses desseins. J’ay
esté contrainte de vous dire un peu au long les finesses d’Alcyre, & les
mesconten- temens de Clarinte, afin
de vous faire mieux entendre, comme Alcidon pour effectuer la priere que je
luy avois faite, parvint aux bonnes graces de Clarinte : parce que c’est une
chose tres-asseurée, que sans cette dissension, il eust peu mal-aisément
venir à bout de son dessein : Mais comme il a tousjours esté tres-heureux en
tout ce qu’il a entrepris, il ne le fut moins à ce coup de rencontrer ce
hazard si à propos.
Alcidon a voulu couvrir tant qu’il a peu son infidelité, par les discours
qu’il a faits : & quoy que je me sois teuë quand il en a parlé, &
que quand il me vint retrouver la premiere fois, je n’en fisse point de
semblant, si est-ce que je sçavois tresbien que le long temps qu’il estoit
demeuré sans me faire sçavoir de ses nouvelles, avoit veu naistre d’autres
affections en luy, que celles qu’il avoit euës pour moy : car sans en
chercher de plus esloignées, je sçavois fort asseurément, que Torrismond
estant mort, lors que Thierry son frere prit la Couronne, il vit dans l’une
des villes d’Aquitaine Clarinte, & qu’il l’ayma : & si je voulois,
peut-estre luy pourrois-je bien dire & le temps & le lieu : mais il
suffit qu’en son ame il sçait bien que je dis vray. Et parce qu’Alcidon
faisoit semblant de ne vouloir point avoüer ce qu’elle disoit ; Non, non,
dict-elle, Alcidon, ne niez point la verité, vous sçavez que je dis vray,
& que peu de temps apres l’accident de Damon & de Madonthe,
Thorrismond venant à mourir, & Thierry luy succedant vous le suivistes
en ses voyages, & qu’au siege
d’une ville vous vistes cette belle Dame, de laquelle vous eussiez davantage
continué le service, si Thierry mesme ne fust mort presque aussi tost qu’il
fut Roy, & depuis vous en fustes distrait par le grand Euric, qui vous
occupa de telle sorte en ses diverses entreprises, que vous oubliastes aussi
bien Clarinte, qu’auparavant vous aviez eu peu de memoire pour moy : &
vous contentez Alcidon, que si je voulois, je vous raconterois, non
seulement le commencement & le progrez de cette affection, mais
peut-estre encores tant de particularitez de vostre vie, que vous vous en
estonneriez.
Je dis cecy sage Adamas, non pour luy reprocher son inconstance : car je sçay
bien que son âge ne luy permettoit pas alors d’estre plus constant, &
que je ne l’avois point obligé d’avoir plus de fidelité pour moy : mais je
le dis seulement pour vous faire entendre, qu’il eust beaucoup moins de
peine à faire cognoistre sa bonne volonté à cette belle Dame. Je ne nieray
pas, interrompit Alcidon, que du temps que vous distes, je n’aye veu
Clarinte, & que sa beauté ne m’ait ravy, par une rencontre fort
inesperée : Car au siege d’une ville, quelque intermission ayant esté faite
des armes, je m’approchay de la muraille où le Roy m’envoyoit, pour faire
retirer les soldats qui s’en approchoient trop ; Je vis cette belle Dame sur
les creneaux, où elle estoit venuë pour parler à quelqu’un de nostre armée
qu’elle cognoissoit : j’avouë qu’aussi tost que je la vis, je l’admiray,
& qu’elle faillit dés lors de me couster la vie, parce que la tresve se
rom- pant cependant que je la
considerois, je ne me donnay garde que je fus tout couvert de traicts &
de flesches, que ceux de la muraille me tiroient, & que comme elle
portoit en ses habits le signe de la mort, car elle faisoit le dueil de son
pere, sa veuë me fut presque mortelle de cette sorte : mais je ne
confesseray jamais que cela m’ait fait manquer à ce que je vous dois, &
que vous me faictes une extreme injure, quand vous en parlez autrement. Nous
en croirons, dit Daphnide, ce qu’il vous plaira, tant y a Alcidon, que cette
fois que par mon commandement vous lui parlastes d’amour, n’avoit pas esté
la premiere, & qu’à cette occasion l’accez vous en fut plus aysé.
Au commencement, toutesfois sçachant ce qui s’estoit passé entre nous,
d’autant que le Roy mesme le luy avoit raconté, elle ne laissa de rejetter
bien fort ses paroles : car il faut que vous sçachiez, mon pere, que le
grand Euric pensant s’avancer davantage en ses bonnes graces, luy faisoit
entendre, que toute la recherche qu’il me faisoit, n’estoit que pour
Alcidon, qu’il luy disoit estre passionnément amoureux de moy. Et parce que
ce Chevalier desireux de vaincre cette belle Dame, ne s’arresta pas au
premier refus qu’elle luy fit : Un jour qu’Euric s’estoit allé promener sur
le Rosne, & pour passer le temps en meilleure compagnie, avoit convié
une partie des Dames, entre lesquelles nous estions Clarinte & moy, je
pris garde qu’Alcidon s’en approcha, & apres avoir parlé quelque temps à
elle, je vis qu’il luy donna un papier qu’elle
prit, & incontinent apres le despliant le rompit & le jetta dans le
fleuve sans le lire. Je ne peus pour lors entendre ce qu’il luy avoit dit,
ny ce qu’elle luy respondit, parce que j’estois trop esloignée, & qu’ils
parloient fort bas : mais Alcidon me dit depuis, qu’il luy avoit dict : Ne
trouvez estrange, Madame, si je viens tenter en ce lieu ce que je n’ay peu
obtenir ailleurs, je veux dire, l’honneur de vos bonnes graces, parce
qu’ayant esté si malheureux quand je vous en ay suppliée sur la terre, je
veux essayer si l’Element de l’eau me sera point plus favorable, &
d’autant que quand je vous vois, mon ame s’employe tellement à vous
regarder, qu’elle oublie de parler : pour suppléer à ce deffaut, j’ay mis
dans ce papier une partie des choses que je voudrois bien, & que je ne
puis vous dire : Et à ce mot, il le luy presenta, elle qui eut peur qu’en le
refusant, elle ne fust cause que plusieurs s’en prinssent garde, le receut,
& luy dit : Vous avez eu raison, Alcidon, de penser que cet Element vous
seroit plus favorable que l’autre, s’il est vray que chacun favorise son
semblable, car vostre humeur inconstante ne ressemble en rien à la terre,
& si faict bien à l’eau qui ne s’arreste jamais : & pour vous
monstrer que j’en fais le mesme jugement, je luy donne ce papier où vous
dites avoir escrit ce que vous desirez, afin qu’il vous accorde vostre
requeste, m’asseurant bien que vous cognoissant aussi inconstant que luy, il
vous favorisera autant qu’il luy sera possible : Et à ce mot, rompant la
lettre en plusieurs pieces, sans la lire la jetta dans le fleuve. Ah, Mada-
me ! luy dit Alcidon, luy
voulant retenir le bras, est-ce ainsi que vous mesprisez la plus entiere
affection qui vous ait jamais esté offerte ? Ne vous contentez-vous pas,
injuste que vous estes, de me brusler le cœur par le feu de vos yeux, sans
en noyer les plaintes dans ce fleuve pour ne les voir pas ? Vous avez tort,
luy dit-elle froidement, de m’accuser d’injustice, puis que je me fais
paroistre tres-equitable de ne vouloir rien retenir de l’autruy, rendant à
cet Element si inconstant les pensées & les conceptions du cœur le plus
inconstant qui soit en l’Univers.
Cependant que Clarinte parloit de ceste sorte à ce Chevalier, le Roy
m’entretenoit, & toutesfois je n’estois pas si attentive à son discours,
que je n’eusse l’œil sur Alcidon, & m’asseurant bien que Clarinte feroit
quelque action, qui donneroit cognoissance de ce qu’il luy disoit, afin que
le Roy y prit garde, expressément sans luy respondre je tins quelque temps
les yeux sur eux, & parce qu’il me tira par le bras, comme s’il eust
voulu me faire revenir d’un sommeil : Je ne dors pas, luy dis-je, Seigneur,
voyez ce que je regarde, & lors je luy monstray Clarinte & Alcidon,
& de fortune au mesme temps que le Chevalier luy donnoit la lettre, de
sorte qu’il peut voir comme elle la rompit & la jetta dans l’eau. De
quoy je fus bien ayse, afin qu’il commençast de prendre garde à ceste
nouvelle amour, sçachant bien qu’en semblables affaires, il ne faut
seulement qu’en faire voir un peu, & laisser à la jalousie d’achever le
reste.
Depuis ce jour, Alcidon continua de sorte & poursuivit si bien son
entreprise, que la belle Clarinte, pensant que ce seroit un tres-bon moyen
pour gaigner Euric, & pour faire regretter à Amintor, la perte qu’il
avoit fait d’elle, fit semblant de luy vouloir un peu de bien : Je dis, fit
semblant, car veritablement pour lors elle n’avoit guere autre passion que
l’ambition, pour laquelle elle estoit bien ayse d’estre aymée du grand
Euric, & que le despit contre Amintor, croyant qu’il se fust retiré
d’elle pour quelque autre, à quoy elle jugeoit que la bonne chere qu’elle
faisoit à Alcidon luy pourroit estre fort profitable : car elle sçavoit bien
que pour r’appeller un Amant qui se retire, il n’y avoit rien de meilleur
que de faire naistre la jalousie, & pour en acquerir un de la qualité du
Roy, il n’y avoit artifice meilleur que de s’acquerir les bonnes graces de
ceux qui en sont aymez & favorisez, comme elle voyoit estre ce
Chevalier, afin que par leurs loüanges, ils portent l’esprit de leur maistre
à les aymer d’avantage, outre qu’elle en avoit ce luy sembloit un exemple en
moy qu’elle sçavoit bien avoir esté aymée d’Alcidon, & qu’elle pensoit
estre parvenuë aux bonnes graces du Roy par son moyen. En ceste
consideration doncques, elle commença d’escouter ce Chevalier, & de luy
faire quelque espece de petites faveurs : dequoy je recevois un tres-grand
contentement, pensant bien que quand le Roy s’en prendroit garde, il estoit
impossible selon son humeur, qu’il ne s’en offençast grandement, & tout
expres lors que je pouvois parler à Alci- don en particulier, je le solicitois tousjours de
s’avancer d’avantage en ses bonnes graces, & de la rechercher mesme à la
veuë d’Euric, pourveu que ce fust avec discretion, ce qu’il fit de telle
sorte, que non pas seulement le Roy & Amintor, mais presque toute la
Cour s’en prit garde, d’autant qu’au commencement ny Clarinte, ny Alcidon,
n’avoient pas grande opinion de s’aymer à bon escient, mais seulement pour
les desseins qu’ils avoient tous deux, lesquels ne pouvoient estre
accomplis, s’ils eussent tenu leur amitié secrette, parce que tout l’effect
qu’ils en esperoient devoit proceder de la cognoissance qu’ils en donnoient
à autruy.
Ils continuerent quelque temps de ceste sorte, durant lequel Amintor s’alla
tousjours plus opiniastrant contre l’affection qu’il portoit à Clarinte, ne
pouvant consentir que son cœur genereux aymast une personne, de laquelle il
pensoit avoir esté si laschement trahy. D’autre costé, elle qui pensoit
avoir encor plus d’occasion de le hayr, pour en avoir esté si indignement
delaissée, encore qu’elle feignit de ne s’en point soucier, si est-ce
qu’elle en ressentoit un despit si vif en l’ame, que ne pouvant s’en vanger
si tost qu’elle eust bien voulu, elle ne se pouvoit deffendre de l’extreme
tristesse, qui descouvre au visage les ennuis que le cœur veut tenir
cachez ; & comme la neige en roulant sur d’autre s’amoncelle &
s’agrandist, de mesme ce desplaisir peu à peu se joignant à d’autres ennuis,
dont la vie des hommes n’est que trop fertile, s’y joignant encores quelque
indisposition du corps, elle se
reduit en un tel estat, qu’enfin elle fut contrainte de se mettre au lict,
où tout son plus grand exercice estoit de souspirer & de plaindre.
Amintor en fut incontinent adverty, parce qu’à cause de leur parentage les
domestiques des uns & des autres avoient une tres-grande familiarité
ensemble : mais cela encor ne fut point suffisant de vaincre l’esprit
offencé de ce Chevalier. Il advint enfin, que le mal de ceste belle Dame
rengregeant de jour en jour, il fut adverty qu’une nuict elle avoit eu des
deffaillances qui avoient failly de l’emporter, & qu’on ne sçavoit
encore ce qui en arriveroit. Il avoit tenu bon jusques là, mais oyant parler
de mort, il fallut se rendre, & sans attendre d’avantage, se faisant par
force habiller, il se fit trainer tout malade qu’il estoit au mieux qu’il
peut au logis de Clarinte, qu’il trouva dans le lict, mais non pas
toutesfois en l’extremité qu’on luy avoit dite, parce qu’encore que la nuict
elle eust ce fascheux accident, le jour estant venu luy r’apporta de la
force & de l’allegement. Elle qui eust attendu toute autre visite
plustost que la sienne, & qui grandement offensée contre luy, n’en
pouvoit souffrir la presence qu’avec peine, pensant qu’il vint la voir pour
continuer ses tromperies, resolut de se faire effort, & en cachant son
mal, essayer de luy desplaire en tout ce qu’elle pourroit. En ce dessein
apres quelques propos communs, elle luy demanda des nouvelles de la Cour :
Car, dit elle, estant dans ce lict où vous me voyez, je n’en sçay que ce que
par pitié on m’en vient dire, & en eschange si vous prenez ceste peine, je vous apprendray des
miennes. Madame, dit froidement Amintor, il y a si long temps que je ne fais
la Cour qu’à mon lict, que ce n’est pas à moy à qui il se faut adresser pour
en apprendre : mais n’estant venu icy que pour sçavoir des vostres, vous
m’obligerez grandement de m’en dire, me resjouïssant cependant de vous voir
en un meilleur estat que l’on ne m’avoit pas figuré ce matin. Et quoy,
Amintor, respondit-elle, vous me pensiez peut-estre trouver morte ? Non,
non, je ne vous veux pas encor mettre en dépense d’un habit noir : &
pour vous monstrer que Dieu-mercy je ne suis pas reduite à un tel estat, je
veux en satisfaisant à la curiosité que vous avez de sçavoir de mes
nouvelles, vous monstrer que mes pensées tendent bien ailleurs, & lors
passant la main sous le chevet, elle ne tira un papier qu’elle luy presenta.
Tenez Amintor, continua-t’elle, lisez ces vers qui ont esté faits sur ces
fleurs que vous voyez attachées au chevet de mon lict, & puis si vous
n’en sçavez deviner l’autheur, je le vous diray. Avant, dit-il, que de les
lire, je penserois le pouvoir nommer asseurément, & lors les despliant,
il trouva qu’ils estoient tels :
MADRIGAL,
Sur un bouquet de fleurs aupres de Clarinte dans le lict.
Pres d’elle sur son lict un bouquet j’aperçeus,
Que
d’envie aussi tost contre luy je conceus :
O fleurs ! au pris de
moy, que vous estes heureuses,
En souspirant, leur dis-je, &
lors me reprenant,
Je dis incontinent :
Mais pour n’estre
amoureuses,
Belles fleurs, je vous croy
Moins heureuses que
moy.
Puis soudain au rebours, repensant en moy mesme,
Que je
n’ay point de mal, sinon parce que j’ayme :
Je te dis, ô bouquet !
mille fois plus heureux,
N’estant point amoureux.
Amintor ayant leu ces premiers vers, s’arresta pour considerer la lettre,
& apres y avoir quelque temps songé : Et bien, luy dit Clarinte, qu’en
pensez vous ? Jusques icy, respondit-il, je n’y voy rien qui me fasse
changer d’opinion, sinon l’escriture, qui veritablement n’est pas de celuy
que je pensois : mais, peut-estre, l’a-t’il fait expres pour en oster la
cognoissance à ceux qui les verroient. Je cognois bien, adjousta Clarinte,
que vous vous trompez : mais continuez de lire les autres, & peut-estre vous en donneront-ils plus
de cognoissance : ou vous mettront entierement hors de l’opinion où vous
estes. Lors Amintor continua de ceste sorte :
SONNET
Sur le mesme sujet.
Amour cueillit ces fleurs où prend la belle Aurore,
Ses roses, ses œillets, & ses lys tour à tour :
Qu’apres
ouvrant le Ciel & les portes du jour,
En tombant de ses mains,
tout l’Orient adore.
Belles fleurs que le Ciel de tant de grace honore,
Qu’heureuses vous serez en un si beau sejour ;
Vous mourrez, il est
vray, mais sur l’autel d’amour,
Autel où tous les cœurs voudroient
mourir encore.
Que vous vinstes, ô fleurs ! sous un heureux destin,
Vous nasquistes jadis dedans un beau jardin,
Et de mourir icy vous
estes destinées.
D’avoir changé de lieu, qu’il ne vous fasche pas,
Car
vous mourrez bien mieux que vous n’estes pas nées :
O Dieu ! qui
n’esliroit avec vous ce trespas ?
Je ne sçay, continua Amintor, si les vers qui suivent me feront perdre la
creance que j’ay : mais jusques icy je la tiens encores tres asseurée, &
reprenant le papier, il leut les autres, qui estoient tels :
SONNET
Sur le mesme sujet.
Je la vis dans le lict, un bouquet aupres d’elle :
O
combien en ces dons le Ciel est envieux !
Si j’estois comme vous,
aupres de ceste belle,
Quel plus heureux sejour voudrois-je entre
les Dieux ?
O fleurs ! si vous l’aimiez comme j’aime ses yeux :
La place où je vous vois à quelqu’autre nouvelle,
Vous ne
changeriez pas sous l’espoir d’estre mieux :
Mais la fortune en
nous n’est-elle pas cruelle ?
Le bien qui me deffaut, vous l’avez vainement,
Le
bien qui vous deffaut, je l’ay pour mon tourment,
Sur nous elle use
ainsi de double tyrannie.
Comme le Ciel se rit des choses de çà bas,
Il offre
ses presens à qui ne les void pas :
Mais à qui les void bien, le
cruel il les nye.
Amintor ayant achevé de lire ces vers, demeura fort empesché à juger qui en
estoit l’autheur : car au commencement il pensoit que ce fust Alcyre, mais
la conclusion de ces derniers luy en ostoit presque l’opinion. Clarinte qui
vit bien qu’il ne pouvoit le deviner les reprit, & monstrant d’en estre
fort soigneuse, les remit en la place où elle les avoit pris, & puis se
tournant à luy. Je vois bien, Amintor, luy dict-elle, que pour ce coup vous
n’en devinerez pas l’Auteur, si vous asseure-je que c’est une personne qui
merite autant de bonne fortune, qu’autre qui soit en la Cour. J’avouë,
Madame, respondit-il, que ces derniers vers m’ostent la cognoissance que je
pensois en avoir : Si ce n’est que pour se déguiser d’avantage, il se feigne
moins favorisé qu’il n’est pas. Que pensez-vous dire Amintor, reprit
incontinent Clarinte, & avez vous opinion que je fasse des faveurs à
quelqu’un ? Cela est bon pour celles à qui vous faictes tant de beaux &
grands remercimens : mais si vous n’avez oublié la façon dont j’ay vescu
avec vous, quand vous en avez recherché de moy ; vous vous souviendrez que
je ne suis point personne de qui il en faille attendre. Ha ! Madame,
respondit-il en souspirant, je n’ay que la memoire trop bonne de ce que vous
me dictes, aussi n’y a-t’il plus que ce seul souvenir qui me reste de tant
de services que je me suis efforcé de vous rendre. Mais, helas ! que mes
yeux sont de trop asseurez tesmoings pour pouvoir estre démentis ? Le mal de
Clarinte estoit grand, mais quand elle l’ouyt parler ainsi, elle se tourna
de furie de son costé : Et quel
tesmoignage, luy dit-elle, vous peuvent avoir rendu vos yeux, qui soit à mon
desavantage ? & parce qu’il ne respondoit point, retenu encor du respect
qu’il luy portoit, elle continua. Non, non, Amintor, que vostre silence
n’essaye point de couvrir sous le voile du respect la mauvaise volonté que
vous avez pour moy, & vous contentez de vos trahisons passées, sans
vouloir pour les excuser m’accuser de vostre faute. Vos yeux ny ceux de tous
les hommes ensemble, ne peuvent rien tesmoigner à mon desavantage, & si
font bien les miens, & ceux de plusieurs autres contre Amintor, comme
contre le plus perfide, & le plus ingrat qui vive. Si j’ay jamais
manqué, dit-il froidement, à l’honneur, & à la fidelité que je dois à
celle qui m’accuse de perfidie & d’ingratitude, je veux Madame que ce
moment soit le dernier de ma vie : Mais si vous me permettez de dire ce que
vous me demandez. Ouy, ouy, interrompit elle tout en colere, dites hardiment
tout ce que vous sçavez, mais soyez plus veritable en vos paroles qu’en vos
sermens : Si estois-je resolu, respondit-il, sans le commandement que vous
m’en faites, de l’ensevelir dans mon tombeau, & l’emporter avec moy,
pour m’empescher de regretter la perte de ma vie, ne l’ayant jamais desirée
que pour avoir l’honneur de vous rendre le fidelle service que je vous avois
voüé, & qui m’a esté interdict depuis le temps que j’ay sçeu, & veu
ce que vous me commandez de vous dire. J’attens avec impatience, dit
Clarinte, la fin de vostre discours, pour apres vous faire avouer que vous
estes le plus ingrat, & le plus
perfide qui soit en l’Univers. Ce que je vous tesmoigneray par vostre mesme
escriture : si vous n’estes aussi effronté à le nier, que vous estes
traistre & meschant au reste de vos actions. Amintor apres s’estre teu
quelque temps, reprit ainsi la parole. Puis que vous me le commandez,
Madame, & que vous m’asseurez de me dire aussi ce qui vous convie d’user
de telles reproches & injures contre moy, je satisferay à vostre desir,
avec protestation toutesfois, que si je mens en ce que je vay dire, je
puisse estre puny rigoureusement des Dieux avant que de partir de ce lieu :
mais aussi je vous supplie tres-humblement de vouloir mettre un peu vostre
esprit en repos, jusques à ce que j’aye eu le loisir de le vous raconter.
Quand vous m’avez monstré ces vers, j’ay creu que le bien heureux Alcyre en
estoit l’auteur : mais quand j’ay veu dans les derniers, qu’il se plaignoit
que ces fleurs avoient le bon-heur qu’il desiroit, & duquel il estoit
privé, j’ay changé incontinent d’opinion, si ce n’est qu’il l’ait dit ainsi,
pour feindre & pour se déguiser : car je l’ay veu si souvent entrer de
nuict dans vostre chambre, qu’il n’a pas occasion d’en souhaiter plus de
permission qu’il en a. O Dieu ! s’escria Clarinte, vous avez veu entrer de
nuict Alcyre dans ma chambre ? Ouy, Madame, je l’ay veu, respondit-il, &
ainsi les Dieux me soient en ayde, comme je l’ay veu de mes propres yeux.
Qui eust jamais creu, reprit-elle, une si meschante ame dans Amintor d’oser
dire une chose si fausse, & d’appeller encore les Dieux pour ses
tesmoings ? Je suis bien marry, Madame, respondit-il, que pour vous obeyr, je sois contraint
de vous tenir un propos qui vous est tant ennuyeux : mais soyez certaine que
je l’ay veu, de sorte que je ne l’eusse peu voir de plus pres, si je ne
fusse entré avec luy. Voicy, reprit Clarinte, la plus insigne meschanceté
qui fut jamais inventée, & vous Dieux qui maintenez les innocens, prenez
ma cause, faictes voir mon innocence, & punissez ces impostures : &
puis addressant sa parole au Chevalier : Il n’est plus temps,
continua-t’elle, de dissimuler, je veux que cette meschanceté soit averée,
& que le masque en soit osté. La vie ne m’est point chere au prix de
l’honneur, & la mort me sera tousjours plus agreable que cette calomnie.
Et pource, Amintor, parlez clair, & me dites quand, & comment vous
avez veu entrer Alcyre en ma chambre, ou autrement je croiray que tout ce
que vous dites n’est que vostre pure invention. Madame, respondit-il
froidement, Alcyre a esté celuy qui m’a desillé les yeux, m’ayant
premierement dit, & apres à cause de mon incredulité, fait voir les
extremes faveurs qu’il reçoit de vous, ayant voulu pour m’en rendre plus
certain, que je l’aye accompagné jusques à la porte de vostre chambre :
& sur ce discours luy raconta par le menu tout ce qu’il avoit veu, &
tout ce qui s’estoit passé entre Alcyre & luy, sans laisser depuis le
commencement jusques à la fin, chose qu’il eust veuë. Cette pauvre Dame fut
si estonnée de ce calomnieux artifice, qu’elle en demeura quelque temps sans
pouvoir ouvrir la bouche ; enfin revenant en soy-mesme, & ramassant ses
esprits ; Est-il possible,
dict-elle, qu’un esprit humain soit si meschant, que vous me racontez avoir
esté Alcyre contre moy, qui ne luy en ay jamais donné subject ? Il faut bien
que les Dieux soient infiniment plus clemens que les hommes, puis qu’ils
supportent sans la chastier, une si grande meschanceté. Premierement,
Amintor, je vous jure & proteste, qu’il n’y a rien au monde de plus faux
que cette imposture, & veux que les Dieux ne soient point Dieux pour
moy, mais Demons, affin de me chastier de la plus cruelle punition qui fut
jamais inventée contre parjure, s’il y a en toute cette meschanceté la
moindre chose qui soit vraye. Et en second lieu, je vous conjure par nostre
amitié passée, & par la memoire des promesses que vous m’avez faites si
souvent de vostre bonne volonté, outre l’obligation à quoy vous astraint le
parentage qui est entre nous, de vouloir averer cette meschanceté de telle
sorte, qu’il ne vous en demeure, ny à autre qui en ait ouy parler, la
moindre doubte qu’il y puisse avoir de la verité : & à cette condition,
& non point autrement, je vous pardonne l’offence que vous m’avez
faicte, de croire en moy une chose tant indigne de moy. Et quoy que je le
puisse faire avant que vous sortiez d’icy, si est ce que je desire pour ma
satisfaction, que comme Alcyre & vos yeux vous ont deceus, ce soient eux
aussi qui vous detrompent. Vous dites qu’il vient fort souvent me trouver :
voyez ce qu’il devient, & je m’asseure que vous trouverez qu’il va
ailleurs. Et toutesfois pour ne vous laisser si long-temps en cette mau- vaise opinion de moy, attendant
que par autre moyen vous en sortiez encore plus clairement, je vous veux
faire recognoistre qu’Alcyre voulant faire cette meschanceté, a bien eu
faute de jugement à ne la sçavoir pas faire. Vous m’avez dict, que quand il
vous conduisit à la porte de mon cabinet, c’estoit le jour qu’Euric accorda
à Daphnide la grace pour ce prisonnier, qu’il y avoit si long-temps qu’elle
luy demandoit. J’ay fort bonne memoire de ce jour là, pour un accident qui
m’arriva : & qui me l’a fait remarquer, c’estoit le quinziesme de la
Lune de Mars : Or je veux que vous oyez les tesmoignages de tous ceux de ma
maison, avant que j’aye le loisir de parler à eux, afin que vous cognoissiez
que Dieu permet bien que l’innocence soit calomniée, mais non pas oppressée.
Et il faut avoüer, qu’en cecy il m’a voulu monstrer une particuliere
protection, puis que plus de huict jours auparavant, & plus de huict
jours apres le quinziesme de la Lune de Mars, je ne couchois point à mon
logis, mais en celuy de ma mere, où j’allois tous les soirs, à cause de
quelque indisposition qui luy estoit survenuë. Si cela est, adjousta
Amintor, la meschanceté est veritablement toute descouverte. Vous verrez,
dict-elle, à cette heure mesme ce qui en est : Et à ce mot appellant toutes
ses filles, & en la presence du Chevalier, leur demandant en quel temps
elle estoit allée coucher la derniere fois au logis de sa mere, &
combien de nuicts elle y avoit demeuré, toutes respondirent de la mesme
façon qu’elle avoit desja dit, & verifierent de telle sorte l’imposture
d’Al- cyre, qu’Amintor n’en pouvoit
plus estre en doubte.
Si ce Chevalier demeura estonné oyant le tesmoignage, de tant de personnes,
qui ne pouvoit point estre mis en doubte, vous le pouvez juger mon pere :
puis qu’il avoit creu si asseurément le contraire, qu’il jugeoit impossible
qu’il fust autrement. Et apres que toutes ses filles se furent retirées, il
reprit ainsi la parole. Il faut avoüer, Madame, que l’imposture d’Alcyre a
esté grande, & que comme telle, elle a trainé deux grandes offences à sa
suitte : L’une qu’il a commise envers moy, & l’autre, qu’il m’a fait
commettre contre vous : & parce que je cognois aussi bien mon erreur que
sa meschanceté, je commenceray, Madame, dit-il se jettant à genoux devant
elle, à vous demander pardon de la mauvaise opinion que j’ay euë de vous,
vous suppliant de considerer combien malicieusement cette ruse a esté
inventée, & combien la vraye amour est ordinairement sujette à la
jalousie ; & puis quand j’auray obtenu le pardon que je vous demande, je
sçauray pourquoy Alcyre m’a voulu offencer de cette sorte, & luy
monstreray que je sçay mieux me servir de ce que je porte au costé pour
descouvrir ces malicieuses impostures, qu’il n’a d’infidelité à trahir un
ami, ny de malices à vouloir offencer la reputation de Clarinte. Elle qui
avoit tousjours conservé parmy ses depits plus violens, une fort bonne
volonté pour ce Chevalier, le voyant à genoux devant elle, le releva avec
courtoisie, & l’ayant fait r’asseoir, luy dit les larmes aux yeux.
Encore, Amintor, que la ruse dont a usé Alcyre ait esté tres-grande, si
est-ce que l’offence que vous m’avez faicte n’est pas petite, ayant creu de
moy une chose à laquelle vostre jugement ne devoit jamais consentir, ayant
eu dés si long-temps tant de tesmoignages du contraire. Mais quand je
considere l’affection que vous m’avez portée, sçachant bien de ne vous avoir
point donné d’occasion de me hayr, je veux charger de toute ceste faute la
jalousie, qui ordinairement accompagne ceux qui ayment, & de là tirant
cognoissance que vous ne m’avez offencée en cecy, sinon d’autant que vous
m’aymiez, je vous veux remettre ceste injure, à condition que vous ferez
deux choses pour moy : L’une, que puis qu’Alcyre vient si souvent me voir de
nuict, vous le suivrez, affin de sçavoir où il va, car il est tres-certain
qu’il ne vient point icy, & vous trouverez qu’il a quelque autre
assignation, laquelle je seray bien aise de découvrir, pour luy rendre le
desplaisir qu’il m’a voulu faire. Et l’autre, que vous me promettiez de ne
vous ressentir jamais de ceste offence contre luy, parce que je cognois bien
que vostre courage vous conviera d’en tirer quelque sorte de raison, &
c’est chose que je ne puis souffrir, parce que vous m’offenceriez plus qu’il
n’a pas fait : d’autant que vous feriez sçavoir à toute la Cour, ce qu’il
n’a faict entendre qu’à vous seul, & vous sçavez combien la calomnie
tache aisément la reputation des femmes, puis que nostre justification ne
peut estre qu’envers quelques particuliers, & les mesdisances
s’espandent par toutes les
oreilles. Madame, dit Amintor, ce dernier commandement m’est bien difficile,
& je vous supplie de considerer que quand ce ne seroit pas pour vous
vanger, encor suis-je obligé de faire cognoistre à cet imposteur que je ne
suis pas personne qui souffre telles offenses : parce que nostre reputation
est si chatoüilleuse, qu’encore que personne n’en sçache rien, toutesfois si
en nous mesmes nous pensons d’avoir souffert sans ressentiment quelque
indignité, nous ne sommes plus dignes d’estre appellez personnes d’honneur :
car la conscience vaut mille tesmoins. Amintor, luy dit-elle, je veux que
vous fassiez cela pour moy, & que vous ayez ceste consideration en
vous-mesmes, que si Alcire & vous sçavez la tromperie qu’il vous a
faite, vous aussi & Alcire, vous sçaurez sa meschanceté & sa
perfidie ; & pour ce qui vous touche, quand vous vous souviendrez que
tout Chevalier est obligé autant à l’honneur des Dames, comme au sien
propre, vous cognoistrez, Amintor, que vous devez avoir soin du mien, &
que vous ne devez point faire action qui le puisse blesser. Je ne remets
point devant vos yeux, à quelle obligation vous peut lier l’affection que
autrefois vous m’avez promise : car je sçay assez combien maintenant elle a
peu de pouvoir envers vous. Madame, interrompit Amintor, pour vous monstrer
que vous n’avez jamais eu plus de pouvoir sur moy que vous en avez encore,
je feray ce que vous me commandez, mais aussi à condition que vous me direz,
quelle est la perfidie dont vous m’accusez, & si ceste invention n’est point venue de la mesme
boutique d’Alcire. Je crois, dit elle, que cela pourroit bien estre,
toutesfois vostre escriture que je cognois fort bien, m’empesche de dire que
vous soyez accusé faussement. Et lors faisant apporter sa bource, [il:
corriger elle, VER 1619] prit le papier rompu, qu’Alcire luy avoit baillé,
& luy en presentant une piece : Vous ne pouvez pas nier, dit-elle, que
vous n’ayez escrit cela ? & Amintor l’ayant considerée quelque temps :
l’avoüe, respondit-il, que c’est de mon escriture. Or voyons, adjousta
Clarinte, ce que ces pieces rejoinctes nous diront de la perfidie que je
vous reproche : car je confesse que la lettre m’a esté mise entiere entre
les mains : mais le despit que j’ay eu de me voir si laschement trahye de la
personne de qui je le devois estre le moins, me l’a fait rompre comme vous
la voyez. A ce mot, sans qu’Amintor luy respondit rien aussi estoit-il trop
estonné, elle s’efforça de se relever un peu, & en espandant les pieces
sur la couverte, elle les remit aisement ensemble, & luy fit lire le
remerciment qu’il faisoit pour quelque extreme faveur receuë. Amintor se
remettant en memoire le temps qu’il escrivit ceste lettre, & par quel
artifice on luy avoit tirée des mains. Il faut avoüer, dit-il, Madame,
qu’Alcire est le plus fin, rusé & malicieux homme qui fut jamais ; Il
est vray que j’ay escrit cette lettre, & que je la luy ay donnée, mais
pour coppie seulement & sans estre cachettée : & continuant son
discours luy raconta tout ce qui s’estoit veritablement passé en cest
affaire. Mais, continua-t’il, je viens de me souvenir d’une chose qui m’est
demeurée entre les mains, qui
confirmera ce que vous avez dit, que Dieu n’abandonne jamais l’innocence,
& qui vous monstrera la verité de ce que je vous dis : ce sera donc avec
vostre permission, que j’envoyray querir une layette où j’ay mis le papier
qu’Alcire broüilloit, quand il feignoit de ne pouvoir venir à bout de
satisfaire aux commandemens du Roy, par lequel vous verrez que ce que j’ay
escrit, n’a esté que pour le soulager, ainsi que je disois. La volonté que
Clarinte avoit de bien verifier ceste malice, luy fit trouver à propos de
voir ce papier, lequel ayant esté apporté incontinent apres, tesmoigna
clairement la verité de tout ce qu’Amintor avoit dit, qui donna un tel
contentement à Clarinte (car elle recognut fort bien la lettre d’Alcire) que
tendant la main au Chevalier, & se laissant aller dans le lict : Je vous
demande pardon, Amintor, lui dit-elle, de la mauvaise opinion que j’ay
conceuë de vous, vous protestant qu’à l’avenir, il n’y aura jamais artifice
qui me mette en doute de vostre affection. Madame, respondit Amintor en luy
baisant la main, je dois marquer ce jour pour l’un des plus heureux de ma
vie, puis que tant inopinément il m’a fait deux si grands biens, &
lesquels je ne pouvois recevoir par aucun autre moyen : L’un de m’avoir fait
cognoistre que mes yeux m’avoient trahy, & l’autre de vous avoir fait
voir que je ne suis point autre que vostre fidele serviteur, & je suis
tellement hors de moy de deux si bonnes rencontres, que j’avouë n’avoir
point assez de parole pour en remercier & vous & ma bonne fortune.
Il vouloit continuer, lors que la survenuë du Roy l’en
empescha, qui ayant esté adverty du mal de ceste belle Dame, la venoit
visiter presque tout seul, de peur que la compagnie ne luy donnast de
l’incommodité : Et il arriva tant à l’impourveuë, qu’il surprit les pieces
de la lettre qui estoit encore sur le lict. Quant à Amintor, il serra
promptement les siennes : mais Clarinte fut si surprise de voir arriver
Euric, cependant que ce Chevalier estoit aupres d’elle, qu’elle ne se
souvint point de cacher les siennes : Si bien que le Roy les ayant
apperceuës y mit la main si diligemment, qu’elle ne le peut jamais empescher
d’en prendre toutes les pieces, & quelque priere qu’elle luy fit, ne
voulut en façon quelconque les luy rendre, au contraire les serrant
curieusement dans son mouchoir, apres s’estre arresté pres d’elle fort peu
de temps, se retira dans son cabinet, où rapieçant la lettre la mit toute
d’ordre : mais quand il vit le remerciment qu’Amintor faisoit (car il en
recognoissoit bien l’escriture) jugez quel il devint. Tous les Amants sont
d’ordinaire jaloux : mais sur tous ceux que je vis jamais, ce Roy l’estoit
infiniment, fust qu’il aymast avec plus de violence, ou que son courage
genereux ne peust supporter que celle à qui il faisoit l’honneur de se
donner, ne se donnast entierement à luy seul : Et ceste jalousie le porta à
une si grande hayne contre ceste belle & sage Dame, qu’il ne se contenta
pas de me le dire, & de monstrer la lettre d’Amintor : mais il le
raconta à chacun, & suivant sa passion, y augmenta de sorte, que toute
la Cour avoit dequoy con- tenter sa
curiosité & sa médisance.
Or voyez, mon pere, comme ce petit broüillon, que l’on nomme Amour, se plaist
à se mocquer de ceux qui le servent ? Je desire de rompre l’amitié d’Euric
& de Clarinte, & pour le faire, je me sers d’Alcidon : Amour qui me
veut gratifier, afin que je n’en aye point d’obligation à ma prudence,
suscite Alcire, qui avec une lettre qui tombe, comme je vous ay dit, entre
les mains du Roy, fait ce que je recherchois. Alcire veut oster à Clarinte
un serviteur, & par ses artifices luy donner sujet de hayr ce Rival,
& au contraire la mauvaise satisfaction de Clarinte, est cause qu’elle
reçoit Alcidon en ses bonnes graces : & par ainsi Alcire au lieu d’un
Rival s’en trouve deux : Alcidon d’autre costé qui donne des vers à Clarinte
pour acquerir ses bonnes graces, donne occasion à Amintor de r’entrer en
bonne intelligence avec elle, & de cognoistre la tromperie que luy avoit
fait Alcire. Alcire tire une lettre des mains d’Amintor, pour le faire hayr
de la belle Clarinte, & ceste lettre au contraire est cause qu’il en
perd luy-mesme les bonnes graces. Mais ce qui fut le pis, & qui est la
cause de mon voyage en ces contrées : voulant faire perdre un serviteur à
Clarinte, je luy en donnay un, & me le ravis à moy-mesme pour luy en
faire un present. Car Alcidon depuis ce temps, se donna de sorte à elle,
qu’il ne fut plus mien que de bouche, & à elle de cœur & d’ame :
Volage & inconstante humeur des hommes, où trouveras-tu jamais quelque
puissance assez forte pour t’arrester ?
Ce Chevalier donc, ayant commencé par mon commandement, continua de sa
volonté le service de ceste belle Dame, de telle sorte qu’elle se pouvoit
vanter, que si je luy avois osté un serviteur, elle m’en avoit aussi peu
ravir un autre, & avec d’autant plus d’avantage, que si elle aymoit
Euric, ce n’estoit que par ambition : mais Alcidon estoit veritablement aymé
de moy, qui toutefois pour le commencement ne ressentis pas la perte que je
faisois, pour l’extreme contentement que je recevois de me voir delivrée de
l’inquietude en laquelle Clarinte m’avoit retenuë depuis quelque temps. Mais
je ne jouys pas longuement de ce repos, & sembloit que le Ciel se
plaisoit à me voir sur de semblables espines : car à peine commençois-je de
me resjouyr de ceste si heureuse victoire, que je me vis contrainte de
reprendre les armes, pour ne me voir opprimée par une nouvelle ennemie.
Euric qui pensoit avoir esté grandement offencé de Clarinte, & qui
n’osoit point faire de demonstration du ressentiment qu’il en avoit, pour de
grandes & tres-prudentes considerations, se resolut de la faire repentir
de sa faute, & la chastier par l’envie qu’une autre luy donneroit des
faveurs qu’elle recevroit de luy, & qui eussent esté toutes à Clarinte
seule, si Clarinte se fust contentée de sa seule amitié. Et en ceste
resolution, au lieu qu’auparavant il aymoit en trois divers lieux, il se
resolut de mettre toute son affection, ou pour le moins toutes ses faveurs
pour quelque temps en un seul sujet.
Je vous ay dit, que quand je priay Alcidon de rechercher Clarinte, il y avoit
une autre Dame nommée Adelonde, à qui le Roy faisoit aussi paroistre de la
bonne volonté. A ce coup, pour se venger de Clarinte, il se donna du tout à
celle cy, & de telle sorte, qu’encores que sa naissance la rendit
beaucoup inferieure & à Clarinte, & à moy : Toutesfois à dessein il
la nous preferoit de telle sorte, que j’avouë que je fus deux ou trois fois
pour rompre avec luy : Mais en cela, Alcidon par ses sages advis, me
contraria tousjours, & fit en façon que je me vainquis moy-mesme, &
elle, & le Roy aussi par sa patience, si bien que je puis dire luy
devoir tous les contentemens que depuis j’en ay receus.
Adelonde qui se vit relevée par dessus son esperance, haussa encore
d’avantage ses pretentions, & voyant que le mary qu’autrefois elle
estimoit estre toute sa grandeur, estoit cause du retardement qui pouvoit
arriver aux effects de ses pensées, elle commença de desirer que bien tost
il la laissast seule : & quoy que l’aage qu’il avoit plus qu’elle, fust
pour le moins de deux siecles, si luy sembloit-il qu’il ne s’en yroit point
encores assez promptement, & eust bien voulu que sa compagnie ne fust
pas si longue que sa bonne complexion en ce vieil aage luy faisoit juger.
Mais comme elle avoit de l’impatience pour ce sujet, elle avoit encores
moins de limite en ce qui estoit de l’Amour que ce grand Prince luy faisoit
paroistre : car encores que chacun la jugeast tres-grande, si desiroit-elle
qu’elle le fust encores d’avantage : & en ce desir, il n’y avoit rien qu’elle ne
recherchast, ny aucun artifice qui luy semblast ou injuste, ou trop
difficile : cela fut cause que quelques-uns luy proposant de se servir de
charmes pour retenir l’esprit ondoyant de ce Prince, elle ne les refusa
point, au contraire, s’en servit comme d’un moyen ordinaire & permis.
Elle donne donc au grand Euric un bracelet de ses cheveux, où des lyons de
pierrerie servoient de fermoirs. Ces lyons avoient telle vertu, que tant
qu’il les porteroit au bras, il ne pourroit aymer qu’elle : peut-estre ne
sembleroit-il pas tant estrange que l’amour & l’ambition, qui sont deux
passions si puissantes, luy eussent fait commettre ceste faute ; si
s’arrestant là, elle n’y eust pas adjousté la seconde, qui veritablement ne
proceda que de faute de jugement : Mais pensant qu’il les auroit plus chers,
& qu’il seroit plus soigneux & de les porter continuellement, ou de
ne les point donner à personne : Elle luy dit, qu’un tres-sçavant Druyde,
& qui avoit un soing particulier de la conservation de sa Couronne,
sçachant combien de meschantes entreprises se tramoient contre sa vie &
contre son Estat, avoit fait ces lyons sous de certaines constellations,
& avec un si grand art, que tant qu’il les auroit au bras, il n’y auroit
jamais entreprise de ses ennemis, qui peut avoir effect contre luy, &
qu’au contraire, toutes les fois que quelqu’un entreprendroit quelque chose
à son prejudice, ces lyons l’en advertiroient, en luy serrant doucement le
bras avec les ongles.
Mais voyez, mon pere, comme le Ciel se moc- que de ceux qui recherchent de mauvais moyens pour
parvenir à leurs intentions. Ce que ceste belle Dame avoit pris peine de
recouvrer pour augmenter & se conserver la bonne volonté de ce grand
Prince, fut ce qui la luy fit perdre entierement : car aussi tost qu’il
sceut qu’elle usoit de charmes & de magie, il creut que toute
l’affection qu’il luy avoit portée, n’estoit procedée que de la force des
Demons, & non pas de beauté, ny de merite qui fut en elle, & deslors
en prit une si grande horreur, qu’il s’en retira plus viste qu’il ne s’en
estoit pas affectionné, & depuis quand il en parloit, il ne la nommoit
plus Adelonde, mais sa Cyrce & sa Medée.
Je vous ay fait ce discours, mon pere, non pas pour estre necessaire en ce
qui est d’Alcydon & de moy : mais seulement pour vous faire mieux
cognoistre quelle estoit l’humeur, & quel l’esprit du grand Euric, &
juger par là, si je n’avois pas suject de me servir pour conserver sa
bienvueillance de toute la plus prudente finesse qu’il m’estoit possible,
& si en ce que j’avois ordonné à Alcidon, j’avois eu raison ou non ? Or
ce qui reste à raconter de la vie de ce Prince, ne touche non plus à nostre
differend, puis que depuis ce jour, nous vesquismes comme nous faisions
auparavant. Le Roy revint à moy avec toutes les submissions & tous les
repentirs que peut faire & ressentir celuy qui a regret d’avoir offencé
une personne qui l’ayme. Et Alcidon continua d’aymer, & de servir devant
mes yeux Clarinte, ne me rendant plus les devoirs que mon amitié envers luy pouvoit meriter, &
que sa fidelité me devoit, si toutesfois il y en avoit encores en luy
quelque estincelle. Quant à moy je m’allois desmeslant le mieux qu’il
m’estoit possible des entreprises que mes envieuses me faisoient, &
conservant la bonne grace du Roy avec toute sorte de peine & de
solicitude, pouvant dire avec verité que la chose qui me travailloit le plus
parmi tant de soings qu’il me failoit [NB: forme déjà rencontrée plus haut,
VER Lanly] avoir, estoit le peu d’amitié que je recognoissois en ce volage
Alcidon, qui n’avoit pas honte de servir ceste Dame en ma presence, apres
m’avoir promis tant d’affection & de fidelité. Mais, mon pere, que
sert-il d’alonger ce discours, puis qu’il ne reste à vous dire que la perte
de ce grand Prince : mais à quoy la raconter, sinon pour me reblesser d’une
nouvelle playe sur une blessure qui ne guerira jamais qu’apres mon trespas ?
Et toutesfois il faut que je la vous die, puis que je dois cela pour le
moins à la memoire du plus grand & du plus genereux Prince qui commanda
jamais dans la Gaule. Sçachez doncques, sage Adamas, que le grand Euric
ayant espreuvé l’amitié de Clarinte n’estre pas asseurée, & celle
d’Adelonde toute pleine d’artifice, il jugea que la mienne seule estoit
digne de luy, puis que n’ayans peu soupçonner que j’aymasse autre personne
que luy, si ce n’est Alcidon, il m’en voyoit si retirée, qu’il ne pouvoit en
concevoir aucune jalousie : Et repassant par sa memoire toutes mes actions,
& avec combien de modestie j’avois supporté ses diverses affections,
& ses esloignemens, & avec combien de douceur je l’avois receu quand
il estoit revenu vers moy, faisant
apres comparaison de l’honneur de toutes les autres avec la mienne, je
laisse à part celle de la beauté, puis qu’il luy plaisoit de donner ce nom à
ce qu’il voyoit en mon visage, Il fit enfin la resolution que j’avois
desirée & recherchée avec tant de patience & de sollicitude : je
veux dire qu’il declara qu’il me vouloit espouser, & me faire à l’avenir
Royne, aussi bien de ses Estats que je l’estois il y avoit long-temps &
de son cœur & de son affection. Jugez, mon pere, si j’avois occasion
d’estre contente, & tous ceux qui m’appartenoient aussi : Helas !
j’esprouvay bien alors que le ciel ne nous donne jamais un grand bien pour
long-temps : Car ne voila pas que parmy les preparatifs des nopces, &
entre les rejouyssances & les contentemens, un parricide, tel peut-on
bien appeller celuy qui tue le pere du peuple, poussé de l’esprit le plus
malin d’enfer me le vint ravir, je puis dire d’entre les bras, d’un coup
qu’il luy donna en trahyson dans le cœur.
O Dieux ! comment supportez vous une si effroyable meschanceté sans la punir,
& comment n’ensevelissez vous dans le profond des abysmes ce monstre,
afin de mettre horreur aux meschans ses semblables, si toutesfois il y en
peut avoir quelque autre aussi desnaturé & aussi parfaitement meschant
parmy les hommes ? Vous pouvez penser quelle je devins, lors que cette
nouvelle me fut apportée par les clameurs de tout le peuple. Quant à moy, il
me seroit impossible de le pouvoir redire, car je perdis non seulement l’usage de la raison,
mais celuy aussi du sentiment si long-temps, que chacun me tenoit pour
morte : O bien heureuse ! si j’eusse peu clorre ma journée avec la sienne,
& enterrer avec luy aussi bien tous mes ennuys, que tous mes
contentemens l’ont suivy dans le tombeau : A ces dernieres paroles les
larmes l’empescherent quelque temps de pouvoir parler, & donnerent assez
de cognoissance du ressentiment qu’elle avoit encores de ceste grande
perte : mais s’estant essuyé les yeux, & repris un peu ses esprits, elle
continua de ceste sorte.
Pardonnez, s’il vous plaist, mon pere, à cette foiblesse de femme, & qui
peut-estre seroit excusable en un esprit plus fort que le mien, si les
causes en estoient aussi bien cogneuës, qu’elles sont vivement &
justement ressenties de moy, & me permettez qu’encores pour un peu de
soulagement, je vous die des vers qui furent faits en ce temps-là sur ce
sujet, parce qu’encores que ce soit un foible remede, toutesfois il me
semble que de se plaindre de son mal, donne quelque espece d’allegement. Ils
sont tels :
SONNET
Sur la mort du grand Euric.
Quand enfin des Guerriers, celuy qui tout dispose,
Voulut qu’en son midy se couchast le Soleil,
Et que jamais depuis l’on n’en
vist le reveil :
Ainsi disoit Daphnide au cercueil qu’elle
arrose.
Puis qu’icy mon Soleil, ta lumiere est enclose :
Puis
que c’est pour tousjours qu’on te cache à mon œil,
Reçoy ces
tristes vœux, que tesmoins de mon dueil
Je ne rompray jamais, qu’en
toy je ne repose.
Les pleurs qui de mes yeux voileront le flambeau,
Les
plaisirs que j’enterre en ton mesme tombeau ;
Les desirs estouffez
dont fut mon ame atteinte ;
L’amour qu’en un regret je change pour tousjours,
Tesmoigneront en moy de nos pures Amours :
L’ardeur vive à jamais,
estant la flame esteinte.
Or mon pere, continua Daphnide, pour laisser ces tristes resouvenirs, qui ne
peuvent que vous estre ennuyeux : & pour reprendre le sujet que j’avois
commencé, je vous diray, que cependant que j’estois toute en pleurs, &
que je ne pouvois trouver ny repos ny consolation en mon ame, ne voilà pas
ce cruel (il faut que je donne ce nom à Alcidon) ne le voilà pas, dis-je,
qui pour me surcharger de peine, laisse tout à coup sa Clarinte, & s’en
revient aussi effrontément vers moy, comme si jamais il ne s’estoit donné à
autre personne ? J’avouë que je demeuray estonnée de le voir sans rougir, me
parler avec la mesme confidence, & avec les mesmes paroles qu’aupara-
vant : mais je fus encores
plus offencée, me semblant que c’estoit bien abuser de ma bonté, apres
m’avoir si mal traitée (car il n’y a rien qui offence plus une femme que de
la quitter pour en aymer une autre) de le voir revenir si effrontemen[t]
vers moy, & sans me demander pardon de l’outrage qu’il m’avoit fait, me
parler de son amour & de sa passion. Je supportay deux ou trois fois ses
discours sans luy respondre. Je croy qu’il attribuoit ce silence à la grande
douleur que je devois ressentir pour la perte que je venois de faire : mais
enfin voyant qu’il continuoit, la patience m’eschappa, & je fus
contrainte de luy dire : Cessez je vous supplie, Alcidon, de me tenir ces
langages, qui ne sont plus de saison entre nous : si par le passé ils nous
ont esté permis, maintenant que nous sommes & vous & moy si changez
de ce que nous soulions estre, il n’y a pas apparence de les continuer. Il
me vouloit respondre, mais l’empeschant avec une main que je luy mis contre
la bouche, je continuay : Ouy Alcidon, nous sommes changez & vous &
moy : moy parce qu’autrefois j’ay creu que vous n’aymiez qu’une seule
Daphnide, & maintenant je sçay asseurément le contraire, & vous
parce qu’autrefois vous estiez tout à moy, & maintenant c’est la belle
Clarinte qui vous a possedé : mais qu’elle jouysse paisiblement de cette
acquisition. Je vous promets Alcidon, que tant s’en faut que je la luy
debate, je prieray le Ciel qu’il la luy continuë mille siecles. Alcidon
monstra bien un grand estonnement, & de se vouloir justifier envers moy
de ce que je l’accu- sois : mais
estant si certaine de la verité, & ses paroles & ses discours
m’esmouvoient plustost au despit qu’à l’Amour. Depuis (car alors voyant
qu’il ne cessoit de parler, je le laissay tout en colere) il fit en sorte
qu’un matin il me surprit que je n’estois point encore du tout habillée,
& que de fortune il n’y avoit dans la chambre que Carlis & Stiliane,
qui sont, mon pere, ces deux belles filles que vous voyez, & parce
qu’elles estoient fort familieres avec nous, & que mesmes elles
s’estoient apperceuës de ce qui s’estoit passé du temps qu’Euric vivoit, ny
luy ny moy ne nous cachions guere d’elles, il se met d’abord à genoux, &
proteste qu’il ne s’en levera jamais si je ne luy promets de l’escouter
patiemment en ses justifications, & qu’apres il veut bien que j’ordonne
& de sa vie & de son contentement tout ce qu’il me plaira : Moy qui
estois desja assez tourmentée de mon mal-heur, je n’avois guere d’envie
d’adjouster à mes desplaisirs les importunitez que je prevoyois, &
opiniastre en ceste resolution, je ne voulois point l’escouter, sçachant
assez que les hommes d’esprit ne manquent jamais de paroles, quand ils
veulent persuader ce qu’ils desirent, & mesme Alcidon duquel je
n’ignorois, ny le bel esprit, ny la grace, & je craignois que je ne
tournasse à m’embarasser de bonne volonté avec une personne qui m’avoit si
indignement quittée pour un[e] autre. Enfin, & Carlis & Stiliane
oyant nostre dispute, me dirent que le Juge estoit injuste, qui condamnoit
la partie sans l’ouyr : Il est vray, leur respondis-je : mes cheres amies,
mais si vous aviez espreuvé comme
moy, combien sont puissans les discours de celuy que vous voulez que
j’escoute, vous me conseilleriez de leur fermer l’oreille, mieux que ne fait
le serpent à ceux de l’enchanteur : Toutefois puis que vous l’ordonnez
ainsi, je veux donc que vous soyez obligées à m’assister en tout ce qui m’en
peut avenir ; Et me l’ayant toutes deux promis : il se releva, & nous
nous assismes sur le pied de mon lict, où il parla tant, & se sçeut si
bien excuser, que non point contre mon opinion, car je me doutois bien qu’il
les gagneroit, elles furent presque tout à fait pour luy : Et parce que je
sçavois assez que ce n’estoient que des propos bien arrengez, & des
excuses bien fardées, mais sans aucune verité : je resistay de sorte,
qu’enfin nous nous resolumes de recourre à l’Oracle : il nous respondit
ainsi.
ORACLE.
Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests un
jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.
Cette responce assez obscure pour nous, qui n’avions guere de cognoissance de
cette contrée, & point du tout de la fontaine de la Verité d’Amour, nous
mit en peine ; & parce qu’Alcidon vouloit pour mieux dissimuler, me
monstrer un tres-grand desir de me
faire voir la verité de son affection ; il s’enquit de tant de costez, qu’en
fin il aprist des nouvelles de ceste fontaine : & ne nous laissa jamais
en paix, qu’il ne nous eust fait resoudre à ce voyage : Je vous avoüeray
bien mon pere, que son importunité peut beaucoup pour m’y disposer : mais
l’une des principales raisons qui me le fit faire, fut pour esloigner pour
quelque temps les lieux où je pouvois avoir de si cuisans regrets de la
perte que j’avois faite, me semblant que quand j’en serois loing, je n’en
aurois pas les ressouvenirs si vifs, ny si pressans : Et à cela s’ajousta
encores la curiosité de voir s’il estoit vray que ceste contrée fust si
heureuse, ou plustost ceux qui y habitent, comme alors que je m’en enquis
l’on me voulut faire entendre : car l’on me disoit des merveilles de la
beauté du lieu, de la douceur de l’air, de la quantité des rivieres, &
du bien qu’elles rapportoient, soit à la fertilité des campagnes, soit à
l’abondance des poissons. Mais quand on me racontoit la douce vie des
bergers & bergeres de Loire, de Furant, d’Argent, de Serant : mais sur
tous de Lygnon, je demeurois ravie & estonnée que toute l’Europe ne vint
habiter en Forests, ou que le Forests ne s’estendist par toute l’Europe.
Pour sçavoir donc si ceste renommée estoit veritable, je consentis à ce
voyage ; & parce que nous sçeusmes que presque tous y alloient vestus en
façon de bergers & bergeres, & aussi ne desirant pas estre
recogneuë, nous nous deguisasmes de la sorte que vous nous voyez, nous
semblant qu’il estoit plus à propos, tant pour ces raisons, que pour n’estre point obligées à
trainer une plus grande suite de personnes apres nous.
Vous avez ouy, mon pere, non seulement nostre vie passée, & nostre
differend, mais encores le sujet de nostre voyage & de nostre
déguisement ; il ne reste maintenant sinon que suivant vostre prudence
ordinaire, vous nous donniez & les adresses pour voir ceste fontaine,
& les conseils desquels vous avez accoustumé de consoler ceux qui vous
les demandent, & qui en ont besoin comme nous.
Ainsi finit la belle Daphnide, laissant Adamas extremement satisfait & de
sa prudence, & de son bel esprit ; & parce qu’il vid qu’elle
attendoit sa response, apres s’estre r’assis dans sa chaire, & avoir
quelque temps pensé à ce qu’il avoit à luy dire, il luy parla de ceste
sorte. Qui est celuy, Madame, qui n’a ouy parler du Grand Euric, & qui
parmy les merveilles de sa vie, n’a admiré la puissance que la beauté de
Daphnide a eu sur son ame ? Je croy que le Gange, & le Tyle en ont ouy
si souvent discourir, que vos noms y sont aussi cogneus que parmy les
Gaules : Mais j’avouë que la presence qui a accoustumé de diminuer l’opinion
que la renommée nous donne des choses absentes, me fait voir que celle de la
beauté & du merite de la belle Daphnide est beaucoup moindre que la
verité. Je loüe Dieu, que ma maison ait esté honorée de vous recevoir, mais
plus encores que je sois si heureux que de vous pouvoir rendre quelque
service : Car, & c’est sans flatterie que je le dis, je n’eus jamais plus d’affection au service
d’Amasis, & de Galathée, que j’en ay pour vous & pour Alcidon, &
j’estimeray le jour heureux qui me fera naistre le moyen de vous faire voir
par effect la verité de ce que je dis. Et quant à ce que vous me demandez,
que je vous conseille sur la responce de l’Oracle, je ne vous puis dire à
ceste heure autre chose, sinon que pour la fontaine que vous cherchez, il
est impossible que vous en receviez le benefice qu’il semble de vous
promettre, qu’il n’arrive pour le moins de grandes choses : Car, Madame, il
faut que vous sçachiez que ceste fontaine, comme je vous ay dit, est
veritablement en ce pays, & non pas fort loin de ceste maison. Mais il y
a quelque temps qu’à cause de Clidamant & de Guyemants, un sçavant
Druyde l’enchanta, & y mit des gardes qu’il est impossible de forcer,
tant parce que ce sont des animaux qui naturellement ne peuvent estre
surmontez qu’avec une tres-grande peine, & un tres-grand peril, que
d’autant qu’ils y sont retenus par enchantemens : & comme je vous en ay
desja discouru, tels charmes ne peuvent estre deffaits, que par le sang
& la mort du plus fidele Amant, & de la plus fidelle Amante qui se
puisse trouver. Et quels sont ces animaux ? interrompit Alcidon, car s’il ne
faut que mettre la vie, pour tesmoigner à ceste belle Dame que veritablement
je l’ayme & l’ay tousjours aimée, je suis prest à la donner de bon cœur.
Si vous trouviez, dit en sousriant le Druyde, comme je vous ay dit un’autre
fois, aussi bien la fidelle Amante, que vous estes disposé à faire le per-
sonnage du fidele Amant, peut
estre pourriez vous avec la perte de vostre vie, donner la veuë de ceste
fontaine à la belle Daphnide : Mais je croy que malaisément pourrez vous
rencontrer qui vous vueille vous y tenir compagnie ; & cela n’estant
pas, laissez ce dessein, & asseurez-vous sur ma parole, qu’il n’y a
force ny addresse humaine, qui en puisse venir à bout par autre moyen, que
par celuy qui a esté ordonné en faisant le sort. Il y a deux lyons les plus
grands & les plus furieux qui ayent jamais esté veus : & deux
Lycornes les plus hardies & les plus agiles qu’on sçauroit voir : ces
quatre animaux sont de telle sorte opiniastres à garder ce qui leur a esté
donné en charge, que jamais ils n’abandonnent l’entrée de la caverne où est
ceste fontaine, si ce n’est que l’un des Lyons va quelquefois chercher à
manger dans la forest voisine pour tous deux : car pour les Lycornes elles
se pa[i]ssent d’herbes & de fueilles comme les chevaux ou les cerfs. Et
c’est une chose estrange que ces animaux, quoy que tres-furieux de leur
naturel, ne font toutefois mal à personne, qui ne recherche point l’entrée
de la fontaine, de sorte que les petits bergers ne s’en estonnent non plus
que si c’estoient des chiens : mais quand l’on fait semblant d’approcher un
certain pilier, qui est planté assez pres de l’entrée, vous voyez ces Lyons
se herisser, grincer les dents, estinceler des yeux, & se foüetter de
leurs queuës : & les Lycornes frapper la terre du pied, baisser leurs
testes comme soldats qui presentent leurs picques, & si furieusement,
qu’il n’y a personne qui ne s’en
effroye.
Il ne faut donc point penser à la force : mais d’autant que je sçay bien que
le grand Thautates n’est point menteur, & que par son Oracle il vous a
respondu, que vous pourriez voir un jour dans le Forests la fontaine de la
verité d’Amour, il est bien à propos, ce me semble, que nous discourions un
peu sur ce sujet : car les Oracles ne sont jamais faux, mais bien souvent
l’interpretation est celle qui nous trompe, parce que quelquefois il les
faut entendre selon la parole pure & nette, & d’autrefois
allegoriquement. Pour venir maintenant à l’intelligence de celuy qui vous a
esté donné pour le prendre selon la parole, j’espererois que bien tost
l’enchantement de la fontaine pourroit estre deffait, si ce n’estoit que ce
mot, Un jour, me semble parler d’une chose qui est encore bien esloignée :
car c’est ainsi que nous avons accoustumé de dire, quand nous souhaittons de
voir quelquefois arriver ce qui nous semble trop long à venir : & ceste
consideration me fait dire, que peut-estre l’Oracle doit estre entendu de
l’autre sorte, laquelle j’expliquerois ainsi.
La proprieté de la fontaine de la verité d’Amour, est de faire voir, si
veritablement l’on ayme : doncques toutes les choses qui nous peuvent faire
voir la mesme chose, peuvent estre avec raison dites pour ce particulier là,
la fontaine de la verité d’Amour, c’est à dire, faisant le mesme effect que
feroit ceste fontaine, le temps, les services, & la perseverance le
peuvent faire. Il s’ensuit donc, que le temps, les services & la perseverance, sont ceste fontaine
de laquelle nous parlons : Et ce qui me fait plus arrester en ceste opinion,
c’est ce mot, Un jour : car cela denote une longueur de temps qui apporte
les occasions de faire service, & donne le loisir de monstrer la
perseverance. De dire pourquoy l’Oracle parlant par allegorie, a plustost
particularisé le Forests, que la Province des Romains : puis que là aussi
bien qu’icy, le temps pourroit faire ces mesmes effects, Il sera peut-estre
bien mal-aysé d’en dire la raison : & toutesfois, puis qu’aux Oracles
qui sont les paroles des Dieux, il faut croire qu’il n’y a rien ny de
superflu, ny de deffaillant, je penserois que ceste contrée eust esté esleuë
pour deux occasions. L’une, pour vous esloigner d’un lieu où vostre qualité,
vos affaires, & ceux de vos amis & parens vous pourroient tellement
distraire, que la moindre partie de ce temps qui doit estre employé à vous
faire avoir ceste cognoissance, seroit celle qui vous resteroit pour vous en
servir en ce que l’Oracle commande, au lieu qu’estant icy libres, & sans
contrainte, tout le temps sera vostre. L’autre, & que je crois estre la
plus veritable, c’est que le Ciel qui monstre de vouloir vostre
contentement, vous ordonne le sejour de ceste contrée pour quelque temps,
afin que par [l]a conversation ordinaire de ces sinceres bergers &
bergeres, vous recognoissiez mieux la sincerité de l’affection qu’Alcidon
vous porte, ou que s’il est autrement, la fausseté & la dissimulation en
soit tant plustost & tant plus aysément descouverte : car il n’y a rien
qui fasse mieux paroistre la blan-
cheur qu’en luy opposant quelque chose de bien noir. Je conclus donc, que
soit d’une sorte ou de l’autre, que l’Oracle doive estre entendu, vous devez
demeurer quelque temps en ceste contrée, tant pour voir si l’enchantement se
défera, que pour avoir le loisir de recognoistre la verité de l’affection
d’Alcidon, auquel cependant je donne toute sorte de bonne esperance : car il
faut croire que les Dieux sont comme les Mires, qui ne s’amusent point à
donner des remedes aux maladies incurables. Je veux dire, que s’ils eussent
recogneu que la colere de Daphnide eust deu estre perpetuelle, ils ne luy
eussent pas proposé ce remede.
Ainsi finit son discours le sage Druyde, & parce que Daphnide faisoit
paroistre de se vouloir lever, Adamas en fit de mesme : mais Alcidon le
retint, qui le supplia de faire r’asseoir Daphnide, afin qu’il peust en sa
presence luy dire quelque chose qui luy estoit de tres-grande importance :
Et lors, quoy que presque par force le Druyde l’ayant arrestée, Alcidon
reprit la parole de ceste sorte :
Celuy, mon pere, qui pour monstrer que son espée estoit plus ayguë que toutes
les choses qui se pouvoient imaginer, respondit, qu’elle l’estoit encores
plus que la calomnie, nous vouloit faire entendre qu’il n’y a rien qui perce
& l’ame & le cœur avec une plus profonde blesseure, &
veritablement je l’ay ressenty plusieurs fois, puis qu’il plaist ainsi à ma
fortune, & à ceste belle : mais il y a long temps que l’outrage ne m’en
a esté si cuisant qu’il l’est à ce coup, tant pour cognoistre qu’elle continuë ceste mauvaise
opinion qu’elle a conceuë de moy, que pour me voir blasmer devant une
personne telle que le sage Adamas. Et parce que je sçay bien qu’un blasme
qui n’est point verifié tient lieu de verité, & que j’aymerois mieux la
mort que de la voir vivre avec ceste opinion ; Je vous supplie, Madame, de
me permettre que je puisse dire en ma deffence ce que chacun est obligé pour
la verité. Et parce que le Druyde luy respondit, qu’il estoit raisonnable,
& que mesme c’estoit commencer d’employer le temps ainsi qu’il sembloit
que l’Oracle l’avoit ordonné, il continua de ceste sorte :
HARANGUE
d’Alcidon.
Ceste belle Dame a pris la peine de vous raconter, mon pere, assez au long la
suitte de ma miserable fortune, Et j’avouë qu’elle a dit la verité en tout
ce qui est de mes actions, sinon lors qu’elle en a voulu faire quelque
jugement : mais alors elle me permettra de dire qu’elle a bien fait
paroistre que l’œil ne peut voir quelque chose d’autre couleur que de celle
qu’est le milieu par lequel passe sa veuë : car ayant l’esprit preoccupé, ou
de l’amour du Roy, ou de l’ambition, elle ne pouvoit juger que de la mesme
sorte. Et par ainsi toutes les choses qu’elle voyoit en moy, luy sembloient
telles qu’elle les voyoit en elle.
Helas ! Daphnide, que c’est bien avec regret que je vous fais ceste
reproche, & que je voudrois bien la pouvoir rendre fausse avec mon sang,
& avec ma vie ! mais, & par les effects & par les paroles vous
ne l’avez tesmoignée que trop veritable. Quand vous me commandastes avec
tant de protestations d’amitié, de rechercher Clarinte, quelles furent les
promesses que vous me fistes ? vous les avez ouyes, mon pere, car elle les a
fidelement rapportées, & les raisons aussi pour lesquelles elle jugeoit,
qu’il estoit nécessaire que je recherchasse Clarinte, & toutesfois je ne
laisseray de les retoucher pour vous en rafraischir la memoire. Si l’on me
ruine, dict-elle, aupres d’Euric, vous le serez de mesme, parce que nostre
fortune est conjointe ensemble : Mais de quelle ruine me menace-t’elle, de
m’esloigner de la Cour avec elle ? si Clarinte, dit-elle, vient à bout de
ses desseins, jugez comme elle nous esloignera de la Cour ? Et quoy,
Daphnide, est-il possible que de passer le reste de vos jours avec une
personne qui vous ayme, & qui vous ayme comme je fais, soit un supplice
tant insupportable que vous le dites ? Ah ! que si vos paroles n’eussent pas
esté plus artificieuses que veritables, & que l’Amour eust eu autant de
pouvoir sur vous que l’ambition, vous ne m’eussiez jamais ordonné de
rechercher celle qui ne s’efforçoit de ruiner que ceste sacrée Ambition, qui
est cause de tous mes desplaisirs : au contraire vous eussiez embrassé
pleine de contentement, ceste occasion qui nous eust redonnez à nous mesmes,
& qui nous eust faict vivre
ensemble à longues années : Mais je vous supplie, mon pere, voyez la
plaisante excuse pour m’esloigner d’elle : Vous n’estes point ignorant,
dit-elle, de combien de graces le Ciel & la Nature vous ont relevé par
dessus le reste des hommes : si vous recherchez Clarinte, elle en ressentira
les effects, & soudain mesprisant Euric & toute son ambition, elle
se donnera toute à vous : O Amour ! ne me dois-tu pas la vengeance de ceste
trompeuse flaterie ? Elle me veut persuader que Clarinte quitera ceste mesme
ambition, qui est cause que Daphnide me rejette & me donne à un[e]
autre : mais pourquoy peut-on penser qu’elle me vueille ainsi esloigner
d’elle ? Est-ce pour quelque haine qu’elle me portast, ou pour quelque
importunité que je luy rendisse ? Nullement : mais pour la seule raison
qu’elle mesme allegue. Euric, dict-elle, voyant que vous la recherchez,
& qu’elle le souffre, la desdaignera & s’en retirera : Voila, mon
pere, le seul suject de toute ceste longue & si artificieuse harangue,
elle pense que le Roy ne l’aimera point tant qu’elle souhaite, ou peut-estre
qu’il se faschera, s’il n’est entierement asseuré que je ne pense plus en
elle : & voila qu’elle me veut donner à Clarinte, afin qu’il s’en
apperçoive tant plustost : Et bien je ne plains pas ny le temps que j’y ay
employé, ny les soings & la peine que j’en ay euë, puis que ç’a esté en
luy obeissant. Mais, mon Dieu, n’ay-je pas subject de me douloir, qu’elle
m’ait deçeu par ses discours pour m’esloigner d’elle, qu’elle m’ait abusé de
promesse pour m’y arrester, & qu’à mon retour elle m’ait accusé de la
faute qu’elle a faicte ? Je vous
jure, dict-elle, devant le Dieu qui punit les faux sermens, que toute la
peine que vous employerez à la recherche de Clarinte, sera mise par moy sur
mon conte, & que ce sera moy qui vous en payeray. Est-il possible,
Daphnide, que vous ayez proferé ces paroles, & que maintenant vous vous
pleignez de la recherche que j’ay faicte avec tant de soing à ceste
Clarinte, puis que vous les deviez mettre sur vostre conte, & que
c’estoit vous qui m’en deviez payer ? N’avois-je pas raison de rendre le
conte de mes services le plus grand qu’il m’estoit possible ? Mais, me direz
vous, lors qu’Euric en perdit la fantaisie, vous ne deviez plus vous y
arrester : car ne sçavez-vous pas que l’occasion se changeant doit aussi
diversifier les entreprises ? J’avouë, Madame, que l’effect cesse lors que
cesse sa cause : mais puis que le Roy s’estoit distrait de l’amitié qu’il
portoit à Clarinte, pour la recherche qu’il cogneut que je luy faisois, si
j’eusse laissé ceste recherche, pourquoy ne peut-on pas juger avec raison
que peut-estre il eust renouvellé ceste amitié, & ceste derniere faute
eust esté pire que la premiere : Mais, belle Daphnide, si vous aviez volonté
que je revinsse, que ne me le commandiez vous ? Pouviez-vous croire de
n’avoir une entiere puissance sur moy, puis que vous en aviez fait des
preuves si signalées ? Mais voicy une plaisante accusation : Soudain,
dit-elle, qu’Euric est mort, le voila qui laisse sa Clarinte, & sans me
demander pardon, s’en vient aussi effrontément à moy, comme si jamais il ne
s’estoit donné à personne. Qu’est-ce que desormais il te faut faire, informé
[?Infortuné?] Alcidon, pour rendre tesmoignage de ta fidelité, puis que ce
qui en doit rendre plus de preuve, est pris pour asseurance du contraire ?
Je sers Clarinte par commandement & contre ma volonté, & seulement
comme disoit Daphnide, par raison d’Estat, & afin qu’Euric s’en
desgouste, & l’on trouve estrange qu’Euric estant mort, meure aussi en
mesme temps ceste feinte recherche, & que je l’enterre dans le mesme
tombeau, & si j’eusse fait autrement, n’eusse-je pas fait paroistre que
j’y avois quelque autre dessein ? Mais il falloit, dit-elle, me demander
pardon, avant que retourner à vivre comme de coustume avec moy. Bon Dieu !
est-il possible que celle qui m’a promis des payemens & des recompenses
pour faire ce qu’elle m’a commandé, vueille qu’au lieu du loyer je luy
demande des pardons ? Et dequoy, Madame, vous plaist-il que je le vous
demande ? de ce que vous avez servy, direz-vous, Clarinte ? Mais vous me
l’avez commandé & commande encores avec promesse de recompence : Mais
pourquoy, me direz-vous, Avez-vous si long-temps continué ? Mais pourquoy,
Madame, n’eusse-je pas continué si long temps, puis que j’attendois
tousjours vos commandemens ? ne pourroit on pas faire ceste mesme reproche
au forçat qui est attaché dans la galere, & de qui la liberté despend de
la volonté d’autruy ? Et si l’on luy demandoit pourquoy as-tu demeuré si
long temps en ceste captivité ? n’auroit-il pas raison de dire, Mais
pourquoy m’y avez-vous laissé si long temps ? vous dites que vous sçaviez bien que j’avois aymé
Clarinte & taschez de r’apporter quelque particularité, & si cela
est, & que ceste affection vous despleust, pourquoy me commandiez-vous
de la servir ? N’est-ce pas pour monstrer que l’ambition en vous avoit plus
de pouvoir que l’Amour ? & n’avoüerez-vous pas que puis que comme vous
dites j’en faisois difficulté, l’amour estoit plus fort en moy que vostre
ambition ? car toutes les raisons que vous m’alleguastes pour m’esloigner de
vous, n’estoient qu’en faveur de ceste execrable ambition, & si l’Amour
que vous dites que je portois à Clarinte avoit quelque force en moy,
pourquoy fis-je tous les refus de la servir qui me furent possibles ? &
pourquoy aussi tost que le pretexte que vous aviez pris d’Euric fut perdu
par sa mort, laissay-je ceste Clarinte que vous me reprochez ? Quelle
occasion en avois-je plus grande apres la mort d’Euric, si ce n’estoit celle
que j’ay veritablement alleguée de ma seule affection ? Si Clarinte m’avoit
plus mal traitté que de coustume : Si elle avoit fait quelque nouvelle
eslection, ou qu’il y eust eu quelque mauvais mesnage entr’elle & moy,
il y auroit quelque sujet de soupçonner que ce fust pour cela que je fusse
revenu vers vous : mais puis qu’elle ne m’en avoit point donné de sujet, que
pouvez-vous penser qui me l’ait fait quitter, que la seule affection que
j’ay conservée inviolable pour vous ? Mais, mon pere, peut estre que vous me
pourriez demander aussi pourquoy la belle Daphnide, qui m’avoit autrefois
fait paroistre tant de bonne volonté & avant & durant l’amitié
d’Euric, mesmes au peril de toute
sa fortune, auroit apres la mort de ce Prince changé cette volonté envers
moy, & ne m’auroit pas voulu recevoir : car il n’y a pas apparence
qu’une Dame si accomplie, & si pleine de jugement, change ainsi d’humeur
sans occasion : de sorte qu’il y a apparence qu’elle ait recogneu en moy
cette faute de laquelle elle m’accuse : Nullement, mon pere, mais en voicy
la raison, & ces paroles mesmes nous l’ont descouverte : Il est vray
qu’au commencement elle a aymé ce Prince par ambition, & comme elle
disoit par raison d’Estat : mais faut-il trouver estrange si l’on se brusle
quand on met le doigt dans le feu ? il faudroit plustost s’estonner si l’on
ne se brusloit pas, car ce seroit contre nature. Le grand Euric estoit
veritablement un Prince si accompagné de toutes les graces qui peuvent faire
aymer, que cette belle Dame peu à peu en fust prise sans y penser, & au
lieu de l’aymer comme elle disoit, elle l’ayma comme il meritoit. Et pour
monstrer que je dis vray, voyez, mon pere, quels desplaisirs furent ceux
qu’elle eut de sa perte, & quels ressentimens en a-t’elle conservez
jusques icy ? Qui ne jugera que ce sont des effects d’une veritable &
tres-ardente affection ? Je ne les veux pas remarquer par le menu : car ce
n’est que rendre ma playe plus profonde : mais elle me permettra bien de
vous dire des vers qu’elle fit quelque temps apres, lors comme je crois, que
je la recherchois avec trop d’importunité. Ils sont tels :
PLAINTE DE DAPHNIDE
sur la mort d’Euric.
STANCES.
I.
Que te sert-il Amour de reveiller mon ame,
Ne croy
point que mon cœur puisse estre rechauffé,
Le feu de ses desirs fut
alors estouffé,
Quand la mort insensible en esteignit la
flame.
II.
Insensible fut-elle aux excez de ma plainte,
Trop
insensible helas ! aux traits de la pitié ;
Puis que pour ne ravir
à mon cœur sa moitié,
Elle ne peut jamais de mes pleurs estre
atteinte.
III.
Elle voulut monstrer contre Amour sa puissance,
Luy
ravissant d’un coup ce qu’il eut de meilleur :
Amour comme un
enfant pleura bien mon malheur,
Mais que petite helas ! me fut
cette allegeance.
IIII.
Je vis clorre ses yeux : mais je vis à mesme heure
Clorre de mon bon-heur le desir & l’espoir,
Que puis-je desirer
ne le pouvant plus voir ?
Et quoy plus esperer, si ce n’est que je
meure ?
V.
Ma lévre r’assembloit les reliques aymées :
O cruel
souvenir ! de l’esprit ondoyant,
Quand la mort les ravit, de
vaincre ne croyant,
Si ses mains de deux morts ne restoient
diffamées.
VI.
Sa perte de la mienne à l’instant fut suivie,
Le fer
qui le frappa m’attaignit dans le cœur,
Ceste cruelle ainsi d’un
coup plein de rigueur,
Me fit mourir en luy, car il estoit ma
vie.
VII.
Aussi, puis que mon cœur a receu tel outrage,
Que ces
myrthes d’amour soient changez en cypres,
En cendres ses ardeurs,
ses plaisirs en regrets,
Qui le peut convier de vivre
d’avantage ?
VIII.
Toute flame soit donc à jamais estouffée,
Et tous les
fers rompus, desquels Amour se sert,
Et dessus ce tombeau soit à
jamais offert
Mon cœur privé d’amour en signe de trophée.
IX.
Grand Roy de qui la mort a peu seule en ton ame
Esteindre le beau feu, qui pour moy t’enflama,
Ce fut de ton amour
que le mien s’alluma :
J’enferme aussi mes feux où s’enferma ta
flame.
X.
Comme la terre esteint le feu de la Chimere,
Le mien
s’est estouffé des cendres d’un cercueil,
Et le Phœnix & moy ne
bruslons qu’au Soleil,
Mon Soleil n’estant plus, rien ne le peut
plus faire.
XI.
Donc je t’appends, ô mort ! ce cœur que tu
despoüilles
De l’object qu’en vivant il a jugé si beau :
Je ne
veux plus aymer que ce fatal tombeau,
Ny desirer que toy riche de
mes despoüilles.
Je m’asseure, sage Adamas, continua Alcidon, que vous jugerez aisément par
ces vers pleins d’une affection si extreme, & d’une resolution de ne
plus rien aymer, & lesquels elle ne desavouëra pas pour siens, que le
mauvais accueil que j’ay receu de ceste belle Dame ne procede point
d’ailleurs que de l’amour qu’elle portoit à ce grand Prince, lequel
toutefois m’ayant voulu déguiser, elle a tasché de rejetter sur ma faute ce
dequoy il falloit accuser les merites du Grand Euric, & mon malheur.
Mais, belle Daphnide, qu’il soit ainsi que vous ayez aymé, non point comme
vous disiez par raison d’Estat, mais à bon escient, contre qui pensez vous
avoir failly ? Ce n’est pas contre une personne qui n’ait assez d’Amour pour
pardonner, pour oublier, voire pour effacer tout à fait ceste offence ;
c’est contre Alcidon, sur qui vous sçavez que vous pouvez toute chose, il
est plus prest à vous donner sa vie & son ame, que non pas à vous
reprocher ceste injure : Pourquoy tardez vous à luy tendre les bras, & à
l’asseurer par ceste action, qu’il n’y avoit rien qui le peust reduire en
l’estat qu’il a esté que la seule
fortune du Grand Euric, à laquelle il n’y a rien qui ait peu resister que la
seule mort : ce ne me sera pas peu de gloire, que celle que j’ayme ait esté
adorée du plus grand Roy de l’Univers, ny peu de satisfaction à ce grand
Prince dans le cercueil, que si vous aymez quelque chose apres luy ce soit
cét Alcidon qui luy cede à la verité en fortune, mais qui le surpasse en
Amour. Si je dis quelque chose qu’en vostre ame vous ne jugiez
tres-veritable, reprenez moy de mensonge : mais si vous ne pouvez nyer ceste
verité, pourquoy me voulez vous affliger plus long temps, & me faire
faire la penitence d’un forfait que je n’ay pas commis ? A ce mot Alcidon se
levant de son siege, & se jettant à genoux devant la belle Daphnide,
& luy prenant la main. Je jure, dit-il, par ceste main, qui seule m’a
peu ravir le cœur, que jamais je n’ay rendu hommage qu’à elle seule, qu’elle
seule sera celle qui à jamais aura toute puissance sur moy : establissez
& ordonnez de moy & de ma fortune ce que vous voudrez. Alcidon
aymera & adorera Daphnide jusques dans le cercueil, quelque rigueur qui
soit en elle. Et vous, mon pere, dit-il, s’adressant au Druyde que le grand
Thautates a estably Juge en ceste contrée, que tardez vous de condamner
ceste belle à me rendre ce cœur qu’elle m’a tant de fois donné, & jure
ne le retenir, ny l’avoir agreable, que d’autant qu’il estoit à moy ? Si
elle s’excuse en m’accusant d’aymer quelque autre chose, est-il possible
qu’elle sçache mieux ce que je fais que moy-mesme ? Elle dit que j’ayme
Clarinte ; je jure & je
proteste que je ne l’ayme point : pourquoy se veut-elle plustost croire que
moy, elle qui ne peut voir que mes actions, & moy qui vois & mes
actions & mes intentions ? peut estre elle dira que je la veux tromper,
& elle ne se veut pas decevoir : Mais pourquoy la voudrois-je tromper ?
car si je ne l’ayme pas, qu’ay-je affaire de son amitié ? & si je
l’ayme, peut-elle penser que celuy qui aime quelque chose luy vueille mal
tout ensemble ?
Ainsi disoit Alcidon, y adjoustant encores tant d’autres semblables discours,
que Daphnide ne pouvant respondre qu’à mots interrompus : enfin le Druyde.
Il me semble, Madame, dit-il, que voicy l’Oracle esclarcy, & qu’il est
temps desormais de terminer ce differend. Pleust à Dieu, dit-elle, que je le
peusse faire en sorte que & Alcidon & moy, eussions le repos
d’esprit que nous ostons l’un à l’autre : Vous plaist-il, Madame, respondit
Adamas, que j’en sois juge ? Pourveu, dit-elle, qu’Alcidon y consente, &
qu’il ne contrevienne jamais à ce que vous en ordonnerez, ce ne sera pas moy
qui appelleray de l’ordonnance que vous en ferez. Je proteste, dit Alcidon,
qu’il n’y a rien qui me puisse empescher de vous aymer : mais je jure que
j’observeray en sorte le jugement du sage Adamas, que s’il m’est contraire,
vous n’aurez jamais importunité de moy : & si je manque à ce serment, je
veux que les sacrifices, le feu & l’eau me soient interdits à jamais :
Alors Adamas, apres avoir quelque temps pensé en luy-mesme : enfin avec la
majesté de sa venerable vieillesse : Dites moy, dit-il, Madame, avez-vous bien aymé Alcidon ? Plus
que ma vie, respondit-elle : Et maintenant, reprit-il, luy voulez-vous mal ?
Je veux mal, dit-elle, non pas à luy, mais à sa legereté : Et s’il n’estoit
point volage, repliqua-t’il, & qu’il n’eust jamais aymé que vous,
l’aymeriez-vous encores, & ne seriez vous pas bien marrie de l’avoir
blasmé à tort ? Sans doute, dit-elle. Or de ceste legereté, continua le
Druyde, le pouvez-vous accuser pour d’autre que pour Clarinte ? Et n’est-ce
pas assez ? respondit Daphnide : Mais quand il alla servir Clarinte ne luy
aviez vous pas commandé, & luy ne le fit-il pas à contre-cœur ? J’avouë,
dit-elle, que je fus en cela imprudente, & luy dissimulé : Mais en
effect, dit Adamas, s’il s’en fust retiré, & qu’Euric eust voulu revoler
encore vers elle, n’eussiez vous pas blasmé Alcidon, d’avoir desobey à
vostre commandement ? Je pense qu’ouy, dit-elle. Or escoutez donc, reprit
alors le Druyde, vous Daphnide, & vous Alcidon : le grand Thautates, qui
par Amour a fait tout cet Univers, & par Amour le maintient, veut non
seulement que les choses insensibles, encores que contraires, soient unies
& entretenuës ensemble par liens d’Amour, mais les sensibles & les
raisonnables aussi. Et c’est pourquoy aux Elemens insensibles, il a donné
des qualitez qui les lient ensemble par sympathie, aux animaux l’amour &
le desir de perpetuer leur espece ; aux hommes la raison, qui leur apprend à
aymer Dieu en ses creatures, & les creatures en Dieu. Or ceste raison
nous enseigne que tout ce qui est aymable se doit aymer selon les degrez de
sa bonté : Et par ainsi ce qui en
aura plus, devra aussi estre plus aymé. Et toutesfois d’autant que nous ne
sommes point obligez à ceste Amour, sinon en tant que ceste bonté nous est
cogneuë : Il s’ensuit que plus le bon est recogneu, plus aussi doit-il estre
aymé : Mais puis que Dieu a fait toute chose pour l’Amour, & que la fin
de quelque chose est tousjours plus parfaite, nous pouvons aysément juger,
que puis que toutes les choses bonnes ont l’Amour pour leur but, que de
toutes, l’Amour est la meilleure. Or cognoissant ceste bonté de l’Amour,
nous sommes plus obligez par les loix de la raison, d’aymer l’Amour que
toute autre chose, & plus cet Amour est recogneu, plus aussi le devons
nous aymer.
L’Oracle qui vous a esté rendu sur le differend qui estoit entre vous, vous
reconfirme ce que je dis, car il est tel :
Pour sortir de tant de peine,
Dedans les forests un
jour
Vous pourrez voir la fontaine
De la Verité d’Amour.
C’est-à-dire, En Forests enfin vous recognoistrez que veritablement vous vous
aymez l’un l’autre, & lors vous sortirez de la peine où vous estes : Car
le grand Thautates qui vous a rendu cét Oracle, sçachant combien
religieusement vous rendez ce que vous devez & à luy & à la raison,
a bien creu que soudain que vous seriez asseurez de l’amitié l’un de l’autre, vous jugeriez
estre tres-raisonnable de vous aymer d’un amour égale à vos merites : Et
pour ce, Daphnide, puis que vous voyez qu’Alcidon vous ayme, car pourquoy
desireroit-il si passionnément d’estre aymé de vous, si veritablement il ne
vous aymoit ? Et vous Alcidon, puis que vous voyez l’amour de Daphnide
envers vous, car pourquoy seroit-elle jalouse de vous & de Clarinte, si
l’amitié qu’elle vous porte n’estoit mere de ceste jalousie ? Je vous
ordonne, ou plustost le grand Thautates le vous commande, qu’oubliant toutes
les choses passées qui peuvent alterer vos bonnes volontez, & que sans
attendre de voir autre fontaine de la verité d’Amour, vous vous reünissiez
d’affection, & r’allumiez de sorte ceste ancienne Amour, que comme la
cognoissance que vous avez de vos merites, vous oblige à vous aymer d’une
tres-grande affection ; vous fassiez paroistre que personne ne peut tant
aymer que vous, puis que personne ne peut avoir plus de causes d’Amour, que
le Ciel en a mis & en l’un & en l’autre.
A ce mot, Adamas les prenant par la main & les mettant l’une dans
l’autre : Qu’eternelles, dit-il, puissent estre ces unions : Il est
impossible de representer les contentemens d’Alcidon, qui se pouvoient dire
des transports ; ny de redire les remercimens que quelquefois il faisoit au
Druyde, & d’autrefois à Daphnide : mais la modestie & l’honnesteté,
avec laquelle elle luy respondoit, tesmoignoit assez la vertu & la
sagesse qui estoit en elle. Stiliane, Carlis & Hermante, qui estoient presens receurent un
extreme contentement de celuy d’Alcidon : car il avoit ce bon-heur qui
l’accompagnoit par tout, d’estre aymé de tous ceux qui le voyoient, de sorte
que tous s’en vindrent resjouyr avec luy, comme de la meilleure fortune qui
luy eust peu arriver.
Fin du quatriesme livre.
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LE
CINQUIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Ainsi se termina la dispute de Daphnide & d’Alcidon par la prudence
du sage Adamas. Encores qu’il jugeast bien que selon l’Oracle ils devoient
sortir entierement de l’opinion que la jalousie leur avoit fait concevoir
l’un de l’autre par la veuë de la fontaine de la Verité d’Amour : toutesfois
comme personne tres-advisée, jugeant par leurs discours qu’il ne leur
pouvoit rendre un meilleur office, ny plus à leur gré, que de les remettre
bien ensemble, il pensa estre à propos de leur expliquer l’Oracle de ceste
sorte : & en mesme temps les
conseiller, comme il fit, de sejourner quelque temps en ceste contrée, à fin
que s’il leur restoit encores quelque soupçon des choses passées, &
qu’il pleust au Ciel de rompre l’enchantement de la fontaine, ils peussent
en s’y regardant se guerir entierement de ceste maladie.
Cependant qu’en la presence d’Adamas ces choses se passoient de ceste sorte,
les bergers & bergeres qui estoient dans la salle avec Leonide &
Alexis, incontinent que la collation fut achevée, reprirent les divers
discours qu’ils avoient laissez : Mais Alexis & Astrée, pour n’estre
point interrompuës, se prenant soubs les bras, se mirent à promener d’un
bout à l’autre de la salle, qui ne fut pas une petite commodité pour
Alexis : car en ces divers tours elle pouvoit plus aysément cacher les
changemens de son visage, & excuser mieux les discours interrompus
qu’elle luy tenoit. Astrée qui n’estoit pas moins transportée de voir devant
elle un visage si ressemblant à celuy de Celadon, ne pouvant dissimuler son
contentement, fut bien ayse que ceste commodité de parler à Alexis luy fut
donnée en se promenant, tant pour n’estre point ouye de personne qui la
peust interrompre, que pour pouvoir avec plus de liberté luy representer
l’affection qu’elle lui portoit. Apres avoir donc fait deux ou trois tours
sans sçavoir ny l’une ny l’autre par où commencer, enfin Astrée fut la
premiere à parler ainsi :
De quelle sorte, Madame, dois-je marquer ce jour pour m’en ressouvenir à
jamais, & pour tesmoignage de
l’extreme faveur que j’y ay receuë, puis qu’il m’a esté si heureux que de me
faire cognoistre à vous, & de vous pouvoir asseurer de la volonté que
j’ay de vous faire service : Mal-aysément le pourray-je faire aussi
dignement que j’y suis obligée, si je n’y employe la marque que le grand
Thautates a voulu donner à nostre petit hameau, qui est le Guy sacré, que
ceste année il y a voulu faire croistre, presque pour augure du bon-heur que
nous devions recevoir de vostre venuë en ce lieu : monstrant bien par là,
que jamais sa main liberale ne s’employe à nous faire une grace seule, mais
qu’il l’accompagne tousjours de plusieurs autres. La grace & le
bon-heur, dit Alexis, est tout de mon costé, qui me suis treuvée icy en la
saison que ce Guy salutaire doit estre cueilly : car cela a esté cause que
j’ay eu le bien de vous voir & de vous cognoistre, qui estoit l’un de
mes plus grands desirs. Comment, Madame ? repliqua Astrée, nous feriez-vous
bien ce tort à toutes, & à moy particulierement, de croire que nous ne
soyons venües icy que pour ce Guy salutaire, duquel vous parlez ? Je veux
croire, respondit Alexis, tout ce qu’il vous plaira, mais vous me permettrez
de dire, que ce ce suject m’a fait avoir à ce coup le contentement de vous
voir : & qu’encores que je n’eusse point esté icy, vous n’eussiez pas
laissé d’y venir, pour convier Adamas au sacrifice du remerciment. Je vous
proteste, Madame, reprit incontinent la bergere, que vous seule estes celle
qui m’avez fait venir, & qu’il y a long temps que je n’ay eu un plus
grand desir que d’avoir le bien de
vous voir, vous suppliant de croire, que ny mon courage ny mon humeur, ne me
permettent pas de me mesler des choses publiques, les laissant à nos sages
Pasteurs qui les conduisent, & selon leur coustume, & selon ce
qu’ils jugent estre avantageux à ceste contrée. Je serois trop glorieuse,
adjousta Alexis, si je pouvois me le persuader ainsi, car ce seroit une
asseurance de ce que je souhaitte le plus, & que je cherirois autant que
chose qui me peust arriver le reste de ma vie : Mais dites moy, belle
bergere, ce Guy duquel nous parlons, en quel lieu a-t’il esté trouvé ? Si le
Soleil, respondit Astrée, vous permettoit de vous mettre à la fenestre, je
le vous ferois voir d’icy. Je pense, dit Alexis, que la montagne le couvre
desja de ce costé là : mais encores que cela ne soit pas, il me semble qu’il
est si tard, que la grande chaleur peut bien estre passée, & que par
ainsi nous n’en recevrons pas tant d’incommodité que de plaisir de la belle
veuë de ceste plaine : Et à ce mot ouvrant la fenestre, & s’accoudant
toutes deux dessus, apres avoir jetté les yeux d’un costé & d’autre,
Astrée commença de ceste sorte :
Voyez vous, Madame, le cours de ceste riviere, qui passant contre les
murailles de la ville de Boën, semble coupper ceste plaine presque par le
milieu, s’allant rendre au dessous de Feurs dans le sain de Loire, c’est le
malheureux & diffameé Lignon, le long duquel vous pouvez voir nostre
hameau, vis à vis de Mont-verdun, qui est ceste petite montagne qui s’esleve
en pointe de diamant, au milieu de la plaine, & qui semble un escueil dans la mer : car
telle pouvons nous dire que ressemble la plaine qui est tout à l’entour : Si
vous retirez maintenant vostre veuë un peu à main gauche, vous verrez le
Temple de la bonne Deesse, qui est ce Temple rond, au pied duquel passe un
bras de ce detestable Lignon ; un peu plus en là, & suivant ceste
fascheuse riviere, vous y remarquerez un petit bois, & c’est là où est
le chesne bien-heureux, qui porte le Guy sacré ceste année, &
veritablement c’est une chose remarquable, qu’il y a une forme de Temple
fait de petits arbres pliez les uns sur les autres fort artificieusement :
& que personne ne sçait ny celuy qui l’a faict, ny en quel temps on y a
travaillé : & toutefois il est si bien disposé & si bien entendu,
que tous ceux qui le considerent advoüent que celuy qui en a esté l’artisan
doit avoir esté un tres bon maistre : aussi nous pensons presque tous que ce
doit estre quelque Pan ou Egipan, ou quelque autre demy Dieu champestre qui
en a esté l’inventeur : car c’est l’ordinaire d’attribuer à quelque Dieu les
choses qui nous semblent belles, & desquelles l’autheur nous est
incogneu. Alexis feignant de ne sçavoir ce que ce pouvoit estre, faisoit
l’estonnée de tout ce que la bergere luy disoit, & pour mieux
dissimuler, faisoit semblant de ne pouvoir pas bien remarquer le lieu
qu’elle luy vouloit monstrer, & que toutesfois elle sçavoit mieux que la
bergere mesme qui le luy vouloit enseigner : & au contraire, la belle
Astrée la tirant un peu vers elle, & advançant la main pour luy faire
porter la veuë droicte au lieu où estoit ce Temple : Voyez vous, Madame, luy disoit-elle, ce bois qui
touche presque le bord de la riviere, portez vostre veuë un peu plus à main
gauche, vous verrez un petit pré qui semble plus verd que les autres qui
sont plus en là : c’est parce que l’herbe n’y est point foulée, & que le
bestail n’y est jamais conduit, d’autant que dés long-temps il est dedié à
quelque Divinité aussi bien que ceste touffe d’arbres qui le touche : Or ce
petit pré sacré semble avoir esté conservé de ceste sorte comme l’entrée de
ce Temple artificieux qui est dans ces arbres que vous voyez. Il me semble,
respondit froidement Alexis, que je commence de remarquer ce que vous
dictes, & mesme que je voy un arbre beaucoup plus eslevé que tous les
autres. Il est vray, dit incontinent Astrée, c’est celuy sur lequel est
appuyé le Temple, & qui pour estre le plus signalé a eu le bon-heur de
porter ceste année le Guy sacré pour lequel l’on doit faire le sacrifice du
remerciment. Si j’avois l’esprit de vous pouvoir redire les choses rares qui
y sont, & l’artifice avec lequel il est faict, je m’asseure que vous
vous en estonneriez : Entre les autres, j’y ay remarqué une image de la
Deesse Astrée (car ce Temple luy est dedié) toute differente de celles que
l’on a accoustumé de nous representer. Elle est vestuë en bergere, là
houlette en la main, & des troupeaux aupres d’elle, & ce que je
trouve plus estrange, c’est que ceux qui l’ont veuë aussi bien que oy,
asseurent qu’elle me ressemble. Alexis à ce discours ne peut s’empescher de
rougir, & il fut fort à propos que personne ne la peust voir : car il
eust esté trop aysé de remarquer
ce changement, duquel elle mesme se prenant garde, & ayant peur que si
de fortune Astrée eust tourné les yeux vers elle, elle ne s’en fust
apperçeuë, feignant de s’appuyer du coude sur la fenestre, elle se mist la
main sur le visage. Et pour ne luy donner le temps de la regarder : Je crois
belle bergere, luy dit-elle, que celuy qui a peint ceste Deesse de ceste
sorte l’a fait avec beaucoup de raison : car Astrée qui est la Déesse de la
Justice ne peut estre mieux representée qu’en bergere, avec la houllette
& les trouppeaux, soit pour monstrer que mesme dans les lieux plus
retirez & plus champestres, les innocens & les plus foibles sont par
elle maintenus en asseurance, soit pour faire entendre que par le moyen de
la justice l’on voit la paix & l’abondance parmy les hommes, qui toutes
deux ne se peuvent mieux representer que par les bergeres & par les
troupeaux. Mais je l’estime encores plus judicieux d’avoir donné vostre
visage à ceste Deesse : Car comment pouvoit-il mieux choisir, puis qu’il
avoit à presenter une divinité, que le patron le plus parfait que la nature
nous ait fait voir ; vostre beauté estant telle, que je veux croire que
ceste Astrée, si elle prend la peine de baisser les yeux sur cét Autel, se
glorifiera plus des traicts de ce beau visage, que du sien mesme, &
qu’elle aymera mieux estre veuë telle que vous paroissez en terre, que telle
qu’on la void dans le ciel. Ces loüanges, dit Astrée en rougissant, sont
trop grandes pour une personne si remplie de malheur que je suis : Et mesme
venant de vous, Ma dame, à qui
elles sont bien mieux deües, il est vray que telle que je puis estre, je
suis bien tellement vostre, que vous en pouvez & parler & disposer
comme il vous plaira, n’ayant pour ceste heure nulle autre plus grande
ambition que de pouvoir meriter le tiltre d’estre à vous. Alexis alors
tournant les yeux vers elle : Voulez vous, luy dit-elle[,] belle bergere,
que je croye ce que vous me dites ? Je vous supplie, Madame, dit incontinent
Astrée, & vous en conjure par ce que vous avez jamais le plus aymé.
Ceste conjuration, dit-elle, que vous me faites, outre ce qui est de vostre
merite est trop forte, pour permettre que vostre requeste ne vous soit
accordée ; c’est pourquoy pour ne manquer à celle par qui vous m’avez
conjurée, je vous promets d’oresnavant de croire tout ce que vous me dites
de vostre bonne volonté : mais avec condition que jamais vous ne vous en
repentiez. Et en eschange je vous donne ma foy, de ne vous refuser jamais
chose que vous vueilliez de moy, quand vous me la demanderez au nom de celle
que j’ayme le mieux. Madame, reprit incontinent Astrée, je veux que les
faisseaux de verveine & de fougere que nous presentons à Thautates,
quand pour nostre salut & pour nostre conservation l’on fait le
sacrifice du pain & du vin, soient rejettez des Vacies lors que je les
offriray : & que le feu ny la fumée n’en soient jamais agreables à
Hesus, Tharamis & Bellenus, si jamais je commets ceste faute envers
vous, à qui de nouveau je me redonne, & me consacre pour toute ma vie.
Et moy, dit Alexis, je vous reçois, belle bergere, du meilleur de mon cœur, & vous donne ceste main pour
gage de la foy, avec laquelle je me lie à vous d’une perpetuelle amitié.
Qui pourroit dire le contentement d’Astrée, & qui representer celuy
d’Alexis ? l’une pour se voir aux bonnes graces de celle aupres de laquelle
elle faisoit dessein de vivre le reste de ses jours, & l’autre pour ouyr
ces paroles si pleines d’affection de celle qu’elle aymoit plus que
soy-mesme : Et il faut croire que sans la crainte qu’Astrée avoit de ne
pouvoir pas faire consentir ses parens au dessein qu’elle avoit de suivre
cette chere Druyde en quelque lieu qu’elle allast, & sans l’opinion
qu’Alexis avoit qu’estant recogneuë, elle perdroit toutes ces faveurs, il
leur eust esté impossible de ne donner cognoissance à tous de l’excez de
leur contentement.
D’autre costé, Paris qui estoit aupres de Diane, & qui ne pouvoit assez
luy representer son extreme affection, ennuyé de se voir tant de personnes à
l’entour qui escoutoient ce qu’il disoit, afin de les entretenir à quelque
autre chose, pria Hylas, luy faisant presenter une Harpe, de vouloir chanter
quelque chose dessus pour empescher que cette bonne compagnie ne s’ennuyast
en sa maison. Hylas qui quelquesfois estoit assez complaisant, prenant ce
qu’on luy presentoit, accorda librement de faire ce que Paris desiroit,
pourveu qu’il fust ordonné aux autres d’en faire de mesme, &
particulierement à Silvandre. Ce berger qui avoit tousjours les yeux sur
Diane, cognoissant qu’elle avoit agreable de l’ouyr chanter sans en attendre le commandement,
prit la Harpe des mains d’Hylas, & chanta tels vers :
SONNET,
Qu’encores que son amour soit extreme, il croit de n’aymer point
assez.
Quand de tous les mortels les cœurs seroient unis
Pour aymer un sujet qui fust le plus aymable :
Leur passion encor
ne seroit point capable
D’esgaller mon amour, ny mes feux
infinis.
N’adorer rien que vous, & nous estre bannis
De
tout autre penser qui puisse estre agreable,
Languir, &
souhaiter ce mal est incurable :
Ou d’une prompte mort estre
soudain punis.
N’estimer de mon feu sinon la violence,
Brusler de
cent desirs, mais tous sans esperance,
De mon extreme amour sont
les moindres excez.
Et toutefois, ô Dieux ! quand je vous vois, Madame :
Je vois tant de sujet, & d’amour & de flame,
Que je
m’accuse encor de n’aymer point assez.
Sylvandre laissant toute la compagnie fort satisfaite de ce qu’il avoit
chanté, baisant la harpe la presenta à Corilas, qui la recevant de bon cœur,
& tournant les yeux du costé de Stelle, apres avoir accordé sa voix avec
l’instrument, chanta d’une voix fort agreable de ceste sorte :
SONNET,
Que son amour estainte, ne se peut plus r’allumer.
Tant de sermens jurez d’amour & de constance,
Que
perfide on vous oit profaner si souvent,
Ne sont pour nous tromper
que des propos de vent,
Qui se perdent en l’air, si tost qu’ils ont
naissance.
Vous sçavez qu’un brasier prend plus de violence,
Que
sans cesse l’on va de souffles esmouvant,
Et qu’un feu, qui couvert
languist auparavant,
Par le vent agité reprend sa violence.
Vous le sçavez trompeuse, & pensez en nos cœurs
De r’allumer les feux esteints par vos rigueurs
De ces propos de
vent, dont vous faites coustume.
Mais ne le pensez plus, en vain sont vos efforts,
Le
vent peut r’allumer des brasiers demy morts :
Mais ceux qui sont
esteints jamais il ne r’allume.
Stelle oyant les reproches que Corylas luy faisoit, le voyant finir tendoit
desja la main pour recevoir la harpe, & luy rendre ce qu’il luy avoit
presté : mais le berger qui s’en douta bien, ne la luy voulust donner,
disant qu’il n’estoit pas raisonnable que Hylas à qui l’on l’avoit
premierement donnée en fust si long temps privé : Et la luy presentant : Ne
vous offencez bergere, dit-il à Stelle, si je la remets à Hylas, puis que si
vostre dessein estoit de dire quelque chose selon vostre humeur, je
m’asseure qu’il vous satisfera, s’il chante selon son cœur. Hylas feignant
de s’offencer : Vous estes bien gracieux, luy dit-il Corylas, de vouloir
payer vos debtes avec l’argent d’autruy, pour le moins nous avons Stelle
& moy cet advantage, qu’estans tous d’une mesme opinion, nous avons
rencontré quelqu’un qui appreuve nostre humeur : mais la vostre est si
mauvaise, que vous estes le seul de vostre secte. Et lors prenant la harpe,
sans attendre la responce de Corylas, il chanta tels vers :
STANCES.
De l’inconstance.
I.
Avant qu’une amitié déplaise à sa compagne,
Il faut
cercher ailleurs de nouvelles amours ;
Que s’il ne nous avient de
mieux trouver tousjours,
Celuy n’est pas marchand qui ne perd &
ne gagne.
II.
Que si ce que l’on cherche à l’abord ne se monstre,
Il ne faut pour cela s’en aller despitant :
Le fondeur ne rompt pas
le moulle au mesme instant,
Que son essay premier, a mauvaise
rencontre.
III.
Mais quand nous aurons fait quelque fascheuse prise
Changeon-la de bonne heure, & nous en deffaison :
Voyez vous
ces marchands qui vivent par raison,
Comme ils offrent devant la
pire marchandise ?
IIII.
Ce qui nous rend prudens, n’est-ce l’experience,
L’experience n’est que d’avoir espreuvé
Cent diverses humeurs,
& s’estre conservé :
Ce qui nous rend prudens, c’est donques
l’inconstance.
V.
Que j’estime l’Amour que tout plaisir emporte
Sur le
premier object qui luy tente les yeux :
La riviere qui court, &
passe en divers lieux,
Contente beaucoup plus, que non pas une eau
morte.
VI.
Ceux qui d’estre constans, se donnent la loüange,
S’ils ayment longuement, sont eux-mesme inconstans,
En laideur, la
beauté se change par le temps :
Et qui l’ayme changée, il faut
aussi qu’il change.
VII.
Car sçavez vous que c’est, qu’une beauté passée ?
C’est un foyer qui chaud a d’autrefois esté,
Un grand Hyver qui suit apres
un grand Esté :
Bref, une eau qui boüillante est à la fin
glacée.
Phillis, qui ne pouvoit souffrir que Hylas s’en allast sans responce : Il me
semble, dit-elle, Sylvandre, que vous & moy avons grande raison de
respondre à cét inconstant berger, puis que c’est en la presence de nostre
Maistresse qu’il ose parler de ceste sorte, outre qu’en quelque lieu qu’un
vray Amant entende parler tant au desavantage de la fidelité, je croy qu’il
est obligé de la deffendre. Vous avez raison, mon ennemie, respondit
Sylvandre, & je l’aurois desja fait, si je n’eusse eu crainte d’estre
blasmé d’indiscretion en l’interrompant : Mais si Hylas veut redire les
mesmes vers que nous avons ouys, j’essayeray de luy respondre couplet par
couplet. Il me seroit mal-aysé, adjousta Hylas, & peut-estre peu
agreable à ceste compagnie, de rechanter les vers que je viens de dire :
mais afin que tu n’ayes point d’excuse Sylvandre, en voicy d’autres qui ne
sont point plus desagreables, & lors retastant la harpe, il voulut
commencer, quand Sylvandre luy fit signe qu’il attendist un peu, &
tirant de son costé sa musette, en accommode les hanches & le pipeau,
& apres l’avoir enflée & adjustée à sa voix, Me voicy prest, dit-il,
Hylas, de combatre, si tu n’as perdu le courage, ne laissons point escouler
le temps inutilement : car quant à moy qui ay la raison de mon costé, je
suis grandement hardy : Et moy, dit Hylas, comme le genereux Lyon desdaigne
les autres animaux, qui sont trop
inferieurs à sa force, de mesme c’est à contre-cœur que je me prens à toy,
puisque tu m’és tant inferieur, soit en esprit, soit en la bonne cause que
je soustiens, que je prevois bien la victoire ne m’en pouvoir estre guere
honorable. Et à ce mot, joignant la voix au son de la harpe, il commença de
ceste sorte : Sylvandre luy respondant couplet par couplet au son de
musette.
DIALOGUE.
Hylas & Sylvandre.
I. HYLAS.
Mon amour est un feu, son ardeur luy demeure
Autant
qu’il trouve object propre à l’entretenir.
L’object c’est mon
plaisir, qui ne voudra qu’il meure,
Que mon plaisir jamais il ne
laisse finir.
SYLVANDRE.
Mon amour est un feu, son ardeur luy demeure
Autant
qu’il trouve object propre à l’entretenir :
L’object c’est la
vertu[;] que la vertu ne meure,
Et jamais mon amour on ne verra
finir.
II. HYLAS.
Quand j’ayme, en mon amour je suis du tout extreme,
Et voila cet amour ne dure
longuement :
Mais la raison le veut, tout excez vehement
Ne
peut durer long temps sans se changer soy-mesme.
SYLVANDRE.
Quand j’ayme, en mon amour je suis du tout extreme,
Et voila cet amour dure eternellement :
Car la perfection ne craint
le changement.
Plus l’Amant est parfaict, plus ardamment il
aime.
III. HYLAS.
Fy de ces amitiez si longuement gardées,
Est-il rien
de plus doux qu’une jeune beauté ?
Mais qu’a l’Amant vieilly dedans
sa loyauté,
Que des rances amours, que des beautez ridées ?
SYLVANDRE.
Fy de ces amitiez mortes plustost que nées,
Est-il
rien de plus doux qu’une constante amour ?
Si l’amour est un bien,
qui n’en jouyst qu’un jour
Le doit bien regretter par des siecles
d’années.
IIII. HYLAS.
Mais voyez ces Amans que l’on nomme fideles,
Ne
sont-ce point plustost des esprits hebetez ?
Esprits sans point
d’esprit, qui ne sont arrestez
Que pour n’oser voler, ou pour
n’avoir des aisles ?
SYLVANDRE.
Mais voyez ces Amans que l’on nomme infideles,
Esprits qui faits de plume au vent sont emportez :
Pourquoy les
diroit-on, volant de tous costez,
Estre plustost Amans, que non pas
irondelles ?
V. HYLAS.
Quelle beauté voit-on en ces roses fanées ?
En ces
œillets flestris par la longueur du temps ?
Quels plaisirs
donneront ? quels tristes passe-temps ?
N’estans plus de saison ces
beautez surannées ?
SYLVANDRE.
Et comment les douceurs seront-elles goustées
De ces
fruicts qui trop verds n’ont goust ny sentiment ?
Et quels plaisirs
aussi donneront à l’Amant
Ces trop vertes beautez, qui semblent
avortées ?
VI. HYLAS.
Le temps consomme tout, rend la beauté moins belle,
Et n’est-ce estre imprudent d’amoindrir ces plaisirs ?
Il faut
doncques changer à tous coups nos desirs,
Pour jouyr à tous coups
d’une beauté nouvelle.
SYLVANDRE.
Le temps rend à la fin toute chose mieux faite,
Qu’est-ce qui n’a naissant quelque imperfection ?
Il faut donc
demeurer en mesme affection,
Si nous voulons avoir une amitie
parfaicte.
VII. HYLAS.
Quoy que ce soit, en moy ne fais point ta retraite,
O
sotte loyauté ! qui nous va decevant :
Si j’ayme, mon amour
ressemblera le vent,
Qui vit tant qu’il se meust, & meurt quand
il s’arreste.
SYLVANDRE.
Au contraire en mon cœur, viens selon ta coustume :
O
foy l’heur & l’honneur d’un veritable Amant,
J’estime en fin l’Amour comme
le diamant,
D’autant plus qu’il ne craint les marteaux ny
l’enclume.
Cependant que ces bergers chantoient de ceste sorte, & que le reste de la
compagnie estoit attentive à les escouter, Paris qui ne vouloit perdre ceste
commodité, s’approchant encores d’avantage de Diane. Fust-il jamais, luy
dit-il assez bas, une plus agreable humeur que celle d’Hylas ? Je croy,
respondit la bergere, qu’il n’y a point de difference entre luy & la
pluspart des autres, sinon qu’il dit plus librement son intention. Comment,
repliqua incontinent Paris, auriez vous bien ceste mauvaise opinion des
hommes, & les estimeriez-vous bien aussi inconstans que luy, sans y
mettre autre difference, que le taire, ou le dire ? Je n’ay point, respondit
Diane en sousriant, de mauvaise opinion des hommes : car je ne crois pas que
ce soit erreur à eux de faire comme Hylas, estant une chose assez naturelle
d’aymer ce qui nous est agreable : Et puis que la pluspart des bergers
n’aiment que pour se plaire, n’ay-je pas occasion de croire que par tout où
le plaisir les emporte, ils ne font point de difficulté d’aymer, suivant en
cela l’exemple de nos brebis, qui ne mangent pas tousjours d’une mesme
herbe, ny ne paissent tousjours en mesme pasturage, mais vont diversifiant
tantost dans les prez, & tantost sur les collines ou sous les ombrages ?
La bergere parlant de ceste sorte, sousrioit, pour monstrer qu’elle parloit contre sa
creance, & Paris qui s’en prit garde : Le party d’Hylas, dit-il, belle
bergere, seroit bien fortifié s’il avoit ouy ce que vous venez de dire :
mais je pense que si vous estiez condamnée à suivre ceste opinion, il seroit
bien difficile à vous y faire consentir : J’avouë, respondit-elle, que vous
dites vray : mais il ne le faut pas treuver estrange, puisque les bergeres
ne sont pas subjectes aux mesmes loix que les bergers, & que non
seulement elles fuyent l’inconstance, mais la constance aussi. Vos propos,
repliqua Paris, sont des Enigmes pour moy, s’il ne vous plaist belle bergere
de les dire plus clairement : J’entends, respondit-elle, que les filles de
ceste contrée, non seulement fuyent l’inconstance, parce qu’elles ne sont
point changeantes, mais la constance aussi, parce qu’elles ne s’attachent à
nulle amitié qui les y puisse obliger, aymant & estimant tout ce qui le
merite, non point avec amour & passion, mais par le devoir & par la
raison : Je le crois, adjousta froidement Paris, tout ainsi que vous, &
voudrois bien pour l’interest que j’y puis avoir, que quelqu’une pour le
moins entr’elles fust d’une autre humeur. Il faut, gentil Paris, reprit
Diane, que vous pardonniez à leur esprit grossier : car estans nourries dans
ces lieux champestres, & à moitié sauvages, pouvez-vous penser qu’elles
soient beaucoup differentes aux choses qu’elles voyent, & qu’elles
pratiquent ? Voyez vous combien la nourriture a de force par dessus la
raison ? Je m’asseure que de toute ceste trouppe il s’en trouvera fort peu
qui ne choisis sent plustost pour
leur contentement, de vivre avec leurs trouppeaux le long des rivages, &
sous le chaume de leurs petites cabanes, que dans ces grands Palais, &
parmy la civilité des villes. Et vous belle bergere, dit Paris, de quelle
opinion estes vous, & que vous semble-t’il de ceste maison, &
comment vous est-elle agreable ? Je serois, respondit Diane, de mauvais
jugement, si je ne la trouvois tres-belle : Elle le seroit encores
d’avantage, adjousta Paris, si ce qui y est maintenant y demeuroit
tousjours. Vous avez raison, repliqua Diane, car veritablement tant de
belles bergeres, & tant de gentils & discrets bergers, en rendent
non seulement la compagnie grande, mais la demeure fort aggreable. Ce n’est
pas, reprit Paris, la quantité, mais la qualité des personnes qui me la fait
estimer. Je le crois, dit elle, comme vous, puisque bien souvent les plus
grandes compagnies sont les plus ennuyeuses : mais celle-cy est telle, qu’il
faudroit estre de mauvaise humeur pour s’y fascher ; Je vois bien, repliqua
Paris, qu’encore vous n’entendez pas, ou plustost vous ne voulez pas
entendre ce que je veux dire : ce n’est pas de toute la trouppe de qui
j’entens parler : Mais, belle bergere, d’une seule, sans laquelle toute la
compagnie me seroit ennuyeuse. Diane feignant de ne le pouvoir entendre :
Celle-là, dit-elle froidement, vous est bien fort obligée, encore que ce
soit aux despens de toutes les autres. Personne de la compagnie, respondit
Paris, ne m’en doit sçavoir mauvais gré ; puis que sans celle que je dis, la
vie mesme me seroit desagreable.
Et à ce mot, s’estant teu pour quelque temps, & voyant que Diane ne
disoit rien. Je ne vis jamais, continua-t’il en sousriant, une bergere moins
curieuse que Diane : pourquoy ne me demandez-vous qui est celle de qui je
veux parler ? Ce seroit, dit-elle, une trop grande indiscretion : car je
suis bien asseurée que si vous voulez la nommer, vous me la direz : & si
vous la voulez taire, je serois trop indiscrette à vous en importuner.
Celle, adjousta Paris, à qui j’ay donné le cœur ne doit faire difficulté
d’en sçavoir les secrets, ny moy de les luy descouvrir. Les hommes,
respondit Diane, en faisant de semblables dons, donnent bien souvent &
retiennent : Si vous dites cela pour moy, repliqua incontinent Paris,
pardonnez-moy, belle Diane, si je dis que vous avez tort, puis que dés le
jour que je me donnay à vous, ou plustost que le Ciel m’y donna, ce fut
d’une si entiere volonté, que je n’auray jamais contentement, que vous n’en
ayez pris toute sorte de possession : Et c’est de vous de qui je parle,
& de qui je souhaitte la demeure en ceste maison, si j’y dois recevoir
jamais quelque contentement : J’aurois peu d’esprit, respondit la bergere en
rougissant, si l’honneur que vous me faites n’estoit receu de moy avec
respect, ainsi que je le dois à vostre civilité. Ne parlez point de respect,
interrompit incontinent Paris, mais au lieu de ce mot, mettez-y celuy
d’Amour : Ceste parole, respondit-elle, sied trop mal en la bouche d’une
fille : S’il ne vous plaist, repliqua-t’il, l’avoir en la bouche, ayez la
dans le cœur. Je n’ay garde, reprit Diane, car j’ay trop cher l’honneur que vous me faites de m’aymer,
& ceste faute m’en rendroit indigne.
Il y avoit quelque temps que Sylvandre & Hylas ne chantoient plus, &
que le reste de la compagnie demeuroit sans dire mot, & comme attendant
s’ils vouloient recommencer, qui fut cause que plusieurs s’apperceurent non
seulement de l’affection avec laquelle Paris entretenoit Diane, mais aussi
de la passion avec laquelle Sylvandre supportoit leurs longs discours : Ce
que considerant Hylas, & luy semblant d’avoir quelque avantage par
dessus luy, Cest assez chanter, luy dit-il, Sylvandre, entrons un peu en
raison, & me dis par ta foy, si tu es encore de la mesme opinion que tu
soulois estre ? Je n’ay pas accoustumé, dit Sylvandre, de beaucoup changer :
mais de quelle opinion veux-tu parler ? Es tu encor, reprit Hylas, dans le
cœur de Diane ? & elle est-elle encores dans le tien ? Pourquoy,
respondit Sylvandre, me fais tu ceste demande ? Parce, dit-il, que je veux
tout à ceste heure te faire avoüer le contraire. Il me semble, Hylas,
respondit le berger, que tu as longuement dormy pour te resveiller tant hors
de propos. Chacun se mit à rire & de la demande & de la response,
qui fut cause que Phillis prit occasion d’interrompre les discours de Paris
& de Diane, appellant sa compagne pour oüyr ceste gracieuse dispute : Et
en ce mesme temps, Hylas respondit, Berger, Berger, je ne m’esveille pas
tant hors de propos que tu penserois bien, puis que de mettre hors d’erreur
une personne, c’est une œuvre qui
n’est jamais hors de saison. Et responds moy seulement si tu es encore ainsi
que je t’ay ouy dire d’autrefois dans le cœur de Diane, & si Diane est
encores dans le tien ? Diane oyant ceste demande : Escoutons, dit-elle à
Paris, ce que veut dire Hylas, je m’asseure que ce sera quelque gracieux
discours. Alors ils oüyrent que Sylvandre respondit, Penses-tu Hylas, que si
tu changes continuellement, les autres en fassent de mesme ? nous sommes
& Diane & moy au mesme lieu que nous soulions estre. De sorte,
reprit Hylas, que tu es encore dans son cœur, & elle dans le tien. Il
est ainsi que tu le dis, adjousta le berger. Or respons moy Sylvandre,
continua Hylas, & me dis, je te supplie, puis que tu es dans le cœur de
Diane, si les discours que Paris luy tenoit à cette heure luy sont agreables
ou non ? Et vous Diane, puis que vous estes dans le cœur de Sylvandre,
dites-nous si Sylvandre voudroit que ces discours vous fussent
agreables ?
Il n’y eut personne en toute la compagnie, horsmis Sylvandre, qui ne se mist
à rire, & de telle façon qu’Astrée & Alexis tournerent la teste pour
sçavoir ce que c’estoit. Ce que Hylas ayant veu, sans attendre la responce
de Sylvandre, parce que le long entretien d’Astrée ne luy estoit pas moins
ennuyeux qu’à Sylvandre celuy de Paris, il s’en courut vers elle : Ma
Maistresse, dit-il à Alexis, ces bergeres de Lignon sont si flateuses, que
si l’on ne s’en prend garde, il est presque impossible de resister à leurs
charmes. Je crois, mon serviteur, respondit Alexis, que vous en parlez comme sçavant : Il est vray,
dit-il, que je n’ay pas attendu jusques icy à faire mon apprentissage : mais
si est-ce qu’elles ne se doivent pas attribuer la gloire de me l’avoir fait
faire. Car avant que d’aymer Philis, j’avois trouvé belle Laonice, &
auparavant Madonthe, & avant que toutes ces deux, Chryseïde : Et voila
ces trois belles estrangeres, dit-il monstrant Florice, Palinice, &
Circene, qui tesmoigneront que je n’estois pas mesme apprentif, quand le
long de l’Arar, je devins leur serviteur. Je ne dis pas, que si Carlis, qui
est dans la gallerie avec Daphnide, estoit icy, elle ne peust bien se donner
la loüange d’avoir esté la premiere qui a commencé de m’en faire la leçon.
Mais, dit Alexis en l’interrompant, pour glorieuse qu’elle puisse estre, je
ne croy pas qu’elle se puisse vanter, si elle a esté la premiere, qu’elle
soit aussi maintenant la derniere, puis qu’à ce que je vous oy dire, vous
n’en avez aymé, mon serviteur, qu’autant que vous en avez rencontré : Vous
deviez, dit-il, ma Maistresse, y adjouster ce mot de belles, car j’avouë que
par tout où j’ay peu remarquer la beauté, je l’ay aymée & servie : mais
il me semble que vous devez estimer ceste humeur qui m’a fait estre à vous,
& sans laquelle ceste mal-faite de Carlis m’eust possedé toute seule :
J’estimerois grandement, respondit Alexis, ceste humeur de laquelle vous
parlez, si je ne craignois, que comme elle est cause que maintenant vous
estes à moy, elle me donnera bien tost aussi le regret de vous perdre. Ah !
ma Maistresse, ne tenez jamais je vous supplie ce langage, car outre que vous offencez mon amour,
encore est-il impossible que jamais cela puisse estre, puis que l’on ne me
void aymer que la beauté, & hors de vous, il est impossible d’en
trouver. Je seray tres-ayse, respondit la Druyde, que vous ayez longuement
ceste opinion de moy, afin que je ne vous perde pas si tost que les autres :
mais j’aymerois encore mieux que vous eussiez tant de persuasion, que vous
peussiez faire croire à tous ce que vous dites de moy. Il ne faut point,
repliqua-t’il, de persuasion où la veuë en rend de si bons tesmoignages : Si
tous, respondit Alexis, me voyoient avec vos yeux, leurs tesmoignages me
seroient peut estre favorables : Je m’asseure, reprit Hylas, qu’il n’y a
personne icy qui démente ce que les miens me disent : Les vostres, respondit
Alexis, voyent bien ce qui est, mais vostre bouche dit ce que vous voulez,
& ces paroles avec lesquelles vous me loüez plus que je ne vaux,
tesmoignent assez que vous avez estudié en plus que d’une escole : Je
l’avouë, reprit Hylas, mais si puis-je dire sans vanité, qu’en moy
l’escolier a surpassé le maistre. Vous ne dites pas, interrompit Florice,
qu’au temps que vous estiez mon escolier vous preniez vostre leçon & de
Circene, & de Palinice aussi, & que si toutes trois unissions nostre
sçavoir ensemble, nous vous pourrions bien tenir encore quelque temps à
l’escole : Et comment, reprit incontinant Alexis, est-il possible, mon
serviteur, que vous ayez entrepris de les servir toutes trois en mesme
temps ? Jugez par là, ma Maistresse, dit-il froidement, & la grandeur de
mon courage, & si je ne
vous serviray pas bien, puis qu’à ceste heure je vous entreprens toute
seule.
Cependant qu’il discouroit de ceste sorte, Adamas, Daphnide, & Alcidon
sortirent de la galerie, parce que l’heure de soupper s’approchoit, &
apres avoir quelque temps parlé ensemble de divers discours, les tables
furent dressées, & si bien servies, que Daphnide mesme s’estonna qu’en
un lieu champestre on peust avoir les curiositez que la prevoyance du sage
Druyde leur fist voir. Et parce que le repas estant finy, chacun se remist
sur des discours divers qui durerent assez longuement, & qu’Adamas
remarqua que les yeux de la plus grande partie de ceste troupe commençoient
de s’appesantir, il convia Daphnide & Alcidon de s’aller reposer, &
les conduisit en leurs chambres, laissant à Leonide & à Paris, de mener
les bergeres & les bergers dans les leurs. Mais encore que la nuict fust
desja fort advancée, si est-ce qu’Alexis ayant conduit dans leur chambre
Astrée, Diane, & Phillis, ne se pouvoit separer d’elles : apres avoir
donné cent fois le bon soir, elle avoit tousjours à qui dire quelque chose.
Enfin Leonide qui apres avoir logé toutes les autres, l’estoit venuë
retrouver en ceste chambre, oyant l’horologe qui frappoit la mi-nuict, la
contraignit de se retirer. Les trois bergeres se voyans seules, encores
qu’il y eust divers licts dans la chambre, voulurent toutesfois coucher
toutes trois dans le plus grand, ne se pouvant qu’à grande peine
separer.
Cependant qu’elles se deshabilloient, Astrée ne pouvant guere parler d’autre chose que d’Alexis.
Mais, ma sœur, dit-elle, s’addressant à Philis, vistes vous jamais deux
visages si ressemblans que celuy de la belle Alexis & du pauvre
Celadon ? Philis respondit, Quant à moy j’avouë n’avoir jamais veu portraict
ressembler plus à celuy pour qui il a esté fait. Mais dites encore
d’avantage, adjousta Diane, que ne vistes jamais miroir representer plus
naïfvement le visage qui luy est devant. Et que diriez vous, ma sœur,
reprist Astrée, si vous aviez parlé particulierement à elle, puis que la
voix, le langage, la façon, les actions, les sousris, bref les moindres
petites choses qu’elle fait, sont si semblables à celles que je soulois
remarquer en Celadon, que n’y pouvant trouver aucune difference, plus je la
considere, & plus j’en demeure ravie ? Mon Dieu, reprit alors Philis, si
nous pouvions faire que le sage Adamas la voulust laisser quelque temps
parmy nous, je crois, ma sœur, que ce vous seroit bien du contentement :
N’en doubtez point, respondit Astrée, car je puis dire icy entre nous,
n’avoir jamais eu plaisir que celuy de voir Alexis, depuis la miserable
perte de Celadon : mais il ne faut pas esperer qu’Adamas vueille qu’elle y
vienne, l’ayant si chere, qu’à peine la peut-il perdre de veuë, ny qu’elle
mesme l’ait agreable, estant accoustumée à une autre sorte de vie : Et quand
il n’y auroit point d’autre empeschement, je suis si peu aymée de la
Fortune, que je serois trop outrecuidée de penser qu’elle me voulust faire
ceste grace. Ma sœur, reprit Diane, si nous voulons que ceste fille vienne dans nostre hameau, il faut
que nous y usions d’un peu d’artifice ; quelquesfois l’on obtient par
finesse ce qui seroit refusé, si ouvertement on le demandoit : & une
telle finesse n’est point blasmable, lors qu’elle ne fait mal à personne. Si
nous demandons ceste faveur au Druide, peut-estre que sa courtoisie est
assez grande pour ne nous la refuser, & peut-estre aussi y fera-t’il de
telles considerations, que nous ne l’obtiendrons pas : mais venons-y par un
autre moyen, supplions-le, & faisons que toute nostre trouppe en fasse
de mesme, de ne vouloir plus retarder le sacrifice du remerciment du Guy
sacré, il l’a desja promis aux bergeres qui l’en vindrent prier il y a
quelques jours : Si nous obtenons ce poinct sur luy d’y venir à ceste heure
mesme, je m’asseure qu’apres il ne fera point de difficulté d’y conduire
Alexis, tant parce que Leonide mesme y viendra, que pour accompagner
Daphnide, qu’il faut supplier d’y assister : outre qu’estant un sacrifice
assez solemnel, & sa fille estant Druide, il n’y a pas apparence qu’il
la laisse seule au logis en une telle occasion. Et toutesfois afin d’estre
preparées à toute chose, s’il advient qu’il en fasse quelque difficulté, il
en faut prier & elle & Leonide : car à ce que j’ay peu recognoistre,
elle ne se desplaist pas en nostre compagnie : & toutesfois parce
qu’elle a esté nourrie si differemment, il pourroit bien estre que par
civilité elle se contraint de vivre de ceste sorte avec nous, estant en la
maison de son pere : mais je suis d’avis que si nous la pouvons tenir en
nostre hameau, nous nous estudions toutes trois à luy donner tous les plaisirs que nous pourrons
& en ce que nous verrons qu’elle en prendra, c’est enquoy il faudra que
nous nous essayons de luy en donner d’avantage : car bien souvent l’opinion
fait de grands effects, & il peut bien estre que l’on luy aura figuré
nostre sorte de vie telle, que quand elle la verra de plus pres, elle ne la
trouvera pas tant desagreable. Vrayment, dit Phillis en branlant la teste,
elle seroit bien de fascheuse humeur si elle se desplaisoit avec nous, &
mesme si je veux entreprendre de luy plaire, qu’elle vienne seulement, je
veux mettre la vie qu’elle pleurera quand elle sera contrainte de nous
laisser. Astrée sousrit de l’ouïr parler si asseurément, & apres luy
dit : Ma sœur, je vous jure que si vous voulez avoir quelque plaisir en ma
compagnie, il faut que nous l’emmenions, autrement je suis une fille
perduë : Mais, dit Phillis, sçavez vous bien ce que je prevois, je ne crains
pas que nous ne l’emmenions par le moyen que Diane a proposé, ny qu’Alexis
ne se plaise avec nous, quand je voudray en prendre la peine : Mais je voy
desja, continua-t’elle se tournant vers Diane, que ceste Astrée nous
quittera pour ceste nouvelle venuë, & qu’elle ne fera non plus d’estat
de nous que si nous estions estrangers : Mais ma sœur, sçavez-vous ce qu’il
faut que nous fassions, si cela advient, ceste Alexis ne pourra pas
tousjours demeurer icy, & un jour elle s’en retournera à Dreux, ou vers
les Carnutes : alors il faudra que nous ne fassions non plus de conte
d’elle, qu’elle en aura fait de nous : Ah ! ma sœur, reprit Astrée en luy
mettant une main sur l’espaule,
& de l’autre se frottant les yeux, vous estes mauvaise de m’aller
remettre en memoire ceste separation, pour Dieu ne prevenons point par la
pensée le mal qui ne viendra que trop promptement. Non, non, repliqua Diane,
laissons toutes ces considerations à part, & faisons ce que nostre
amitié nous commande : Puis qu’Astrée depuis si long-temps n’a eu
contentement que celuy-cy, faisons tout ce que nous pourrons pour le lui
continuer, & encores qu’elle fit ce que vous dites, si nous l’aymons, en
devons-nous estre marries ? puis que toutes choses sont communes entre les
personnes qui s’entre-ayment : & pourquoy l’aymant comme nous faisons,
ne participerons nous à tout le contentement qu’elle en recevra ?
Avec de semblables discours, ces bergeres se mirent au lict, & apres
s’estre donné le bon soir, s’endormirent avec la resolution qu’elles avoient
prise : mais d’autre costé Alexis s’estant retirée dans sa chambre, &
Leonide avec elle, le Druyde y entra incontinent apres, qui ayant conduit
Alcidon & les vieux Pasteurs en leurs chambres, laissant le soing des
autres à Paris, s’en vint trouver Celadon, pour sçavoir ce qui s’estoit
passé entre luy & Astrée ; soudain qu’il le vit, apres avoir fermé la
porte sur eux, pour n’estre ouy de personne ; Et bien Alexis, luy dit-il en
sousriant, comment se porte Celadon ? De Celadon, respondit Alexis, je n’en
ay encores point de nouvelles : mais pour Alexis, elle m’a juré n’avoir
jamais en plus de contentement depuis qu’elle est vostre fille. Cela me
suffit, dict Adamas, pourveu
qu’il continuë : Mais dites moy en verité, Celadon, vous repentez vous à
ceste heure de m’avoir creu ? Il est impossible, respondit le berger, que
personne se puisse repentir de suivre vostre conseil : car vous n’en donnez
jamais que de fort bons : mais je vous diray, mon pere, que celuy que j’ay
receu de vous en ceste occasion, est bien plus dangereux pour moy, que
fortune que je puisse jamais courre : car si Astrée venoit à me
recognoistre, je jure & je proteste qu’il n’y a rien qui me peust jamais
retenir en vie, parce qu’outre la juste occasion qu’elle auroit de se
douloir de moy, pour avoir contrevenu au commandement qu’elle m’a fait,
encores aurois-je un si extréme desplaisir d’avoir manqué au respect que je
luy dois, que s’il n’estoit suffisant de m’oster la vie, il n’y auroit
invention que je ne recherchasse pour me donner une prompte & cruelle
mort. Et bien, bien, repliqua Adamas, je voy bien que vostre mal n’est pas
encores en estat de recevoir les remedes que je luy voulois donner, il faut
attendre que le temps l’ait meury d’avantage, & cependant resolvez vous
de ne me point desobeïr en ce que je vous ordonneray, autrement j’aurois un
grand suject de vous accuser d’ingratitude. Mon pere, respondit Celadon, je
ne manqueray jamais d’obeyssance envers vous, pourveu que vos commandemens
ne contreviennent à ceux que j’ay desja receus, & lesquels il m’est
impossible de ne point observer. Jamais, adjousta le Druyde, ce que je vous
conseilleray ne contrariera à ce que vous dites : mais il ne faut pas aussi que le malade pense
de sçavoir mieux les remedes qu’il faut donner à son mal, que le Medecin qui
en a pris la cure : demain je m’en veux aller en la compagnie de ces bergers
& bergeres, pour faire le sacrifice de remerciment du Guy salutaire qui
a esté trouvé en leur hameau, & de fortune sur le mesme chesne où vous
avez fait le Temple d’Astrée, qui ne me donne pas un petit augure de
bon-heur pour vous : Et parce que je suis contraint d’y mener comme de
coustume Paris & Leonide, il faut aussi que vous y veniez avec nous.
Ah ! mon pere, s’escria le berger, qu’est-ce que vous voulez faire de moy ?
& en quel danger me voulez vous mettre, & vous aussi ? puis qu’il a
pleu au bon Taramis que j’aye eu ce contentement de voir ceste bergere, de
parler à elle, & de n’en avoir point esté cogneu de personne de la
trouppe ; ne vous mettez point ny moy aussi en un plus grand hazard, vous
dis-je, de qui la bonne reputation seroit grandement offencée si l’on venoit
à le sçavoir, & moy, de qui la mort est tres-asseurée aussi tost que je
seray recogneu. Remercions ce grand Dieu de la grace qu’il m’a faicte, &
me laissez plustost retirer en quelque desert pour y achever mes miserables
jours. Vous voicy revenu, reprit Adamas, à vostre premiere leçon : le Dieu
que vous nommez m’a commandé de prendre soing de vous, en luy obeyssant je
ne crains point de faillir : car mon enfant, il faut que vous sçachiez qu’il
ne commande jamais que ce qui est juste & loüable : & quoy que
l’ignorance humaine fasse quelques- fois juger le contraire, nous voyons tousjours qu’à la fin celuy qui ne
se despart point de ce qu’il luy ordonne, surmonte toutes difficultez, &
esclaircit toutes ces petites doubtes qui pouvoient obscurcir la gloire de
ses actions ; de sorte que pour ce qui me touche, il faut que vous ne vous
en mettiez point en peine, non plus que pour ce qui est de vous, parce que
jamais Taramis n’entreprend une chose qu’il ne conduise à une parfaicte
fin : c’est luy qui fait par moy ce que vous voyez que je fais pour vostre
salut, me l’ayant commandé par son Oracle : Ne doubtez donc point que vous
& moy n’en devions recevoir du contentement. Celadon vouloit repliquer,
mais Leonide l’interrompit, luy disant : Voyez vous berger, il faut faire
bien souvent des choses pour autruy, que l’on ne feroit pas pour soy-mesme :
si Adamas vous laisse icy, que pensera-t’on de vous, puis qu’il est
contraint de nous y mener Paris & moy ? Quelle opinion aura t’on de vous
qui portez le nom de Druyde, ne venant point à un si solemnel sacrifice ?
puis que vous y estes si avant, il faut passer plus outre, & quand ceste
consideration n’auroit point de lieu, puis que Thautates vous a remis une
fois entre les mains d’Adamas, & que vous y avez consenty, il n’y a pas
apparence que vous puissiez vous en retirer sans offencer le Dieu &
Adamas aussi. Et le conseil en cela que vous devez prendre, c’est de fermer
les yeux d’oresnavant à toute sorte de considerations, & les remettre
toutes à sa prudence & à sa conduite.
Celadon à ce mot plyant les espaules : Puis, dit-il, mon pere, que les Dieux
vous l’ont commandé, & que vous en voulez prendre la peine, je vous
remets & ma vie & tout mon contentement. A ce mot le Druyde
l’embrassa & baisa au front, & prenant Leonide par la main luy donna
le bon soir, & le laissa reposer : mais ses pensées n’en firent pas de
mesme, qui toute la nuict ne firent que luy representer les agreables
discours qu’Astrée & luy avoient eus, sans oublier la moindre parole
qu’elle eust dite, ny la moindre action qu’elle eust faite, & qui luy
pouvoit rendre quelque tesmoignage qu’elle aymast encores la mémoire de
Celadon : & lors que ce penser l’avoit longuement entretenu, il se
reprenoit & le vouloit chasser de son ame, comme le jugeant contraire au
dessein qu’autrefois il avoit fait.
Et comment, miserable berger, disoit-il, te laisses-tu si tost flatter au
moindre bon visage que la fortune te fait, ayant si souvent espreuvé qu’elle
ne t’a jamais caressé que pour te tromper, ny jamais eslevé que pour te
faire tomber de plus haut ? souviens toy du bon-heur où tu t’es veu, &
si jamais il y a eu berger qui ait eu plus de suject de se dire bien-heureux
que toy, & incontinent tourne les yeux sur l’estat où ceste fortune t’a
reduit, & considere si tu pouvois tomber en un precipice plus profond :
& à ceste heure soubs pretexte que l’on te croit autre que tu n’es pas,
& que sous ce nom emprunté l’on te fait bonne chere, tu prends ces
faveurs pour tiennes, & tu ne consideres pas que tu desrobes sous le nom d’autruy ce que non
seulement on refuseroit au tien : mais que tu ne serois pas mesme si
effronté que de recevoir ny d’oser pretendre.
Ceste consideration aigrissoit de sorte la douceur de ses premieres pensées,
qu’il retomboit presque aux mesmes desespoirs où il vivoit autrefois dans sa
caverne, & peu s’en falut qu’il ne retournast à ses premiers desseins de
vivre esloigné de tout le monde : puis qu’il ne pouvoit esperer quelque
changement en ses miseres : Et faut croire que ceste resolution eust bien
esté assez forte pour luy faire executer ce dessein, n’eust esté que quelque
bon Demon luy remit devant les yeux ce que le sage Adamas venoit de luy
dire, luy semblant que si le Dieu eust cogneu que son malheur n’eust point
deu changer, il ne l’auroit pas mis entre les mains d’un si grand
personnage, & qui estoit en si bonne estime parmy tous ceux qui le
cognoissoient. Avec ceste consolation, apres s’estre longuement travaillé
dans le lict, & avoir passé la plus grande partie de la nuict, enfin sur
la pointe du jour, il s’endormit, & ne s’esveilla qu’il ne fust fort
tard : Astrée, Diane, & Phillis n’en firent pas de mesme, parce
qu’Astrée desirant passionnément de conduire Alexis en son hameau,
s’esveilla de bonne heure, & Diane craignant que Paris ne la vint
trouver au lict, quoy qu’elle le vist avec beaucoup de discretion, toutefois
ne se voulant mettre en ce danger, apres qu’elle eut cogneu qu’Astrée estoit
esveillée, elle se jetta à bas du lict, & contraignit Phillis d’en faire
de mesme, en luy reprochant : Et
quoy, mon serviteur, n’avez vous point de honte d’estre si endormy auprez de
vostre Maistresse ? Je croy, dit Phillis, faschée qu’elle luy eust rompu son
sommeil, que pour esveillée que vous soyez, vous le seriez encores plus, si
Sylvandre estoit en ma place. O mon serviteur, dit Diane, laissons Sylvandre
où il est : Il ne pense pas en nous, & nous ne pensons non plus en luy.
Quelque Amour que j’aye pour vous, reprit Phillis, si ne voudrois je pas
estre obligée d’y penser si souvent qu’il fait : Ce sont, repliqua Diane,
les mauvaises opinions que vous avez de luy : mais vous verrez que quand
j’auray donné le jugement qu’il attend, qu’incontinant il retournera à sa
premiere façon de vivre. Par vostre foy, interrompit Astrée, le croyez-vous,
ma sœur, comme vous le dites ? Quand vous demandez un serment de moy,
dit-elle, il faut bien que j’y songe un peu d’avantage avant que je vous
responde pour luy : mais si vous voulez sçavoir de moy ce que j’en voudrois,
je vous diray avec verité que je l’ayme tant, & moy aussi, que pour le
repos de tous deux, je souhaitterois ce que j’ay dit : Et par ma foy, dit
Philis en sousriant, je jure que vous estes menteuse, & pardonnez moy,
ma Maistresse, si cela vous offence : car il n’y eut jamais fille qui se
faschast d’estre aymée & servie d’une personne de merite, & j’en ay
bien veu plusieurs, qui au contraire estoient bien marries lors que ceux qui
avoient fait semblant de les aymer, changeoient de volonté, encores qu’elles
n’y eussent point de dessein : Et si je diray bien plus, que je n’en ay
jamais veu qui en leur ame
n’ayent eu quelque desplaisir de voir ces changemens : & moy-mesme, qui
n’aymoit point Hylas, je suis contrainte d’avouër que lors qu’il me quitta,
j’en eus du desplaisir, quelque mine que j’en fisse : & cela est
d’autant que tout ainsi que les recherches de ceux qui nous ayment, sont des
tesmoignages de nostre beauté & de nostre merite, de mesme leurs
esloignemens sont des preuves du contraire. Vous aurez, dit Diane, telle
opinion de moy qu’il vous plaira, mais si vous jureray-je que si c’estoit à
mon choix, je ne sçay lequel j’eslirois plustost, ou la continuation, ou la
fin de sa recherche, prevoyant qu’elles me rapporteront autant de desplaisir
l’une que l’autre : car s’il continuë, à quel dessein le souffriray-je ?
puis qu’il n’y a pas grande apparence que mes parens permettent que
j’espouse une personne incogneuë, & moy-mesme j’aurois honte que Diane
commist ceste faute : Et si nous nous separons d’amitié, je vous asseure que
je le regretteray longuement, me semblant que ses merites le rendent digne
d’estre aymé. Or celle-cy, dit Phillis, est l’une des plus grandes folies du
monde, les parens nous veulent choisir des maris, & nous sommes si
sottes que nous les laissons faire : cela seroit bon, si c’estoit eux qui
les deussent espouser : Et ne voila pas la mesme consideration qui a rendu
Astrée en l’estat où elle est, si ses parens luy eussent laissé la libre
disposition de soy-mesme, elle eust espousé Celadon, il seroit plein de vie,
& elle contente à jamais, au lieu que par leurs contrarietez, ils en ont
fait mourir l’un, & l’autre n’est en guere meilleur estat. Et main tenant pour achever de la ruiner du
tout, ce vieux réveur de Phocion luy veut donner Calydon, & s’est
tellement persuadé que cela devoit estre ainsi, qu’il ne luy laisse point de
repos : Ah ! que s’il avoit à faire à moy, je l’aurois bien tost resolu : Et
que feriez-vous, reprit Astrée, si vous estiez en ma place ? Je luy dirois
en fort peu de mots, dit elle, Je n’en feray rien : Et quelle opinion
auroit-on d’une fille qui parlast ainsi ? interrompit Diane. Et qu’est-ce
que l’on en diroit ? Ma Maistresse mamie, respondit Phillis, les paroles ne
sont que des paroles, & le vent les emporte, & les opinions ne sont
que des opinions, qui s’effacent aussi aysément qu’elles s’impriment, mais
espouser un mary fascheux, c’est un effect qui dure le reste de la vie ;
& c’est pourquoy j’estime que vous estes peu advisée, toute Diane que
vous estes, quand vous dites, que vous ne voudriez pas avoir espousé
Sylvandre, que vous avouëz d’avoir beaucoup de merites, & de l’avoir
agreable, & seulement parce que vous ne sçavez d’où il est. Eh, ma
Maistresse, mon cœur, ne voudriez vous point manger d’une belle pomme, si
vous ne sçaviez quel est l’arbre qui l’a portée ? Folie, & folie la plus
grande qui soit entre les hommes, qui se tuent de peine à poursuivre les
apparences, & ne se soucient point des choses qui sont réelles, &
veritablement bonnes. Dieu m’a fait une grande grace de m’avoir donné des
parens qui ne me traittent point ainsi, car je vous asseure que s’ils
estoient d’une autre humeur, je leur donnerois bien de l’exercice. Diane
alors en sousriant : je vois bien
mon serviteur, dit-elle, que vostre conseil est bon, mais il n’en faut guere
user. Dites moy je vous supplie ceste opinion que vous mesprisez si fort,
& ces apparences que vous blasmez, que sont-ce autres choses que la
reputation pour laquelle nous sommes obligées, non seulement de mettre ce
qui nous peut apporter du plaisir & du contentement, mais la propre
vie ? Car y a-t-il rien de si mesprisable qu’une fille sans ceste
reputation ? & y a-t-il condition au monde si miserable que celle de la
personne qui l’a perduë ? Je vous avoüeray, que qui la veut bien considerer,
trouvera que c’est une folie : Mais y a-t’il quelque chose parmy nous qui ne
soit folie, si l’on la veut bien rechercher ? Tout (mon serviteur) n’est
qu’une vaine ombre du bien que nous nous figurons, & toutesfois encores
que nous en recognoissions & vous & moy la verité ; parce que par le
commun consentement de tous, il est jugé autrement, ny vous ny moy ne
voulons point estre la premiere à rompre ceste glace. Et cela me faict
ressouvenir du conseil des Rats, qui resolurent que pour leur seureté, il
falloit attacher au col d’un Chat qui les devoroit une sonnette, afin de
l’ouyr quand il marcheroit : mais il ne s’en trouva point d’assez hardy en
toute la trouppe qui l’osast entreprendre.
Discourant de ceste sorte, ces belles bergeres s’habillerent, & Astrée,
sans sçavoir pour quel dessein, se coiffa & s’habilla avec plus de soing
qu’elle n’avoit fait depuis la perte de Celadon : à quoy Phillis prenant
garde, elle ne peut s’empescher de
sousrire, & la monstrant à Diane : Ma maistresse, luy dit-elle, je ne
sçay si les bergeres de Lignon sont de ceste humeur : Et de laquelle, dit
Diane, voulez vous parler ? Je voy, continua Phillis, qu’Astrée se donne
plus de peine à s’agencer que de coustume. Quant à moy, je n’en puis trouver
autre raison, sinon la nouvelle amour de ceste belle Druyde, & qui n’a
eu naissance que depuis hier. Dites moy, je vous supplie, si c’est l’humeur
des bergeres de Lignon, de s’affectionner si promptement, & plustost des
bergeres que des bergers ? Astrée respondit : Il est vray que j’ay plus de
curiosité de me rendre aymable que je n’eus jamais, aussi est il bien
raisonnable : car lors que j’ay esté recherchée par des bergers, j’ay creu
d’avoir assez de merites pour en estre aymée, sans que j’y misse plus de
peine que de me laisser voir : mais à cette heure si je veux acquerir les
bonnes graces de ceste belle Druyde, il faut que j’y rapporte les mesmes
soings que le serviteur a accoustumé de faire pour obtenir les bonnes graces
de sa Maistresse. Ma sœur, reprit Diane, ou nous sommes Philis & moy de
mauvais jugement, ou vous devez estre asseurée qu’il y aura plustost deffaut
de cognoissance en celles qui vous verront, si elles ne vous aiment, qu’en
vous faute de merite à vous faire aimer. En parlant de ceste sorte, elles
finirent de s’habiller, & en mesme temps qu’elles vouloient sortir de la
chambre, elles virent dans la sale voisine, Paris qui se promenoit avec
Leonide, & qui, à ce qu’il sembloit, l’entretenoit d’une grande
affection, parce que ces belles
bergeres furent aupres d’eux avant qu’ils les apperceussent : dequoy Paris
se trouva honteux quand il s’en prit garde, & apres les avoir salüées en
demanda pardon à Diane, qui luy respondit, n’y avoir point d’offence en ce
qui la touchoit : car estant la moindre des trois, les autres avoient plus
d’occasion de s’en plaindre ; si toutesfois il y avoit suject de plainte,
& sans attendre sa responce s’adressa à Leonide, & luy demanda,
comment elle avoit passé la nuict ? Mais vous, dit-elle, qui vous estes
levée si matin, n’avez-vous point trouvé quelque incommodité ou en la
chambre ou au lict qui en soit cause ? J’en ay trouvé sans doute, respondit
Diane, & en la chambre & au lict : mais c’est à cause de ceste belle
bergere, dit-elle, monstrant Astrée, qui nous a esveillées plustost que nous
n’eussions voulu, pour le desir qu’elle a de profiter le temps le mieux
qu’il luy sera possible, cependant qu’elle demeurera en ce lieu, je veux
dire d’estre le plus qu’elle pourra aupres de la belle Alexis, estant
demeurée de sorte sa servante dés qu’elle l’a veuë, que je ne sçay comme
nous l’en pourrons separer quand il faudra partir. Allons voir, dit Leonide,
si elle est éveillée, & je vous diray un secret que j’ay pensé pour
faire en sorte que ceste belle bergere ne s’en separe pas si tost, &
lors s’acheminant vers la chambre d’Alexis, Il faut, continua-t’elle, que
vous requeriez Adamas, que sans plus dilayer il aille aujourd’huy faire le
sacrifice du remerciment du Guy salutaire, & qu’il nous y meine toutes.
Je sçay qu’il ne vous en dédira point : car aussi bien faut il qu’il s’acquitte de ce devoir une
fois, & il n’a garde d’aller pour ce soir en autre logis qu’en celuy
d’Astrée, à cause de Phocion qu’il ayme & estime fort, & par ainsi
nous serons encores ensemble demain presque tout le jour : mais, belle
bergere, ne me decelez point : car peut-estre si Adamas sçavoit que je vous
eusse donné cet advis, il m’en sçauroit mauvais gré, & cela pourroit
estre cause qu’il en feroit quelque difficulté. Il n’est pas aussi
necessaire qu’Alexis le sçache, parce qu’elle est d’humeur si retirée,
qu’elle n’a jamais plus de contentement que quand elle est seule : Je ne me
soucie guere que Paris l’entende, sçachant assez qu’il se plaist si fort en
vostre compagnie, que ce ne sera jamais luy qui y contrariera. Je ne
dementiray jamais, respondit Paris, l’opinion que vous avez de moy : Alors
Astrée apres avoir un peu sousrit contre Diane & Phillis : Pensez-vous,
Madame dit-elle, qu’Adamas ne nous refuse point, ou bien qu’il y laisse
venir Alexis : car il est tres-certain que si tout le reste du monde y
venoit, & qu’Alexis seule y deffait, je serois de trop mauvaise humeur,
& faudroit que je m’allasse cacher pour ne point ennuyer la compagnie :
Vous voyez, interrompit Phillis, comme les bergeres de Lygnon ne sont point
dissimulées : Je vous jure, Madame, qu’elle ne ment nullement : Elle &
toutes les autres, reprit Leonide, en sont plus estimables : mais d’où vient
ceste grande amitié ? Dieu voulut, adjousta Astrée, que ce fut de sympathie,
parce que malaysément pourroit-elle estre de mon costé qu’elle ne fust aussi du sien, & si cela
estoit, je m’estimerois la plus heureuse qui fust jamais : S’il ne faut que
cela, dit la Nymphe, pour vous rendre contente, vous la devez estre sur ma
parole : car je ne fus de ma vie si estonnée que d’ouyr hyer au soir Alexis
tenir presque les mesmes discours de vous que vous tenez à ceste heure
d’elle, estant chose si inacoustumée à son humeur particuliere, qu’il faut
bien ce changement venir de quelque plus forte puissance que n’est pas son
naturel : Vous la rendrez si glorieuse, dit Philis, que nous ne pourrons
plus vivre aupres d’elle : & à ce mot elles arriverent dans la chambre
d’Alexis, où elles la trouverent encores dans le lict, d’autant qu’il estoit
assez matin, & que toute la nuict elle n’avoit peu trouver repos parmy
ses pensées, qui sans cesse l’avoient entretenuë tantost de ses desplaisirs,
& tantost de l’heureuse journée qu’elle avoit euë, & de la felicité
qu’elle esperoit encore la suivante : de sorte que sur le matin elle
s’estoit endormie, & s’estoit à peine esveillée lors que ceste belle
troupe estoit entrée dans sa chambre.
Elle fut à la verité grandement surprise de ceste visite inesperée, non pas
tant toutefois qu’elle ne se ressouvint de cacher la bague qu’elle avoit
prise à Astrée lors qu’elle se jetta dans Lignon, & que depuis elle
avoit tousjours portée au bras avec le mesme ruban duquel elle estoit
attachée, & aussi de serrer bien sa chemise sur son estomach, tant à fin
qu’on n’apperceut point le deffaut de son sein, que pour ne laisser voir à
la belle Astrée le petit portrait qu’elle avoit accoustumé de porter au col, & que la
bergere ne cognoissoit que trop bien. Elle mit donc la main à moitié sur son
visage, & de l’autre elle prit le linceul & s’en couvrit presque
toute, comme si elle eust eu honte de se laisser voir en cét estat. Leonide
pour mieux joüer son personnage : Que vous semble ma sœur, dit-elle, des
belles filles que je vous ameine pour vous ayder à lever ? Ma sœur, dit
Alexis se relevant un peu sur le lict, vous m’avez fait une grande honte, en
me faisant une si grande faveur : car que diront-elles de moy me trouvant
encores au lict ? Et que peuvent-elles dire, reprit la Nymphe, sinon que
vous estes paresseuse, & que les filles Druydes des Carnutes ne sont pas
si diligentes que les bergeres de Forests ? A ce mot toutes ces belles
bergeres luy donnerent le bonjour, & elle apres leur avoir rendu leur
salut avec la mesme courtoisie, se tournant du costé d’Astrée : Et vous
belle bergere, comment avez vous passé ceste nuict ? Voulez-vous ma sœur,
interrompit Leonide, que je le vous die pour elle ? Je vous proteste
continua-t’elle, qu’elle a couché icy aupres de vous : Aupres de moy ?
reprit incontinent Alexis. Aupres de vous ? continua Leonide, & si ce
n’a esté du corps, ç’a esté pour le moins de la pensée : De ceste sorte,
respondit Alexis, cela pourroit bien estre : & je le veux croire ;
d’autant plus que je vous puis asseurer belle bergere, dit-elle, prenant
Astrée par la main, que j’ay bien faict pour le moins la moitié du chemin :
car je ne sçay comment j’ay esté toute la nuict embroüillée parmy les
discours que nous eusmes au soir,
de telle sorte que je ne me suis peu endormir que quand le jour a paru.
Leonide pour donner commodité à ceste chere sœur d’entretenir plus
particulierement Astrée, prenant Diane & Phillis par la main, les retira
vers la fenestre qui avoit la veuë du costé de leur hameau, & l’ouvrant
s’y appuyerent toutes trois, cependant qu’Alexis faisant asseoir Astrée sur
son lict, & la tenant tousjours par la main, fut presque transportée de
l’extreme affection de la luy baiser : Enfin craignant de luy donner
cognoissance de ce qu’elle vouloit cacher, elle se retint, & se contenta
de la luy serrer & presser doucement entre les siennes deux. Et apres
avoir demeuré quelque temps muette : Je vous jure, luy dit-elle, belle
bergere, que toute la nuict j’ay pensé en vous, & aux discours que vous
me tintes : Mais dites moy, je vous supplie, est-il bien possible que
Phocion (ainsi que Leonide m’asseuroit au soir) vueille vous contraindre de
vous marier contre vostre gré ? Madame, respondit Astrée, il est vray qu’il
a ceste humeur : mais il est vray aussi qu’il n’y parviendra jamais : Non
pas que j’aye la hardiesse de luy contredire tout ouvertement, mais je
traitteray bien de sorte Calydon, que je luy en feray perdre la fantasie. Ce
n’est pas que je ne recognoisse que ce berger a beaucoup plus de merites que
je ne vaux, mais c’est que mon Genie ne sçauroit se bien accommoder avec le
sien. jugez, Madame, quelle apparence il y a que je croye Calydon estre
Amoureux de moy, que je sçay avoir
aymé Celidée plus que sa propre vie, & en avoir fait les excez de
desobeyssance que chacun sçait, & contre un oncle qui luy tient lieu de
pere, soit pour le soing qu’il a eu de luy depuis le berceau, soit pour les
biens qu’il en peut esperer : Mais, dit Alexis, j’ay ouy dire que depuis
qu’elle s’est blessée de la sorte que nous la voyons, il a perdu ceste
humeur, & qu’il ne l’ayme plus. Je crois, respondit Astrée, qu’il est
vray : mais s’il est ainsi, que puis-je esperer de son amitié, qui n’est née
que d’autant qu’il pense me devoir aymer, par le commandement de Thamire,
puis que celle qu’il a portée à Celidée, que chacun a recogneuë si ardente,
s’est esteinte lors qu’elle est devenuë moins belle ? Doncques aussi tost
que mon visage changera, son affection en fera de mesme. Qu’est-ce que je
deviendrois, si je recognoissois non pas ce changement, mais la moindre
diminution de la bonne volonté qu’il m’auroit fait paroistre ? Mais, madame,
continua-t’elle, avec un grand souspir, celle-là n’est pas la principale
difficulté : car peut-estre pourrois-je bien esperer de retenir cet esprit
en l’amitié qu’il me devroit, n’ayant pas si mauvaise opinion de moy-mesme,
que pour peu que je m’y voulusse estudier, je ne me peusse asseurer de luy.
Il y a bien une chose qui m’en retire d’avantage : Mais, Madame, vous
l’oserois-je bien dire, ou si je la vous dis, quelle opinion aurez vous de
voir que je vous parle si familierement de mes petites affaires ? Alexis
alors en luy resserrant la main : Si vous sçaviez, dit-elle, quelle est
l’amitié que je vous porte, vous n’useriez point de ces paroles avec moy, qui ne desire de
sçavoir vos affaires & vos intentions, que pour essayer de vous servir,
soit par mon propre moyen, soit par celuy d’Adamas, si vous le trouvez à
propos. L’honneur que vous me faites de m’aymer, reprit Astrée, est
veritablement, Madame, le bon-heur que j’ay recogneu pour moy, depuis quatre
ou cinq Lunes ; aussi le tien-je si cher, que j’aymerois mieux perdre la vie
que d’en estre privée : mais pour l’offre que vous me faites d’Adamas, je
vous supplie de ne luy en point parler, parce que je ne le veux employer en
chose de si peu d’importance, & de laquelle je viendray bien à bout,
m’asseurant de faire que Calydon mesmes s’en deportera : Dieu le vueille,
dit Alexis, mais je le croy difficilement, voyant la beauté de vostre
visage, & ayant ouy dire combien il a souffert de mespris de Celidée
sans changer. La beauté, belle Astrée, est une glu, de laquelle il est bien
mal-aysé de se despestrer, quand une fois l’on a donné de l’aisle dedans.
Madame, repliqua la bergere, ceste beauté n’est pas en moy, mais quand elle
y seroit, j’espere que ma resolution sera encores plus forte que toutes les
violences, ny les opiniastretez de l’Amour. Et c’est ce que je voulois vous
dire, car sçachez que plustost je me donneray mille fois la mort, si autant
de fois je pouvois revivre, que de me marier jamais, puis que le Ciel ou
plustost ma mauvaise fortune l’a voulu. A ce mot elle s’arresta pour prendre
son mouchoir pour s’essuyer les yeux, parce qu’elle ne peut retenir ses
larmes : Et voulant reprendre son
discours, la survenuë d’Adamas l’en empescha, qui de fortune entrant dans la
chambre, & y trouvant ceste bonne compagnie, fut bien marry de l’avoir
interrompuë, n’y ayant rien qu’il desirast plus que de voir Alexis &
Astrée ensemble, pour l’esperance qu’il avoit que ceste pratique remettroit
Alexis en son premier estat, & que par ainsi, suivant la parole de
l’Oracle, il verroit sa vieillesse contente & bien-heureuse : Toutesfois
feignant de l’avoir faict expres, il dit à Alexis apres avoir salüé toutes
ces bergeres : Et quoy, ma fille, vous voila encore au lict, & que
diront ces belles filles de vous voir si paresseuse ? Mon pere, respondit
Alexis, la faute en est à ma sœur qui les a amenées icy sans m’en advertir :
La faute, repliqua Adamas, en est vostre, qui estes encores dans la plume :
mais si elles me vouloient croire, elles vous foüeteroient de sorte qu’une
autre fois vous vous leveriez plus matin : Alors Astrée qui s’estoit levée
de dessus le lict pour salüer Adamas : Mon pere, dit-elle, il est
raisonnable que nous nous levions matin pour avoir le soing des trouppeaux
que nous avons en garde, & il l’est encores plus que la belle Alexis
conserve son beau visage, sans se donner tant de peine : Vous en direz,
respondit Adamas, ce qu’il vous plaira : mais je suis bien d’advis si elle
veut estre belle, qu’elle fasse comme vous : car vostre beauté luy apprend
que vostre recepte doit estre fort bonne. Astrée rougit un peu, &
vouloit luy respondre lors qu’on le vint advertir que Daphnide & Alcidon
estoient dans la sale qui l’attendoient : cela fut cause que pre nant ces bergeres par la main, il
laissa Alexis seule pour luy donner loisir de s’habiller, cependant qu’il
alloit monstrant à toute ceste belle trouppe les raretez de sa maison, qui
se pouvoit dire tres-belle & tres-curieusement enjolivée.
Apres que toute la compagnie fut assemblée, & que pour le contentement de
Hylas, Alexis fut arrivée : Adamas creut que pour attendre l’heure du
disner, il estoit à propos de leur faire voir les promenoirs, & cela
d’autant plus que ce jour là le Soleil estoit un peu couvert des nuës.
Chacun s’accompagna de celle qu’il luy pleust, horsmis Sylvandre, Hylas
& Calydon : Car Diane fut prise de Paris, auquel Sylvandre par respect
estoit contraint de la quiter, & Astrée estoit tousjours avec Alexis,
qui empeschoit que la nouvelle affection de Hylas, & de Calydon, ne
pouvoit recevoir le contentement de parler à ceste feinte Druyde, & à la
belle bergere. Quant à Calydon & à Sylvandre, ils n’en osoient point
faire de semblant : mais Hylas qui n’avoit pas accoustumé de se
contraindre : Ma Maistresse, dit-il aussi tost qu’ils furent hors du logis,
permettez que Calydon entretienne Astrée : Et qui sera celuy, dit Astrée en
sousriant, qui tiendra compagnie à Alexis ? Ne vous en mettez point en peine
bergere, dit froidement Hylas, celuy qui pourvoit l’Hyver de grains aux
oyseaux ne la laissera pas sans secours, & attendant qu’il luy en envoye
un meilleur, je m’y offre : Et en mesme temps sans attendre d’avantage, prit
Alexis de l’autre bras : Vrayment, dit Astrée à moitié en colere de se voir oster la
commodité d’estre seule aupres d’Alexis : Il est aysé à cognoistre, Hylas,
que vous n’estes pas des bergers de Lignon, car ils n’ont guere accoustumé
d’estre si hardis : Je le croy, dit Hylas, mais il y a bien apparence aussi
que des bergers soient si courageux que moy : Il me semble, repliqua Astrée,
que puis que vous en portez l’habit, vous en devez avoir le courage. Non,
non, respondit-il, bergere, DESSOUS UN FER ROUILLÉ N’EST MOINS PREUX UN
ACHILLE : au contraire si l’exemple de la vertu avoit quelque force en ces
bergers, Calydon que je vois là sans party, & vous regarder avec un œil
qui vous demande l’aumosne, en feroit autant que moy. Astrée baissa les yeux
en terre, craignant que pour peu que ce discours continuast, ce jeune berger
pourroit bien imiter Hylas, & qu’ainsi d’une faute elle en auroit fait
deux : Mais Hylas qui print garde à ceste mine, & qui eut opinion que si
quelque chose divertissoit Astrée, il pourroit plus aisément entretenir
Alexis : Il fit signe à Calidon, qui rendu plus hardy que de coustume, apres
avoir fait une grande reverence à la bergere la prit de l’autre costé sous
les bras, feignant que c’estoit pour luy ayder à marcher : La bergere qui
vit bien qu’il n’y avoit plus de moyen de s’en desdire, se tournant vers
Alexis ; Je confesse que les mauvais exemples, dit-elle, s’imitent plustost
que les bons, & qu’il faut que je me desdise de l’avantage que j’ay
donné aux bergers de Lignon : Que voulez vous y faire ? dit Alexis en pliant
les espaules, si nostre vie n’e
stoit meslée de ces amertumes, ne serions nous point trop heureuses ? Elle
respondit cela si bas, que ny Hylas, ny Calydon n’en entendirent rien, &
toutefois la froideur de laquelle la bergere receut Calydon, luy donna bien
quelque opinion, qu’elle eust eu plus agreable d’estre seule avec ceste
Druyde : mais feignant de ne le point recognoistre, il ne laissa de
continuer son dessein, de sorte qu’il n’y avoit plus personne sans party que
Sylvandre. Mais Laonice qui avoit tousjours nourry un esprit de vengeance
contre luy, & qui ne cherchoit que l’occasion de luy pouvoir rendre un
signalé desplaisir, depuis le jour que par son jugement elle perdit Tircis :
le voyant seul, pensa que peut estre elle pourroit en trouver quelque
moyen : Elle sçavoit desja l’affection qu’il portoit à Diane, & celle de
Diane envers luy, ne luy estoit pas du tout incogneuë, parce qu’ayant tant
aymé, il estoit impossible qu’elle ne se prit garde de leurs actions, &
mesme en ayant appris ce qu’en diverses fois elle en avoit ouy de leur
bouche mesme, c’est pourquoy le voyant seul & pensif, elle s’approcha de
lui, & feignant un visage tout autre qu’elle n’avoit le cœur. Que veut
dire, berger, ceste tristesse, dit-elle, qui est peinte en vostre visage,
estes vous peut estre amoureux ? Bergere, respondit Silvandre, j’ay tant
d’occasion d’estre triste, qu’il ne faut point me demander si l’amour en est
la cause : Je croy, adjousta-t’elle, que ce ne sont pas de nouvelles
occasions, & toutefois ces jours passez vous viviez plus content : mais
voulez vous que je vous die ce que
j’en pense ? Le subject de vostre melancolie vient ou du mal present, ou du
bien absent : Si vous ne m’expliquez d’autre sorte cet Enigme, dit le
berger, je ne sçay que vous respondre : Je veux dire, reprit Laonice, puis
que vous voulez que je vous parle plus clairement, que le mal present vous
tourmente, voyant qu’un autre a vostre place aupres de vostre Maistresse, ou
le bien absent, car je sçay que vous aymez Madonthe : Vous estes, dit
Sylvandre, sage bergere, une grande devineuse, car l’une des deux choses que
vous me dites veritablement me tourmente : mais toutefois, dit-il en
sousriant, non pas peut estre tant que vous penseriez bien. Quelquefois,
respondit Laonice, en semblable mal l’on ne pense pas estre si malade que
l’on est : mais à bon escient Sylvandre, lequel de ces deux maux vous presse
le plus ? Lequel, dit le berger, pensez vous que ce soit ? Je ne sçay, dit
Laonice, si je vous en dois dire mon opinion, car peut estre ne l’avouërez
vous pas : Si c’estoit une faute que d’aymer : Je confesse que difficilement
j’en avoüerois la debte : mais puis que pour ne faire tort à tous les hommes
(car je croy qu’il n’y en a point qui n’ait aymé quelquefois) il faut
plustost dire que c’est une vertu, ou pour le moins une action qui de
soy-mesme peut estre ny bonne ny mauvaise : Pourquoy pensez vous que je
fasse difficulté de dire la verité, puis qu’en la nyant je commettrois une
plus grande erreur ? Vous avez raison, berger, respondit Laonice : car toute
personne qui veut estre estimé homme de bien, doit sur tout estre soigneuse
de ne blesser jamais la verité.
Mais dites moy en vostre foy, Sylvandre, le bien absent ne vous tourmente
t’il pas d’avantage que le mal present ? Le berger qui ne vouloit point
donner cognoissance de son affection à ceste estrangere, ny à personne, s’il
luy estoit possible : voyant que d’elle-mesme elle bastissoit la tromperie
qu’il eust esté en peine de controuver, pensa estre à propos de la
continuer, & ainsi faisant un petit sousris, luy respondit : C’est une
chose estrange que la vivacité de vostre veuë. Je vous jure, discrette
Laonice, que je ne croyois pas y avoir personne qui s’en fust pris garde :
mais comment l’avez vous peu recognoistre ? Silvandre, luy dit-elle,
contentez vous que toutes ces feintes que vous faites pour Diane peuvent
bien amuser Thersandre, mais non pas ceux qui avec mes yeux remarquent vos
actions : presque tous ceux qui sont le long de la douce riviere de Lignon
ont tellement le cœur occupé en leurs propres affections, qu’ils ne prennent
garde à celles d’autruy, n’ayans des yeux que pour voir ce qu’ils ayment :
mais moy qui n’ay rien à faire qu’à considerer vos actions de tous, j’ay
fort bien apperçeu que Madonthe vous plaist d’avantage que Diane : mais ne
soyez marry que je l’aye recogneu, puis que peut-estre ne vous seray-je
point inutile. Madonthe m’ayme, & je pense qu’elle croira aysément ce
que je luy persuaderay : Je sçay que c’est que d’aymer, & quels ressorts
il faut toucher pour en avoir le contentement que l’on en desire, je vous
promets de vous y ayder & servir en toute ce que je pourray. Sil vandre ne se pouvoit presque
empescher de rire de l’ouyr parler de ceste sorte, & pour luy en
asseurer encores plus l’opinion qu’elle en avoit conceuë, la supplia de n’en
vouloir point faire de semblant, de peur que quelque autre ne s’en prist
garde, & sur tout n’en rien dire à Madonthe, parce qu’elle s’en
sentiroit offencée, & cela pourroit estre cause de ruiner tout son
dessein, qu’il la remercioit grandement des offres qu’elle luy faisoit,
lesquelles il ne refusoit point : mais qu’il ne vouloit accepter encores
pour plusieurs raisons que bien-tost il luy feroit sçavoir. Silvandre
pensoit ainsi faire le fin, mais Laonice qui feignoit de le croire
commençoit d’ourdir par là la meschanceté qu’elle luy vouloit faire, &
que depuis elle luy vendit si cherement. Cependant Paris, & Diane
estoient entrez bien avant en propos : car ce jeune homme brusloit d’une si
violente amour pour ceste bergere, qu’il ne pouvoit vivre avec aucun repos
que l’ors qu’il estoit aupres d’elle. Et il est certain que si ceste bergere
eust eu dessein d’aymer quelque chose, elle eust peu s’en embroüiller : mais
depuis la mort de Filandre, elle ne vouloit que l’Amour prist place parmy
ses affections, luy semblant que rien n’estoit digne d’estre mis au lieu où
un berger si parfaict que Filandre avoit esté si long temps. Que si elle
ayma depuis Sylvandre, ce ne fut pas par dessein, mais par une surprise que
luy firent les merites & les recherches de ce berger : De sorte que
jamais la bonne volonté qu’elle eust pour Paris n’outrepassa celle qu’une
sœur pourroit avoir pour un
frere, luy semblant d’estre obligée à celle-là par l’amitié qu’elle luy
portoit, & empeschée par un vertu incogneuë de l’aymer d’avantage que
comme son frere, & qu’en son cœur elle attribuoit à l’amour qu’elle
avoit portée au gentil Filandre ; luy toutefois de qui l’affection n’avoit
point de limites, apres luy avoir rendu tous les tesmoignages de son amour
qui luy avoient esté possibles, il se resolut de tenter enfin quelle seroit
sa fortune, & trouvant ceste occasion bonne, il pensa qu’il ne la faloit
point perdre. La tenant doncq sous les bras, il la separa un peu d’aupres
des autres : & cependant que chacun s’amusoit à diverses occupations, il
luy parla de ceste sorte : Est-il possible belle Diane, que quelque service
que j’aye essayé de vous rendre, n’ait peu vous donner cognoissance de
l’affection que je vous porte, ou si vous l’avez recogneüe, est-il possible
que ceste Amour soit demeurée jusques icy sterile, & sans avoir peu
donner naissance à un peu de bonne volonté en vostre ame ? Si l’offence fait
naistre la haine, pourquoy mes services encores que bien petits ne
produisent-ils en vous, non pas de l’Amour, car ce seroit trop de bon-heur,
mais quelque peu de bien-vueillance, qui vous les rende pour le moins
aggreables ? J’espreuve, & en cela je n’accuse que mon peu de merite,
& mon mal-heur trop grand : J’espreuve, dis-je, que tout ce qui est
profitable à tous les autres qui ayment, m’est entierement inutile. Mon
extréme affection vous outrage, mes services vous desplaisent, ma patience
se rend mesprisa ble, ma constance
ennuyeuse, & l’aage que je passe en vous aymant, servant, & adorant,
tellement infructueuse, que peut estre encores n’avez vous pas pris garde
que je sois à vous. Dieux ! ceste cruauté ou plustost ceste mescognoissance
pour ne dire ingratitude, accompagnera-t’elle tousjours ceste belle ame,
& jamais ne permettrez vous que ce cœur de diamant s’amolisse à mon
sang, que je verse par les yeux en forme de larmes ?
A ce mot, Paris se teut, tant parce qu’il eut peur que ses yeux ne fussent
assez forts pour retenir dans la paupiere les pleurs que ces paroles luy
arrachoient du cœur, s’il continuoit son discours, que pour donner loisir à
Diane de luy dire quelque parole qui le peust consoler, elle qui l’aymoit,
comme nous avons dit, ne pensant pas qu’il fust reduit aux termes que ces
propos faisoient paroistre, & ne voulant, s’il luy estoit possible,
qu’il partist mal satisfait, apres avoir tourné les yeux doucement vers luy.
Je ne pensois pas, luy dit-elle, gentil Paris, que vous me tinssiez jamais
un tel langage, qui est autant esloigné de mon intention, que le Ciel l’est
de la terre : vous me blasmez d’estre insensible, & de ne recognoistre
l’affection que vous me portez : & quelle me pensez vous estre, si ne
vous aymant point, je vis toutesfois de ceste sorte avec vous ? Comment
voulez vous que je vous rende plus de preuve de ma bonne volonté, qu’en vous
rendant toutes les fois que vous venez vers moy, tout le bon visage que je
suis capable de faire, si je reçois tout ce que vous me dites tout ainsi qu’il vous
plaist, si je vous responds avec toute la courtoisie, & toute la
civilité que je puis penser m’estre permise, & vous estre agreable ?
Qu’est-ce que vous desirez d’avantage de moy, ou que pensez vous que je
puisse de plus ? voyez vous que je caresse quelqu’un plus que vous ? voyez
vous que je vous laisse pour aller entretenir quelqu’autre, ou plustost ne
voyez vous point qu’il n’y a personne que je ne laisse pour avoir le bien de
parler à vous ? Ah ! belle bergere, dit Paris en souspirant, j’avoüe ce que
vous me dites, & que vous faites plus pour moy que pour tout autre :
mais que me vaut cela, si enfin vous ne faites rien pour personne ? Si mon
affection n’estoit point telle qu’elle est, je veux dire, si elle n’estoit
point extreme, je ne demanderois pas peut-estre avec tant d’importunité des
tesmoignages de vostre bonne volonté. Mais de tout ce que vous me dites que
vous faites pour moy, qu’est-ce que vous ne feriez pas pour le fils
d’Adamas, la premiere fois que vous le verriez, encore qu’il ne vous eust
jamais tesmoigné aucune affection ? Toutes vos actions envers moy sont
veritablement pleines de civilité, & de courtoisie : mais à cela n’y
estes vous pas obligée envers tous ceux qui vous voyent, & qui sont de
ma qualité ? Et pensez-vous que ces devoirs que vous rendez à mon nom &
à ma condition, puissent satisfaire pour ceux que mon extreme affection
pense que vous luy devez ? Nullement, belle Diane, souvenez vous qu’au fils
d’Adamas il faut ces courtoisies & ces civilitez : mais à l’amour de
Paris, il faut quelque
correspondance de bonne volonté, si vous ne voulez que je continuë à me
plaindre, & de vous comme insensible, & de moy comme le plus
malheureux qui ayma jamais tant de beauté. Diane alors, apres estre demeurée
muette quelque temps, luy respondit froidement : jusques icy j’ay tousjours
creu qu’il n’y avoit rien en mes actions qui ne vous deust contenter, me
semblant que je les avois disposées selon les regles que les filles doivent
observer, mesme lors qu’elles veulent honnestement plaire, & s’obliger
quelqu’un : mais à ce que je vois, je n’y suis pas parvenuë, & puis que
je me suis faillie de cette sorte, pour vous monstrer combien je vis
franchement avec vous, je vous veux dire ouvertement ma pensée, je vous
honore Paris, autant qu’homme du monde, & je vous aime comme si vous
estiez mon frere ; si cela ne vous contente, je ne sçay que vous pouvez
desirer de moy. Belle Diane, dit Paris, il est vray que cette declaration
m’est extremement agreable, & que je demeure plus que satisfait en
qualité de fils d’Adamas, mais nullement en celle de Paris, parce que mon
affection vous demande quelque chose d’avantage : c’est-à-dire, non pas
amitié, mais Amour pour Amour. Or en cecy, reprit incontinent la bergere, si
vous n’estes content & satisfait, prenez vous en à vous mesmes, qui
laissez aller vos desirs plus outre que vous ne devez, & j’aurois sujet
de justement me douloir de vous, si je le voulois prendre, de pretendre de
moy plus que je ne dois : Il est vray, repliqua Paris, que vous auriez le
sujet que vous dites, si je
recherchois de vous, belle bergere, quelque chose qui fust outre vostre
devoir : mais tous mes desseins estans fondez sur l’honneur & sur la
vertu, il me semble, qu’avec raison vous ne pouvez vous plaindre de mes
desirs ; & afin que je parle à cœur ouvert à celle à qui est ce mesme
cœur, sçachez belle bergere, que je me suis tellement donné à vous, que je
ne puis avoir ny repos ny contentement, que de mesme vous ne soyez mienne :
mais avec la condition que je le dois & puis desirer, qui est en vous
espousant. Vous me faites de l’honneur, respondit alors Diane froidement,
d’avoir cette volonté : j’ay les parens qui peuvent disposer de moy, c’est à
eux à qui je remets semblable affaire, & toutefois si vous voulez
sçavoir ce que j’en ay dans l’ame, je vous jure Paris, que ny vous ny
personne vivante ne me donne, ny donnera jamais à ce que je crois cette
volonté : Je vous aime bien comme mon frere, mais non pas pour mary : &
ne trouvez cela estrange, puis que je suis toute telle envers le reste des
hommes. O Dieux ! dit alors Paris, est-il possible que je ne reçoive jamais
un parfait contentement ? donques vous me voulez aimer pour vostre frere :
mais vous ordonnez que le reste de ma vie, cette Amour demeure
infructueuse : Que voulez-vous Paris, dit-elle, que je vous die ? avez vous
envie que je vous trompe, ou qu’avec des discours dissimulez je vous donne
des esperances qui n’auront jamais effect ? Il me semble qu’en cela je vous
oblige en vous descouvrant franchement ma resolution. O bergere ! la desobli
geante obligation qu’est
celle-cy, dit Paris en souspirant, & que de larmes & de peine pour
m’en acquitter faudra-t’il que je paye à vostre cruauté ?
Ils vouloient continuer lors que se rencontrant à la croisée de plusieurs
allées, ils en furent empeschez par le reste de la trouppe qui s’en
retournoit à la maison, Adamas les ayant advertis qu’il estoit heure de
disner, & mesme Alexis, qui ennuyée & des discours d’Hylas, &
d’estre si long-temps separée d’Astrée, alloit recherchant l’occasion de se
remettre pres d’elle, de laquelle Calidon l’avoit separée aussi-tost qu’elle
vid Diane. Je vous supplie, luy dit-elle, belle bergere, aidez moy à
respondre aux beaux discours d’Hylas : car je vous asseure que je ne sçay
plus m’en defendre. Ma Maistresse, dit Hylas, quand on ne se peut plus
deffendre, il se faut rendre, afin d’espreuver autant la courtoisie que l’on
a ressenty la force & la valeur de son ennemy : J’ayme mieux mourir, dit
Alexis en sousriant, que me mettre à la mercy d’un tel vainqueur. Et moy,
respondit-il, j’ayme mieux non seulement vous ceder la victoire, mais me
donner pour vaincu, que si pour me trop opiniastrer à ce combat vous y
mouriez : Veritablement, repliqua Alexis, vous estes courtois : mais voyez
vous, Hylas, je suis si glorieuse, & desire si peu de m’obliger, que je
ne sçay si je dois recevoir l’offre que vous me faites. Et pourquoy en
feriez vous difficulté ? dit Hylas, est-ce peut-estre pour la mespriser ?
Nullement, respondit Alexis, mais c’est que j’ay peur que d’estre victorieuse de ceste
façon, ne soit estre vaincuë. O Dieux ! s’escria alors Hylas, que j’ay
tousjours bien dit, qu’il estoit dangereux d’aymer une femme Clergesse,
& qui eust esté nourrie parmy ces Druydes des Carnutes : Je vous jure
par la foy & par l’amour que je vous porte, n’y avoir rien eu qui m’ait
tant donné d’apprehension quand je commençay de vous aymer, que ceste
consideration que vous n’estiez pas beste. Et quoy, interrompit Diane, qui
estoit bien aise de s’entremettre en leur discours, pour oster le moyen à
Paris de continuer les siens, Et quoy Hylas voudriez vous aymer une personne
qui le fust ? Je ne voudrois pas, dit-il, qu’elle le fust du tout, mais ouy
bien un peu, & pourveu qu’elle eust assez d’esprit pour croire tout ce
que je luy dirois, je ne me soucierois point qu’elle peust expliquer les
profondes sciences de nos sçavans Druydes : Mais, reprit Diane, si elle
n’avoit d’esprit que pour vous croire, vous auriez trop de peine au soing
qu’il vous faudroit avoir de sa conduitte : Vous vous trompez, dit il,
bergere, car ce qui se fait pour plaisir ne donne jamais peine :
quelques-uns le dient bien ainsi, adjousta Diane, mais je pense qu’ils sont
menteurs, car je croy bien que le plaisir les empesche de penser à la
peine : mais qu’ils n’en ayent point, c’est un erreur, puis que si
l’exercice est violent, on les void suer & halleter comme s’ils estoient
Pantois : Voyez vous pas, dit alors Hylas, & vous aussi Diane, vous
estes une de celles que je ne voudrois point aymer, vous avez trop d’esprit,
& vous me mettez en peine de vous respondre, & c’est ce que je ne voudrois pas : car au
contraire, je serois au comble de mes contentemens, si celle que j’aymerois
admiroit tout ce que je ferois & tout ce que je dirois : car de
l’admiration vient la bonne opinion, & de ceste bonne opinion l’amour
que je demande.
Sylvandre qui estoit là aupres, & qui ne cherchoit que l’occasion de
s’entremettre aux discours de Diane : L’admiration, interrompit-il, feroit
le contraire effect de ce que tu desires. Et pourquoy cela, dit Hylas, puis
que si elle m’admiroit, elle croiroit en moy toutes choses grandes &
parfaites, & lors que je luy parlerois je luy serois un Oracle, mes
prieres luy seroient des loix, & mes volontez des commandemens ?
L’admiration, reprit alors Sylvandre, feroit un effect tout contraire, parce
que les plus sçavans disent que l’admiration est la mere de la verité, &
cela d’autant qu’admirant quelque chose, l’esprit de l’homme est
naturellement poussé à rechercher d’en avoir la cognoissance, & ceste
recherche fait trouver la verité : Et ainsi, Hylas, quand tu dis qu’elle
t’admireroit, tu dis de mesme, qu’elle essayeroit de te cognoistre, & te
cognoissant, elle trouveroit que si elle avoit estimé quelque chose en toy,
elle s’estoit trompée, & alors en te mesprisant elle admireroit de
t’avoir admiré : Et toy aussi berger, respondit Hylas, tu es un de ces
esprits, que si tu estois fille je n’aymerois jamais : Mais quoy que tu
sçaches dire, si suis-je encores en la mesme opinion : car celuy qui admire,
cependant qu’il est en ceste admiration, n’est-il pas vray qu’il estime
infiniment ce qui la luy donne ?
Il est vray, dict Sylvandre, mais incontinent apres il change quand il vient
à la cognoissance de la verité, Or, reprit Hylas, cela me suffit : car de
dire qu’elle changera incontinent apres ; Mon amy, Sylvandre, luy dit-il en
luy donnant d’une main sur l’espaule, qu’elle se haste tant qu’elle pourra,
je luy pardonne si elle change plustost que moy, & si de fortune elle me
devance, sois asseuré que je l’auray bien tost attrapée : Plusieurs ouyrent
ceste responce, parce que Hylas parloit fort haut, & cela fut cause que
chacun en rit ; de sorte que ce discours les entretint jusques dans la
maison où les tables se trouvant couvertes d’abondance de vivres, chacun s’y
assit comme le soir auparavant.
Durant tout le repas l’on ne parla presque que de l’humeur de Hylas, &
pour luy donner subject de parler, il y en avoit tousjours quelqu’un qui
soustenoit son party. Et Stelle entre les autres, qui encores qu’elle le fit
en apparence pour plaire à la compagnie, toutesfois aussi ce n’estoit pas
contre son humeur, ayant toute sa vie suivy les regles de ceste doctrine ;
& Corilas qui en avoit autrefois ressenty les effects, l’oyant de telle
sorte fortifier le party de Hylas. Je voudrois bien, dit-il, s’adressant à
Sylvandre, te faire une demande si tu l’avois agreable ; & puis
continua : Dy moy berger, je te supplie, est-il vray que l’amour naisse de
la sympathie ? Tous ceux, respondit Sylvandre qui en ont parlé, disent
qu’ouy : Or, reprit Corilas, je suis donc le seul qui croit le contraire,
& s’ils sont fondez sur quelque raison, je m’en remets, tant y a que
j’ay l’experience pour moy : Car y
peut-il avoir deux humeurs plus semblables que celles de Hylas & de
Stelle ? & toutefois je ne voy point qu’il y ait de l’amour entr’eux. Il
n’y eut celuy en toute la table qui ne se mit à rire oyant la proposition de
Corilas : & lors que Silvandre vouloit respondre, Stelle l’interrompit,
en disant ; Je ne t’en desdis point berger, ny je ne rougiray jamais d’une
chose qui m’a redonné tout le repos duquel je jouys : car si je n’eusse
point changé lors que je commençay de t’aymer, que chacun considere combien
j’eusse eu peu de contentement en ceste amour : mais de ce changement, il
faut que tu en accuses la raison que Silvandre disoit tantost, qui est que
l’admiration est la mere de la verité : car d’abord ne te cognoissant point,
je t’admiray, & t’ayant recogneu, je te méprisay, de sorte qu’avec
raison l’on te peut donner pour ta devise ce mot, DE LOING, QU’EST-CE DE
PRES RIEN : Mais, dit-elle apres en sousriant, s’il est vray que je sois
inconstante pour t’avoir aymé quelque temps, & ne t’aymer plus
maintenant : pourquoy ne me dis-tu beaucoup plus constante, puis que n’ayant
changé qu’une fois & qu’un seul moment, maintenant je demeureray ferme
& resoluë tout le reste de ma vie à ne t’aymer point. La demande que
j’ay faicte, interrompit Corilas, n’est pas si vous estes volage ou non :
mais pourquoy l’estant & Hylas aussi, vous ne vous entre aymez, s’il est
vray que la sympathie soit cause de l’amour ? A cela dit-elle incontinent,
je te le diray sans que tu en mettes peine en personne, la sympathie peut
faire effect lors qu’il n’y a
point une plus grande force qui s’y oppose. Et celle qui peut estre entre
Hylas & moy pourroit avoir la force de faire naistre ceste Amour, si ce
n’estoit que t’ayant cogneu si peu digne d’estre aymé, tu m’as fait
concevoir une si mauvaise opinion de tous les autres bergers, que je ne sçay
quand je la perdray jamais. Je pense, dit Corilas froidement, que vous avez
raison bergere : car depuis que je vous espreuvay telle que vous sçavez, je
n’ay peu me figurer que celles qui estoient vestuës comme vous, ne
cachassent sous les mesmes habits les mesmes imperfections. Ah !
s’escrierent tous les bergers, Corilas, c’est trop de blasmer toutes les
autres. Non, dit Corilas, ce n’est pas mon intention de les blasmer, je ne
dis pas qu’elles ayent ces imperfections, mais seulement je dis, que je ne
me suis peu figurer qu’elles ne les eussent, & en cela je ne fais tort
qu’à moy mesme, qui n’ay le jugement de sçavoir recognoistre la verité :
mais de tout ce mal j’accuse ceste trompeuse, laquelle toutefois ne se peut
guere glorifier de ceste victoire, puis qu’elle luy a cousté si cher qu’elle
advoüe elle-mesme.
Daphnide & Alcidon escoutoient avec beaucoup de plaisir les petites
disputes de ces gentils bergers & belles bergeres, & admiroient que
ces esprits nourris & eslevez parmy les bois & les lieux champestres
fussent si polis & si civilisez : Mais parce que Daphnide avoit un
esprit curieux, & qui desiroit tousjours d’apprendre quelque chose, s’ad
dressant au sage Adamas ; Il me
semble, mon pere, luy dit elle, que pour separer ces deux amis ennemis (elle
avoit sçeu qu’on leur donnoit ce nom) & pour m’oster d’une ignorance
& satisfaire à une curiosité où j’ay vescu il y a long-temps, vous
pourriez bien nous dire, que c’est que ceste sympathie de laquelle ils ont
parlé, & si veritablement il y en a une qui fasse aymer, & par ainsi
vous nous donneriez tout à coup deux sortes de viandes : L’une pour le
corps, l’autre pour l’esprit. Madame, respondit Adamas, vostre curiosité est
loüable, & si je n’y satisfaisois, je serois à blasmer, tant pour
n’obeyr à ce qu’il vous plaist de me commander, que pour ne vouloir
instruire ceux qui le desirent, ainsi que ma charge m’y oblige. Et cela
d’autant plus que je le puis faire aysément, & en peu de paroles :
Sçachez donc, Madame, que Tautates le supréme createur de toutes choses, a
estably là haut où est sa principale demeure, le lieu où il crée toutes les
ames : & parce qu’il n’y a pas apparence que rien parte de la main d’un
si bon ouvrier, qui ne soit en sa perfection, & celle de l’ame estant
l’entendement, il la rend outre que par sa forme elle est raisonnable, par
participation intellectuelle. Or ceste participation, elle la prend de ceste
pure intelligence de la Planette, qui domine alors qu’elle est creée, &
ceste perfection qu’elle reçoit luy est tellement agreable, qu’elle brule
toute d’Amour, de l’intelligence qui la luy participe : Et tout ainsi que
l’Amant se forme une Idée en sa fantaisie de la chose aymée, le plus parfaitement qu’il luy est
possible, afin d’y replier les yeux de son ame, & se plaire en ceste
contemplation, lors qu’il est privé de la veuë du visage bien aymé. De mesme
ceste ame amoureuse de la supréme beauté de ceste intelligence & de
ceste Planette, lors qu’elle entre dans ce corps à qui elle donne la forme,
elle imprime non seulement ses sens, & le corps Etheré, dans lequel les
plus sçavans disent qu’elle est enveloppée, pour apres se joindre comme par
un milieu à celuy que nous voyons : mais aussi sa fantaisie de ce caractere,
de la beauté de laquelle elle a esté ardemment esprise dans le Ciel, &
d’autant plus qu’elle en peut rendre la figure, & la ressemblance
parfaicte, d’autant plus aussi se plaist-elle à la considerer & à la
revoir, & se plaisant en ceste contemplation, elle se forme une certaine
naturelle disposition d’estimer bon & beau tout ce qui luy ressemble,
& à repreuver generalement tout ce qui luy est dissemblable,
accoustumant de telle sorte son jugement à y porter la volonté, qu’enfin ce
decret se donne non point par discours de raison, mais tout ainsi que toutes
les autres choses qui se font en nous naturellement : voire mesme ceste
coustume se rend enfin une habitude, à laquelle nous ne pouvons contrevenir
sans nous faire un tres-grand effort. De là il avient qu’aussi tost que nous
jettons les yeux sur quelqu’un, s’ils rapportent à nostre ame, comme de
fideles miroirs qu’il y ait en ceste personne quelque chose qui ressemble à
ceste image, que nous nous sommes faites de la Planette, de l’intel ligence tant aymée nous l’aimons
tout incontinent, sans faire en nous mesme autre discours, ny autre
recherche de l’occasion de ceste bonne volonté, y estant portez par un
instinct qui se veut dire aveugle : & au contraire nous le hayssons si
nous trouvons qu’il en soit different, & c’est ce que l’on nomme
sympathie, qui est ceste conformité que nous rencontrons d’avoir les uns
avec les autres, & laquelle est la veritable source de l’Amour, &
non pas comme plusieurs ont creu que se fust toute beauté : car si la beauté
estoit la source de l’Amour, il s’ensuyvroit que toutes les belles personnes
seroient aymées de tous : Et au contraire nous voyons que non point les plus
beaux & les plus dignes, mais ceux-là seulement qui reviennent le plus à
nostre humeur, & avec lesquels nous avons le plus de conformité, sont
ceux que nous aymons le plus.
A ce mot, le Druyde s’estant teu, Daphnide reprit ainsi, J’avouë, mon pere,
que tout à un coup vous m’avez esclaircy plusieurs doutes : mais si en ay je
encor un, sur ce que vous venez de dire, qui n’est pas petit, & duquel
je voudrois bien avoir la resolution. S’il est vray que l’Amour vienne de
ceste ressemblance que je rencontre en celuy que j’ayme, d’où vient que de
mesme par ceste mesme ressemblance il ne m’ayme pas ? car si je l’ayme pour
ceste sympathie, & si ceste sympathie vient comme vous dites, il est
impossible que j’en aye pour luy, qu’il n’en ait pour moy : Je veux dire,
que si je suis née sous sa Planette, qu’il ne soit né aussi sous la mienne : Et toutesfois nous en
voyons tant qui n’ayment point ceux qui meurent d’Amour pour elle. Vostre
doute, respondit Adamas, merite d’estre esclaircie, & monstre bien
qu’elle part d’un esprit tel que celuy de Daphnide.
Sçachez donc, Madame, que comme je vous ay dit, l’ame se faict une image la
plus parfaite qu’elle peut de ceste Planette, & de ceste intelligence
qu’elle ayme. Mais d’autant que pour representer un visage si beau & si
parfait, la matiere est de telle sorte inferieure, qu’elle ne le peut faire
que fort imparfaictement : Il s’ensuit que ceste representation n’est pas
également parfaite en chacun, parce que la matiere du corps est quelquefois
mieux disposée aux uns qu’aux autres, & selon que l’ame la rencontre,
elle y travaille plus ou moins parfaictement : Et il avient de là que tout
ainsi que les couleurs, le pinceau, & la toile estans mal propres, le
Peintre n’en peut faire quelquefois que des pourtraits aussi fort grossiers,
& fort peu ressemblans à ce qu’il veut representer ; de mesme l’ame
rencontrant le corps mal disposé à recevoir la figure & les lineamens
qu’elle luy veut donner de ceste beauté qu’elle ayme, la ressemblance
demeure si imparfaite, qu’à peine y en a t’il quelques traits grossiers
& si mal-faits, qu’ils ne sont pas presque recognoissables en chose
quelconque : & quand cela se rencontre ainsi, sans doute celuy qui a la
representation plus parfaite de l’intelligence & de la Planette, sera
aymé par sympathie de celui qui l’a aussi, encore que plus mal-faite : car
l’ame de celuy-cy, quoy qu’elle
n’ait peu representer en son corps bien au naturel ce visage qu’elle ayme,
ne laisse d’en aymer le portrait qu’elle en void bien fait, en quelque lieu
qu’il soit, comme l’Amant celuy qu’un estranger aura de sa maistresse,
encores que le sien propre ne soit pas bien bon : Mais au contraire l’ame
qui aura rencontré une matiere bien disposée, & qui par consequent aura
l’idée & le patron bien representé, ne daignera pas seulement tourner
les yeux sur l’autre, soit qu’elle le mesprise pour le voir si mal fait, ou
soit qu’elle le mescognoisse pour en avoir si peu de ressemblance, & de
la procede ceste amour par sympathie qui n’est pas mutuelle.
Mais, interrompit Hylas, me permettez vous, mon pere, de vous faire une
demande ? Vous le pouvez, respondit Adamas, si ces amours viennent par
sympathie : D’où vient, dit Hylas, qu’apres avoir aymé quelque chose, l’on
cesse quelquefois de l’aymer, & que mesme on la mesprise, & que bien
souvent on la hayt ? Ceste demande, respondit l[e] Druyde en sousriant, est
propre à Hylas, & vous voyez qu’il est vray que ceste sympathie est un
instinct aveugle, puis qu’Hylas aymant, & cessant d’aymer un mesme
subject, toutefois il ne sçait pourquoy il le fait ainsi. Or je le vous
diray Hylas, afin qu’à l’avenir vous sçachiez la raison des choses que vous
practiquez si bien.
Figurez vous, Hylas que les impressions que l’ame fait en son corps, par
lesquelles elle se represente ceste beauté superieure de son intelligence,
& de sa planette, sont veritablement cor porelles : Car en la fantaisie elle met les
lineamens, comme un Amant en son imagination ceux de la chose bien aymée,
& les represente de telle sorte en ses sens & en sa complexion,
qu’elle rendra son humeur ou melencolique, si elle tient de Saturne, ou
joyeuse, si c’est de Jupiter, & ainsi des autres. Et apres comme nous
avons desja dit, elle prend une si grande coustume de contempler &
d’approuver ces choses, qu’elle en fait une habitude, laquelle encores qu’il
soit difficile de changer ou de perdre, toutefois ainsi que toutes les
autres, peut estre & changée & perduë : Ce que l’on voit
ordinairement avenir en la cire par la force du cachet : car encore qu’on y
ait imprimé une figure, toutefois si l’on veut, en y mettant un autre
cachet, elle perd la marque du premier ; tant parce que l’ame n’ayant
imprimé ce caractere en ses sens, & en son corps, que parce que ceste
beauté celeste luy plaisoit : Il est certain que si par nonchalance, elle
vient à ne s’y plaire plus, ou bien que quelque nouvel object, auquel sa
volonté se laisse aller, marque sa fantaisie d’une autre figure, elle perd
la premiere ressemblance, & n’en retient rien du tout : Et alors celuy
qui aura esté aymé de luy, ou qui l’aura aymé par sympathie, perdant ceste
ressemblance qu’il avoit perdu aussi l’amour qui en estoit causée : car tout
ainsi que les habitudes, la sympathie aussi se peut perdre & acquerir.
Mais, Hylas, si toutes les fois que vous avez changé, vous avez imprimé en
vous une nouvelle idée de quelque autre chose, il n’y en doit guere plus
avoir en tout le mon de, qui n’ait
esté quelquefois imprimée en vous, de sorte que ma fille peut esperer que
vous serez plus constant pour elle que pour les autres, non pas pour meriter
plus que celles qui l’ont devancée, mais pour avoir esté la derniere. Chacun
se mit à rire oyant ceste conclusion, & peut estre Hylas eust respondu
quelque chose, n’eust esté qu’Astrée prit la parole :
Mais dit-elle mon pere, s’il est vray que l’Amour vienne de cette sympathie,
que veut dire que l’on aura veu fort long-temps une personne sans l’aimer,
& qu’apres l’on l’aime ? La response, dit Adamas que j’ay faite à Hylas,
peut servir à cette demande : au commencement cette personne n’avoit pas
encore le caractere de la beauté de ceste intelligence, & depuis par une
nouvelle marque, comme d’un cachet nouveau il le peut avoir imprimé : Mais
en voicy encores une raison assez claire.
Depuis que l’ame est enveloppée de ce corps que nous avons, tant qu’elle y
est enfermée comme dans une prison, elle n’entend ni ne comprend chose
quelconque que par les sens, par lesquels, comme par des portes luy vient la
cognoissance de tout ce qui est en l’Univers. Et non seulement elle n’entend
ny ne comprend que par eux, mais encores ne peut ny entendre ny comprendre
que par des representations corporelles, quoy qu’elle contemple les
substances incorporelles. Il advient de là qu’elle ne peut avoir sa
cognoissance qu’autant parfaite que ses sens la lui peuvent representer,
& que s’ils sont faux & trompeurs, ils la deçoivent, & luy font
faire un jugement faux, comme
nous voyons en ceux qui sont malades, qui trouvent les viandes, pour bonnes
qu’elles soient, de tres-mauvais goust, parce que le leur est depravé. De
mesme, ceux qui ont mal aux yeux verront quelquefois les choses doubles, ou
une couleur pour autre, ou bien encores que l’œil ne soit pas mal disposé,
les milieux par lesquels la vision se fait quelquesfois ne laissent de les
tromper, comme à travers un verre bleu tout ce qu’il verra luy semblera de
mesme couleur, dedans l’eau un baston bien droit luy semblera tortu, &
toutes choses plus grandes ou plus petites, selon la qualité des lunettes
par lesquelles il regarde. Or ces faussetez estans representées par les sens
pour vrayes, l’ame qui leur adjouste toute creance, en fait incontinent le
jugement, qui ne peut estre que faux, parce que les choses presupposées,
& desquelles elle tire ses consequences sont telles : Le jugement estant
fait, la volonté incontinent s’y porte & y consent, la volonté, dis-je
qui a pour son subject le bon, & ce qui est jugé tel, ou qui au
contraire fuit de ce qu’elle pense estre mauvais. Et par là vous pouvez
entendre, belle bergere, que la raison qui est cause que nous voyons quelque
temps sans aymer une personne, qu’apres nous aimons : c’est ou que nos yeux
& nos sens, qui doivent representer ces choses à l’ame, ne font pas
soigneusement leur office, ou les milieux par lesquels ils agissent, ont
quelque imperfection qui les empesche de les pouvoir fidelement representer,
lesquelles estans ostées, ils viennent à descouvrir la verité, & à la
redire à nostre ame, qui alors
recognoissant cette ressemblance se met à aimer ardemment ce qu’auparavant
elle avoit veu sans aimer, & sans s’en soucier.
Diane qui escoutoit fort attentivement Adamas : Mon pere, luy dit-elle, &
moy aussi, si ce ne vous estoit importunité, je voudrois bien vous faire une
demande. Jamais, respondit Adamas, ce qui procede d’une si gracieuse bergere
ne peut avoir ce nom : Mais je crains que je ne pourray peut-estre vous
respondre assez bien. Je ne suis, repliqua-t’elle en sousriant, plus
difficile que ma compagne, & puis la profonde cognoissance que le sage
Adamas a de toutes choses, n’a garde de manquer au doute d’une ignorante
bergere comme je suis : Dites moy donc je vous supplie, mon père, puis que
l’Amour procede de cette sympathie, qui est une image representée en nous de
l’intelligence & de la planette sous laquelle nous naissons, que veut
dire que les personnes belles sont aimées presque ordinairement de chacun ?
car il faudroit donc que tous ceux qui les aiment fussent naiz sous mesme
planette, ce que l’on void bien n’estre pas par le temps de leur
naissance.
Je me suis bien douté, respondit Adamas, que cette subtile bergere me feroit
une demande qui ne seroit pas commune : mais il faut essayer de lui
respondre. Toutes les choses qui sont belles, encore qu’elles soient
diverses, ne laissent pas d’avoir entr’elles quelque conformité, comme aussi
toutes les bonnes : Et c’est pourquoy quelques uns ont dit, qu’il n’y avoit
qu’un bon & un beau, à la
similitude duquel toutes les choses bonnes & belles sont jugées estre
telles. Or ces planettes & ces intelligences qui leur president ne sont
bonnes ny belles, sinon qu’en-tant qu’elles ressemblent le plus à ce supréme
Bon & Beau ; & quoy qu’elles soient entr’elles separées &
diverses, si est-ce que comme que ce soit, elles ne sont aimables ny
estimables qu’en-tant qu’elles sont bonnes & belles, & cette bonté
& beauté ayant tousjours de la conformité, encore qu’elles soient en
divers sujets, il ne faut trouver estrange si plusieurs aiment les personnes
qui sont belles, encores qu’elles ne soient pas nées sous mesme Planette,
puis que chacun remarque en leur beauté quelque chose qui est conforme à
celle de la sienne propre.
Me voila, interrompit Hylas, le plus content homme du monde : car je viens
d’apprendre une chose qui m’est grandement avantageuse : Et toy Silvandre,
dit-il se tournant vers le berger, tu as raison de demeurer muet, car ce
discours ne faict rien pour toy. Je ne sçay, respondit froidement Silvandre,
en quoy il t’avantage si fort. Ignorant berger, reprit Hylas, n’as-tu pas
ouy que le sage Adamas a dit, que l’occasion pour laquelle les belles
personnes estoient aymées de tant de gens, estoit parce que leur beauté
participoit avec quelque conformité à celle de toutes les autres planettes
& intelligences ? Je l’ay fort bien ouy, respondit Silvandre ? mais
enquoy est-ce que cela t’est advantageux ? En ce que, repliqua Hylas, si
j’aime tant de diverses beautez, il faut que j’aye de la conformité avec toutes, & ainsi je me puis dire
plus beau que toy qui n’en regardes qu’une seule. Je pense, reprit Silvandre
en sousriant, que si ta raison est bonne, tu n’es pas seulement plus beau
que moy, mais plus que tous ceux de ceste contrée, quand ils seroient joints
tous ensemble : Mais il ne faut pas entendre le discours du sage Adamas de
ceste sorte : Au contraire, si tu te souviens de ce qu’il a respondu à
Daphnide, tu cognoistras que c’est signe d’un grand deffaut en toy, qui as
ce pourtraict de ton intelligence & de ta Planette si mal faict, qu’il
n’y a pas une de ces belles qui ne desdaigne de voir en toy une si grande
imperfection d’une chose si parfaite.
Chacun se mit fort à rire, & Hylas eust bien repliqué quelque chose pour
sa deffence, n’eust esté qu’on se leva de table, estant desja assez tard. Et
parce qu’Astrée avoit fort bonne mémoire du conseil que Leonide luy avoit
donné, de prier Adamas de vouloir venir en leur hameau faire le sacrifice
qu’il avoit promis pour l’action de grace du Guy salutaire, elle tira à part
Diane, Philis, Celidée, Stelle, & les autres bergeres, & leur
proposa, qu’il luy sembloit qu’ayant eu ceste grace de Tautates, d’avoir en
leur hameau le Guy sacré, il ne falloit pas estre paresseuses de l’en
remercier, parce que cela les rendroit indignes de la continuation de ses
graces : Et puis que leurs bergers en estoient desja venus prier le Druyde,
elles se monstreroient trop nonchalantes, si avant que de partir pour s’en
retourner, elles ne joignoient leurs supplications aux prieres qu’ils
avoient faites, & que mesme
afin de ne point differer d’avantage une si bonne œuvre, il falloit essayer
de l’emmener avec elles en s’en retournant : Il n’y en eut une seule qui
n’approuvast ce qu’Astrée avoit dit, & apres avoir consideré qui
d’entre-elles seroit bonne à faire la priere pour toutes : elles furent
d’avis que Diane accompagnée de toutes, luy en porteroit la parole, ce
qu’elle accepta, encores qu’elle en fit au commencement quelque difficulté,
& sans dilayer d’avantage s’approchant d’Alexis, elles luy firent
entendre qu’elles desiroient de parler au sage Adamas, & qu’elles la
supplioient que ce fut par son moyen. Alexis qui ne sçavoit ce que c’estoit,
s’approchant d’Adamas, luy fit sçavoir le desir de ces discrettes bergeres,
& en mesme temps Diane luy fit la supplication, de laquelle ses
compagnes l’avoient chargée. Et y adjousta, qu’elles s’estimeroient
grandement favorisées de luy, si sans plus dilayer, elles pouvoient
l’emmener à leur retour pour cest effect : Et ensemble le supplioient
d’ordonner à la belle Druyde sa fille, & à la Nymphe Leonide, de vouloir
honorer ce sacrifice de leur presence. Le Druyde luy respondit, Belles &
discrettes bergeres, vostre requeste est si juste, & moy tellement
obligé de procurer que le grand Tautates soit honoré & servy en ceste
contrée, que pourveu que vous m’accordiez une chose que je vous demanderay,
je suis tout prest de faire tout ce que vous voulez de moy. Je ne croy pas,
respondit Diane, qu’il y ait entre nous bergere qui ait la hardiesse, ny la
volonté de refuser ce qu’il vous plaira de nous ordonner : Je vous demande donc, reprit Adamas, que
vous demeuriez encores aujourd’huy en ceste maison, tant afin que j’aye plus
longuement le contentement de vous y voir, que pour avoir le loisir de
donner ordre à toutes les choses necessaires au sacrifice, & je vous
promets que demain je vous reconduiray en vostre hameau, & qu’encores je
supplieray ceste belle Dame, dit-il, se tournant vers Daphnide, de vouloir
prendre la peine d’assister à ceste action de grace : tant pour rendre cet
honneur à nostre grand Tautates, que pour vous obliger toutes, & ne
point rompre si tost ceste bonne compagnie : Nous n’avons garde, dit Diane,
de contrevenir à ce que vous voulez de nous, estant de toute sorte si fort à
nostre avantage.
Ainsi fut resolu le voyage d’Adamas, qui en mesme temps pour s’acquiter de sa
promesse, supplia Daphnide d’y vouloir assister, laquelle s’y accorda
librement, tant pour luy complaire, que pour estre bien ayse de voir un peu
la façon de vivre de ces bergers & bergeres de Forests, desquelles elle
avoit tant ouy parler. Alexis fut un peu estonnée de voir qu’il falloit
retourner en son hameau, craignant tousjours infiniment d’estre recogneuë.
Toutesfois voyant que la chose estoit resoluë, elle dissimula le mieux
qu’elle peut ceste crainte : Et parce qu’Astrée apres qu’elles eurent
remercié le Druyde de ceste grande faveur, s’en vint resjouyr avec elle, de
ce qu’elles possederoient plus longtemps le bon-heur de sa presence : C’est
moy, dict Alexis, belle bergere, qui dois faire ceste resjouyssance, & qui puis dire avec
verité n’avoir jamais eu rien qui m’ait pleu, depuis que je suis partie du
lieu où j’ay estéjeslevée, que le contentement de vous voir. Madame, dit
Astrée, Dieu me garde de douter jamais de chose que vous me disiez : Mais
j’avouë bien que s’il y en avoit quelqu’une qui me peust mettre en doute, ce
seroit celle cy, parce que malaysément me puis-je persuader, qu’une personne
qui vaut si peu : & qui est si malheureuse, ait quelque chose qui
merite, ou qui soit capable de recevoir une si grande faveur : Belle
bergere, respondit Alexis, outre que je ne mens jamais, croyez que
j’eslirois plustost la mort que d’estre menteuse à vous que j’ayme si fort :
& qu’avant que je vous esloigne, vous cognoistrez la verité de mes
paroles : Vous plaist-il Madame, que je le croye de ceste sorte ? Non
seulement, dit Alexis, il me plaist, mais je vous en supplie de tout mon
cœur : Promettez-moy donc, dit Astrée que vous aurez agreable que je demeure
le reste de ma vie aupres de vous, & si vous le faites, vous me rendrez
la plus heureuse & contente fille de l’Univers : Astrée, dit Alexis, en
luy mettant une main sur la sienne, J’ay peur que vous ne vous repentiez
bien tost de ceste resolution : Si vous recognoissiez, dit la bergere,
l’humeur d’Astrée, vous ne croiriez pas, Madame, que cela peust arriver, car
j’ay ce naturel de jamais ne changer une resolution quand je l’ay prise.
Alexis alors demeura sans parler, & se retirant d’un pas l[a]s regardoit
avec le mesme œil qu’elle avoit lors qu’elle luy com manda de ne se faire jamais voir à elle, & ceste
pensée luy remit si vivement devant les yeux tout ce qui s’y estoit passé,
qu’il luy fut impossible de n’en donner quelque cognoissance par les larmes
qui luy vindrent aux yeux, & que toutefois elle eut encores assez de
force pour retenir. Astrée qui remarqua en elle un si grand changement,
demeura de son costé fort estonnée ne s’en pouvant imaginer le subject,
& ne luy semblant pas que ce qu’elle luy avoit dit luy peust desplaire,
& en ceste peine ayant demeuré toutes deux quelque temps sans parler,
enfin la bergere fut la premiere à reprendre ainsi la parole, Je vous voy,
Madame, tout à coup si fort changée, qu’il m’est impossible de n’en estre en
peine : car si j’en estois la cause, ou par mes discours ou autrement : Je
vous jure la foy que je vous doibs, comme à la chose du monde que j’aime
& que j’honore le plus, que je vous en vengerois bien tost ; Que si
aussi je ne la suis pas, dites moy je vous supplie si ma vie y peut
remedier, & vous verrez que je n’ay rien de si cher que vostre service.
Alexis qui recogneut la faute qu’elle avoit faicte, se reprenant, essaya de
la cacher au mieux qu’il luy fut possible, & pource elle lui dit en
souspirant. Il est vray, belle bergere, que le changement que vous avez
remarqué en mon visage est procedé de vous, & toutesfois vous n’en avez
point de coulpe : mais seulement mon ame trop sensible au souvenir que vous
luy avez donné par vos paroles : & afin que vous sortiez de peine, il
faut que vous sçachiez qu’estant nourrie parmy les vierges Druydes des Carnutes, dans tout
le grand nombre qu’il y en a, je fis eslection d’une, qui entre toutes me
sembla la plus aymable, & je suis bien asseurée que je ne me trompay
point en mon choix, estant estimée telle de toutes nos compagnes, &
ayant toutes les conditions qui se peuvent desirer pour se faire aymer :
elle estoit belle, & née de l’une des principales maisons de la contrée,
elle avoit l’esprit semblable à la perfection du corps, accomplie en toutes
ses actions de toute sorte de courtoisie & de civilité : Mais il faut
que j’avoüe qu’apres avoir commencé d’aymer ceste fille, ce qui me lia par
apres si estroitement avec elle, fut l’opinion que j’eus qu’elle m’aimoit,
& il est vray que ceste cognoissance vraye ou fausse redoubla de telle
façon l’amitié que je luy portois, que je me donnay entierement à elle : Je
dis de telle sorte que je ne pouvois vivre sans elle, ny elle à ce qu’elle
me disoit sans moy ; Nous vesquismes ainsi plusieurs années avec tant de
contentemens & tant de satisfactions l’une de l’autre, que jamais l’on
ne peut remarquer dans l’enfance où nous estions que la plus parfaite amitié
de l’aage le plus parfait. Mais cependant que plus satisfaicte de ceste
fortune que les plus grands Monarques ne sont de posseder toute la terre,
j’allois joüyssant de mon bon-heur, ne voilà pas que ceste belle & tant
aymable fille me quitte, & se separe de telle sorte d’amitié d’avec moy
qu’elle ne me veut plus voir, & sans m’en dire le subject me hayt &
me chasse d’aupres d’elle ? Le sursaut que je receus de ce chan gement fut si grand, & le coup
si sensible, que me donnant du tout à la douleur, je tombay en la maladie
que vous avez sçeuë, & de laquelle je ne suis pas encore ny n’espere
jamais estre bien guerie. Et lors que vous m’avez tenu ce langage de vostre
humeur ferme & arrestée : je me suis ressouvenuë de semblables discours
que si souvent cette belle & sage fille m’a tenus, & depuis si mal
observez, & ceste pensée a esté cause du changement que vous avez
recogneu en mon visage. Madame, dit Astrée, je suis marrie d’avoir esté
cause de vostre ennuy : Je m’asseure que vous m’en jugerez bien innocente,
& que si j’en eusse sçeu quelque chose, je n’eusse pas commis ceste
faute : mais qui eust jamais pensé, vous voyant si belle & si remplie de
ces perfections, qui peuvent convier & retenir la bien-vueillance de
tout le monde, que vous eussiez rencontré une fille de l’humeur dont vous la
dépeignez, & si peu advisée que de laisser volontairement eschapper de
ses mains un bon-heur que chacun doit desirer & rechercher si
soigneusement ? Mon Dieu ! Madame, combien me semble-t’il que j’eusse esté
plus curieuse de la conservation d’un si grand bien, si le Ciel outre mon
merite m’eust eslevée à une si grande fortune ? & avec combien de soing
la rechercherois-je, si je pensois qu’avec peine & travail je la peusse
quelquefois obtenir ? mais le Ciel qui m’a regardé d’un mauvais œil à ma
naissance, ne me veut pas estre si favorable au cours de ma vie. Belle
bergere, dit alors Alexis, je vous supplie si vous ne voulez me deso bliger grandement, n’accusez
jamais de deffaut ceste belle & tres-sage fille pour m’avoir traitée de
ceste sorte : car je ne puis souffrir sans un extreme desplaisir qu’elle
reçoive du blasme de ce qu’il faut seulement accuser mon deffaut, & le
mauvais astre sous lequel je suis née. Et quant au desir qu’il semble que
vous ayez d’entrer en sa place, c’est moy, belle Astrée, qui le devrois
souhaiter & rechercher avec toute sorte d’artifice, mais une seule chose
m’en empesche : Et croyez moy, que si ce n’estoit ceste consideration, mes
desirs surpasseroient les vostres : Mais, belle bergere, je crains
qu’encores que d’abord vous me fassiez le bien de me juger digne de vostre
amitié ; lors que vous m’aurez plus particulierement recogneuë vous n’en
fassiez un jugement tout contraire, & qu’il ne vous convie à me traicter
de la mesme sorte que ceste belle & sage fille de qui je regrette la
pette avec tant de desplaisir : & si cela m’arrivoit, je ne sçay ce que
je deviendrois, pouvant dire avec verité que je suis si foible à semblables
coups, que je ne sçay comme la vie m’est demeurée apres les avoir receus. Et
puis qu’il a pleu au grand Tautates que je les aye suportez, j’avouë que la
crainte de retomber en un semblable inconvenient me faict toute fremir,
& me glace le cœur. Il ne vous plaist pas, Madame, reprit Astrée, que je
die que ceste belle fille a eu tort de vous traicter ainsi, & moy qui ne
veux vous desplaire pour quelque consideration que ce soit, je ne veux pas
le dire : mais si feray bien avec vostre permission, que jamais elle
n’acquerra chose de si grande valeur que celle qu’elle a perduë ; & que si Bellenus par une particuliere
faveur me mettoit en sa place, tout le reste du monde ne me seroit rien au
prix de ceste faveur, laquelle j’essayerois de conserver, non seulement avec
le soing & la peine, mais avec le sang & la vie. Ah ! belle bergere,
dit Alexis en souspirant, ce seroit à moy, quand ce bonheur m’arriveroit à
qui ce soing devroit estre reservé : mais croyez moy, ma belle fille, que
vous ne sçavez ce que vous demandez quand vous desirez mon amitié : J’avoüe,
Madame, ce que vous dites, respondit Astrée, mais cela d’autant que le bien
que je recherche est si grand, qu’il ne peut estre compris de la foiblesse
de mon entendement : Mais si ce n’est mon peu de merite, qu’est-ce qui vous
peut empescher de me faire ceste grace, puis que j’appelle Bellenus pour
tesmoing ? que si je l’obtiens de vous, je la conserveray plus cherement que
ma vie ; je dis ceste vie qui ne me peut estre que tres-desagreable, si je
suis refusée, & que tres-heureuse si vous m’en jugez digne. Alexis alors
toute pleine de contentement, luy prenant la main & la luy serrant un
peu : Belle bergere, lui dit-elle, souvenez vous où nous laissons ce
discours, nous le finirons demain en nous en allant en vostre hameau, &
cependant soyez asseurée que j’ay plus de volonté de vous aymer & servir
que vous ne le sçauriez desirer.
Ce qui fut cause qu’Alexis remit ce discours à une autrefois, ce fut pour ne
le pouvoir continuer plus long-temps, sans donner quelque soupçon à ceux qui
les regardoient, & qui voyant
les changemens de son visage eussent peu s’en estonner, & lesquels elle
esperoit pouvoir mieux couvrir par les chemins, où la pluspart attentifs à
marcher n’attendent qu’à choisir les plus commodes passages : mais outre
cela, elle faisoit dessein de se conseiller & avec Adamas & avec
Leonide, de ce qu’elle avoit à faire en ceste occasion : Et de fortune,
Hylas qui ne pouvoit supporter de si longs entretiens sans qu’il en eust sa
part, comme s’il y eust esté envoyé expres, vint interrompre leur propos. Ma
maistresse, luy dit-il, vous entretenez si longuement & si soigneusement
ceste bergere, que si vous continuez vous me ferez croire que vous trouvez
les bergeres de ceste contrée plus aymables que les bergers : De cela, dit
Alexis, n’en soyez point en doute, & n’en accusez que la nature, qui
veut que chacun ayme son semblable : mais mon serviteur, ne vous en fachez
point, car il me restera encor assez d’amour pour vous. Je croyois, reprit
froidement Hylas, que pour avoir esté nourrie parmy les sçavantes filles
Druydes, vous sçeussiez mieux les ordonnances de la nature que vous ne
faictes : mais puis que vous en estes sortie si ignorante, il faut, ma
maistresse, que je vous instruise mieux qu’elles n’ont pas fait : Peut-estre
mon serviteur, respondit-elle en sousriant, y perdriez vous & le temps
& la peine aussi bien qu’elles ; c’est pourquoy je ne vous conseille pas
de l’entreprendre. Toutesfois, repliqua Hylas, je ne puis surporter
l’outrage que vous me faites, sans m’en plaindre, puis mesme que vous ne
voulez pas estre instruite de vos er reurs. Je serois bien marie, dit Alexis, si Hylas se pleignoit de moy à
bon escient, mais je croy qu’il se jouë : Et comment ? reprit Hylas,
penseriez vous que je ne fusse en colere quand je vous oy dire que vous
aurez encor de l’amour de reste pour moy, apres que vous aurez aymé ces
bergeres, puis qu’il semble que vous me vueillez donner ce dequoy elles
n’auront pas affaire, & seulement le reste des autres ? J’entends, ma
maistresse, que ce seront elles qui auront ce reste apres moy, puis que
toutes les raisons le veulent ainsi : S’il n’y a que cela qui vous fasche,
mon serviteur, respondit Alexis en sousriant, nous y mettrons ordre nous
separerons mon amitié en deux, une des parties sera pour aymer ces bergeres,
& l’autre les bergers, & parmy les bergers vous serez le premier que
j’aymeray. Mais de ces deux parties, adjousta Hylas, laquelle sera la
premiere & la plus grande ? Il ne faut point douter, respondit Alexis,
que ce ne soit celle qui doit estre employée pour les bergeres, & avec
raison, parce que des bergers vous estes le seul que vous voulez que j’ayme,
& des bergeres, il n’y en a point que je ne vueille aymer & servir :
Vrayement, dit alors Hylas, j’avouë que vous avez raison, & que j’ay eu
tort de vous accuser d’ignorance, puis que vous en sçavez mesme plus que
Silvandre.
Cependant qu’ils parloient ainsi, le reste de la compagnie s’entretenoit
diversement dans la sale, & Philis qui avoit continuellement l’œil sur
Astrée, voyant que Calydon s’aprochoit d’elle, & sçachant assez combien
ce lui estoit une pesante charge que celle de parler à luy en particulier, elle s’avança
pour les interrompre : & laissa Silvandre seul aupres de Diane : car de
fortune Paris desirant de se conseiller avec Leonide, s’estoit retiré avec
elle dans une chambre, de sorte que Silvandre avoit eu le loisir de
s’approcher de ceste bergere, aupres de laquelle Philis avoit aussi
tousjours demeuré, jusques à ce que Calydon l’en fit partir : Et parce
qu’ils se faisoient continuellement la guerre ; Je ne veux pas, ma
Maistresse, dit-elle en s’en allant, que vous me jugiez si jalouse, que je
ne vueille laisser quelquefois ce berger seul aupres de vous : je suis si
asseurée de ma bonne fortune, & de son peu de merite, que je ne le
craindray jamais : Et pour vous monstrer que je dis vray, je vous laisse
tous deux pour assister Astrée en ce grand combat que je vois luy estre
preparé par cét ennemy qui l’approche : Et sans attendre leur response,
s’alla joindre aux costez d’Astrée, qui jugeant bien à quelle occasion elle
y venoit, la prit par une main, & passant l’autre bras sur le sien la
tenoit la plus pres d’elle qu’elle pouvoit, pour donner subject à Calidon de
ne la point acoster : Mais ce jeune berger, qui estoit veritablement touché
de la beauté d’Astrée, ne se peut empescher de s’y en venir : & parce
que la recherche qu’il luy faisoit estoit au sçeu de Phocion, qui l’avoit
pour tres-agreable, & par l’avis de Thamire qui la luy avoit conseillée,
il luy sembla qu’il n’importoit point de parler à la bergere en la presence
de quelqu’autre ; qu’au contraire, peut-estre Phillis lui ayderoit à luy
declarer son affection, puis qu’elle devoit croire que c’estoit l’avantage de sa compagne.
Phocion en ayant desja fait le mesme jugement, luy qui estoit tenu pour le
plus sage Pasteur de son temps, & Oncle de la bergere : & qui depuis
la mort de ses père & mere, en avoit tousjours eu le mesme soing que si
elle eust esté sa fille.
S’approchant donc avec cette asseurance de cette belle bergere : Ne seray je
point importun, luy dit-il apres l’avoir salüée, si sans estre appellé, je
viens estre le troisiéme en vostre conseil ? Jamais Calidon, respondit
Astrée, ne sçauroit avoir ce nom, en quelque lieu qu’il aille, & mesme
venant vers des personnes qui l’estiment tant que nous faisons : Je
voudrois, respondit le berger, que cette estime fust changée en amour.
Quelquefois, ajousta la bergere, nous desirons des choses au dommage
d’autruy, & qui ne nous sont point avantageuses. Je croy, ajousta
Calidon, ce que vous dites pouvoir avenir en toute autre occasion qu’en
celle qui se presente : car que mon desir soit à vostre desavantage,
permettez moy de dire, belle bergere, que vous ne le devez point penser,
puis que le sage Phocion le juge d’autre sorte. Phocion qui en prudence
& en sagesse est tenu pour l’Oracle de tous les plus sages bergers de
cette contrée, & qui m’a fait l’honneur de m’accorder la requeste que je
luy en ay fait faire par Thamire. De dire aussi que ce que je souhaitte soit
à mon dommage, tant s’en faut qu’il puisse estre ainsi, qu’au contraire, je
n’auray jamais bien ny contentement que ce bon-heur ne m’arrive. Je ne sçay,
repliqua Astrée avec un visage un peu plus rude, quelle peut estre la requeste dont vous parlez :
mais si fay bien que si c’est chose qui me touche, il n’y a personne qui
vous doive ny puisse promettre rien contre ma volonté, puis mesme que mon
pere & ma mere, pour mon mal-heur, m’ont esté ostez. Et quant à ce que
vous dites de Phocion, vous ne sçauriez me raconter tant de choses de sa
prudence, que je n’en croye encores d’avantage : mais cela ne conclud pas,
que nous fassions luy & moy un mesme jugement : & quoy que le sien
puisse estre le meilleur, il y faudra bien du temps à m’y faire consentir :
& pour dire le vray, je croy que si ce sage Pasteur sçavoit les choses
que j’ay dans l’ame, il laisseroit bien-tost cette opinion : Et c’est ce qui
me faict vous supplier de vouloir changer la vostre, car si vous la
continuez, outre que vous n’y avancerez rien, encore n’en retirerez vous que
du mescontentement & pour vous & pour moy. Les belles, reprit
Calidon, sont comme les Dieux, elles veulent estre vaincuës par
supplications. Je ne sçay, dit-elle incontinent, quelles sont les belles,
mais si fais bien, que vos paroles, ny vos prieres envers moy, ne vous
acquerront jamais chose qui vous soit agreable pour ce sujet. Peut-estre,
ajousta-il, quand vous me verrez mourir devant vos yeux, vous n’aurez pas
tant de cruauté, que la pitié ne puisse trouver place parmy tant de beautez.
Si vous continuez, respondit Astrée, vous me ferez croire que vous pensez
encore parler à la belle Celidée : mais voyez vous Calidon, & vous &
moy meritons mieux, car il n’est pas raisonnable que nous ayons le reste de
quelque autre, & plutost que
cela fust, je vous dis franchement que pour vous en divertir, je prendrois
la resolution de Celidée. Puis que la mort m’a osté ce que je desirois, je
ne veux plus qu’elle puisse avoir cet avantage sur moy, & ne pensez pas
que je n’estime & n’honore vostre merite autant que de berger de cette
contrée, & que je ne me recognoisse vostre obligée, en la recherche que
vous faites de moy, & mesme avec l’intention que je sçay que vous avez :
Mais ne vous persuadez pas aussi, que toutes ces considerations me fassent
jamais changer de volonté : Et tenez cecy pour un Arrest escrit des Dieux
dans l’immuable Destin. PUIS QU’ASTRée A PERDU LA PREMIERE CHOSE QU’ELLE A
AYMEE, ELLE N’A PLUS D’AMOUR QUE POUR TAUTATES, AU SERVICE DUQUEL, ELLE
PASSERA LE RESTE DE SES JOURS, AINSI QU’ELLE LUY A PROMIS. Et vous souvenez,
Calidon, que si vous ne croyez cette prophetie, le temps vous la fera
trouver si veritable, que vous vous repentirez d’avoir esté trop
incredule.
Ceste response si resoluë qu’Astrée fit, estonna de sorte le berger qu’il
demeura sans replique, & la bergere le voyant ainsi confus, se levant
d’aupres de luy, laissa Philis en sa place, & s’en alla trouver Alexis,
qui la voyant aprocher & cognoissant à ses actions qu’elle estoit
troublée, laissa Hylas, pour sçavoir d’elle ce qu’il y avoit de nouveau :
Madame, luy dit-elle avec un sousris meslé de desdain, vous direz que je
n’ay pas assez affaire à supporter mon fardeau, si ces Amants sans party ne
me venoient encores sur charger
de leurs importunitez. Je vous asseure que Calidon a fort bien sçeu choisir
son temps, c’est bien à ceste heure que les discours d’amour me plaisent, je
le conseille de continuer, s’il ne veut que perdre sa peine, il pense
peut-estre parler à Celidée, ou que je ne sois icy que pour payer le temps
qu’il a perdu en la servant : & sur ce propos raconta à la Druyde tous
les discours qu’il luy avoit tenus, & la responce qu’elle luy avoit
faicte avec une si grande passion, qu’Alexis cogneut bien que mal-aisément
recevroit-elle jamais du mal de ce Rival.
Cependant Silvandre estoit aupres de Diane, elle assise & luy à genoux,
mais si plein de contentement de se voir pres d’elle sans y estre empesché
de Paris ny de Philis, qu’il ne pouvoit assez remercier Amour d’une si
grande faveur. Ma belle maistresse, luy dit-il, par où commenceray-je à vous
remercier de la grace que vous me faictes de vous arrester icy, où la
compagnie que vous y avez ne peut que vous estre importune, au lieu que vous
pourriez passer beaucoup mieux ces heures avec les doux entretiens de ces
gentils bergers & de ces discrettes & belles bergeres ? Silvandre,
luy respondit-elle, encores que je vueille bien que vous me soyez obligé, si
est-ce que vous ne devez pas croire qu’en cecy je fasse pour vous tant que
vous dites, puis que je m’asseure n’y avoir une seule de la trouppe qui ne
voulut avoir changé avec moy, & je vous jure, berger, que je ne les
envie point toutes ensemble : Si je pensois, reprit Silvandre, que vo stre cœur consentist à ce que
vostre langue profere, je me dirois le plus heureux berger de l’Univers :
S’il ne vous faut que cela, repliqua Diane, pour estre heureux, asseurez
vous sur ma parole que vous avez tout l’heur que vous sçauriez souhaiter. Et
quel tesmoignage en puis-je avoir ? dit Silvandre : Vous estes personne de
tant de jugement, respondit la bergere, que vous recognoistrez assez la
verité quand il vous plaira de la rechercher : Outre que si cela n’estoit
pas vray, qu’est-ce qui me pourroit obliger de demeurer icy, puis que je
pourrois trouver autant d’excuses que j’en voudrois pour aller ailleurs
chercher l’entretien qui me seroit plus agreable que le vostre ? mais j’ay
bien plus à craindre que Silvandre ne s’ennuye aupres de moy, n’y ayant rien
qui luy puisse arrester que sa seule civilité : Ma belle maistresse,
adjousta incontinent Silvandre, cest excez de courtoisie dont il vous plaist
user envers moy à ce coup, m’offence plus que vous ne sçauriez croire, puis
que si vous avez ceste opinion de moy, ou vous me tenez pour personne de peu
de jugement, ou vous faites un grand tort au vostre & à mon affection :
car il faudroit bien que je fusse sans cognoissance, si je ne voyois les
perfections de la belle Diane, puis que chacun les void, les advouë &
les admire : Seroit-il possible que Silvandre fust le seul entre les hommes
qui demeurast aveugle pour ne voir point un soleil si esclatant ? ou le
voyant, si je ne l’admirois ? Aussi faut-il que je confesse que
veritablement je suis tellement esbloüy par une si grande lumiere quand je
suis aupres de vous que je n’ay
plus des yeux que pour voir, ny esprit que pour adorer ceste Diane en terre,
que je tiens bien plus advantagée que celle qui est dans les Cieux, puis que
celle là y est surmontée par la beauté de son frere, & celle-cy surpasse
tout ce qui est en l’Univers. Silvandre, respondit la bergere en sousriant,
je vous promets de dire tout ce que vous voudrez de moy, qui me recognois
assez pour telle que je suis : mais qui ne veux point trouver estrange que
la feinte que vous avez entreprise vous fasse tenir ces discours : Mais à
propos de vostre gageure avec Phillis, jusques à quand ordonnez vous berger,
que je sois vostre Maistresse ? & quand voulez vous que je change ce nom
avec celuy de vostre Juge ? Les discours que je vous tiens, respondit
incontinent le berger, sont si veritables, qu’ils n’ont rien de commun avec
ceste gageure : & quant à ce nom de maistresse duquel vous parlez,
croyez belle Diane, que vous pouvez prendre celuy de Juge quand il vous
plaira : mais non pas vous despoüiller jamais de celuy de maistresse, que
non pas la gageure ny la feinte, mais vos perfections & mon affection
vous ont si justement acquis sur mon ame. Je vous ay desja dit, reprit la
bergere, que je trouve bon que vous parliez de ceste sorte, jusques à ce que
ceste feinte soit achevée : mais enfin quand voulez vous que nous sortions
de ceste affaire tous trois ? car il me semble qu’il a tantost assez
continué, & que le terme des trois Lunes est presque doublé : Quant à
moy, dit Silvandre, je n’avanceray ny ne recule ray le temps qu’il vous plaira, estant tres-asseuré,
que quoy qui en arrive, je ne changeray point de condition : Ne parlons
jamais, dit Diane, de l’avenir sinon avec doute, puis qu’il n’y a que les
Dieux qui le puissent sçavoir, & dites moy Silvandre, voulez vous que
nous employons ceste apresdinée à terminer ce different ? Il me semble que
la commodité y est bonne, & l’assistance telle que nous la sçaurions
desirer. Silvandre qui craignoit, quelque mine qu’il fit, l’humeur de Diane,
& qui sçavoit bien qu’il ne falloit plus esperer de vivre avec elle de
ceste sorte quand ceste feinte seroit ostée, demeura un peu surpris, &
ne respondit pas si tost à la bergere, qu’elle ne cogneust bien la peine en
laquelle il estoit, & cela ne faisoit que l’asseurer d’avantage de la
verité de son affection. Et toutefois feignant comme de coustume, Vous ne
respondez point berger, dit-elle, voulez vous que nous prenions ceste
commodité, ou bien que nous retardions jusques à demain, que nous serons
dans nostre hameau ? Voyez comme je suis Juge traictable, je m’en remets à
vostre volonté : Mon Juge, dit alors Silvandre en sousriant, avant que je
vous responde, passons quelques articles entre nous, promettez moy que
vostre jugement ne me sera point desavantageux, & que la chose du monde
qui m’est la plus aggreable, ne me sera point deffenduë, & avant que de
partir de ce lieu, je veux bien recevoir vostre jugement : Mon jugement, dit
froidement Diane, sera juste : Et quant à la deffence que vous craignez, si
vous me faictes entendre de quoy vous voulez parler, je vous y respondray : Silvandre
alors prenant un visage plus posé : Je ne suis jamais entré en doute, mon
Juge, luy dit-il, que vous ne fussiez tres-juste : mais n’avez vous pas ouy
dire que la justice extreme est une extreme injustice ? Et parce que je vous
vois desirer une explication sur ma seconde requeste, je suis d’opinion, ma
maistresse, continua-t’il en sousriant, que nous remettions ceste affaire à
une autre fois, afin que j’aye un peu plus de temps pour mieux instruire mon
juge.
A ce mot, ils furent interrompus par Adamas, qui convia Daphnide & le
reste de la compagnie d’aller au promenoir, puis que la chaleur du jour
estant abbatuë, l’on auroit plus de plaisir dehors que dedans la maison : Et
parce que la plus grande partie estoit bien ayse de prendre un peu d’air,
& que la beauté du lieu les y convioit, toute la trouppe s’y achemina,
les uns chantant, & les autres discourant de ce qui leur estoit le plus
aggreable.
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LE
SIXIESME
LIVRE DE LA
TROISIEME
PARTIE DE L’ASTRÉE
de Messire Honoré d’Urfé.
Ce Chevalier qui avoit esté trouvé aupres du Temple d’Astrée ayant pris le
mesme chemin que Paris avoit faict, se trouva bien tost sur le pont de la
Bouteresse, & peu apres sur le haut de la plaine qui découvre le
chasteau & la grande ville de Marcilly. D’abord le pays luy sembla
tres-agreable : car d’un costé il voyoit les fertiles montagnes de Cousant,
qui descendant par de petites colines jusques dans la plaine, monstroient
toute leur crouppe enrichie de vigno- bles, & le plus haut de grand bois de haute
fustaye, qui sembloient avoir esté posez la par la sage Nature pour leur
servir de cheveux : La plaine apres s’alloit estendant jusques à
Mont-brison, & suivant tousjours ces delectables colines s’eslargissoit
du costé de Surieu, de Mont-rond, & de Feurs, avec tant de petits
ruisseaux & de divers estangs, que la veuë ainsi diversifiée en estoit
beaucoup plus plaisante : & parce que le chemin qu’il avoit pris le
conduisoit à Marcilly, y ayant la teste tournée, ce fut aussi le premier
lieu où il jetta les yeux. Ce chasteau relevé sur la pointe d’un rocher,
& qui se faisoit voir de fort loing, remit incontinent en sa mémoire le
lieu où la premiere fois il avoit veu Madonthe : car sa grandeur, ses tours,
& la somptuosité du bastiment avoit beaucoup de ressemblance avec le
lieu où elle souloit demeurer. Ce souvenir luy remit devant les yeux les
agreables journées qu’il avoit passées aupres d’elle, & les extrémes
ennuis qui l’avoient accompagné depuis sa disgrace : Et parce que ceste
comparaison ne se pouvoit faire sans apporter un grand trouble en son ame,
ce pauvre Chevalier fut enfin contraint de mettre pied à terre au premier
ombrage qu’il rencontra, où laissant son cheval entre les mains de son
Escuyer, il s’alla estendre sous un arbre, & haussant les yeux aux Ciel
demeuroit de sorte ravy en ceste pensée, qu’il ne voyoit ny n’oyoit chose
quelconque qui se fit autour de luy. L’Escuyer qui aymoit passionnément son
maistre, & qui ressentoit jusques en l’ame, la miserable façon de vivre
de ce Cheva- lier, maudissoit en
son cœur & l’Amour & celle qui en estoit la cause : & de fortune
au mesme temps qu’il despitoit le plus, & contre l’un & contre
l’autre, il ouyt une voix qu’apres avoit escoutée quelque temps, il cogneut
estre d’un Chevalier qui se plaignoit & de l’ingratitude & de
l’inconstance d’une Dame : & parce qu’il jugea que ceste excuse seroit
bonne pour retirer son maistre de ces importunes & fascheuses pensées :
Seigneur, luy dit-il, oyez je vous supplie ce que chante ce Chevalier qui
est aupres de vous : Et que veux tu, luy respondit-il, que je me soucie des
affaires d’autruy ; ne te semble-t’il pas que je sois assez chargé des
miennes ? Celles d’autruy, repliqua l’Escuyer, nous soulagent quand nous
nous en sçavons bien servir : A ce mot, ils ouyrent que le Chevalier qui
estoit aupres d’eux chantoit ces vers.
STANCES,
En se plaignant de sa Dame, il les
blasme toutes.
I.
Elle a changé mon feu, la volage qu’elle est,
Pour
une moindre flame,
Pour faire voir à tous qu’elle est femme en
effet,
Et que c’est qu’une femme.
II.
Mais devois-je pretendre en cet esprit leger
Amour
moins passagere ?
Car puis qu’elle estoit femme, il falloit bien
juger
Qu’elle seroit legere.
III.
L’Onde est moins agitée, & moins leger le vent :
Moins volage la flame,
Moins prompt est le penser que l’on va
concevant,
Que le cœur d’une femme.
IIII.
Ah je ne me plains pas de me voir offencer,
Ny
qu’elle se retire :
Mais qu’estant une femme, il faloit bien
penser
Qu’encore elle estoit pire.
V.
Dieux ! quel fut le peché que l’homme avoit commis,
Quand on fit la Pandore ?
Pour certain il fut grand, puis que ses
ennemis
Vous faictes qu’il adore.
VI.
Nostre fier ennemy, ce sexe avec raison,
O Dieux ! se
peut bien dire,
Si nous faisant languir & mourir en
prison,
Il ne faict que s’en rire.
VII.
Il se mocque de voir, que l’homme qui se dit
Avoir
tant de courage,
Languissant en prison, n’a le
cœur ny l’esprit
De sortir du servage.
VIII.
Il se mocque de voir que l’homme qui çà bas,
Par
raison est le maistre,
Ayme mieux vainement l’adorer, que non
pas
Estre ce qu’il doit estre.
IX.
Cruelle engeance, helas ! le Ciel pour nostre ennuy
T’a de beauté pourveuë,
Puisque tu ne t’en sers qu’au mal-heur de
celuy
Qui peu sage t’a veuë.
Le Chevalier oyant blasmer de ceste sorte contre raison toutes les femmes,
pour la faute que quelqu’une pouvoit avoir commise, fut grandement offencé
contre celuy qui parloit si indiscretement : & luy semblant que de la
souffrir sans vengeance, & de laisser ces bla[s]phemes impunis, c’estoit
commettre une grande faute contre la belle Madonthe, à l’heure mesme il eust
mis la main à l’espée pour l’en faire desdire, & crier mercy des
injurieuses paroles qu’il avoit proferées, n’eust esté qu’il pensa estre
plus à propos de luy donner occasion de le rechercher du combat : Parce,
disoit-il, que s’il a du courage, il ressentira l’offence, & en voudra
avoir raison, & s’il n’en a point, il me seroit trop honteux de la
combatre. En ceste resolution le Chevalier se releva, & se tournant du
costé de ce Chevalier, apres avoir quelque temps pensé à ce qu’il de- voit dire, haussant la voix le
plus qu’il peust, & prononçant le plus distinctement qu’il lui estoit
possible, il se mist à chanter tels vers :
STANCES,
Que sçachant le changement de sa
Dame, il devoit ou
mourir, ou
guerir de despit.
I.
Toy qui d’une beauté regretes l’inconstance ;
Et qui
de son erreur vas les autres blasmant :
Sois avec moins d’amour ou
moins de sentiment,
Et de l’oubly te sers, ou de la patience.
II.
Oublie ou ses beautez, ou mesprise l’outrage,
Si ton
cœur y consent, il est desja guery ;
Et s’il en faict refus, tu
doibs estre marry
De ton mal beaucoup moins que du peu de
courage.
III.
Tu ne fus onc blessé que d’une esgratigneure :
Car
deslors qu’on te dit son cruel changement,
Si vrayement tu
l’aymois, devois-tu pas Amant,
Ou guerir du despit, ou mourir de
l’injure ?
IIII.
De l’Amour offencé ne chercher la vengeance,
C’est
estre par ses loix complice du forfaict :
Et qui s’estonnera si cét
Amour t’a faict
Partager à la peine aussi bien qu’à
l’offense ?
V.
Cesse donc une fois, cesse donc de te plaindre,
Soit
pour jamais ton feu dans le despit estaint,
Si tu plains
toutesfois, plains toy de t’estre plaint,
Et d’evanter ton feu
quand il le faut esteindre.
Ces vers furent chantez si haut & si clairement que celui qui en avoit
esté cause les ayant bien entendus, ne peut croire qu’ils n’eussent esté
dits contre luy ; & parce que c’estoit l’un des plus audacieux
Chevaliers de toute la contrée, il en conceut un si grand despit, que sans
attendre plus longuement se laçant le heaume, car il estoit armé de tout le
reste, il s’en vint à travers les arbres où il avoit ouy la voix : L’autre,
qui attendoit de voir quel ressentiment il feroit de ceste responce :
soudain qu’il l’ouyt venir, prit aussi son habillement de teste, &
s’appuyant sur son Gesse l’attendit, resolu s’il ne se ressentoit de ces
paroles, d’y en adjouster de telles, qu’il luy peust donner subject de venir
au combat : mais l’arrogance de celuy contre lequel il avoit affaire, estoit
telle qu’il ne falloit pas beaucoup de peine pour le faire venir aux mains,
tant pour la confiance qu’il avoit en sa force & en son adresse, que
pour estre neveu de Polemas, l’authorité duquel estoit tellement accreuë
depuis le depart de Clidamant & de Lindamor, qu’il luy restoit fort peu
pour se rendre Seigneur absolu des Segusiens. Ce Chevalier s’appelloit
Argantée, surpassant de sa taille la commune hauteur de ceux du païs, &
tellement bien proportionné de tout le reste du corps, qu’il estoit aisé à juger qu’il estoit de grande
force, & de grand courage. Il avoit recherché fort long temps une des
Nymphes de Galathée, & qu’il fut vray ou non, tant y a qu’il s’estoit
figuré d’estre aymé d’elle : elle se nommoit Silere, tres-belle &
tres-bien aparentée : mais lors qu’il voulut la presser de quelque
tesmoignage de bonne volonté, & qu’elle refusa de luy en donner, suivant
son humeur outrecuidée, il voulut user d’une certaine authorité sur elle,
qu’elle ne peut trouver bonne, & choisit plustost de rompre entierement
d’amitié avec luy, que de supporter plus long temps son arrogance. Luy qui
se vid tout à coup trompé de son esperance, entra en si grande colere contre
elle, qu’il en conceut une haine incroyable contre toutes les femmes, &
depuis ce temps ne cessa d’en dire tous les maux qu’il se pouvoit
imaginer.
Argantée donc suivant sa coustume, s’approchant plein d’arrogance du
Chevalier, sans le salüer & sans faire action de civilité : Est-ce pour
moy, luy dit-il, Chevalier ce que tu viens de chanter ? L’estranger qui
n’estoit guere endurant de son naturel, & desja fort mal satisfait de
luy : Fay luy, dit-il, tout ainsi que si c’estoit pour toy : Je voy bien,
adjousta Argantée, & à tes armes, & à ton langage que tu es
estranger : car si tu me cognoissois, tu parlerois d’une autre sorte : Mais
puis que cela est, ou monte à cheval, ou mets la main aux armes comme tu es,
& je te feray cognoistre ta folie & ta temerité. Il ne faut point,
dit l’estranger, perdre le temps, & pour ce tout à pied que nous sommes, nous aurons bien tost
vuidé nostre different, & je m’asseure que tu avoüeras, que je te
cognois mieux que tu ne me cognois pas. A ce mot il se jette dans le grand
chemin, où ayant donné son gesse à son Escuyer & pris son escu, il mit
l’espée en la main, & l’attendit d’une façon si asseurée, qu’Argantée
jugea bien qu’il devoit estre gentil Chevalier.
Lors qu’ils estoient prests à commencer leur combat, ils ouyrent un grand
bruit de chevaux & de chariots, qui venoient de Marcilly droit vers eux,
cela convia Damon de dire, qu’il luy sembloit plus à propos de se rejetter
dans le bois, & laisser passer ceste troupe, de peur d’estre
interrompus. Mais Argantée qui se doutoit bien que c’estoit Galathée, ou
Amasis, & qui estoit bien ayse de faire ostentation de sa force & de
son adresse : Non, non, dit-il, Chevalier, il ne faut jamais se cacher que
pour mal faire ; en ceste contrée l’on n’est point empesché de faire les
actions bonnes & genereuses : & pource ne perdons point le temps
comme tu dis, si ce n’est que le cœur te manque à soustenir & demesler
ta querelle. Ma querelle, dit-il, est si juste, que quand en toute autre
occasion je n’aurois point de courage, j’en prendrois pour celle-cy, non
seulement contre toy, mais contre tous les hommes du monde : Mais si comme
tu dis, il se faut cacher pour les mauvaises actions, je ne sçay où tu
pourrois trouver un lieu assez retiré pour toy qui soustiens une chose si
fausse & tant indigne de l’ordre de Chevalerie que l’on t’a donné, puis que tu blasmes les Dames,
que tout Chevalier est obligé de maintenir, de servir & de deffendre ?
Eh mon amy, respondit Argantée en se mocquant, & depuis quand, laissant
l’estat de Chevalier, es-tu devenu harangueur sur les grands chemins ? C’est
avec celle-cy, dit-il, luy monstrant son espée, que j’ay accoustumé de
haranguer, & si tu as le courage, tu verras si je ne sçay pas mieux
faire que tu ne sçay bien dire.
A ce mot il s’avance l’espée haute, & l’estranger le va rencontrer
couvert de son escu, & plein d’un si grand despit, pour les reproches
qu’il luy avoit faites, qu’il sembloit que le feu lui sortoit des yeux :
& là ils commencerent l’un des plus furieux combats qui se peut voir
entre deux Chevaliers. A peine s’estoient ils donnez les premiers coups, que
toute la troupe qu’ils avoient ouy venir, arriva sur le mesme lieu : &
parce que le combat se faisoit au milieu du chemin, & que tous
recogneurent Argantée, ils s’arresterent pour voir quelle en seroit l’issuë.
Galathée qui estoit celle qui alloit dans ces chariots avec ses Nymphes,
hayssoit comme aussi toutes les autres Dames, l’arrogance d’Argantée, &
eussent bien voulu qu’elle eust esté chastiée par cét estranger : mais
d’autant qu’elles sçavoient la grande force qu’il avoit, elles craignoient
fort pour le Chevalier incogneu, encores que sa belle presence, & le
commencement du combat donnast une fort bonne opinion de luy ; & parce
que Galathée vid Polemas aupres de son chariot, elle l’appella, & luy
demanda, qui estoit celuy qui
combatoit contre Argantée, & quel estoit le subject de leur querelle,
& qu’il seroit peut-estre bien à propos de les separer. A quoy il
respondit, que ce seroit leur faire tort, que de leur empécher de finir leur
differend, puis qu’ils combatoient sans supercherie, & que pour sçavoir
qui estoit le Chevalier, & d’où venoit leur querelle, il ne voyoit là
personne qui le sçeust dire, que cét Escuyer estranger. Polemas fit cette
responce, parce qu’il croyoit qu’asseurément Argantée seroit vainqueur, ne
se pouvant persuader que l’estranger fust tel, qu’il peust luy faire
resistance : & il estoit bien aise que Galathée vit la force &
l’adresse de ceux qui estoient à luy. Elle suivant la curiosité des Dames,
& desireuse de cognoistre cét estranger, fit appeler l’Escuyer, auquel
elle demanda qui estoit le Chevalier estranger, & d’où venoit leur
querelle ? Le subjet de leur combat, respondit-il, Madame, est fort juste du
costé de mon Maistre, car oyant que cét autre Chevalier disoit mal des
femmes, il ne l’a peu endurer, luy semblant que c’est contrevenir à l’ordre
de Chevalerie. Quant à vous dire quel il est, je suis bien marry qu’il me
soit deffendu : mais je m’asseure qu’aussi-tost qu’il aura finy le combat,
s’il vous plaist, Madame, de le sçavoir, il a trop de courtoisie pour ne
vous obeyr. Polemas sousrit l’oyant parler de cette sorte, & comme par
mocquerie luy dict, Tu as raison Escuyer mon amy, de dire que Madame le
sçaura apres le combat, car si l’on veut mettre son Epitaphe sur son
tombeau, il faudra que tu nous le die : Seigneur Chevalier, luy respondit-
il, si mon maistre n’estoit
sorty d’entreprise plus dangereuse que celle-cy, il ne seroit pas venu de si
loing qu’il a faict : & à ce mot se retira au lieu où il souloit
estre.
Durant tous ces discours, les Chevaliers avoient continué si furieusement
leur combat, & Damon avoit tant de desir d’en venir à bout avec de
l’honneur, qu’il n’y avoit celuy des assistans qui ne l’estimast pour un
tresbon Chevalier, & mesme Galathée & ses Nymphes, aux yeux
desquelles se lisoient leurs contentemens, quand Damon avoit quelque
avantage, ce que elles ne vouloient point dissimuler, encores que Polemas
s’en prist garde, puis que c’estoit pour leur sujet que ce combat se
faisoit.
Il y avoit desja plus d’une demie heure qu’ils avoient commencé, & leurs
armes estoient en plusieurs lieux rompuës & descloüées lors que Argantée
se ressentit un peu las, & commença de n’aller plus si legerement, ny de
frapper de si grands coups : au contraire, Damon sembloit non seulement de
se maintenir tousjours aussi frais, mais de redoubler & sa force &
sa legereté, ce qui estonna grandement Polemas, mais plus encores Argantée,
qui en son cœur estima beaucoup plus son ennemy qu’il n’avoit faict : mais
peu apres que l’espée de l’Estranger atteignoit presque à tous les coups sur
la chair, on vit entierement affoiblir Argantée, fust pour la perte du sang,
fust pour les incommoditez des blesseures qui estoient grandes. Alors
Polemas se repentoit à bon escient de n’avoir empesché ce combat, & eust
bien voulu que quel- que bon demon
eust inspiré Galathée pour l’interrompre. Elle qui jugea bien le desplaisir
qu’il en ressentoit, encores qu’elle ne l’aymast point, voulut toutefois luy
donner cette satisfaction, pour le respect du service qu’il faisoit à sa
mere : Et ne jugeant pas qu’elle peust mieux separer ces Chevaliers, que de
les en prier elle mesme, elle mit pied à terre, & avec une grande
quantité de ses Nymphes, s’approcha des combatans, à l’heure qu’Argantée ne
se pouvant plus soustenir estoit tombé sur un genoil, & sembloit qu’à la
veuë de ces belles Nymphes, il s’estoit mis expres à genoux pour leur
demander pardon du mal qu’il avoit dict des femmes : mais parce qu’il sembla
à Polemas que Galathée alloit trop lentement, & que son neveu qui
tomboit desja, seroit du tout des-honoré s’il retardoit d’avantag