Sixiesme partie.
L’ASTRÉE,
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
Marquis de Veromé, Comte de
Chasteau-neuf, Baron de Chasteau-morand, Chevalier de
l’Ordre de Savoye.
OU
PAR PLUSIEURS HISTOIRES,
& sous personnes de Bergers &
d’autres, sont deduits les divers ef-
fects de l’honneste amitié.
SIXIESME PARTIE.
Dediée par l’Autheur à quelques-uns des
Princes de l’Empire.
A PARIS,
Chez ROBERT FOÜET, ruë Saint
Jacques, au Temps & à l’Occasion
devant les Mathurins.
M. DC. XXVI.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.
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AUX PRINCES,
ET
AUX SEIGNEURS, DE
l’Academie des parfaits Amants.
Trouvez bon, s’il vous plaist, que je suive vostre intention, & comme si je vous mescognoissois sous vos habits de Bergers, je ne fasse aucune difference entre les Gentils-hommes & les Princes : entre les subjets & les Roys. Je sçay que le siecle n’approuvera pas la permission que je vous de-
mande : & que la Fortune, qui seule fait en terre les distinctions que le merite fait au Ciel, voudra que ma priere soit punie comme un attentat contre son auctorité. A n’en mentir point, je devrois non seulement estre plus complaisant à la corruption generale des esprits, mais n’affecter pas la vanité de triompher en ma servitude, puisque la Vertu elle-mesme, faute de Sceptres & de Couronnes, n’a jusqu’à cette heure paru devant ceux qui les portent, que le genoüil en terre, & la crainte sur le visage. Toutesfois voyant que c’est par vous que cette innocente opprimée commence à regner sur ses ennemis, & que vous l’avez retirée de la solitude des Philosophes, pour la faire
asseoir dans le throne des Souverains : Je me figure que vous avez le courage assez genereux pour voir sans jalousie, qu’elle oblige d’une partie de ses faveurs, ceux avec lesquels vous avez voulu partager l’honneur de la servir. Je parle donc à tout ce que vous estes, comme à ces Sages, qui apres avoir esté si long-temps ensevelis sous les ruïnes de la Grece, ont voulu resusciter en Alemagne, & m’assurant que l’inegalité des conditions n’est pas moins incognuë en vostre compagnie, qu’elle estoit en la leur, ose me promettre que ma liberté ne donnera sujet ny aux uns de se croire mesprisez, ny aux autres de se croire loüez mal à propos. Mais quand en cela je n’aurois point
failly, je ne laisse pas de faillir en ne vous gardant pas tout le respect qui vous est dû, & vous traittant avec aussi peu de ceremonie, que si pour avoir les affections que vous avez, j’avois vos qualitez & vous privileges. Cependant si je tourne les yeux sur le bien que vous nous faites, je ne me repens point de ma hardiesse : & m’attache à cette maxime des favoris, que c’est tesmoigner qu’on ne merite pas les bonnes graces de son Maistre, lors que l’on a peur de n’en pas user avec assez de moderation. Croyez-moy, la constance de ceux qui ayment les lettres, seroit trop austere & trop scrupuleuse, si durant le triomphe de cette grande victoire que
vostre secours seul vient de leur faire gaigner contre les forces du reste de la terre, ils craignoient de sortir de leur ordinaire modestie, & n’abusoient pas un peu de leur bonne fortune. Cette licence leur doit estre permise, & personne ne peut trouver à redire en l’excez de leur joye, qui auparavant ne se soit affligé du bon succez de leurs affaires. Ceste Adventure est de celles où l’on peut avec bien-sceance mourir de trop d’aise : & je ne m’everveille plus, si le grand Urfé n’a gueres vescu apres les nouvelles que vous luy envoyastes de son incomparable conqueste : puisque pour une moins fameuse, cet excellent Capitaine Grec consuma tout ce qui luy restoit
de vie, pour ne se desrober rien des douceurs qu’il goustoit en sa victoire. Tous les bons esprits prennent trop de part en l’interest des lettres pour ne faire pas eclater leur ressentiment, & pour rendre leur resjoüissance moins publique, que la honte de leurs ennemis. Il faut, il faut qu’ils cessent de parler bas, & que s’ils ne veulent estre ostez du nombre des vainqueurs, ils se declarent pour la Vertu, & ne trahissent plus la justice de son party, par la lascheté de leur complaisance. Pour moy qui n’ay jamais flatté le vice, ny adoré la Fortune, j’avouë que bien à peine la declaration que vous faisiez pour la defence des Muses, fut entre
mes mains, que l’estonnement qu’elle me donna fut tel, que je n’en serois pas encore sorty, sans le vœu solemnel que je fis lors, de n’oublier rien de tout ce qu’ont les belles paroles de rare & d’immortel, pour rendre vostre gloire aussi grande que vostre vertu. Me voicy donc qui ne voulant pas retarder l’accomplissement de mon vœu, pour augmenter le prix de mon Offrande, ose vous en presenter une, qui ne peut vous estre des-agreable, encore qu’elle soit extremement petite, puis qu’elle est de celles que mesme avec quelque sorte de passion vous-vous estes particulierement reservées. Je pense bien que n’estant pas de la façon de cét excellent ou-
vrier, qui vous faisoit recevoir les autres avec plaisir : vous n’aurez pas pour elle le mesme contentement, & par consequent la mesme affection. Toutesfois s’il est vray que l’inégalité du zele & non celle des victimes, fait les sacrifices plus ou moins favorables, je me promets que trouvant en ma volonté tout ce que vous aviez recognû en celle de ce grand homme, vous ne vous arresterez point à la difference qui peut estre en la valeur de nos presens. C’est tousjours la mesme Astrée qui se presente devant vous avec le mesme desir de vous plaire, qu’elle a tousjours eu. Il est vray qu’elle a perdu ses ornements. Il est vray qu’elle n’a plus aupres d’elle ce-
ste incomparable main, qui sçavoit la parer avec avantage, & ne luy faire faire action qui n’eust bonne grace. Il est vray qu’elle ne veut plus qu’on luy parle de pierreries ny de perles. En fin il est vray qu’elle est toute cachée dans les crespes & les voiles de son dueïl. Mais il est aussi tres certain que plusieurs Dames ont des appas en l’art dont elles sçavent pleurer, & des charmes en leur dueïl, qui leur donnant d’extraordinaires puissances, ont reduit à la necessité de mourir pour elles, des hommes qui auparavant estoient demeurez avec la liberté de les aymer, ou ne les aymer pas. Dieu vueille que ma Bergere soit de ces heureuses affligées : & que par la grandeur de ses pro-
speritez, elle me convie à regretter moins que je ne fais la perte de son veritable pere, & la deplorable occasion qu’il m’a offerte d’acquerir le reste de la reputation qu’il a laissée au premier qui y pourroit parvenir. Si l’obstination à se persecuter soy mesme, où il semble que ceste belle fille veut vivre & mourir, eust pû estre surmontée par mes conseils, j’aurois essayé de vous la faire veoir moins triste & moins desolée. Mais cognoissant que les armes dont je voulois combattre son ennuy, & les remedes dont je voulois guerir son mal, faisoient un effect tout contraire, j’ay crû qu’il falloit laisser faire le temps, & luy reserver l’honneur de ceste
grande cure. Toutesfois si vous jugez qu’il y ait non seulement de l’injustice en ce retardement, mais assez de force en mon esprit pour venir à bout du sien, je changeray de resolution, & me feray des efforts ou visiblement vous remarquerez que les miracles que beaucoup d’autres ont faits par l’absolu pouvoir de leur vertu : je les auray faits par l’incroyable passion que j’ay de vous servir.
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AUX
PRINCESSES
ET
AUX DAMES DE
l’Academie des parfaits Amants.
Dieu vueille que je sois trompé, belles & illustres Bergeres, & que vous soyez un peu moins delicates que je ne vous estime. La faute que j’ay faite ne me sera pas si difficilement pardonnée. Ce n’est pas qu’à considerer les choses à la rigueur, &
peser les interests de vos incomparables Bergers avec Justice : je ne me sois rendu indigne de toutes les excuses qui peuvent me justifier. Je devois sçavoir qu’il est defendu à tout homme de separer ceux que la toute-puissance d’un Dieu, & d’un Dieu redoutable comme l’Amour avoit resolu de tenir eternellement unis. Il falloit que je me proposasse ses loix si glorieusement establies, & si generalement receuës, comme des necessitez qui ne sont pas moins immuables, que l’ordre de la nature & la constance de vos serviteurs. Mais à quoy me pouvois-je resoudre, puis que entre ces deux precipices il m’estoit impossible de marcher si droit, que je ne tombasse en
l’un ou en l’autre. La bien-seance du discours vouloit imperieusement que j’evitasse toutes les occasions où vous pouviez estre meslées parmy les armes & les affaires : & la bien-seance d’Amour me defendoit sur peine d’estre declaré parricide, de vous arracher à la moitié de vous mesme. Qu’eust fait en un destroit où personne ne s’estoit encore hazardé, la justesse du plus adroit homme qui vive ? Et quel art plus fort que les tempestes & les vents pouvoit me conduire entre ces deux rochers, sans que je fisse naufrage : J’avouë que s’il m’eust esté permis de quitter la qualité d’un homme qui escrit avec soin, pour m’attacher à celle d’un amant qui ne croit rien si
beau sur terre, ny plus puissant au Ciel que sa maistresse : J’aurois mesprisé toute l’eloquence, & violé tout le sens commun, plustost que de faire reprocher à mon Amour le commencement d’une si importante revolte. Je ne laisse pas, belles Bergeres du nouveau Lignon, d’avoir un extreme regret de n’estre pas demeuré aux termes de vous plaire en toutes choses : mais ce qui me consolera quelque jour, est que je n’ay fait aucune violence à vos Bergers, que cent fois le jour la defence de leurs troupeaux, la priere de leurs amis, ou quelque autre nouveauté ne leur fasse faire à eux-mesmes. Je les ay separez de vous, il est vray : mais je ne les en ay point esloi-
gnez : & pour peu que vous me soyez favorables, vous jugerez que comme la faute que fit Celadon quand il osa se desguiser pour veoir Astrée toute nuë dans le temple de Venus, a esté loüée par l’evenement : Ainsi la hardiesse que j’ay prise de relascher des liens ausquels il n’est pas mesme permis de toucher, aura par le succez, sa gloire & sa recompence. En vous donnant à chacun une place separée, j’ay mis vos charmes, vos graces, & le reste de vos inestimables perfections d’un costé : & de l’autre le courage, la vertu & la reputation de vos Bergers. Ainsi vous verrez combien vous doivent estre enviez par les autres merveilles du siecle, ces rares & par-
faits Amants : Et à leur tour ils cognoistront à quel excez de bonne fortune leur merite les a eslevez, & quelles actions de graces ils doivent à l’Amour, apres qu’il les a luy-mesme choisis pour servir les plus belles choses du monde. Cela estant, ne vous arrestez point, s’il vous plaist, à une faute qui diminuë à mesure qu’elle est bien considerée, & sans m’obliger pour ma justification à parler d’un secret que vous n’avez pas voulu tenir moins caché que vos noms, ayez agreable que la plus parfaite Bergere de son siecle apprenne aux plus accomplies de celuy-cy ses dernieres adventures. Vous l’avez desja veuë avec plaisir, & pour luy tesmoigner l’estime que vous en
faisiez, avez aussi bien que les Nymphes de son païs, daigné prendre ses habits & sa houlette. Elle est un peu differente de ce qu’elle estoit la derniere fois qu’elle eut l’honneur de vous entretenir. Depuis qu’elle est cognuë de vous, elle n’a presque faict que souspirer la perte d’un Berger que beaucoup de raisons luy rendoient cher ; mais aujourd’huy, par un changement sans exemple, elle commence à se plaindre de ce que ce Berger n’est point perdu. Je sçay qu’elle peut s’excuser sur cette rigoureuse loy de l’honneur, & sur cette extraordinaire inclination qu’elle a pour une Vertu plus scrupuleuse que la Chasteté ne l’est elle-mesme. Toutesfois cognoissant Celadon respectueux & obeïs-
sant, comme il a tousjours esté, elle ne devroit pas s’arrester à une dispence, qui de soy estant tres-petite, est encore diminuée par la necessité de la prendre, où la reduit le commandement mesme de son Dieu. Je vous supplie tres-humblement d’employer une partie de vos belles paroles pour la retirer de l’erreur où l’a mise la superstition. Remonstrez-luy qu’elle se doit rendre capable d’estre satisfaite : Qu’elle ne peut, qu’avec injustice, condemner un innocent sans l’oüir : Qu’on ne desire pas qu’elle retranche quelque chose de son ordinaire severité ; mais qu’elle soit le Juge de sa propre cause, & en cette qualité se donne la peine d’ouïr ce que celuy qu’elle accuse peut dire pour sa
descharge. Que je m’oblige devant vous, cest à dire, devant ce qui est de plus inviolable & de plus sainct hors des Temples, de luy faire veoir ce criminel despouïllé de tous les charmes ausquels possible elle craint de ne pouvoir resister. S’il m’est permis d’attendre ceste bonne œuvre de la vertu dont sans penser à ce que vous estes, vous daignez secourir les plus miserables, mon contentement sera à un point si haut que pour en trouver un au dessus ; il faudra que vous preniez la peine de m’asseurer que vous avez eu agreable le desir que j’ay eu de vous plaire.
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[portrait gravé d'Urfé]
Qui voudroit te veoir revestu
Des Ornements que tu merites,
Il faudroit peindre les Charites
L’Honneur, la Gloire & la Vertu.
***
A LA
MEMOIRE
DE
MONSIEUR D’URFÉ.
DIVIN Esprit, qui maintenant au Ciel, faites une de ces grandes Estoiles, dont la veuë est reservée aux Anges ; si quelquefois vous abaissez vos yeux sur les hommes, voyez le regret que vostre perte donne à tous les honnestes gens de l’Europe. La France, l’Alemaigne, & l’Italie, semblent disputer à qui tesmoignera mieux le ressentiment de vostre mort : Et entre ce nombre infiny de sujets de vouloir mal à l’Es-
pagne qu’ont ces Nations, celuy d’avoir retranché une partie de vos jours ne leur est pas le moins sensible. Les Lettres ont perdu un grand esprit, les armes un grand courage, le siecle un grand ornement. Mais vos Bergers & vos Bergeres y perdent plus que toutes ces choses ensemble, & ne trouvent consolation que dans l’ennuy general des plus beaux esprits du monde. Destournez un peu vos pensées de cet objet emerveillable où elles vont toutes aboutir : Et par la puissance qui est aujourd’huy inseparable de vous, jettez sur ces Amants une ombre du repos dont vous estes environné. Ce sont des orphelins qui en la mort d’un pere si fameux, ont veu mourir toute leur bonne fortune. Ce sont des passagers qui combatus des vagues, & emportez par les vents voyent que l’orage avec leur Pilote
leur oste l’esperance de leur retour. I faut que je l’advouë, leur misere m’al faict pitié, & je n’ay pû leur veoir tendre les bras vers la terre, demander assistance, & implorer le courage de leurs amis, sans sortir du port, aller apres pour les secourir, & me perdre avec eux, ou les sauver avec moy. Je le puis dire à la gloire de ma compassion, si ce n’est à celle de ma force ; je me suis hazardé le premier, & n’ay pas voulu qu’il me fust reproché que les pouvant servir, je me fusse attendu à ceux qui possible n’avoient que la volonté bonne. Je les ay retirez du naufrage, & si je ne leur ay pû rendre leur premiere grandeur, pour le moins je pense les avoir mis hors de la necessité. Certes j’y estois obligé, non seullement par la consideration de l’humanité, mais aussi par celle du devoir : Je me souvenois des paroles
que vous me distes la derniere fois que j’eus l’honneur de vous veoir. Vous me declarastes quel succez devoient avoir les fortunes de vos enfans : Et comme si par une prevoyance surnaturelle vous eussiez cognu lors, ce qui est arrivé depuis, me conjurastes de ne point publier ces mysteres, que la saison ne fust venuë. Plust à Dieu, grand Urfé, que cette saison ne fust jamais arrivée, puis qu’elle devoit estre si triste pour moy, & si deplorable pour les vostres. Mais je n’ose me plaindre d’avantage : C’est murmurer, injustement que de trouver à redire en une sagesse qui ne peut estre trompée par l’apparence, ny gagnée par les artifices. Je me restreins à la necessité d’admirer ses jugements, & tasche de m’acquitter de la parole que je vous ay donnée. Soyez donc contant de mon affection, si ma puis-
sance ne vous satisfait pas : & voyant avec plaisir les tesmoignages que tout honneste homme rend à vostre vertu : Confessez que la gloire par laquelle vous vivrez tousjours en terre, fait part des felicitez qui vous dureront au Ciel, autant que le Ciel mesme.
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Extraict du Privilege du Roy.
Le Roy par ses lettres patentes a permis à Robert Foüet, Juré Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer tant de fois qu’il voudra, les Cinq & Sixiesme parties de l’Astrée, de Messire Honoré D’Urfé. Et sa Majesté par les mesmes lettres, fait tres-expresses inhibitions, & deffences à toutes personnes quelles qu’elles soient, d’en imprimer ny vendre, & à tous estrangers d’en apporter dans ses Royaumes & pays, voire mesme d’en tenir d’autre impression que de celles dudit Foüet, sous quelque cause ou pretexte que ce soit pendant le temps & espace de dix ans, finis & accomplis, à commencer du jour qu’il aura parachevé d’imprimer chacune desdites parties. Voulant en outre, ledit Seigneur, que l’extraict dudit Privilege estant mis à la fin ou au commencement de chacun desdits exemplaires, il soit tenu pour deuëment signifié, à ce que nul n’ait à y contrevenir, sur peine de quinze cens livres d’amende, & autres portées par lesdites lettres, données à Fontaine-bleau, le dixiesme jour de Juillet, mil six cents vingt cinq & signées par le Roy en son Conseil,
Le Tellier.
[portrait gravé d'Astrée]
Laisse ton burin admirable
Graveur, quitte ce beau Pourtrait,
Scais tu pas que le moindre trait
D’Astrée, n’est pas Imitable.
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LA SIXIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE,
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE PREMIER.
Amasis, ny Adamas, parmy tous ces divertissemens, ne perdirent pas le souvenir de Climanthe, & que c’estoit le lendemain qu’il devoit venir vers Galatée, si bien que dès le soir l’ordre fut don-
né & à Leonide, & à Silvie de se trouver de bon matin au lieu assigné pour le recevoir & l’introduire, & à ceux aussi qui s’en devoient saisir. Et d’effect à peine le Soleil commençoit de paroistre, que cet imposteur se presenta à la porte du jardin, où les deux Nymphes le receurent : Et comme il contrefaisoit fort bien la saincteté de laquelle il faisoit profession, Leonide aussi & Silvie, ne feignoient pas mal un grand respect, & une grande veneration à sa personne, dont il estoit si glorieux en son ame, qu’il sembloit qu’il s’allast admirant soy-mesme. La Nymphe Galatée le receut dans un cabinet, ainsi qu’il avoit esté resolu, pour donner commodité à la Nymphe Amasis, au Prince Godomar, à Alcidon, & à Adamas d’ouyr ce qu’il diroit, s’estans mis en des lieux commodes, & où ils ne pouvoient estre veus. La gravité fut admirable avec laquelle il vint en la presence de Galatée, & plus incroyable encore l’asseurance avec laquelle il commen-
ça de parler à elle. Madame, luy dit-il d’une voix grave, & avec un visage severe, vous voyez devant vous une personne qui vous est envoyée, non pas d’un Prince, d’un Roy, ou d’un Monarque de la terre, mais un Ambassadeur de l’un des plus grands Dieux qui marchent sur l’estenduë du Ciel : Et considerez combien ceste faveur est grande, & avec quel ressentiment d’obligation vous la devez recevoir puisque les visites & les ambassades des Princes mortels, quelque visage qu’elles ayent, sont toutes pour la propre utilité de celuy qui les envoye : Mais celle-cy ne peut estre soupçonnée d’un tel interest, puisque les Dieux sont ceux qui donnent tous les biens, & qui n’ont affaire d’aucune chose qui soit en la puissance des hommes. Escoutez donc, ô Nymphe, ce que j’ay à vous dire, & ne l’escoutez pas seulement avec curiosité : mais avec une ferme resolution d’obeyr & de
correspondre ainsi en quelque sorte à la bonne volonté que ce grand Dieu vous faict paroistre. Et lors, apres s’estre teu quelque temps sans que Galatée luy respondist chose quelconque, surprise de l’admirable impudence de cet imposteur, il reprit ainsi la parole.
Le Dieu m’a dit : Climanthe, mon serviteur, va, & parle à Galatée, tance-la de la faute qu’elle a faite : Et luy dy, Le chastiment est prest à tomber sur ta teste : le Dieu a desja les foüets en la main, le bras est haussé, il ne reste plus qu’à le laisser choir : Celuy qui doit estre à toy, & à qui tu dois estre aujourd’huy, suivant sa chasse, te verra au Carrefour des Termes : C’est le seul temps qui te reste pour tout delay.
Il profera ces paroles avec un ton de voix si grave si & imperieux, qu’on eust dit que c’estoit la bouche du Dieu mesme qui les prononçoit, & changeant de façon, & se remettant le visage & la parole comme il avoit
accoustumé, il continua : Or, grande Nymphe, vous oyez la volonté du Ciel, soyez plus soigneuse à l’observer que vous n’avez pas esté, autrement je voy que le courroux de ce Dieu vous accablera. Et d’autant que l’ordinaire communication que nous avons avec ces grandes Deïtez, nous defend celle des hommes, sinon quand c’est par leur commandement, permettez-moy que je ne me profane pas d’avantage, puisque j’ay satisfait à ce qu’il m’a ordonné. La Nymphe qui ne pouvoit assez admirer la bonté des Dieux à n’accabler de leur foudre cet imposteur, fut bien ayse qu’il sortit de sa presence, & le laissa aller, sans qu’elle luy dist autre chose, sinon qu’elle obeïroit tousjours à tout ce que les Dieux luy comanderoient : Mais, dit-elle, dois-je aller seule, ou accompagnée, à ce Carrefour des Termes ? Avec une seule de vos Nymphes, respondit-il. Mais, repliqua-t’elle, que diront ceux qui me verront ? Voilez-vous en sorte le
visage, adjousta-t’il, & vous desguisez si bien que vous ne soyez pas cognoissable. Mais à quelle heure, reprit la Nymphe, verray-je ce Chasseur ? Entre six & sept heures du matin, dit-il : ainsi me l’a fait entendre le Dieu. Or, dit la Nymphe, allez remercier vostre Dieu pour moy, & l’asseurez que je parts pour satisfaire à ses commandemens. Et à ce mot le laissant aller, la Nymphe le remit entre les mains de Silvie & de Leonide, qui l’accompagnerent jusques hors du jardin, duquel à peine elles avoient faict fermer la porte, que ceux qui l’attendoient par le commandement d’Adamas, s’en saisirent, & en diligence le renfermerent dans le cachot qu’il leur avoit ordonné. Lors qu’ils le prirent, & qu’ils le mirent dans la prison, il les appelloit profanes, impies, & Athées, d’oser mettre les mains sur l’un des amis des grands Dieux : Mais quand ils luy mirent les fers aux pieds & aux mains, il changea de couleur, & se mit à trembler ; & plus encore lors qu’il veid
cloüer les fers des pieds à des seps, avec un si grand soin, & que l’on se mettoit à le foüiller. La gravité avec laquelle il les avoit jusques-là menacez, commença de devenir moins austere, & entrant sur les prieres, & sur les supplications. Seigneurs, leur disoit-il, quelle offence avez-vous receuë de moy, pour laquelle vous me puissiez vouloir mal ? Quel advantage pouvez-vous pretendre en ma ruïne ? Et quel gain ferez-vous en ma perte ? Si par quelque artifice j’ay tasché de gaigner quelque chose, & de parvenir à quelque grandeur, à qui ay-je faict tort, qui est celuy qui se plaint de moy ? N’est-il pas permis aux oyseaux qui ne sement, & qui ne recueillent rien, d’aller par les ayres & parmy les champs, se nourrir du grain qu’ils rencontrent ? Et pourquoy si avec quelque innocent artifice j’ay voulu chercher ma vie, me veut-on chastier contre toute raison ? Seigneurs, ne soyez point les instruments de telles injustices, si vous ne voulez que les Dieux
vous en punissent. Je ne suis point encore si miserable, ny si despourveu d’amis, que si vous voulez avoir pitié de ma vieillesse, & me remettre en liberté, je n’aye le moyen de vous donner une bonne recompense. Ne refusez pas la Fortune quand elle se presente, & croyez que celuy la cherche apres en vain qui ne l’a sçait recevoir quand elle le vient trouver.
Au contraire, ceux qui le gardoient, & qui se trouverent gens de bien. Nous avons apris, dirent-ils, de faire nostre profit avec l’honneur, & non pas avec la trahison. Tes offres ne te serviront qu’à te rendre plus coulpable, & tu ne dois esperer que nous qui portons nostre vie à tous moments dans les plus horribles effroys de la mort pour acquerir de la gloire, nous vueillions nous rendre diffamez par une vile trahison. Pense seulement à tes fautes, & t’asseure que tu es en lieu où bien-tost tu en dois rendre compte, & en recevoir le
digne salaire. L’un d’entr’eux cependant prist garde que quand il pensoit de n’estre point veu, il s’efforçoit le plus qu’il luy estoit possible de se mettre la main dans le sein : mais les fers l’en empeschoient, si bien qu’il jugea fort à propos qu’il y devoit avoir quelque chose d’importance, & lorsqu’avec ses compagnons il se resolvoit de le visiter, Adamas & Alcidon y arriverent qui avoient esté advertis de sa prise. Et parce qu’ils vouloient parler seuls à luy, ils commanderent aux gardes de sortir. Et lors Adamas s’approchant de luy, apres l’avoir quelque temps consideré : Et bien imposteur, luy dit-il, n’as-tu point de honte de profaner l’habit duquel je te trouve vestu ? Seigneur, luy respondit-il avec une grande asseurance, je vous recognois pour mon grand Druyde, & vous ne me devez pas mescognoistre comme vous faites ; car je suis, quoy qu’indigne, du mesme Ordre dont vous estes le chef. Dieu ! dit incontinent le Druyde, esloigne de moy une
telle impieté, & me vueille plustost oster la vie que me faire estre le chef de tels imposteurs. Et dy-moy, en quel lieu as-tu esté receu Druyde comme tu te qualifies ? Seigneur, respondit-il, il y a presque un siecle que je fus receu à Dreux. Voyez s’il est fin, dit Adamas, il pense que la distance des lieux empeschera de verifier ceste fausseté ? Et pourquoy, continua-t’il, es-tu venu dans l’estenduë de nostre domination sans nostre permission ? J’ay creu, repliqua-t’il, qu’il estoit par tout permis de servir Dieu. Mais ne sçais tu pas, adjousta Adamas, que nul ne peut en ces Provinces exercer la charge de Druyde, sans que je le permette ? Il y a si peu de temps, respondit-il, que j’y suis venu, & j’ay si peu frequenté avec personne, que mal-aysément eusse-je pû sçavoir ceste ordonnance. Le Dieu, reprit Adamas, que tu dis parler à toy si familierement, ne t’en a-t’il point adverty ? Ce Dieu que vous dites, repliqua-t’il, ne discourt point avec moy de
semblables choses. Et de quelles affaires, adjousta Adamas, traittez-vous ? Quand il m’aura commandé, dit-il, de le vous dire, je luy obeïray.
Alcidon & Adamas qui sçavoient que cet homme estoit un imposteur, ne pouvoient assez s’estonner de l’asseurance de ses paroles, lors que l’un de ceux qui l’avoient pris les vint advertir des declarations qu’il leur avoit faites, & des offres avec lesquelles il avoit voulu les corrompre. A quoy il respondit, avec une effronterie extrême, que c’estoient des choses supposées, & ausquelles il n’avoit jamais pensé. Et contrefaisant un extrême estonnement, disoit que le Juste estoit ainsi calomnié par les meschants. Dont le Soldurier en colere : Seigneur, dit-il se tournant vers Adamas, voila le plus effronté de tous les imposteurs : trois de mes compagnons estoient avec moy, quand il nous a tenu ce langage : & je m’asseure qu’il y a quelque chose dans son sein
qu’il le convaincra : car nous avons pris garde qu’il a essayé plusieurs fois d’y mettre la main, lors qu’il a pensé de n’estre pas veu : faites venir vos compagnons, dit Adamas, & cherchez-y soigneusement. Ce fut bien à ce commandement que Climanthe perdit toute contenance : car encor qu’il fust bien assez fin, & assez rusé, pour ne porter rien qui luy pust nuire, si est-ce que de fortune ainsi qu’il estoit prés de la porte du jardin, de grand matin Polemas luy avoit envoyé une lettre qu’il s’estoit mise au sein, pour n’avoir pas eu loisir de la laisser avec le reste de ses autres papiers. Cela fut cause que quand on le voulut fouïller, il resista tant qu’il luy fut possible, repoussant ceux qui s’approchoient de luy & de bras & de teste, & se jettant en terre, comme s’il eust esté possedé de quelque mauvais Demon. Ceste grande resistance donnoit plus d’envie au Druyde & à Alcidon de sçavoir qui le mouvoit à la faire. De sorte qu’ils y mirent tant de personnes,
qu’en fin ils trouverent la lettre. Et d’autant qu’il faisoit trop obscur dans le cachot, ils en sortirent pour la lire plus aysément. Ils la trouverent telle.
LETTRE
De Polemas à Climanthe.
Cher amy de mon cœur, l’impatience est tousjours compagne de l’Amour : ne trouve donc estrange si je l’esveille de si bon matin : à sept heures je seray au droit du Carrefour des Termes. Heureux Chasseur, si par ton moyen j’y rencontre ce que tu m’as promis. Te jurant encore une fois, ô mon cher Climanthe, que Galatée ne sera point plustost mienne, que je te faits possesseur de ta chere Leonide, avec la part que tu voudras de cet
Estat : duquel si je me vois un jour Seigneur, je t’auray toute l’obligation. La force, au pis aller, ne nous peut pas manquer : mais j’aymerois mieux que par ta prudence nous obtinssions l’effect de nos intentions avec douceur. La premiere est plus asseurée, mais celle-cy plus honorable. Toutefois au deffaut de l’une, nous-nous servirons de l’autre.
Qu’est-ce, Seigneur Chevalier, dit alors Adamas, que nous voulons sçavoir davantage de ce meschant homme ? Voicy toute l’entreprise assez bien declarée. Voyons seulement, adjousta Alcidon, si à ce Carrefour des Termes on pourroit prendre ce Chasseur. Quant à cela, reprit Adamas, on y a mis promptement l’ordre qui se pouvoit : car Leonide & Silvie y sont alées, la premiere avec les habits de Galatée, se voilant toutefois le visage, & nous avons mis Cerinte avec trente hommes de cheval, dans une grange assez
prés de là, afin que si Polemas y passe, il soit pris au piege qu’il a tendu.
Cependant qu’ils parloient ainsi, Climanthe qui veid sa conspiration entierement descouverte, n’en attendant qu’une honteuse mort, se laissa emporter au desespoir, de telle sorte que se voyant seul dans le cachot, il se heurta de la teste de si grande force, & tant de fois contre la muraille à laquelle il estoit appuyé, qu’il se rompit le taist, & d’autant plus aysément, que de fortune il se rencontra à l’endroit où il estoit une pierre pointuë & trenchante, de façon que le sang luy en sortit par les yeux & par la bouche : Si bien que quand Adamas r’entra pour luy faire quelques demandes sur ceste lettre, il le trouva aux trances de la mort, ne faisant plus que grommeler, comme une personne que le catharre suffocque. On essaya bien de le faire revenir : mais ce fut en vain, car il s’estoit faict une telle ouverture, que le cerveau mesme en sortoit. Il mourut donc de ceste miserable façon, qui estant
considerée du grand Druyde : Il faut advoüer, dit-il, que le grand Tautates est juste, puisque ce meschant se feignant Druyde, & ayant assommé tant de bestes innocentes, il est bien juste qu’il en ayt faict la vengeance sur sa teste coulpable.
Avec semblables considerations, Alcidon, & Adamas, en allerent rendre compte à la Nymphe, & au Prince Godomar, & à peine leur avoient-ils raconté tout ce qui s’estoit passé, & fait veoir la lettre, que l’on entendit un grand tumulte, qui venoit de la porte de la ville, la plus proche du Carrefour des Termes, d’autant que Leonide & Silvie s’y en estans allées, & Polemas passant par là en habit de chasseur, & pensant que Galatée y fust, les avoit enlevées, & mises en trousse, avant que ceux qui estoient dans des masures prochaines, pussent arriver à temps, d’autant que la porte se trouvant un peu petite, & par mal-heur une barre, qu’on
y souloit autrefois tenir pour fermer la porte estant tombée à travers, les avoit tellement retenus qu’avant qu’ils pussent sortir Polemas s’estoit grandement esloigné, & incontinent apres avoit paru quatre gros de gens de cheval qui venoient au petit pas à sa rencontre, de sorte que ceux qu’Adamas y avoit envoyez avoient esté contraints de se retirer un peu hastivement, dequoy le bruit n’estoit pas petit par toute la ville. Adamas, alors voyant que tout estoit descouvert, & qu’il ne falloit plus attendre de delay Madame, dit il à la Nymphe, ces pleurs que vous jettez pour Leonide & Sylvie sont naturelles à vostre bonté : mais la necessité de vos affaires nous ordonne de vestir maintenant un courage d’homme, & recourre aux remedes de la prudence, & non pas aux offices de la pitié. Je suis d’opinion que vous commandiez d’assembler les principaux de cette ville, & que vous leur fassiez entendre, non seulement la perte du Prince Clidamant, mais la trahison de Polemas, &
de Climanthe, & qu’en mesme temps vous leur monstriez les moyens que vous avez de remettre ce rebelle à son devoir : car il sert de beaucoup à contenir un peuple, de luy donner de grandes esperances, & de luy cacher la grandeur du peril. Et Godomar estant de cette opinion, les plus notables furent appellez, & la curiosité y faisant aussi venir un grand nombre du menu peuple, la Nymphe ne voulut point qu’il fust chassé, mais s’estant fait apporter un siege, & au Prince Godomar, elle commanda au grand Druide de leur faire entendre l’occasion pour laquelle elle les avoit fait convocquer, ce qu’il fit avec tant d’eloquence, que quand il vint à leur declarer la mort du Prince Clidamant, il n’y eut celuy en toute l’assemblée qui n’en tesmoignast un tres-grand desplaisir par les pleurs & par les sanglots. Mais quand il continua, & qu’il fit entendre l’entreprise de Polemas & de Climanthe, non seulement sur l’Estat, mais sur la personne aussi de Galathée, comme il justifia
par la propre lettre de Polemas, & par la prise qu’il avoit maintenant faite de Leonide & de Sylvie, pensant que l’une d’elles fust Galathée, tout le peuple se mit à crier d’une voix, meure le traistre, & vive nostre grande Nymphe : Mais quand pour verifier d’avantage ce qu’il leur avoit dit le Druide fit apporter le corps de cet imposteur & leur raconta ses artifices, ses desseins, & sa mort, premierement les petits enfants puis les hommes de basse condition, & en fin presque tous se jetterent sur ce corps, & le traisnant par les pieds, jusques hors du Chasteau, le mirent sur une claye, & en fin à fureur de peuple, l’allerent pendre par les pieds à l’une des portes de la ville, en luy faisant tous les outrages que telles gens ont accoustumé de faire.
Les principaux cependant & les plus notables ne bougerent de l’assemblée qu’ils n’eussent entendu tout ce qu’Adamas leur vouloit dire de la part de la Nymphe, & lors qu’Adamas eut finy, Clindor à qui
tant pour sa qualité que pour son aage & pour sa prudence toute l’assemblée avoit remis la charge de respondre, parla de cette sorte.
Madame, la perte que vous avez faite n’est pas de celles qui ne touchent qu’une personne où qu’une seule famille, car elle est tellement generale, que non seulement toute cette contrée y a sa part ; mais toutes les Gaules aussi, voire toute l’Europpe doit pleurer un si grand Prince. Aussi vous voyez comme nos larmes & nos gemissements accompagnent vostre dueil, & vous donnent ce tesmoignage exterieur du vray ressentiment que nous en avons dans l’ame, & quoy que j’advouë qu’en un si grand desastre, ce soit un bien foible remede, si est-ce que ce vous doit estre quelque soulagement de recognoistre combien vos fidelles subjets prennent de part en vostre ennuy & en vostre desplaisir. Mais, Madame, il faut que nous confessions, que la seconde nouvelle que vous nous avez donnée nous perce le cœur si nous l’osons dire, avec
de plus cuisants ressentiments que la premiere : car la mort d’un Prince que jamais nul de nous n’a estimé immortel, sinon par la reputation, & la perte d’une vie qui luy doit estre une autresfois renduë plus parfaitte ne nous est pas si difficile à supporter que le blasme de perfidie & de trahison, en cette contrée, en laquelle elle n’a jamais esté ny veuë, ny seulement imaginée. O Dieux, Madame, que dans le Forests, que parmy nous, & qu’en nos jours ces monstres se trouvent, & que nostre terre inaccoustumée à soustenir une charge si honteuse ne s’entr’ouvre point pour les engloutir dans le profond de ses entrailles. Nous ne sçavons qu’en dire, n’y qu’en juger, sinon que le Ciel lassé de nos fautes, & de nos crimes, vueille nous punir plus grievement qu’en tous les siecles passez. Cette reproche, nous outre de tant de douleur qu’à peine pouvons-nous hausser les yeux ny ouvrir la bouche, pour pleurer, & pour gemir un si grand vitupere : toutesfois puis que les bons
ne doivent point estre punis, pour le crime des meschants nous haussons les yeux à vous, Madame, & vous addressons ces veritables paroles pour toute cette ville, & nous oserions dire pour toute cette contrée, si nous avions eu le loisir de le luy faire entendre. Madame, comme vos fidelles subjets, nous vous offrons tout ce qui est dans ces murailles, c’est à dire, nos biens, nos enfans, nostre sang, & nostre vie, protestants comme Gaulois, devant Hesus, Bellenus, nostre grand Thautates, où bien comme estrangers, devant Jupiter Pierre, vangeur des parjures que nous n’aurons jamais tant que vous vivrez autre Dame qu’Amasis, & que nous manquerons plustost à nos Autels, & à nos Dieux Pennates qu’à la fidelité que nous vous devons, sans espargner ny nos biens, ny nos enfans, ny nos vies, & en signe de ce que je dis que chacun leve la main, & crie Vive la Nymphe.
A ce mot toutes les mains de ceux de l’assemblée furent veuës pardes-
sus leurs testes, & un tel cry s’entendit parmy eux, que ceux qui estoient dehors l’ayant ouy le redoublerent tant & si haut qu’il s’espandit par toute la ville. Lors que la Nymphe vouloit entrer sur les remerciements, & sur les promesses de recognoistre en temps & lieu cette bonne volonté, Adamas sut adverty que les gens de guerre qu’il avoit envoyez recueillir par la Province estoient assez prés de la porte, qui fut cause que la Nymphe abbregea ce qu’elle vouloit dire, afin de veoir entrer ce secours qui luy estoit si necessaire : Il faut disoit celuy qui apportoit l’advis que vous sçachiez qu’ils sont pour le moins mille & cinq cents : mais les mieux armez, & les mieux en ordre qu’on ait veu de long-temps, car ils croyent tous de venir pour la ceremonie du Guy de l’an Neuf, de sorte qu’ils se sont habillez & parez à l’advantage. L’assemblée donc se separa de cette sorte, avec un si grand desir de servir la Nymphe, qu’elle en demeura grandement consolée,
& cependant Adamas faisant ouvrir les portes fit entrer ces gens de guerre, avec un contentement extreme, de les veoir en si grand nombre, & marcher avec une certaine gaillardise & hardiesse que tous ceux qui les virent en firent un tres-advantageux jugement. Ils s’estoient faits des chapeaux de fueilles de chesne, parce que c’estoit leur coustume d’aller ainsi couronnez en la ceremonie pour laquelle ils avoient esté appellez : mais ils ne furent pas plustost rangez dans la place, qu’incontinent on leur donna des chefs, ausquels ils devoient obeïr : A sçavoir des Centeniers, & des Diseniers, & aussi-tost apres les quartiers de la ville leur furent distribuez, tant pour la deffence des murailles, que pour la garde des places & carrefours du dedans de la ville. Et en mesme temps faisant veoir la reveuë de tous les gens de cheval, en contant ceux que la Royne Argire y avoit laissez, & ceux qui estoient au Prince Godomar on y en trouva deux cents cinquante, qui furent aussi se-
parez en cinq Scares (c’est ainsi qu’ils nommoient les compagnies,) les faisant chacune de cinquante. Tous les gens de pied furent mis sous la charge de Damon qui n’estant pas encore du tout guery de ses blesseures, malaisément eust pû vestir les armes, ny monter à cheval, & toutesfois il n’avoit pas laissé de descendre dans la ville, & d’en visiter & les fossez, & les murailles. D’autre costé Alcidon qui avoit la charge de tous les gens de cheval, essayoit selon le peu de loisir qu’il en avoit, de les mettre au meilleur estat qui luy estoit possible. Cependant que le Prince Godomar qui estoit leur general, visitoit les Arsenaux tant du Chasteau que de la ville, & avec le prudent advis du sage Adamas pourvoyoit à tout ce qu’il jugeoit estre necessaire pour la prochaine occasion.
En mesme temps Polemas s’en alloit au plus viste train de ses chevaux, si glorieux de sa prise, que desja il ne pensoit à rien moins qu’aux somptuositez de son mariage, & aux magnifi-
cences qu’il y feroit, car ayant opinion d’avoir en sa puissance Galathée, il n’avoit plus toutes ses pensées qu’à ses prochaines nopces, ne se pouvant imaginer qu’il y eust plus rien qui pûst retarder son contentement, car il ne mettoit point en compte la volonté de la Nymphe, encor qu’il fust assez asseuré qu’elle ne le voudroit point : mais estant resolu selon l’advis de Climanthe d’adjouster la force aux prieres il pretendoit qu’apres il la vaincroit, & qu’estant une fois sa femme elle ne s’en pourroit plus desdire. Et parce que ceux qu’Amasis avoit fait mettre dans les masures, & qui avoient esté trop lents à sortir essayoient de le ratteindre, il se mit à la retraitte pour donner loisir à ceux qui portoient les Nymphes de gagner chemin, & comme vaillant & advisé, il sceut si bien faire qu’ils parvindrent jusques où quelque gros de Cavallerie l’attendoit, qui chargea de telle sorte ceux qui pressoient Polemas, que ce fut tout ce qu’ils purent faire que de se sauver à course de cheval.
Mais quand il fut arrivé à Surieu & qu’avec toute sorte de respect & d’honneur il eut descendu Leonide de cheval, que l’habit de Galathée & le voile qu’elle avoit sur le visage, luy faisoit mescognoistre, il ne fut pas plustost dans la chambre qu’à la premiere parole il recognut la tromperie où il avoit esté, & Dieu sçait avec quel estonnement, dont Leonide s’appercevant, & desirant, s’il estoit possible d’adjouster une autre tromperie à celle-cy, en le tirant à part d’une main & Sylvie de l’autre, elle luy dit. Jamais peut-estre, ô Polemas, ne ferez-vous une si grande faute que celle que vous venez de faire, & si celuy qui me portoit en trousse eust voulu me faire parler à vous, comme cent fois je l’en ay prié, je n’eusse pas failly de vous en advertir. Sçachez qu’un Druide, (si toutesfois il est permis de nommer de ce nom un sainct personnage, & un si grand amy des Dieux,) est ce matin venu trouver Galathée de la part de son Dieu, pour luy commander qu’elle eust
à espouser celuy qui sur les sept heures du matin passeroit devant le carrefour des Termes, & que si elle ne le faisoit elle s’asseurast que le reste de ses jours elle seroit la plus malheureuse, & la plus desastrée personne de l’Univers. La Nymphe s’estoit vestuë pour s’y en aller avec une tres-asseurée resolution d’obeïr à ce commandement : aussi est-ce une trop longue misere que celle qui dure toute la vie : mais lors qu’elle a voulu sortir elle s’est trouvée si mal qu’elle a esté contrainte de se remettre au lict, & toutesfois desirant sçavoir celuy qui luy estoit destiné, elle nous a commandé de nous y en aller & luy rapporter fidellement celuy qui y passeroit le premier, ne pouvant s’imaginer, à ce qu’elle nous disoit, que celuy que les Dieux luy eslisoient pour mary ne d’eust estre le meilleur qu’elle pût choisir. Or je dis donc que vous avez fait une grande faute de nous emmener, car infailliblement sur nostre rapport la Nymphe avant qu’il eust esté nuit vous eust envoyé
querir & fait entendre sa volonté. Polemas oyant ce discours & sçachant ce que Climanthe luy en avoit dit, se repentit presque d’avoir esté si prompt à les emmener, & toutesfois voyant Leonide revestuë d’une robbe de Galathée. Et pourquoy, luy dit-il, avez-vous pris son habit ? Parlez-vous pas de cette robbe, respondit Leonide. Il y a deux jours, continua-t’elle, qu’elle me la donna pour estre à la ceremonie du Cloud, & en mesme temps en donna plusieurs autres à mes compagnes. Et pourquoy, adjousta Polemas, estiez-vous si fort voilées ? Parce, respondit-elle, que nous estions bien-aises de n’estre point cognuës de quantité de personnes qui passoient. Mais, reprit-il, que veulent dire ces gens de cheval qui nous ont poursuivis si vivement ? Il faut, respondit Leonide, que ce soient quelques-uns de la Royne Argire, qui l’estans allé accompagner, & s’en revenans vers la Princesse Rosanire qui est demeurée à Marcilly nous ont veu en lever, & ouyr crier, & leur semblant
d’estre obligez de nous secourir, nous ont voulu rendre ce secours, sans vous cognoistre. Et qui est, reprit Polemas, cette Royne Argire ? Mal-aisément, respondit Leonide, vous le pourrons-nous dire, encore qu’elle ait demeuré quelques jours dans le Chasteau, mais tousjours si retirée & sans se nommer que nous n’avons sceu son nom que le jour qu’elle est partie.
Polemas appellant alors Peledonte, Argonide, Listandre & Ligonias, leur fit entendre ce que Leonide luy avoit dit. Ils furent tous d’advis, y ayant grande apparence en ce qu’elle disoit, qu’il falloit promptement les renvoyer à Galathée avec excuse que quelques-uns des Chasseurs ne les cognoissant point les avoient enlevées sans le sceu de Polemas, & qu’aussi-tost qu’il en avoit esté adverty il les luy avoit renvoyées. Et que sur tout il falloit obliger, & Leonide & Sylvie par toute sorte de courtoisie à e dire ainsi. Polemas donc ayant fait apprester un chariot, s’en revint
vers elles, & usant de tous les respects, & de toutes les reverences qu’il pouvoit, leur fit mille offres de service, & les accompagnant jusques dans le chariot les pria toutes deux de luy vouloir estre amies, avec des promesses qu’il s’acquitteroit de toutes les faveurs qu’elles luy feroient en cette occasion. Dieu sçait si de leur costé elles luy promirent de faire des merveilles pour luy, & les laissant aller il s’en retourna en sa chambre, le plus remply d’esperance qu’il fut jamais : mais à peine s’y estoit-il renfermé avec ces quatre fidelles Conseillers que le fils de Meronthe son confident, dans la ville de Marcilly, luy fit entendre qu’il avoit à parler à luy, Soudain qu’il fut dans la chambre : Seigneur, luy dit-il, je suis tres-marry d’estre porteur de mauvaises nouvelles, mais mon pere me l’ayant commandé, & estant necessaire que vous le sceussiez promptement, j’ay pensé qu’il valloit autant que ce fust par moy, que par un autre. Sçachez donc, Seigneur, que toute vostre entreprise est
descouverte, & que la Nymphe l’a fait entendre en pleine assemblée. Et comment, dit Polemas l’a pû sçavoir la Nymphe ? Elle a monstré, respondit le jeune homme, une lettre que vous escriviez à un certain Druïde nommé Climanthe qui est mort. Comment ! s’escria Polemas, Climanthe est mort ? Il est mort asseurément, respondit-il, & moy je l’ay veu pendre par les pieds auprés de la porte par où l’on sort pour venir icy. O Dieux, reprist Polemas en joignant les mains ensemble, ô Dieux ! & comment avez-vous souffert que le plus grand personnage de l’Univers ait eu une fin si mal-heureuse. A ces paroles les quatre confidents s’approcherent, & ayants interrogé particulierement ce jeune homme, ils sceurent qu’Adamas estoit coulpable de ceste mort, & que c’avoit esté luy qui avoit conduit tout ceste affaire : Ce qui les convia de dire à Polemas que ceste rusée de Leonide sçavoit bien tout ce que ce jeune homme leur avoit raconté. Elle le sçait bien, sans doute, reprit-il,
car c’a esté elle & Sylvie qui l’ont fait prendre, pour le moins le bruit commun en est tel. O Dieux, dit alors Polemas tout en furie, qu’on leur coure apres, & que l’on les rameine : Si je les puis r’avoir elles payeront une si remarquable meschanceté. A ce mot Ligonias y despescha en toute diligence cinquante Archers, qui eurent un si exprés commandement de les atteindre, que la pluspart pour obeïr outrerent leurs chevaux, les faisant courre avec trop de violence. Mais encore qu’il y eust plus d’un quart-d’heure que les Nymphes estoient parties avant que ces Archers fussent à cheval, & que Leonide se doutant bien que peut-estre on les feroit suivre eust pressé le Cocher d’aller presque tousjours au galop, si est ce qu’elles n’avoient pas fait beaucoup de chemin encores, parce que les rouës du chariot, s’estans de fortune embarrassées dans une orniere, & les chevaux estans pressez par les coups de foüet, firent un si grand effort, que l’essieu des premieres rouës
se mit en deux. Jugez en quelle peine ces filles se trouverent à qui il sembloit que tout ce qu’elles oyoient estoient des Satellites qui les venoient prendre. Le Cocher voyant qu’il n’y avoit point d’autre remede, leur dit qu’il alloit en des maisons prochaines, pour veoir si de fortune il en trouveroit de quelque charette dont il se pût servir. Elles qui virent n’y avoir autre remede le prierent de se haster, & cependant commencerent à consulter entr’elles ce qu’elles avoient à faire : car disoit Leonide, asseurément si Polemas est adverty de la prison de Climanthe il nous fera suivre : Et il est impossible, qu’il n’en soit adverty par quelqu’un, & Dieu sçait ce qu’il fera de nous. Ma sœur, disoit Sylvie, je croy bien qu’il nous fera suivre, mais quel moyen y a-t’il de nous empescher d’estre prises. Je me resous, dit Leonide, de me sauver à pied, & pour n’estre recognuë de m’en aller en juppe. O Dieux, respondit Silvie, mais que ferons nous parmy ces champs, & mesme quand la nuict
nous surprendra. J’aime mieux, repliqua Leonide, que les Loups se repaissent de moy, que de retomber entre les mains de ces gens. Et disant ces paroles elle s’alloit des habillant, si bien que laissant sa robbe dans le chariot elle ressembloit presque à une Bergere de Lignon, sinon que ses habits estoient un peu trop riches. Et estant resoluë de s’en aller ? Ma sœur, luy dit-elle, voulez-vous venir ? & cependant qu’elle demeuroit irresoluë, Sylvie apperceut les premiers Archers qui venoient à toute bride, & qui estoient desja à mille où douze cents pas. Ma sœur, luy dit Leonide, les voyez-vous qui viennent ; quant à moy je vous laisse. Sylvie effrayée se mit à suivre Leonide : mais d’autant qu’elle n’estoit qu’à moitié deshabillée, & qu’elles se jetterent dans certains bois taillis qui estoient sur le chemin assez espois, elle ne pouvoit se despetrer des ronces & des buissons si promptement que sa compagne, si bien que peu de temps apres ces gens de cheval abordans le chariot & ne les y trouvans point
s’escarterent par les buissons d’alentour & apperceurent Sylvie à laquelle ils coururent tous, pensant qu’elles y fussent toutes deux, mais n’en trouvant qu’une les autres se remirent en queste de sa compagne, & toutesfois vainement, parce qu’elle s’estoit jettée dans un bois à main gauche assez prés de la garde, où il y avoit des endroits si rompus des torrents, qu’il estoit impossible que les chevaux y pussent passer. Et d’autant qu’elle estoit fine, au lieu d’aller le chemin de Mont brison où de Marcilly, elle prit dans la montagne presque tout à contre-pied, de sorte que quelque diligence qu’ils y pussent rapporter, il leur fut impossible de la trouver, mesme que la nuict survint qui les contraignit de s’en retourner. Desja le Chariot avoit esté accommodé en quelque sorte, & ceux qui avoient pris Sylvie l’y avoient ramenée, & seulement attendoient à s’en retourner pour veoir si l’on pourroit trouver Leonide : mais oyant qu’on n’en pouvoit avoir aucune nouvelle,
& que mesme Sylvie disoit qu’elle avoit passé d’un autre costé, & qu’il y avoit fort long temps qu’elle l’avoit laissée seule, ils se resolurent de n’en faire pas une plus longue recherche pour lors, & s’en allerent trouver Polemas.
Leonide d’autre costé apres avoir failly diverses fois d’estre trouvée, sceut si bien se couvrir quelquesfois dans l’espoisseur d’un bois, d’autresfois dans des rochers, & bien souvent dans des destours du torrent, qu’en fin la nuict la couvrit de si espoisses tenebres, que tant s’en falloit qu’elle deust avoir peur que quelqu’un la trouvast, qu’elle mesme ne sçavoit où elle estoit. Cette fille avoit l’esprit assez fort, & n’estoit pas de celles qui s’estonnent de peu de chose, toutesfois se voyant seule en ces lieux champestres & sauvages, oyant le bruit du torrent, le cry du Hybou, sans sçavoir où aller, il n’y a point de doute qu’une personne plus asseurée qu’elle eust bien eu de la frayeur. Elle demeura longuement
assise sur un gros caillou, tant parce qu’elle estoit lasse, que d’autant qu’elle vouloit escouter si quelqu’un la suivoit : mais n’oyant rien autour d’elle, & la Lune commençant d’esclairer, elle se leva doucement, regarda de tous costez si elle ne voyoit personne, mit le pied sur le caillou pour veoir de plus loing, & en fin prit la hardiesse de monter une petite coline, d’où il luy sembla de veoir quelque lumiere vers laquelle elle addressa ses pas : mais quand elle en fut assez prés, elle eut crainte d’y trouver ceux qu’elle fuyoit, si bien que tournant un peu à main gauche, elle marcha jusques à la pointe du jour qu’elle se trouva auprés d’Escoutay. En ce lieu la clarté la fit arrester dans quelques buissons touffus, qu’elle choisit un peu esloignez du chemin, en resolution d’y demeurer jusques à la nuict. Le long chemin l’avoit grandement lassée, la crainte la tenoit en gehenne, & la faim commençoit de la presser : toutesfois le sommeil fut encore le plus fort : car elle n’y eut
pas demeuré long-temps, que peu à peu il luy attacha les paupieres ensemble, & la fit dormir jusques sur le soir qu’une fort jeune Bergere cherchant une chevre qui s’estoit esgarée vint de fortune en ce buisson, mais toute estonnée de veoir Leonide à cause de ses habits qui estoient tous esclattans, n’ayant pas accoustumé d’en veoir de tels, s’en voulut fuyr, s’imaginant que c’estoit quelque Déesse : Mais la Nymphe luy fit signe de la main pour la r’asseurer, & la faisant approcher. M’amie, luy dit-elle, as-tu point encore ta mere ou ta tante. Ma mere, respondit la fille, toute tremblante, & avec une grande reverence, est bien en nostre maison : mais ma tante & mon pere sont morts, il y a long-temps. Et qu’est-ce, adjousta la Nymphe, que tu cherches icy ? Une Chevre, dit la fille, que j’ay esgarée. Or bien, reprit Leonide, escoutte bien ce que je te vay dire, va querir ta mere, mais dy luy qu’elle vienne seule avec toy, qu’elle n’en parle à
personne, & ne te mets point en peine de ta chevre, car je t’en donneray une douzaine. La fille bien-aise de porter ces nouvelles à sa mere, (car elle estoit pauvre,) s’en courut la trouver, luy racontant que c’estoit une Déesse, tant elle estoit belle, & richement habillée. La mere qui avoit plus de jugement qu’elle, apres s’estre bien enquise de l’endroit où elle l’avoit veuë la laissa au logis, luy commanda tres-expressément de n’en parler à personne, & s’en alla trouver Leonide : (Et c’est la verité qu’au commencement elle s’estonna de la veoir en ce lieu & vestuë de cette sorte, car elle cognut bien que ce devoit estre quelque personne d’importance,) & pource s’approchant d’elle apres l’avoir salüée. Madame, luy dit-elle, quel service vous plaist-il de moy. Ma bonne amie, respondit Leonide, entrez dans ce buisson afin que personne ne vous voye ; Et dittes-moy. N’avez-vous point veu des gens de cheval qui soient venus en ce lieu chercher quelqu’un. O Madame dit la villa-
geoise, il n’y a pas une heure qu’il y en avoit plus d’une douzaine qui disoient avoir marché toute la nuict. Et que sont-ils devenus ? dit la Nymphe : Je ne sçay, Madame, respondit-elle, s’ils ne dorment point en quelque maison du village, car ils sembloient d’estre bien las. Mamie adjousta la Nymphe, voyez s’ils y sont encore, car sçachez que ce sont des ennemis de la Nymphe Amasis, & que ces meschants me cherchent, parce que je suis à elle, & me veulent faire du desplaisir. Madame, reprit la villageoise, si Agis qui est nostre Seigneur estoit icy, il vous garentiroit bien de tels outrages : mais il y a long-temps qu’il est hors de ces contrées, & qu’il est allé servir Clidamant ? Et bien mamie, dit la Nymphe, Agis est mon parent, & l’un des meilleurs amis que j’aye, pour l’amour de luy aydez moy en cette occasion, & voyez si ces meschants sont encores icy. La bonne vilageoise apres luy avoir promis de la servir fidellement, s’en alla finement descouvrir par le hameau s’ils y
estoient encore, & non seulement elle les trouva, mais en rencontra encore d’autres qui alloient par tout demandant des nouvelles de la Nymphe, & promettant beaucoup à ceux qui la leur voudroient enseigner, & au contraire menaçant ceux qui la leur cacheroient. Elle qui estoit sage & assez advisée pour une personne de sa condition, & qui recognut bien que c’estoit avec un mauvais dessein que telles gens alloient cherchant cette belle fille, outre qu’elle luy avoit dit qu’elle estoit parente d’Agis : sans faire semblant d’en sçavoir des nouvelles, s’en alla en son logis, elle prit un meschant habit, & quand elle veid que personne ne la voyoit, elle retourna au buisson, luy raconta ce qu’elle avoit appris, & la conseilla de laisser ses riches habits, qui sans doute la feroient recognoistre, & qu’il estoit dangereux, que si quelqu’un du vilage la voyoit il ne la descouvrist, pour les grandes promesses que ces gens faisoient à ceux qui la leur enseigneroient. La Nymphe ne
fut pas paresseuse à se deshabiller, & à se revestir des habits de la bonne villageoise : & parce qu’il commençoit d’estre tard, & que la Nymphe eut opinion que l’on la chercheroit encore toute la nuict, elle se resolut d’attendre de s’en aller à Marcilly qu’il fust jour, sous pretexte de porter quelque chose au marché, & quoy qu’elle fust grandement desguisée sous ces meschants haillons, si est ce que sa beauté ne laissoit de paroistre grandement. Si bien que prenant de la fange elle s’en sallit le visage & les mains, de sorte que veritablement elle eust plustost fait rire qu’elle n’eust donné de l’amour. Et quand à son habit elle le laissa dans le buisson, & ne voulut que cette bonne femme l’emportast, de peur que s’il estoit trouvé en sa maison, cela ne fust cause de la faire recognoistre : Elle luy obeït, quoy qu’avec beaucoup de regret : car il sembloit qu’il estoit suffisant de la faire riche, ce que recognoissant Leonide
Non, non, mamie, luy dit-elle, ne vous mettez point en peine de si peu de chose : je vous promets que si vous me mettez dans Marcilly je vous en donneray cent fois autant. Il y avoit desja quelque temps que le Soleil estoit couché, & la nuict apportoit desja assez d’obscurité pour donner asseurance à la Nymphe de sortir de son buisson : ce que toutesfois elle ne fit point sans trembler, sçachant que ceux qu’elle fuyoit estoient dans ce hameau : Mais la bonne femme qui la conduisoit l’alloit asseurant le mieux qu’elle pouvoit, & par les chemins luy disoit que si l’on luy demandoit qui elle estoit, elle se dist estre sa fille, qu’il y avoit trois ans qu’elle avoit mariée dans la Montagne en un lieu nommé Viveros. Et cet advertissement fut tres-bon : car à peine estoient-elles entrées dans la petite maison, que quatre ou cinq de ces Archers y arriverent qui chercherent curieusement par tout : que si de fortune son habit y eust esté sans doute ils l’eussent recognuë. Et cependant
que les uns estoient empeschez à cette recherche, les autres demandoient de ses nouvelles. Et de fortune la petite fille qui l’avoit veuë dans le buisson, ne pensant pas mal faire. Si vous cherchez, dit-elle, une belle Déesse, & toute vestuë d’or, je la vous enseigneray bien, dit-elle, car je l’ay veuë aujourd’huy assez pres d’icy. O Dieux quel sursaut eut Leonide, quand elle l’ouyt parler ainsi, & la bonne vieille aussi : toutesfois pour ne point donner de soupçon, elle luy dit & où l’as tu veuë, & à ce mot tous ces Archers se mirent autour d’elle, & la pressoient de le dire. La mere prenant la parole, & feignant bien finement, Seigneurs, leur dit elle, si ma fille vous l’enseigne, je vous prie qu’elle ait la recompense que vous avez promise, afin que quand elle sera en aage de se marier, ce bien-fait luy fasse trouver un meilleur party. Et lors la prenant par la main avec deux ou trois poignées de chanvre rompu elle en alluma quelques uns pour luy servir de flambeau, & sortit hors de
la maison, faisant semblant qu’elle vouloit que sa fille les conduisist où elle l’avoit veuë : mais en effect c’estoit pour leur donner subjet de sortir de son logis. Ils s’en allerent donc à ce buisson, où ils trouverent les habits de la Nymphe, & jugerent bien que la fille avoit dit vray, mais qu’ils y estoient arrivez trop tard, & parce que tousjours il y en a de plus rusez les uns que les autres, l’un de ces Archers, cependant que ces compagnons cherchoient tout à l’entour, tira à part la petite fille, & la flattant sceut d’elle qu’elle l’avoit dit à sa mere, aussi-tost qu’elle l’avoit veuë : De sorte que celuy-cy en advertit le principal d’entr’eux, qui soudain jugea bien que cette vieille femme l’avoit fait cacher en quelque lieu, qui fut cause que la prenant entr’eux, & la menaçant de la tuer & de brusler sa maison, si elle ne declaroit où elle l’avoit cachée, fut contrainte de dire que c’estoit celle qu’ils avoient veuë dans son logis, mais qu’elle les supplioit de ne
luy vouloir point faire de mal : car elle estoit parente d’Agis, qui estoit le Seigneur de ce lieu, qui venant à le sçavoir la ruïneroit. Lors toutes ces gens plus aises que s’ils eussent gaigné une bataille, pour le contentement qu’ils sçavoient que Polemas en recevroit, coururent à cette maison : Mais Leonide qui c’estoit bien doutée que ce petit enfant peut-estre diroit d’en avoir parlé à sa mere, ne les veid pas plustost hors du logis, que prenant du pain qu’elle trouva sur la table, elle sortit par une autre porte, & se recommandant à Bellenus Tautates, se mit à travers les champs, sans sçavoir ou elle alloit, s’arrestant toutesfois de temps en temps pour prendre haleine, & pour escouter si quelqu’un la suivoit. Ces Archers cependant venans à la porte & la trouvans fermée heurterent quelque temps pensans que Leonide s’y fust renfermée de peur, mais voyant qu’elle ne respondoit point se mirent à force de pieds &
de quelques gros bois qu’ils avoient rencontré prés de là à l’enfoncer, dont la pauvre villageoise estant bien marrie pour veoir ainsi rompre sa maison. Eh ! Madame, crioit-elle, ils m’ont promis qu’ils ne vous feront point de mal, ouvrez la porte & ne soyez point cause que ma maison soit ainsi ruïnée, mais elle eust crié bien haut si Leonide l’eust entenduë : Cependant tous ceux du village s’assemblerent à ce bruit, & apres avoir enfoncé la porte l’on entra dedans où il n’y eut lieu qui ne fust cherché. En fin ces Archers desesperez & outrez de despit de ne la trouver point, mirent le feu de tous costez dans la maison & la reduisirent en cendre avec tous les petits meubles de cette pauvre villageoise, qui en sa petite fortune pouvoit estre exemple aux plus grands, puis que du comble de son bonheur, à son extreme ruïne, il n’y eut gueres plus qu’un moment de distance.
Leonide qui avoit pris à main droite, pour descendre du costé des jardins de Montbrison, quoy qu’elle en fust assez esloignée, ne laissa de veoir le feu qui brusloit ceste petite maison, & en jugeant à peu près la cause, pleignit en son ame le desplaisir de ceste bonne femme, avec intention de la relever de sa perte, si jamais elle la pouvoit recognoistre. Mais ceste pensée ne l’empescha pas de manger, car elle en avoit grande necessité, & de songer aussi à se sauver, s’asseurant bien d’estre suivie. Cela fut cause qu’aussi-tost que la Lune fut levée, elle se mit à descendre par les lieux les moins frequentez, si viste, qu’environ deux heures devant jour elle se trouva vis à vis de Montbrison : mais creignant d’estre rencontrée, elle regagna encore la montagne, laissant tousjours la plaine à sa main droite. Si bien que sur la pointe du jour elle apperceut la pointe du Chasteau de Marcilly, où elle adressa ses pas : & reprenant courage, marcha si bien,
qu’au lever du Soleil elle fut à la porte du jardin, par où elle estoit sortie pour aller au Carrefour des Termes. Sa joye fut grande de se veoir en ce lieu, & non pas encore toutefois toute entiere, parce qu’elle ne s’estimoit pas asseurée qu’elle ne fust aupres de Galatée : Mais lors qu’apres avoir heurté deux ou trois fois, le Jardinier luy vint ouvrir. Elle ne pouvoit presque attendre que la clef eust fait son devoir pour entrer. Mais quand Fleurial la veid en cet equipage, ne la cognoissant pas, ce fut à toute peine qu’il la voulut laisser entrer. Elle avec une impatience extrême : Ne me cognois-tu pas, Fleurial ? luy dit-elle, ou bien as-tu perdu le sens ? Je cognois bien, luy dit-il, vostre parole : Mais je mescognois vostre habit & vostre visage. Or bien luy dit-elle, mon Amy, ferme & ferme bien ceste porte, & puis apporte moy de l’eau, & tu verras que je suis celle que ma parole te dict.
Et à ce mot voyant la porte bien fermée elle s’en alla au logis du jardinier où se lavant & se desbarbouïllant
& le visage & les mains : Et bien, luy dit-elle Fleurial, me cognois tu maintenant ? A ce que je vois, respondit Fleurial, vous estes comme ces Fées, qui se changent le visage comme elles veulent, & ne laissent tousjours d’estre les mesmes qu’elles sont. Mais, Madame, que veut dire que vous ne dites plus rien de Lindamor, & qu’il semble que vous n’en avez plus de memoire. O mon amy, dit Leonide en souspirant, si tu sçavois en quel estat nous sommes, & la fortune que je viens de courre pour luy, tu advoüerois que je suis la meilleure amie qui fut jamais : Mais à propos de Lindamor, aurois-tu le courage de l’aller treuver s’il estoit necessaire ? Si j’en aurois le courage ? respondit-il, & qui me l’auroit osté depuis le temps que j’y ay esté : Ouy, j’ay le courage d’y aller, quand il faudroit que pour le trouver j’allasse jusques au bout de la terre. Puis qu’il est ainsi, prepare-toy, dit-elle : car peut-estre partiras-tu plustost que tu ne penses pas. Ce ne sera, dit-il, pour le moins jamais
si tost que je desire : car sçavez-vous bien combien j’ayme Lindamor ? Autant que moy, dit Leonide en sousriant. O ! s’escria-t’il, bien plus. Autant que Galatée, adjousta Leonide ? Et parce qu’il ne respondit point : Tu es muet, luy dit-elle, que responds-tu ? Je ne responds rien, repliqua-t’il, parce que j’allois mesurant l’amitié que je leur porte, & je trouve qu’il s’en feroit une charge bien juste, ne pouvant dire, sur ma foy, de quel costé elle pancheroit d’avantage.
Elle l’eust entretenu plus longuement, n’eust esté qu’elle oüyt ouvrir la porte du Chasteau qui descendoit dans le jardin, & voyant que l’on baissoit le pont, elle s’y en alla, & passa jusques à l’antichambre de la Nymphe sans rencontrer personne qui la cogneust : mais l’Huissier la voyant si mal vestuë, ne voulut la laisser entrer, pensant que c’estoit quelque villageoise effrontée, ou qui ne sçavoit ce qu’elle faisoit. Mais Leonide luy ayant dit : Et quoy, mon amy, ne co-
gnoissez-vous les personnes qu’à l’habit ? Estes-vous, peut-estre, du naturel du Lyon, qui en fait de mesme ? Il la recogneut, & ne se pouvant empescher de rire de la veoir en cet équipage, la supplia de luy pardonner sa mescognoissance : l’asseurant bien qu’il ne seroit pas le seul qui tomberoit en ceste mesme faute. Elle passa outre, & s’en alla dans la chambre de Galatée, qui ne faisoit que de s’esveiller. Toutes celles qui la veirent entrer la mescogneurent, & la voyant aller droit au chevet du lict de la Nymphe, y accoururent pour l’en empescher : mais elle les repoussant, à toute force y alla : Et d’abord prit la main de Galatée, qui l’avoit sortie du lict pour ouvrir le rideau, & veoir quel estoit le bruit qu’elle oyoit. La Nymphe qui se sentit baiser la main, & qui n’entrevoyoit que ces meschans haillons, ne sçavoit que juger, & demanda qui estoit ceste pauvre femme, & pourquoy l’on l’avoit laissée entrer sans l’en advertir. Madame, dit Leonide, ne me chassez point de vostre cham-
bre, je vous supplie : vous asseurant que la peine que j’ay prise pour y venir, merite bien que vous m’y laissiez demeurer. O Dieux, s’escria la Nymphe, c’est Leonide : Et lors se relevant sur le lict, & la regardant au visage, elle la baisa & l’embrassa avec une affection & un contentement extrême, & sans se pouvoir lasser de la tenir entre ses bras, ô M’amie, luy disoit-elle, que de joye ta veuë me r’apporte, & que de pleurs j’ay respanduës pour toy depuis deux jours : Et lors la regardant au visage elle la rebaisoit, & la pressoit entre ses bras : de sorte qu’elle ne luy donnoit pas le loisir presque de respirer. Les Nymphes compagnes de Leonide qui en furent adverties, accoururent à moitié vestuës, afin de se resjouyr de la reveoir, apres l’avoir si chaudement pleurée. Et lors que Galathée luy vouloit demander comme elle estoit eschappée, & où elle avoit laissé Silvie, la Nymphe Amasis qui en avoit esté advertie l’envoya querir avec une impatience incroyable, parce qu’Adamas qui estoit auprés d’elle
mouroit d’envie de la veoir, & Amasis qui estoit bien aise de luy donner en sa presence ce contentement, la pressa de sorte qu’elle fut contrainte d’aller vers elle avec ces meschants habits. Encor que la Nymphe & le Druïde eussent bien en teste assez de choses pour leur oster la volonté de rire, si ne s’en purent-ils empescher quand ils la veirent si bien parée. Et lors qu’elle baisa les mains à la Nymphe, & qu’elle voulut qu’elle saluast son oncle, Madame, dit Leonide, je mourois d’envie de vous veoir il y a fort peu de temps : mais maintenant je meurs de honte que vous me voyiez en l’estat où je suis. Non, non, dit Amasis, je suis tres-aise de vous veoir en quelque habit que vous soyez. Mais dites-nous, Comment avez-vous fait à vous eschapper des mains de ces meschants ? Et où avez-vous laissé Silvie ? Leonide alors avec un grand souspir commençoit de luy dire ce qu’elle vouloit sçavoir, lors que Galatée à moitié vestuë entra dans la chambre de sa mere,
pleine d’impatience d’entendre la fortune de Leonide & de Silvie. De sorte qu’ayant donné le bon jour à la Nymphe, & Leonide ayant repris la parole, leur raconta bien au long tout ce qui leur estoit advenu, representa les accidents avec tant de naïfveté, que quelquefois ces Nymphes trembloient pour elle des dangers qu’elle avoit courus, admirant en tout, & sa prudence & son courage, & au contraire blasmant le peu de hardiesse & de resolution de Silvie, qu’Adamas alloit excusant pour sa jeunesse. Et puis, continua-t’il, il est certain qu’elle ne couroit pas la fortune de Leonide, d’autant que sçachant celle-cy estre ma niepce, il ne falloit pas qu’elle attendist que toute sorte de mauvais traittement par depit de moy : Mais Silvie, quel sujet peuvent-ils prendre pour la mal-traitrer ? Seroit-il possible que la felonnie leur ostast la consideration que tout Chevalier doit avoir d’honorer & de servir les Dames ? Non, non, Madame, je m’asseure qu’ils la vous r’envoyeront, &
que si ce n’eust esté pour Leonide, ils n’eussent jamais envoyé apres. Et d’effect, vous voyez qu’ayant Silvie entre leurs mains, ils ont opiniastré de suivre celle-cy jusques aux murailles de ceste ville.
A ce mot Leonide faisant une grande reverence à la Nymphe, elle demanda congé d’aller changer ces beaux habits : & en mesme temps aussi Galatée se retira pour finir de s’habiller. Le bruit s’espandit incontinent par tout le Chasteau que Leonide s’estoit eschappée des mains de Polemas, & que Silvie y estoit demeurée. Et comme les nouvelles acquierent force en allant, celle-cy en fit de mesme, de telle façon qu’avant qu’elle fust dans la ville, on racontoit desja mille indignitez faites à ceste sage fille : ce que venant aux oreilles de Ligdamon, le surprit de sorte, qu’à moitié hors de luy-mesme il s’en courut vers Leonide, la supplia & la conjura de luy en dire la verité, par toutes les plus puissantes adjurations qu’il put inventer. Elle qui co-
gnoissoit bien de quelle affection Silvie estoit aimée de ce Chevalier amoindrit le peril le plus qu’il luy fut possible, & luy dit qu’il estoit vray qu’elle avoit mieux aymé demeurer entre les mains de Polemas que de se mettre à la fuitte : mais qu’il ne falloit point douter qu’elle n’eust esté plus sage qu’elle parce que, sans doute Polemas la renvoyeroit ce soir ou demain, & que s’il y avoit quelque chose qui la retardast, ce n’estoit que l’essieu du Chariot qui estoit rompu : & que quand elles avoient parlé à Polemas, elles n’en avoient receu que toute sorte de courtoisie.
Ces paroles remeirent un peu Ligdamon qui avoit desja faict mille desseins sur la vie de Polemas, & qui ne se put empescher d’en dire quelque chose à ceux qui ouyrent ce que Leonide luy disoit : Ce qui fut cause que le confidant de Polemas incontinent l’en advertit, afin qu’il se prist garde de Ligdamon. Cependant les Archers qui avoient pris Sylvie, la remettant dans le Chariot, la remmenerent à
Polemas, qui n’y voyant point Leonide fut grandement fasché, parce qu’il estoit beaucoup plus animé contre elle, à cause d’Adamas, son oncle, & pource, outre ceux qui estoient desja à sa queste, il y en renvoya encore quantité, promettant de grandes recompenses à qui la luy feroit avoir. Et ce furent ces derniers qui faillirent de la prendre à Escoutay, & qui depuis furent jusques aupres des murailles de Marcilly : Mais parce qu’elle avoit tousjours passé par des chemins où les chevaux ne pouvoient aller, elle ne fut point rencontrée. Ils s’en retournerent donc sur le soir, si las que leurs chevaux ne pouvoient presque mettre un pied devant l’autre. Mais quand Polemas sceut qu’elle s’estoit sauvée sa colere fut extrême. Et faisant enfermer Silvie, la fit menacer de bien tost la faire servir d’exemple aux autres ses semblables qui se meslent de faire des trahisons. La pauvre Silvie qui n’avoit pas accoustumé ces traitements ny ces menaces, fut fort estonnée,
toutefois sçachant bien de n’avoir point fait de mal, elle se remit sous la protection de Dieu, duquel elle esperoit une ayde asseurée. Et toutesfois le desplaisir que Polemas ressentoit de la mort de Climanthe, luy estoit si sensible, qu’il s’en fallut peu qu’il ne se laissast porter à quelque barbare dessein contre elle : mais Argonide, l’un des quatre Chevaliers ausquels il avoit plus de confiance, retint l’effect de sa furie, en luy disant que la vengeance seroit petite qu’il pourroit prendre sur une fille, & que toutefois elle le rendroit grandement odieux à tous ceux qui en entendroient parler. Et comment donc ! reprit incontinent Polemas, la mort de nos amis demeurera sans vengeance ? Bien tost, respondit Argonide, vous la ferez telle qu’il vous plaira : car j’espere que ce soir vous avez assez de gens pour prendre de force Marcilly : Et lors il ne tiendra qu’à vous que ce meschant Adamas ne soit payé selon ses merites. Je serois content, adjousta Polemas, si se traistre me pouvoit
tomber entre les mains, ou quelqu’un qui luy appartint. O ! Seigneur, s’escria Peledonte, si cela est, je vous vay rendre content. Vous sçavez qu’il a un fils & une fille, le fils n’est point depuis quelques jours en ces contrées, s’en estant allé du costé des Alobroges, dont il doit revenir bientost, à ce que l’on m’a dit : mais attendant son retour, il faut envoyer sur les rives de Lignon, où sa fille, qui est Druyde, demeure avec certaines Bergeres, depuis son retour des Carnutes. J’ay veu un Soldurier qui sçait fort bien l’endroit, & qui m’en parloit hyer au soir, sur le discours de Leonide qui s’est sauvée : Car la perte de celle-cy touchera bien plus vivement le cœur de ce meschant vieillard, parce qu’elle est sa fille, que non pas celle de Leonide, qui n’est que sa niepce. O mon cher amy ! s’escria Polemas, en luy jettant les bras au col, ô mon cher amy, que je t’aurois d’obligation, si tu me pouvois mettre ceste fille entre les mains : & qu’en atten-
dant une plus solide vengeance celle que je prendrois d’elle me seroit agreable. Seigneur, respondit Peledonte n’en faites point de semblant, & reposez-vous sur moy, que demain à ces heures elle sera entre vos mains, & à l’heure mesme se retirant en son logis, il fit venir celuy qui luy en avoit parlé, & luy donnant cinquante Archers luy commanda de se saisir d’Alexis, & de la luy amener, sans toutesfois luy faire aucun mal, s’il estoit possible. Le soldurier partit avec ceste trouppe environ une heure devant jour, & prist le chemin du hameau d’Astrée.
Alerante cependant ayant dit la response à Polemas que la Nymphe luy avoit faite, avoit la volonté de s’en aller, mais il le pria de vouloir retarder encore pour deux jours seulement, afin qu’il pust rapporter au Roy les nouvelles asseurées de la prise de Marcilly, & comme il sçavoit chastier ceux qui ne rendoient pas à un si grand Roy le respect & l’obeyssance qui luy est deuë : car il s’asseuroit de
l’emporter du premier effort. Aleranthe qui voyoit arriver de tous costez tant de gens de guerre, & qui avoit veu les grands preparatifs des machines, & de toute autre chose necessaire pour ceste prise, pensa que deux jours seroient bien-tost escoulez : & cependant depescha au Roy Gondebaut, pour luy faire entendre le subject de son sejour.
Dés le soir Polemas commanda que toute son armée s’acheminast aussitost qu’il seroit jour, du costé de Marcilly, sans vouloir perdre le temps d’en faire la reveuë, afin de donner moins de loisir, & plus d’effroy à ses ennemis, s’asseurant sur le rapport qu’Argonide luy fit de dix-huit mille hommes de pied, tant picquiers qu’Arbalestiers, gens de trait, & tireurs de fonde, & Peledonte de huict mille chevaux, tant hommes armez qu’Archers, Solduriers & Ambactes. De sorte que dés les deux heures devant jour, d’autant qu’il faisoit belle Lune, chacun se meit en chemin selon l’ordre qui luy avoit esté donné. Listandre
d’autre costé qui de longue main avoit tenu prestes les machines de guerre, fit partir avec quelques gardes, les chariots qui portoient celles qui estoient necessaires pour cet effort : remettant de faire venir les autres qui servent à un long siege. Il fit donc en premier lieu partir les eschelles, desquelles il y en avoit de diverses sortes. Les unes estoient de cuyr cousu, & les coustures engraissées de suif, & autres choses grasses : & quand l’on les vouloit eslever, l’on les enfloit comme l’on fait les balons, & ainsi d’elles-mesmes se haussoient à la hauteur du mur, auquel avec des crochets elles se prenoient aux creneaux, & se tenoient tanduës par embas avec des pieux plantez en terre, de sorte qu’encore que quelques coups de flesches les vint à desenfler, elles ne laissoient de servir comme eschelles de cordes. D’autres estoient d’estouppes filées & cordonnées, desquelles ils faisoient une forme de rezeul : au bout de celles-cy il y avoit
des grands crochets, qui à force de bras estoient jettez sur les murailles, où elles se prenoient comme les premieres. D’autres encores qu’ils nommoient Gruës, & que les estrangers appelloient Tollonnes, qui estoient faites d’une grande poutre toute droite & bien plantée, & au plus haut une autre mise en travers, & beaucoup plus longue, qui par le milieu se balançoit si justement sur le bout de celle qui estoit droite, que quand l’on baisoit l’un des costez, l’autre se haussoit, & à celuy qui s’eslevoit l’on attachoit à des fortes chaisnes une espece de cages ou paniers, faits de clayes ou de tables legeres, & assez spacieux pour tenir cinq ou six hommes, si bien qu’en un moment ces gens estoient eslevez à la hauteur du mur, sur lequel apres ils sautoient, lors qu’ils en trouvoient la commodité. Il y en avoit encore d’une autre sorte nommées Sambuques : ceste machine estoit mise sur des rouës, &
pouvoit avoir de large quatre ou cinq pieds. Et pour defendre ceux qui montoient, elle estoit armée des deux costez de tables, & au dessus il y avoit un petit plein, couvert aussi de mesme de trois costez. Or ces eschelles s’eslevoient contre la muraille, sans toutefois la toucher, de peur que ceux qui estoient à la defence ne s’en pussent saisir : mais, quand ils vouloient ils abattoient un pont, au bout duquel il y avoit une petite garite, garnie de clayes, capable de tenir sept ou huict personnes, qui voulant entrer dans la ville, abbattoient la claye qui estoit de ce costé-là, & ainsi donnoient lieu à ceux qui les suivoient, de telle sorte que jamais elle ne demeuroit vuide. Outre ces eschelles il y avoit une quantité grande de clayes, les unes d’osier, & les autres de plus gros bois : quelques unes toutefois faites plus soigneusement que les autres : car celles qui ne servoient qu’à remplir le fossé, estoient entre-
lassées plus large que celles qui devoient couvrir les soldats : car celles-cy estoient pour le moins de huict pieds de hauteur, & de sept de large, avec des paulx bien pointus par en bas, pour estre plantez en terre : Et le plus souvent elles estoient couvertes de peaux fraischement escorchées, pour resister au feu & aux fleches. Il y avoit aussi des Plutées, qu’ils nommoient Taudis, & qui proprement sont des mantelets sur des rouës : & de ceux-là il y en avoit de diverses sortes ; comme des vignes, à cause de la ressemblance qu’ils avoient aux entrelasseures de la vigne ; des spalions faits en forme de pavillons, & que les Gaulois nomment Espauliers, d’autant qu’ils leur faisoient espaule. Et avec ces machines ils s’approchoient de la muraille, la sappoient & la renversoient. Il y avoit aussi des Chats, & des Chat-chatels, que quelques-uns nommoient Causias. Il y avoit aussi des Tauppes, des Rats, & des Renardeaux, toutes
machines, avec lesquelles ils approchoient la muraille à couvert, & qui avoient pris leurs noms de la ressemblance qu’ils avoient à ces animaux. Mais entre tous il y avoit une sorte de Tortuë qui estoit admirable, parce qu’elle estoit de quarante-cinq pieds de long, ou environ, & de vingt-cinq de large, & de douze de hauteur : Elle estoit poussée sur de gros rouleaux, & quand on vouloit remplir le fossé, l’on la jettoit dedans, & en alloit-on mettant d’autres pardessus, jusques à ce qu’on eust esgalé la contrescarpe du fossé. Il falloit qu’elles fussent grandement fortes, car c’estoit sur celles-là qu’apres l’on passoit les autres petites machines pour approcher de la muraille.
Or de toutes ces choses, il y en avoit quantité de chacune, parce qu’estans sujetes à estre bruslées, il estoit necessaire d’en avoir beaucoup : Et en effect ce chariage estoit
si grand, qu’il remplissoit presque le chemin de Surieu, jusqu’aux jardins de Montbrison.
Cependant Polemas disposoit en quelle sorte il vouloit que cet effort se fist, escrivant à chacun dans des petits billets en quel ordre ils devoient donner, & ce qu’ils avoient à faire. Et soudain que le jour parut, montant à cheval avec ses propres Ambactes & Solduriers, il alla gaigner la teste de l’armée, afin de donner à chacun le commandement qu’il avoit desseigné. Et parce qu’il avoit esté impossible que tant de gens fussent arrivez de tant de costez, sans qu’Adamas en fust adverty, dés le soir il en donna advis à la Nymphe, & au Prince Godomar, qui incontinent ordonna à Alcidon de faire battre les chemins toute la nuict, par quelque troupe de gens de cheval, & à Damon d’avoir l’œil aux gardes des murailles & des portes, & que les places & les lieux necessaires fussent bien garnis. Et de
fortune lors que les portes se fermoient Leontidas arriva de Lyon, avec un extrême contentement de Godomar, lors qu’il le sceut : car il desiroit passionnément de sçavoir des nouvelles du Prince son frere. Il l’alla donc incontinent trouver, (la Nymphe se doutant bien que Leontidas s’y en iroit,) où il trouva Rosanire & Dorinde dans son Cabinet. La Nymphe ayant jugé plus à propos d’ouyr les nouvelles qu’il r’apportoit, en particulier qu’en general.
SUITTE DE L’HISTOIRE
de Dorinde, & du Prince
Sigismond.
Soudain que Leontidas fut entré, & qu’il eust rendu l’honneur qu’il devoit à la Nymphe, à Godomar, & à la Princesse : Madame, luy dit-il, je viens d’un lieu où je ne receus jamais tant d’honneur, ny tant de discourtoisie : de l’honneur du Prince Sigismond, & de discourtoisie du Roy Gondebaut. Et afin que vous entendiez toute chose par ordre : Sçachez, Madame, que suivant le commandement que j’avois receu du Prince Godomar, j’entray dans Lyon, sans faire entendre de la part de qui j’y venois. Aussi-tost qu’il fut nuit, je fis sçavoir au Prince Sigismond le sujet de mon voyage, & le suppliay que je pusse parler à luy.
Ce Prince, à la verité, est retenu dans son logis par le commandement de Gondebaut : mais non pas si estroittement que ceux qui veulent parler à luy ne le fassent, sans que l’on s’enquiere quelles personnes ce sont, & que presque toutes les nuicts il ne sorte, & n’aille veoir la Princesse Clotilde. Soudain qu’il sceut mon arrivée il m’envoya l’un des siens, qui me conduisit par un degré secret, dans son cabinet, où incontinent apres il arriva, & me receut avec un si bon visage, & avec tant de carresses, qu’il fit bien paroistre que ma venuë luy estoit agreable. Et il faut que j’advouë que la premiere chose qu’il me demanda, fut comme se portoit le Prince son frere : mais la seconde, & sans s’arrester guiere à l’autre, fut des nouvelles de la belle Dorinde, me faisant sur ce poinct de si particulieres demandes, que je cognus bien que sa bouche parloit de l’abondance de son cœur. Mais quelque temps apres se reprenant : Seigneur Chevalier, me
dit-il, excusez ma passion, si je suis si curieux : car j’ayme ceste fille plus que ma vie. Dorinde à ce mot rougit, & se mit la main sur les yeux. Non, non, reprit Leontidas, ne rougissez point belle Dame, de ce que je dis : car veritablement il a plus d’amour pour vous, que les paroles ne sçauroient tesmoigner. Et puis continuant. Le Prince donc s’estant excusé de ceste sorte, me demanda, Madame, comme vous-vous portiez, & ensemble m’offrit de m’assister en tout ce qui seroit de vostre service : Car, disoit-il, j’y suis obligé pour son merite, & plus encores estroitement pour les faveurs qu’elle a faites à Dorinde, ainsi que j’ay sceu par l’un des Archers de Cloranthe, qui suivit le Prince mon frere jusques dans la ville de Marcilly, veid Dorinde & l’honneur que la Nymphe luy faisoit, & incontinent, le plus viste qu’il pût, le vint rapporter au Roy, qui sur ces nouvelles a depesché Alerante vers la Nymphe, avec la plus im-
pertinente ambassade que jamais Roy ait fait faire à une telle Princesse.
Sur ce discours je luy presentay vos lettres, Madame, & celles du Prince. Et parce qu’il n’en voyoit point de Dorinde, je le veis un peu estonné & froid, qui me fit luy dire en sousriant, & luy presentant celle qu’elle luy escrivoit : Je gardois, Seigneur, celle-cy, pour la vous presenter à loisir, m’asseurant qu’elle ne traitte point d’affaires d’Estat. Luy alors la prenant, & la recognoissant, il la baisa deux ou trois fois, & me dit : Tant s’en faut, celle-cy seule traitte du vray estat de mes affaires, & l’ouvrant avec une curiosité extreme, il leut qu’elle estoit telle.
LETTRE
De Dorinde, au Prince
Sigismond.
Aurez-vous agreable ce tesmoignage que Dorinde a du Prince
Sigismond ? Si je me remets devant les yeux d’avoir esté abandonnée seule, à la mercy de toute sorte d’outrage, je croiray que non. Si j’adjouste foy aux paroles du Prince vostre frere, je croiray que si. Mais si je me represente de quelle façon tous les hommes jusqu’icy m’ont traittée, ô que je perdray bien-tost ceste creance. Que faut-il donc que nous fassions, ô Dorinde, pour ne dementir le jugement que nous avons faict de ce grand Prince ? Croyons qu’il n’est point trompeur, & qu’il nous ayme, & continuons de mesme à l’honorer, aymer & servir, afin que s’il manque envers nous, il n’ayt point d’excuse, ny envers les Dieux, ny envers les hommes,
C’est donc en ceste resolution que je vous asseure, Seigneur, que je ne seray plus Dorinde, quand je ne seray plus à vous.
O Dorinde, dit-il, incontinent apres qu’il l’eut luë, ô Dorinde, que vous avez raison de vous douloir de moy, & que j’en ay de me plaindre de la Fortune. Et sur ce mot se tournant vers moy. Seigneur Chevalier, me dit-il, avez-vous jamais rien aimé ? & me voyant sousrire sans luy respondre : Si vous avez aimé, continua-t’il, je ne vous fais point d’excuse des transports de mon affection : Mais si jusques icy vous avez esté exempt de ceste passion, je vous conjure d’attendre à faire jugement de ce que vous voyez en moy, jusques à ce que vous deveniez Amant, & alors je vous donne congé d’en dire tout ce qu’il vous plaira. Je cognus bien à ces paroles qu’avant que de traiter d’autres affaires avec luy, il falloit vuider celles de Dorinde. C’est pourquoy je luy
respondis : Je ne suis pas, Seigneur, si ignorant de ceste passion, que je ne sçache bien qu’il n’y en a point une plus grande ny une plus juste : plus juste, d’autant qu’il n’y a rien de plus equitable que d’aymer ce qui est aimable : & plus grande, parce que la nature & la volonté nous y portent entierement : & c’est pourquoy non seulement je me suis chargé de la lettre de la belle Dorinde, que je vous ay renduë, mais de plus d’un present que le Prince vostre frere vous envoye, & qui, je m’asseure, ne vous sera point desagreable. Et lors m’approchant de la porte je me fis donner le pourtraict de Dorinde, que j’avois commandé à un des miens d’apporter. Lorsque je le luy despliay, c’est la verité, Madame, qu’au commencement il y demeura les yeux colez dessus, si ravy qu’il sembloit qu’il ne se souvint d’autre chose. En fin revenant en luy-mesme & considerant la peine que j’avois de tenir les bras haussez pour le luy faire veoir, parce que nous estions seuls dans son cabinet, il entra en quelque sorte
d’excuse, & toutefois en faisant ces excuses, il ne pouvoit se lasser de la regarder & de la louër. Mais lorsque long-temps apres l’avoir contemplée, il jetta les yeux sur son habit de Bergere : O ! s’escria-t’il, que d’envie ceste Bergere donne aux autres Bergeres de Lignon. Il est vray, interrompis-je, & c’est pourquoy, Seigneur, je pense qu’elle y a demeuré si peu de temps, & qu’elle est venuë parmy les Nymphes d’Amasis, où, quoy que vestuë en Bergere, elle paroist comme une Diane parmy le chœur des Nymphes. Sur ce poinct, il me commanda de luy raconter par le menu toute la fortune de Dorinde, & de quel bon Demon elle avoit esté conduitte & conseillée de se retirer vers Amasis : Pour à quoy satisfaire je luy dits tout ce que j’en avois apris par sa bouche mesme, & par celle de Merindor & de Periandre. Et je pris garde que quand je luy racontois les frayeurs qu’elle avoit euës prés du pont où Darinée l’avoit laissée, il souspira diverses fois, comme regrettant de
n’avoir esté aupres d’elle. Mais quand il ouït la cruauté avec laquelle Clorante l’avoit fait prendre, & en quel estat elle estoit quand Merindor, Periandre, & Belimarte y survindrent : Ah, cruel pere ! s’escria-t’il, est-il possible que tu ayes des yeux, & les ayans que tu ayes pû veoir Dorinde, & ordonner qu’il luy fust fait un si grand outrage ? Quand en fin il sceut la mort de Belimarte : Cher amy, dit-il, ne plains point la vie que tu as perduë, & asseure-toy que nous te portons tous envie de l’avoir si bien employée. Bref, Madame, ce Prince ressentoit de sorte tout ce qui touchoit ceste belle Dame, que je crois asseurément que jamais personne n’a sceu bien aymer que luy.
Mais, pour abreger, ayant en fin satisfais à sa curiosité de ce costé, au mieux qu’il me fust possible, il ouvrit les autres que je luy avois données : Et parce qu’elles n’estoient que de creance, je luy dis ce que vous m’aviez commandé de luy faire entendre, & particulierement le plaisir que vous receviez de veoir Dorinde en lieu
où vous la pourriez servir à sa consideration, ce que vous l’asseuriez de faire, & de la tenir aussi chere que Galatée mesme. Je luy racontay apres tout ce que le Prince son frere avoit fait, & quelle part il prenoit en tout ce qui la touchoit. Bref, je n’oubliay, ce me semble, chose qui m’eust esté commandée, ausquelles il respondit avec des remerciements infinis, & tels, que je cognoissois presque à chacune de ses paroles, la grande obligation où vous l’aviez mis en la personne de Dorinde. Mais quand je luy fis entendre le dessein du Roy Gondebaut à rendre Seigneur de cet Estat Polemas, & mesmes les lettres qu’il luy en escrivoit par Clorante, dans lesquelles il luy donnoit advis de la mort du Prince Clidamant, & le convioit à prendre les armes, en luy offrant toute ayde & toute faveur : Je jure, dit-il alors, que mettant sous les pieds le respect que le fils doit à son pere, tant que je vivray, je ne souffriray point que cet outrage soit fait à une telle Princesse : Jusques-
là je me comporteray avec douceur, mais s’il arme, j’osteray le voile à mes actions & me declareray pour la Nymphe avec tous mes amis, & confederez : car le tiltre de Chevalier que nous portons nous oblige à cette defence : outre les particuliers interests que j’y ay. Et en suitte de ce propos il me dit les intelligences qu’il avoit avec les Ducs & les Comtes de la haute & basse Bourgongne : (c’est ainsi qu’il nomme toutes ces Provinces, qui sont d’un costé & d’autre de l’Arar,) me monstra les grandes forces qu’il tireroit des Hedvois, & des Allobroges, & bref m’asseura qu’il traineroit tousjours apres luy les deux tiers des gens de guerre qui estoient dans le Royaume de son pere : & que du reste, ce qui ne le suivroit point ne prendroit pas pour le moins les armes contre luy. Apres je luy fis entendre les lettres que pour couverture de mon voyage vous m’aviez données addressantes au Roy, & luy dis que j’avois la charge de me resjouïr en vostre nom, de la venuë
du Prince Godomar en ce lieu où vous tascheriez de luy faire toute sorte de service pour son merite & pour le respect du Roy, sans faire semblant de sçavoir nul mal entendu qui fut entr’eux, dont au commencement il se mit à rire, & me dit que l’excuse estoit bonne : mais que Gondebaut ne la recevroit pas pour telle, & que pour cette occasion il estoit d’advis que je recachetasse la lettre que vous luy escriviez, & que je fisse semblant de n’avoir point encore parlé à luy, mais que j’en demandasse l’audience. Je m’asseure, disoit il, qu’il ne la vous permettra point, & qu’au contraire il mettra garde en vostre logis, comme au mien, afin que vous ne me puissiez veoir : Si bien que pour certain il vous contraindra de partir sans parler à moy : mais pour le prevenir ayez icy un peu de patience, & dés à cette heure je vous vay donner responce. Et incontinent mettant la main à la plume, il me la donna, & puis me chargea de vous dire, que l’obligation en laquelle & vous &
le Prince son frere l’aviez mis luy estoit si sensible qu’il n’auroit jamais un entier contentement qu’il ne s’en fust en quelque sorte acquitté, & que cependant je vous asseurasse qu’aussitost que Polemas se mettroit aux champs, il en feroit faire de mesme à ses amis, sans que ce fust en son nom, mais soubs pretexte qu’ils vouloient assister le Prince son frere. Que si le Roy marchoit où faisoit marcher ses armées pour Polemas : alors tout ouvertement il y viendroit en personne avec ses forces, estant resolu de mourir où de vous defendre contre toutes les puissances de la terre. Et quand à Dorinde obligez-moy de luy dire, me dit-il, que je suis plus à elle, qu’elle mesme, & que si je ne meurs bien-tost elle en aura toutes les asseurances qu’elle peut desirer :
Or Madame, s’estant ainsi separé du Prince : je me retiray en mon logis avec une si bonne fortune, qu’allant, ny revenant je ne fus vue de personne. Mais le lendemain aussi tost que j’eus fait entendre à Gondebaut :
que je le venois trouver de vostre part, il entra en une si grande passion, que sortant hors des termes de raison il me fit commander, que sur peine de la vie je partisse dans une heure de la vielle de Lyon, & en mesme temps fit remplir mon logis d’Archers & de Couteliers de ses gardes : Tout ainsi que le Prince Sigismond avoit desja bien preveu, je respondis à celuy qui me vint faire ce message de sa part ; que j’appellois les Dieux Tutelaires du pays pour tesmoins du tort que le Roy faisoit en violant le droit des gens, afin que s’il arrivoit quelque mal, celuy qui en estoit coupable en receust seul le chastiement. Et voyant que le subjet principal de mon voyage ne me pouvoit point faire opiniastrer d’avantage en ce lieu, puis que j’avois parlé au Prince Sigismond, je montay à cheval, & m’en suis venu en la plus grande diligence que j’ay pû pour me jetter en cette ville, le bruit estant espandu par toute la Province que Polemas la vient assieger avec plus de trente mille hommes.
A ce mot Leontidas se teut, & mettant à part les lettres du Prince Sigismond les presenta à la Nymphe, au Prince Sigismond & à Dorinde : Et parce que celle-cy ne desiroit pas tant de tesmoins en lisant sa lettre, elle se retira dans la chambre de Daphnide, cependant que sur l’advis de Leontidas, l’on fut d’opinion d’envoyer vers Lindamor pour luy faire entendre qu’il eust à se garder du Roy Gondebaut, & s’asseura du Prince Sigismond, comme aussi, si de fortune son retour s’addressoit par les Pictes, où par les Boyens, il recueillist avec luy tous ceux que la Royne Argire & Rosileon luy donneroient : Et cherchant qui seroit propre à ce voyage, Galathée se souvenant que Leonide luy avoit parlé depuis peu de Fleurial, elle le proposa, comme celuy qui pouvoit aller par tout sans soupçon, & qui en avoit desja fait autresfois le chemin, & chacun l’ayant trouvé bon, sa despesche fut incontinent faite, & le soir mesme il partit ayant esté bien instruit de tout ce
qu’il avoit à faire, & sur tout qu’en revenant il cachast de sorte ses lettres, que si de fortune il estoit pris par ceux de Polemas elles ne fussent point trouvées.
Cependant Dorinde retirée en un coing de la chambre de Daphnide, avec une bougie en la main, pleine de contentement pour les nouvelles que Leontidas luy avoit apportées, s’en alloit descachetant la lettre que Sigismond luy escrivoit, & ne pouvoit assez s’accuser en son ame de la mauvaise opinion qu’elle avoit euë de luy, puis qu’elle avoit tant de tesmoignages de la continuation de sa bonne volonté par le rapport de tant de personnes, & cette pensée l’occupoit de sorte, que ne pensant point à ce qu’elle faisoit, elle plioit quelquesfois la lettre au lieu de la desplier. En fin revenant en elle-mesme, elle l’ouvrit, & veid qu’elle estoit telle.
LETTRE
Du Prince Sigismond,
à Dorinde.
J’Advouë, ma belle fille, que Dorinde a eu des ennuis, & des desplaisirs. Mais je nie bien qu’ils ayent esté plus grands ny plus sensibles que les miens. Je ne veux point d’excuse ny envers les Dieux, ny envers les hommes, pour avoir manqué à l’affection que je vous avois promise. Les Dieux sçavent quelle est mon ame, toute pure, & sans tasche, & les hommes voyent que la tyrannique violance d’un pere, auquel je ne donne ce nom qu’à regret, m’a empesché de vous tenir compagnie.
Peut-estre la doute que vous avez euë de moy, vous pourroit bien mieux accuser d’une Amour imparfaitte : mais le Ciel ne vueille que j’aye cette pensée, car je suis tres-asseuré que la grandeur de mon affection vous oblige tousjours à m’aimer.
Dorinde releut cette lettre diverses fois, & à chasque coup elle y remarquoit quelque nouveau tesmoignage de l’amitié du Prince Sigismond : ce qui la remplissoit de tant de contentements qu’elle ne se pouvoit saouller de la lire : Et sans doute elle s’y fust amusée plus longuement, si elle n’en eust esté divertie par Galathée qui venoit visiter Daphnide, pour luy raconter les nouvelles qu’elle avoit apprises par le retour de Leontidas, & aussi du souslevement & rebellion de Polemas, duquel l’on parloit alors tout ouvertement.
Mais cependant Adamas qui avoit advertissement de tous costez des
grandes trouppes de Polemas, & de la diligence avec laquelle il se hastoit pour venir attaquer la Nymphe, sceut par ses Espies que ses machines de guerres sortoient de l’Arcenal de Surieu, & que son armée commençoit à marcher, de quoy advertissant le Prince, Alcidon, & Damon, ils furent d’advis de faire sortir quelque gens de Cheval pour descouvrir & battre les chemins, & cependant ordonner les endroits à chacun où il avoit à combattre. Et d’autant qu’ils jugerent bien que d’abbord il voudroit essayer de faire un effort, ils preparerent tout ce qui estoit necessaire pour le soustenir : mais Adamas qui ne se pouvoit imaginer que Polemas fust si outre cuidé que de penser d’emporter cette place avant que d’y faire bresche, si ce n’estoit sous l’esperance de quelque intelligence, le leur fit entendre, & en mesme temps proposa de changer tous les quartiers à ceux de la ville : car il disoit que l’entreprise qu’il peut avoir sera faitte de longue-main, & sur l’asseurance que
chacun deffendra le quartier, qui de long-temps luy a este donné en garde. Que si sur la minuict l’on les change, les traistres seront bien empeschez à seulement faire sçavoir à Polemas en quel endroit de la ville, ils auront esté placez, & peut-estre si nous y avons bien l’œil, les recognoistrons-nous aussi-tost que luy. Chacun approuva ce conseil. Et pour pourvoir non seulement à cette fois : mais tant que le siege dureroit à semblables trahisons, il fut ordonné que toutes les nuicts les quartiers seroient changez de mesme : Et d’autant que l’on ne se doutoit que de ceux de la ville, ils se resolurent que les murailles & les portes ne seroient gardées que par les trouppes estrangeres, & que ceux de la ville demeureroient en gros dans les places, pour secourir en cas de necessité les endroits qui en auroient besoin. Ordre qui sauva à ce coup la ville, parce que Meronte à qui la garde d’une porte avoit esté commise, avoit promis de la tenir ouverte quand Polemas feroit
l’attaque generale. Toute la nuict fut employée à changer les gardes d’un lieu en un autre, & environ une heure devant jour les gens de cheval qu’Alcidon avoit envoyez du costé de l’ennemy, commencerent d’ouïr le bruit de l’armée, & de veoir les feux de ceux qui conduisoient les machines : car la nuict estant fort obscure sur le matin, à cause d’une espoisse nuée qui couvroit la Lune, ils avoient esté contraints d’allumer quelques pailles & quelques chanvres rompus pour esclairer aux chariots. Alcandre qui avoit eu la charge de conduire ces gens de cheval, quoy qu’asseuré de la venuë de l’armée ne voulut point s’en retourner sans emporter de plus asseurées nouvelles, & toutesfois jugeant estre necessaire de le faire sçavoir au Prince Godomar, il donna charge à son frere de s’en retourner avec sept ou huict chevaux, afin de luy faire entendre ce qu’ils avoient veu & ouy, & luy, continuant son chemin avec environ cinquante Archers s’alla mettre
dans des vieilles masures qui estoient assez prés du chemin, où a peine estoit-il bien logé, & posé les sentinelles, que la pointe du jour parut. Il avoit ordonné à sept ou huict des siens de se tenir sur le chemin, & en mesme temps qu’ils descouvriroient les Coureurs de l’armée qu’ils fissent semblant de se retirer avec effroy du costé de la ville, pour leur donner subi et de les suivre en desordre. Et il advint que sur la pointe du jour les premiers commencerent de paroistre, qui descouvrans ceux qu’Alcandre avoit mis sur le chemin ne manquerent de les pousser, & d’autant que c’estoit en lieu fort descouvert, & qu’incontinent le jour fut grand & qu’ils ne voyoient dans toute la campagne que ces sept ou huict personnes, ils les poursuivirent à toute bride & avec assez de confusion, comme il estoit impossible autrement, pour l’extreme desir qu’ils avoient d’estre les premiers à se signaler. Environ cent chevaux passerent donc en ce desordre auprés du lieu où
estoit Alcandre, qui incontinent sortant de son ambusche, les chargea si furieusement que trouvant leurs chevaux à moitié hors d’haleine, & eux surpris tant inopinément, ils ne rendirent pas beaucoup de combat, car en moins de rien ils furent deffaits, de sorte qu’à peine trois ou quatre des mieux montez se sauverent, tout le reste fut tué où pris. Il est vray que ce fut à Alcandre de se retirer promptement : car presque en mesme temps trois gros qui suivoient ces Coureurs le pousserent jusques auprès de la porte où il fut receu par Damon, avec un extreme contentement de le veoir chargé des despouïlles des ennemis : Mais ils n’eurent pas beaucoup de loisir de se carresser, car il fallut que chacun courust à la deffence, d’autant que tout le gros de l’armée parut. Alcidon vouloit sortir avec les gens de cheval qu’il avoit, mais le Prince à la supplication d’Adamas ne voulut le luy permettre, d’autant que n’estans pas bien asseurez au dedans, à cause des intelligences qu’ils craignoient.
Il n’y avoit pas apparence de sortir avec les gens de cheval qui estoit leur plus grande asseurance. Alcidon pour ne point desobeïr se contenta de se mettre aux lieux qui luy avoient esté assignez pour soustenir l’effort qu’ils prevoyoient devoir estre grand.
Peledonthe estoit desja arrivé avec les gens de cheval : & attendant que les gens de pied fussent venus, il avoit fait mettre pied à terre à quelques Archers pour commencer les approches : mais ceux de la ville sortans par le commandement de Damon, & sous la conduitte de Lucindor, les repousserent de sorte, que s’ils n’eussent esté soustenus de leurs gens de cheval ils eussent esté aussi mal traittez que les Coureurs. Enfin les trois corps de l’armée estans arrivez, ce fut à ceux de la ville de se mettre en defence,
Marcilly est scitué de telle sorte, que du costé de Mont-verdun & d’Isoure il y a une plaine, & du costé de Cousant les montagnes. Il est vray que le Chasteau qui est à l’un des
bouts de la ville, luy sert de rampart tres-asseuré du costé de la montagne, estant de telle sorte eslevé que l’accés de ce costé là est impossible. Car outre que le rocher sur lequel il est assis est escarpé comme une tres-profonde muraille, encore un torrent qui passe entre la montagne & le Chasteau, & qui luy sert de fossé, le rend du tout inaccessible. Les advenuës de tous les autres endroits sont tres-belles. Il est vray que les fossez y sont profonds, & les murailles bien flanquées des tours assez voisines. D’abord que Polemas fut arrivé, d’autant qu’il ne luy estoit pas necessaire de recognoistre la place, y ayant long-temps qu’il sçavoir quelle elle estoit, l’on veid toute son infanterie faire comme une demie-lune tout à l’entour de la ville, puis par derriere une autre de gens de cheval, qui marchans au petit pas vindrent joindre l’un des bouts où commençoit le Chasteau, & l’autre où finissoit le precipice du torrent, s’approchant ainsi des murailles jusques à la portée du trait : & lors faisant tirer des fondez,
& les Cranequiniers : (c’est ainsi qu’ils nommoient les Arbalestiers,) à cause des Cranequins qui estoit une sorte de bandage, ainsi appellé. Ils couvrirent les Creneaux & les deffences d’une nuée de pierres & de traits. Cependant donnant passage aux machines, ils jetterent en divers endroits, dans les fossez, (car il n’y avoit point d’eau,) ces grandes Clayes cousuës a de grandes poutres qu’ils nommoient du nom de Tortuës : Et parce que le fossé estoit plus profond que la hauteur de ces machines, ils en roulerent d’autres pardessus jusques à ce qu’elles furent à l’esgal du fossé, & puis apportans diverses eschelles, & les passans sur ces clayes abborderent de tous costez : & tout en un temps les murailles : Mais, ce qui fut admirable, toutes ces choses se firent avec une si grande promptitude qu’à peine ceux qui estoient aux deffences eurent-ils le loisir de se presenter aux Creneaux qu’ils virent les crochets des eschelles de cuir & de cordage agraffez sur les murailles, & en mesme
temps les ennemis qui montoient. D’autre costé les Tollonnes où Gruës eslevoient desja les paniers pleins d’hommes pour estre posez sur les murs, & les Sambuques en divers lieux qui venoient desja à la hauteur de la muraille, commençoient d’abbatre leurs ponts. Ce qui d’abbord estonna ceux de dedans, parce qu’ils estoient attaquez tout à coup de tant de costez, que les uns ne pouvoient secourir les autres, ayant chacun assez affaire pour soy-mesme. Cependant Polemas alloit tout à l’entour, donnant courage aux siens, & regardant si Meronte luy ouvriroit la porte, comme il luy avoit promis : Ceux de dedans en fin reprenans un peu leurs esprits s’opposerent courageusement à ce furieux effort, renversant les uns avec des Hallebardes, d’autres à coups de masses : mais l’opiniastreté des assaillants estoit telle, que les uns n’estoient pas si tost abbatus, que d’autres prenoient soudain leurs places. En fin ceux de dedans s’adviserent de se servir de grandes faulx attachées :
des manches assez longs avec lesquelles ils coupperent les cordages des Tollonnes & des Sambuques. Et parce que c’estoient les machines qui les pressoient le plus, il sembla que cette invention leur fist avoir un peu de relasche.
Mais Polemas qui vouloit faire veoir à Aleranthe la valeur de son armée, & quel estat son Roy en devoit faire, faisant joindre d’autres clayes aux premieres : au lieu que les premieres machines ne tenoient de large que vingt-cinq pieds, il en fit joindre autres trois de front. De sorte que l’on abordoit la muraille, comme sur un pont large de cent pieds, & en mesme temps faisant partir mille six cents hommes, portans des rondaches nommez Pavois, il les fit ranger quarante de front, & autant de hauteur : si bien qu’ils faisoient comme un bataillon quarré. Ces gens avoient esté choisis dans toute l’armée pour les plus grands & les plus forts. Les premiers avoient leurs
rondaches devant eux : ceux des costez, sur le dehors : & les autres sur leurs testes, de sorte que les faisant bien joindre ensemble, & s’entre-lassans les bras les uns dans les autres pour se fortifier, ils marchoient tous en un temps, & sembloient n’estre tous qu’un seul corps. Ce qu’ils nommoient Tortuës, par la ressemblance que cette sorte de bataillon avoit avec cet animal. Or ces soldats ainsi serrez, & sans rompre leurs ordres, passerent sur ces clayes, & vindrent abborder la muraille : mais ils ne s’y furent pas plustost rafermis qu’une autre trouppe, mais de mille hommes seulement, les suivit incontinent apres, qui montant pardessus les premiers & marchant sur leur Pavois formerent une autre Tortuë, sur laquelle une troisiesme monta de quatre cents hommes, formant leur troisiesme bataillon de vingt hommes, qui alors se trouvans presque à la hauteur du mur, ayans porté de petites eschelles, vindrent facillement aux mains avec ceux
qui estoient à la defence, cependant que la couronne qui environnoit la ville ne faisoit que tirer pierres & flesches à ceux qui paroissoient sur les tours & aux creneaux.
Ce fut bien à cet effort que la ville faillit a estre forcée, & n’eust esté que Damon y survint il eust esté impossible qu’ils eussent fait longue resistance : mais à son abbord, il remit le courage aux siens par les grands coups qu’il donnoit, & frayeur aux ennemis, outre que faisant apporter quantité d’huyle bouïllante & bitume fondu, il leur en fit jetter dessus avec quantité de feux artificiels, ausquels ne pouvans resister, ceux de dessus commençans à se lasser, l’on veid que quelques uns feignant d’estre blessez commençoient à se retirer, dequoy s’appercevant le Prince Godomar qui estoit aussi accouru en ce lieu, il fit ouvrir une porte secrette, de laquelle faisant sortir deux cents Solduriers sous la conduitte de Ligdamon, & ceux-cy soustenus d’encor autant, leur fit mettre du feu
artificiel aux clayes qui soustenoient ces Tortuës, & qui s’allumerent si promptement, que la plus grande partie de ceux qui estoient dessus en furent engloutis & perdus, & le reste s’enfuyt plustost qu’il ne se retira. Ce fut bien en ce desordre que ceux que Godomar avoit jettez dans le fossé firent un grand carnage : car la peur estant entrée dans le cœur de tous ceux de Polemas, ils ne faisoient plus aucune defence : mais abandonnans les machines, & leurs armes mesmes, ils se mettoient à vauderoutte, si bien que ceux de la ville eurent telle commodité qu’ils voulurent, de brusler les clayes, les Sambuques, les Tollonnes & toutes les autres machines.
En cette grande tuërie, il advint que Ligdamon rencontrant un des ennemis qui faisoit encore resistance, avec quelque nombre de ces compagnons r’alliez auprés de luy, l’alla attaquer courageusement, & en peu de temps le saisissant au corps, & se trouvant le plus fort le jetta en terre,
& luy sauta dessus, prest de luy donner dans le sein du poignard qu’ils nommoient misericorde, lors qu’un homme qui regardoit le combat de dessus le fossé, & qui avoit veu le grand carnage que Ligdamon avoit fait des ennemis, sans s’en esmouvoir, tout à coup luy semblant que celuy à qui il alloit donner le coup de poignard estoit une personne qu’il alloit cherchant, se prit à crier fort haut. Aujourd’huy pour le moins, ô cruel tu ne te vanteras point de cette victoire, sans aussi raconter, qu’encore parmy nous il y en a qui ont le courage de mourir en se vangeant : Et en mesme temps mettant la main à l’espée il se jetta d’un saut dans le fossé, & courut contre luy, qu’il eust peut-estre surpris, comme ayant l’œil d’un autre costé, n’eust esté qu’un jeune homme qui estoit assez prés de ce furieux, luy oyant proferer ces paroles, & prenant Ligdamon pour un autre, auquel il ressembloit : (car la bourguignotte
qu’il portoit luy laissoit le visage tout descouvert :) O Dieux, s’escria-t’ils prends garde, ô Chevalier à ta deffence. Et luy semblant que sa voix n’estoit point ouïe, sans aucune apprehention du peril, il se jetta apres ce premier dans le fossé & si à temps que lorsqu’il haussoit l’espée, celuy-cy se mit entre-deux, & receut le coup sur une espaule, qui alloit tomber sur la teste de Ligdamon. Le coup fut grand, mais estant donné de trop prés, il ne fit pas tout le mal qu’autrement il eust pû faire, & toutesfois le soldat ne laissa de tomber, mais si à propos que prenant les jambes de celuy qui l’avoit blessé, il le fit broncher en terre, où en mesme temps il fut saisi & conduit prisonnier dans la ville, & l’autre par le commandement de Ligdamon fut mené dans son logis pour estre pensé, cependant qu’il alloit retirant dans la ville ceux qui estoient sortis avec luy, desquels il en avoit fort peu perdu.
Polemas qui voyoit tuer, & brusler les siens, sans les pouvoir secourir, car alors le fossé estoit tout en feu, despitoit contre le Ciel, & contre la fortune qui avoit si mal favorisé le commencement de son entreprise, & il estoit tellement en colere d’avoir esté ainsi repoussé en la presence d’Aleranthe, que s’il n’eust esté si tard, sans doute il estoit homme pour faire essayer encore, un second effort : mais tous ceux de son conseil qui se trouverent prés de luy furent d’advis de le remettre au lendemain que le feu du fossé seroit esteint, & que les soldats se seroient reposez. Qu’à l’heure il estoit si tard qu’il estoit necessaire de se loger & de se mettre en estat que ceux de dedans ne leur pussent nuire. L’armée donc s’estant retirée de deux ou trois mille pas, se campa pour cette nuict sur le haut d’une coline, dont l’assiette advantageuse les tenoit assez asseurez, & toutesfois ils ne laisserent de s’enfermer de paulx, n’ayans pour lors
le loisir de faire les fossez, outre que ne sentant point d’armée prés d’eux suffisante de les attaquer, ils se contenterent de ce peu de fortification pour une nuict.
Cependant ceux qui avoient esté envoyez sur les rives de Lignon pour se saisir d’Alexis furent conduits par celuy qui les guidoit dans un petit boccage proche de la maison d’Astrée, où se cachans ils attendirent qu’il fust jour. O que si ces arbres eussent pû se plaindre, qu’ils eussent avec beaucoup de raison regretté le changement qu’ils voyoient. Car ceux qui n’estoient autresfois que les douces cachettes de quelques honnestes larcins d’Amour, & qui n’avoient accoustumé que d’ouyr les ardentes plaintes, les petites querelles, & les aggreables paix des Amants, où leurs amoureuses entreprises : estoient maintenant la retraitte de cruels voleurs & de ravisseurs inhumains.
De fortune ce jour Celadon s’e-
stoit esveillé de bon matin, & comme il avoit accoustumé de faire bien souvent, il avoit pris les habits d’Astrée, avec lesquels apres l’avoir consideré quelque temps dans le lict avec Diane & Philis, & voyant qu’elle dormoit d’un doux somme il ne la voulant point esveiller s’en alla promener dans le petit bois de coudres, qui estoit assez prés de là pour entretenir ses ordinaires pensées. Ceux qui estoient cachez dans le proche boccage le veirent bien venir : mais pensant que ce fust Astrée à cause des habits qu’il en avoit ils ne s’esmeurent point, & se tindrent le mieux cachez qu’ils purent, s’asseurant bien qu’Alexis ne tarderoit pas de la suivre, dequoy ils ne furent pas trompez : car Astrée s’esveillant tout à coup, & voyant les fenestres ouvertes & qu’Alexis n’estoit plus dans le lict, ny dans la chambre : Mes compagnes, dit-elle, en les esveillant, nous sommes trop paresseuses, Alexis est desja levée, &
s’en est allé promener sans nous. Et à ce mot se jettant à bas du lict, prit les habits de Druide, desquels elle avoit tant accoustumé de se vestir qu’elle ne les trouvoit plus estrangers. Le desir qu’elle avoit d’estre bientost avec Alexis la fit habiller en si grande diligence, qu’elle sortit de la chambre que ses compagnes n’estoient pas encores à moitié vestuës, & s’asseurant bien de trouver Alexis dans le bois de coudres : car c’estoit le lieu où elle se plaisoit le plus, elle s’y en alla au grand pas : Mais à peine mit-elle le pied hors du logis, que ceux qui l’attendoient la descouvrirent, & de peur qu’elle ne se remist dans la maison, & qu’ils n’eussent de la peine à la trouver, ils la laisserent un peu esloigner, & puis tout à coup accourant vers elle l’environnerent de tous costez, & deux ou trois sautans en terre la saisirent, & quelque resistance qu’elle sceust faire, la mirent devant un des leurs qui la recevant en ses bras l’emporta, quoy qu’elle
pleurast & qu’elle criast au secours.
Grand fut l’estonnement & tres-grande la desolation de cette fille se voyant enlever de cette sorte. Mais beaucoup plus grand fust l’estonnement, & beaucoup plus grande encore la desolation d’Alexis, estant accourruë sur le lieu au bruict & au tumulte que les Bergers qui s’estoient assemblez, faisoient pour un tel accident. Mais parce que tous esperdus ils ne faisoient que crier & pleurer, sans s’esmouvoir à luy donner du secours, ny sçavoir à quoy se resoudre, il s’enquit de quel costé ces ravisseurs estoient passez, & ayant appris leur chemin il se mit à courre apres sans sçavoir luy-mesme ce qu’il vouloit faire, sinon mourir auprés d’Astrée. Il se mit donc sur le train de leurs chevaux, semblant plustost une furieuse Baccante qu’une Bergere de Lignon, criant, ou plustost hurlant, apres ces ravisseurs & demandant secours aux Dieux, aux hommes, aux animaux, à la riviere de Lignon, aux arbres, aux rochers, & bref
à toutes les choses qu’il rencontroit, ou qui luy venoient en la pensée. Mais ce fut en vain, car ces Archers ayans ce qu’ils desiroient, s’en alloient au plus grand train de leurs chevaux, & pensant que Polemas seroit encore à Surieu, ils en prirent le chemin, mais lors qu’ils en furent fort prés ils sceurent qu’il estoit autour de Marcilly, ce qui leur fit reprendre le chemin qu’ils avoient laissé. Et de fortune ils arriverent lors que Polemas ayant fait loger son armée, escoutoit Ligonias & Peledonthe qui luy faisoient entendre la grande perte d’hommes qu’il avoit faitte en cet effort : le nombre des morts, montant à plus de deux mille, & des blessez, autant pour le moins. Et lors qu’il estoit en la plus grande violence de sa colere, ces Archers luy presenterent Astrée sous les habits d’Alexis. D’abbord que l’on le luy dit, il en fit une grande resjouïssance, pour le desir qu’il avoit de se vanger d’Adamas qu’il accusoit de tous ses desplaisirs, & la faisant
conduire en sa presence, peu s’en fallut que d’abbord il ne luy fist quelque outrage, tant il estoit transporté de courroux : mais estoit transporté de courroux : mais elle se tenant loing, & avec beaucoup d’humilité, la honte d’offencer une fille l’en empescha, mesme en la presence d’Aleranthe, & des Chevaliers qui estoient dans sa tante L’ayant donc quelque temps regardée. Et bien, luy dit-il, fille du plus meschant pere qui fut jamais à quelle occasion penses-tu que je t’aye fait conduire icy. Mal-aisément, respondit-elle, en relevant les yeux doucement contre luy, le pourrois-je sçavoir, O grande puissance de la beauté, ce Polemas qui brusloit tout de colere, qui ne respiroit que le sang & la mort de cette fille n’est pas plustost touché d’un rayon de ses yeux, que comme la neige se fond au Soleil, il sent amollir sa cruauté & addoucir sa rage, & toutesfois resistant un peu à ce premier coup. O fille miserable, reprit-il, pour estre née d’un pere
indigne d’un tel enfant : Demain je veux que ton corps serve de mantelet & d’espauliers à mon armée, car te faisant attacher à la pointe de diverses picques, je te veux opposer aux coups de ces meschants qui sont dans cette ville rebelle, & veux que ce soit toy qui en cet estat ailles un flambeau en la main mettre le feu à ses portes. Seigneur, respondit Astrée, si j’ay failly que les Dieux m’abbandonnent. Que si je suis innocente qu’ils me deffendent. Et à ce mot les larmes luy vindrent aux yeux qui toucherent de compassion, non seulement Polemas : mais tous ceux qui la virent : Toutesfois feignant le contraire. Si ces larmes, dit-il, peuvent amollir Adamas en sorte qu’il vueille nous ouvrir les portes, elles te serviront de quelque chose, autrement asseure-toy qu’elles te seront inutiles. Astrée alors recognût bien qu’on l’avoit prise pour Alexis, & quoy qu’elle veist sa mort asseurée si elle ne les desabusoit, si esleut-elle
de mourir plustost que de se descouvrir, esperant que par ce moyen elle sauveroit la vie à Alexis, qui autrement seroit sans doute prise, & mise en sa place. Le desir donc de mourir pour elle, luy fit dire. Je voudrois, Seigneur, que mon pere ne vous eust point donné d’occasion de luy vouloir mal : mais de penser que la consideration de ma vie, ou de ma mort luy fasse faire quelque chose contre son devoir, où contre sa deliberation, c’est se tromper infiniement. Car que luy peut-il importer que je meure ou que je vive ? Vous sçavez, Seigneur, que nous qui sommes comme jettées hors du monde ne servons d’ordinaire que d’empeschement à nos parents. Nous verrons, respondit Polemas, ce qui en sera. Mais s’il est ainsi, il peut dés à cette heure s’asseurer de n’avoir plus de fille. La perte, reprit Astrée, de laquelle vous le menassez ne luy sera gueres sensible.
A ce mot Polemas commanda
qu’elle fust mise en seure garde, jusqu’à ce que Silvie fust arrivée, & qu’apres, elles fussent liées ensemble, parce que le lendemain elles courroient une mesme fortune. Mais à peine avoit-il fait ce commandement, qu’on luy mena une Bergere, qui desiroit de parler à luy. Aussi-tost qu’Astrée la veid, elle recogneut que c’estoit Alexis, vestuë de ses habits. O quel tressaut fut celuy qu’elle receut ? Car sçachant bien que tout le mal qu’on luy vouloit faire n’estoit que d’autant qu’on la croyoit fille d’Adamas, elle eut peur que si Alexis estoit recognuë, ce ne fust sur elle que tout le mal vint à tomber, & pour luy en donner quelque advis : O belle Bergere, luy dit-elle, quel destin te conduit en ce lieu, où l’on ne cherche que moy, comme fille d’Adamas ? C’est, respondit Alexis, veritablement mon destin ; mais le meilleur que j’eus jamais, ô Astrée, qui m’ameine en ce lieu, pour desabuser ceux qui te prennent pour moy. O Astrée, s’escria Astrée, & quel est
ton dessein de vouloir innocemment te sacrifier pour une autre ? Alexis sans luy respondre, & se tournant vers Polemas, qui les oyoit ; mais qui ne comprenoit pas ce qu’elles disoient : Seigneur, luy dit-elle, vous voyez que je suis toute en eau, c’est pour la haste que j’ay euë de vous oster de l’erreur où vous estes ? Et de quelle erreur, dit-il, ô Bergere, veux-tu parler ? De celle, repliqua-t’elle, où vous peuvent avoir mis ceux qui vous ont amené ceste Bergere, dit elle luy monstrant Astrée, pour moy, qui suis la fille d’Adamas. Et quoy, adjousta Polemas, est-ce toy qui es la fille de ce meschant homme ? Si vous appellez, Seigneur, respondit-elle, Adamas meschant, je suis sans doute fille de celuy que vous nommez ainsi. Seigneur, interrompit Astrée, ne la croyez pas, quelque maladie d’esprit la fait parler de ceste sorte : Elle est Astrée, fille d’Alce & d’Hypolite : & moy, je suis fille au grand Druïde Adamas ; & d’effect vous voyez quels habits elle porte, & de quels je suis
revestuë. Et parce que ceux qui les oyoient disputer, & qui avoient commencé de lier les mains d’Astrée, s’arrestoient, elle leur tendoit les mains, & disoit : Non, non, Seigneurs, liez-moy seulement ; car je vous asseure que je suis la Druïde Alexis. Au contraire Alexis s’y opposoit : Seigneur, s’escrioit-elle en esloignant les mains d’Astrée, & presentant les siennes aux liens, Que ces habits ne vous deçoivent point, ce matin, comme nous avons desja fait plusieurs fois, nous les avons changez pour passe-temps : & considerez que ceste fille est trop jeune pour avoir demeuré si long-temps aux Carnutes, comme j’ay faict. Que s’il vous plaist de luy demander des particularitez des filles Druïdes, de quelle façon l’on y vit, quelle cognoissance elle y a, & comme est faict le lieu où les Druïdes demeurent, & quels sont les status de ces Vierges, je m’asseure que ses responces vous feront cognoistre qu’elle s’atribuë une qualité
qui ne luy est point deuë. Polemas, & tous ceux qui estoient autour d’elles, demeuroient ravis d’oüyr ceste dispute, en laquelle celle qui veïncroit devoit estre exposée à la mort. Et apres les avoir quelque temps considerées toutes deux, & avec combien d’opiniastreté elles soustenoient leur cause, Polemas les interrompant : Hé ! pauvres filles, leur dit-il, & dequoy disputez-vous ? Pensez-vous qu’en ce lieu l’on donne quelque grande recompense à celle qui de vous deux est Alexis, fille d’Adamas ? Vous estes trompées. Icy l’advantage que la fille de ce meschant homme doit attendre, n’est qu’une mort tres-asseurée : Car, si vous ne le sçavez, demain elle sera attachée à la pointe de nos picques, &, avec un flambeau en la main, j’ordonne qu’elle aille mettre le feu à la porte de la ville, où elle ne peut esperer moins que de mourir, soit par leurs mains, ou par les nostres. Si ce n’est que l’affection paternelle, puisse tant sur l’ame de ce meschant, qu’il ouvre les portes, & nous laisse entrer
dedans. Seigneur, dit alors Alexis, j’ay sceu ce que vous me dites, & la compassion que j’ay euë de ceste Bergere innocente, m’a faict haster de venir, de peur qu’elle ne souffrist la peine qui m’est deuë. Et pourquoy, adjousta Polemas, penses-tu qu’elle te soit deuë ? Parce, adjousta-t’elle, qu’on dit que l’enfant doit porter l’iniquité du pere. Et n’est-il pas raisonnable, si cela est, qu’estant Alexis, je souffre pour Adamas, qui est mon pere, & non pas Astrée, qui est ceste innocente Bergere ? Seigneur, interrompit Astrée, ces raisons qu’Astrée a dites, me font opiniastrer à vous dire, qu’elle n’est pas bien en son bon sens, & que c’est moy qui suis celle que mes habits descouvrent : Je vois desja les Dieux assez irritez contre ceste contrée, je ne voudrois pas que ceste Bergere exposée innocemment à la mort, fust cause d’appesentir d’avantage leurs mains sur le Forestz ; C’est moy qui dois payer pour mon pere, & non pas toy, Astrée, qui ne luy touche en rien. Alexis alors l’interrompant : Ah !
belle Bergere, luy dit-elle, qu’elle erreur te conduit, & quelle manie te possede ? Pourquoy veux-tu sans raison finir si tost tes beaux jours ? Conserve, conserve-toy, pour le bon-heur de celuy qui te possedera, & pour la gloire du Forestz, & l’honneur des rives de Lignon ; & laisse-moy payer ce que je dois à la Nature, comme fille d’Adamas, sans me vouloir ravir le bon-heur que par ceste mort je pretends. Seigneur, continua-t’elle se tournant vers Polemas, vous estes bien asseuré que de nous deux il n’y en a qu’une qui soit fille d’Adamas ? Or, je vous jure par le Guy de l’an neuf, & par l’œuf salutaire des Serpents, que ceste Bergere que vous voyez devant vous, n’est point Alexis, fille d’Adamas, & que c’est Astrée. R’envoyez la donc, Seigneur, sans luy faire mal, & me retenez, pour m’exposer à toutes les morts qu’il vous plaira. Pourriez-vous vous imaginer qu’attendant une mort asseurée demain, je voulusse aujourd’huy estre si parjure & mes-
chante ? Astrée qui veid que Polemas se laissoit aller aux persuasions d’Alexis. Ah ! Seigneur, interrompit-elle se jettant à ses genoux, que les persuasions de ceste fille ne vous fassent point faillir. Sçachez, Seigneur, que depuis la perte qu’elle a faite de son pere & de sa mere, & qu’elle se laissa choir dans Lignon, où elle faillit de se noyer, elle a tousjours eu le jugement mal rassis, si bien que quelquefois elle se figure d’estre non seulement une Druyde, comme maintenant elle fait, mais un Berger, voire quelquefois un Chevalier, & jure & faict des serments extrêmes, à ceux qui ne la veulent pas croire. Ayez pitié d’elle, Seigneur, je vous supplie, & l’envoyez à son oncle Phocion, qui sans doute la cherche par tout, de peur qu’elle ne se soit allée jetter dans quelque estang, ou dans Lignon, comme elle eust faict il y a long-temps, sans l’extrême soin qu’il a eu de la garder.
Ceste dispute eust bien duré plus longuement, si Polemas ayant opinion que ce different tournoit à sa confusion, ne les eust interrompus. Or bien, leur dit-il, c’est assez, je vous vay mettre hors de toute dispute. Et lors s’adressant à Alexis. Estes-vous, luy dit-il, Alexis, fille d’Adamas, le plus meschant de tous les hommes ? Chacun, respondit-elle, me tient pour fille d’Adamas le grand Druïde, & pour telle Adamas mesme m’advouë. Et puis se tournant vers Astrée. Et vous, continua Polemas, estes-vous Alexis, fille de cet Adamas ? Je la suis asseurément, respondit-elle, & demandez le à ces habits que je porte. Puis donc que vous estes toutes deux filles de ce meschant homme, J’ordonne que toutes deux vous soyez traittées comme telles. Et à ce mot ayant commandé qu’elles fussent attachées ensemble, il les fit mettre sous bonne garde jusques au matin : non pas toutefois sans suivre de l’œil Astrée jusques hors de sa chambre, & dire que c’estoit dom-
mage qu’une si belle fille eust un si meschant & detestable pere. Mais l’Ambition qui est un monstre qui ne peut souffrir de compagnon, aussi-tost que Polemas la perdit de veuë, luy en fit oublier en mesme temps tous les merites.
Fin du premier Livre.
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LA SIXIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE,
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE SECOND.
Il estoit vray que Polemas avoit dessein d’exposer Silvie aux coups de ceux de la ville, & Alexis aussi, tant pour essayer si la Nymphe Amasis, & Adamas, de peur de les faire mourir, ne defendroient point aux leurs de tirer,
que pour faire veoir à chacun combien il ressentoit la mort de ses amis, en la personne de Climanthe, dont Silvie & Leonide estoient principalement accusées. Cela fut cause que quand il partit de Surieu, pour faire ceste attaque, il l’avoit laissée dans le Chasteau, sous bonne garde. Ceste fille, comme craintive de son naturel, eut toute la nuict des apprehensions mortelles, luy semblant aussi-tost que le sommeil l’assouspissoit, qu’elle se voyoit au milieu des picques & des traicts qui luy representoient tant de morts affreuses, qu’elle s’esveilloit en sursaut ; toute couverte de larmes & de sueur. Soudain qu’il fut jour, ne pouvant trouver du repos dans le lict, elle se leva plus matin que de coustume, & tantost se promenant dans la chambre, & quelquefois mettant la teste à la fenestre qui respondoit sur le fossé, elle passa quelques heures avec autant d’inquietudes qu’elle avoit fait toute la nuict.
SUITTE
De l’Histoire de Lids.
Estant donc appuyée sur ceste fenestre, & tenant la veuë le long du chemin, elle veid revenir, ce luy sembloit, Ligdamon, qui marchoit assez nonchalamment. Lors qu’il fut plus prés elle se mit à tousser, pour luy faire hausser la teste : Mais luy, apres l’avoir regardée, sans en faire semblant, il tourna froidement les yeux ailleurs. Elle jugea qu’il en usoit ainsi pour n’estre point recognu, & mesme qu’il avoit changé d’habits. Mais peu apres le voyant aller & venir, à chasquefois luy faisant le mesme signe, elle estoit toute estonnée qu’il n’en faisoit point de conte, & principalement ne voyant personne en ce lieu qui le pust empescher de parler à elle, ou pour le moins de luy faire quelque signe. Mais ce qui la
mit presque hors d’elle-mesme, ce fut que lors qu’elle estoit plus avant en ceste pensée, elle veid venir une Estrangere, pour le moins à ce que ses habits luy pouvoient faire juger, qui d’aussi loin qu’elle pût recognoistre cet homme, s’en vint courant les bras ouverts à luy, & luy sautant au col, luy fit des carresses extrêmes. Il luy sembla qu’alors Ligdamon haussa les yeux pour veoir si elle estoit encore à la fenestre, de quoy s’appercevant elle se retira un peu en dedans, pour remarquer, sans estre veuë, ce qu’ils feroient. Elle veid donc que ces premieres caresses n’avoient rien esté au prix de celles qu’ils se firent depuis : & que si la fille en faisoit autant qu’elle pouvoit pour tesmoigner un extrême contentement : celuy qu’elle prenoit pour Ligdamon, les luy rendoit avec usure. Si ceste veuë luy fut ennuyeuse, il est aysé à juger, puis que s’ostant par depit de ce lieu, elle se retira dans le fonds de la chambre, où demeurant longuement sans mot dire, en fin elle s’escria : Or
s’asseure qui voudra sur la fidelité des hommes, & s’arreste à leurs fictions celle qui voudra estre deceuë. Est-il possible qu’il y en ait un qui ne soit trompeur, puisque Ligdamon l’est de ceste sorte : Ligdamon qui, à ce que dict Egide, a voulu prendre le poison pour n’estre à autre qu’à moy : Ligdamon qui a fuy, à ce qu’il nous raconte, les faveurs d’Amerine, avec tant de soin & tant de peine. Et bref, ce Ligdamon qu’il n’y a que trois jours qui mouroit d’Amour pour moy, & qui protestoit & le Ciel & la Terre de vouloir estre mien jusques au tombeau. Et là s’arrestant un peu, incontinent elle reprenoit ainsi. O quelle miserable destinée est celle d’une fille ? Si elle ayme, elle est trompée : & si elle n’ayme point, elle est sujette à l’importunité des hommes, sans qu’elle s’en puisse exempter, sinon en se donnant à ces farouches animaux pour estre devorée.
Ces paroles se desroboient de sa
bouche, parce que veritablement l’affection qu’elle avoit pensé estre en Ligdamon, avoit beaucoup gaigné sur son courage glorieux, & maintenant se voyant deceuë en ceste opinion : elle ne le pouvoit souffrir sans un grand ressentiment. Mais elle estoit bien deceuë ; car celuy qu’elle avoit pris pour Ligdamon, c’estoit Lydias, qui suivant Melandre, & Melandre le faux Lydias, estoient venus jusques en Forestz, & celle qui le caressoit c’estoit Amerine, qui pensant que ce fust celuy-là mesme avec lequel elle estoit partie de Rothomague, fut surprise d’une joye extrême en le rencontrant en ce lieu. Que si Silvie ne se fust point ostée de la fenestre, elle eust bien, peut-estre oüy quelques paroles qui l’eussent pû desabuser : Car incontinent apres ces premieres caresses, Amerine, comme par reproche. Et bien, luy dit-elle, est-ce ainsi que vous m’avez attenduë où vous m’aviez promis ? Ah ! Lidias, qui voulez estre Ligdamon, si ma fortune ne m’eust
point conduitte icy tant heureusement, en quel lieu pretendiez-vous que je vous pûsse rencontrer ? Et en disant ces paroles elle renouveloit ses caresses, que Lydias recevoit comme d’une personne qu’il avoit autrefois grandement aymée : mais pour laquelle il avoit maintenant fort peu d’affection, s’estant de telle sorte laissé lyer aux obligations qu’il avoit à Melanthe, qu’il n’y avoit plus d’Amour pour luy que celle-là : Que s’il recevoit les caresses d’Amerine, & taschoit de les luy rendre, c’estoit plustost en memoire du temps passé que du present. Mais lors qu’il ouït ce qu’elle luy disoit de Lydias, qui vouloit maintenant estre Ligdamon, & de la promesse qu’elle disoit qu’il luy avoit faite de l’attendre en certain lieu, il demeura le plus estonné du monde. Et parce qu’il ne sçavoit que luy respondre : Vous estes muet, ô cher amy, luy dit-elle, aviez-vous, peut-estre, opinion d’estre deschargé de moy, & que je ne vous sceusse pas trouver en ce pays, où je suis
estrangere ? O que l’Amour est un bon aymant, il tourne tousjours infalliblement le cœur de celuy qui ayme, vers la personne aymée. J’advouë, respondit en fin Lydias, que je suis non seulement muet, mais le plus hebeté de tous les hommes, ne sçachant entendre ce que vous me dites : Car, belle Amerine, continua-t’il, qu’est-ce que vous me parlez de Ligdamon, qui ne veut plus estre Lydias, & de ce lieu où j’avois promis de vous attendre ! Comment, reprit-elle en le regardant ferme entre les yeux, de puis si peu de temps que nous-nous sommes separez, avez-vous beu de l’eau de l’Oubly, pour ne vous plus souvenir de nostre sortie de Rothomague, de nostre voyage jusques à Neomague, du sujet qui vous en fit partir sans moy, où vous me laissastes en prison, de mes habits que vous emportastes, & du lieu où vous m’aviez promis de m’attendre ? O Dieux ! s’escria Lydias, dors-je, ou si je veille ? Qu’est-ce, Amerine, que vous me
racontez ? Il y a plus de trente Lunes que je partis de Rothomague, à cause du combat que je fis pour vostre sujet contre Aronthe, & je vous asseure que depuis je n’ay bougé de la grande Bretagne, que pour venir assister les Neustriens contre les Francs, & que mettant pied à terre à Callais, Lipandas parent d’Aronthe, me mit en prison, d’où je suis sorty par l’assistance d’une personne que je suis venu suivant jusqu’en ce pays. Mais de vous, croyez-moy, Amerine, que depuis je n’en ay point eu de nouvelles que celles-cy de vostre rencontre tant inesperée. Comment, reprit Amerine, vous n’avez pas esté pris par les Neustriens, en la bataille qu’ils eurent contre les Francs ? Vous n’avez pas esté condemné aux Lyons ? Vous n’en avez pas tué deux si courageusement ? Vous n’estes pas celuy que j’ay retiré de ce peril, en vous demandant pour mon mary ? Ce n’a pas esté vous qui le jour de nos nopces pensant boire du poison, ne pristes que de l’endormie ? Et bref, ce n’est
pas vous que j’ay suivy jusques icy, & pour lequel j’ay eu tant de peine, & couru tant de hazards ? Asseurez-vous respondit froidement Lydias, que je ne le suis point, & que je sçay aussi peu tout ce que vous me dites, que l’enfant qui vient de naistre. Amerine se pliant les bras ensemble, & se reculant d’un pas, le considera quelque temps, & puis se rapprochant : N’est-il pas vray, luy dit-elle, que vous estes Ligdamon, qui ne veut pas estre Lydias ? Je ne sçay, respondit-il, qui est ce Ligdamon, mais si fay bien que je suis Lydias. O Dieux ! s’escria-t’elle, suis-je Amerine, ou suis-je hors du sens ? Et lors se taisant, & pensant à ce que Lydias confessoit librement, elle commença de douter que celuy qu’elle avoit pris pour Lydias, & qui avoit esté tant tourmenté pour ceste ressemblance, n’estoit pas veritablement celuy qu’elle avoit pensé. Et luy disant plusieurs fois : Vous estes bien Lydias Neustrien, celuy qui a combatu contre Aronthe ? Et luy respondant
qu’il l’estoit. O Dieux ! s’escria-t’elle, est-il possible que deux personnes se ressemblent de sorte que l’on ne les puisse point discerner l’un de l’autre, & que, non pas deux ou trois personnes, mais tout un peuple y soit trompé ? Je ne sçay, adjousta Lydias, de qui vous parlez, ny pourquoy je vous trouve icy : mais asseurez-vous que je suis Lydias, qui ne vous ay veuë il y a plus de trente Lunes. Et pour vous tesmoigner que c’est moy qui fis le combat contre Aronthe, voyez dit-il ostant son chappeau, le coup que je receus à la teste, lorsque je le fis mourir : Car vous pouvez bien vous souvenir que me sauvant en vostre logis, vous-mesmes vous m’y mistes vostre mouchoir pour retenir le sang, n’ayant pas le loisir de me faire penser, de peur d’estre pris ? O Dieux ! dit-elle, si je m’en souviens : Et où avois-je les yeux & la memoire, quand je n’ay pas pris garde à ceste marque, & que j’ay esté si longuement abusée ? Mais, ô Ciel, soyez-vous à jamais
loüé, de la grace que vous m’avez faite de sortir de ceste erreur avec tant de contentement. Et lors embrassant le nouveau Lydias, elle luy raconta tout ce qui c’estoit passé entre elle & Ligdamon, sans luy oublier chose quelconque de tout ce qu’elle se put souvenir, dont Lydias demeura comme ravy, ne se pouvant imaginer que deux personnes fussent si ressemblantes, qu’on n’y pûst remarquer quelque difference, ou au visage, ou à la voix, ou à l’action : Mais, non, non, Lydias, repliqua-t’elle, asseurez-vous que & vostre mere & tous vos parents & vos amis s’y sont trompez, & si toutefois il disoit tousjours qu’il n’estoit point Lydias, mais un certain Ligdamon de ce pays. Et quand en particulier je luy reprochois son changement envers moy : (car je me figurois que tout ce qu’il disoit n’estoit que pour avoir changé de volonté, & pour en aymer quelqu’autre :) il me respondoit qu’il n’estoit point Lydias, mais Lig-
damon : & que jamais il n’avoit aymé qu’une certaine Silvie, & qu’il ne pouvoit en aymer d’autre. J’estois tellement abusée de la ressemblance qu’il avoit, que pour le confondre je me resolus de venir en ceste contrée, où il me promit de verifier tout ce qu’il disoit : Mais lors que nous fusmes prés de Neomague, un certain passant, je ne sçay pour quel sujet, le deffia, & si mal-heureusement, que celuy que je tenois pour vous, le laissa pour mort sur le lieu : Qui fut cause que nous fusmes faits prisonniers, & n’eust esté que je changeay d’habits avec luy, & le fis eschapper comme fille, je ne sçay ce qu’il en fust arrivé : car prenant les siens, je me disois son mary, & luy ma femme. Et le lendemain que je fus conduit devant le Comte, & les autres Officiers de la Justice, & que je niay d’avoir faict le coup, dont j’avois esté accusé, l’on me fit conduire dans la chambre où cet homme blessé estoit dans le lict. Lors qu’il me veid : Ces habits, respondit-il, sont bien ceux de celuy qui
m’a faict le mal ; mais ce n’est pas celuy qui les porte. Le Comte alors me regardant de plus prés, recogneut à mes cheveux, & à mon sein, que j’estois fille, dont tout estonné : Et pourquoy, me dit-il, vous estes-vous desguisée de ces habits, qui ne sont pas de vostre sexe ? Seigneur, luy dis-je, encore que je sceusse mon mary innocent, toutefois creignant les rigueurs de la Justice, & le peril d’estre au jugement des hommes, je le contreignis de prendre mes habits, & je vestis les siens, & de ceste sorte ce matin il s’en est allé. Et je dis que je le contreignis, parce qu’il aymoit mieux mourir que de m’abandonner en ceste peine : mais en fin mes souspirs & mes larmes l’y ont forcé. De fortune ce Comte avoit une femme qui estoit belle & jeune, & qui aymoit passionnément son mary, soudain qu’elle fut advertie de ceste ruse, elle s’en vint où nous estions, pour me veoir. Et elle y arriva encore assez à temps pour defendre ma cause : Car le Comte
fit venir le Geolier, luy demanda qu’estoit devenu celuy qu’on luy avoit remis entre les mains. Et lors qu’il respondit que c’estoit moy : Non-est, repliqua le Comte, c’est sa femme. Seigneur, dit-il, si cela est, ce sont donc deux femmes ; car je vous assure que l’autre est aussi jeune & aussi belle que celle-cy : & que pour celle que je vous presente, elle n’a point esté remise entre mes mains qu’avec les mesmes habits que vous luy voyez. Seigneur, repris-je incontinent, il a quelque raison en ce qu’il dit : car encore que quand mon mary fut conduit en prison il fust vestu en homme, & moy en fille, si est-ce qu’au mesme instant que nous fusmes dans le cachot, je m’advisay de ceste ruse : si bien que quand le Geolier nous vint apporter à soupper, il me trouva avec les habits que vous me voyez, & ne croy pas qu’il m’ait bien regardée que desguisée comme je suis. Et quoy, adjousta le Comte, pensez-vous que vous ne soyez
pas chastiée sous les habits que vous portez ? Si mon mary a faict quelque mal, respondis-je, je veux bien recevoir le chastiment pour luy. Mais, repliqua-t’il, ne sçavez-vous qu’elle peine court celuy qui trompe de ceste sorte la Justice ? Quelque peine, repris-je, que je puisse recevoir ne me changera pas la volonté que j’ay de mettre mon mary hors de peine. La femme du Comte survenant, & m’oyant tenir ce langage : Seigneur, dit-elle à son mary, l’acte de ceste femme est digne d’honneur & de recompense, & non pas de chastiment, & toutes celles qui ont des maris doivent prendre exemple à elle, & l’honorer & assister, & comme telle je vous la demande par l’amitié que je vous porte. Le Comte alors en sousriant, il ne me falloit pas demander ceste grace, dit-il, par une adjuration si pressante, puis, Madame, que je ne la donnerois pas seulement, mais ma vie encore. Et lors commandant que je fusse remise
entre ses mains, elle m’emmena en son logis, où me donnant cet habit que je porte, elle me fit tant de caresses qu’à peine vous le sçaurois-je redire, & quoy que je sceusse faire ne me voulut laisser partir de cinq ou six jours. Et je croy bien que n’eust esté que je luy dis que mon mary m’attendroit en un lieu que nous-nous estions nommé, & que peut-estre impatient de ma longue demeure, il me reviendroit chercher, & que cela seroit cause que nous demeurerions long-temps à nous retrouver, je ne croy pas qu’elle m’eust laissé si tost partir, tant l’action que j’avois faite luy estoit agreable. Mais ce fut le bon, lors que je fus hors de la ville, & que je voulus prendre le chemin du lieu où cet homme m’attendoit. Je ne me sceus jamais souvenir du nom de la ville, qu’il m’avoit nommée : toutefois sçachant bien que c’estoit Forestz, je pris mon chemin en ceste contrée, où depuis j’ay demeuré, tantost en une ville, & tantost en une autre, sans sçavoir presque
ny où aller, ny que demander. Lydias escouta fort attentivement Amerine, & lorsqu’elle se teut : Belle & chere Amerine, luy dit-il, en tout ce discours, je ne recognois que des obligations infinies que je vous ay : Je voy bien que tout ce que vous avez faict pour ce Ligdamon, que vous avez pris pour moy, c’est à moy à vous en rendre le service que telles faveurs meritent : Mais puisque j’ay apris vostre vie depuis si long-temps, il est bien raisonnable que vous sçachiez la mienne, & s’il y a quelque chose qui vous en desplaise, ou qui d’abord en quelque sorte blesse l’affection que je vous ay promise, je m’asseure que quand vous l’aurez considerée meurement, vous trouverez que c’est pour satisfaire à des obligations receuës, que j’ay esté contraint d’en user ainsi.
Et sur ce discours il reprit tout ce qu’il avoit faict en la grande Bretaigne, les courtoisies des parents de Melandre, le semblant qu’il avoit fait de l’aymer, la façon dont il estoit
party sans luy en rien dire, sa prison à Calais, la resolution de Melandre à combattre pour luy contre Lipandas, comme elle avoit esté faite prisonniere par les troupes du Prince Clidamant, la grace avec laquelle ce Prince l’avoit mise en liberté, de quelle franchise elle s’estoit renduë dans les prisons de Lipandas, pour l’en sortir, & la priere qu’elle luy avoit faite de servir Clidamant, les caresses qu’en arrivant au camp des Francs tous les amis de Ligdamon, luy avoient faites, s’abusant à leur ressemblance, la cognoissance que Clidamant luy donna que ce Chevalier qui avoit combattu pour luy, & qui s’estoit mis en prison, estoit Melandre, & bref l’entreprise qu’il fit sur Callais, & la prise de la place.
Mais, continua-t’il, à peine estions nous maistres du lieu, que je courus au Chasteau, & comme celuy qui estoit fort sçavant du lieu où estoient les prisons, je m’en allay plein de desir de veoir Melandre, &
luy rendant la liberté qu’elle avoit perduë pour moy, luy faire paroistre le ressentiment que j’avois de tant d’obligations : mais la Fortune, qui sembloit de prendre plaisir, de me desrober tout ce qui me pouvoit donner quelque contentement, me refusant celuy-cy comme les autres, voulut que je trouvasse les portes des cachots rompuës, & n’y avoir plus rien dedans que les fers & les seps où souloient estre attachez les prisonniers. Je cherchay diligemment par le Chasteau, pour voir si je la trouverois, & depuis descendant dans la ville, il n’y eut maison où je ne demandasse de ses nouvelles. En fin sur le soir, (car j’avois employé en ceste queste toute la nuict & tout le reste du jour, jusqu’à ce que le Soleil estoit prest à se coucher) je sceus par quelques-uns qui venoient de Rothomague, qu’elle en avoit pris le chemin. C’est la verité qu’encore que je pensasse que les parents d’Aronthe, me pourroient procurer
quelque desplaisir s’ils me recognoissoient, si ne laissay-je de me resoudre d’y aller, tant estoit puissante la force que me faisoit l’obligation que j’avois à ceste honneste fille : Mais lors que j’approchay de Rothomague, de fortune je rencontray un homme à cheval qui me fit changer de dessein : cet homme s’en revenoit de la ville, & monstroit d’estre sur un cheval fort las ! & parce que j’avois accoustumé de demander des nouvelles de celle que je cherchois à tous ceux que je rencontrois, j’en fis de mesme à celuy-cy : Seigneur Chevalier, luy dis-je, me sçauriez-vous point dire si un jeune homme estranger, vestu comme ceux de la grande Bretagne, & qui va à Rothomague par ce chemin, n’a point esté rencontré par vous ? Seigneur Chevalier, me respondit-il, si je ne me trompe, celuy que vous cherchez s’appelle le Chevalier Triste. C’est luy-mesme, repliquay-je tout joyeux : Personne, reprit-il, ne vous en peut dire des
nouvelles plus asseurées que moy : car je l’ay accompagné depuis les cachots de Callais, jusques en ceste ville prochaine. Nous estions tous deux prisonniers, & lors que les Francs prirent la ville, & que les prisons nous furent ouvertes par les mesmes Geoliers qui nous detonoient, ce chevalier, avec qui j’avois faict une grande amitié, me pria de luy enseigner le chemin de Rothomague : Parce, disoit-il, qu’il estoit extrêmement pressé d’y aller pour un affaire duquel tout son contentement dependoit. Je luy respondis que non seulement je le luy enseignerois : mais qu’encores je l’accompagnerois jusqu’à la porte ; mais que d’entrer dedans il m’estoit deffendu, à cause de quelque vieille inimitié. Nous montasmes donc sur les premiers chevaux que nous rencontrasmes : (car tout estoit de bonne prise,) & sortismes sans estre veus parmy la confusion. Or par les chemins j’ay sceu qu’il se hastoit si fort pour destourner
un mariage d’un certain Lydias avec une Dame, qui luy estoit d’extrême importance : mais à peine m’avoit-il laissé, que je l’ay veu ressortir de la ville en haste, & luy courant apres, & luy demandant où il alloit ainsi pressé : Ne m’arrestez point, dit-il ; car je viens d’apprendre que ce Lydias que je cherche, s’en est allé avec celle qu’il veut espouser, & l’on pense que ce soit en une maison assez prés d’icy, qui est à ceste femme. A ce mot il a donné des esperons à son cheval, sans que j’aye pû tirer autre parole de luy. Et quel chemin, luy dis-je, a-t’il pris ? Je ne sçaurois le vous dire, me respondit-il, tant y a qu’il alloit du costé de Paris.
Nous-nous separasmes de ceste sorte, & depuis je la suis allé suivant ayant presque tous les jours appris de ses nouvelles, jusques à la ville que vous m’avez nommée, où il m’advint une rencontre estrange. Environ le temps que vous y fustes, j’y arrivay, & lors
que je mettois pied à terre pour me reposer : car veritablement ce jour là j’avois fait une grande journée, un grand nombre d’Archers me saisirent & me menerent en prison ; m’accusant d’avoir blessé un certain passant : & selon ce que vous m’avez raconté je crois que c’est celuy que ce Ligdamon avec qui vous estiez, avoit eu affaire. Dieu sçait si j’en estoit innocent, & toutesfois je ne laissay d’estre fort mal traitté : J’eus toute la nuict les fers aux pieds & aux mains, & le lendemain sur le soir l’on me mena devant le Comte du lieu, qui apres m’avoir interrogé, & luy semblant que j’estois innocent ; me vouloit faire relascher, lors que quelque officier de Justice requit qu’avant mon eslargissement je fusse presenté à celuy qui estoit blessé & qui m’avoit accusé. J’y fus incontinent conduit, & je pris garde qu’aussi-tost qu’il me veid il jetta un grand souspir, & puis se tourna de l’autre costé, car il estoit dans le lict. Chacun creut que ce souspir, & moy comme les autres, proce-
doit de la douleur de sa blesseure, & toutesfois je pense maintenant que veritablement il me prit pour ce Ligdamon qui l’avoit blessé, & qu’il ne me voulut point accuser pensant peut estre, comme genereux, qu’il luy seroit plus honorable d’avoir raison de l’offence que je luy avois faite avec les armes que par la voye de la justice, comme accoustument les Chevaliers de tout temps parmy les Gaules. Tant y a que quand on luy demanda si j’estois celuy qui l’avoit blessé. Il repliqua, je luy en demande pardon, car ce n’est point luy. Le Comte ayant eu ceste justification pour moy me fit relascher : mais mon cheval, & le meilleur de tout ce qui s’estoit trouvé sur moy demeura entre les mains du Geollier, & de ceux qui m’avoient pris : Je croy bien que si j’en eusse fait plainte, peut-estre en eusse-je pû ravoir quelque chose : mais je pensay qu’il valloit mieux m’en aller, ayant ouy dire que bien souvent telles poursuittes coustent plus qu’on n’en retire : outre que de-
sirant passionnément d’atteindre celle que je suivois, je me mis sur le chemin de Forests, parce qu’en la suivant j’avois appris qu’elle alloit demandant ce pays-là.
Cependant que Lydias & Amerine alloient parlant de cette sorte, Silvie de temps en temps mettoit la teste à la fenestre, & se cachant le plus qu’elle pouvoit les alloit espiant, & considerant toutes leurs actions : car ne pouvant ouyr que quelques paroles ausquelles ils haussoient davantage la voix, elle ne s’amusoit qu’aux gestes & aux caresses qu’ils se faisoient, ce qui luy touchoit si vivement au cœur, que diverses fois elle fut preste de luy crier des injures : mais lors qu’elle estoit plus avant en cette fantaisie, ceux que Polemas avoient envoyez vers elle, la vindrent trouver, & pour la conduire avec moins de bruit luy firent entendre que c’estoit pour la ramener vers Galathée. Elle entra donc dans le Chariot, & lors qu’elle passa à l’endroit où Lydias parloit encore avec Amerine
ne la cognoissant point il ne se tourna pas seulement de son costé, ce qui la toucha si fort que de tout le chemin elle n’eut que cette mescognoissance en la pensée, ne pouvant assez blasmer la volage humeur de tous les hommes, pour celle qu’elle pensoit estre en Ligdamon. Mais elle n’avoit pas encore fait une lieuë, lors qu’elle veid venir au galop un grand nombre d’Archers, qui passans auprés d’elle menoient attaché Lydias, pensans comme elle, que ce fust Ligdamon. Car Polemas avoit esté adverty que Ligdamon s’estoit vanté de sortir & de le tuer au milieu de son armée, s’il ne relaschoit Sylvie. Luy qui sçavoit bien l’affection qu’il portoit à cette Nymphe, le creut facilement, & donna charge à tous ceux qui cognoissoient Ligdamon de s’en saisir aussi-tost qu’ils le verroient. Et ces Archers qui furent abusez de la ressemblance que cet homme avoit avec luy, le trouvant par hazard en venant vers Polemas s’en saisirent, comme ayant opinion de faire un bon service à leur
maistre. Amerine crioit bien qu’il n’estoit pas Ligdamon, car elle creut bien que l’on se mesprenoit : mais ses paroles ne servirent de rien, & ceux-cy qui pensoient de le bien cognoistre n’en faisoient point de conte, & s’en alloient tous joyeux faire ce present à Polemas. Sylvie le voyant passer fut tout à coup touchée de deux differentes passions, & quoy qu’elle se voulust mesme faire croire le contraire, si fut-elle bien-aise de se veoir vangée de l’outrage qu’elle pensoit avoit receuë de luy, & ne pouvoit toutesfois s’empescher d’estre marrie de le veoir en ce danger. De sorte que quand elle disoit tout haut ? Or va trompeur rendre conte de tes dissimulations, & de tes tromperies, elle ne pouvoit garder que son cœur ne dist : mais encore est-ce dommage que ce jeune Chevalier se perde de la sorte : & que si sa colere le luy faisoit regarder d’un œil de desdain & de vangeance, l’amitié qu’elle luy portoit ne luy desrobast quelque souspir de compassion.
Mais d’autre costé ceux qui estoient dans la ville, encore qu’ils eussent quelques blessez, car de morts ils en avoient fort peu, ils estoient toutesfois si resjouïs de la victoire qu’il leur sembloit d’avoir obtenuë sur leurs ennemis, qu’il fut ordonné à tous les Druides, Vacies, Eubages, Sarronides, qui estoient dans ville de rendre graces au grand Tautates, & au Pontife, Flamines & autres d’aller dans leurs Temples remercier leurs Dieux de cette si signalée victoire. Cependant le Prince Alcidon, & Damon allerent visitant les murailles & les portes, & faisoient remparer les lieux qui en avoient besoin, & Adamas prevoyant à tout le reste, avec une peine infinie, faisoit bien paroistre que l’affection donne des forces surnaturelles : car il ne se reposa que les morts ne fussent enterrez, & que les blessez ne fussent remis entre les mains des Mires pour estre pansez, & qu’il n’eust visité tous les quartiers de la ville, pour sçavoir s’il estoit necessaire d’y mettre quelque
ordre, & apres s’en allant avec les autres Druides, Vacies, Eubages, & Sarronides dans leur boccage sacré qui estoit enclos dans la ville, il ayda à rendre les graces à Hesus Tautates le Dieu fort.
Ligdamon cependant qui n’avoit pas oublié le secours inesperé qu’il avoit receu de cette personne incognuë, n’eut pas si tost rendu conte au Prince de la commission qu’il luy avoit donnée, que se retirant en son logis, il demanda des nouvelles de celuy a qui il avoit tant d’obligation, & ayant sceu qu’il se portoit bien, & que la blesseure qu’il avoit sur l’espaule estoit si petite qu’à peine la peau en estoit-elle esgratignée, il en fut tres-aise, & le voulut aller veoir avant toute autre chose. Il le trouva dans une chaire, avec le bras en escharpe, parce que les Myres l’avoient ainsi voulu, pour soulager le costé ou estoit le coup.
D’abord que ce jeune homme veid entrer Ligdamon, il se leva pour
le saluër, ce qu’il fit avec un certain visage, qu’il sembloit d’avoir une grande cognoissance avec luy. Ligdamon receut cet accueil avec toute la courtoisie qu’il pût, tant parce que les termes de la civilité le luy ordonnoient ainsi, que pour la grande obligation qu’il sçavoit luy avoir, & toutesfois l’estranger qui s’apperceut bien qu’il traittoit avec luy comme avec une personne incognuë eut opinion au commencement, que pour estre desja assez tard, il ne le recognoissoit point, où que peut-estre pour quelque bonne consideration, il feignoit en publicq de ne le point recognoistre. Apres donc que les premieres paroles de courtoisie furent dittes entr’eux, & que Ligdamon se fut enquis de l’estat de sa santé, & l’eut grandement remercié de ce qu’il avoit fait pour luy, & du hazard auquel il s’estoit voulu mettre, il luy dit. Commandez, Seigneur Chevalier, que ceux qui vous accompagnent nous laissent seuls, & puis je respondray à ce que vous me dittes. Ligda-
mon, alors se tournant vers eux les en supplia, & lors l’estranger reprit ainsi.
SUITTE
De l’Histoire de Melandre.
Tu me demandes ingrat & perfide Lydias, comme je me porte & tu me remercies de ce que j’ay fait pour toy, comme si tu ne sçavois pas bien que Melandre ne se peut porter que comme tu veux, & que ce hazard que j’ay couru aujourd’huy pour toy, est l’un des moindres d’un nombre infiny, où je me suis exposée pour te conserver la vie. Oublieux & mescognoissant, peux tu bien ne te point ressouvenir des carresses & des courtoisies, qu’estant en la grande Bretagne tu as receuës en ma maison, de tous ceux à qui j’appartiens ? Peux tu bien avoir perdu la memoire des serments que tu as faits si souvent à cette Melandre de n’aimer jamais personne
qu’elle ? Penses-tu que pour feindre d’avoir oublié ta fuite de Londres, ceux qui sçavent cette perfidie ne s’en souviennent pas ? Est-il possible que ton infidelité ait effacé de ta memoire, ceste Melandre que tu fais semblant de ne cognoistre point, qui s’habillant en homme, comme tu me vois, & prenant les armes de Chevalier, combattit pour ta liberté ou plustost pour ta vie ? Mais peut-on s’imaginer qu’une ingratitude s’empare de telle sorte d’une ame, qu’elle ait pû te faire perdre la memoire que cette Melandre qui maintenant t’a sauvé la vie avec ce peu de sang qu’elle vient de respandre, est celle-là mesme qui dans Callais entre dans les cachots de Lipandas, pour t’en delivrer, & donna librement ses mains & ses pieds aux fers & aux seps pour rompre ceux qui lioient tes mains & tes pieds.
Elle vouloit continuer lors que Ligdamon l’interrompit ainsi. Je serois veritablement digne, non seulement de blasme, mais d’un extreme
chastiement, si estant tel que vous m’estimez, j’avois perdu le souvenir de tant d’obligations que vous me racontez : mais je proteste devant tous les Dieux, que ce Lydias duquel vous me donnez le nom, m’est autant incognu, que le plus incognu de tous les hommes. Comment, reprit Melandre, tout en colere, peux tu dire sans rougir que tu ne sois celuy contre qui pour cette ingrate mescognoissance aupres de Neomague, je mis la main à l’espée, & par qui je fus blessée dans le bras ? Je ne dis pas, respondit-il froidement & un peu estonné que je ne puisse estre celuy que vous dittes : car je me souviens bien qu’estant prés de la ville que vous nommez, je fus attaqué par un estranger, sans en sçavoir le subject, & qui demeura blessé, & pour l’amour duquel je fus faict prisonnier, & en sortis à l’ayde d’une fille, qui abusée comme vous estes, & me prenant pour un certain Lydias me donna ses habits, & se revestit des miens. Ah Lydias, s’escria-t’elle alors si pour quelque subject qui t’importe tu veux cacher ton non, ne me mets point
au rang du commun : & considere que tant de tesmoignages que je t’ay rendus d’une entiere affection te doivent bien donner asseurance, que je cacheray tout ce que tu me diras, avec autant de soin que tu sçaurois faire. Si tu veux Lydias que je t’appelle Ligdamon, jamais autre nom que celuy-cy ne sera en ma bouche. Et ne pense point, encore que ce fust pour quelque amour nouvelle, qu’aucun interest que j’y pusse avoir me fist jamais proferer une parole qui te pûst importer ? Asseure toy, amy, que l’amitié que je te porte est plus forte, & peut davantage sur mon cœur que tous les interests que j’y sçaurois avoir, ny que tu te pourrois imaginer. Celle qui a quitté sa patrie, ses & parents, ses amis : celle qui a mis cent fois sa vie au hazard seulement pour te mettre hors de peine : peut-elle avoir quelque interest considerable au prix de celuy de te plaire. Parle moy franchement, dy moy, Melandre, pour mon bien, pour mon dessein, voire encore pour mon plaisir, je ne veux plus estre
Lydias, je desire que l’on me croye Ligdamon : je ne veux jamais avoir veu Melandre, voire j’en veux avoir perdu la memoire : & tu verras, ô cher amy, que tant s’en faut que je te descouvre, que je perdray la memoire & de ton nom & du mien, aussi long-temps que tu voudras : Et si jamais j’y fais quelque faute, n’estime plus que je sois Melandre, & me chasses de ta presence, comme indigne de porter le nom d’une fille qui ne veut vivre aupres de toy que pour te servir.
Sage & belle Melandre, reprit alors Ligdamon, je ne demeure pas seulement estonné de la grandeur & de la perfection de vostre amitié, mais beaucoup plus encore du bon-heur de ce Lydias, pour lequel vous me prenez, & bon-heur tres-grand se doit-il estimer celuy duquel je parle, puis que tant de belles & discrettes filles l’ayment avec une si entiere affection que je ne croy pas que son merite ne doive estre tres grand, puis qu’il est si parfaittement aimé. Et je
m’estimerois ne luy ceder gueres en ce bon-heur pour la ressemblance qui est entre nous, si j’estois en estat de recevoir la bonne volonté de celles qui me prennent pour luy. Car sçachez ô belle & discrette Melandre, que vous n’estes pas la premiere qui vous estes trompée à mon visage & à ma voix. Plusieurs ont desja faict ce mesconte. Et quand je diray que tout un peuple s’y est trompé, ce ne fera que la verité. Sçachez qu’estant conduit prisonnier de guerre à Rothomague, la mere de ce Lydias, m’a pris pour son fils, &, qui pis est, tout le corps de la justice, qui pour quelque homicide qu’il avoit fait me condemna aux Lyons, & de la cage desquels je ne serois pas sorty si une certaine Amerine, abusée de ceste ressemblance ne m’eust demandé pour son mary.
Je vous raconte, Melandre, toutes ces choses pour vous dire que vous estes deceuë, & que si j’estois ce Lydias que vous me pensez estre, je m’estimerois le plus heureux homme du monde, de vous rendre tous les services, que
vous sçauriez desirer de moy. Mais sortez d’erreur je vous supplie, & croyez que je suis Ligdamon natif, & originaire de ce pays où quant il vous plaira je vous donneray dés demain mille tesmoignages de cette verité. La Nymphe Amasis & sa fille Galathée vous diront que j’ay esté nourry petit enfant auprés de leur personne. Adamas le grand Druide, le Pontife, les Flamines, & bref toute la ville vous asseureront que je suis Ligdamon & non point Lidias.
Melandre estonnée de ce que Ligdamon luy disoit, & voyant avec quelle asseurance il s’offroit de le luy prouver le lendemain, commença d’entrer en quelque doute qu’elle ne se trompast, quoy que le visage & la parole fussent si semblables à celle de Lydias. Et apres l’avoir quelque temps consideré : S’il est ainsi, dit-elle tout à coup, il faut croire que les Dieux veulent que vous soyez pris pour Lydias, car c’est une chose incroyable qu’en deux personnes il n’y ait une seule
difference ny au visage, ny à la parole, ny à la taille, ny aux façons, ny mesme a l’aage. Et voyons continua-t’elle, si aux choses qui viennent par accident, il y a la mesme conformité, & lors s’approchant de luy, & luy ostant le chappeau qu’il avoit sur la teste elle luy releva les cheveux : mais ne trouvant point la blesseure que Lydias avoit receuë au combat d’Aronthe, elle demeura toute confuse, & se reculant un pas ou deux apres l’avoir consideré : J’advouë, luy dit-elle, que je pense m’estre trompée, & que vous n’estes pas ce Lidias que je cherche : car c’est la verité qu’il a une blesseure en la teste que je ne trouve point en la vostre, & si je sçay tres-asseurément que la cicatrice ne sçauroit s’estre perduë en si peu de temps qu’il y a que je l’ay veu, puis qu’au contraire c’est une marque qu’il ne perdra jamais.
Ligdamon plus aise qu’on ne sçauroit dire de se veoir de livré de cette peine, & plus encore de sçavoir cette difference, afin que quand Amerine
le trouveroit, car il s’asseuroit bien qu’elle le suivoit, il la pûst desabuser, reprenant la parole. Eust-il pleu aux Dieux, s’escria-t’il, que quand j’ay esté condemné pour ce Lydias j’eusse sceu cette difference : car je n’eusse pas couru de si dangereuses fortunes. Les Dieux, respondit froidement Melandre font toutes choses avec tant de providence que personne ne s’en doit plaindre, vous & moy en pouvons rendre tesmoignage : Vous, d’autant que si vous avez failly de perdre la vie pour ressembler à Lydias, aussi vous l’ay-je sauvée, parce que vous luy ressemblez : car asseurez-vous que si deceuë de vostre visage, je n’eusse creu que vous eussiez esté luy, je ne me fusse jamais jettée dans ce fossé, comme j’ay fait pour vous sauver, & ce meschant sans doute vous surprenant vous eust osté la vie. Et moy d’autant que si je ne vous eusse pris pour Lydias jamais je ne fusse sortie de l’erreur où j’ay esté, tenant pour infidele cet homme qui peut-estre va cherchant par les Gau-
les avec autant de soin que je vous ay suivy, où plustost poursuivy depuis Callais. Car Seigneur, Chevalier, il faut que vous vous sçachiez que m’estant mise dans les prisons de Lipandas, comme je vous ay dit pour en faire sortir Lydias, je sceus dans ces profonds cachots par le Geollier, que celuy pour qui j’estois prisonnier, (car il pensoit que je fusse un homme,) avoit esté pris des Neustriens, condemné aux Lyons, & delivré à condition qu’il espouseroit Amerine. Si ces nouvelles me furent ennuyeuses celuy-là le peut bien juger qui aura aimé. Tant y a qu’apres diverses plaintes, mais plaintes toutesfois qui ne sortoient point hors de mes levres, de peur d’estre recognuës, je languis quelques jours en cette peine : car la vie que je trainois, ne se pouvoit dire autre chose qu’un languissement, ne regrettant l’estat où j’estois que pour ne pouvoir me donner d’un poignard dans le sein, en la presence de cet ingrat & perfide Lydias : mais lorsque j’estois plus desesperée de sortir de
ce miserable lieu. Les Francs je ne sçay comment se saisirent une nuict de la place, & le Geollier mesme fut celuy qui tout effroyé nous vint ouvrir les prisons & nous oster les fers, à fin disoit-il, que plusieurs Francs qui estoient prisonniers parmy nous luy sauvassent la vie en cette occasion. Quant à moy qui mourois de desir de veoir Lydias pour en sa presence & de cette Amerine luy faire un sacrifice de ma vie. Je ne fus pas plustost en liberté que trouvant des chevaux à l’abandon je sortis de Callais, & n’ayant pour toute compagnie qu’un jeune homme qui me conduisoit, parce qu’il estoit du pays, & qu’estans prisonniers ensemble nous estions devenus amis. Je pris le chemin de Rothomague, où je ne fus pas plustost entré que j’appris d’une venerable Matrone, à laquelle je demanday des nouvelles de Lydias, qu’il estoit en une maison d’Amerine sa femme assez proche de là, & la suppliant m’en vouloir enseigner le chemin, elle me dit qu’il falloit prendre
celuy de la grande ville de Paris. Jugez si ces nouvelles me toucherent en l’ame, & si ressortant de la ville, & rencontrant ce mesme jeune homme qui m’avoit conduitte : car il n’osoit entrer dedans, de peur de la justice. Je luy tins long discours, puis que veritablement j’estois si troublée que je ne sçay ny ce que je luy dis, ny par où je passay. Tant y a que peu de temps apres j’arrivay en cette maison où l’on me dit qu’il y avoit trois jours qu’il en estoit party avec Amerine sa femme pour aller en Forests à cause de quelques affaires qui leur estoient survenuës. Je me mis à les suivre, & bien souvent j’appris de leurs nouvelles. Un jour en fin que j’avois fait une grande traitte, & que la chaleur du jour m’ostoit presque la force de me tenir à cheval, je vis un ombrage sur le chemin qui me sembla propre pour passer la grande ardeur du jour. La necessité que j’avois de me reposer, & aussi de laisser paistre mon cheval que j’avois presque outré, me fit mettre pied à terre : mais je n’eus pas
si tost attaché mon cheval à un arbre que j’apperceus une fille que je crois estre maintenant cette Amerine, selon ce que je vous en ay ouy dire. Je m’approchay d’elle, la suppliay de trouver bon, que je prisse en ce lieu la commodité de l’ombrage, à quoy elle me respondit avec toute sorte de courtoisie & de civilité, mais en mesme temps vous arrivastes avec des fueillages pour mettre aux endroits qui estoient les moins couverts : C’est la verité que d’abbord que je jettay les yeux sur vous, je vous pris, comme j’ay fait encore à cette fois pour ce Lydias que j’allois cherchant, & jugeay que cette femme estoit Amerine. Je fus, je le confesse, esmeuë de plusieurs & diverses passions, car une fois je faillis de sauter sur Amerine cependant qu’elle dormoit, & luy donner du poignard dans le sein, & puis en mesme temps me tuer du mesme fer devant vos yeux en vous reprochant la perfidie que je pensois estre en vous. D’autresfois sans faire mal à cette innocente, je faisois des-
sein de m’ouvrir l’estomach, & mourant vous jetter mon sang au visage, avec les reproches conformes à ma passion. En fin quelque bon Demon me divertit de ces cruelles resolutions, & me contraignant de m’esloigner un peu : & apres cent & cent differents advis, je pensay qu’il valloit mieux que je mourusse par vos propres mains, que par les miennes, afin que comme mon homicide, vous eussiez plus de regret de ma mort. Et m’arrestant à ce dessein, vous sçavez les signes que je vous fis pour vous separer de cette Amerine, & avec combien d’impetuosité je me jettay dans vos armes, desquelles je fus à la verité atteinte dans le bras : mais je ne sçay comme ce ne fut point dans le cœur, puisque c’estoit mon dessein d’y recevoir le coup. Je le puniray, disois-je en moy-mesme, ce cœur pour l’avoir trop aimé, & pour le moins, s’il n’a point esté juste en pas une de ses autres actions, il le sera en celle-cy, en chastiant celuy qui a failly, & j’avois bien une telle opinion de rece-
voir le coup dans le cœur, que sentant la pointe de vostre espée, je me figuray qu’elle m’alloit desja jusques au cœur. Si bien qu’ayant autresfois ouy dire que toutes les blesseures du cœur estoient mortelles, je me figuray de sorte d’estre morte que j’en esvanouïs, & ne revins que je ne me trouvasse entre les mains du Comte de Neomague. J’ay sceu depuis, que me trouvant esvanouy, il m’avoit fait enlever comme mort : mais de fortune le mouvement & le tracas de ceux qui m’emportoient me fit revenir en moy, si bien que me mettant à cheval, ils m’emportoient, lors que je vous vis, ce me sembloit, passer assez hastivement prés de moy à cheval. Il falloit, interrompit Ligdamon, que ce fust quelque autre : car quand à moy j’estois à pied, & n’abandonnay jamais Amerine, & d’effect nous fusmes pris ensemble. Si cela est, reprit Melandre, où c’est Lydias, où c’est quelqu’autre qui luy ressemble comme vous
faittes, tant y a que sans penser que j’estois entre les mains du Comte, qui est le chef de la Justice, j’allay dire avec un grand souspir, que c’estoit luy qui m’avoit mise en l’estat où j’estois. Aussi tost que le Comte en fut adverty, il le fit suivre, & l’ayant atteint le fit mettre prisonnier.
Lors que la nuict je vins à penser que je serois cause que Lydias recevroit quelque chastiement pour l’avoir accusé, je fus extremement marrie de ce que j’avois dit : & le lendemain qu’estant au lict l’on m’ammena une certaine femme vestuë de vos habits, je dis que ce n’estoit point elle : mais je fus bien plus estonnée quand on me presenta celuy que j’avois accusé : car veritablement je le pris pour vous, je veux dire pour Lydias, & de peur qu’il ne me recognust, je tournay le visage de l’autre costé, ce que je fis aisément, parce qu’à cause de ma blesseure j’estois au lict, & quoy que je creusse d’avoir un tres-grand subject de luy vouloir mal, si est-ce que jamais mon cœur ne pût
consentir que je luy rendisse du desplaisir, de sorte que contrefaisant ma voix je declaray que ce n’estoit point luy, mais l’autre qui avoit pris les habits de cette fille. Sur cette descharge il fut relasché. Et la fille, adjousta Ligdamon que devint-elle, car veritablement ce fut elle qui me sauva. La femme du Comte, dit-elle, la retira, & je croy que depuis elle s’en retourna chez elle, tant y a qu’elle n’eut point de mal. Mais pour continuer le discours de ma miserable fortune, la nuict que je ne pouvois dormir, non pas pour la blesseure du cœur, je fis cent propositions en moy mesme, une fois d’escrire à Lydias, & luy representer le tort qu’il me faisoit : mais incontinent je changeois d’advis m’imaginant qu’il se mocqueroit de ma lettre, & qu’avec son Amerine il en feroit risée : d’autresfois je proposois de l’envoyer querir sans luy dire qui j’estois, & en la presence de la femme du Comte, puis qu’elle estoit ainsi pitoyable & bonne, luy
reprocher sa perfidie, & son ingratitude, m’asseurant que peut-estre la honte obtiendroit d’avantage sur luy que mon amour. En ce dessein je m’endormis en resolution que le matin je le mettrois en effect, mais je fus bien deceuë, parce que dés le soir mesme aussi-tost qu’il fut mis en liberté, il sortit de la ville, & s’en alla sans que personne sceust quel chemin asseurément il avoit pris.
Lors que je sceus son depart, me voila aux plaintes, & aux pleurs, & ne pouvant assez m’accuser de peu de prudence en cette action, je me tourmentois, & me voulois mal, d’avoir si mal menagé l’occasion que la Fortune m’avoit offerte. Car disois-je, si j’eusse continué de l’accuser, il eust sans doute esté retenu, & j’eusse pû executer le dessein de parler à luy devant la femme du Comte. Et quant à la vaine crainte que j’ay euë qu’il ne receust quelque desplaisir de ceux de la justice, quel autre en pourroit-il recevoir que d’estre arresté : car pour
un plus grand mal, il ne falloit pas craindre puis que ma blesseure n’est pas telle qu’elle pût estre cause de luy faire donner un plus grand chastiement : Mais quand il fust advenu autrement, & que je me fusse veuë en l’article de la mort, ne pouvois-je pas moy-mesme demander sa grace, où bien dire que c’estoit moy qui l’avois attacqué, où en fin raconter aux Juges toute ma miserable vie. Y en a-t’il au monde un si cruel qui n’eust esté touché de compassion au recit de mes travaux : mais en fin tous ces discours estoient vains. Apres m’estre longuement debattuë, & faschée contre mon peu de jugement, je fus contrainte de recourre à la patience, & aussi-tost que je pûs marcher, qui fut sept ou huict jours apres, me mettre en chemin pour venir en Forests, où j’avois sceu que vous veniez. Et de fortune je suis arrivée en ce lieu, lors que toutes ces troupes se sont mises en devoir de forcer cette ville. J’allois cherchant par les rangs & par tout où je voyois des personnes si je ne vous y verrois
point, & par hazard me rencontrant auprès de celuy qui est sauté dans le fossé pour vous tuer. Aussi-tost que j’ay jetté les yeux sur vous, vous prenant pour Lydias, j’ay couru à vostre deffence, faisant bien paroistre qu’il n’y a rien de plus fort que l’Amour, puis que ny l’opinion du mespris, ny tant de sortes d’offences & d’outrages ne m’ont pû empescher que je n’aye exposé la vie pour ce Lydias, à qui j’avois opinion d’avoir tant d’occasion de vouloir plus de mal qu’à la mort.
Ainsi finit Melandre le discours de ses voyages & de ses peines, & Ligdamon luy tendant la main : Belle, & genereuse fille, luy dit-il, je vous tends la main en signe que la vie que vous avez essayée de me conserver aujourd’huy ne sera jamais espargnée en ce qui concernera vostre service. Et que s’il m’est permis de prevoir quelque chose dans le futur, vous ne partirez point de ce pays sans avoir du contentement : car les Dieux qui ne font rien sans un bon subjet, n’ont
pas fait naistre en vous une si parfaitte affection pour neant, & sans se vouloir servir en quelque grande occasion. Vos fortunes qui sont sans pareilles, & desquelles vous estes sortie presque hors de toute esperance vous doivent faire cognoistre, que quelque grand Demon vous conduit & vous conserve. Esperez & asseurez-vous, que vous n’espererez point en vain, & cependant disposez de moy, & me commandez comme à une personne qui ne sçauroit estre davantage à vous. Ces offres, respondit-elle, sont telles qu’une pauvre fille delaissée de tout secours, sinon de celuy des Dieux, peut esperer d’un courtois Chevalier. Je ne les refuse pas, & pour cette heure, je vous supplie seulement de deux choses, l’une de ne me descouvrir à personne pour fille, & l’autre de trouver bon que je vive auprés de vous, que je vous ayme, & vous serve, jusques à ce que les Dieux voudront que je treuve des nouvelles de ce que je cherche. Si vous m’accordez ces deux supplications que je vous
fais, je vivray avec quelque contentement, voyant devant mes yeux le visage tant aimé de mon Lydias. Ligdamon qui veritablement estimoit & admiroit la vertu de cette fille, l’asseura de tout ce qu’elle desiroit, & avec plusieurs autres asseurances de sa bonne volonté, luy donna le bonsoir pour aller mettre l’ordre necessaire au quartier qui luy avoit esté assigné : car quoy qu’il eust grandement travaillé tout le jour, si ne voulut-il reposer qu’il n’eust veu s’il deffailloit quelque chose en tout ce qui deppendoit de luy. Et lors qu’il venoit en son logis, il ouyt dans une maison voisine quelqu’un qui se plaignoit. Ce Chevalier estoit grandement pitoyable, & prenoit aisément part au desplaisir d’autruy. Oyant donc cette voix plaintive, croyant que ce fut quelque blessé, il commanda à l’un de ceux qui le suivoient d’entrer dans ce logis, & luy rapporter si ce blessé avoit besoin de quelque secours, & cependant qu’il l’attendroit à la porte. Celuy à qui il avoit
donné cette commission, entrant dedans veid un homme attaché les bras & les jambes contre un lict, sans qu’il y eust personne qui le gardast. La clarté que faisoit le feu allumé à la cheminée, luy fit juger que ce devoit estre un estranger, & peut-estre quelqu’un pris en cette derniere occasion : & toutesfois ne voyant point que personne luy fit de mal, & prenant garde qu’il faisoit tout effort pour traisner le lict, ou il estoit attaché de costé du feu. Quel subjet, luy dit-il, as-tu de te plaindre, & pourquoy t’efforces-tu de t’approcher de ce feu ? Est-ce peut-estre pour essayer de rompre tes chaisnes, & pauvre homme, quand elles seroient destachées, aurois-tu opinion de te sauver, cent corps de garde outre les portes t’en empescheroient : Cet estranger tournant les yeux hagards contre luy. Si je n’avois subjet, luy respondit-il, que de me plaindre, j’aurois honte d’ouvrir la bouche. Il faut que je meure, & c’est pourquoy, ce que tu
penses que je faits pour me sauver, n’est seulement que pour approcher ce lict de ce feu, à fin en le bruslant de m’oster la miserable vie que je ne veux plus, & je suis bien tant esloigné de me vouloir sauver, que le premier moment, qui me mettroit les mains en liberté seroit le dernier que je vivrois.
Ligdamon impatient, luy semblant que celuy qu’il avoit envoyé demeuroit trop à revenir, entra luy-mesme dans la chambre où il estoit, & voyant cet homme en cet estat. Et qui sont ceux, dit-il, qui traittent ce prisonnier si cruellement ? Les Solduriers alors entre les mains desquels il estoit tombé, & qui estoient en une autre chambre où ils souppoient, l’oyant parler luy en vindrent rendre conte. Seigneur, luy dit un Disenier qui estoit le chef de ceux qui logeoient en ce logis. Ne croyez pas que ce soit pour mal-traitter cet homme, que nous l’avons mis en l’estat où vous le voyez : car au contraire nous l’avons fait par compassion, d’autant qu’il
est tellement desesperé, que si nous ne luy eussions osté le fer des mains, il se le seroit desja mis par deux fois dans le sein, si bien que nous avons esté contraints de l’attacher, de peur qu’il ne se meffist. Il faut, dit alors Ligdamon, qu’il ait receu quelque grand coup de Fortune : Et n’a-t’il point dit la cause de son desespoir ? Jamais, respondit le Disenier nous n’en avons pû tirer autre chose que des souspirs & des plaintes. Ligdamon à ce mot le considerant, & luy semblant qu’il avoit mine d’homme de valeur : C’est dommage, dit-il, qu’il se perde ainsi, peut-estre a-t’il perdu quelque personne qu’il cherissoit ; car mal-aysément semblables desespoirs viennent-ils jamais que d’Amour. Et lors s’approchant de luy : Amy, luy dit-il, souviens-toy que tu es homme, c’est à dire, subjet au mal & au bien, & que comme maintenant tu espreuves la rigueur de la mauvaise fortune, de mesme tu te dois conserver pour la bonne, lorsqu’il plaira aux Dieux de
te l’envoyer. Chevalier, luy respondit l’Estranger, la compassion que je vois que tu as de mon mal, me fait croire que tu es homme de merite ; car jamais un cœur lasche n’a pitié d’un affligé : Et ceste creance que j’ay de toy, est cause que je me repends de la volonté qu’en ceste derniere occasion j’ay euë de t’oster la vie, quoy que tu puisse estre accusé de tout mon desplaisir. Est-ce toy, adjousta Ligdamon, qui m’est venu attaquer dans le fossé, lorsque je faisois brusler les machines de l’ennemy ? C’est moy, respondit-il, qui serois marry d’avoir accomply la volonté que j’avois : mais qui voudrois bien que ton fer m’eust alors osté la vie, puis qu’il l’avoit desja ravie à la personne pour l’amour de laquelle je voulois seulement vivre. Il me deplaist, repliqua Ligdamon, de t’avoir donné un si sensible desplaisir : mais si dois-tu juger que j’en suis grandement innocent ; car dans la chaleur du combat, mal-aysément peut-on discerner ceux que l’on frappe. Et toutefois, si j’ay bonne memoi-
re, celuy que je tenois sous moy quand tu m’as attaqué, n’est pas mort : Pour le moins je sçay bien que m’ayant demandé la vie, je la luy ay donnée. O Dieux ! s’escria l’Estranger, seroit-il bien possible que les Dieux l’eussent conservé ? Asseurément, reprit Ligdamon, je ne luy ay point fait de mal depuis qu’il s’est rendu. Et outre que ce n’est pas ma coustume d’en faire à qui me quitte les armes, encore m’eust-il esté bien mal-aysé, puisque tu m’as attacqué tant à l’impourveu, que tout ce que j’ay pû c’a esté de me mettre en deffence. A ce mot, quelques uns de ceux qui s’estoient trouvez aupres de Ligdamon en ceste occasion, tesmoignerent que chacun ne pensant qu’à sa defence, cet homme s’estoit sauvé, & qu’encores qu’ils vissent qu’il s’en alloit, ils ne s’en estoient point souciez, ayant desja tant d’autres prisonniers, qu’ils ne sçavoient presque qu’en faire.
O puissant Tautates ! s’escria l’Estranger, haussant les yeux en haut : les yeux, car les liens l’empeschoient
d’en pouvoir faire autant des mains : ô puissant Dieu ! est-il possible que j’aye receu ce bien, & que mon transport & mon desespoir ayent esté cause que ceste personne se soit sauvée ? Tous alors : Sois certain, luy dirent-ils, que nous l’avons veu jusques hors du fossé. J’en suis tres-ayse, reprit Ligdamon, pour ton contentement. Grand effect de la joye interieure de l’ame, l’on veid en mesme temps l’œil & le visage si changez à cet homme, qu’il ne sembloit plus celuy qui parloit un moment auparavant. Et adressant sa parole à Ligdamon : Seigneur Chevalier, luy dit-il d’une voix douce & modeste, en donnant la vie à une personne, vous l’avez donnée à deux : car si celle pour qui je pleignois eust esté morte, il n’y avoit ny liens ny fers qui m’eussent empesché de mourir : Et je dis celle ; car sçachez qu’encore que vous l’ayez veuë vestuë en homme, c’est toutefois une fille la plus genereuse & la plus estimable qui ait jamais esté dans le monde. Et afin que
vous puissiez juger si je n’avois pas sujet de l’aymer & de l’admirer, permettez-moy que je vous raconte briefvement la triste Histoire de mes peines. Ligdamon qui le veid tout changé, & parler d’une façon plus rassise, eut opinion que ces nouvelles luy avoient remis l’esprit en son lieu. Et d’autant qu’il avoit pitié de l’oüyr parler ainsi attaché : Estranger, luy dit-il, je seray tres-ayse de t’escouter ; mais il me fasche de te veoir en l’estat où tu es, & toutefois je ne voudrois pas que te destachant tu fisse quelque acte d’inhumanité contre toy-mesme. Non, non, respondit-il, Seigneur Chevalier, vostre courtoisie m’oblige trop, & puis l’asseurance que tant de personnes qui sont autour de vous me donnent de la vie de celle que je regrettois, me commande de vivre pour avoir le moyen de vous servir, & elle aussi. Sur l’asseurance que tu me donnes, adjousta Ligdamon, je commande que l’on te destache, & que tu me suives en mon logis, où tu seras plus commodément qu’en ce
mauvais lieu. Ceste grace que sans demander je reçois de vous, dit l’Estranger, m’oblige à vous engager ma parole, comme je fais, de jamais ne vous abandonner que vous ne me le permettiez. Et de plus, à vous dire que n’estant Ambacte ny Soldurier de vos ennemis, ny ne leur ayant donné aucune parole de les servir, je ne porteray jamais les armes contre vous, & je dirois de n’aller jamais dans l’armée de vostre ennemy, que l’espée en la main pour vostre querelle, n’estoit que celle pour qui je suis vostre prisonnier est dans leur camp, & je ne puis disposer de moy que je ne l’aye trouvée.
A ce mot le Disenier le destacha, & le remettant à Ligdamon, qui receut sa parole. Ils s’en allerent tous ensemble en son logis, où Ligdamon le fit revestir de quelques habits : car les siens en partie luy avoient esté deschirez par ceux qui l’avoient pris, & en partie luy-mesme de rage se les estoit rompus. Et puis par le commandement de Ligdamon, se voyant seul dans sa chambre avec luy, il reprit la parole ainsi.
SUITTE
De l’Histoire de Lipandas.
Ceux qui ne cognoissent point la grandeur & la puissance de ce Dieu qui se nomme Amour, doivent, à mon exemple, apprendre à l’honorer & reverer, s’ils ne veulent ressentir les mesmes supplices desquels j’ay esté chastié, pour avoir mal-traitté ceux qui le servent, & n’avoir pas porté le respect à ce Grand Dieu qui luy est deu : Car sçachez, Seigneur Chevalier, qu’aussi-tost que je fus sorty de l’enfance, je pris en si grand mespris Amour, & tous ceux qui le suivoient, qu’il suffisoit de me dire qu’une personne estoit Amant, pour me la faire mesestimer. Quelquefois que j’oyois dire quelques extraordinaires effects de ceste passion, en m’en mocquant je disois, que l’on changeoit le nom aux choses, & que cela ne se devoit pas appeller Amour, mais folie. Quand je me rencontrois
en des assemblées où je voyois tant de personnes idolatres d’un beau visage, estre attachées par les yeux, & ne pouvoir esloigner ces belles : & elles avec des petits sousris les regarder du costé de l’œil & les caresser : Je disois, Ou ces hommes se mocquent de ces femmes, en leur voulant faire croire ce qu’ils disent, ou ces femmes se mocquent de ces hommes, en faisant semblant de les croire. Quand quel qu’autre plus serieux, me vouloit prouver qu’il estoit contraint par force d’aymer une beauté, qu’il disoit extrême, & de qui les coups estoient inevitables. Je me figurois que c’estoit un de ces sçavans Sofistes, qui se mettent à soustenir, & pour, & contre toutes les propositions qui leur sont faites, seulement pour faire paroistre la vivacité de leurs esprits. Mais je diray bien davantage, ny durant toute ma jeunesse, ny mesme jusques au commencement de mon Automne, je n’ay pû remarquer en celles qu’on me disoit estre si belles, & pour lesquelles j’en voyois beaucoup qui languissoient,
chose quelconque qui me pûst faire penser qu’elles fussent plus aymables que le reste des femmes : Si bien qu’avec verité je pouvois jurer, que comme il y a des personnes qui naissent aveugles, d’autres sourdes, d’autres sans avoir point de goust, ou pour le moins d’un goust different aux autres : de mesme il falloit que mon ame eust esté creée sans sentiment pour cet Amour, & pour ces beautez. Aussi toutes mes delices en ce temps-là, estoient la chasse & la guerre, que j’allois cherchant par tout où j’apprenois qu’elle estoit. Or, Seigneur Chevalier, j’ay vescu en ce mespris d’Amour & de ces beautez, jusques en l’aage où vous me voyez, n’y ayant pas plus d’une Lune, ou environ, que ce Dieu ne voulant plus souffrir qu’un homme mortel mist ainsi sous les pieds son honneur, & ses loix, me fit recognoistre sa puissance par une voye d’autant plus inacoustumée, que ma faute aussi estoit peu ordinaire.
Ceux qui me cognoissent m’appel-
lent Lydias, nay dans la principale ville des Neustriens, nommée Rothomague, où ceux desquels j’ay pris naissance, ont tousjours tenu l’un des premiers rangs. Et d’autant que depuis quelque temps ceux de ma patrie ont eu de grandes guerres contre les Romains, & celles-là presque assoupies, contre les Francs, j’eus assez d’occasion de faire veoir ce que je valois aux miens, sans sortir des limites de la Neustrie, ou pour le moins de nos armées. Et cela fut cause que nos Seigneurs ayans à pourvoir au gouvernement de l’une des plus importantes places qu’ils eussent, nommée Callais, ils la remeirent en mes mains, tant ils avoient d’asseurance en ma suffisance. Je conservay ceste place plusieurs années, en fin il y a quelques mois qu’un nommé Lydias, venant de la grande Bretagne, où il s’estoit refugié, prit terre en ce lieu-là.
Ligdamon alors luy mettant la
main sur les siennes : Arrestez-vous, Chevalier, je vous supplie, luy dit-il, estes-vous ce Lipandas, commandant à Callais, qui mit Lydias prisonnier, à cause de la mort d’Aronthe ? Je suis celuy-là-mesme, respondit-il : Et quelle cognoissance pouvez-vous avoir de moy, en ce lieu si reculé de la Neustrie ? Contentez-vous repliqua Ligdamon, que je sçay ce que je vous dits. Et de plus, qu’une jeune fille de la grande Bretagne nommée Melandre, armée comme un Chevalier, combattit contre vous pour la liberté de Lydias, & puis se remit dans vos prisons, pour l’en delivrer. Et qu’en fin par une surprise les Francs se saisirent de Callais, & la mirent hors de vos mains. A ce que je vois, reprit l’Estranger, vous sçavez presque tout ce que j’avois à vous dire, & par ainsi mon discours ne sera pas si long que je pensois. Et lors le regardant de plus prés : Mais, ô Dieux ! dit-il tout à coup, à qui est-ce que je raconte ces nouvelles, puisque, si je
ne me trompe, je parle à Lydias ? A Lydias, respondit Ligdamon, ne parlez-vous point : mais oüy bien à une personne qui a failly de payer bien cherement la ressemblance qu’elle a avec ce Lydias, comme je vous feray entendre quand vous aurez achevé vostre discours. La creance, repliqua l’Estranger, que j’ay en vos paroles, me faict dementir mes yeux, qui me jurent que vous estes ce Lydias : mais puis que vous me le niez, je vous croy, & continueray ce que j’avois commencé à dire. Et lors il reprit ainsi. Or, Seigneur Chevalier, puisque vous sçavez tous ces accidents, vous aurez, peut-estre, bien apris encore que ceste Melandre ne fut pas plustost hors de mes prisons, qu’elle s’en alla apres cet ingrat Lydias, qui ayant mis en oubly tant d’extraordinaires faveurs, qu’il avoit receuës de ceste genereuse fille, estoit allé à Rothomague, espouser Amerine, celle pour laquelle il avoit tué Aronthe mon proche parent. Quant à moy, je demeuray prisonnier entre les mains de
Lindamor, un Chevalier Gaulois des plus accomplis qui jamais soit entré dans la Neustrie : & le sujet qui en fut cause, comme bien-tost apres je sceus, fut ceste belle Melandre que je retenois prisonniere : Parce que Lindamor ayant sceu, je ne sçay comment, les preuves de generosité & d’affection que ceste fille avoit renduës à Lydias, & estant bien informé qu’elle estoit dans les prisons du Chasteau, d’abord que la place fut prise, il y courut pour la delivrer : Mais ne l’y trouvant pas, (car desja les portes avoient esté ouvertes, & elle, & plusieurs autres s’estoient sauvez) je croy qu’il n’y eust coin, cachot, ny cave, qu’il ne visitast, me demandant à tout coup où elle estoit ? Moy qui ne sçavois ce qu’il demandoit, & qui ne recognoissois Melandre que pour le Chevalier Triste, j’estois le plus empesché du monde à luy respondre. En fin me faisant entendre qu’il cherchoit une fille vestuë en Chevalier, qui avoit combattu contre moy pour
Lydias, & depuis s’estoit remise en mes prisons. Pour le Chevalier Triste, respondis-je, il a bien esté mon prisonnier ; mais autre fille n’ay-je point euë entre mes mains. C’est bien, repliqua Lindamor, ce Chevalier Triste que je cherche, du nom duquel je ne me souvenois plus, & qui est ceste fille dont je parle. Comment, m’escriay-je, le Chevalier Triste est une fille ? Et quoy, adjousta Lindamor, vous l’avez euë si long-temps en vos mains, & vous ne l’avez point recognuë ? Sçachez, continua-t’il, qu’elle aymoit ce Lydias, pour la defence duquel elle s’arma, & vous vainquit : Et depuis, d’un courage heroïque, voulut acheter la liberté de ce mesme Lydias, par la perte de la sienne.
Oyez, Seigneur, la vengeance de ce puissant Dieu d’Amour, je m’estois tousjours mocqué de sa puissance, & avois tousjours mesprisé ses coups, ainsi que je vous ay dit : mais je n’eus pas plustost oüy
dire, que le Chevalier Triste estoit une fille, que j’en entray en une admiration extrême, & ceste admiration peu apres r’appellant en ma memoire la generosité de ceste fille, le peril où elle s’estoit mise, la resolution qu’elle avoit monstrée, je commençay de l’estimer. Et en fin me representant la douceur de son visage, son procedé plein de modestie, sa patience admirable, & son affection sans pareille, apres l’avoir quelque temps estimée, je l’aymay, chose que j’avois tousjours jugée impossible. Mais apprenez, ô mortels, à reverer les Dieux suprêmes. Ne m’arrestant pas à une amitié ordinaire, Amour me toucha si vivement, que je passay jusques à une affection si passionnée, que je puis servir d’exemple à tous les impies qui ne veulent recognoistre la puissance de ce grand Dieu, que veritablement l’on doit entre tous les autres appeller Hesus, c’est à dire, fort & puissant.
Cependant Lindamor sceut que Melandre n’avoit pas plustost esté en liberté, qu’elle avoit couru apres Lydias, qui s’en estoit allé à Rothomague. Et c’est la verité que si j’eusse esté libre, tout ainsi que Melandre s’en alloit apres Lydias : j’eusse aussi couru apres Melandre : Mais ayant donné ma parole à ce Chevalier, de ne point sortir de son logis, je ne pouvois faire autre chose que languir, & me juger moy-mesme digne du supplice que je souffrois, ayant eu entre mes mains ceste belle & tant aymable fille, sans l’avoir recogneuë. J’esprouvay bien alors que la passion faict juger bien differemment toutes choses, puisque moy qui avois esté tant incredule de la violence dont Amour force ceux qu’il a une fois vivement attaints. J’estois contraint de dire, qu’il n’y avoit rien qui luy pût resister, & que moy qui me soulois mocquer de ceux qui recherchoient quelque petites faveurs de celles qu’ils aimoient, je me fusse contenté
de baiser & adorer les chaisnes qui avoient touché les mains de Melandre. Et d’effect, n’en pouvant avoir autre chose, je priay un de ceux de Lindamor de vouloir aller aux prisons, où elle souloit estre, & s’il y en avoit encor quelques-unes, me les apporter. Cet homme plein de courtoisie, comme son maistre, (car c’est l’ordinaire que ceux d’une maison imitent les vertus ou les vices de celuy qui y commande,) s’y en alla, & y en trouvant quantité, ne les sçachant discerner, comme aussi il estoit impossible, il en apporta autant qu’il eust de forces. Soudain que je les receus : ô liens ! disois-je, qui avez pû attacher les mains de celle qui me retient le cœur : Mais moins cruels toutefois, que je ne suis, puisque vous-vous estes rompus pour laisser en liberté, celle que je tenois tant indignement dans mes prisons. Reprochez-moy avec raison la faute que vous avez faite, puisque j’en suis l’autheur : & que vous, plus sensibles
que je ne suis, avez eu pitié d’elle, & plus recognoissants que je n’ay pas esté, avez recognu que celle à qui la liberté de tous les cœurs estoit deuë, ne meritoit pas d’estre retenuë en prison. Helas, ô heureux lyens ! disois-je en les baisant, heureux estes-vous d’avoir touché ses belles mains : monstrez-moy en quel endroit vous avez eu ceste faveur, afin qu’en le baisant, je rende tesmoignage de l’honneur que je leur porte. Et si par son attouchement quelque esprit de douceur & d’humanité est passé en vous par ceste douceur & par ceste humanité, je vous conjure, ô chers lyens, de lyer & mes bras & mes mains avec les mesmes nœuds que vous la souliez attacher, afin que ce contentement me demeure esloigné d’elle, que quelque chose d’elle soit aupres de moy. Et à ce mot je les rebaisois, & suppliois ceux qui estoient autour de moy de m’en vouloir lier & les bras & les mains. Et parce qu’ils refusoient de me rendre cet office de pitié, qu’ils pensoient estre impitoyable : O Dieux !
m’escriois-je, & comment est il possible que celuy qui n’a point eu de compassion de la plus belle & de la plus genereuse fille de la terre, puisse trouver des personnes si pitoyables. Et sur ce refus, je disois, & je faisois tant de choses hors de propos, que plusieurs ne se purent empescher d’en rire, & d’autres d’en ressentir de la peine, voyans un homme si perdu d’Amour.
Toutes ces choses furent racontées à Lindamor, & Lindamor les fit sçavoir à Clidamant, qui fut cause que tous deux par curiosité me vindrent veoir. L’estat auquel ils me trouverent estoit tel, que personne de sain jugement ne pouvoit penser de moy, sinon que j’avois perdu l’entendement. Je m’estois attaché des chaisnes à chaque pied, & d’une main je m’estois liée l’autre au mieux que j’avois pû : & le reste des fers, je me les estois mis autour du col. Et de ceste sorte l’allois au petit pas par la chambre, baisant ceux que je pouvois atteindre de la bouche, & loüant & reverant les autres, comme ayant touché ceste
belle fille. Encore que je les visse entrer où j’estois, je ne laissay de continuer, comme si je ne les eusse point apperceus, ce qui les retint en quelque sorte d’admiration pour un temps. Mais en fin Clidamant s’approchant de moy : Et quoy, me dit-il, Chevalier, que voulez-vous faire de ces chaisnes ? & pourquoy vous en estes-vous attaché de ceste sorte ? Seigneur, luy dis-je, je voudrois, non seulement les avoir continuellement sur moy, mais je voudrois me les pouvoir mettre dans le cœur. Dans le cœur, adjousta-t’il, & ne sçavez-vous pas bien que si cela estoit vous mourriez : car rien ne peut toucher le cœur sans luy donner la mort ? O Seigneur, repliquay-je, que ceste reigle est fausse, puisque non seulement Melandre m’a touché le cœur, mais elle me l’a percé de cent fleches, voire me l’a ravy de l’estomac, & si je ne meurs pas. Ce que vous racontez, reprit Clidamant, n’est qu’en esprit, qu’elle a pû traitter ainsi vostre cœur : mais si ces chaisnes le tou-
choient, sans doute vous mourriez. Nullement, Seigneur, luy dis-je : car n’avez-vous pas oüy dire que le fer touché de l’aymant, reçoit une telle qualité de mesme Aymant, avec laquelle il attire le fer ? Ainsi je l’ay oüy dire, respondit Clidamant, & de plus je l’ay veu : mais à quoy sert cela pour nostre propos ? Je veux dire aussi, continuay-je, que ces chaisnes, encore qu’elles soient de fer, ayant touché les mains de Melandre, en ont receu une certaine vertu, & une certaine qualité, telle qu’elles peuvent toucher les cœurs sans les faire mourir, tout ainsi que la belle Melandre pourroit faire elle-mesme. Clidamant à ce mot plia les espaules, & s’en alla. Mais Lindamor se faschant de me veoir ainsi perdre le sens, s’approcha de moy, & fit tout ce qu’il pût pour me divertir de ces pensées : & peu à peu ces douces paroles, & la peine que je voyois qu’il prenoit pour me remettre, furent cause que je fis tout ce qu’il voulut : car quoy que ces actions donnassent tesmoignage
de folie : Ce n’estoit pas pour cela que je fusse fol ; mais la grandeur de ceste nouvelle passion, comme la clairté du Soleil efface celles des Estoilles, de mesme m’ostoit-elle à ce commencement la veuë de toutes autres choses, ou me les faisoit mespriser.
Je demeuray huict jours en ceste peine. En fin la courtoisie de Lindamor fut telle, que me voyant triste & melancholique outre mesure, & que tous les jours ce mal alloit en empirant, il prit pitié de mon affliction, & me tirant à part, me representa toutes les considerations qui peuvent estre pensées, pour consoler une personne affligée, & puis m’offrit tant de faveurs, que jamais je ne seray en vie sans estre son serviteur, ausquelles ne respondant au commencement qu’avec des souspirs, en fin estant pressé de luy, je luy fis entendre au mieux que je pûs, le ressentiment que j’avois de ces extraordinaires courtoisies, & que mon mal ne procedoit pas de la pri-
son, ny de la perte que je pouvois avoir faite : mais seulement d’avoir sceu que Melandre s’en estoit allée apres Lydias, sans que je la pusse suivre : Et qu’Amour m’avoit tellement donné à elle, que si en ceste queste elle recevoit quelque desplaisir, infalliblement j’en mourrois desesperé, parce que je croyois estre cause de tout le mal qu’elle recevroit. Lindamor, à ce que je juge ; qui n’est pas ignorant d’Amour, s’en alla dés l’heure mesme pour procurer mon eslargissement, & y travailla de sorte avec Clidamant, qu’enfin il l’obtint de Chilperic, qui estoit nouvellement arrivé en ce lieu là. Il s’en vint donc me trouver, & avec un visage riant : Chevalier, me dit-il, cessez de plaindre, & de vous affliger : car le Prince Clidamant, à ma requeste, a obtenu vostre liberté, & moy je vous viens apporter ces nouvelles, afin qu’avant que de vous en aller, vous me prometiez une chose, qui ne touche point à vostre
affection : mais qu’au contraire en vertu de ceste affection vous estes obligé d’observer. Sous ceste condition, luy dis-je, je reçois la grace que vous me faites. Promettez-moy, continua-t’il, que vous ne porterez jamais les armes contre le Roy des Francs, ny contre Clidamant, vous y estes obligé par la courtoisie que vous recevez maintenant : mais beaucoup plus par l’affection que vous portez à Melandre, qui est tellement affectionnée à Clidamant, que pour les graces qu’avec le temps vous sçaurez qu’elle a receuës de luy, infailliblement si elle a jamais quelque puissance sur vous, & qu’elle le sçache, ce sera une des premieres ordonnances qu’elle vous fera. Seigneur Chevalier, luy respondis-je, je suis tres-ayse qu’en observant ce que vous voulez de moy, je fasse chose agreable à Melandre, car je le promets avec plus de courage : mais asseurez-vous que quand elle ne m’en parleroit jamais, & que ceste affection luy fust indifferente, je ne laisserois de l’observer
religieusement, parce que si j’y contrevenois, je penserois estre le plus ingrat Chevalier qui jamais ceignit espée. Et sur ceste parole, reprit Lindamor, & me tendant la main, je vous remets en toute liberté. J’admiray ceste courtoisie & ceste magnanimité : car l’avarice en plusieurs empesche que ces vertus demeurent bien souvent assoupies. Je mis donc la main dans la sienne, que par force je luy baisay, pour remerciement du bien que je recevois. Et parce qu’en m’embrassant il ne vouloit pas mesme ceste recognoissance de moy, je luy dis, Vous sçavez, Seigneur, que nous adorons les Dieux en baisant les mains : si je pouvois vous rendre un plus grand tesmoignage du ressentiment que j’ay du bienfaict que je reçois de vous, je serois aussi prompt à le vous rendre, que celle-cy : mais l’impuissance où je suis me faict vous supplier d’avoir agreable maintenant ce que je puis, avec asseurance que j’oublieray plustost de vivre que l’obligation que je vous ay. Et à
l’heure mesme m’en allant avec luy, je fis les mesmes protestations à Clidamant, & à Chilperic. Et soudain, avec leur congé, je partis, pour me mettre en queste de ceste belle fille. Au commencement je pris le chemin de Rothomague : mais ne voulant entrer dedans, de peur que les Seigneurs ne voulussent sçavoir trop de choses de moy, à cause de la perte de Callais, j’allay en la maison d’un de mes parents, qui estoit assez prés de la ville, d’où l’envoyant querir, j’appris que chacun estoit grandement satisfaict de moy, quoy que la perte leur fust de grande importance, d’autant qu’ils sçavoient que j’avois esté trahy, & qu’il est bien mal-aysé de se garder d’un traistre. Mais d’autant que ce n’estoit pas l’affaire qui me conduisoit, encore que je fisse semblant d’en estre bien en peine, peu à peu je fis tomber nostre propos sur Lydias. Alors il me raconta qu’il s’estoit voulu empoisonner, pour ne point espouser Amerine.
Et je disois en moy-mesme, que s’estoit pour l’amour qu’il portoit à Melandre : Et sur ceste opinion luy demandant qu’il estoit devenu, il me respondit que depuis quelque temps Amerine & luy s’estoient perdus, & que l’on disoit qu’ils s’en estoient allez en Forestz, sans qu’on eu sceust le sujet. Je creus d’en sçavoir assez pour lors. De sorte que le lendemain feignant de vouloir entendre plus particulierement le sentiment que nos Seigneurs avoient de moy, & que pour ce sujet je voulois parler secrettement à l’un d’eux, qui estoit mon amy. Je partis, & pris le chemin de ceste contrée, m’asseurant qu’infailliblement Melandre y seroit venuë en suivant Lydias. Et de fortune, hyer j’arrivay dans ceste armée, où la curiosité m’arreste pour veoir de quelle façon la guerre se fait en ce pays : & mesme voyant que le General de l’armée pensoit de l’emporter d’abord, je
voulus bien y estre. Et lors que la derniere sortie ce fit, j’estois sur le bord du fossé, qui regardois la valeur des vostres, & la fuitte de assaillants, sans avoir volonté de mettre la main à l’espée : Mais je ne sçay comment jettant l’œil sur vous, il me sembla de voir ceste genereuse Melandre, que vous teniez à la gorge, pour luy mettre le poignard dans le sein. O Dieux ! Seigneur Chevalier, quelle surprise fut la mienne, ou plustost quel transport ? Je sautay dans le fossé, sans autre dessein que d’y mourir, en vous ostant la vie : & je ne sçay ce qui en fust advenu, si une voix de quelqu’un qui couroit apres moy, ne vous eust adverty de mon intention : car c’est la verité que vous n’y preniez pas garde. Je louë maintenant les Dieux que mon dessein n’ait point d’effect, tant pour les vertus & les merites que j’ay recognus en vous, que pour m’estre reservé à servir encore ceste genereuse fille en quelque bonne occasion.
Ainsi finit Lipandas : & Ligdamon, avec un petit sousris luy respondit : il faut advoüer, Seigneur Chevalier, qu’Amour, entre tous les Dieux, se plaist d’embrouïller l’esprit de hommes, & de produire des effects merveilleux, & non attendus. Et afin que vous l’advoüyez comme moy, sçachez que ce Lydias qu’on vous a dit qui s’estoit voulu empoisonner, pour ne point espouser Amerine, & qui depuis est venu en ceste contrée. C’est moy, qui suis Ligdamon, & qui ayant quelque ressemblance de cet homme, ay failly d’estre devoré des Lyous, & depuis contraint de feindre d’espouser ceste Amerine, qui ne se pouvoit figurer que je ne fusse celuy à qui je ressemblois : & que pour desabuser j’ay conduitte jusques prés d’icy, où une grande fortune nous a separez. Mais pour vous faire encore mieux cognoistre combien ce Dieu se plaist en ces confusions, je vous supplie suivez-moy, & vous confesserez
bien-tost, que quand vous avez pensé de veoir Melandre dedans le fossé, vos yeux vous ont grandement abusé. Et que lors que ceste mesme Melandre a esté bien prés de vous, & que vous avez oüy sa voix, & vos yeux, & vos oreilles ne vous ont de rien servy. Et lors le prenant par la main, il le conduisit dans la chambre de Melandre, à laquelle d’abord il dit : Je viens, gentil Chevalier, vous faire veoir un de nos prisonniers, qui ne vous veut dire son nom, pour essayer si de fortune vous ne le recognoistrez point. Au commencement elle avoit la pensée tant esloignée de Lipandas, que d’abord elle ne le cogneut point : Mais ce pauvre Chevalier surpris de ceste rencontre, soudain qu’il luy jetta les yeux dessus : O Dieux ! s’escria-t’il, & à ce mot tombant à ses pieds sans pouvoir parler, essayoit de proferer quelques mots, qu’il ne pouvoit prononcer. Il fut tres à propos que Ligdamon n’y eust conduit que luy seul : car, sans doute Melandre eust esté recognuë pour fille,
d’autant qu’elle ne pouvant souffrir cet homme en cet estat devant elle, & le voulant relever par une naturelle courtoisie. Ah Melandre ! s’escria-t’il en fin, est-il possible que vostre belle main deigne bien toucher une personne qui le merite si peu, & qui vous a tant donné d’occasion de luy vouloir mal ? Et parce que ceste voix ne luy sembla pas du tout incogneuë, toutefois elle ne la recognoissoit pas encore, & qu’elle ne laissoit de luy vouloir ayder à se lever, il luy dit : Jamais, ô belle & genereuse fille, je ne partiray de vos pieds, que vous ne me pardonniez l’erreur qu’innocemment j’ay faite, ou que vous ne la punissiez. Melandre qui ne le recognoissoit point encore, tant pour l’avoir fort peu veu durant sa prison, que pour estre maintenant à l’obscur ; car de fortune la chandelle estoit de l’autre costé, ne sçavoit que luy respondre, sinon avec des paroles de courtoisie, & des actions qui tesmoignoient sa bonne
volonté, elle continuoit de le vouloir faire relever. Ligdamon qui s’apperceut qu’elle ne le cognoissoit pas. Et quoy, gentil Chevalier, est-il possible que ceste sousmission de Lipandas, n’obtienne point la grace qu’elle vous demande ? Lipandas, dit-elle, alors toute surprise, & se reculant deux ou trois pas, est ce Lipandas celuy que je vois, reprit-elle ? Oüy, Madame, respondit le Chevalier, je suis ce Lipandas, qui ne vous cognoissant point, vous ay tant indignement traittée, & qui vous ayant recogneuë, apres avoir admiré vostre vertu, vous vient demander pardon de ceste erreur innocente. Elle demeura quelque temps à le considerer, sans luy respondre. En fin luy tendant la main : Oüy, luy dit-elle, Lipandas, je te pardonne de bon cœur tous les outrages que j’ay receus de toy, & d’autant plus volontiers que par ce moyen tu m’as donné occasion de faire paroistre à Lydias combien je l’aymois. A ce mot le relevant avec des caresses
qu’il n’eust jamais attenduës, elle luy demanda quelle Fortune l’avoit conduit en ce lieu : mais quand elle sceut qu’elle avoit esté cause de sa prise, & que c’estoit luy qui vouloit tuer Ligdamon, ayant eu opinion de la voir en danger, elle ne pouvoit assez s’estonner de cette heureuse rencontre. Et en fin, luy dit-elle, pour te faire veoir, ô Lypandas, combien j’ay entierement, non seulement pardonné, mais oublié aussi tous les mauvais traittements que j’ay receus de toy. Je vous supplie, continuë-t’elle, se tournant vers Ligdamon, ô Seigneur Chevalier de me donner ce prisonnier. Non seulement, respondit Ligdamon, je le vous donne de bon cœur, mais aussi tous ceux que vous voudrez de moy, & d’une seule chose vous veux-je supplier, qui est de le rendre autant mon amy, que je suis serviteur de Lindamor, & de Clidamant, ausquels il a tant d’obligations. Je ne sçay, reprit Melandre, quelle cognoissance il a de ces deux Chevaliers : mais si fay bien que si ja-
mais il a volonté de m’obliger il me le fera paroistre en aimant & servant tous ceux qui les aimeront, ou qui leur appartiendront : car j’ay plus d’obligation à leurs courtoisies, qu’à celuy qui m’a donné la vie, d’autant qu’ayant par fortune de guerre esté faitte leur prisonniere, non seulement, ils me donnerent la liberté, mais l’accompagnerent de tant de graces & de faveurs que je ne pûs estre à temps à sauver la vie à Lydias en me mettant pour luy dans la prison. Belle & genereuse Melandre, dit Lypandas, ces paroles qui me sont un inviolable commandement, se verront à jamais gravées dans ma memoire, pour n’y contrevenir jamais, vous jurant & protestant, qu’à jamais je vivray serviteur de Ligdamon, & de tous ceux qui aiment Clidamant & Lindamor. A ce mot Ligdamon, luy dit, je reçois cette asseurance de vostre amitié, & de plus, je vous advertis que le serment que vous avez fait vous oblige de servir la Nymphe Amasis, comme mere de
Clidamant, & Galathée comme sa sœur. Mere & sœur de Clidamant, reprit Lipandas ? Je serois, continua-t’il, indigne de porter le nom de Chevalier, si je ne mettois la vie pour toutes les deux, & je le jure par Hesus Tautates, afin qu’il use de sa puissance contre moy si je manque jamais à ce serment que je faits entre vos mains. Ligdamon à ce mot l’embrassa, & apres que Melandre l’eut prié de ne la point dire autre que Chevalier, il luy donna toute liberté, & l’ayant fait revestir le conduisit le soir mesme vers la Nymphe, & vers le Prince Godomar, leur faisant entendre que la courtoisie de Clidamant & de Lindamor leur avoit acquis ce Chevalier, qu’ils receurent comme il meritoit.
Cependant Meronte qui mouroit de desplaisir de n’avoir pû satisfaire à la promesse qu’il avoit faitte de tenir une porte ouverte, ne manqua pas de faire sortir son fils, lors que Ligdamon alla brusler les machines qui estoient dans le fossé. Ce jeune homme bien instruit par son pere,
se meslant parmy ceux qui suivoient ce Chevalier, ne fut pas lent à sortir du fossé, quand il veid que chacun estoit attentif à d’autres choses. Il veid secrettement Polemas, & luy fit les excuses de son pere, s’il n’avoit pas eu le moyen de tenir la porte ouverte, mais que la malice d’Adamas en avoit esté cause, qui avoit la nuict auparavant changé les quartiers, lors que l’on y pensoit le moins, que maintenant si l’on continuoit de mesme, il ne luy pouvoit rien promettre, ne sçachant quel endroit de la muraille, où des portes luy pourroit eschoir, mais que s’il se resolvoit à un siege, il avoit pensé un moyen infaillible pour le mettre en peu de temps dans la ville, qui estoit tel. Le logis de Meronthe estoit le plus proche de la muraille, à l’endroit où le fils luy fit veoir, il y avoit une cave fort profonde, & qui avoit esté curieusement faitte ainsi basse, pour conserver le vin en esté plus fraischement, de sorte que le fonds du fossé de la ville, demeuroit beaucoup plus haut, il
promettoit de faire un conduit depuis son logis, qui passeroit dessous le fossé, & qui viendroit respondre à l’endroit que Polemas voudroit. Une seule chose le mettoit en peine, qu’il ne sçavoit ou mettre la terre qu’il en osteroit. Polemas loüa grandement ce dessein, & luy demanda s’il n’y avoit point de puits en son logis, & luy ayant respondu qu’il y en avoit. Il faut luy dit Polemas, jetter la terre dans le puits, mais respondit le jeune homme, il sera incontinent plein, & nous y avions bien desja pensé, car la mine doit estre bien longue pour sortir seulement hors du fossé, voyez ce qu’il y ira depuis le fossé jusques où il faut qu’il abboutisse. Nous avons bien encore deux caves, & desquelles nous ne nous servons qu’à tenir du bois, mais tout cela est peu de chose. Or je vous diray, reprit Polemas, je feray porter une tante le plus prés que je pourray, & en lieu le plus couvert, dans laquelle personne ne logera, & de là je feray commencer la mine, & iray rencontrer la vostre
le plus avant que je pourray. Et en ce-cy je ne vois qu’une incommodité, c’est que nous puissions tirer si droit nostre travail que nous nous rencontrions. Le jeune homme, luy respondit, Seigneur, demain à trois heures de nuit, faittes mettre une lumiere sur le haut du pavillon, dans lequel vous voulez travailler, & nous en ferons mettre une sur une tour de nostre logis, au droit du lieu où nous en voulons faire de mesme, & ainsi nous pourrons veoir le chemin que nous avons à tenir. Je le feray, adjousta Polemas, & de plus j’ay deux cadrans esgaux je t’en donneray un, & je garderay l’autre pour moy, Lors que tu verras la nuict la lumiere que je feray mettre sur le pavillon, adjuste le cadran, & prends bien garde en quel estat l’esguille se tiendra, parce que l’ayant bien remarqué il est impossible que nous nous faillons, d’autant que de mon costé j’en feray de mesme, & ceux qui seront à conduire le travail, ayant cette esguille devant les yeux ne sçauroient se destourner
d’un doigt qu’ils ne le recognoissent. Et à ce mot il alla luy-mesme prendre ces deux cadrans, & luy enseigna comme il s’en devoit servir : ce qu’il comprit incontinent, ayant un esprit vif & tres-bon.
J’ay encores, reprit ce jeune homme, à vous advertir, Seigneur, de deux choses, l’une qui importe à vostre vie, & l’autre au bien de vos affaires, la premiere c’est que Ligdamon a juré de vous faire mourir, en cas que vous ne delivriez bien-tost Sylvie : car Seigneur, comme vous sçavez il en est passionnément Amoureux. Cet advis n’est pas à mespriser, puis qu’on dit que celuy qui mesprise sa propre vie, tient en ses mains celle de son ennemy. L’autre c’est que plusieurs qui n’estoient ny du tout à vous ny du tout contraires se rangent maintenant au party de vos ennemis, parce qu’ils disent, que vous faites cette guerre contre vostre Dame souveraine, sans aucune raison. Meronthe vostre fidel serviteur, juge que pour en retenir plusieurs qui balancent encores il seroit
necessaire de chercher un specieux pretexte, qui encore qu’il ne fust pas entierement vray, eust pour le moins quelque apparence de verité. Et qu’entre les autres il ne seroit pas peut-estre mal à propos de dire qu’Adamas, se veut saisir de l’authorité souveraine, & qu’il detient les deux Nymphes comme prisonnieres, qu’à cette occasion il a fait venir le Prince Godomar, auquel il a promis de grandes recognoissances en cas qu’il parvienne à la fin de ses desseins. Que de mesme il a fait de secrettes intelligences avec les Princes voisins, tesmoing cette Royne incognuë, qui a esté dans Marcilly, & qui mesme luy a laissé des gens de guerre. Bref que l’on peut de cette sorte luy imputer beaucoup de choses, qu’encores qu’elles s’advouëront quelque temps apres pour estre faulces, il n’importe, parce que pourveu que telles nouvelles ayent force vingt-quatre heures, il suffit pour faire un coup parmy le peuple, qui recevant ces premieres impressions, se declare par des actions
qu’apres il ne peut changer encore qu’il le voulust.
Polemas remercia grandement Meronthe, tant du soing qu’il avoit de sa personne, que des bons divertissements qu’il luy donnoit. Et sur tout, interrompit le jeune homme, je vous supplie, Seigneur, de faire quelque demonstration de la mort de vostre amy Climanthe, afin que chacun cognoisse que vous aymez ceux qui vous servent : qu’il a grande honte de le veoir encore pendu à la porte de la ville, d’où sans doute il l’auroit desja osté, n’eust esté la crainte qu’il a euë de se descouvrir, pour vostre partisan, & de se perdre ainsi sans vous rendre quelque meilleur service. Sur ce point, respondit Polemas, vous luy direz que je sçay bien que ce meschant homme d’Adamas a esté cause de la perte que nous en avons faite, mais que demain il verra le commancement de la vengeance que j’en prendray sur Alexis, fille de ce meschant homme, que je tiens desja entre mes mains, & sur Sylvie aussi
que j’ay envoyé querir pour faire ressentir à Amasis & à ce traistre le desplaisir qu’ils m’ont fait. Quant à Ligdamon, que je croy que l’advertissement qu’il m’en donne est fort veritable, car j’ay desja eu le mesme advis d’autre-part : mais que j’y donneray tel ordre, que si je puis je me garentiray de ces attentats. Et apres plusieurs promesses, & luy avoir faits quelque present, comme de coustume, il luy donna congé. Ce jeune homme bien instruit par son pere se traisna dans le fossé, lors qu’il veid la nuit plus obscure, & peu a peu s’approchant de la muraille où Ligdamon avoit fait le plus grand carnage des ennemis, commença avec une voix debile à se plaindre de telle façon, que la sentinelle l’oyant & luy demandant qui il estoit. Helas, dit-il, feignant d’avoir peur d’estre ouy, je suis le fils de Meronthe, qui estant sorty avec Ligdamon suis demeuré jusques à cette heure esvanouy parmy les morts. La sentinelle appellant le Disenier qui estoit assez prés de là, le
luy fit entendre. Et soudain le chef du quartier en estant adverty, & le trouvant que c’estoit celuy-là mesme qui estoit à la porte lors que cette sortie c’estoit faite, & qui de fortune avoit alors jetté l’œil sur ce jeune homme quand il estoit sorty, & l’avoit remarqué entre les autres il le tesmoigna au Prince Godomar, qui luy donna charge de jetter dans le fossé quelques cordages pour le tirer dans la vile. Ce qu’il fit incontinent. Et ce rusé apres s’estre ensanglanté le visage, & noircy de charbon tout un costé de la jouë. Ainsi qu’on le montoit en haut, s’alloit plaignant comme s’il eust esté tout moulu de coups. Incontinent il se fit porter en la maison de son pere, qui estant l’inventeur de cette ruse ne faillit pas de faire de grandes exclamations de joye, le voyant disoit-il ressuscité, car il l’avoit desja pleuré pour mort, ne le voyant point rentrer dans la ville avec les autres. O mon pere, disoit le malicieux, vous pouvez bien dire que les Dieux vous ont donné deux fois ce fils, qui depuis la sortie jusques à cette heure
est tousjours demeuré parmy les morts. Le pere joignoit les mains, loüoit les Dieux, & remerciant ceux qui avoient accompagné son fils, & qui l’avoient tiré dans la ville, leur faisoit des presents pour recognoissance de ce bon office, & en mesme temps le faisant mettre au lict, & feignant d’envoyer querir quelques Mires, les r’acompagna avec mille remerciements jusques hors de son logis : mais incontinent se renfermant curieusement dans la chambre, il sceut tout ce qu’il avoit fait en son voyage, & l’advertit de la lumiere qui seroit mise sur le pavillon, pour remarquer l’esguille du cadrant qu’il donna, & n’oublia rien de tout ce qu’il avoit à luy dire, sans le luy rapporter bien au long, dont il receut un contentement extreme. Et de peur que le lendemain ses amis les venants veoir, & le trouvant sans point de mal, ils ne soupçonnassent quelque chose, il luy enveloppa la teste, & luy dit qu’il falloit que sur tout il se pleignist d’y avoir receu quelque coup. Et
d’autant qu’il n’y avoit point de blesseure apparente, il l’advertit de dire que c’avoit esté quelque masse qui l’avoit estourdy, & que le sang dont on l’avoit veu tout souïllé, luy estoit sorty par le nez & par la bouche. Bref il l’instruisit de sorte qu’il eust fallu estre bien fin pour le surprendre sans excuse.
Cependant Polemas, sur le soir fit entendre à Peledonte, Argonide, Listandre & Ligonias, les advertissements que Meronthe luy avoit donnez, & la raison pourquoy il n’avoit pû luy ouvrir une porte, à cause de l’artifice & malice d’Adamas, & puis les pria de vouloir faire entendre par tout que le subjet de la prise des armes estoit pour remettre les Nymphes en liberté, & hors des mains du Druide, qui sous pretexte de bonne foy & de pieté s’estoit emparé de leurs personnes qu’il vouloit vendre avec tout l’Estat à cette Royne incognuë, bref il n’oublia de leur dire chose dont Meronte l’eust advisé, sur quoy Listandre fut d’opinion qu’il
s’en fist un manifeste qui fust divulgué, non seulement dans leur armée, & dans les principales villes de l’Estat, mais fust envoyé à tous les Princes voisins, pour mieux justifier leurs armes. Les memoires incontinent en furent faites & données à estre desduittes à Ligonias, de qui l’esprit subtil, & le langage doré estoit tout propre à desduire & pallier une mauvaise cause, & presque en mesme temps que Polemas leur disoit la resolution que Ligdamon avoit faite de le tuer à cause de Sylvie, on le vint advertir que l’on le luy amenoit prisonnier. O Dieux, s’escria-t’il, est-il possible que le Ciel me vueille favoriser de la sorte, & faisant entrer ceux qui conduisoient ce Ligdamon pretendu, ils luy presenterent Lydias que tous prirent pour Ligdamon. Et bien, luy dit Polemas, est-ce ainsi Ligdamon qu’une personne qui fait profession de Chevalier, doit vanger ses querelles. Lydias luy respondit : je n’ay point de querelle à vanger, & moins en ce pays où je ne fus jamais
qu’à cette heure. Tu ne fus jamais, reprit Polemas en sousriant, en ce pays ? Jamais, dit-il, que je sçache. Je ne m’estonne pas, adjousta Polemas, qu’une personne qui a le mensonge si familier ait le courage si mauvais. Et pource, continua t’il, se tournant vers quelques officiers de justice qu’on oste de ma presence cet effronté, & qu’il soit tenu sous une garde asseurée. Que demain il puisse accompagner sa Sylvie, où je la veux envoyer : & sans le vouloir plus escouter le fit mettre hors de sa chambre. Quelque temps apres Silvie arriva qu’il ne voulut non plus veoir, mais commanda qu’elle fust bien gardée jusques au lendemain : Et afin de leur donner plus de frayeur, il fit dire aux uns & aux autres le soir, qu’ils se resolussent le lendemain à la mort. Et parce que plusieurs qui estoient dans son armée trouvoient cette cruauté barbare, il donna ordre à ses plus confidents de faire entendre que c’estoit par despit d’Adamas qu’il vouloit faire mourir Alexis, Adamas qui estoit cause de toute cette guerre, pour s’estre emparé de la
personne des Nymphes, qu’il vouloit remettre en liberté, & qu’il avoit resolu d’en faire de mesme de Sylvie, que d’Alexis, pour vanger la mort de Climanthe, que cette Nymphe avec Leonide avoient trahy & par leurs ruses conduit entre les mains d’Adamas. Que quant à Ligdamon, il le vouloit faire punir pour l’entreprise qu’il avoit faitte sur sa vie. Ce bruit fut incontinent espandu par tout le camp, de sorte que les espions qu’Adamas y avoit envoyez en furent bien-tost advertis, & ne faillirent pas de le luy faire entendre la mesme nuit, dont il receut un grand desplaisir : car encore qu’Alexis ne fust pas sa fille, si est-ce que se souvenant de l’Oracle par le commandement duquel il avoit pris le soing de la conduitte de ce Berger, outre ce qui estoit du merite de Celadon & d’Astrée, il ne pouvoit que ressentir une grande peine de sa perte, d’autant que cet Oracle disoit ainsi, parlant de Celadon.
Obtenant sa maistresse,
Contente pour jamais sera vostre vieillesse.
Mais le regret d’Adamas ne fut rien au prix de celuy de Leonide, qui oyant dire qu’Alexis & Astrée estoient entre les mains de Polemas, & que le matin on les exposeroit aux coups de ceux de la ville, en receut un si cuisant desplaisir qu’elle ne se pouvoit empescher d’en donner un tres-grand tesmoignage : car sçachant qu’Alexis estoit ce Celadon qu’elle ne se pouvoit empescher de trop aimer, elle mouroit de penser qu’il seroit si miserablement tué : Et il fut tres a propos, qu’elle pouvoit feindre qu’Alexis estoit sa parente, car autrement l’on eust recognu quelque trop grande affection : mais cette excuse ne pouvoit estre recevable auprés d’Adamas qui sçavoit bien ce qui en estoit, il fallut qu’elle courut à une autre, lors qu’Adamas trouvant estrange le grand dueil qu’elle en fai-
soit, l’en reprist. Mon pere, luy respondit-elle, si je ne monstre ce grand desplaisir pour Alexis, que l’on pense m’estre si proche, ou l’on me jugera de mauvais naturel, ou il est à craindre que l’on ne descouvre nostre ruse, si bien que le prudent Adamas se paya en quelque sorte de cette raison : mais Leonide ne pouvant souffrir la perte de ce Berger tant aymé, s’en alla treuver Galathée, à laquelle avec un torrent de larmes, elle fit entendre la prise d’Alexis & d’Astrée, & la cruelle sentence de Polemas, & contre eux & contre Silvie. Grand fut le trouble que cette nouvelle apporta parmy tous ceux de la ville, mais plus en l’esprit de Ligdamon qu’en tous les autres. Car si Adamas en avoit du desplaisir c’estoit pour se voir frustré d’un bien futur que l’Oracle luy avoit promis. Si Leonide ressentoit la perte de Celadon, c’estoit pour un Amour qui n’avoit point de correspondance. Si Galathée en avoit de l’ennuy c’estoit pour l’amitié qu’elle portoit à Silvie, comme l’ayant familierement nourrie auprés d’elle. Et bref si le reste de
la Cour les plaignoit ce n’estoit que par pitié, mais le tourment de Ligdamon, procedoit d’une Amour née avec luy, continuée le reste de ses jours, & si extreme que la vie ne luy avoit jamais esté chere que pour ce seul sujet. Aussi comme un homme furieux il alloit demandant aux uns & aux autres ces nouvelles, & les escoutant avec impatience, il se laissoit transporter aux plus extremes resolutions qu’on sçauroit imaginer. Il vouloit sortir dés la nuit mesme pour aller dans le pavillon de Polemas, l’esgorger & boire son sang : & parce qu’on ne luy vouloit ouvrir les portes, il se vouloit jetter pardessus les murailles. Il supplioit Amasis, il importunoit Galathée, il pressoit Godomar de le laisser sortir : qu’en vangeant ces injures il les delivreroit de ce rebelle & cruel ennemy. Qu’aussi bien si on le retenoit par force dans la ville, il se tueroit : Que puis qu’il estoit resolu à la mort, il valloit mieux luy permettre d’aller mourir parmy les armes des ennemis, que par les siennes propres. Que peut-estre les
Dieux favorisant son juste dessein luy addresseroient si bien la main qu’il les delivreroit tous de ce tyran. Mais Godomar par le conseil d’Adamas ne le luy voulut permettre, luy promettant toutesfois que si le matin ce meschant continuoit en ceste resolution, ils n’ouvriroient pas seulement les portes à Ligdamon, mais qu’ils iroient plustost tous mourir avec luy qu’ils ne r’eussent & Sylvie & Alexis. Cette promesse que Damon & Alcidon luy ratifierent avec le Prince Godomar, l’appaisa un peu, non pas toutesfois que de toute la nuict il pût clorre l’œil. Et sur ce propos Alcidon luy dit que peut-estre cette nouvelle ne seroit pas vraye, parce qu’en une partie l’on sçavoit bien asseurément qu’elle estoit fausse, à sçavoir en ce que l’on disoit que Ligdamon estoit entre les mains de Polemas. Ah, Seigneur, respondit Ligdamon, asseurez-vous que les mauvaises nouvelles ne sont jamais que trop vrayes : Et quant au mesconte que l’on fait de moy, je m’asseure que vous verrez qu’ils ont
pris en mon nom ce Lydias, auquel je ressemble, car à ce que j’ay appris, il a suivy celle qui venoit avec moy en cette contrée. Ce bruit incontinent s’espandit, du mesconte que l’on faisoit de Ligdamon, de sorte que Melandre en ouyt les nouvelles, & impatiente d’en sçavoir la verité, envoya chercher Ligdamon, auquel elle le demanda aussi-tost qu’il fut venu. Que voulez-vous, respondit Ligdamon, que je vous die, sinon que je mourray pour Sylvie ? Et moy, reprit-elle incontinent pour Lydias, & à ce mot se laissant aller sur un lict, ne cessa de pleurer qu’il ne fust jour.
Que si toutes ces nouvelles troubloient ceux qui estoient dans la ville, il y en avoit bien dans l’armée de Polemas qui n’avoient gueres plus de repos, & entre les autres, Alexis & Astrée. Ce berger ayant ouy la dure sentence de Polemas, ne pouvoit se consoler, que sa bergere deust estre traittée de la sorte à sa consideration : Et lors qu’elles furent rudement ramenées par ces Archers de justice : Est-il possible, leur disoit Alexis, qu’en Forests il se trouve
des esprits si sauvages, & des courages tant inhumains qu’ils puissent n’estre point touchez de la beauté d’Astrée. O siecle, ô mœurs, cette contrée où la courtoisie, & la douceur ont regné si long-temps, & de qui la renommée a surpassé toutes celles du reste de la Gaule, produira maintenant & nourrira des monstres plus farouches que l’Affrique ? Asseurement, ô cruels ou vous estes sans yeux, ou sans cœur : car qui aura des yeux & un cœur, ne sçauroit s’empescher d’honorer le plus bel ouvrage des Dieux. Mais toutes ces paroles estans inutiles, il ne fut pas plustost dans la prison avec elle qu’il ne se jettast à ses genoux. O Astrée, luy disoit-il, je vous conjure par l’amitié que vous portez à cette Druide de vouloir avoir pitié de vous-mesme, & puis que ce n’est que moy que l’on demande, ne vueillez estre coupable de vostre mort : Si pour me tenir compagnie en ce supplice vous m’en pouviez exempter, & bien j’excuserois l’affection que vous me portez, & en l’excés de vostre amitié j’irois allegeant mes ennuis, mais puisque vostre tres pas m’est
inutile, helas ! pourquoy voulez-vous rendre cette surcharge à mes des plaisirs de faire que je vous voye mourir ? N’est il pas vray que vous sçavez bien que je vous aime, & si vous le sçavez, quel outrage vous ay-je fait, que vous me vueillez faire autheur de vostre mort ? N’est-il pas vray que les homicides sont mal voulus des Dieux, & pourquoy voulez-vous encourir la haine des grands Dieux, en vous rendant homicide de vous-mesme ? ne soyez point plus coupable de vostre mort, que ceux qui vous feront mourir, mais en les abusant, n’est-il pas vray qu’ils font moins de faute que vous ? Celadon vouloit continuer lors qu’Astrée l’interrompit. Toutes ces raisons, dit-elle, pourroient estre recevables, si vous ne deviez pas mourir : Mais lorsque les Dieux me voudront priver de ma chere Alexis, ils sçauront bien que je mettray fin à ma vie : car je ne puis, ny ne veux vivre sans elle, & par ainsi vous faisant mourir, ne me commandent-ils pas d’en faire autant ? Ne me dittes donc plus coupable de ma mort si je veux mourir avec vous. Car
le filet de nos vies est tellement noüé ensemble qu’il est impossible que le ciseau qui coupera l’un ne tranche l’autre. Et quant au desplaisir que vous dittes que je vous rapporte en cette action. Ah, ma maistresse, est il possible, que vous ayez creu que je puisse vivre, vous n’estant plus ? m’auriez-vous bien fait ce tort de croire que je vous aimasse si peu ? Quoy un Ambacte, ou un soldurier aura loy de se mettre dans le brasier qui brusle le corps de celuy à qui il a promis fidelité, voire il sera mesprise s’il fait autrement : Et Astrée n’en fera pas de mesme, quand Alexis mourra ? Rayez je vous supplie cette pensée de vostre ame, & si vous voulez que je meure contente, dittes-moy, Astrée, je veux que nos cœurs soient percez d’un mesme fer, & que nos ames en sortant de nos corps s’unissent à jamais comme nos affections avoient desja uny nos volontez d’une Amour inseparable. J’use ma maistresse de ces paroles d’affection & d’Amour, qui sont peut-estre trop inesgales à nostre condition, mais vous me l’avez ainsi commandé, & je pense que si jamais
elles ont deu m’estre permises, c’est en cette action où la mort oste toutes les inegalitez.
Celadon l’escouta longuement sans l’interrompre : car outre qu’il luy sembloit que c’estoit indiscretion d’en faire autrement, encore se plaisoit-il de sorte d’ouyr & de recevoir ces asseurances de bonne volonté de celle qu’il aimoit si ardemment, qu’il demeuroit enchanté à ses paroles. En fin il luy dit, mon cher serviteur, ceux qui aiment bien, comme je sçay que vous aimez Alexis, doivent tousjours avoir plus de consideration au contentement de la personne aimée qu’au leur propre. Je ne doute point que ce ne vous soit quelque allegement de finir vos jours avec ceux d’Alexis : mais ne mettez vous point en conte le regret que j’auray de vous veoir mourir ? Ah ! ma maistresse, s’escria Astrée ; puis que cette consideration doit estre en ceux qui aiment bien, que n’est-elle de mesme en vous pour ce qui me touche ? Et que ne vous representez-vous quels insupportables desespoirs seroient les miens de vous survivre ?
Non, non, ma maistresse, ne resistons point à la volonté des Dieux, s’ils vouloient que l’une de nous demeurast en vie, ils conserveroient asseurément celle de l’autre : car n’est-il pas vray que si je mourois vous ne sçauriez vivre ? Il est vray, respondit Celadon. Or Alexis, reprit Astrée, soyez encore plus certaine de ma mort au mesme moment que vous ne vivrez plus.
Alexis & Astrée ne cesserent toute la nuict de se donner de nouvelles asseurances de l’amitié qu’elles se portoient. Et quoy que le subjet en fust funebre, si est-ce que l’Amour tiroit mesme de leurs plus ameres larmes des consolations nom pareilles. Alexis en fin voyant que sa Bergere ne pouvoit estre divertie de la resolution qu’elle avoit prise, pensa plusieurs fois qu’il estoit temps de se declarer pour tel qu’il estoit & de la desabuser de l’opinion qu’elle avoit qu’elle fust la fille d’Adamas, mais tousjours quelque consideration l’en retint : Quelquesfois il disoit en luy-mesme.
A quel temps reservons nous de nous descouvrir, puisque nous sommes aux portes de la mort ? Mais se reprenoit-il, pourquoy nous descouvrirons-nous, puis qu’aussi bien il nous faut mourir ? Cette recognoissance luy plaira, ou elle luy ennuyera. Si elle luy plait, n’est-il pas vray qu’elle aura encore plus de regret à nostre mort ? Et si elle luy desplaist, pourquoy voulons-nous à la fin de nostre vie luy rendre ce desplaisir. Avec ces irresolutions il alla disputant en luy-mesme grandement. En fin il pensa que s’il avoit comme que ce fust à se declarer, il falloit attendre lors que percé de diverses fleches il tomberoit à ses pieds, luy semblant que s’il faisoit quelque faute d’outre-passer ses commandements il la laveroit pour le moins avec son sang.
Cependant le jour parut, & en mesme temps toute l’armée sortit du camp, & marchant contre la ville la ceignit de la Coronne, comme le jour precedant, & faisant advancer quantité de clayes & de machines monstroient de vouloir aborder le fossé ainsi qu’ils
avoient fait : mais parce que ceux de la ville commencerent à jetter des nuës de traits & de pierres sur eux, ils s’arresterent un peu plus loing, & lors l’on veid ouvrir les gens de cheval, & puis ceux de trait & passer à travers Astrée, Alexis, Silvie & Lydias, qu’ils prenoient pour Ligdamon, accompagnez de cent Archers à pied, & d’autant de Hallebardiers, conduits par un chef qui n’estoit pas Segusien, & que Polemas avoit choisi tel, parce qu’il eut crainte que s’il eust pris de ceux du pays, ils n’eussent favorisé ces personnes innocentes, & qui appartenoient aux principaux de la contrée. Ils les avoient donc attachez tous quatre ensemble par les bras, & afin qu’ils ne fissent aucune resistance ny difficulté d’aller avant. Ils leur avoient à chacun mis une picque contre les reins de telle sorte que celuy qui eust reculé se la fust mise dans le corps. Ils avoient aux mains, quoy qu’attachées chacun une torche allumée, & les alloit-on poussant contre la porte, & s’en servant comme de mantelet pour se
couvrir des coups de ceux de la ville. Mais avant toutes ces choses, & lors qu’on les voulut attacher : O prophanes, disoit Alexis, comment si l’humanité n’a point de force sur vos cœurs, ne fremissez-vous de frayeur, osant mettre les mains sur la plus parfaite chose qui soit jamais sortie de la main des Dieux ? mais voyant que Polemas luy-mesme estoit venu veoir de quelle façon l’on les attachoit. O cruel, luy cria-t’il, comment as-tu le courage de faire mourir la plus belle fille qui fut jamais, & la plus innocente ! Si Adamas ta despleu descharge ta colere sur moy qui suis sa fille : mais quelle injure t’a fait Astrée, ou Alcé son pere. Mais toutes ces paroles estans inutiles, & voyant qu’un impitoyable Archer prenoit les bras d’Astrée pour les luy lier, il devint farouche & hagard, & en mesme temps se laissa tellement emporter à la colere, que haussant le poing, (car il n’avoit point encore les mains liées,) il en deschargea un si pesant coup sur l’aureille de cet inconsideré qu’il l’estendit en
terre comme mort, & soudain courut à l’espée de cet Archer, & en eust sans doute fait quelque grande chose, si avant qu’il eust loisir de la prendre, un grand nombre de soldats ne se fussent jettez sur luy, qui l’eussent tué asseurément pour la resistance qu’il faisoit, si leur chef ne le leur eust defendu : d’autant, disoit-il, que ce n’estoit pas le service de Polemas, & qu’il se falloit servir de sa vie pour faire ouvrir les portes de la ville.
Ce Chef donc l’osta d’entre leurs mains, & puis s’approchant de luy : Genereuse fille, luy dit-il, ton courage doit paroistre en supportant cette mort qui t’est preparée constamment, & non pas avec fureur, puis que tu vois bien que la force ne te sçauroit sauver. Chevalier, dit Alexis, qui le recognut bien pour Chef de cette troupe, je ne demande pas que l’on me laisse la vie, je ne l’ay que trop gardée, & jamais je ne me plaindray que la mort me soit venuë trop tost : mais j’advouë que si l’on veut indignement traitter cette innocente fille, que l’on
me mette ton espée dans le cœur, car tant que je vivray je ne le souffriray point ? Qu’est-ce, adjousta le Chef, que tu appelles la traitter indignement : car tu sçais bien que nous avons commandement de l’attacher au bout de cette picque, & vous conduire à la porte de la ville, avec des flambeaux aux mains pour y mettre le feu. Je le sçay, respondit Alexis, mais puis que les Dieux le permettent ainsi, commande, ô Chevalier genereux, qu’elle ne soit point traittée comme une personne coupable : car j’atteste les Dieux qu’elle est innocente, & s’il faut qu’elle soit liée, que ce soit son bras avec le mien, & que les nœuds soient tels & les chaisnes si fortes que tu voudras, n’aye peur qu’elle fasse effort pour s’en aller, d’autant que si elle eust voulu, elle se fust bien exemptée de cette mort. C’est volontairement qu’elle y va : Que si tu veux obliger une personne au plus haut degré qu’il puisse estre, fay attacher les deux picques contre mes reins, & qu’elle, qui est sans crime, soit seulement subjette aux
coups qu’elle pourra recevoir par hazard, & non pas à ceux d’un soldat, qui peut broncher, où qui se peut figurer qu’elle s’en vueille aller sans qu’elle y pense. Cet estranger attendry des ardentes prieres d’Alexis. Je ne veux jamais, luy dit-il, qu’on me reproche que j’aye refusé une si petite grace à une personne qui s’en va mourir, & à l’heure mesme faisant prendre la corde d’un arc, il voulut que l’on leur liast les bras ensemble, & mettant Astrée entre luy & Sylvie, il fit attacher l’autre bras à celuy de la Nymphe, & l’autre bras de la Nymphe à celuy de Lydias, sans que jamais Sylvie voulust tourner la teste de son costé, tant elle estoit griefvement offencée contre luy, pensant que ce fut Ligdamon, & puis attachant les deux picques contre Alexis, ils en firent de mesme à Sylvie & à Lydias, n’y ayant qu’Astrée qui n’eust point ce fer si prés des costez. Lors qu’ils commencerent à marcher tous ceux de l’armée qui les veirent en eurent pitié, & s’il y
eust eu quelqu’un qui se fust esmeu, asseurément il y eust eu un tumulte : mais Polemas les accompagnant luy-mesme, retint la compassion de plusieurs : Et quoy qu’il s’apperceust bien qu’Astrée n’avoit point de picque à ses reins, comme les autres, si n’en fit-il point de semblant, d’autant que sa beauté luy donnoit quelque ressentiment de pitié. Alexis cependant fit diverses fois dessein en la fin de ses jours, de dire à Astrée qu’elle avoit Celadon aupres d’elle : mais attendant de se veoir blessée, elle alloit dillayant, essayant tousjours de se mettre devant la Bergere, & la retirant en arriere tant qu’elle pouvoit pour la couvrir des coups qui viendroient de la ville. Mais elle qui cognoissoit bien son dessein, s’efforçoit, au contraire de la devancer : de sorte qu’au lieu de reculer, ils marchoient presque plus viste que ne vouloient ceux qui leur venoient apres. Exemple remarquable d’une entriere & parfaite affection : Mais plus remarquable encore
l’enchantement duquel Amour usoit envers eux, ausquels il faisoit sembler la mort prochaine desirable, parce que c’estoit l’un pour l’autre qu’ils s’en alloient mourir.
Les murailles de la ville estoient bordées de quantité de soldats, qui faisoient tomber un orage de traits & de pierres sur les ennemis : Mais quand ils virent paroistre ces quatre personnes attachées à ces picques, & suivies de ceux qui s’en servoient comme de mantelets, ils demeurerent tous de telle sorte ravis de ceste nouveauté, que comme si les armes leur fussent tombées des mains, ils cesserent de tirer, sans qu’aucun commandement leur en fust fait, pour veoir en quoy ce spectacle se finiroit. Mais Ligdamon qui, accompagné de Lipandas, & de Melandre, estoit sur les creneaux de la porte, ne jetta pas plustost les yeux sur eux, qu’il recogneut incontinent Silvie ; fust que voyant l’habit de Nymphe, il pensa bien suivant ce qu’on en avoit desja dit, que ce fust
elle, ou qu’en effect les yeux d’un Amant voyent leur Soleil aussi-tost qu’il esclaire, tant y a que la couronne des gens de cheval, & de ceux de traicts, ne s’ouvrit pas plustost, qu’il ne s’escria comme desesperé, qu’on luy permist de l’aller defendre, & la delivrer des mains de ces barbares. Et parce que le Prince Godomar en faisoit difficulté, il supplioit Alcidon par Daphnide, & Damon par Madonthe, d’interceder pour luy, afin que la porte luy fust ouverte : Et embrassant les genoux du Prince, le conjuroit par l’ordre qu’il avoit de Chevalier, par l’assistance que chacun doit aux Dames oppressées : & bref, par tout ce qu’il jugeoit avoir plus de force envers luy, de luy permettre d’aller où Silvie estoit tant indignement traittée. Et parce que Godomar luy representoit que c’estoit se perdre inutilement, & sans luy rendre aucun service, & qu’il ne doutast point que quand il seroit temps il ne fist tout ce qu’il pourroit pour elle. O Seigneur
respondit-il, au contraire, c’est bien conserver inutilement ma vie, si en ceste occasion je ne l’employe pour Silvie : jurant par tous les Dieux que si vous ne me permettez de l’aller perdre à ses pieds, aussi bien me l’osteray-je de ma propre main. Mais le Prince ne voulant en façon quelconque luy faire ouvrir les portes, & ceux de dehors s’approchants tousjours davantage, Melandre veid, ce luy sembla, Lydias, attaché aupres de Silvie : O Dieux ! s’escria-t’elle, se tournant contre Ligdamon, & le luy monstrant de la main, voila mon frere Lydias. Et Lipandas prenant la parole, parce que Ligdamon tout hors de soy, ne respondoit point : C’est luy asseurément, dit-il, qui, sans doubte, paye bien cherement la ressemblance qu’il a de Ligdamon. Ah ! Ligdamon, reprit-elle alors avec un grand battement de mains, ah Ligdamon ! laisserez-vous mourir Silvie ? Et moy, verray-je perdre Lydias, sans que nous mourrions avec eux ? Ligdamon alors
voyant que le Prince ne pouvoit estre flechy, & que mesme Adamas se roidissoit grandement. Cependant que chacun regardoit ce que l’ennemy faisoit, & le quartier auquel il commandoit estant assez prés de là, il s’y en alla, sans qu’on s’en prist garde, & voyant que tousjours l’on alloit approchant du fossé Silvie & les autres, il embrassa Lipandas, luy recommande Melandre, & le conjure de ne la vouloir point abandonner. Et puis en disant Adieu à tous deux, il met les pieds sur le creneau, & saute dans le fossé à la veuë de toute l’armée, & de tous ceux qui estoient sur les murailles. Melandre, quoy que femme, transportée toutefois d’une affection incroyable, le voulut suivre : mais Lipandas la retint, & la remit entre les mains de quelque Centenier, le suppliant de vouloir avoir soin d’elle, & luy baisant les mains : Melandre, luy dit-il tout haut, pour l’amour de vous je vay mettre la vie, pour sauver celle de Lydias. Et avant que ceux qui
estoient aupres de luy s’en prissent garde, il se jetta apres Ligdamon. Le lieu où ils tomberent de fortune se trouva mol, de sorte qu’ils y enfoncerent jusques par dessus les genoux, sans se faire autre mal que de s’estourdir : Et le bon-heur encor voulut que Lipandas tomba à costé de Ligdamon, si bien qu’ils se purent ayder l’un l’autre à sortir hors de ce bourbier.
Ceux qui conduisoient les quatre prisonniers s’arresterent, voyans ces deux personnes se jetter ainsi par ces creneaux, ne sçachant si ce n’estoient point des leurs qui leur venoient donner quelque advis. Et en mesme temps ceux qui estoient sur les portes, prirent garde que deux qui sembloient avoir commandement sur ceux qui poussoient les prisonniers devant eux s’advançoient, & venoient visiter s’ils estoient bien liez. Et ils ne se trompoient point : car le Chef qui conduisoit ces estrangers, d’autant que Polemas ne s’estoit point voulu fier à ceux de Forestz, pour les raisons
que nous avons dites, lors que l’on fut à quinze ou vingt pas du fossé : Seigneur, dit-il à Polemas, qui estoit à la teste des gens de cheval qui les suivoient, nous avons conduit d’assez loin ces prisonniers, peut-estre les picques se seront-elles destachées, ou eux en quelque sorte pourroient avoir deffaits leurs liens, permettez-moy, avant que de les approcher davantage du fossé, ou de la porte, que je les aille visiter : car je ne voudrois pas, puisque vous m’avez fait l’honneur de me choisir dans toute vostre armée, pour me les fier, que je ne vous en rendisse bon compte. Polemas loüa sa prudence & son affection, & luy commanda de le faire, aussi bien ceux de la ville ne tiroient point, qui luy donnoit quelque esperance, que peut estre son artiffice luy seroit utille. Ce Chef donc prenant son frere avec luy, s’y en alla. Ils avoient tous deux, outre leurs autres armes, chacun un grand rondache, une espée nuë à la main, & une assez courte à la ceinture. D’abord qu’il s’approcha d’Astrée &
d’Alexis. Son frere en fit de mesme de Silvie & de Lydias : Et feignant tous deux de leur visiter les bras, avec un rasoir qu’ils avoient, ils leur coupperent les cordes dont ils estoient liez, & d’autant que celles avec lesquelles les picques estoient attachées, leur ceignoient tout le corps, ils les couperent aysément sans qu’on s’en apperceust. Et de peur que les picques ne tombassent en terre, & que l’on ne s’en prist garde, ce Chef, & son frere faisans semblant de les bien visiter, les soustenoient avec les mains. Sçachez, dit-il assez bas à Astrée, que je suis Semire, à qui les Dieux ont conservé la vie, apres vous avoir fait une si grande offence, afin qu’il se perde aujourd’huy à vostre service, pour expier en partie un crime si grand que celuy que j’avois commis. Vous, belle Astrée, dit-il à la Bergere, jettez-vous avec ceste Nymphe dans le fossé, les Dieux vous assisteront. Et vous, Celadon, dit-il donnant l’espée à Alexis, & son rondache, montrez
aujourd’huy que vous estes fils de ce vaillant Alcippe. Et en mesme temps faisant signe à son frere, qui avoit desja donné à Lydias son espée & son rondache : tout à la fois les quatre prisonniers s’esloignerent de la pointe des picques. Et Celadon incontinent se joignant avec Semire, son frere, & Lydias, ils firent teste à tout le gros des ennemis, qui demeurerent quelque temps sans les offencer, d’autant que Semire estant le Chef de ceste troupe, les Soldats creignant de faillir, ne s’oserent avancer contre luy. Mais Polemas qui s’en apperceut, voyant mesme que Ligdamon & Lipandas qui avoient rencontré Astrée & Silvie, les emmenoient au pied de la muraille, de laquelle desja l’on jettoit des grands paniers avec des cordes, pour les tirer en haut, se mit à crier qu’on tuast les traistres. Et en mesme temps fit advancer les gens de main qui estoient autour de luy, avec une tres-grande impetuosité. Qui eust pris garde alors aux grands
coups de Celadon, eust bien jugé que son habit de fille, ny la profession de Berger qu’il avoit tousjours faite, ne luy pouvoient faire dementir le courage genereux d’Alcippe, ny de ses ancestres. Il n’avoit pour toutes armes que l’espée & le rondache, que Semire luy avoit donnez : mais sans soucy de sa vie, il se jettoit dans les fers des ennemis avec tant de hardiesse, qu’il y en avoit peu qui l’osassent attendre. Il est vray qu’à tous coups il tournoit la teste, pour veoir que devenoit Astrée, & que quand il la veid eslever en haut avec Silvie, il en receut un contentement extrême, parce qu’ils estoient de sorte pressez, qu’ils ne pouvoient plus soustenir l’effort de l’ennemy. Desja Semire avoit receu un coup de fleche dans une jambe, & son frere dans une espaule : Lydias d’un coup de picque avoit esté renversé, & sans Celadon, se fust mal-aysément garanty de la mort, lors que Ligdamon & Lipandas arriverent. Ces six personnes jointes ensemble, & bien resoluës
de vendre cherement leurs vies, faisoient une deffence incroyable. Lors que Polemas presque enragé d’avoir perdu ces prisonniers, fit advancer le chef de la Legion, suivy d’un nombre de Solduriers, ausquels il avoit fait mettre pied à terre. Ceux-cy d’abord se jetterent furieusement sur eux. Et il n’y a point de doute qu’il estoient perdus, si en mesme temps le Prince Godomar ne pouvant souffrir de voir perdre ces six personnes, n’eust ordonné à Damon de les secourir, faisant sortir trois cens hommes de traict, & quelques picquiers pour les soustenir, par une fausse porte par laquelle l’on entroit dans le fossé, & pouvoit-on aller, sans estre veu, jusques à la contrescarpe. Et certes ce fut bien à propos : car au mesme temps qu’ils parurent pour leur defence, ils estoient desja tous de telle sorte blessez, qu’il n’y avoit plus que le courage qui les soustenoit. Et toutefois voyant ce secours, il sembla que leur force se renouvellast, & qu’ils ne ressentissent plus leurs
blesseures. Chacun admiroit leur valeur ; mais tous demeuroient ravis de veoir ce que Celadon faisoit : car l’habit de Bergere qu’il portoit, rendoit toutes ses actions plus admirables. Son rondache estoit tellement erissé des fleches qui s’y estoient plantées, que les dernieres ne trouvoient plus de place vuide, & falloit que par necessité elles frappassent sur d’autres fleches. Son espée estoit toute teinte de sang, & la poignée mesme en degoustoit. Il estoit blessé en deux ou trois lieux, & mesme en l’espaule droicte, d’un javelot qui avoit esté lancé, & qui luy avoit faict une grande playe. Et quoy que la perte du sang l’affoiblist beaucoup, si est-ce que le desir extrême qu’il avoit de se venger de l’outrage qu’on avoit fait à Astrée, le transportoit de telle sorte, que presque il ne la ressentoit pas. Mais en effect, toute ceste defence eust esté vaine, sans le secours de Damon, qui conduit par Ceraste & par Merindor, leur donna un peu de loisir de pren-
dre haleine. Toutefois il ne fut pas long : car Polemas faisant partir mille hommes en un gros, les contreignit de se jetter dans le fossé avec un peu de confusion. Et ce fut à ce coup que Semire attaint d’une picque, qui luy persa les deux cuisses, faillit d’estre cause de la perte de plusieurs, parce que ne pouvant marcher, & Celadon ne le voulant point quitter, pour l’obligation qu’il luy avoit, le combat se renouvella en ce lieu, plus opiniastre & plus dangereux qu’il n’avoit point esté de tout le jour : si bien que peu s’en fallut que le grand nombre des ennemis ne deffist ce secours entierement. Mais Damon les faisant soustenir par les picquiers, & ceux de la muraille jettant quantité de cailloux & de fleches sur les ennemis, leur donna le loisir de se jetter dans la fausse braye, qui estoit en ce lieu là, où Celadon emporta Semire, avec l’ayde de son frere : & Lipandas, quoy que blessé en une infinité d’endroits, aidé de Ligdamon, porta aussi Lydias,
qui ne se pouvoit soustenir. Ils furent incontinent apres tous trois portez où Ligdamon avoit accoustumé de loger.
Cependant Silvie & Astrée, qui avoient esté tirées par la muraille dans la ville, ne furent pas presque plustost sur les creneaux, ou pour le moins dans le plus proche corps de garde, que Leonide, qui d’un endroict assez prés de là avoit veu tout ce spectacle, s’y en vint courant, tant pour le desir qu’elle avoit d’embrasser sa compagne, que pour recognoistre si ceste Druïde estoit Astrée ou Alexis : Et de fortune en y allant avec une de ses compagnes, elle trouva Adamas, qui parmy les affaires d’importance qu’il avoit sur les bras, ne laissoit de desirer de pourveoir à celles qui pouvoient faire recognoistre la tromperie & le desguisement de Celadon, luy semblant que si Galatée venoit à recognoistre ce Berger, elle pourroit entrer en quelque mauvaise opinion de sa preud’homie. Et il n’ignoroit pas combien est des advantageuse ceste
meffiance envers chacun, mais particulierement envers son maistre.
La haste qu’il avoit ne luy donna pas le loisir de luy faire long discours : mais en marchant il luy dit seulement, qu’il falloit conduire promptement la Druïde en son logis, sans la laisser beaucoup parler à personne, & qu’apres ils verroient ce qu’ils avoient à faire. Aussi-tost que Silvie veid Leonide, elle se jetta à son col, transportée d’ayse de se veoir, & elle aussi, hors des mains de Polemas : car depuis qu’elles s’estoient separées, elle n’en avoit point eu de nouvelles. Mais Leonide qui desiroit de parler à la Druïde : Ma compagne, luy dit-elle, Galatée meurt d’envie de vous veoir, allez-vous y en cependant que je vay conduire au logis de mon oncle ceste fille, dit-elle luy monstrant Astrée ; car je la vois tant espouvantée, que je ne voudrois pas que Galatée la veist en cet estat. Et à ce mot prenant Astrée par la main, elle l’emmena presque par force au logis d’Adamas : car elle ne vouloit
point s’esloigner de la muraille, qu’elle ne sceust qu’estoit devenuë Alexis : mais Leonide luy fit accroire qu’elle estoit desja dans la ville, s’y estant retirée par la fausse porte par laquelle le secours estoit sorty. Et cependant Adamas, qui peu apres fut adverty que veritablement tous ceux qui estoient sortis de la ville, y estoient r’entrez, s’en courut à ceste porte pour recevoir Celadon. Et il y arriva tout à propos : car à peine le Berger fut-il dans la ville, que pour la perte du sang qu’il avoit faite, il tomba esvanoüy dessus Semire, qui estoit encore en pire estat que luy. Le Druïde commanda incontinent qu’il fust emporté en son logis : Et parce que ne cognoissant point Semire, il ne faisoit point de semblant de le faire conduire avec Celadon : Seigneur, luy dit Semire avec beaucoup de peine, c’est moy qui ay sauvé Astrée & Celadon, je vous supplie faites-moy ceste grace de me faire emporter où vous le faites conduire, afin que je
puisse mourir aupres d’eux. Adamas j’oyant parler de ceste sorte, & creignant qu’il ne descouvrist qui estoit Alexis, commanda incontinent qu’ils fussent portez ensemble. Et il fut fort à propos qu’en mesme temps une grande alarme se donna de tous costez : car cela fut cause que Damon, & tous les autres qui estoient autour de luy, s’en coururent à la defence, sans prendre garde aux paroles de Semire.
L’alarme n’avoit point esté fausse : car il estoit vray que Polemas presque hors de soy-mesme, pour la perte qu’il avoit faite de ces six personnes, fit donner le signe d’un assaut general, comme celuy du jour precedent, & qui fut tellement opiniastré, que rien ne les en retira que la nuict, & avec perte de nombre de Soldats, de laquelle il ne faisoit pas paroistre de se soucier beaucoup, pourveu qu’il pûst se vanger. Mais l’obscurité le contreignant de faire sonner la retraitte, chacun se retira en son cartier, avec asseurance que ceste ville ne s’emporteroit
pas si facilement que Polemas l’avoit temerairement jugé, ne considerant pas que la foiblesse des murailles estoit grandement fortifiée par le courage de tant de genereux Chevaliers qui s’y estoient renfermez. Si bien qu’Aleranthe dés le lendemain paroist pour aller rendre conte au Roy Gondebaut de tout ce qu’il avoit fait, & de l’estat auquel estoient les affaires de Polemas, qui se ressouvenant du sage advis que Climanthe luy avoit donné, supplia Aleranthe, de representer au Roy, que cette ville ne meritoit pas la presence d’un si grand Roy. Qu’il le supplioit seulement de luy envoyer les trouppes qu’il luy avoit promises, & sur tout qu’il s’asseurast de la personne du Prince Sigismond, & qu’il se souvint qu’encores qu’il fust son fils, il estoit toutesfois amoureux. Que quand à luy il alloit mettre le siege autour de cette ville, de laquelle dans peu de jours il luy rendroit bon conte, & qu’apres il s’asseurast de son affection & de sa fidelité, comme d’une personne qui
le recognoistroit tousjours comme son maistre & son Seigneur. O cruelle & tyrannique ambition avec quelle inhumaine violence forces-tu les esprits des mortels à sacrifier leurs pensées, leur repos & leurs vies à ton injuste & insatiable passion !
Celadon cependant & Semire furent portez dans le logis d’Adamas. Semire tellement blessé qu’à chasque pas on pensoit qu’il deust mourir, & le Berger affoibly de sorte pour la perte de sang, qu’encore qu’il fust revenu de son esvanouïssement toutesfois l’on esperoit gueres plus de vie qu’à l’autre. Tous deux demandoient avec impatience d’estre portez où estoit Astrée : mais les Chirurgiens n’en furent pas d’advis, d’autant disoient-ils que l’amitié qu’ils se portoient en se voyant les esmouvroit d’avantage, & leur rapporteroit quelque grande alteration à leurs blesseures, outre qu’ayant besoin de repos, il ne falloit pas penser qu’estants ensemble ils en pussent beaucoup avoir pour le mal l’un de l’autre.
Ils furent donc portez en diverses chambres, & parce qu’ils ne cessoient de demander où estoit Astrée, on leur respondit que la Nymphe Amasis & Galathée l’avoient voulu voir, & qu’elle viendroit incontinent. Helas, respondit Semire, je crains qu’elle ne vienne bien tard : car je sens que la mort me tient de bien prés. Et s’il y a quelque pitié en vous, disoit-il en regardant tous ceux qui estoient à l’entour de luy, je vous conjure de la faire haster, afin que mon ame, avant que de sortir de ce corps, où elle ne peut guieres plus demeurer, puisse se descharger d’un fardeau qui luy est insupportable. Et il ne se trompoit nullement, car il estoit reduit à une telle extremité, que c’estoit tout ce qu’il pouvoit faire que de bien prononcer ces paroles. Son frere qui luy tenoit la main, & qui sçavoit bien pourquoy l’on ne la luy vouloit point laisser voir se tournant au Chirurgien qui avoit sondé ses playes : Que sert-il, ô sçavant Mire, luy dit-il, de refuser à
mon frere ce contentement de voir Astrée, pour la crainte d’empirer son mal, puisque sa mort est aussi bien inevitable ? pourquoy ne luy voulez-vous donner ceste satisfaction en l’extremité de sa vie ? Semire qui entr’oüyt ce que son frere disoit, encore qu’il eust parlé bien bas : O Dieux ! s’escria-t’il, que je ne sois point condamné à ce supplice : Que je la voye, je vous supplie, si vous ne me voulez veoir mourir desesperé. Et redoublant plusieurs fois ces supplications, en fin l’on se resolut de la faire venir, puis qu’aussi bien y avoit-il peu d’esperance en sa vie. Et son frere l’estant allé querir, Leonide qui ne l’avoit point quittée, vint avec elle, & certes tout à temps ; car lors qu’elles entrerent dans sa chambre, à peine avoit-il plus le pouvoir de tourner la teste. Et toutefois s’efforçant, apres avoir faict signe à son frere de faire reculer chacun de son lict, de peur qu’ils n’oüyssent ce qu’il vouloit dire : Belle Astrée, luy dit-il, vous voyez
devant vous ce Semire, qui en vous trop aymant vous a tant donné d’occasion de luy vouloir mal : si l’offence vous convie à le hayr, sa repentance doit obtenir quelque pardon, s’il est vray qu’entre les mortels communément il n’y ait rien de plus cher que la vie, puisque pour laver mon erreur je vous donne mon sang & ma vie. Jugez que si j’avois quelque chose de plus precieux, je le vous offrirois de mesme, pour reparer la faute qu’Amour m’a faict commettre. Je croy que les Dieux me l’ont pardonnée, puis qu’ils m’ont fait la grace que je leur avois tousjours depuis demandée, qui estoit de mourir pour vous : Je les en remercie de tout mon cœur, & les supplie seulement de retarder autant ma mort, qu’il me faut de temps pour ouyr vostre responce, qui m’accompagnera en un eternel repos, si elle est telle que je desire : & qui estant autre, me condemnera en un enfer de supplices & de desespoirs.
Semire profera ces paroles à mots interrompus, & avec une voix languis-
sante, qui toucha de sorte le cœur d’Astrée, qu’elle ne se pût empescher d’avoir pitié de la personne du monde à qui elle avoit plus d’occasion de vouloir mal : & les larmes que la compassion luy fit venir aux yeux, donnerent tesmoignage qu’il n’y a point de si grande offence qu’un genereux courage ne puisse pardonner : Et toutesfois ne sçachant presque que luy respondre, elle s’amusoit à s’essuyer les yeux, lors que Semire se sentant à l’extremité : Belle Astrée, reprit-il, ces larmes me tesmoignent bien que vous avez compassion de ma mort ; mais non pas que vous ayez pardonné ce crime d’Amour que j’ay commis. Hastez-vous de me dire : Semire, va t’en en paix : si vous voulez que je puisse oüyr ces paroles tant desirées. Astrée alors : Sois en repos, Semire, luy dit-elle, & t’asseure que si autrefois tu me fis perdre ce que j’aymois, tu m’as maintenant conservé tout ce que je puis aymer. L’on veid à ces paroles que le visage de Semire se remit, comme s’il n’eust point eu de mal, tant el-
les luy donnerent de contentement. Et puis tout à coup en souspirant : Le Ciel vous soit tousjours favorable, luy dit-il, & conserve Astrée à son heureux Celadon. Et toy, Livie, qui autrefois cruelle, mais veritable Prophete, m’as predit en ta colere ce qui m’arrive aujourd’huy : regarde ta vengeance. Reçoy une partie de mon sang pour satisfaction, & daigne me souffrir, si j’ay le bon-heur de te rencontrer où je vay. Ce furent les dernieres paroles qu’il profera, & avec lesquelles son ame s’envola. Heureux Amant en son mal-heur, d’avoir donné sa vie pour celle qu’il aymoit, & d’avoir veu les beaux yeux d’Astrée jetter des larmes à son trespas, sinon larmes d’amour, au moins de compassion.
Fin du second Livre.
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LA SIXIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE,
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE TROISIESME.
Par M. D[e] G[omberville]
Le lendemain de ce jour fameux, où Mars, tout inhumain qu’il est, se veid contraint de ceder à l’Amour, la Nymphe Amasis, par le conseil du grand Druïde, se resolut d’aller
voir tous ceux qui en cet incroyable combat de six parfaits Amans, contre toute une armée, avoient esté blessez. Aussi-tost qu’il fut jour, ceste Nymphe sortit de son Chasteau avec Adamas, & apres avoir visité Ligdamon qu’elle appella le Phœnix de ceux qui sçavent aymer, elle fut où Lidias & Lipandas estoient couchez : Braves Chevaliers, leur dit-elle, quand je n’aurois pas la parfaite cognoissance que j’ay de vostre merite & de vostre qualité, toutefois les miracles que tout ce que nous sommes en ceste ville, vous vismes hier faire contre nos ennemis, m’obligent à vous rendre des services dont j’advouë franchement que je suis incapable. Toutesfois si le ressentiment que j’ay de vos bons offices, & le desir qui ne me quittera jamais de m’en revancher en quelque sorte, me peuvent tenir lieu aupres de vous de je ne sçay quelle satisfaction, croyez-moy, Chevaliers, que vous n’aurez point sujet de vous plaindre de moy. Lydias, tout foible qu’il estoit, respondit à la Nymphe, (apres
qu’il eut sceu qui elle estoit) avec des paroles qui confirmerent Amasis en l’opinion qu’elle avoit que ce Neustrien meritoit une tres-bonne fortune. Lipandas interrompit leurs discours, & dit à la Nymphe, que si dans une ville où il trouvoit tout ce qu’il esperoit de bien au monde, & ne sembloit estre enfermé que pour defendre la vertu, il pouvoit avoir sujet de se plaindre, ce n’estoit que pour estre arresté dans un lict, avec des playes qui ne luy permettoient pas si tost de monstrer ce que peut une personne qui se jette dans le peril, pour defendre, avec ses amours, la cause des Dieux & de la Nature : Mais, Madame, que tout ce que nous avons faict est peu de chose ! Je dis ce que nous avons faict, (Lydias, Ligdamon, & le autres me pardonneront, s’il leur plaist, si je parle ainsi) puis qu’avec nous il y avoit une Bergere qui non seulement s’est portée dans le peril avec un courage sans exemple, mais a faict des efforts, & mesprisé sa vie de telle façon, que pour
moy je confesse qu’elle a terny la gloire des plus vaillants hommes du monde. Adamas se trouvant bien empesché, pour oster l’estonnement de ceste action, crût qu’il n’y avoit point de meilleur expedient que de l’accroistre, jusques à le faire passer pour miracle : c’est pourquoy il prit la parole, & s’adressant à la Nymphe : Madame, luy dit-il, vous serez encore beaucoup plus ravie de ce que vous dit ce Chevalier, quand vous sçaurez que ceste Bergere est ma fille. O Dieux ! s’escria la Nymphe, quoy c’est Alexis ? Oüy, Madame, poursuivit le Druïde, c’est Alexis, & bien qu’elle n’ayt pas faict tout ce que dit cet obligeant Chevalier, si est-ce qu’à considerer sa jeunesse, sa nourriture, & son sexe, je dois croire que Tautates par un miracle visible a combattu sous la figure d’Alexis : & que la defendant comme une personne qui particulierement est à luy, a monstré que
quand il luy plaist il se sert du bras des enfans pour deffaire les armées, & de la timidité des jeunes filles, pour mettre les plus vaillans en fuitte. Amasis voyant toute sortes d’apparence à croire miraculeuse la valeur d’Alexis, fut la premiere qui approuva ce qu’avoir dit Adamas, & qui en tirant d’heureux presages pour la conservation de son Estat, en fit faire le mesme jugement à Lydias, à Lipandas, & à tous ceux qui l’avoient suivie. Adamas luy dit que le repos estoit si necessaire à ces malades, qu’il falloit faire conscience de les troubler. C’est pourquoy, poursuivit Amasis, nous vous laisserons entre les mains de ceux qui vous peuvent soulager, & pour moy je vous supplie de tout mon cœur de m’employer pour vous, & croire qu’il n’y a rien en ma puissance qui ne soit prest pour vostre service, & pour celuy de vos semblables.
A ce mot, elle & Adamas prirent congé d’eux, & s’en retournerent au Chasteau, apres avoir visité les plus apparens de ceux qui estoient revenus blessez du combat. Le grand Druïde n’eut pas plustost laissé la Nymphe en la compagnie de Godomar, & des autres Chevaliers, qu’il se souvint qu’infalliblement il estoit attendu chez luy, pour ordonner des funerailles de Semire. Cela fut cause qu’il le dit tout bas à l’oreille d’Amasis, & la laissa aussi triste de la perte de ce vaillant homme, que la conservation des autres luy donnoit de contentement. Comme il entra en son logis, toutes choses avoient esté si diligemment preparées, qu’il n’eut presque pas le loisir de veoir Celadon, pour le conjurer de ne se point descouvrir, quoy qu’on luy pûst dire, & faire tout son possible pour haster sa guerison. Le frere de Semire, nommé Bias, estoit blessé : mais les armes des ennemis luy avoient bien moins faict de mal, que la mort d’un frere qu’il aymoit chere-
ment. Aussi quand Adamas le veid si pasle & si defaict, il eut peur que pour n’avoir pas esté assez soigneusement pensé, ses blesseures en fussent empirées : & que la negligence des siens ne fist croire à ce Chevalier qu’il avoit peu d’affection, & prenoit peu de soin de ceux qui oublioient leur salut & leurs fortunes, pour s’attacher aux interests d’Amasis & de son peuple. Il luy fit le meilleur visage qu’il pût, & s’informa si particulierement de l’estat de sa santé, que Bias cogneur qu’il ignoroit la cause de son desplaisir. Grand Druïde, luy respondit-il, mes playes se portent mieux, & sont plus pensées que je ne desire : J’auroy toute la consolation qui me manque, si Semire vivoit, ou si Bias estoit mort : Nous-nous sommes tousjours tellement aymez, que nostre naissance estoit le moindre de tous les liens qui nous tenoient attachez ensemble. Nos passions, quoy que bien differentes, estoient neant-moins tellement meslées, qu’au milieu de l’indifference où j’ay jusques
icy vescu, je ne laissois pas d’aymer infiniment, & luy parmy l’incroyable excez de son amour funeste & malencontreuse, ne laissoit pas de feindre qu’il estoit libre, & d’y prendre plaisir. Nous ne trouvions rien mauvais, que ce qui deplaisoit à l’un ou à l’autre : & je puis dire que tant qu’il a vescu, nous avons tenu en paix aussi grande que celle de la nature, deux humeurs plus contraires que n’est le froid & le chaud, le pesant & le leger. Apres cela, grand Druyde, pouvez-vous me demander la cause de mes pleurs, & de mes inquietudes ? Non, cher frere, dit-il, se tournant vers la biere, où estoit le corps de Semire, ce plomb où tu es enfermé, ne renfermera jamais mon souvenir, ny mes ressentimens : Je ne cesseray de me plaindre & te regretter, qu’alors que je cesseray de vivre : & si tes amis sont justes,
& tes ennemis sensibles, ils imiteront plustost mon exemple qu’ils ne me conseilleront de perdre la memoire de nostre saincte amitié. Adamas fut touché de ce tesmoignage d’affection, & jugeant qu’il n’estoit pas à propos d’employer l’effet des belles paroles en la violance d’une douleur qui ne faisoit que de jetter son feu, advoüa à Bias que la perte de Semire estoit inestimable : qu’Amasis & tout ce qu’il y avoit d’honnestes gens avec elle, l’avoient estimé telle, que l’on ne le pourroit jamais assez pleurer. Et que sa reputation qui n’estoit point, comme son corps, subjette à la mort, estoit la seule chose qui faisoit cesser les pleurs, & les regrets, pour occuper les bouches à le loüer, & les yeux à lire les belles actions de sa vie. Bias ne pût respondre, pource que le convoy se trouvant prest, il fallut songer à d’autres choses. Adamas accompagna ce bon frere en ce juste & dernier devoir, & bien que les Chevaliers qui estoient avec Amasis, n’eussent point esté priez d’y assister, toutes-
fois ils s’y trouverent, & le Prince Godomar mesme voulut en y allant tesmoigner à toute cette ville, combien grande estoit l’estime qu’il faisoit de la Vertu, en quelque personne, & en quelque pays qu’il pust la rencontrer. Ces ceremonies furent fort nouvelles, pource que Semire fut porté en terre, avec des marques de vaillant homme, & de fidelle Amant. L’amour avoit sa part en ses obseques aussi bien que Mars : & comme d’un costé on voyoit qu’il estoit mort l’espée à la main : De l’autre on cognoissoit qu’il avoit mesprisé sa vie pour conserver celle de sa maistresse. Aussi comme plusieurs regrettoient sa perte pour la seule consideration de son courage, & de sa vertu : de mesme il y en avoit un nombre infiny d’autres, qui l’estimant heureux pour estre mort en une honnorable occasion advoüoit tout haut qu’il leur faisoit beaucoup moins de pitié que d’envie. Ces funerailles faittes, chacun retourna chez soy. Mais Adamas voulant que Bias eust de tres-particuliers sujets de se loüer de luy,
l’entretint fort long-temps, & peu à peu preparoit en sa presence les racines, dont il vouloit en temps & lieu se servir pour sa guerison. Il est vray que Bias qui estoit fort civil escoutoit le Druide, sans se laisser vaincre à sa passion : mais il estoit tres-aisé de cognoistre que la contrainte qu’il se faisoit luy estoit une douleur pire que la premiere. Adamas s’en apperceut, & fut fasché d’avoir esté si avant : toutesfois prevoyant que ce qu’il trouvoit à l’heure si amer & si mauvais, luy sembleroit un jour plus doux & plus agreable, il en continua le discours si delicatement que lors que Bias y pensoit le moins, il se veid obligé, pour respondre, de changer d’humeur, & de pensées. Adamas l’avoit insensiblement jetté sur les paroles que luy dit Semire quand il ne songeoit pas à le faire emporter avec Celadon : & se doutant que possible il descouvriroit innocemment une chose qu’il avoit un si grand interest de tenir secrette, voulut luy en parler franchement, afin que ce procedé l’obligeast à luy estre fidelle. Il
supposa le mieux qu’il pût les causes des desguisements de Celadon, & luy representant toutes les raisons non seulement que ce Berger avoit, mais luy-mesme aussi, de faire en sorte qu’il ne fust point publié, le supplia qu’Astrée mesme n’en peust rien sçavoir quand elle le presseroit de luy dire. Bias promit au Druide tout ce qu’il desira ; & pour luy complaire alloit luy apprendre, comme quoy Semire & luy avoient sceu que Celadon ne s’estoit point noyé lors qu’il tomba dans Lignon, mais un jeune homme de la maison du Druide, le vint advertir qu’un Gentilhomme de la Nymphe desiroit de parler à luy pour une affaire pressée. Adamas luy representa le soin, & la peine à quoy l’obligeoit la rebellion de Polemas, & pour luy faire trouver bon qu’il le laissast, luy dit que depuis le siege il n’y avoit heure au jour qu’il ne fust contraint de penser à cent differentes affaires ; tantost pour s’opposer aux trahisons des ennemis, & tantost pour prevenir celles que parmy un si grand
peuple quelqu’un gagné par Polemas pouvoit executer. Bias respondit aux compliments du Druide, comme il s’y sentoit obligé, & le conduisit jusqu’à la porte de sa chambre. Adamas fut trouver le Gentil-homme d’Amasis, & sçachant qu’elle le prioit de l’aller veoir, courut jusqu’à la chambre de Celadon, l’advertir qu’il fist bonne mine à tout le monde, ne se decouvrit point, & luy recommandant sa santé, le laissa pour obeïr aux commandemens de la Nymphe. Bias ayant esté long-temps seul, crût qu’il estoit à propos qu’il satisfist à la parole qu’il avoit donnée à son frere, & que son esprit seroit tousjours en peine jusqu’à ce qu’il eust obtenu de Celadon la mesme grace qu’il avoit receuë d’Astrée. Il envoya donc sçavoir s’il ne l’importuneroit point de le veoir, & luy ayant esté rapporté que non, le fut aussi-tost trouver. Ce Berger estoit, comme j’ay dit, blessé en deux ou trois lieux : mais son plus grand coup estant à l’espaule droitte, il se pouvoit dire incommodé beau-
coup plus que malade. Le soin avec lequel dés le jour precedent, il avoit esté secouru, & la prudence d’Astrée, qui l’estoit venu veoir apres avoir laissé Semire, luy avoient donné une assez bonne nuict : De sorte que les Myres ne doutoient non plus de sa santé, que du peu de temps dans lequel il pourroit quitter le lict & la chambre. Comme il veid Bias, O ! genereux Bias à qui je dois doublement la vie, faut-il que je sois si mal-heureux dans la felicité que par vostre vertu seule je gouste, que j’aye perdu celuy auquel avec vous est commune la gloire de la meilleure action du monde ? Ne croyez pas s’il vous plaist, Bias, que vous soyez le seul à qui la fortune ait osté Semire : veritablement vous perdez infiniement, puisque les qualitez de vostre frere rendent vostre perte irreparable. Mais le mal-heur n’est restreint ny à vous, ny à ceux de vostre maison. Je le sens plus que mes playes, Bias, & mesurant les obligations que je luy ay,
comme je le doy faire, soyez asseure qu’en luy je perds quelque chose plus qu’un bon frere, & par consequent que je perds plus que vous. Je vous disputeroy long-temps cela, luy respondit Bias, si je ne trouvoy qu’il est necessaire de vous laisser en une opinion si advantageuse pour le pauvre Semire : Et Dieu vueille Celadon que tousjours vous en fassiez la mesme estime. Celadon alors, comme s’il y fust allé de sa reputation de soustenir celle de Semire, se leva la teste de dessus le chevet, & s’appuyant sur son bras gauche respondit ainsi à Bias : Ne soyez point en doute de ce que je feray pour vostre frere le reste de ma vie : C’est avoir mauvaise opinion de mon jugement de me croire si peu sensible. Non, non Bias, Semire en retirant Astrée des chaisnes de Polemas, & me mettant à la main l’espée avec laquelle il m’a crû capable de la secourir auprés de luy, a fait pour moy des choses
que sans impieté j’ose esgaler à celles qu’ont fait pour moy ceux qui m’ont mis au monde. En une seule action Semire a effacé toutes celles qui peuvent ne luy avoir pas esté advantageuses, & accrû de moitié les autres qui luy avoient justement donné dans le monde l’estime en laquelle il est mort. Quoy qu’il puisse avoir fait contre moy, je l’oublie de bon cœur, & quand il seroit cause de la malheureuse vie que je meine depuis cinq ou six mois, où plustost depuis mille siecles, si est-ce que m’ayant conservé la vie & plus que la vie, c’est à dire Astrée : & me l’ayant conservée au despens de la sienne, je veux croire qu’il ne m’a fait qu’un fort petit mal, pour me monstrer combien grand, & combien extraordinaire devoit estre le bien qu’il estoit resolu de me faire. Mais Bias puisque Semire est de ces choses, dont il vaut mieux se taire que de n’en dire pas assez, changeons de propos, je vous prie, & me dittes, s’il vous plaist, comme il a esté possible que l’un & l’autre vous ayez pû sçavoir que je
n’estois ny noyé, ny Alexis : puis qu’il n’y a que deux personnes au monde qui sçachent que je sois Celadon desguisé en fille, & deux ou trois autres qui sçachent que je vive. Voila, luy respondit Bias, ce que j’ay à vous dire de la part de mon pauvre frere, & c’est ou je crains que ne vous quitte la bonne volonté que vous avez pour sa memoire. Mais vous cognoissant genereux & invincible dans l’affliction, je me figure que vous me tiendrez tousjours ce qu’une fois vous m’avez si solemnellement promis. N’en faittes difficulté quelconque, luy dit Celadon, & cependant s’il reste quelque chose pour combler les obligations que j’ay aux deux freres, ne differez pas davantage d’achever la mesure. Bias s’arresta tout court, sans respondre, & levant les yeux & les mains en haut, il souspira, & comme s’il eust voulu dire que tost ou tard une mauvaise action merite son chastiement, quelque veritable que soit le repentir dont elle est suivie, tesmoigna par les signes qu’il fit de la teste, & des
mains qu’il pensoit bien des choses, qu’il n’eust pas esté sage de publier. A la fin reprenant son premier discours il le continua de cette sorte.
SUITTE
De l’Histoire de Semire.
Puisque vostre courage est assez grand pour souffrir qu’on vous r’ouvre les playes que le temps a presque gueries. Je vous obeïray Celadon, & vous diray des choses que jusqu’à cet heure vous avez possible ignorées. Sçachez que l’Amour extrême que le pauvre Semire avoit pour Astrée : Pour Astrée, reprit Celadon, en changeant de couleur : Bons Dieux, croiray-je que Semire ait esté Amoureux d’Astrée ? J’ay bien peur, poursuivit Bias, que vous ne me tiendrez pas parole, puis que le premier mot que je vous ay dit, vous a tellement esmeu que c’est un miracle si vous n’avez
point la fievre. Faisons donc mieux, Celadon, de crainte que vous n’empiriez vostre mal en m’escouttant, changeons de propos : & lors que vous serez guery, nous le reprendrons toutes les fois que vous l’aurez agreable. Celadon s’estoit remis pendant que Bias parloit ainsi, & cognoissant combien cette promptitude pouvoit offencer l’esprit de Bias, le supplia tres-humblement d’oublier l’indiscretion de ce premier mouvement : & qu’à n’en mentir point n’ayant jamais ouy parler de cette affection de Semire pour Astrée il en avoit esté surpris : mais que cela ne luy arriveroit plus, & que s’il vouloit luy faire plaisir, il print la peine de luy apprendre ces choses qui pour luy, estoient toutes nouvelles. Je vous diray donc, reprit Bias, que mon frere estant incroyablement Amoureux d’Astrée, sans que cette Bergere daignast luy dire une bonne parole seulement au delà de celles que fait dire la civilité, se persuada, comme il avoit l’esprit excellent, mais un peu trop subtil pour son
repos, que cette belle Bergere avoit de l’Amour pour quelque autre. Sa conjecture fut bien-tost suivie d’un infaillible tesmoignage qu’elle estoit vraye : car suivant un jour Astrée, il amassa une lettre que par mal-heur elle avoit laissé cheoir, & l’ayant leuë, apprit que vous estiez celuy qui rendiez, aux yeux d’Astrée, tous les autres desagreables. La cause de son mal cognuë, il crût que par ses artifices il la feroit bien-tost cesser : Mais helas ! pauvre Semire, tu cognûs par les evenemens qu’un mauvais dessein reüssit souvent, mais tousjours contre l’intention de celuy qui en pense recueillir le fruit. Bias poursuivant cette histoire, luy apprit comme Semire avoit protesté tout haut devant Astrée qu’il ne l’importuneroit plus de son Amour, & combien avoit esté artificielle l’amitié que depuis ces protestations il avoit tesmoignée à l’un & à l’autre. Il luy declara la malice avec laquelle il avoit fait naistre & nourry la jalousie d’Astrée. Comme
quoy ceste Bergere croyant cet amoureux ennemy, estoit allée où Celadon entretenoit Aminthe. Il luy repeta les langages qu’il luy avoit tenus, & les vers qu’il y avoit chantez. En fin tout ce qui suivit ceste funeste veuë, jusqu’au jour que desesperé d’avoir perdu les bonnes graces de sa Bergere, il fut contraint de se jetter dans l’eau. Alors rehaussant un peu la voix, il continua ainsi. Une heure on deux apres que vous-vous fustes noyé, pour le moins à ce que tout le monde croyoit, Licidas rencontra Semire, & pource qu’il avoit veu l’estime que vous en faisiez, & la grande familiarité que vous aviez avec luy, crût qu’il n’ignoroit rien de ce qui estoit entre vous & Astrée. Il le supplia de l’accompagner jusques chez luy, & luy ayder à plaindre la perte qu’il venoit de faire d’un de ses meilleurs amis. Semire le suivit, & par le chemin l’ayant conjuré de luy apprendre la cause de son mal, Celadon est mort, Semire, luy dit-il : mais mort de telle sorte, que j’ay sujet de le pleurer tout
autrement que si je l’avois perdu par les voyes ordinaires. Vous sçavez combien ce berger aimoit Astrée, quels devoirs il luy rendoit : quelles difficultez il a surmonté pour luy garder sa foy : avec combien de perils, & par combien de travaux, il a conservé son Amour & sa constance : En un mot jusqu’à quel excez d’idolatrie sa passion l’avoit porté. Cependant par je ne sçay quelle frenesie, cette mescognoissante Bergere est devenuë jalouse, & sans se souvenir quelle avoit commandé à ce pauvre Berger de feindre qu’il aymoit Amynte, l’a si cruellement traitté ce matin, apres luy avoir reproché quelques paroles, & quelques vers qu’il avoit dit à cette Bergere le jour precedent, que Celadon ne pouvant la retenir, ny luy faire entendre les raisons, par un desespoir, & un aveuglement pour lesquels seuls il meritoit d’estre puny comme il a esté, s’est jetté dans Lignon, & là, mais trop mal-heureusement pour tous ses amis, a esteint avec son amour, la cholere de l’une, & la vie de l’autre.
Je viens de quitter cette inconsiderée Bergere, & luy faisant voir sa faute plus claire que le jour, elle a tesmoigné par ses actions ; car elle est trop glorieuse pour le monstrer par les paroles, que la mort de mon frere ne luy est point agreable. Voyez Semire si j’ay sujet d’estre affligé : Et si la memoire d’une personne à qui vous avez tousjours esté cher, vous touche, rendez à sa vertu, & à son amitié, ce que vous ne luy pouvez honestement refuser. Mon frere n’estoit pas si aise de voir ses Amours au point qu’il les avoit desirées, que vostre perte ne luy fust tres sensible : Neantmoins comme l’Amour n’est pas seulement un charme qui nous fait perdre le jugement : mais quelques fois une poison qui nous fait enrager, Semire avoit une passion, que j’ose sans l’offencer, comparer à cette derniere qualité d’Amour, car sans penser à quoy que ce soit qu’à gagner l’esprit d’Astrée, il perdit toute humanité, & se despouïlla de toutes ses excellentes parties pour suivre ce maudit mouvement d’une affection desreiglée. Le voila
quelques jours apres qui se presente devant Astrée, pour essayer de prevenir son jugement, par le regret qu’il s’estoit proposé de luy tesmoigner de vostre perte : & peu à peu la faisant entrer dans ses pieges, la contreindre à luy donner en son cœur la place que vous aviez tousjours remplie. Mais ceste sage Bergere ne le veid pas plustost, que comme une personne hors de soy, elle se meit les mains sur les yeux, & pria Phillis de luy dire, que si jamais il prenoit la hardiesse, apres l’avoir si mal-heureusement trahie, de se faire veoir où elle seroit, qu’elle se feroit mourir en sa presence, pour achever de saouller ses yeux & son cœur de Tygre. Phillis porta ces mauvaises nouvelles au pauvre Semire, qui n’estant porté au mal en chose du monde qu’en Amour, recognut sa faute, & apres avoir demandé pardon à Astrée par Phillis, la supplia tres-humblement de croire qu’il alloit volontairement se bannir de sa presence, ou, pour mieux dire, de tout son bien, pour s’abandonner aux
persecutions & aux gehesnes, que dans son desespoir, le remords de sa conscience ne manqueroit pas de luy faire endurer. Il partit en cette resolution, & bien qu’il m’aimast extreme ment il fut deux lunes, pour le moins, sans me mander de ses nouvelles. Ce long silence me mit en peine : & d’autant plus que Corebe & les autres Bergers, qui l’avoient avec mon frere accompagné en Forests, estoient revenus sans m’en pouvoir apprendre chose du monde. Je m’informay deux fois particulierement de ce qui devoit estre arrivé : mais je n’en eus jamais autre responce, sinon que cinq où six jours apres que vous vous fustes jetté dans Lignon, il s’en estoit allé sans dire Adieu à pas un de ses amis, & depuis n’avoit esté vû de pas un de sa cognoissance. Moy à qui l’esprit de Semire donnoit à toute heure des alarmes, je pensay qu’infailliblement il pouvoit luy estre arrivé quelque affaire, où ses artifices s’estans trouvez inutiles, il estoit demeuré engagé à soustenir par son
courage, ce qu’il avoit commencé par ses subtilitez : & qu’en quelque combat le mal-heur estant de son costé, il y avoit perdu la vie. Je croyoy toutes ces choses, pource qu’elles estoient fort vray-semblables. Je sortis donc de chez moy, avec deux ou trois de mes amis. Je courus tout le Forests, passay en toutes les villes des Sebusiens, entray jusqu’au pays des Allobroges, & rebroussant vers Lyon, demeuray quinze jours à m’informer de luy dans la Court de Gondebaut Roy des Bourguignons. A la fin voyant que toutes mes recherches, & celles de mes amis, estoient inutiles nous retournasmes chez moy. Mais par une advanture digne d’estre admirée, je rencontray Semire à trois ou quatre milles de nostre ville, qui impatient de m’attendre, estoit party il n’y avoit pas deux heures pour commencer pour moy ce que durant une lune & demie, j’avois continué pour luy. Je serois trop long si ponctuellement je voulois vous raconter tout ce que nostre amitié nous fit faire, & dire en
cette heureuse rencontre. Nous nous tinsmes si long-temps embrassez que nos amis furent contraints de nous separer. Chacun luy dit quelque chose pour essayer d’apprendre où il avoit esté tant caché : mais s’en excusans sur des considerations tres-importantes, il nous satisfit de belles parolles. Nos amis nous quitterent chez nous apres avoir disné ensemble, & comme je me veis seul avec Semire, je me mis à le regarder mieux que je n’avois pas fait, & le voyant maigre & jaunastre luy dis, qu’il falloit, ou qu’il eust en s’esloignant de moy perdu l’amitié qu’il m’avoit tousjours portée, ou qu’il m’avoit tousjours portée, ou qu’il ne me laissast plus en la peine où j’estois de luy voir un si mauvais visage. Mon cher frere, me respondit-il, je vous laisse à penser, si c’est à vous à qui je voudrois celer quelque chose. Je vous aime plus que jamais, & ne suis venu si tost que de peur de vous mettre trop en peine. Il est vray que vous en avez tant pris pour moy, que ma diligence a esté inutile, toutesfois à comparaison de celle que vous eussiez
infailliblement euë, sans le bon-heur qui seul m’a reconduit auprés de vous, je l’estime tres-courte & tres-petite. Sçachez Bias, pour commencer l’histoire de mon voyage par la responce que je vous dois faire, que mon visage tout pasle, & tout decharné qu’il est, est tres-bon au prix de ce qu’il a esté depuis six sepmaines. Mais afin que vous appreniez par ordre les folies que j’ay faites, & qui sont si grandes que le merite de celle qui en est cause, est la seule excuse qui me les peut faire pardonner, je vous veux dire ce qui m’est arrivé en la compagnie de Corebe. J’estois allé avec luy, pour le servir en la recherche qu’il vouloit faire d’Astrée, & cependant au lieu de cela, je n’eus pas plustost vû ce visage sans pareil, que je me resolus à quelque prix que ce pût estre de luy coupper l’herbe sous le pied. Je ne pense pas que cette entreprise m’eust esté difficile, si je n’eusse eu rien à combattre que luy : Mais Celadon la merveille, & l’ornement de son aage & de son pays, avoit
un pouvoir si absolu sur l’esprit de cette incomparable Bergere, qu’en vain tout le reste du monde y eust esperé quelque part. Quand ma fantaisie commença, je ne sçay quelles raisons obligeoient ces deux Amants à tenir leurs affections si cachées que tout clairvoyant qu’on me croit, j’advouë que je n’en descouvris rien. Mais helas ! quelque temps apres, à mon mal-heur, autant pour le moins qu’à celuy de ces deux miracles d’Amour, & de fidelité, je cognus leur artifice, & sceus avec quelle grandeur de courage ils avoient surmonté pour ne point manquer à leur foy, la nature, & le temps : les hommes & les Dieux. Ces advantages, & ces vertus que tous ceux qui sçavoient les affaires d’Astrée, m’apprenoient, & me repetoient à toute heure, comme autant de choses, sinon incroyables, pour le moins inouïes, ne faisoient qu’augmenter mon feu, & rendre mon mal incurable. Je disois à moy-mesme : c’est en ce difficile & glorieux dessein, Semire,
qu’il faut que tu tesmoignes, si cet esprit dont on fait tant de cas, merite ou non les loüanges qui luy sont données. Jamais tu ne trouveras occasion en laquelle il faille vaincre ou mourir comme celle-cy. En des sujets, où communs, ou aisez il ne faut pas tout employer, & c’est mesme trop d’en avoir essayé une partie. Mais icy où le peril est grand à la verité, & toutesfois moins grand que la gloire qu’en le surmontant il y a sans doute à y acquerir, il faut desployer toutes ses forces, adjouster l’art à la Nature, s’ayder des moyens permis & non permis, appeller à son secours amis & ennemis, & mettre en usage quand les assistances humaines manqueront, tout ce que fait inventer l’Amour, de bon ou de mauvais. Courage donc, Semire, fais-toy cognoistre en tes œuvres, & pour commencer ce hardy dessein, par une invention digne de toy, digne de ton Amour, digne de tes esperances oster du nombre des hommes cet heureux Berger, dont la con-
servation est la ruïne, & la vie, la mort de toutes tes entreprises. La fortune trouva bon à ce commencement de seconder l’Amour, & l’audace : Elle me monstra le visage qu’elle a pour ses favoris, mais pour ses favoris quelle veut eslever bien haut, à fin que leur cheute soit plus dangereuse. Amynte qu’en mesme temps, Celadon feignoit d’aimer fut le fondement sur lequel je me figuray que je pouvois bastir sans craindre chose du monde : & en effet, aussi-tost que j’eus descouvert à la belle Astrée, ce que je pensois des ordinaires pratiques de Celadon & d’Aminte, elle me crût si aisément qu’en mon ame, je fus un jour ou deux en doute, si cette excellente Bergere ne s’entendoit point avec moy pour se tromper elle-mesme. Je ne pensoy estre qu’au commencement de mon ouvrage que je le trouvay tout fait. Car un jour que je ne me persuadois rien moins que d’avoir reduit Astrée jusqu’à ne pouvoir plus souffrir Celadon, j’appris qu’il s’estoit noyé, & quelques heures
apres Licidas m’asseura qu’il s’estoit luy-mesme jetté dans l’eau pour faire veoir à Astrée, combien injustement elle luy commandoit de jamais ne se presenter devant elle. C’est aujourd’huy Semire, dis-je en moy-mesme, que sans ingratitude tu ne sçaurois te refuser d’extraordinaires loüanges ? Quels Myrthes, & quelles Palmes, donnent l’Amour, & la Victoire, qui soient dignes d’estre sur ta teste ? Quel homme un jour sçaura les batailles qu’en un moment tu as gaignées : les ennemis que tu as deffaicts, & les obstacles que tu as surmontez sans recourir à toy, comme au demon des subtilitez & des conquestes amoureuses ? Resjouys-toy, fortuné Semire, toute chose te rit, & sçache qu’autant de larmes qu’à ceste heure Astrée respand pour la mort de Celadon, autant en retranches-tu du nombre de celles que la cruauté de ta Bergere, & l’excez de ton Amour menaçoient d’arracher de tes yeux. Penses à continuer une chose si bien commencée. Tu as desja une fois trouvé le foible
de cette belle fille, cherche comme tu le trouveras encore une fois. La jalousie a fait ce que tu pouvois desirer d’elle. Mets la compassion, le regret, & le ressentiment en bataille. Persuade, s’il est possible à cette Bergere que tu n’aimois pas moins qu’elle son Berger ; & croy que difficilement se pourra-t’elle empescher de vouloir du bien à celuy qu’elle croira un autre Celadon. Le mauvais succez d’une esperance si mal conceuë, Bias, retrancha bien-tost la vanité que je m’estoy donnée. A peine Astrée me vit-elle apres la perte de son Berger, que plus furieuse qu’une personne possedée d’un meschant Demon, elle se ferma les yeux, & me fit dire par Philis que jamais je ne me presentasse devant elle. Vous vous allez estonner de ce que je vay vous dire, cependant il m’est arrivé comme vous le sçaurez. C’est que ce commandement d’Astrée, & l’action quelle avoit faitte pour me tesmoigner sa haine, m’ouvrit les yeux, m’arracha le bandeau qui m’ostoit l’usage de la
raison, me mit au mesme estat que j’estois, quand je vous quittay pour accompagner Corebe. J’advouë que ce qu’il y avoit d’extraordinaire en moy, estoit l’Amour que je ne pouvois oublier. Astrée estoit tousjours la mesme à mes sens : mais ses bonnes graces que j’avois voulu (s’il faut parler ainsi) voler entre les mains de Celadon, se representerent à moy, si augustes, si imperieuses, & si severes, qu’y voyant des sujets de les desirer tousjours, j’en voyois aussi de ne me lasser jamais de me desesperer, & achever ma vie parmy des persecutions, & des desplaisirs effroyables ? Quoy, disoy-je tout haut, oseray-je bien penser que cette merveille ne m’a point refusé ce qu’elle ne me pouvoit donner sans estre parjure, & pour recompense de son amitié, j’ay esté si traistre & si denaturé de luy avoir ravy tout son contentement ? Perfide Semire, estoit-ce ainsi, qu’il falloit aymer une chose si belle ? ha ! que tu sçavois mal ces belles leçons que l’Amour enseigne à ceux qui ne violent point ses loix : Ton plaisir estoit-
il preferable à celuy de ta Maistresse ? Devois-tu songer à ton repos, qu’auparavant tu n’eusse rendu le sien eternel ? La pensée de mettre en peine celle que tu feignois d’aymer plus que ta propre vie, devoit-elle te venir sans estre repoussée, comme un attentat contre ton devoir & ton affection ? Quoy, dis-tu, il ne te pouvoit arriver un plus grand mal-heur que de ne posseder pas Astrée, & par consequent, qu’il n’y avoit rien de difficile, ny de si criminel que tu ne fusse obligé de tenter pour venir à bout de ton dessein. Ignorant & desloyal Amant que tu es ? Jusqu’à quand tiendras-tu de si detestables langages ? En quel lieu te l’a-t’on appris, que celuy qui ayme doit preferer au bien de ce qu’il ayme, ses sentimens & ses pretentions ? Non, non, c’est un crime qui ne reçoit point de pardon que d’estre venu si avant. Cette beauté avoit-elle pas tous les charmes, & toutes les qualitez qui peuvent imperieusement commander à qui que ce soit de les aymer : Et cela estant, quelle autre fin t’estois-tu
proposée & quelle autre recompense en devois-tu attendre, que l’honneur d’estre admis à ce glorieux service, & le contentement d’avoir esté preferé à cent mille autres, qui ne verront jamais une merveille si surnaturelle & si divine. J’eusse esté long-temps en ces imaginations, si ma conscience qui m’estoit un perpetuel bourreau ne m’eust adverty que ces regrets n’estoient pas des peines proportionnées à celles que ma trahison me faisoit meriter. Je m’en allay comme un homme ennemy de soy-mesme à travers, champ, & me trouvant sur le bord du maudit Lignon, eus cinq ou six fois la pensée de me jetter dedans. Mais qu’osay-je faire ? disois-je, de sens rassis : Au lieu d’expier mon crime, ne seroit-ce pas l’accroistre, de mesler l’Amour & la perfidie, l’innocence, & la corruption, & en un mot Celadon & Semire ? Belle riviere qui maintenant plus riche que le Tage & le Pactole : & plus superbe que l’Eufrate & le Danube, garde le corps d’un Berger, de qui les qualitez feront parler
de toy autant d’années que les hommes auront de l’amour pour la Vertu. Que j’envie ta fortune, aussi bien qu’Astrée, & que toy seule as d’obligation à mes crimes. Conserve curieusement ce tresor, vante toy que tu es brave des plus belles despouïlles du monde, & ne permets jamais qu’autres que tes Nymphes prennent le soin de recueillir ce beau corps & luy faire dans leurs grottes un tombeau où tousjours fleurissent les Myrthes entre les roses & les violettes. Et toy cher esprit si la compassion que tu as de ma deplorable fortune, te fait oublier mes offences, & penser que comme quelquesfois les bestes les plus domestiques sont contraintes de devorer leurs maistres, ne pouvant trouver dequoy contenter leur faim, de mesme que la rage, & le desespoir m’ont fait, contre ma coustume, & mon humeur, violer toutes sortes de loix divines & humaines pour faire reüssir mon indomptable passion. Jette, belle ame, tes yeux sur moy, & te figure ce que peut entreprendre d’injuste & de barbare, un homme qui ne
peut estre aimé d’Astrée, puis que toy mesme as esté forcé de commettre un parricide, & d’estre ton bourreau pour eviter le regret de te veoir hors de ses bonnes graces. Mais avec quelle impudence m’addressay-je à toy Celadon ? A toy, dis-je, duquel j’ay troublé le repos, voulu tacher la blancheur, mis la fidelité en doute, precipité la ruïne, estouffé les Amours, & pour dire tout en un mot, qui t’ay separé d’Astrée. Ha ! Celadon, souviens-toy tousjours de ma faute, ne sois jamais touché de mes supplices, & si dans les lieux où tu es, il te reste quelque pensée pour les choses du monde, envoye-moy toutes ces furies, qui le feu & les foudres à la main, sont destinées pour punir les meschans. Pendant que par un nombre infiny de semblables discours, j’estoy tout à fait indulgent à mes passions, la nuict vint, mais si noire & si froide, que je pensay qu’ayant horreur de me laisser veoir à tant d’astres, dont elle esclaire les actions humaines, elle vouloit m’ensevelir dans son obscurité, & pour punir par son contraire l’ardeur
demesurée de mon Amour, me faire perir par l’excez d’une froidure hors de saison. Vous faittes bien, m’escriay-je alors, justes Dieux, de ne me laisser ny lumiere, ny jugement pour me conduire : mais encore, est-ce me traitter plus doucement que je n’ay merité. La mort me sera trop favorable, si elle previent les tourments dont je dois estre persecuté : & cependant vous luy faites doubler le pas pour venir à moy, puisque ne sçachant où je vay, indubitablement il n’y a dans les lieux desertez, endroit auquel un moins malheureux que moy ne l’eust desja rencontrée. Un homme qui ne demande qu’à se perdre, ne demande que le temps qui fait. Tout est bon à qui ne craint rien comme moy. Et les plus effroyables obscuritez sont les plus beaux jours, que peut souhaitter un abominable, comme je fais. Rendez donc cette nuict eternelle, afin que mes yeux privez du seul Soleil, dont ils estoient esclairez puis qu’ils ne sont point coupables du mal que j’ay commis, ne soient point obligez de souffrir une lumiere
importune & cruelle. Permettez que ce froid ne finisse point, afin que combattant sans relasche contre le feu qui me brusle, il me fasse le theatre d’une guerre civile, où de quelque costé que soit la victoire, je ne puis que je ne perde, & ne sois le prix du vainqueur. Il faut advoüer la verité, Bias, pendant que je tenoy ce langage, je le mettois en execution, car sans vouloir penser où j’allois, bien à peine faisois-je un pas, que tantost une pierre, tantost un arbre, tantost des espines, tantost un trou, & tantost quelqu’autre incommodité me faisoit donner du nez en terre, & tiroit du sang de toutes les parties de mon corps. Apres avoir couru, où pour dire mieux, apres avoir passé la moitié de la nuit à tomber & me relever, je fus malgré moy contraint de demeurer où j’estoy tombé, pource que n’ayant mangé de la journée, & d’ailleurs m’estant affoibly par le mal que je m’estois fait, il me fut impossible de mettre un pied devant
l’autre. Ce fut en cet estat que je renouvellay mes plaintes, & que m’adressant quelquefois à la belle Astrée, & quelquefois à l’ombre de Celadon, je representois mon amour à l’une, & avec ma faute, mon repentir à l’autre. Sage & belle Astrée, disois-je, ce ne m’est pas une petite consolation, ne pouvant m’empescher d’avoir vostre nom & l’expression de mes maux en la bouche, que je sois tellement eloigné de vous que vous ne puissiez m’entendre. Car, à n’en mentir point, je m’estoufferois plustost pour estouffer toutes mes plaintes, que d’achever de perdre en les racontant le peu de repos que je vous ay laissé. Je me garderay bien de vous faire veoir ce monstre, qui ne vit que pour estre indigne des douceurs de la mort, puisque vous me l’avez defendu : mais je me garderay bien aussi d’oublier vostre beauté, ny m’arracher à la necessité, qui me commande de vous servir. Oüy, divine Astrée, je vous aymeray tousjours. Ces merveilles que j’ay
si curieusement considerées, ne s’esvanouïront jamais de ma memoire. Quelque pleine d’horreurs & de crimes qu’elle soit, elles y auront une place tousjours pure, & tousjours incorruptible : Les objets tragicques qu’elle garde, se recueillants en eux-mesmes y feront un Enfer, où vostre justice paroissant en sa colere, vengera l’Amour, la Nature, & vous-mesmes, de qui j’ay desloyalement profané la saincteté. Je vous ay mois pour mon repos, maintenant je vous ayme pour ma punition : Et comme souvent il arrive que le mesme vent qui nous a mis au port, nous faict une autrefois faire naufrage, de mesme ce beau visage qui nagueres estoit ma joye & ma vie, aujourd’huy convertissant ces charmes en poisons, & ces fleurs en serpens, est ma tristesse & ma mort. Mais, belle ame de Celadon, pourquoy n’arrachez-vous de la main des Dieux, du nombre desquels vous estes maintenant, ce tonnerre dont ils ont accoustumé de mettre en poudre les
Encelades & les Tyties, pour m’oster avec la vie la liberté de parler de vostre Bergere. On croira que vous avez quelque intelligence avec moy, ou qu’Astrée ne vous est plus chere, & par consequent que vostre mort est juste, si vous souffrez davantage que je profane par des paroles si effrontées, la clarté de vostre bel Astre. Astrée, Astrée, cause ; mais cause innocente du mal que j’ay faict, que diray-je qui puisse expier mon crime ? Mais plustost que ne diray-je point, pour empescher qui ne le soit un jour ? Celadon, poise mon offence avec ma satisfaction : & si je n’ay mille fois plus enduré que je n’ay failly, ne permets pas que je reçoive quelque sorte de grace de la justice des Dieux, ny de celle des hommes. Je finisses ces estranges prieres, lors qu’une voix fort douce & fort basse, m’appellant par le nom d’Amant desesperé, me demanda si je cognoissois Esione ? A quel propos, luy respondis-je, interromps-tu durant la nuict & le silence, le repos de ceux qui n’en trouvent qu’à se
tourmenter ? Cognois-tu Esione ? reprit ceste voix. Helas ! comment la cognoistrois-je, que je ne me cognoy pas moy-mesme ? Responds-moy, je te supplie, poursuivit ceste voix : Cognois-tu Esione ? Je n’en oüys jamais parler, luy dis-je. Phedre, continua-t’elle, sçais-tu qui elle est ? Je luy dis que non. Et Praxinoé, reprit-elle, & Thyonique te sont-elles incognuës ? Oüy, luy respondis-je, & si bien incognuës, que je ne pense pas que ces noms ne soient supposez, ou que celles qui les ont, ne soient Grecques, ou Egyptiennes. Ah ! traistre Semire, me dit-elle en colere, au moins ne nieras-tu point que tu ne cognoisse Livie ? Ceste Livie, dis-je, qui apres avoir neuf mois durant resisté à tes prieres, à tes importunitez, &, s’il faut tout dire, à tes idolatries, en fin se laissa vaincre, & par une donation entiere de soy-mesme, te combla de plaisir, comme aujourd’huy elle te doit combler de honte & de confusion. Parle, perfide & mescognoissant que tu es,
ne croy-tu pas que les Dieux sont justes, & qu’ils n’ont permis les abominations, & les laschetez où l’amour de ceste Astrée t’a faict tomber, que pour nous venger tous deux de ta foy parjurée. Il le faut advouër, Semire, tes dernieres actions ne dementent point les premieres ; & si tu continuë, ta vie sera illustre par d’extraordinaires crimes, plus que celle des autres ne l’est par de grandes vertus. De l’infidelité tu as passé à la trahison ; de la trahison, à l’assassinat ; de l’assassinat, tu veux aller jusqu’à estre homicide de toy-mesme ; bien-tost tu passeras au sacrilege : & en fin pour achever ta mal-heureuse destinée, ne laisseras rien à inventer ny contre les Dieux, ny contre les hommes.
Je me doutay, Bias, qui estoit ceste Livie, & ne sçachant comme quoy elle s’estoit trouvée si prés de moy, crûs qu’infalliblement les Dieux l’avoient apportée là, pour me faire voir tout à la fois les fautes que j’avoy faites, & les perfidies dont j’estoy coupable. Aussi me fortifiant par ce dernier
mal-heur à purger le monde d’un prodige de si mauvais presage que moy, je luy respondis ainsi. Si vous estes Livie, ou quelque autre, que pour m’accuser de mon infidelité, elle envoye dans les Gaules, faictes moy la faveur de m’en éclaircir, & ne croyez pas que je vous supplie de vous taire. Non, non, Livie, si c’est vous comme je pense, qu’une autre amitié dont je suis indigne, fait errer si loin de vostre maison : ne vous cachez point au traistre qui vous donne tant de peine. Encore qu’il ait esté si lasche de vous manquer de parole, toutesfois il ne l’est pas assez pour le desadvoüer. Je vous suivray par tout où vous voudrez me blasmer. Je confirmeray tout ce que vous reprocherez, & si je ne suis pas quelquesfois de vostre opinion ; ce sera seulement lors que vous n’exagererez pas assez mes meschantes actions. Je ne suis que trop cette Livie, me respondit cette voix, dont tu sembles aujourd’huy recognoistre la vertu ; & plûst aux Dieux
qu’aujourd’huy je fusse aussi bien capable d’estre persuadée que je fus autrefois capable d’estre vaincuë : Assures-toy Semire qu’au lieu que je ne me puis resoudre à vivre apres avoir esté trompée, je me laisserois reprendre aux tesmoignages de ta douleur, & de ta penitence. Mais nous ne sommes plus ny l’un ny l’autre à ces termes : toy pour avoir changé de passion, & moy pour ne pouvoir changer de volonté. Je ne te demande autres larmes, ny autre repentir, que celuy d’avoir quelque ressentiment de ta faute : mais je veux que tu cognoisse combien estoit digne d’une autre fortune, celle que nostre commun mal-heur t’a fait perdre. Je voulois luy respondre, & faire trouver mon inconstance en quelque façon excusable, comme en effet elle l’estoit : mais Livie me suppliant de me taire, poursuivit ainsi son discours. Tu parleras vainement pour tous deux, Semire, si tu crois me regaigner par tes belles paroles. Cesse cet inutile travail,
j’ay pû estre une fois amoureuse, estre une fois trompée : mais que je puisse l’estre encore une fois, c’est ce que je te prie de ne te figurer point. Je te veux dire, Semire, ce qui depuis neuf mois me faict courir apres toy, & au mesme temps que je me seray deschargée d’un fardeau, qui, sans mentir, pour des espaules foibles comme les miennes, est trop pesant, je te laisseray en paix : si desesperé, comme tu es, il est possible de t’y laisser. Sçache donc que les noms que tu ne cognois plus, comme si ta memoire d’Italie estoit autre que celle que tu as en Gaule, sont toutefois ceux qui te furent autrefois si chers, lors que ne pouvant trouver l’occasion de m’entretenir, tu te fis presenter par celles qui les portent. Esione, Phedre, Praxinoé, & Thyonique, sont ces quatre belles filles qui t’obligerent extraordinairement, en ces fameux & superbes jeux qui furent representez à Ravenne, apres qu’Attila avec sa monstrueuse armée, fut repassé en Affrique. Ne sçais-tu pas comme tu leur
sauvas la reputation par ce combat, où le tiltre seul de Chevalier te convioit ; & comme quoy, pour se revancher, elles t’offrirent de te servir, comme leur propre frere. Je ne repeteray point les paroles que tu leur dis pour les remercier, & les disposer à te donner ma cognoissance. Combien inutiles furent leurs premieres solicitations, & combien insupportables leur furent la responce & le mespris, dont quinze jours durant leurs tentations (ainsi puis-je nommer leurs recherches) furent accompagnées. A la fin toutefois desloyal, je t’aimay, &, si je l’ose dire, fis quelque chose davantage. Mais comme toutes les choses du monde sont sujettes au changement, & souvent ruïnées lors qu’on les croit le mieux establies, voila tout à coup l’orage qui m’oste l’esperance de la recolte. Ton depart inopiné, qui renversa tous les preparatifs de mes nopces, & me laissa seule & miserable, à la mercy de tous mes parents, & de ceux de Coriolanus, qui me reprochoient à toute heure que
pour un vagabond, je m’en estois mocquée. Devant eux je fis bonne mine, & rejetteant sur ce courtois Chevalier, les causes de mon desplaisir, au lieu, Semire, qu’elles estoient toutes tiennes, l’accusay d’impudence & de tyrannie, d’avoir voulu forcer le courage d’une personne libre. Mais quand je fus seule, que ne dis-je point contre les Dieux, contre la Fortune, contre tous les hommes, & cela Semire, afin de ne rien dire contre toy ? Toutefois d’heure en heure l’object espouvantable de ta perfidie, se rendit tellement maistre absolu de ma resolution, que je ne pûs me retenir si bien, que je ne te misse de la partie. Ce te sera, peut-estre, du desplaisir d’oüir ces justes reproches : mais il ne peut qu’il ne soit infiniment au dessous de celuy que j’eus d’estre obligée de les faire. Donc, traistre, disois-je, tu n’as passé les Alpes, ny changé d’habillements & de langage, que pour abuser une jeune fille, & faire vanité d’avoir mis tes mensonges en credit ? Vraye-
ment tu estois bien pauvre de reputation, puisque pour en acquerir, tu as esté reduit à la necessité de t’adresser à moy. Qu’espere-tu de ceste conqueste ? Quelle recompense attends-tu de ton infidelité ? Est-ce par une trahison, qu’il te faut rendre recommandable en ton pays ? Mais n’est-ce point pour te venger de la servitude de tes peres, que tu m’as fait ton esclave ? Helas ! Semire, je te jure, ny moy, ny les miens ne furent jamais complices du conseil qui fit passer les Romains dans les Gaules. Mes peres n’estoient point dans les armées qui les ont conquises. Jamais leurs espées n’ont esté rougies du sang des tiens. S’ils eussent esté les seuls arbitres de la fortune, les Gaulois auroient encore leurs privileges, & leurs franchises. Et pleust aux Dieux, pour le repos de l’un & de l’autre, que les Romains n’eussent jamais violé les loix de la Nature, ny rendu leur ambition plus haute que les Alpes, les Gaulois nous seroient incognus, autant que les grandes montagnes ont separez de nous
ces sauvages, qui sont cachez, à ce qu’on dit, derriere les monts Riphées. Jamais l’envie ne t’eust prise de venir en Italie, & jamais je n’eus senty les douleurs que donne le regret d’estre trompée par une personne qu’on ayme. Mais à quoy bon ces sages considerations ? Je te suis trop indulgente, desloyal Semire, tu m’as quittée sans sujet, comme je t’ay voulu du bien sans jugement. Va donc, triomphe de mon cœur & de ma reputation. Ne laisse rien à faire pour rendre ta perfidie sans exemple. Vante-toy devant tes belles Gauloises, qui, peut-estre, aussi peu fines que moy, boivent à long traits la poison que tu leur presente sous tes belles paroles, qu’il n’y a rien que tu n’ayes obtenu de moy. Qu’aujourd’huy mesme je me meurs de ne te voir plus, & que j’avois assez de charmes pour te retenir, si la beauté de ces nouvelles Maistresses, ne t’eust imperieusement commandé pour les venir adorer, de n’estre pas davantage à Ravenne. Elles croiront ces mensonges, comme j’en ay crû
à leur prejudice, de semblables à mon tour. Mais, helas ! barbare, tu m’as laissée : Ny les Dieux, que tu as si impudemment appellez, pour estre les tesmoins de tes promesses, ny ta foy que tu m’as si solemnellement donnée, ny le ressentiment des obligations que tu m’as, ny la crainte de la vengeance que tant de Chevaliers me promettent aux despens de ton honneur & de ta vie, n’ont pû gaigner ton inhumanité : vaincre ta barbarie, ny arrester ton inconstance. Semire, denaturé Semire, que t’avois-je faict pour me vouloir tant de mal ? Pourquoy prenois-tu tant de peines pour rendre une innocente mal-heureuse ? Je ne t’ay point esté chercher. Je n’ay employé artifice, ny affeterie pour forcer ton inclination. Et toutes les fois que je fais reflection sur ma conscience, je ne la treuve coulpable que de t’avoir aymé. Est-ce ainsi qu’il faut vivre avec les gens de bien ? Et la vertu t’est-elle si mesprisable, que sans occasion tu prennes plaisir de la fouler
aux pieds ? Mais quand rien ne t’auroit oblige à ne me pas tromper, ma bonté n’estoit-elle pas assez grande pour t’en oster la pensée ? Que ne disois tu, meschant ; A n’en mentir point, ceste fille n’a pas tous les appas qui peuvent arrester un esprit comme le mien : mais aussi sa bonté merite bien que je l’ayme, ou si je ne la puis aymer, que je ne trouble point son repos. Non, je ne luy tendray point de pieges, ny ne feindray de l’aymer, afin qu’innocente & credule, elle n’ait point occasion de se laisser prendre. Il faut quelquefois prevenir le mal-heur que nous pouvons faire : & la mesme gloire qu’il y a de soulager un miserable, est à ne pas souffrir qu’il le devienne. Cruel, ces bonnes pensées n’avoient garde de te venir. Ta naissance est trop corrompuë, pour produire quelque chose de bon. Ces Chevaliers dont tu te vantes par tout, te desadvoüent : & s’il faut croire que quelque creature raisonnable t’ait donné la vie, je croiray que les Dieux l’ont voulu pour la
punir de ses fautes, & de celles de tes peres. Nay avec le mal, nay pour faire mal, nourry au mal, & confirmé dans le mal : par inclination, & par exemple. Maudit Semire, tu n’as quitté les Gaules, que pour ne pouvoir y estre souffert. On t’a banny comme un monstre, & ta patrie, sans doute, a crû qu’elle ne se vengeroit jamais plus advantageusement de ses vainqueurs, que t’envoyant parmy eux, comme une abomination, qui n’est en lieu du monde, où elle n’attire la colere & la malediction des Dieux. Non, Semire, je ne croy point ce que je dis, peut-estre suis-je cause que tu m’as laissée : Cet insolent qui, appuyé de la force de mes parents, osa attenter à ce qu’Amour t’avoit acquis, t’aura donné de la jalousie, & le peu de conte que j’auray tenu de t’en retirer, t’arrachant d’entre mes bras, te fait errer parmy les Alpes, & demander raison à l’Amour de ma foy parjurée. Si cela est, Semire, reviens, tu cognoistras ce que j’ay fait pour toy : & comme
Je suis punie pour t’avoir donné le moindre soupçon du monde. Que ne me voys-tu Semire à genoux comme je suis, les larmes aux yeux, & le cœur plein d’espines. Rien ne t’empescheroit de me venir consoler, & confesser que pour une faute si legere, la penitence est trop longue & trop dure : Que fais-tu donc où tu es ? Que ne retournes-tu pour me dire au moins Adieu, ou plustost pour apprendre s’il est vray qu’un autre ayt pris ta place ? Mais, detestable, tu n’as soucy ny de ce que je fais, ny de ce que je deviendray ne te voyant plus : ta passion inconstante n’a peu demeurer davantage en mesme lieu : tu avois quitté les Gaules pour changer, & pour changer derechef, tu quittes l’Italie. Va par tout où tu voudras. Il faut que je te suive. Puisque tu commence de me faire perdre la reputation en t’aymant, il faut que je l’acheve en te suivant. Mais ne croy pas que je te suive, pour t’obliger à recognoistre ta faute & mon innocence. Je ne veux plus
estre au monde que pour te persecuter. Je me resous de ne t’abandonner plus, afin que comme tu ne m’as laissé joye, repos, ny esperance en me quittant, je t’arrache, en ne me quittant point, la prix, le plaisir, & la raison. Je te suivray comme une furie, & te deschirant l’ame, ou te la couvrant de plus d’ulceres & de serpens, que les veritables Furies ne font de playes sur les corps des damnez, je te feray long-temps languir, & long-temps maudire l’heure & le jour où tes artificielles passions te donnerent l’envie de faire l’essay de leur trahison, & de la credulité d’une fille amoureuse. C’est assez, Semire, continua-t’elle, je suis maintenant en telle humeur, que je m’ennuye de me plaindre. Il faut que j’acheve le plustost que je pourray : Sçache donc qu’en mesme temps, je me resolus de te chercher, & ne cesser de courir, que je ne t’eusse trouvé. Je sorts de chez moy desguisée, assez bien pour n’estre point recognuë, & avec Thisbée, qui n’a pû
m’abandonner qu’en mourant, pris le chemin des Alpes. Apres avoir marché trois jours, je trouvay que nous estions fort peu avancées, toutefois la rage me donnant d’extraordinaires forces, j’allay jusqu’en Ligurie, & ayant passé le Pau, appris que j’estois parmy les Boïes. La Fortune n’estant pas lassée de me tourmenter, renouvella aupres de Boloigne, ses vieilles querelles. Coriolanus, que mes mespris & mes amours n’avoient pû refroidir, ayant sceu mon depart, me rencontra, & se jettant à mes pieds avec des submissions, & d’incroyables ressentimens de ma peine, me dit, qu’il ne me venoit point trouver pour me conjurer de ne plus suivre un perfide, pour recevoir le plus passionné serviteur que j’aurois jamais : mais d’avoir agreable qu’il m’aidast à te chercher, & peu avant que de mourir, voir qu’en quelque chose il avoit sceu m’estre agreable. Ses offres me mirent bien en peine, toutefois me doutant que je pouvois avoir affaire de son courage & de sa
protection. Je le priay de ne prendre garde ny à mes actions, ny à mes paroles, & qu’estant hors de moy il y avoit long-temps, il ne devoit s’arrester à chose du monde qu’à prendre pitié de ma misere. Ce Chevalier, Semire, touché de trop d’Amour & de trop de compassion, fut tellement surpris de mes paroles, que les larmes luy en vinrent aux yeux, & apres avoir demeuré plus d’une heure attaché à me considerer. Dieux ! s’escria t’il, que vous ay-je fait, que je n’aye pû meriter les bonnes graces d’une si belle & si constante fille ? Il se tourna vers moy aussi-tost, & me demanda où il me plaisoit d’aller ? Il ne m’importe où, luy dis-je, pourveu que Semire y soit. Pourveu que Semire y soit ! reprit-il : Heureux Semire, quoy ! ne te rendras-tu jamais digne d’une si extraordinaire faveur ? Allons-y, Madame, allons-y, où est ce trop fortuné Semire, je le chercheray, puis qu’il vous plaist. Et s’il ne tient qu’à le servir, pour vous tesmoigner mon amour, je renonce à tous
les privileges de ma naissance, & le veux prier, le genoüil en terre, de recevoir le reste de la liberté que vous m’avez laissée. Nous partismes ainsi, & desja commencions-nous, Tisbée & moy, d’avoir horreur parmy les precipices & les montagnes, dont nous estions environnées ; quand nous fusmes arrestez par quatre hommes, qui ne m’estoient pas tout à fait incognus. J’en avois veu un dés que je passay par le pays des Leviens, & les deux autres, à ce qu’ils m’avoient dit, au passage du Paû, estoient Lebuïens. Ces hommes, comme je sceus depuis, plustost amoureux de l’effroy & de la laideur, que de Livie, s’estoient en divers temps si peu sagement embarrassez de ceste je ne sçay quelle miserable beauté, que toutes mes douleurs n’avoient pû entierement effacer, qu’ils s’estoient resolus de me suivre, & par une paction fort nouvelle, se battre en ma presence, & me laisser pour le prix du vainqueur. Ils mirent donc pied à terre
aussi-tost qu’ils m’eurent atteinte, & par des paroles & des respects estranges pour des gens de leur humeur, me dirent combien ils avoient d’Amour pour moy, & ce qu’ils estoient deliberez de faire pour me gagner. Je trouvay leur marché si injuste, qu’encore que je ne fusse plus en estat de songer qu’à toy, Semire, je leur dis que je ne valois point la peine qu’ils se donnoient, & qu’à la deliberation qu’ils avoient faite, je voyois tout tellement desavantageux pour moy, que je ne pouvois estre de leur opinion, & par consequent que je ne les conseillois pas de se battre, puisque la principale partie ne demeuroit pas d’accord de leurs conventions. C’est, Madame, à celuy de nous quatre qui demeurera, me respondirent-ils, à qui nous laissons ces difficultez à surmonter. Coriolanus ne disoit mot, & si je n’eusse sceu qu’il n’avoit que trop de courage, sans mentir son silence m’en eust faict douter :
mais au lieu de cela, je crûs, par ton exemple, qu’il ne falloit pas tout croire ce qu’il me repetoit à toute heure. Cependant voila ces quatre hommes l’espée à la main, les deux Leviens, contre les deux Lebviens. Je ne vous representeray point ce combat, sinon qu’estans du conseil & de la conduitte d’Amour, ils se firent voir si adroits qu’en moins de rien trois tomberent morts, ayans esté frappez droict au cœur, ou pour en arracher la passion qu’ils avoient pour moy, ou Amour ayant conduit les espées, comme il a accoustumé de conduire les fleches. Ceste execution faite, le vainqueur l’espée rouge du sang des morts, & le visage plus enflammé d’Amour, que de la peine qu’il avoit euë, se vint jetter à mes pieds, pour me demander le prix de sa victoire. Mais Coriolanus le regardant entre deux yeux : Chevalier, luy dit-il, vous-vous hastez trop, la couronne ne vous est point encore deuë. Vous n’avez qu’à moitié fait : Ne m’aviez-vous point aperceu ? A
n’en mentir point, respondit l’autre, vous me surprenez fort. Ce n’est pas que je ne vous aye veu d’abord ; mais vous voyant maigre & mourant, comme vous estes, je ne pensois pas que vous voulussiez retrancher de vostre vie un quart d’heure qui vous reste. Toutefois, puisque vous le trouvez bon, je ne vous refuseray pas le contentement de vous oster de peine, & sans vous faire languir davantage, vous tueray un peu plustost que n’eust faict vostre mal, & vostre melancolie. Coriolanus se contenta de rire de ceste arrogante responce, & s’esloignant de quelque vingt pas de moy, se mit en estat de me defendre. L’autre que sa nouvelle victoire rendoit orgueilleux, &, à sa propre opinion, invincible, vint l’espée haute jusqu’à dix pas de son ennemy : mais à la premiere attaque, Coriolanus passant sur luy, par une adresse dont ce Levien ne se fust jamais douté, luy donna de son espée dans le corps, &
le contreignit de mettre un genoüil en terre. Son sang augmenta son courage, & le faisant relever avec furie, vint pour se jetter dans les armes de Coriolanus, & le frapper en reculant : Mais l’autre qui sçavoit combien sa conservation m’estoit necessaire, se menagea, & luy laissa battre le fer & perdre l’haleine tant qu’il voulut. A la fin prenant l’occasion d’une feinte, que le Levien n’avoit pas préveu, il luy mit son espée jusqu’aux gardes dans le petit ventre, & luy osta pour jamais l’envie de faire l’amour. Ce mal-advisé Amant cheut à la renverse, & l’abondance du sang qui luy sortoit par la bouche, plus que par sa playe, luy empeschant de me dire ses Adieux, il prit un mouchoir qu’il avoit ensanglanté, le baisa, & me le presentant avec des yeux d’autant plus languissans, que la mort les rendoit à demy tournez, sembla m’assurer que tout son contentement estoit de m’avoir rendu ceste preuve de son affection. Coriolanus s’en revint
vers moy, & me voyant estonnée : Fuyons, me dit-il, Madame, de ces lieux funestes, où l’Amour vient de representer tant de Tragedies. Allons chercher cet heureux Semire, afin qu’il m’ait pour le moins l’obligation de luy avoir conservé la belle Livie.
Nous partismes à l’heure mesme, & cheminasmes parmy ces effroyables solitudes encore trois jours, sans trouver personne que de pauvres gens, qui demeuroient dans de meschantes petites cabanes, sur le pendant de ces affreuses montagnes. Le quatriesme jour depuis ce combat alloit finir, quand nous-nous trouvasmes en un chemin si estroit, que de peur de tomber dans un precipice espouvantable, & pour sa profondeur, & pour le bruit des torrents qui s’y jettoient presque de dessous nos pieds, nous estions contreints d’aller l’un apres l’autre. La frayeur ne m’avoit pas tellement gagnée, que je ne t’eusse incessamment en la memoire,
Semire, & qu’en moy-mesme je ne parlasse ainsi : Où est-il à cette heure, cet ingrat, qu’il ne void les peines que je souffre sans murmurer, & les dangers que je cours sans creindre autre chose que son changement ? Pourra-t’il bien ouyr mes accidents, & mes travaux, sans mourir de douleur d’en estre la cause : si plustost l’Amour ne le faict resoudre à m’en demander pardon ? Je ne pûs continuer ce discours, pource qu’à l’instant mesme, j’oüis crier Tisbée, & comme je tournay la teste pour oüyr ce qu’elle disoit, je vis qu’un Ours s’estant jetté sur elle, & elle se defendant, fit un faux pas, & entreina le maudit animal avec soy, de telle sorte qu’ils tomberent tous deux dans ce precipice, où, sans Coriolanus, je me preparois à les suivre. Madame, me cria-t’il, que pensez-vous faire ? Quel changement est le vostre ? Ne vous souvenez-vous plus qu’il n’y a dans le monde sujet pour qui vous puissiez estre touchée que Semire ? Il faut
que je l’advouë à ta gloire, perfide. Ce nom m’arresta tout court, & convertissant mon desespoir en plaintes, je me jettay par terre, & pleurant le reste du jour, ne cessay d’appeller. Tisbée : Et mesme ma douleur me trompa tellement les sens, qu’autant de fois que j’appellois Tisbée, autant de fois je m’imaginois d’oüyr sa voix. Coriolanus cependant, essayoit toutes choses pour me consoler, & ne laissant rien à dire, ny à faire, me contreignit de confesser ; mais confesser en mon ame, que j’estois plus ingratte que toy, de mespriser, pour un perfide, la fidelité mesme, desguisée sous le visage d’un homme. Il ne me parloit que de toy, Semire, toutes les fois qu’il me vouloit forcer à prendre patience, & me sceut tellement remonstrer que je t’offençois, ou plustost ceste enragée passion que j’avois pour toy, qu’il fallut me remettre, & me consoler. A dieu donc, pauvre Tisbée, m’escriay-je en me levant :
parmy tes mal-heurs, apprends que tu n’as pas celuy de faire pour moy ce que je ne cesseray de faire jusqu’à ce que nous-nous soyons retrouvées. Desja nous avions perdu l’Italie de veuë, & voyons du sommet des montagnes toutes ces belles Provinces, qui sont le commencement des Gaules Transalpines, quand je tombay malade de trop de douleur & de trop de fatigue. Te representeray-je, insensible, les soins que Coriolanus prit de moy, les peines que je luy donnay, & les desespoirs où cinq ou six fois le mit ma maladie ? Non, bel esprit, qui maintenant joüis dans les champs Elisez du repos que ma maudite destinée t’a refusé toute ta vie : Non, dis-je, je ne feray point ce tort à ton merite de l’offencer en le publiant : il est si grand, que je n’ay pas l’eloquence ny l’esprit, sans qui l’on n’en peut parler comme il faut : & d’ailleurs c’est estre sacrilege, que de descouvrir de si precieux, & si sacrez misteres, devant un profane comme Semire
Me voila donc, par la diligence de ce parfaict Amant, emportée dans une petite ville des Allobroges, de laquelle je ne sçay pas le nom. Je me remis bien-tost ; mais ce fut, sans mentir, par les persuasions de Coriolanus, plustost que par les Medecins, ou par mes propres forces. Courage, Madame, me disoit-il, nous voicy presque où nous trouverons ce bien-heureux Semire. Apres tant de tempestes surmontées, tant de naufrages évitez, voulez-vous vous perdre au port ? Il me semble que je vois d’icy la demeure de Semire. Allons, Madame, allons le trouver, le temps luy aura fait apprendre quelle est la faute qu’il a faite : nous le rencontrerons bien-tost, qui, plein du regret de vous avoir laissée, viendra se jetter à vos pieds, & par des ressentimens extraordinaires, de la faveur qu’il reçoit de vous, sousmettra son humeur, quelque changeante qu’elle soit maintenant, aux loix d’une servitude eternelle. Merite-tu, des-
loyal Semire, qu’un Chevalier de la naissance & de la vertu de Coriolanus, ait tenu ces langages pour toy, & t’ayt rendu de si bons offices ? Je le crûs, & apres avoir gardé le lict cinq ou six sepmaines, commençay à petites journées d’achever mon mal-heureux voyage. Coriolanus me voyant le visage meilleur que de coustume, se figura que l’ayse de te veoir bien-tost me le rendoit ainsi : Mais le pauvre Chevalier ne sçavoit pas ce que j’avois en l’ame, ny à quoy devoit aboutir toute la peine que je m’estois donnée. Coriolanus, luy dis-je le matin mesme du funeste & abominable jour, où son courage fut moins fort qu’une trahison de longue main premeditée : Si vous croyez que je vous meine où je pense trouver le plus grand ennemy que j’aye au monde, pour vous donner le desplaisir de le rendre heureux, ou le faire triompher de vostre disgrace, vous ne sçavez, ny quelle est mon intention, ny quel-
le est la generosité de l’infortunée Livie. Je ne suis pas de celles qui se laissent rejetter dans les pieges où elles sont une fois tombées. J’ay pu faire une lascheté ; mais d’en faire une seconde, c’est à quoy les Dieux, & mon courage ont pourveu. Allons, Coriolanus, allons trouver ce Semire, au nom seul duquel tous mes sens, & mon ame mesme se rebellent contre ma volonté : mais trouvons-le, pour luy monstrer comme je sçay aymer, & que nostre pays estant celuy des Conquerans, & des maistres du monde, ne produit rien de si bas, qui ne soit plus haut que tout ce qu’on voit d’admirable au reste de la terre. Nous-nous entretenions ainsi en passant par un bois, qui est sur les frontieres des Allobroges, quand on veut prendre le chemin de Lyon : & ne songions à autre chose, pour le moins en apparence,
luy qu’à trouver Semire pour me servir, & moy qu’à le revoir pour me rendre contente. En ces pensées nous demeurions quelquefois deux heures sans parler, & comme si quelque Dieu nous eust advertis du mal-heur qui n’estoit gueres loin de nous, à ceste fois là nous fusmes pour le moins quatre heures, sans faire autre chose que de nous entre-regarder assez pitoyablement, sans dire une parole. A la fin Coriolanus recueillant ses esprits, me dit ainsi : Que signifie ce long silence, Madame ? La joye de voir bien-tost le visage tant souhaitté ne vous permet donc pas de souffrir que je prenne part à vos pensées : toutefois je ne les trouble point ; car vous, & les Dieux m’estes tesmoins que depuis que je vous ay rencontré, je ne me suis qu’une seule fois donné la liberté de vous parler de moy. Coriolanus, luy respondis-je, je ne sçay quoy qui m’est un presage de quelque nouveau desplaisir, &
non la joye que vous vous figurez me tient dans la melancolie où je suis. Plûst aux Dieux, ou que vous eussiez esté aussi meschant que Semire, ou que j’eusse esté assez sage pour ne pas haïr mon repos ? Nous aurions tous deux ce que la fortune nous devoit, & je ne craindroy pas pour vous ce que mon imagination me fait veoir. J’achevois ces trois mots quand avec des cris, & un tumulte incroyable, nous vismes huict ou dix hommes de cheval sur nous, l’espée nuë. Le premier qui se presenta devant moy me dit quelques paroles, que la frayeur m’empescha d’ouïr : mais mettant pied à terre ? Est-ce ainsi Livie, me dit-il, que nos peres vous ont enseigné comme il falloit que vous vescussiez. Ne pouviez-vous souffrir l’honneur avec lequel nostre maison s’estoit conservée depuis tant de siecles ? Coriolanus, n’eust-il pas esté aussi bon pour vostre mary à Ravennes, qu’il est pour conducteur en ce pays estranger ? Respondez-moy, Livie, si
vous ne voulez que ma colere vous fasse sentir le desplaisir que je reçoy d’estre la fable de toute l’Italie pour une chetive fille. Tais-toy infame & desnaturé frere, luy dis-je : ne te mesles point de ce que j’ay resolu de moy. Je ne te cognois que comme un tyran, où plustost comme un bourreau ? Laisse-moy achever ma miserable vie de mesme que ton inhumanité me l’a fait commencer. Va Tygre, pour qui la malediction des Dieux m’est tombée sur la teste, & souviens-toy que si je ne puis me vanger de toy en ce monde, où les ames ne sont rien apres la mort, & ou la mienne sensible aux outrages que tu n’as jamais cessé de me faire, sera la plus cruelle furie, dont vif & mort la justice des Dieux, veut se servir pour punir ses cruautez. Cependant que je parlois ainsi Coriolanus avoit esté si indignement traitté par un Romain nommé Marcellus qui luy vouloit mal à cause de moy, qu’ayant esté contraint de se deffendre, il luy donna de son espée dans les reins, & en mesme temps
fut accablé de cinq ou six traistres qui l’assassinerent miserablement devant mes yeux quelque extraordinaire que fust sa resistance, & quelque determinée que je me monstrasse pour essayer de le secourir. Il estoit tombé percé de plus de cents coups de javelots ou d’espée, & tout mourant, ou pour mieux dire tout mort qu’il estoit, il ouvroit ses yeux, & m’entrevoyant auprés de luy. Madame, me dit-il en begayant, ce n’est pas ma faute, si je ne puis avoir l’honneur de vous servir davantage. Je meurs toutesfois trop heureux, puisque c’est pour vostre querelle que je perds la vie. Mais qui desormais aura soin de vous plaire, & vous aider puisque Tisbée & Coriolanus n’estans plus au monde, il n’y a plus personne qui sçache avec quelle justesse il faut gouverner vostre esprit ? Je ne sçaurois vous entre tenir, ny vous donner conseil, belle Livie, la mort qui est sur mes levres, ne me donne pour les fermer eternellement, autre delay que celuy qu’il me faut pour vous dire
adieu. Adieu donc, Livie, soyez heureuse avec Sem. Il ne pût achever ce dernier mot, pource que le sang le suffoqua, & luy osta la parole, & incontinent apres la vie. Je ne te diray point mes plaintes, Semire, ny le sensible ennuy que me donna la mort de ce fidelle Amant. Je demeuray quelque temps immobile, & tout à coup paroissant furieuse, je me jettay sur l’un de ceux qui avoient assassiné Coriolanus, & en essayant de luy arracher les yeux de la teste, luy fis sentir mes ongles, ou plustost les armes que la rage fait de tout ce qu’elle trouve devant elle. Acheve voleur, dis-je à celuy que je tenois au visage, tu n’as fait que commencer ton parricide : c’est par moy qu’il doit avoir son accomplissement. Regarde le desnaturé Tybere par sa mine, & par ses actions, il te commande de m’oster du monde, Quoy bourreau, n’obeïras-tu point à la voix de ton tyran ? Attends que mon impatience, te soulage de la peine de me tuer. Donne-moy (s’il est ainsi) l’espée dont tu viens d’assassiner ce
vaillant Chevalier. Je satisferay à toy & à moy : je feray veoir à ton maistre, comme quoy les Dieux ont pourveu à la protection de la Vertu, quand par les meschans elle est injustement opprimée : Je mis, en disant ce dernier mot, la main sur la garde de son espée, & si deux hommes qui me saisirent par derriere ne m’eussent arresté le bras, je prevenois en cette occasion, Semire, celle de te reprocher ta faute, & me punir de la tienne & de la mienne. Je fus malgré moy mise sur un cheval, & ayant les mains liées, conduitte où il plût à mon impitoyable frere. Nous estions tous à la sortie du bois, dans lequel Coriolanus avoit esté tué lors qu’une trouppe d’hommes de cheval, aux plaintes que je faisois, & au secours que je demandois se crûrent obligez de s’arrester & s’informer de la violence qu’on me faisoit. Le premier qui estoit le Prince Godomar, comme j’ay sceu depuis, vint à Tybere, & luy demanda pourquoy on me menoit si indignement. Tybere le plus orgueilleux
& le plus inhumain des hommes. Chevalier, luy dit-il, je ne sçay pas pour quoy vous estes si curieux. Je pense que chacun à la liberté de faire du sien ce qu’il trouve de bon, passez vostre chemin, & sans mettre le nez aux affaires d’autruy, pensez aux vostres. Nous n’avons à rendre conte de nos actions qu’à nous-mesmes. Au commencement que je vous ay abordé, reprit le Prince, je ne l’ay fait que pour la compassion que j’ay de cette Dame que vous outragez, mais vostre insolente responce me fera passer outre, & vous dire qu’il faut tout à ceste heure que vous quittiez cette Dame, où que vous perdiez la vie. En disant cela il tira l’espée, & l’orgueilleux Tybere en faisant de mesme ils furent bien tost aux mains. Ceux qui estoient de la suitte de ces deux nouveaux ennemis voulurent suivre leur exemple : Mais Godomar l’ayant deffendu aux siens, s’ils n’y estoient obligez, Tybere en fit de mesme. Les voila donc l’un & l’autre blessez : mais le Prince legerement, & mon frere d’un coup si incommode, pour estre à la teste, que
le sang luy ostant la liberté de choisir son ennemy, il en fut si mal-mené, qu’apres une assez longue resistance il tomba de son cheval, & tombant la teste la premiere acheva de se tuer, à fin que sa mauvaise vie, qui meritoit une fin plus mal-heureuse qu’une mort honorable, fust satisfaite, par l’homicide qu’on peut dire qu’il commit sur luy-mesme. Ces compagnons se voyans assez loin pour n’estre point forcez à se battre, n’estimerent pas qu’il fust à propos de venir chercher noise, & sans faire mine de vouloir vanger Tybere, m’abandonnerent, & à toute bride gaignerent une place de seureté. Godomar voulut faire suivre ces fuyards. Mais Chevalier, luy dis-je, au nom des Dieux, laissez aller ces traistres & que rien ne les suive que leur propre crime, & la colere du Ciel. Le Prince vint à moy, & comme c’est le plus courtois de tous ceux que j’ay vûs, il me deslia luy-mesme, & me conjura de luy dire pourquoy on m’avoit si indignement traittée. L’histoire en est fort longue, luy
respondis-je, mais sçachez que celuy que vostre valeur vient d’oster du monde, estoit mon frere : A ce mot je vis qu’il tressaillit, & vouloit me faire des excuses. Chevalier, continuay-je, ne vous repentez point d’une bonne action. Ce meschant doit estre d’autant plus hay, qu’estant si fort obligé de me servir, il n’a depuis la mort de ceux qui nous ont mis au monde, oublié sorte de tyrannie & d’impieté qu’il n’ait effectivement exercée contre moy, où essayé cent fois de le faire. Je n’oserois vous dire ses abominations : mais vous sçaurez que m’ayant avec une effronterie de monstre parlé d’Amour, & d’ailleurs voyant avec combien d’injures & de plaintes j’avois publié son crime, il m’en a voulu un tel mal, qu’apres s’estre porté par cinq ou six fois à me vouloir empoisonner, sans en estre venu à bout, il a tousjours depuis traversé mes desseins, & se declarant ennemy de quiconque me vouloit du bien, n’a desiré que mon deshonneur & ma ruïne. Je l’avois abandonné il y a quelques
neuf mois pour chercher en Gaule un homme qui n’est gueres moins perfide que luy, (si ce maudit frere n’est point cause de son infidelité :) mais mon mal heur l’a conduit où j’estois, & m’ayant rencontrée il y a quelques deux heures, a tué un Chevalier, qui pour l’Amour qu’il me portoit, s’estoit obligé à me suivre par tout. Apres ce meurtre il m’a liée, comme j’estois, & sans avoir esgard ny a mon aage, ny à ma naissance, me retenoit chez luy, pour m’exposer à tout ce qu’il eust inventé d’ordures & de cruautez. Je voulus, continua Semire, interrompre Livie, pour luy jurer, comme il estoit vray, que je ne l’avois laissée que par les sales actions que Tybere m’avoit apprises d’elle & d’un de ses valets, mais me le deffendant : Tais-toy, Semire, reprit-elle, ce n’est icy ny le lieu, ny le temps où je puis recevoir tes excuses, ny ouyr tes raisons. Escoute, & si tu n’es lassé de m’ouyr, escoute le succez de ma vie : Godomar demeura effrayé plustost que ravy de m’entendre, & s’e-
stimant heureux d’avoir purgé la terre de ce prodige, m’offrit toute l’assistance que je m’estois promise de Coriolanus. Je le remerciay, & ayant sceu de luy-mesme qui il estoit, le suppliay tres-humblement par sa qualité, & par son courage de me mener à Lyon. Nous repassasmes par le lieu où gisoit le corps de Coriolanus, je le monstray au Prince, & le conjuray d’en avoir pitié. Il eut envie de descendre pour me contenter : mais voyant avec combien de larmes & de cris effroyables je regrettois sa perte, il laissa la charge à deux des siens de le faire enterrer, & sans sejourner en lieu du monde me rendit dans Lyon. Comme je me veis, Semire, en lieu où je pouvois esperer de tes nouvelles, je priay ce Prince de ne parler à personne de moy, ny de mon advanture : mais seulement de commander à quelqu’un des siens de s’informer de toy, & m’apprendre en quel lieu du Lyonnois, où d’Aquitaine on te pourroit trouver. Car à n’en mentir point, mes enne-
mis m’avoient tellement troublée, que t’ayant mille fois ouy parler d’Aquitaine, de Bourgogne, de la Province des Romains, & de Lyonnois, je ne me souvenois plus en laquelle des deux que j’avois nommées à Godomar, tu m’avois dit ta maison. Il tesmoigna tant d’affection à me donner ce contentement qu’il meit en queste pour te treuver plus de cinquante hommes. Apres deux mois de voyages & de recherches, on m’apprit que tu demeurois sur les frontieres de Forests, & qu’infailliblement je te trouverois sur les rives de Lignon en la compagnie de plusieurs Bergers & Bergeres, qui par une façon de vivre telle qu’estoit celle du Siecle d’or, s’estoient rendus si fameux & si cognus que leur clarté, comme celle du Soleil, avoit remply toute les Gaules, & n’estoient ignorez de personne. Godomar s’offrit de m’y accompagner, mais l’avant tres-instamment conjuré de me laisser partir seule, il le trouva bon, & en me disant Adieu, comme à regret. Allez, me dit-il, Belle Livie, allez
en Forests, c’est une contrée où depuis quelques temps il semble que les Dieux ayent mis les remedes de tous ceux qui sont affligez. Si cela est, Seigneur, luy respondis-je, je ne seray pas de celles qui resistent à leur repos, & sont mauvais visage aux remedes. Il est vray que le mien est si facile & si commun qu’il ne faut, pour en recevoir du soulagement, que la volonté de s’en servir. J’arrivay donc en ce pays fatal il y a deux jours, & suivant la riviere de Lignon, vis à la verité de tres-belles Bergeres & de tres-gentils Bergers. Je m’informay à deux ou trois filles qui se trouverent en mon chemin de toy, mais toutes me regardant avec admiration demeurerent muettes. L’une d’elles qui a mon gré est la plus douce & la plus charmante beauté qu’on puisse veoir, fondant en larmes, me tourna le dos sans ouvrir la bouche : & les deux autres me faisant tout le bon visage que leur desplaisir leur permettoit : Belle estrangere, me dirent-elles, vous ne sçavez pas peut-estre quel est celuy que vous
cherchez. Je cherche Semire, leur respondis-je, le plus perfide & le plus grand affronteur du monde, si celuy dont vous me parlez est homme de bien, ce ne peut estre celuy que je demande. Helas ! me repliquerent-elles, que vous le cognoissez bien, le traistre qu’il est, il est cause de la mort du plus aimable Berger de ce pays. Il est cause de la mort de beaucoup d’autres, leur respondis-je. Sa trahison a rompu les nœuds, & ruyné les intelligences de la plus veritable Amour que la vertu & le merite ayent jamais fait naistre, continuerent elles. Sa trahison à bien fait pis, leur dis-je : car se rendant sur soy-mesme complice d’une perfidie monstrueuse, elle a par un seul coup, violé tout ce qu’il y a de sainct parmy les hommes, & foulé aux pieds tout ce que nous croyons de terrible & d’inviolable entre les Dieux. Il n’y a serment que ce traistre n’ait fait en vain, repos qu’il n’ait finy, paix qu’il n’ait troublée, Autel qu’il n’ait renversé, Amour qu’il n’ait trahie, ny Vertu qu’il n’ait prophanée : Ces Ber-
geres me voyant parler de cette sorte : Pourquoy donc, me dirent-elles, cherchez vous ce serpent. Laissez le comme un de ces monstres, dont la veuë seule tuë ceux qui les rencontrent : & usant de vostre esprit ailleurs qu’à vous persecuter, croyez que vous ne le pouvez trouver que pour avoir quelque sujet nouveau de sentir ses trahisons. C’est, belles & discrettes, bergeres, à quoy j’ay mis ordre, leur dis-je, il n’a plus d’artifice pour moy, & à cet heure quand il pourroit estre aussi meschant que tout l’Enfer, je defie ses supercheries, & me mocque de ses supercheries, & me mocque de ses malices. Puis qu’il est ainsi, prudente estrangere, me respondirent-elles, vous le trouverez sur ces rives, car il n’y a pas six heures que le detestable estant venu pour faire une nouvelle trahison à cette Bergere qui s’en est allée, depuis une irreparable qu’il a fait reüssir il n’y a que deux jours, il a esté si rudement traitté, que de desespoir il nous a laissées, & a pris à demy enragé, au moins en apparence, le chemin du bois que vous voyez devant vous. Adieu Bergeres, leur dis-je, qu’autant de bonnes
fortunes vous arrivent, que Semire en merite de mauvaises. Je te laisse à penser, si je fus aise de sçavoir que tu estois par tout Semire, c’est à dire la Trahison & la Perfidie desguisée en homme : J’allay donc pour te trouver dans ce bois, mais apres avoir passé le jour à te chercher. En fin la nuict est venuë qui m’a contraint de m’arrester où je suis : cependant nostre destinée t’a conduit où je te desirois. Et peut-estre que les Dieux lassez de me veoir tant souffrir, ont eu pitié de moy, & cette mesme nuict ont resolu de mettre fin à mes maux. Voila ce que j’ay fait pour toy, Semire : si tant de perils & tant de travaux ne te font point repentir de m’avoir abusée, qu’au moins l’humanité te touche, & te fasse advoüer qu’en la personne de ton ennemy, tu ne les trouverois dignes de compassion, mais tout cela n’est rien au prix de ce qui me reste à faire. Il est vray que l’obligation que je presupose que tu m’en auras n’en sera pas si grande, pource que le fruit en estant partagé entre nous deux, l’obligation en doit estre aussi esgallement partagée. Si
maintenant, Semire, tu as envie de parler à ton tour, je te donne la permission de le faire : Comme je me veis en liberté de pouvoir monstrer mon innocence, ou pour le moins l’apparence de quelque sorte de raison en la faute que j’avois faite d’abandonner Livie, je me consolay un peu, & luy tins ce langage. Je n’ouvre point la bouche, Madame, pour vous supplier de croire plustost vostre misericorde, que vostre justice, & considerer ma repentance plustost que mon peché. Je ne suis pas si effronté d’adjouster à l’imprudence d’avoir failly, l’audace de vous presenter le regret que j’en ay pour satisfaction. Je vous ay toutes les obligations qu’un homme respectueux peut avoir à la plus honneste fille du monde. Vous m’avez aimé beaucoup plus que je ne meritois, & me puis vanter que vostre bonté a preferé mes recherches aux poursuittes des plus recommandables Chevaliers d’Italie. Mais, Madame, s’il n’y a point d’autre monnoye qui puisse payer l’Amour, que l’Amour
mesme, faittes-moy, s’il vous plaist l’honneur de croire que vous n’avez en cela aucun sujet de vous plaindre de moy. J’ay desiré vos bonnes graces avec une pureté d’affection qui ne peut estre imaginée : & les ayant acquises, je les ay possedées avec plus de crainte de les perdre que je n’avois eu d’envie de les avoir. Vous m’estes vous-mesme tesmoin combien cheres m’ont esté vos moindres faveurs : combien chastes & retenuës ont esté toutes mes actions & mes paroles, & en un mot, quel soin j’ay pris à ne violer pas la plus indifferente de vos volontez. Si j’avois eu de vous cette grace que les Amants appellent la recompense & le sceau de toutes les attentes d’Amour, vous auriez sujet de m’accuser de trahison & d’inconstance. Mais comme aurois-je pû me lasser d’une chose que je n’ay point goustée, & mespriser un bien, qui n’ayant jamais esté à moy, n’en est pas moins souhaitté que le premier jour que je fis resolution de vous servir : Tais-toy infame, me dit
Livie, oses tu bien m’offencer si impudamment, & ne laisser crime, dont tu ne vueille faire rejalir l’ordure contre moy ? Est-ce parler avec le respect dont tu fais tant le vain, de songer à des songes qui ne sont pas mesme excusables aux bestes. Que ton esprit est enclin au mal, & entretenu de sentimens brutaux ! Quoy ! mon ame que je t’avois si legerement donnée ne te tiendra donc lieu de rien ? Et pour n’avoir possedé que la plus belle & la meilleure partie de moy-mesme, tu ne croiras point que mes faveurs ayent esté infinies ? Sçache qu’il n’y a point d’excuse, apres ce que tu viens de dire, qui ne soit criminelle, autant pour le moins que ta desloyauté. Mais responds-moy : N’est-il pas vray que tu m’as aimée, & que n’ayant rien desiré de moy que ce que mon honneur ne m’obligeoit point à te refuser, tu as obtenu autant de fois que tu as demandé ? Que je t’ay juré sur les Autels & en la presence de nos Dieux, que mon Amour seroit eternelle : & que la
violence de parens, persecution de frere, effort de temps, puissance de beautez, & poursuittes d’Amants, ne me retireroient jamais des chaisnes dont je m’estois volontairement chargée pour te soulager ? Cela n’est-il pas vray Semire ? & n’est-il pas vray aussi que tu me promis la mesme chose ? Cela est vray, luy respondis-je. Pourquoy donc, continua-t’elle, violans toutes tes promesses, & comme un voleur qui craint la Justice apres une mauvaise action, rompant tes prisons, & trompant ceux qui les gardent, t’en es-tu fuy en une nuit ? & n’as tu laissé ny marque de ton sejour, ny excuse de ton depart ? C’est à quoy je respondray si puissamment, luy dis-je, toutes les fois que je ne craindray point de vous deplaire, que vous serez contrainte de confesser que si j’ay fait une faute, au moins n’est-elle point de celles pour qui les Dieux ne donnent jamais de pardon. Je vous aimoy, permettez, belle Livie, que j’use de ce mot, je vous aimoy, dis-je si veritablement, que je ne sçay comme je ne
mourons point en vostre presence, lors que l’on m’apprit vos nouvelles Amours, d’autant plus monstrueuses, que desdaignant tout ce qu’il y avoit d’honnestes gens à Ravennes, vous vous estiez donnée à un infame valet. Arreste-toy là meschant, me dit Livie, & comme tu mens avec une impudence, sans comparaison, sçache que je ne puis souffrir cette fausse accusation, qu’avec un desir de t’aller estrangler. Je ne vous represente point cela, discrette Livie, luy respondis-je, comme le croyant : mais à n’en mentir point, comme en la violance de ma jalousie, l’ayant crû pource que toutes sortes de raisons estant de mon costé, je ne pouvois, sans estre un sot, dementir mes yeux, & mes oreilles. Ne parle pas ainsi, Semire, me repliqua-t’elle en colere, non seulement tu parles des choses faulces, comme si elles estoient douteuses, mais tu en parle comme si elles estoient veritables. Dis-moy, je te prie d’où te venoient ces bonnes nouvelles, & qui te les avoit apportées ? Tybere, luy-
mesme, respondis je, qui me fit veoir à l’œil & toucher au doigt que vous m’aviez trompe autant de fois que vous m’aviez promis de m’estre fidelle. Ha ingratitude sans excuse, ah ! meschanceté faite de guet à pend. Ne t’avois-je pas adverty mille fois que Tybere estoit un perfide, un abominable, & en un mot mon capital ennemy. Apres cela pouvois-tu, mais devois-tu escouter ce Buzire & croire qu’il y eust l’ombre mesme de la verité, en un monstre, qui pour se despouïller de toutes les qualitez qui sont ou vertueuses ou du moins indifferentes, commença en violant la nature, & ne laissant en soy aucune marque d’humanité ? A ceste heure, belle Livie, luy respondis-je, que le temps m’a fait sage, j’advouë que je ne devois point adjouster foy quelconque à Tybere, mais en cette saison où la jalousie me faisoit defier de moy-mesme, tout m’estoit croyable, & mes songes bien souvent ont esté receus de moy comme d’infaillibles preuves de vostre inconstance. Livie, belle Livie, mettez, s’il vous
plaist la main à la conscience, & vous figurant tout ce que fait un esprit jaloux, advoüez qu’encore vous ais-je gardé un extraordinaire respect, de m’estre contenté parmy tant de sujets de me plaindre & vous tourmenter, de m’esloigner de vous, & venir chez moy me vanger en ma personne du mal que vous aviez commis. Ce ne sont point là les reigles que suivent ceux qui aiment bien, me repliqua-t’elle : Ces extravagances estoient bonnes pour les deux ou trois premiers jours. Mais ne devois-tu pas dire à toy-mesme, Livie m’a fait veoir combien est pernicieux son frere, combien il luy veut de mal, & combien de trahison il luy a faite. Je verray & m’esclairciray moy-mesme avant que de croire. La verité me doit estre suspecte en la bouche d’un si meschant homme : Quel sujet a-t’il d’estre si soigneux de mon bien ? L’ay-je servy autresfois si utilement que pour s’en revancher il ait esté contraint de forcer sa mauvaise nature ? Ne se peut-il passer de moy, ou ma
compagnie me l’a-t’elle si bien acquis qu’il vueille aimer sa sœur afin de m’obliger ? Mais, Semire, je voy bien ce que c’est. Tu avois envie de trouver un pretexte, & desirant d’estre trompé, tu n’as rencontré si petite occasion de l’estre que tu ne l’aye prise aux cheveux. A la mal-heure donc pour toy & pour moy : & fassent les Dieux qui se sont obligez à vanger un innocent toutes les fois qu’il implorera leurs secours en son oppression, que de la mesme sorte, que pour t’avoir trop aimé, je me resous de perdre quelque jour la vie, tu la finisse pour quelque beauté qui t’aura tousjours hay, où pour le moins mesprisé. Mais je voy ma vangeance toute preste. Les Dieux ont le foüet à la main. Voicy des instrumens qui se preparent pour ta ruïne. Cette Astrée dont tu parlois tantost avec tant d’oppression de douleur, un jour me vangera de toy, & quoy qu’innocemment peut-estre fera naistre les occasions de ta perte & de ma satisfaction. Adieu, Semire, ce mot est
le dernier que tu auras de moy. Je l’appellay plusieurs fois depuis que j’eus parlé long temps à elle sans en pouvoir tirer une parole : mais comme je me fus levé pour aller où je croyois qu’elle fust, j’ouïs qu’elle dit cecy avec une voix mourante. Reçoy, ô Vertu trop indignement outragée, cette innocente victime qui ne t’a jamais pû deplaire qu’en aimant le plus irreconciliable de tous les ennemis. Il faut advouër que cette voix m’estonna, & craignant que Livie ne se fist quelque violance, courus sans sçavoir où j’alloy : Mais au quatriesme pas que je fis je trouvay un corps à mes pieds, qui me fit tomber de telle sorte que mon visage en rencontra un autre. A peine eus-je essayé de me relever que voulant mettre ma main quelque part pour m’appuyer, je mis la main dans je ne sçay quoy de chaud. Je me doutay de ce que c’estoit, & prenant ce corps pour Livie, je me mis à faire des plaintes, & dire des blasphemes, apres lesquels il faut croire que les Dieux n’ont point d’oreilles, que
pour ouyr nos prieres, ou nos maledictions : car sans doute leur patience quelque infinie qu’on nous la figure, n’eust pû souffrir sans ressentiment, mes outrages & mes impietez. Le jour cependant qui devoit estre venu il y avoit plus d’une heure, fut si long à paroistre, que je jugeay que l’horreur qu’il avoit d’estre contraint de veoir un si tragique spectacle, retardoit son retour. Il est vray qu’il vint si pasle & si sombre où j’estois, que je m’escriay avec. Quoy je vis apres estre cause de ce desastre ? Et le jour qui n’a rien du tout contribué à la perte de Livie, en pleure & a perdu la couleur ? Cruel, Semire, nay pour faire mourir ceux qui aiment parfaitement, que deviendras-tu ? A ce mot l’excez de la douleur se rendant maistre absolu de mes sens, je tombay comme mort : & fus jusqu’à midy pour le moins sans revenir à moy. Mais de hazard un jeune Vacie passant par là, fut estonné de cette advanture, & en me tournant pour
veoir si j’estois mort, me fit reprendre mes sens. Je le regarday pitoyablement, & comme il voulut me dire quelque chose, ou pour me consoler ou pour apprendre qui m’avoit mis en l’estat où j’estois, je tournay les yeux sur le corps de Livie, couvert du sang qui estoit sorty d’une playe qu’avec un long ferrement elle s’estoit faite au costé gauche. Ma main gauche estoit sanglante, & mes habillemens tachez en tant d’endroits qu’il estoit fort croyable que j’estois le meurtrier de cette belle fille. Alors me levant furieux & transporté de colere, autant que de douleur, je m’arrachay des mains de Vacie, & se figurant je ne sçay quoy d’aussi prodigieux qu’estoient mes destinées, je m’escriay ainsi. Semire, la haine des Dieux, le crime du siecle, & le fleau de l’innocence. Qu’attends-tu d’avantage ? Pourquoy differes-tu les supplices ? Meurs, mais tu ne sçaurois mourir qu’une fois, & ce n’est pas
assez, Celadon exige de toy ta vie. Que donneras-tu donc a tant d’autres, qui n’en demandent pas moins ? Livie en merite toute seule cent comme la tienne. Coriolanus, Tybere, Tisbée ne seront-ils point satisfaits. Et leur sang qui pour ma perfidie a esté respandu, ne m’oblige-t’il pas à respandre le mien ? Satisfaisons à tous, autant qu’il est en nostre puissance. Et puis qu’on ne peut mourir qu’une fois, mourons si long-temps que pas un n’ayt dequoy se plaindre. Mais Semire, apres qu’ils seront tous vangez, que te restera-il pour te vanger de toy-mesme. Voy maudit & abominable Amant jusqu’où tes crimes sont allez, puis que pour en expier la centiesme partie, il faudroit pouvoir plus d’une fois mourir ? Mais pourquoy Bias, vous repetay-je toutes mes afflictions, apres avoir long temps pleuré sur le corps de Livie. Je prins le fer dont elle s’estoit tuée, & desja me l’estois tourné contre le sein, quand je
fus arresté par cinq ou six hommes qui au cry du Vacie estoient venus à son secours plustost qu’au mien. Je les conjuray de me laisser faire, que j’avois l’exemple d’une fille devant moy, & qu’il m’estoit bien plus glorieux & plus agreable de mourir que de vivre. Toutes mes remonstrances furent vaines : car c’est la coustume que plus un homme a envie de mourir & plus on essaye de le faire vivre. En fin je fus emmené & conduit dans un village au pied de la Colline sur laquelle est bastie la maison d’Adamas. Je fus prez de trois mois si malade, d’une fievre chaude, telle qu’ayant perdu le jugement je voulois me tuer cent fois le jour, & si je n’eusse esté retenu & soigneusement gardé, c’est sans doute que j’auroy perdu la vie. Apres ce long terme, mon mal diminuant peu à peu, je me recognus & ayant moins d’ennuy d’avoir fait tant d’extravagances que de ne les avoir point achevées. Je recevois la santé & les conso-
lations à regret. Souvent je disois à soy-mesme. Celadon est mort cependant : Livie est morte cependant, & je vis, & je me laisse guerir. O Dieux, comme quoy pouvez-vous me veoir & ne me punir point ? Il faut que je vous die mes sentimens, Bias, la mort de Celadon me touchoit plus au cœur que celle de Livie, pource qu’ayant le tesmoignage de ma conscience pour moy contre les accusations de Livie, je confessois avoir failly, mais avoir failly avec sujet. Mais en la mort de Celadon je ne trouvois rien que la rage de mon Amour pour en excuser la malice. Si bien qu’en l’une je me condemnois comme infidelle & changeant & en l’autre comme traistre & assassin. Neantmoins j’eus beau faire & dire contre moy, tout ce que je crûs capable d’eterniser mes douleurs, je me gueris, & me trouvay assez fort pour quitter la chambre. J’avois sceu ou Livie avoit esté enterrée. Je priay qu’on me donnast la liberté d’y aller
faire mes prieres. Mes hostes à qui j’avois dit mon histoire, le trouverent bon, & m’y ayant accompagné une fois ou deux, m’y laisserent aller apres seul autant de fois que je voulus. Un jour ne pouvant vivre davantage en paix, je me desrobay d’eux, & me perdant de bois en bois, rencontray la consolation que les hommes me refusoient en me pensant consoler. Un soir donc je passay le Pont de la Bouteresse, & sans sçavoir où j’allois, me jettay dans un bois espois, qui est auprés d’un Temple de la bonne Déesse appellé Bon-lieu. Je me trouvay à la fin entre le bois & la riviere de Lignon, & si fort hors de moy que sans y penser je me rencontray si prés d’une fontaine, qu’infailliblement je fusse tombé dedans, si l’herbe glissante ne m’eust fait faire un faux pas, & tomber de l’autre costé. Ayant passé la nuict en des songes & des inquietudes estranges, je me levay d’où j’estois au point du jour, & suivant un petit sentier,
me trouvay à la porte d’une Caverne faite naturellement sous une roche. J’y allois entrer quand une voix en sortit qui m’arresta. Infortuné Celadon, disoit-elle, que n’as-tu tousjours esté aussi heureux que jusques icy tu te trouves innocent. Astrée ne t’auroit pas condemné au supplice de ne te presenter jamais devant elle : Et pour n’estre pas contraint à souffrir une si grande peine, tu ne te serois pas jetté dans Lignon, ou du moins tu n’en aurois pas esté retiré. Que celles-là firent mal pour ton repos de t’estre secourables, qui prirent la peine de t’oster du lieu, où en finissant ta vie tu eusses finy les peines, que tu endures, celles que tu as endurées, & celles qu’il te faut encore endurer. Que pensez-vous, Bias, que je devins quand ce discours m’osta de la resverie où j’estois. Je fus plus d’en quart d’heure, sans sçavoir que croire de ce que ioyois : ny que faire pour m’en esclaircir. En fin je me cachay derriere la Caverne, & y de-
meure un intention de veoir qui en sortiroit. Peu de temps apres Celadon luy-mesme, mon frere, en sortit, mais si pasle, si defiguré, & si maigre que je crus que c’estoit plustost son ombre que luy-mesme : Je le recognus toutesfois, & voyant qu’il prenoit le chemin de la fontaine auprés de laquelle j’avoy couché. Je ne m’estonne plus, m’escriay-je, bons Dieux, pourquoy vous me reserviez si obstinément la vie. Disent les hommes ce qui leur plaira : ce soin que vous avez eu de moy en m’empeschant de mourir, est une preuve, que je ne vous suis point si odieux que je me l’estois figuré. Faites desormais de moy vostre volonté, il ne me peut plus rien arriver que je ne trouve fort agreable, puisqu’au milieu de mes afflictions, & de la mort mesme, j’auray le repos d’esprit que donne la satisfaction de n’avoir point peché de gayeté de cœur. Je sortis d’où j’estois en disant cela & pour m’oster toute sorte de
doute, entray dans la caverne de Celadon, & cherchay par tout, de peur de me tromper. J’y recognus un saye qu’il avoit la vueille de son mal-heur, & entre plusieurs papiers, qui estoient sur une pierre, tous escrits de sa main, trouvay un Sonnet, qui me plût. Je vay vous le dire : car je le sçay par cœur.
A ASTRÉE.
SONNET.
A Quoy doit aboutir mon extréme contreinte ?
Quel miracle, ou quel Dieu retardera ma mort ?
Et que dois-je penser de ce dernier effort,
Qui m’oste l’esperance & me laisse la crainte ?
Mon Amour n’eut jamais une plus vive atteinte.
Mon cœur n’est plus qu’un but aux injures du sort,
Et mon vaisseau chassé des delices du port,
Ne me laisse aucun bien que celuy de la plainte.
S’il est vray que l’enfer n’est qu’un esloignement
De ces biens eternels que gouste plainement
Un esprit qui pour eux s’est oublié soy-mesme :
Je fus dans les enfers & souffry leur courroux
Aussi-tost que le vostre en chastiment extreme,
Me contreignit, Astrée, à m’esloigner de vous.
Je ne fus pas demeuré en si beau chemin, si la crainte d’estre descouvert ne m’eust osté la curiosité que j’avois. Je sortis donc de là, & suivant Celadon par des detours que je trouvay dans le bois, passay tout le jour à l’ouyr plaindre, & me plaindre de mon costé d’estre cause de tant d’ennuis & de larmes à ce Berger : Toutefois je ne sçay quelle inspiration m’empescha de me monstrer à luy, & le conseiller de quitter ceste vie. Tellement que je m’en retournay voir mes hostes, qui me trouvant plus joyeux, & le visage un peu meilleur que de coustume, m’en demanderent le sujet. Je leur en dis un tel qu’il me vint en l’esprit, & sept ou huict jours durant ayant esté revoir Celadon, je le veis une fois avec la Nymphe Leonide, & une autre avec le grand Druïde Adamas, qui luy dit, comme je l’escoutois, le tort qu’il se faisoit de vivre si tristement, & ne le pouvant resoudre à retourner vers Astrée, le fit en fin condescendre à prendre les habillemens d’Alexis, fille du Druïde, & se faire voir à tout le monde sous le
nom d’une fille. Comme je vis toutes choses si bien disposées pour Celadon, & pour mon repos, n’ayant plus en l’esprit que les espines qu’y avoit mises la mort de Livie, je me ressouvins de vous, & nostre amitié l’emportant ceste fois-là sur la memoire de l’Amour, je partis de chez mes hostes, & sans me monstrer à personne, ny parler de Celadon en bien, ny en mal, suis revenu veoir ce cher frere, qui me tiendra lieu desormais d’Astrée, & de Livie.
Voila, poursuivit Bias, ô Celadon, tout ce que le pauvre Semire me conta, & m’enjoignit de vous dire, si luy-mesme n’en trouvoit pas l’occasion. Je vis bien qu’il avoit besoin de divertissement, plustost que de toute autre chose, c’est pourquoy je l’entretins de tout ce qui s’estoit passé à Lion depuis son depart, les Amours de Gondebaut pour Criseide, & depuis pour Dorinde : Et le disposay d’aller veoir un Chevalier, nommé Ligonias, de nos anciens amis, qui depuis un mois
estoit venu cinq ou six fois, & luy avoit envoyé autant de messagers pour apprendre de ses nouvelles. Il trouva ma proposition si bonne, qu’il me pria que dés le lendemain nous fussions en estat de partir. Il fut obey si exactement, qu’à Soleil-levant nous montasmes à cheval, & n’ayans qu’une petite journée & demie à faire, nous ne marchions qu’au pas, & pour divertissement nous entretenions de nos fortunes. Mon frere, me disoit Semire, si les Dieux me font la grace de vivre, les hommes les plus attachez au respect, & à la fidelité, advouëront un jour à ma descharge, que Livie a esté un peu trop scrupuleuse, & que sa mort vient plustost de la delicatesse de son esprit boüillant, que de la perfidie dont elle m’a tousjours accusé. Pour Astrée, j’advouë qu’il n’y a jour que je ne la fasse mourir, & cependant je ne puis me resoudre à l’oster de la peine où elle est : mais si jamais l’occasion se presente que je puisse la servir, aux despens mesme de ma vie, qu’elle
ne me pardonne jamais le tort que je luy ay fait, pour l’aymer infiniment, si j’espargne pour son service, ny mon sang, ny celuy de mes amis. En semblables discours, nous trompasmes si bien les heures, que nous-nous vismes à la porte du Chasteau de Ligonias, plustost que nous n’eussions esperé. Nous le fismes advertir de nostre venuë, & cependant nous mismes pied à terre dans la basse cour de sa maison. Nous y vismes plusieurs nouveautez qui nous estonnerent, des chariots d’armes, des Beliers, & autres machines de batteries : des tas de peles, de chrocs, de pics, de hottes, & de clayes. Comme nous estions attentifs à considerer ces choses, il nous vint recevoir les bras ouverts, & nous faisant le meilleur visage du monde, nous dit que sans hypocrisie nous estions les tres-bien venus, & que nous n’irions en lieu du monde où nous fussions maistres absolus comme chez luy. Nous le remerciasmes avec excez de ses obligeantes paroles : Et les com-
plimens achevez, nous entrasmes dans une salle, en laquelle, pendant que nous prenions le frais, on vint mettre le couvert. Là, sans mentir, nous fusmes traittez comme Roys, ou, pour mieux dire, de la main d’un homme qui a d’extraordinaires esperances, ou une extrême envie de se ruïner. Nous passasmes toute la journée en discours indifferents, sinon que sur le soir, Semire s’informant à quel dessein il voyoit tant de machines, de munitions, & de gens de guerre. C’est, luy respondit Ligonias, dequoy j’ay à vous entretenir : Cependant sçachez que la Fortune est sur le poinct de se declarer pour nous, elle nous met l’espée à la main, & nous donnant le courage de nous en servir, nous donne la commodité de conquerir tout un Estat, qui de soy-mesme semble s’offrir à nous. Voyez, genereux freres, nous dit-il, avec une eloquence aussi artificieuse, que sa magnificence estoit artificielle, si je
n’ay pas en vous une incroyable asseurance, puis qu’aujourd’huy sçachant ce que vous sçavez, je vous mets entre mes mains ma fortune, mon honneur, & ma vie. Nous luy jurasmes que sa franchise toute infinie qu’elle estoit, ne faisoit qu’estre egale à nostre fidelité, & qu’estant venus chez luy, pour luy offrir nos espées, & le servir contre tout le monde, il se devoit figurer que nous faisons nos interests des siens, & voulions vivre & mourir avec luy. L’heure de souper arrivant là dessus, nous-nous mismes à table, & apres en estre sortis, entrasmes dans un fort beau jardin, où prenant l’occasion de nous descouvrir son dessein, il essaya de nous faire passer pour raisons d’Estat & de conscience, les pretextes de sa rebellion & de son ambition. C’est une chose tres-vraye, nous dit-il, qu’il n’y a rien de si fatal à la ruïne des Estats & des peuples, que de voir la puissance entre les mains de ceux qui ne sont nays que pour obeïr. Si jamais ceste maxi-
me fut vraye par toute les contrées du monde, & en la personne de qui que ce soit, elle l’est, sans doute, dans ceste Province des Sebuziens, & en la personne d’Amasis. Ceste Nymphe par une bonté pernicieuse, à tout ce que nous sommes de gens de bien, laisse cesser toutes choses contre l’ordre : & par une punition attachée à quiconque entreprend plus qu’il ne peut, ayant voulu regner & paroistre plus qu’un homme, à la fin a monstré qu’elle estoit moins que femme. Polemas la servie en toutes les occasions où le bien de son Estat & de sa maison luy ont faict mespriser la mort : aujourd’huy, pour toute recompense, il voit ses services oubliez, Galatée, qu’Amasis luy a de long-temps promise, engagée tellement à espouser Lindamor, qu’elle ne veut pas seulement ouïr parler de luy. Et en un mot, la condition de tout le pays si miserable, que si le vaillant Polemas n’escoute les vœux de tous les Segusiens, ne prefere le bien public au sien, & ne
se sacrifie pour le salut de sa patrie, elle court fortune d’estre entierement desolée, ou de passer en une main estrangere. Je voy bien où vous voulez venir, luy respondit froidement Semire, c’est qu’il est question d’oster le Gouvernement de la maison d’Amasis, prendre l’occasion de l’absence de tous les Chevaliers de sa Cour, & mesme de son fils Clidamant, & faire veritablement Polemas Comte des Segusiens, comme desja il en a le nom dans la Cour de Gondebaut. Lors que vous viendrez esbloüir les yeux de ceste beste qu’on appelle le Peuple, & envoyer aux estrangers des Manifestes, pour rendre vos armes justes, ou, ce qui vaut mieux, approuvées : les langages que vous nous avez tenus serons excellents : Mais à nous qui ne sommes pas faits pour le regne, mais qui voulons que le regne soit fait pour nous, ces charmes sont inutiles, & ces nuages mal employez. Pensez-vous que nous songions à qui l’obeyssance à laquelle la necessité nous oblige
doit estre renduë ? S’il dependoit absolument de nous, nous vivrions comme nous ont faits les Dieux, c’est à dire libres, & aussi grands maistres les uns que les autres. Mais puisque c’est un faire le faut que de servir, servons nos amis, & puisque nous ne pouvons estre sans Princes, desirons pour les nostres ceux qui nous peuvent le plus faire de bien. Ligonias embrassant lors Semire : C’est, à n’en mentir point, luy dit-il, estre homme, que de parler ainsi. Que ceste science n’est-elle dans l’esprit de tous les honnestes gens : souvent nous changerions de regnes, & nos vies ne se passeroient point miserablement comme elles font, en l’attente d’un Maistre qui sceust obliger, & meritast d’estre servy. Allons cependant nous coucher, & demain je vous feray voir la carte du pays où je veux vous faire entrer. Là dessus nous montasmes aux chambres du Chasteau, & n’y voyant qu’or & soye, que tapisseries &
tableaux inestimables : nous jugeasmes que nostre amy avoit de grandes pretentions. Comme nous fusmes couchez, & seuls, Semire me dit tout bas : Voyez cecy, Bias, & croyez ce que je vay vous dire : Ligonias ressemble à ces mauvais mesnagers, qui font dessein d’aller où se trouvent l’or & les pierreries, ils joüent de leur reste avant que de s’embarquer, & se figurent qu’ils ne doivent rien laisser en partant, pource qu’ils ont resolu, ou d’en revenir si riches, que tout ce qu’ils ont leur feroit honte au retour, ou de mourir en ces longs & hazardeux voyages. Mais, Bias, combien peu en voyons-nous revenir chargez, & au contraire combien la mer en a-t’elle engloutis, ou la necessité contreints de finir tragicquement leur vie ? Ligonias se promet des montagnes d’or : mais je suis fort trompé s’il ne se repend bien-tost d’avoir crû un conseiller mauvais, comme est l’Ambition : Un jour vieux & sage ; mais sage inutilement, il regrettera la
saison où pouvant se mettre à couvert, & s’establir aupres de son Prince, il n’aura faict que ruïner ses affaires & sa reputation. Je cognois les Grands mieux que luy, & sçay comme quoy ils font les chiens couchans devant ceux dont ils ne se peuvent passer pour leurs entreprises : & lors qu’ils ont ce qu’ils desirent, comme ils deviennent pour leurs plus affectionnez serviteurs, des Lyons & des Tygres. Ils promettent tout, quand ils ne peuvent rien tenir, & aussi-tost qu’ils peuvent tout tenir, non seulement ils ne promettent, ny ne donnent ; mais estiment effronterie quand un homme qui s’est ruïné pour les establir, leur redemande le sien. Fuyons, Bias, fuyons ces Syreines, qui par leurs charlataneries ne nous baisent que pour nous estouffer, & ne nous endorment que pour nous faire mourir. Toutefois puis qu’en la proposition que nous faict Ligonias, nous n’allons ny contre nostre conscience, puis qu’Amasis n’est point nostre Da-
me, ny contre nous-mesmes, puis qu’il nous propose une condition où ne courant point de fortune, nous pouvons acquerir des amis, & peut-estre du bien, escoutons-le plus meurement. Et si nous trouvons nostre compte avec luy, cherchons les occasions de faire encore parler de nous. Ce discours finy nous nous en dormismes jusques au lendemain matin, que Ligonias diligent & inquiet comme un ambitieux, nous vint esveiller, & en suitte de quelques mots de raillerie, nous dire qu’il avoit pensé à nous toute la nuict. Nous ne fusmes pas plustost à demy habillez, qu’il commanda a tous les valets de sortir, & s’addressant au pauvre Semire, & à moy aussi : Chevaliers, nous dit-il, avez-vous pensé à la proposition qu’hier je commençay de vous faire ? Semire respondant pour tous deux : Ligonias, luy dit-il, faites-nous l’honneur de nous faire voir clair dans vos desseins, & quoy qu’il arrive, comme desja nous vous avons pro-
mis, nous mourrons, ou vaincrons avec vous. C’est assez, nous dit-il, apres ceste declaration je ne vous feray point la petite bouche : mais parlant à cœur ouvert, je vous vay dire nettement ce qui nous peut arriver de nostre entreprise. L’ordre de Nature veut que les grandes choses enferment les petites, & que comme en toutes les machines les petites rouës tournent sans cesse, cependant que les grandes semblent se reposer, tant elles font leurs cours imperceptiblement. Je dis cecy pour dorer la pillule, & vous disposer à ne trouver pas mauvais que nous autres qui meritons aussi bien que Polemas une grande & souveraine fortune, toutefois travaillions, & nous mettions dans le peril pour luy mettre la Couronne sur la teste. Il faut donc suivre ses esperances, & attendre qu’autant qu’il luy sera possible, il nous eslevera avec luy : Il a de tres-grandes intelligences, & de tres-puissans amis : La moitié
de cet Estat est desja prés de luy obeïr : une partie consulte, & l’autre, qui veut garder sa foy, est si foible, que comme presque en tout le monde, elle cognoistra qu’elle n’a esté plus vertueuse, que pour en estre plus infortunée. Le puissant Roy des Bourguignons Gondebaut, est pour nous. Les Allobroges nous assisteront. En fin nous avons de l’argent, des hommes, des machines, & des munitions. Nos ennemis sont tres-faciles à vaincre, les uns par leur propre foiblesse : car ce ne sont que des femmes ou des Prestres, & les autres par leur eloignement : Car Clidamant, Lindamor, Agis, Ligdamon, & tout le reste des Grands de ce pays, sont avec Childeric, engagez bien avant dans la guerre qu’il faict en Neustrie, & le long de la riviere de Seine. Nostre dessein donc est de prendre les meilleures places de ce pays, & les fortifier advantageusement : garder Amasis prisonniere, si elle est tranquille, ou s’en deffaire autrement : perdre
Adamas, qui gouverne tout aujourd’huy : donner l’unique heritiere de cet Estat, qui est l’unique heritiere de cet Estat, qui est Galatée, en mariage à Polemas, & par ceste alliance le faire declarer Comte des Segusiens, & abolir ceste vieille loy, qui exclud les masles de la domination, & cela faict pour le maistre, songer chacun à soy. Il y a soixante ou quatre vingts grandes familles, qui peuvent accommoder autant de braves hommes. Ceux qui voudront se marier y trouveront des filles, & ceux qui ne voudront qu’estre riches, auront des places, des chasteaux, & des plus belles terres des Gaules. Voila, Chevaliers, le port où nous voulons entrer. Cela est fort bien deduit, reprit Semire, mais vous ne dites pas que le port est presque tout fermé par des escueils, qu’il est mal-aisé d’approcher sans y faire naufrage. Le premier est ce Gondebaut, dont vous avez de si grandes asseurances : Il est Roy, & a des sujets, peut-estre, qui n’ont pas moins d’appetit que Polemas. Pensez-vous
qu’il ne voye pas bien que le mesme orage qui s’assemble sur la teste d’Amasis peut passer jusques à la sienne, & par consequent qu’il ne fera rien pour appuyer un subject rebelle contre son naturel Seigneur, qu’un autre ne luy puisse un jour rendre la pareille. Les Souverains sont freres, c’est à dire en mesme interests, & en mesmes necessitez de se conserver les uns les autres. Mais quand la passion & le bien obligeroit aujourd’huy Gondebaut à desirer la ruïne d’Amasis, sçavez-vous pas bien que dans une heure les Ministres qui, comme tous les autres, le font remuer, selon leur bonne ou mauvaise intention, & ses affaires qui peuvent changer de face, luy feront abandonner Polemas, & s’il ne tient qu’à cela pour faire une bonne paix, le rendra pieds & points liez à la Nymphe. Il a des fils à marier, Galatée est belle, & est en âge de prendre un mary : ne croyez vous pas que ce fin & delié Prince n’ayme pas mieux voir en sa maison les Segusiens qu’en celle de Polemas ?
Et pensez-vous encore qu’il n’ait pas autant de hardiesse & d’esprit que luy, pour faire abolir ceste loy fondamentale, & gagner un pays sans tirer l’espée : un pays, dis-je, qui estant voisin du sien, est à sa bien-seance ? J’ay encore mille raisons en suitte de celle-cy. Mais passons à nostre second ecueil. La Fortune maintenant n’a bon visage, ny belles paroles que pour vous : Elle est, ce vous semble, immobile & constante pour vous : vos ennemis sont foibles, ou si loin de vous qu’ils ne peuvent vous nuire. En un mot, rien ne vous manque pour resoudre, pour entreprendre, & pour perseverer. Mais tournez la medaille ; vos ennemis, comme vous en avez, auront des amis. Il y a un autre Roy, qui en mesme temps que Gondebaut arme pour Polemas, fait des levées pour Amasis. Vous pensez batre, & vous pouvez estre batus : Vous croyez vous faire riches aux despens d’autruy, & vous ne voyez pas qu’il y en a d’autres bien loin d’icy, qui commencent à grossir leur trein, par l’esperance
de vos despouïlles. Quand la fortune veut, Ligonias, elle applanit les montagnes, & comble les precipices : mais quand elle veut aussi, elle fait retomber ces montagnes du lieu où elles les avoit cachées sur la teste, & desrobe la terre dont elle avoit remplis ces precipices, de dessous les pieds de ceux qui pensoient marcher en beau chemin. Mais ne nous arrestons pas là, hardy Chevalier, ne conjecturons rien à nostre desadvantage, croyons toutes choses comme elles sont en apparence, & sans nous faire mal-heureux par-advance, goustons les douceurs que nous pouvons prendre sans travail. Je suis des vostres, & quand je dis moy, je dis mon frere : car son aage, & nostre amitié me donnent la permission de parler pour tous deux. Nous vous suivrons, nous vous servirons, & comme vous nous cognoissez, serons courageux & fideles. J’ay une chose à vous prier, c’est qu’au moins s’il faut perir, nous perissions glorieusement : & souve-
nez-vous de dire ce mot à Polemas, que son entreprise est comme la mort. On peut mourir tant que l’on veut, mais cela est-il une fois faict, il n’y a lieu ny de s’en repentir, ny de retourner. Il est permis à qui que ce soit de secouër le joug, d’aspirer au Thrône, & de se revolter : mais apres il n’est pas permis de retourner à l’obeïssance. En un mot je louë quiconque a de grandes pensées, & c’est en avoir, que d’essayer de se mettre en la place de son maistre : Mais je deteste quiconque apres en a de basses, & c’est en avoir que d’estre fasché d’en estre venu là. Que Polemas tienne en repos, tandis qu’il le peut faire avec honneur, ou qu’aussi-tost qu’il se sera declaré, qu’il ne le cherche que dans le Thrône, ou dans le tombeau. Ligonias estoit si fort attentif à ce que luy disoit Semire, qu’il fut long-temps sans luy respondre, lors qu’il eust finy. Semire en riant luy dit : Quoy, Chevalier, vous estonnez-vous de me voir faire le
considerant ? Ne croyez pas toutefois que la cognoissance que j’aye des choses du monde me rendent moins hazardeux : Je ne voy le peril que pour m’y jetter plus asseurément, & ne trouve de la difficulté dans vos affaires, que pour estre plus porté à les embrasser. Que voulez-vous davantage de nous ? Nous n’exceptons rien : voicy nos cœurs, nos vies, & nos espées, qui ne vous laisseront doubter de quoy que ce soit dont vous vouliez estre esclaircy. Ligonias, apres estre sorty de son admiration : Je pensois, dit-il à Semire, avoir laissé derriere moy les plus grands hommes d’Estat qui furent jamais : cependant vous oyant parler divinement, s’il faut ainsi dire, de nos affaires, j’advouë que je ne suis qu’un escolier. Certes il vous appartient de gouverner, ou pour le moins d’apprendre à ceux qui gouvernent, comme ils doivent faire. Aussi quand Polemas ne m’auroit autre obligation, que de luy avoir
acquis un amy si necessaire que vous, il ne peut recognoistre les services que je luy ay faicts. Il faut, Semire, qu’il sçache ce que vous valez, & qu’il ne vous reçoive pas comme un homme qui veut courir sa Fortune : mais comme un de qui depend, sans doute, le bon succez de sa fortune. Tant de paroles finies, nous descendismes en bas, & apres avoir disné, Ligonias pour faire voir à Semire & à moy, combien excellent il estoit en la diligence de recouvrer, & du soin de conserver toutes sortes de munitions, il nous mena dans ses magazins, dans ses celiers, dans ses chambres, dans ses greniers, & par tout ailleurs où il avoit mis ses grains, ses chairs, ses vins, & ses vinaigres. Semire trouva toutes choses fort bien ordonnées ; mais trop tost preparées. Ligonias luy respondit là-dessus que Polemas n’attendoit que l’heure de se declarer. En suitte de ces affaires de guerre. Ligonias parla des gens de pied & de cheval que
Polemas avoit, & loüa infiniment Peledonte, Argonide & Listandre qui estoient avec luy, ceux en la sagesse de qui Polemas remettoit les succez de toutes ses entreprises. Voulez-vous que je vous die mon sentiment de ces trois Chevaliers, luy dit Semire : mais confidemment, & avec la mesme franchise, que vous me descouvrez une affaire de beaucoup plus grande importance ? Ligonias qui les croyoit tres-accomplis, fut bien ayse de sçavoir l’opinion qu’en avoit mon frere. C’est pourquoy il le supplia tant de fois, qu’en fin il luy parla de ceste sorte. Je veux croire, Ligonias, que ces trois Chevaliers n’ayans autre object que celuy de faire obeïr Polemas, & eux aussi dans l’armée, peuvent advancer le dessein de leur amy : mais s’ils se croyent plustost que celuy qui les employe, je parie la perte des uns & des autres. Peledonte a du courage, mais sans conduitte : & l’orgueil qui semble luy accroistre ce courage, par
une proprieté infallible qui ne s’en separe jamais, le diminuë tellement, qu’il ne luy en reste plus rien que la quatriesme partie. N’en avons nous pas vû l’experience au dernier combat qui luy a si mal reussy. Il mesprisoit si fort son ennemy, qu’il le croyoit tuer de la veuë : cependant l’autre le desarma, & l’eust obligé, s’il n’eust esté trop courtois, à luy demander la vie. Qu’arriva-t’il apres, Peledonte se publie par tout, sinon vainqueur, du moins aussi peu vaincu que l’autre : & ce qui est encore un ridicule aveuglement, c’est qu’encore aujourd’huy, si on luy en parle, infalliblement il soustiendra qu’il y eut du meilleur. Fiez-vous, Ligonias, à un homme qui prend tous les bons marchez pour luy, & qui croit que sa honte est celle de son ennemy. Semire alloit par la description des autres achever de ravir Ligonias, lors que Peledonte, comme pour faire voir que mon frere disoit vray, entra où nous estions : Et quoy que nous
ne fussions pas incognus, nous fit un si froid compliment, que Ligonias ne se pût empescher d’en sousrire. Peledonte qui eust crû offencer la bonne opinion qu’il a de soy, de penser que ce paquet s’adressoit à luy, tira sans civilité Ligonias à part : mais luy nous faisant des complimens infinis, sembloit encore qu’il fut tres-courtois naturellement, neantmoins ou faire cognoistre à Peledonte sa faute, ou nous obliger de remarquer par la difference de leur humeur la difference de leur merite. Comme ils eurent encore parlé quelque temps ensemble, Peledonte nous dit que nous obligerions Polemas de le visiter, & avec sa mine d’impertinent remonta à cheval sans nous dire Adieu. Dés le lendemain, Celadon, Ligonias nous mena où estoit Polemas. Comme il nous eut presentez, il nous embrassa l’un apres l’autre plusieurs fois, & avec la courtoisie & l’artificieuse humilité d’un homme qui aspire à la tyrannie, demeura des-
couvert comme nous, & ne fit pas une action où nous recognussions qu’il s’estimoit le maistre. Ligonias luy parla tant de Semire, qu’il le voulut oüyr. Il luy rendit tant de tesmoignages d’amitié, luy fit tant d’offres de services, & en un mot le cajolla si bien, qu’il fallut que Semire luy parlast franchement. Polemas s’en trouva bien : car au lieu de croire Peledonte, & les deux autres, il suivoit les advis de Semire, & les proposoit dans son conseil, comme venant de luy. Semire que quelque bon esprit retiroit de ce party, à mesure qu’il s’y engageoit, estoit bien ayse de n’estre point responsable des évenemens, de sorte qu’il fut tousjours dans l’armée sans avoir en public autre qualité que Capitaine d’une compagnie de gens de trait. Mais pourquoy, Celadon, vous ennuiay-je si long-temps ? Je vay finir aussi-tost que j’auray parlé de vous, & de la resolution que nous prismes de vous sauver avec Astrée. Voila-la guerre
declarée, l’armée en campagne, & Marcilly investy. Apres les assauts, où nos gens furent si bien battus, Semire estoit dans la tente de Polemas, lors qu’on y amena Astrée : Que devint-il, Celadon, quand apres l’avoir fort attentivement considerée sous les habillemens de Druïde, il veid que ceux qui l’avoient prise pour Alexis, c’est à dire pour vous, se trompoient ? Il me dit deux heures apres qu’il ne s’en fallut rien qu’il ne tesmoignast sa passion, en arrachant ceste merveille d’entre les mains des gardes mesmes de Polemas. Mais ce luy fut bien un renouvellement d’admiration, quand il veid que vous venant presenter en habit de Bergere, vous parlastes si resolument à Polemas, & luy appristes que vous estiez Alexis, & qu’Adamas vous tenoit pour sa fille. Ha ! dit-il en soy-mesme, fidel Amant, & d’autant plus heureux que moy. Que tu vaux mieux que moy ! Pourquoy ne fais-je pas le troisiesme en ceste
glorieuse action ? Asseurez-vous, chers Amants, que la volonté de Polemas estant injuste, beaucoup plus que sa rebellion, ne sera jamais executée. Je mourray, belle Astrée, ou tes ennemis apprendront que la vertu trouve par tout de l’appuy. Polemas l’appella là-dessus, & luy dit, qu’il vouloit que le lendemain vous & Astrée avec Silvie, fussiez exposez aux fleches & aux armes de tous ceux qui seroient sur les murailles de ceste ville. Semire luy representa plusieurs choses pour l’en divertir, mais ne le pouvant vaincre : Bien, Seigneur, luy dit-il, il vous faut obeïr : mais prenez garde qu’en pensant les envoyer à la mort, vous ne les mettiez entre les mains de personnes qui les fassent sauver dans la ville. Je n’ay pas peur, luy respondit-il, qu’on me fasse ce desplaisir, ny ceste trahison : car le fidele Semire sera celuy qui les conduira jusques sur le bord du fossé, avec sa compagnie. Semire ravy de ceste favora-
ble commission, luy jura tout haut, qu’il ne retourneroit jamais à luy, s’il n’executoit son commandement. Il tint ce qu’il luy promettoit : mais non pas ce qu’il luy sembloit promettre. Aussi-tost qu’il fut seul avec moy : Mon cher frere, dit-il, si vous estiez moins genereux que vous n’estes, je ne vous prirois pas de suivre la fortune que je veux courir demain, & m’assister en une occasion aussi necessaire à mon repos, qu’elle est saincte & glorieuse pour vous. Il faut, Bias, il faut demain sauver Astrée, Celadon, & Silvie : & par une entreprise digne de la vertu, que nous avons punctuellement praticquée, faire veoir à toutes les Gaules, que nous ne suivions le mauvais party, que pour en retirer les gens de bien, qui sans nous y eussent esté opprimez. Allons, cher frere, allons à ceste immortalité, qui si souvent nous a servy de consolation en nos accidents. La Couronne est toute faite que nous doit donner l’Amour,
par les mains de la Vertu, ou la Vertu par les mains de l’Amour. Comme il me veid encore plus resolu que luy, pour m’exposer au peril, pour vous sauver, il me dit que nous pouvions aysément faire sauver Astrée & Silvie en coupant les cordes avec un rasoir, & les conduisant jusqu’au fossé, nous defendre avec vous l’espée à la main, attendant le secours de la ville. Le lendemain Ligdamon estant venu de surcroist, nous esperasmes que les Dieux ne nous abandonneroient pas. Et en effect vous voyez que sans la mort du pauvre Semire, toutes choses avoient heureusement reussy. Va donc en paix, heureux Semire, & repose aux lieux où sont apres leur mort ceux qui ont tousjours bien vescu : car je degage ma promesse, & descharge ton ame de ce qu’avant les guerres elle s’estoit obligée d’accomplir.
Celadon ne peut rien dire, pource que les larmes venoient avec tant d’abondance, qu’elles ne pour-
roient estre loüées, si elles n’avoient pour leur defence l’exemple d’un nombre infiny de grands hommes, qui n’ayans point eu de pleurs pour leurs plus grandes afflictions, en ont tousjours eu pour les moindres que ressentoient les amys. Comme il eut bien pleuré, ouvrant en fin sa bouche, ou plustost son cœur : Semire, Semire, si j’oublie les obligations que je t’ay, que jamais Astrée ne se souvienne de moy. Helas ! que tu as payé cherement le peu de mal que tu m’as faict, & que j’aurois d’obligations aux Dieux d’estre Semire, s’ils ne m’avoient point faict Celadon.
Pendant que Celadon & Bias s’entretenoient ainsi, Galatée, qui n’avoit encore pû parler à son ayse à Silvie, estoit dans sa chambre avec elle, m sa compagne Leonide : & bien qu’elle la veist devant elle, & ne doutast point qu’elle ne fust hors de danger, toutefois l’inclination qu’elle avoit pour ceste fille, luy donnoit je
ne sçay quelles alarmes qui sans mentir, en la personne de cette aimable Nymphe, avoient tres-bonne grace. Est-il bien possible, Sylvie, luy disoit-elle, que vous ne soyez plus entre les mains de ce tyran de Polemas ? Les Dieux ont en vostre delivrance, visiblement tesmoigné qu’ils estoient, & apres eux il faut advoüer que vous avez à Ligdamon des obligations qui entre nous ne peuvent estre dignement recognuës. Sylvie qui croyoit que veritablement Lydias fust Ligdamon. Helas ! Madame, respondit-elle, que bien souvent l’apparence esblouït les plus clair-voyans & qu’en ce que vous dittes j’ay sujet de blasmer la perfidie de Ligdamon plustost que d’adjouster foy aux mensonges qu’il a si artificieusement supposez. O ! Tautates, s’escria Galathée, que dittes-vous Sylvie ? Vrayement si vous demeurez davantage en cette cruauté demesurée, je croiray que comme vous avez jusques icy vescu tres-sagement, qu’en vous declarant ennemie irreconciliable de la
vertu, vous voulez estre un monstre qui sans humanité & sans raison fait mal aux autres, & fait mal à soy mesme. Quoy, Madame, reprit Sylvie, qui ne pouvoit gouster les sentimens de Galathée, que j’aime un homme, qui apres avoir inventé autant de fables qu’il luy aura plû, viendra feindre, quand il le jugera à propos pour des desseins qui nous sont ignorez, que je suis son bien, & que mon amitié est la seule chose qu’il souhaitte au monde. Non, non, toute jeune que je suis, je sçay bien separer la verité, d’un mensonge vray-semblable. L’ay-je pas vû faire les doux yeux à une vagabonde, il y a vingt quatre heures, & quelques signes que je luy fisse, faire semblant de ne me cognoistre point, & continuer pour l’Amour de cette maistresse secrette, une indifference mesme en me tenant la main, telle qu’en allant à la mort, où le traistre Polemas nous exposoit, je n’avois point d’ennuy sensible, comme d’estre auprés de ce trompeur. Galathée & Leonide lors s’esclattans de rire furent si long-temps sans respondre à
Sylvie qu’elle alloit se mettre en colere d’estre si mal traittée à son opinion : quand la Nymphe se forçant pour ne la point fascher luy dit ainsi. C’est bien en cette occasion qu’il faut confesser qu’Amour est aveugle, & plus aveugle qu’on ne croit, puisque la cognoissance que tout le monde a des advantures de Ligdamon & de Lidias, n’empesche point que ceux-mesme qui en sçavent le plus particulierement l’histoire ne se trompent autant de fois qu’il est question de les distinguer. Ligdamon a tousjours esté pris pour Lidias lors qu’il doit estre pris pour soy-mesme, & Lidias tousjours pour Ligdamon quand il veut estre pris pour Lydias. Leonide voyant que Galathée ne parloit plus, & que Sylvie ne vouloit point se desabuser. Ma compagne, luy dit-elle, Madame dit ce qui est, & pour vous empescher de retomber en semblable faute, je veux vous jurer que Ligdamon fut en cette ville, jusqu’à ce que vous voyant attaches avec Alexis, Astrée, & Lydias,
il ayma mieux se perdre en essayant de vous secourir, que vous veoir davantage en la puissance du maudit Polemas. Là dessus, Sylvie se tournant vers elle, comme se preparant à croire, si on luy apportoit des esclaircissemens vallables. Leonide luy apprit tout ce que Ligdamon avoit fait pour elle en se jettant du haut en bas des murailles de la ville, & apres s’y estre jetté, en vous accompagnant jusqu’au pied où il vous aida luy-mesme à vous mettre dans les paniers qu’on avoit descendus pour vous & pour Astrée. J’advouë ma compagne, dit Sylvie, que ce n’est pas mon mestier d’estre vaillante : car sans mentir depuis qu’un Capitaine de Polemas qui me conduisoit, m’eut dit que j’estois desliée, & que je me hastasse de me sauver dans le fossé, l’aise & la peur m’ostant tout jugement, je ne me recognus point que long-temps apres, que sans sçavoir comment ny avec quoy, je me trouvay dans cette ville & avec vous. Je sçay que deux hommes nous prirent la main dans le
fossé à Astrée, & à moy : mais de vous dire qui ils sont, c’est une chose que je ne puis faire que par le rapport d’autruy. O bien, Sylvie, reprit Galathée, croyez tout de bon la verité puisque vous ne l’avez pas veuë. Leonide vous la dit, & je vous la confirmeray par tous les sermens que vous exigerez de moy. Mais si cela est, Madame, repliqua Sylvie qu’est devenu Ligdamon ? Vrayement, luy dit Galathée, vous commencez bien tard à vous souvenir du personnage que vous representez. Cette demande est bien une marque d’Amour, mais d’Amour tres-foible & tres-indifferente. Hé ! la belle qu’avez vous fait ou pensé toute la nuict passée ? Ce que j’ay fait & pensé, Madame, reprit Sylvie, je vous le diray pourveu que vous m’en donniez la permission. Galathée la luy ayant donné, j’ay fait, continua-t’elle, mille imprecations contre la perfidie de Ligdamon, & pensé que puis qu’il estoit si meschant de feindre de m’aimer, & avoir une autre maistresse, qu’il n’y avoit en
l’esprit du cruel Polemas, invention pour faire mourir un homme plus d’une fois, qu’il ne meritast d’en faire l’experience. Et pour cela j’ay prié tous les Dieux que pour ma consolation ce mal heur luy peust arriver. Vous estes bien mauvaise, ma compagne, luy dit Leonide, mais vostre mal porte son excuse : car le desir de vangeance estant conditionné, tesmoigne que vous n’en avez eu qu’entant que Ligdamon fut menteur & infidelle. Mais reprit Sylvie, est-il croyable que Ligdamon & Lidias se ressemblent si fort que j’aye pû prendre l’un pour l’autre. C’est à dire, continua Galathée, que vous ne voulez croire aux Dieux que sur bons gages : & que pourveu qu’on vous montre Ligdamon d’un costé & Lidias de l’autre, & que vos yeux recognoissent qu’ils se sont mespris, vous ne trouverez pas mauvais de nous croire. Excusez moy, s’il vous plaist, Madame, luy respondit Sylvie, je croy ce que vous me dittes, comme ce qui vient de la bouche de nos Dieux : mais je vous advouë que ma curiosité n’est pas si petite que je ne sois bien aise de
veoir l’extraordinaire ressemblance de ces deux visages. Madame, dit Leonide à Galathée, Ligdamon merite bien que vous luy fassiez la faveur qu’il vous demande en cette occasion. Je le veux, luy respondit Galathée, faites-moy venir Meril, je l’envoyeray visiter & sçavoir si l’on le peut veoir. Comment reprit Silvie, avec un mouvement d’une Amour qui reprend ses premieres forces, Ligdamon est-il malade, où blessé ? Pour dire le vray, Sylvie, continua Leonide, vous ne meritez pas d’estre aimée, comme vous estes. Sçavez-vous pas que Ligdamon s’estant jetté par les creneaux de nos murailles, pour vous secourir, fut avec Lipandas, ayder aux quatre qui faisoient bouclier de leur corps contre les traits & les picques de toute l’armée du meschant Polemas ? Bons Dieux, s’escria Silvie, & comme ont ils pû se sauver ? Damon eut commandement de sortir pour les desgager, luy respondit Leonide, mais ils avoient desja tant soustenu d’efforts, & avoient esté tellement blessez qu’ils penserent y perdre tous la vie. De grace ma compagne, reprit Sylvie,
dittes-moy les noms de ces quatre Heros. Leonide eust bien voulu ne le pas faire, mais craignant que son refus ne fist penser à Galathée qu’il y avoit quelque finesse dessous, elle luy dit qu’Adamas l’ayant dés le soir precedent envoyé querir pour venir voir Alexis, il luy avoit appris leurs noms. Que les deux qui avoient deslié & elle & les autres, estoient deux freres du party de Polemas, l’un appellé Semire, qui estoit mort de ses playes aussi-tost qu’il fut chez luy, & l’autre Bias, qui n’estoit que legerement blessé. Le troisiesme Lydias, & ce qui est le plus miraculeux, la quatriesme estoit sa cousine Alexis. Galathée prenant la parole. Ha Leonide, luy dit-elle, ne mentez point, on me dist cela dés hier : mais quelle apparence ? Pour moy je ne le voulus point croire, & me figuray que pour sauver Alexis quelqu’un avoit pris ses habillemens, & par ce moyen avoit passé pour Alexis. Sans mentir, luy respondit Leonide, je vous dis ce qui est, Madame, & pour vous monstrer que fort peu
de gens sçavent ce que je vous viens de dire : C’est qu’Alexis estoit habillée en Bergere, pource que depuis qu’elle est avec Astrée, elles ont fait une si grande amitié que tous les jours elles changeoient d’habillemens, & lors qu’elle fut prise elle avoit ceux d’Astrée. De sorte qu’on la veuë l’espée à la main en habit de Bergere & n’a esté cognuë pour Alexis que par ceux qui avoient ouy ce qui s’en disoit chez le mal-heureux Polemas. Je confesse en cecy, reprit Galathée la foiblesse de mon esprit : car je ne le puis croire & le tiens pour une fable qui n’a pû estre vraye qu’au temps des Amazones. Bien, bien, Madame, le miracle, continua Leonide, n’est pas si esloigné qu’il faille courir de grandes fortunes pour s’en esclaircir. Asseurément, reprit Galathée, j’en seray hors de doute, devant que je dorme : Et pour cela, dit-elle, se tournant vers Meril qui estoit entré dans sa chambre, va t’en chez Adamas, & sçache à quelle heure je pourray veoir Alexis. Et
delà chez Ligdamon, & luy dis que je veux le visiter cette appresdinée avec Leonide & Sylvie : mais à condition que nous le puissions faire sans l’incommoder. Aussi-tost que Meril fut party, la Princesse Rosanire, Dorinde, Daphnide & Madonthe entrerent dans la chambre de Galathée, & apres quelques discours du siege, qui suivirent les compliments, elles furent toutes ensemble au Temple. Elles y trouverent Amasis & y furent arrestées plus qu’elles ne pensoient, pource que les funerailles de Semire, se faisans à l’heure-mesme, le commencement du convoy, entra au Temple, comme elles en croyoient sortir. Elles se retirerent toutes dans des galleries d’où l’on pouvoit veoir & ouyr sans estre vû. Là elles eurent sujet de plaindre la condition des hommes & des affaires, voyans la nouveauté de ses obseques, meslées de guerre & d’Amour : & d’advoüer qu’un vaillant homme, & un fidelle Amant
sont des miracles qui ne peuvent estre assez admirez. Ces funebres ceremonies achevées, les Dames se retirerent au Chasteau, où peu apres Godomar, Alcidon, Damon, & les autres Chevaliers les ayant suivies, on se mit à table & le premier discours qui fut mis sur le tapis, fut celuy de Semire. Godomar, en entama le propos, & s’addressant à la Nymphe Amasis. Madame, luy dit-il, j’ay ce matin appris le nom de Semire & par ce nom me suis remis en memoire ce qu’autresfois, si je ne me trompe, j’ay scû de sa vie. Il faut advoüer qu’il avoit de tres-grandes qualitez, & encore de meilleures fortunes. Car je puis dire que j’ay esté l’un de ceux qui ont pris part aux interests d’une belle Dame qui l’a long-temps aimé, & qui l’aime encore, si elle est vivante. Cette Dame estoit Italienne, & par un accident estrange passant par les Allobroges j’eus sa cognoissance & appris ces infortunes. Elle se nommoit Livie, & me conta, comme quoy Semire estoit devenu
Amoureux d’elle, & apres l’avoit quittée. Ce Prince se voyant prié par toutes les Dames de dire cette histoire, leur apprit tout ce que Bias à l’heure mesme disoit à Celadon, & estant demeuré au temps que Livie sçeut des nouvelles de Semire, & sortit de Lion pour venir en Forest le chercher, les laissa avec tous les regrets du monde, de n’en pouvoir apprendre le reste. Et ce pendant toutes d’une voix, avoüerent que sa mort estoit juste, & quelque grande que peust estre la cause de son infidelité, ou quelque exemplaire qu’eust esté la satisfaction que depuis il estoit croyable qu’en avoit euë Livie, toutefois les Dieux qui n’estoient pas si aysez à contenter que les Amoureux, avoient à la fin voulu apprendre, que tost où tard leur justice punit les mauvaises actions. La compagnie s’estant là dessus levée de table. Amasis supplia le Prince Godomar, & les autres Chevaliers de tenir conseil l’apresdinée, & pourvoir, tant aux necessitez de la ville, qu’à la conservation de toute la
Province. Adamas arriva comme la Nymphe faisoit cette proposition. De sorte que tous ensemble ils se retirent dans la chambre du Conseil, & y voyant desja ceux qui avoient accoustumé d’y estre appellez, Godomar print la parole, & tint ce langage. Qu’il ne falloit point douter que Polemas ne fust resolu à un siege, & par consequent d’emporter s’il pouvoit la ville par famine, ou autrement. Que dés le matin il avoit fait approcher son armée, plustost pour presser la ville, que pour donner un assaut. Qu’il faisoit commencer de longues & profondes tranchées, avancer des forts & des tours, & loger des compagnies jusques sur le bord du fossé. Que ces choses luy faisoient penser que ce rebelle n’ayant pas trouvé son conte aux assauts passez, il n’y retourneroit point qu’à l’extremité. Cependant qu’il se falloit resoudre à ne rien precipiter, attendre du secours, vivre le plus reglément qu’il seroit possible, & sur tout de veiller jour & nuit sur la plus part des habitans, de crainte d’in-
telligence. Adamas voyant que Godomar ne parloit plus, dit qu’il commenceroit son discours par la fin de celuy du Prince, & estoit assuré, non seulement qu’il falloit prevenir les trahisons qui pouvoient naistre, mais pourvoir à celles qui estoient desja formées. Et pour vous faire voir, continua t’il, que cela est, c’est que ce matin un jeune Vacie qui a esté nourry chez moy, m’a presenté un homme de la ville, qui m’a fait entendre qu’il avoit quelque chose à me dire en secret. J’ay fait sortir ceux qui estoient avec moy, & voyant ce bon Bourgeois, & bon Chevalier nommé Lisistras qui tesmoignoit beaucoup d’estonnement, & de dépit sur son visage. Vertueux Lisistras luy ay-je dit. Sommes-nous pas en un estrange Siecle, que la foy, ny le devoir ne puissent empescher un rebelle de s’attaquer à son Prince, & troubler le repos des gens de bien ? Je ne doute point que la meschanceté de Polemas ne vous fasse bien mal au cœur Il est vray, Adamas, m’a-t’il respondu,
que Polemas ne sera jamais detesté, ny puny comme il le merite, mais dans son crime, il y a cette excuse qu’ouvertement il nous fait la guerre, & par consequent nous donne la liberté d’opposer la bonne cause, à la mauvaise, & les forces de tous les gens de bien, à celles de tout ce qui ne vaut rien en cet estat : Mais sage Druide, ce qui me fait tomber des larmes, & maudire ma vie, est que nous ne sommes pas en seureté parmy nous. Que l’ennemy est entre nos murailles aussi bien que devant, & dautant plus dangereux qu’il est incognu. Voila ce qui vous apprendra ce que le dépit ne me permet pas de vous dire, & apres je vous diray comme, quoy, cela m’est tombé entre les mains. Il me presenta une fleche au tour de laquelle estoit un papier que j’ay apporté pour vous le faire voir. En mesme temps Adamas tira de sa poche un rouleau qu’ayant mis sur un baton, Godomar y lût ces paroles.
Je me suis mis en peine pour vous, & m’informant aux hommes de l’estat de vos affaires, ay treuvé qu’ils estoient fort meschants, ou fort ignorants. Cela m’a fait recourir aux Dieux : & voicy ce qu’ils m’ont respondu.
ORACLE.
Le Citoyen pire que l’estranger
O Marcilly te met en un danger,
Dont tous les tiens ne peuvent te deffendre :
Sien dans un mois ton ennemy te veoid,
Et se resout de te reduire en cendre,
Mais vainement, si Clidamant vivoit.
C’est à vous, ô vrays protecteurs de
Forests qu’est reservée l’explication de cet Oracle aussi bien que la conservation de vostre pays, & la ruïne des traistres qui le veulent destruire.
Comme j’eus vû ces advertissemens, non seulement d’un amy, mais d’un Dieu, reprit Adamas, j’avouë que j’en demeuray surpris, & ne voulant pas que Lisistras cognut tout mon estonnement. Je le priay de m’apprendre par quelle merveille ce papier estoit tombé entre ses mains. Il me respondit qu’estant dans son jardin qui tient aux murailles de la ville, du costé du couchant & de la montagne, il veid voler une flesche qui vint tomber à quelque vingt pas de luy. Il courut pour la prendre & se retirer croyant qu’il estoit vû des ennemis : mais il y trouva ce papier, qu’il relut plusieurs fois sans l’entendre. Qu’en fin ne cognoissant ny l’escriture, ny le style, il me l’apportoit pour en faire mon profit, & en advertir tout ce que vous estes icy de gens de bien resolus à nostre protection. S’il vous
plaist que je vous die mes conjectures afin que comme le moins capable, je reçoive les vostres pour corriger les miennes, je vous diray ce que j’en pense. Godomar l’en ayant prié au nom de toute la compagnie, il poursuivit ainsi. Je ne doute point encore que l’S qui infalliblement est la premiere lettre du nom de celuy qui a escrit ce papier, ne me remette aucun de ma cognoissance en memoire, toutefois que ce ne soit un des serviteurs de la Nymphe qui l’advertit qu’elle a presque tous ses sujets pour ennemis, en partie par mauvais naturel, & en partie par stupidité. Pour l’Oracle je le treuve d’autant plus clair, mais aussi d’autant plus plein d’une menace presque infallible, que nous reduisant à la necessité de n’attendre secours que de Clidamant, il nous fait voir nostre perte indubitable par la trahison de quelques traistres qui sont en cette ville, puisque pas un de nous ignore que Clidamant est mort. Amasis estonnée de ces paroles, mais tesmoignant plus de resolution & plus
de courage qu’on ne devoit vray semblablement esperer, parla fort sagement, & apres avoir appellé les Dieux, & les hommes pour estre tesmoins de la justice de sa cause, asseura que le plus grand ennuy qu’elle avoit à la veille de sa perte, estoit celuy de veoir tant de gens de bien & de qualité enveloppez dans le mesme danger. Que cela ne vous mette point en peine, luy dit Godomar en se levant, je jure tout ce qu’il y a de plus sainct au Ciel, que ces vaillans Chevaliers & moy, mourrons en vous defendant, ou par la mort de vos ennemis ferons veoir que les Oracles ne sont pas tousjours des Arrests, qui doivent estre executez par des presages, qui ne peut estre evitez. Alcidon, Damon, & trente cinq ou quarante autres Chevaliers se leverent avec le Prince, & mettans tous l’espée à la main, confirmerent le serment que Godomar venoit de faire à la Nymphe. On ne proposa rien davantage, sinon que plus exactement que de coustume à toutes les
heures du jour on visiteroit les corps des gardes, on feroit toutes les nuicts changer de quartier aux Bourgeois, & sous ombre de chercher quelque ennemy on iroit dans toutes les maisons suspectes, les fouïller depuis les greniers jusques aux caves. Le Conseil estoit prest de se lever, lors que Godomar arrestant l’assemblée, les supplia d’entendre la proposition, que, peut-estre, les Dieux tutelaires de Forests luy venoient d’inspirer. Cela dit il se tourna vers Amasis. Est-il pas vray, Madame, luy dit-il, que la mort de Clidamant vous est d’autant plus sensible qu’en luy vous avez perdu, un tres-bon fils, un tres-vaillant Chevalier, & un tres puissant appuy : Amasis ayant advoüé qu’il disoit vray : Je voudrois bien, continua-t’il, avoir aussi-tost le qualitez de vaillant & de capable de vous deffendre, comme j’ay de passion & de naturel à vous servir. Asseurez-vous, sage Nymphe, que vous n’auriez rien perdu en Clidamant, qui ne vous eust esté redonné en Godomar. Je vous tiens pour ma mere si
vous voulez me faire l’honneur que de m’advoüer pour vostre fils. Et en cette qualité quand je n’aurois rien fait jusques icy, je m’engage de faire tant de bonnes actions, & vous deffendre au peril de ma vie si ardemment, que quand vous verriez vostre fils avec moy, vous seriez en doute à qui en donner le nom, si vous estiez obligée de ne le donner qu’à celuy qui vous serviroit avec plus de zele. Faisons donc une chose, tenez-moy, s’il vous plaist pour vostre fils, commandez que je ne sois plus nommé que Clidamant, & par une adoption publique, qui jusques icy est en effet tenuë pour une legitime voye, par laquelle il naist des enfans à ceux qui n’en ont point, où accomplissons l’Oracle, ou en detournons le sens à nostre advantage. Adamas se levant tout joyeux, frappa trois fois des mains, & s’escria : Cette inspiration n’est point vostre, ô Godomar, elle est des Dieux, ouy dis je, elle est des Dieux, qui ne veulent ny vostre ruïne ny la nostre. Amasis consolée par cet expedient, qui fut trouvé
juste & venant du Ciel, remercia Godomar, & sans differer cette fameuse adoption, pria le grand Druide de l’informer de tout ce qu’elle y devoit observer, & haster toutes choses. De sorte que le jour mesme elle fut contente. Adamas prenant la parole, luy parla ainsi devant tout le Conseil.
Avant que Cesar & ses successeurs, Madame, eussent corrompu la pureté de nos loix & de nos Coustumes, nos adoptions se faisoient, avec je ne sçay quelle majesté qui, à n’en point mentir, estans un peu moins polie que celle des Romains, estoit en récompense plus haute & plus guerriere. Les Princes particulierement en ces occasions faisoient mettre leurs armées en bataille, & se mettans à la teste avec celuy qu’ils vouloient adopter, declaroient leur intention au peuple, remettoient leur puissance & leur qualité à celuy qu’ils prenoient pour fils, luy donnoient effectivement leurs espées, leurs boucliers, leurs javelots & le reste de leurs ar-
mes, & pour marque publique de cette eternelle alliance, prenoient des ciseaux & luy couppoient une poignée de ses cheveux. Mais aujourd’huy, Madame, cela ne se pratique plus : Au contraire nous estans tout à fait assujettis aux ceremonies Romaines, nous avons fait une distinction en cette naissance artificielle & civile, & par des mots empruntez de leur langage, appellons adoption, lors que par le consentement de ceux en la puissance de qui un mineur le doit estre, nous jurons de le prendre pour nostre fils. L’autre est appellée Adrogation, & c’est quand un homme libre, & en aage se donne à un autre, & remet de sa volonté tout le pouvoir que les loix & la naissance luy permettent d’avoir. Cette ceremonie est celle dont vous avez affaire, mais pource qu’elle est extremement longue, & extremement difficile pour la saison, je me persuade qu’il faut, s’il vous plaist, que vous suiviez la coustume de beaucoup d’Empereurs & de Roys, qui en plein Senat devant leurs
sujets dans leurs armées se sont contentez de dire leur volonté, & d’en faire une declaration par escrit, qui a tousjours esté approuvée comme tres-autentique & tres-asseurée. Car de deux jours on ne pourroit commencer cette action, pource qu’avant que le peuple fust assemblé par tribus & par corps, comme necessairement il faut qu’il soit en ces Estats generaux, que nous appellons apres les Romains Comices curiales, & que le grand Pontife & les autres, les Druides, Flamines, Augustales & Prestres eussent fait les prieres, & les misteres accoustumez, il se passeroit encore plus de temps que je ne dis. Il vaut donc mieux retrancher toutes ces langueurs, & se tenant aux ceremonies des Princes les plus estimez, commander que le peuple soit assemblé dans la place publique, devant le Temple de Jupiter Teutates, & là en la presence du corps de la Noblesse, de la Justice, & du peuple, vous declarerez que le Prince est receu au lieu de Clidamant mort. Que vous voulez
qu’il porte son nom, & qu’il ait les droicts, privileges, & honneurs qui ont esté conservez aux veritables fils de vos Ancestres. Amasis & le Prince approuvans cette resolution, le Conseil se leva, & la Nymphe ayant prié Godomar de commander que tous les Heros, & les Trompettes allassent par la ville advertir le peuple de cette resolution, pendant que les Officiers tant de paix, que de guerre feroient leurs charges, se retira avec Adamas dans son cabinet. Comme ils furent ensemble, Adamas l’instruisit fort particulierement de ce qu’elle devoit faire, & luy dressant les memoires des langages qu’elle devoit tenir au Prince, & au peuple, la laissa se preparer, & fut achever ce que le Prince avoit desja fort advancé. Le peuple attiré de la nouveauté de ce commandement, & d’ailleurs poussé du desir d’apprendre la fortune generale du pays, & chacun sa condition particuliere, fut dans la grande place plustost que les Trompettes n’eurent fait le tour de la ville pource que
le bruit allant de maison en maison, & de ruë en ruë, le voisin advertissoit son voisin, & prevenoit le commandement qui estoit apres à luy faire. Les eschaffaux, & les ornemens qui peu auparavant avoient esté faits lors que Godomar fut fait Dictateur, se trouverent si entiers, que sans y mettre la main, on s’en servit pour cette seconde ceremonie. Les Pontifes accompagnez de leur chef, & les Druides d’Adamas, se mirent aux deux bouts du grand theatre, sur lequel devoit estre la Nymphe, & sa suitte. Le Prince les suivit, & s’arresta sur un eschaffaut à costé droit de ce grand, fait de sorte que par une gallerie de blaustres de bois, on pouvoit passer de l’un à l’autre. Les gardes, & le reste des Solduriers d’Amasis, se mirent en haye le long de la ruë, par laquelle elle devoit venir, cinquante Chevaliers armez, mais à pied, suivoient deux Heros aussi à pied qui s’arresterent au bas du theatre de la Nymphe. Les gens de la Reyne des Pictes vindrent à cheval, & huict ou dix Seigneurs estrangers, qui pour pour ren-
dre la venuë de la Nymphe plus magnifique, n’avoient point suivy le Prince, armez & vestus à l’advantage, arriverent deux à deux, jusqu’au milieu du peuple. Là ils mirent pied à terre, & apres monterent sur le grand theatre, aux lieux qui leur avoient esté preparez. Aussi-tost que chacun eut pris sa place, douze petits garçons vestus de dueil, marcherent au petit pas, & apres eux alloient les Officiers de la maison de la Nymphe. Elle venoit couverte d’un grand crespe noir, qui du haut de la teste, luy tomboit jusques sur les talons. Sa constance estoit grande, quoy que son visage parust triste. Un peu au dessous d’elle, marchoit Galathée, habillée comme elle, sinon que son dueil n’estoit pas de la mesme estoffe que le sien, que son voile estoit plus ouvert, ses cheveux moins cachez, & la gorge moins fermée. La Princesse Rosanire n’avoit autre deüil que son voile, qui luy couvroit une fraise fermée, & une robbe de toille d’or qu’elle portoit : Ces deux jeunes Princesses marchoient ensemble. Toutes les autres estoient habillées de mesme
façon, & marchoient selon leur qualité : Dorinde, Daphnide, & Madonte les suivoient, & estoient suivies de Circeine, Palinice, & Florice. Astrée vestuë de ses ordinaires habillemens, & assez triste de son humeur pour l’estre en cette occasion, alloit entre Leonide, & Sylvie, & vingt ou trente, ou Nymphes, ou Dames de qualité venoient apres deux à deux, & achevoient l’ordre de cette ceremonie. Comme elles furent toutes sur le grand Theatre. Amasis & Galathée prenant leurs places sous un Dais d’estoffe noire, couverte d’ouvrages d’argent, furent long-temps sans rien dire, tant les plaintes estoient grandes, & les acclamations reïterées par lesquelles le peuple sembloit demander la cause de ce second dueil, & tesmoigner qu’il la ressentoit mesme avant qu’il en eust la cognoissance. Ces premiers mouvemens du peuple estans passez les Heros firent faire silence, & lors la Nymphe prenant Galathée par la main se leva, & tint ces langages à toute l’assemblée.
C’est de tout temps, mes amis, que vous avez accoustumé de veoir une femme comme moy dans le thrône, & je le puis dire à leur gloire aussi bien qu’à vostre loüange. Cette sorte de gouvernement que tout le monde a essayé de décrier, a jusques icy esté si heureusement conduitte, que j’ose asseurer que les meschans ont esté les seuls qui s’en sont plains. Et plût au grand Hesus, que les femmes seules se fussent meslées de vous rendre la Justice, & songer à vostre protection : Nous ne verrions pas un traistre violer les loix divines & humaines, se revolter contre l’obeïssance qu’il me doit, & outre cela vous mettre par une rebellion sans exemple, à la veille d’estre la proye de son armée, aussi perfide & barbare que luy. Mais esperons en la bonté de nos Dieux, mes amis, & croyons qu’ils n’ont envoyez tant de vaillans Chevaliers à nostre secours, que pour ne laisser pas impunie la desloyauté de Polemas. Ce qui me touche plus vivement, & qui m’oblige à me faire veoir en ces funestes
habillemens, n’est pas une affliction nouvelle. C’est la mort d’une personne que je pleins & comme mere, & comme mere de tout ce que vous estes. Ouy peuple de Marcilly, je vous l’ay desja dit : Mais permettez que je le repete, j’ay perdu un fils unique. Clidamant est mort : mais je le perds doublement, pource qu’apres l’avoir perdu, comme mon fils, je le perds encore comme le plus puissant deffenseur de vostre liberté, & le plus ferme appuy de la tranquilité, qui sans sa mort ne vous auroit esté jamais troublée. Il fut impossible à la Nymphe de passer outre : car quelque violence qu’elle se fist, la nature ne voulant pas demeurer soubs la tyrannie d’une vertu trop austere, l’obligea de ceder aux sentimens du sang, & partager son esprit entre les passions d’une mere, & les vertus d’une Princesse. Elle pleura donc, & pleura tant qu’elle voulut, pource que le peuple qui à ce mot de la perte de Clidamant, comme si c’eust esté la premiere fois qu’il en eust ouy parler, estoit deve-
nu immobile, bien-tost apres se pleignit si haut, & monstra une si veritable douleur, que les Trompettes & les Heros crierent plus d’une heure, avant que de la pouvoir remettre. Il fallut le laisser pleurer & pleindre tant qu’il voulut, & attendre que de soy-mesme il cognûst ce qu’il devoit faire pour en venir à bout. Chacun donc se contraignant le plus qu’il pouvoit, & estouffant son ennuy en son sein, se contenta de pleurer, & d’ouyr ce que la Nymphe avoit encore à leur dire. Comme elle les veid bien remis, & que le silence fut universel, elle continua de cette sorte. Je serois desnaturée & mescognoissante, mes amis, si vostre douleur n’estoit une espece de consolation pour la mienne : toutesfois je la trouve un peu excessive, puis qu’il n’y a que cette Nymphe, (elle dit cela en leur monstrant Galathée) pour qui doivent estre reservez les desbordemens de larmes & de plaintes. C’est elle à qui seule est reservé par la naissance & par les
loix, l’honneur de vous gouverner. Elle sera vostre Dame si les Dieux sont justes, & le sera si heureusement pour vous, qu’un jour vous advouërez que quand elle ne l’auroit point esté par l’ordre de cet Estat, elle eust merité de l’estre par la douceur de son esprit, & la vertu de toute sa vie. Il est vray que Clidamant est digne de vos pleurs, & quand vous ne le considereriez que comme un bon Citoyen & un Chevalier affectionné au bien de son pays, qu’il devoit attendre de vostre compassion, ce qu’il en vient de recevoir : Mais je ne veux pas vous laisser davantage avec le regret d’avoir perdu un si bon amy. Je veux vous en rendre un autre, & pour l’amour de vous m’obliger encore une fois aux sentimens & aux inquietudes d’une mere. Je ne vous ay fait assembler icy, que pour vous monstrer avec quel soin je pense à vostre conservation, & cherche jusque dans les pays estrangers, ce que vostre repos me demande. J’ay donc
tourné les yeux sur un Prince digne d’estre fils de vostre Dame, & frere de celle qui le sera bien-tost. Il est tel que le choix que j’en fais, est sinon le moindre fruict de sa vertu, au moins est-il le moindre honneur qu’il doit attendre de sa naissance, & de son courage. Quand je vous l’auray nommé, vous serez de mon opinion : & si vous trouvez quelque difference entre luy & Clidamant, l’advantage en sera tout de son costé. Les enfans que la Nature nous donne, souvent trompent nos esperances : mais ceux que nous choisissons sont tousjours tels que nous souhaittons de les avoir. La voix publicque fortifie nostre jugement, & le consentement general des peuples, nous enseigne qui est celuy auquel nous nous devons arrester. Voyez à ce coup, mes amis, la felicité de ma vie, puisque n’ayant point sujet de me plaindre d’avoir mis un fils au monde, j’en auray perpetuellement, de remercier les Dieux de m’en avoir donné un autre, capable de me
consoler de la perte du premier. Comme elle eut dit cela, elle s’advança jusques sur l’entrée de la galerie, qui alloit à l’echaufaut du Prince : & l’appellant par son nom, alla au devant de luy jusques à la moitié de ceste galerie : C’est vous, dit-elle, grand Prince, que je souhaitte pour mon fils, & pour le pere de mon peuple. Avez-vous agreable, que tout ce que nous sommes vous ayons ceste obligation ? Le peuple qui congnoissoit Godomar, & qui estoit tout plein des merveilles qu’il avoit glorieusement achevées par l’Europe, ne peut attendre la responce du Prince. Comme il change à toute sorte d’objets, il se mit à batre des mains, à demander la ruïne de Polemas, & remercier la Nymphe de son election. Cependant Godomar avoit mis un genoüil en terre, & attendoit que le peuple se fust teu, pour respondre à la Nymphe : Ceste action imposa mieux silence que tous les commandemens des Heraux. Aussi le Prince parlant fort haut, dit ces paro-
les. Il semble, Madame, que les Dieux ne m’ayent envoyé en vostre Cour, que pour y recevoir tous les jours de nouveaux honneurs, comme je serois fol si je me figurois que je les merite, de mesme je serois stupide, si je n’avois pas la hardiesse de les accepter. Oüy, Madame, continua-t’il, je reçoy la qualité de fils que vous daignez me donner, & comme maistre absolu de ma liberté & de ma vie, remets l’une & l’autre entre vos mains, pour en faire tout ce qu’il vous plaira, sans que pour quelque cause que ce soit, je puisse jamais rompre le serment que je vous faits devant tout ce peuple, d’estre vostre, & soustenir vos interests contre qui que ce puisse estre. Voila tout ce qui pût estre ouy : car le peuple renouvellant ses applaudissemens, & ses acclamations, ne permit pas au Prince de faire à la Nymphe les remercimens qu’il s’estoit proposez. On n’oyoit autre chose que ces mots, Vive Amasis, vive son heritiere, & nostre legitime Dame Galatée, Vive son frere Godomar. Apres que ce cry de joye
eut long-temps duré, le peuple comme touché d’un mesme desir, ou poussé d’un mesme mouvement, se teut en mesme temps : Et lors Amasis renforçant sa voix, demanda au peuple s’il ne vouloit pas recognoistre le Prince pour son fils, & frere de Galatée. Chacun ayant respondu, Oüy : Et moy, dit-elle, je le veux & l’entends ainsi, & pour nous rendre tout à faict Clidamant, je luy donne ce nom, & le supplie qu’il ne se fasse plus nommer autrement. Godomar receut ceste condition, avec tesmoignage qu’elle luy estoit fort chere : & en suitte les trompettes ayans sonné trois fois, le Heraut dit aussi trois fois : Le Prince Clidamant vit. Et fit defence sur peine de punition, d’appeller desormais le Prince Godomar fils du Roy des Bourguignons : mais Clidamant fils de la Nymphe Amasis. Ce cry faict, les Chevaliers Sebusiens vinrent recognoistre Clidamant, comme fils de leur Dame. Les Pontifes & le corps des Druïdes en fit de
mesme : Et le peuple par sa joye faisoit voir qu’il n’aymoit, ny ne haïssoit personne, qu’autant que l’estat present des affaires, & la foiblesse de son esprit, luy rendoient les choses bonnes ou mauvaises. Le grand Pontife accompagné du grand Druïde, suivant la coustume de tout temps observée, fut faire un sacrifice au milieu de la place, & apres de longues & mysterieuses oraisons, offrit pour le salut de l’Estat, & la conservation de leur nouveau Prince, un Taureau blanc. Ceste beste espouvantée par les armes, ou resistant par la volonté des Dieux à celle des hommes, se mit en colere, & se secoüa tellement qu’apres avoir blessé deux ou trois des Vacies & des Eubages, s’enfuit, & ne pût estre arresté que par la foule du peuple, qui le prit, & par une devotion fort ardente le reporta sur ses espaules, jusques prés de l’Autel. Comme il y fut, toute sa colere se trouva esteinte, & sans qu’il fust besoin de le tenir, se laissa immoler.
Les Prestres se mirent à consulter long-temps, & jugeans par les entrailles que le sacrifice estoit tres-bien fait, & la victime tres-entiere, ne peuvent dire autre chose sinon, que ceste resistance tesmoignoit que c’estoit sans sujet que ceste ceremonie avoit esté resoluë : toutefois qu’en toute saison les Dieux aymans les Sacrifices, ils avoient receu celuy-là comme une bonne œuvre, mais non comme une œuvre necessaire. Quand Adamas vint faire ce rapport aux Nymphes, & au Prince Clidamant, il fut le tres-bien venu, pource que se figurans que les Dieux les menaçoient d’un grand mal-heur, par la desobeïssance & la fuitte de la victime, ils ne pensoient avoir rien fait qui leur eust esté agreable. Les Eubages furent de ce pas dans le boccage sacré, où les Augustales s’estoient assemblées pour rendre ceste action heureuse, & demeurerent jusqu’à la nuict en prieres. D’un autre costé Amasis s’en retourna au Chasteau, au mesme ordre qu’elle estoit venuë,
sinon que faisant marcher toutes les Dames devant elle, elle avoit Clidamant à sa main droite, qui attirant les yeux de tout le monde sur luy, estoit beny & admiré de qui conque aymoit le salut de son pays, & la prosperité des Nymphes. En entrant au Chasteau, un nombre infiny de trompettes & de clerons sonnans l’un apres l’autre, les accompagnerent jusqu’en la grande salle, où la colation estoit dressée. Les Dames se mirent toutes d’un costé, & les hommes de l’autre. Ce festin de confitures & de fruicts, fut d’autant plus plaisant qu’une musique de lires, de luths, & d’autres instrumens de Musique, estoit entremeslée d’une de voix, où plusieurs airs furent chantez : Et entre autres la fable d’Ixion, appropriée à Polemas, par un Barde fort fameux en la Cour d’Amasis. Chacun en voulut avoir des copies, tant les vers furent trouvez excellens. Jusques-là mesme que Clidamant en voulut voir & aymer l’Autheur.
& Polemas par le moyen de Meronte les eust aussi, mais s’y trouvant mal traicté, se contenta de dire à celuy qui les luy avoit aportez, qu’il n’y avoit sotise dont les Poëtes ne s’avisassent. Toutes ces ceremonies achevées, Galatée se souvint de la responce que luy avoit faite Meril de la part de Ligdamon & de ses compagnons : C’est pourquoy aussi tost qu’elle se pût desrober, elle laissa la Princesse Rosanire en la compagnie de Dorinde, Criseide, & Madonte, & prenant avec que soy Leonide & Sylvie, fut où elle estoit attenduë. Ligdamon tout blessé qu’il estoit, n’avoit pas voulu demeurer au lit pour recevoir ces Nymphes : Aussi ne furent-elles pas plustost entrées chez luy, qu’il vint au devant d’elles, mais si changé que Galatée voyant l’effort qu’il se faisoit, luy jura qu’elle s’en retourneroit s’il n’alloit se remettre au lit. Ligdamon se jetta à ses pieds pour la supplier de le souffrir comme il estoit : mais n’ayant peu l’obtenir : Madame,
luy dit-il, que dira la belle Sylvie que je voy aupres de vous ? Galatée souriant de cette question se tourna du costé de la Nymphe, comme voulant luy demander ce qu’elle en pensoit. Silvie ne peut s’empescher de rougir voyant que ces trois personnes avoient les yeux tournez sur elle : toutefois faisant bonne mine, elle respondit à Galatée, qu’elle n’avoit ny parole, ny volonté, où elle estoit. S’il ne tient qu’à cela Silvie, reprit Galatée, je vous remets la liberté de dire tout ce que vous voudrez : à condition que vous ne me desobligerez point. Ha ! Madame, s’escria Ligdamon, pardonnez-moy, s’il vous plaist, si je parle ainsi ; mais vous ne deviez point mettre de condition à la volonté de ceste belle Nymphe, autant de fois qu’il sera question de moy. Hé bien, puisque vous le voulez, Ligdamon, repartit Galatée, voyons comme quoy Silvie vous traittera par ses propres mouvemens. Fort bien, dit Silvie en riant, & pour ne vous en laisser pas da-
vantage doubter, c’est que je prie ce Chevalier de faire ce que vous voulez de luy, & s’asseurer que je veux toute seule luy en avoir toute l’obligation. O parole à faire resusciter un mort ! ô remede pour me guerir ! meilleur que ceux de tous les Myres du monde, s’escria Ligdamon : qu’ay-je souffert en toute ma vie, qui ne soit trop recompensé par de si bonnes paroles ? Prepare-toy donc, Ligdamon, à de nouveaux tourmens, à de nouvelles souffrances, & ne laisse aucune sorte de travaux ou de perils, que pour meriter encore un jour une aussi bonne parole, tu ne cherches jusqu’aux extremitez de la terre. Je vous vay obeïr, Silvie, mais pourquoy me commandez-vous une chose qui m’est tout à fait inutile, puisque vostre commandement estant plus puissant que ces unguents, qui par une miraculeuse sympatie guerissent les playes sans les toucher, non seulement a osté le danger que les Mires se sont figurez aux miennes ; mais les ont si parfaitement gueries, que je n’en puis plus
avoir de douleur, ou n’en puis avoir que quand vous me laisserez icy seul à la mercy de mes impatiences & de mes inquietudes. C’est assez parlé pour un malade, luy dit Galatée, pour l’interrompre : estes-vous encore à sçavoir qu’obeïssance vaut mieux que sacrifice. J’obeïray donc, Madame, reprit Ligdamon : aussi bien ayant, il y a si long-temps fait à la belle Silvie, le seul sacrifice que je luy puis faire, je ne sçaurois plus que le recommencer. Galatée voulut ayder à Ligdamon, pour le faire relever : mais Silvie se mettant entre-deux, prit le bras du Chevalier, & le priant de se lever, dit tout haut : C’est à moy, Madame, à soulager Ligdamon, je serois tres-ingratte, si le voyant blessé comme il est pour m’avoir sauvé la vie, je ne commençois par ce petit service à me revancher. Ceste declaration fut la premiere marque que Silvie avoit jamais donnée de la bonne volonté qu’elle avoit pour Ligdamon : Aussi il en demeura si ravy, que d’excez de joye ses playes se r’ouvans, il s’esvanoüit entre
les bras de ces Nymphes, mais ayant esté secouru par les siens, il fut porté au lit, & si bien pensé que ses playes furent refermées, & luy hors de son évanouïssement. Durant que cela se faisoit Galatée estoit entrée en une sale avec Leonide & Sylvie, & s’estans toutes trois mises à parler de Ligdamon : Leonide qui l’aimoit comme son allié prenant la parole : Il faut avoüer, Sylvie, luy dit-elle, que vous avez long temps mis à vous cognoistre & vous éclaircir des doutes que jusqu’à present vostre cruauté prenoit plaisir de faire naistre. Vrayment continua Galatée : Je ne croy point qu’il y ait au monde, homme dont la constance & l’Amour puissent estre comparées à celles de Ligdamon. Ce ne sont pas des joyes pour luy que les moindres demonstrations d’amitié que luy fait Sylvie, ce sont des ravissemens, & des extases si incroïables qu’infalliblement il mourra s’il arrive un jour que cette glorieuse luy declare qu’elle l’ayme bien
fort. Madame, luy dit Sylvie, s’il ne meurt point qu’en ce temps là, asseurez vous qu’il n’est pas pour mourir que fort vieux. O ma compagne dit Leonide, je ne puis vous pardonner cette inhumanité. Devriez-vous pas estre contente de luy avoir fait des maux, & exposé à des perils dont son seul courage & sa seule Amour estoient capables de le retirer ? & apres tant de merveilles le rejetter aussi loin du bien qu’avec raison ses esperances luy promettent, que le premier jour qu’il vous offrit son service. Ma sœur, respondit Sylvie, contentez vous, s’il vous plaist, que je fais des choses dont je m’estonne moy-mesme, & si je l’oze dire je rougis : Mais je ne m’en repentiray jamais. Ligdamon est veritablement digne d’une bonne fortune, & si sa fidelité est telle quand elle aura esté bien examinée, qu’elle paroist, souvenez-vous qu’elle ne luy sera pas infructueuse : Mais Madame, que di-
rez vous de moy, continua Sylvie, se tournant vers Galatée, de prendre la hardiesse en vostre presence de parler si librement de mes folies. Non, non, Sylvie, respondit Galatée, ne croyez pas que je desaprouve des actions honestes & belles, comme sont les vostres : le prens part en tous vos interests, pource qu’ils seront tousjours conformez à la raison, & veux que vous ne doutiez point des soins que je prendray à faire reüssir tout ce qui vous sera, ou agreable, ou necessaire. Sylvie vouloit la remercier lors que des voix se haussans tout à coup, la curiosité porta toutes ces trois Nymphes à vouloir ouyr ce que s’estoit. Elles ouïrent une fille qui respondoit ainsi à quelqu’un. Ne troublez point vostre repos & le mien : ne vous doit-il pas suffire que deux fois vous m’ayez portée l’espée à la gorge, & que par un excez de cruauté sans pareille, vous m’ayez couverte de chesnes & de fers, dans un cachot, où la mort mesme, quel-
que effroyable qu’elle soit, ne paroist jamais que comme la plus belle chose du monde. Il est vray ce que vous dites, belle Melandre, mes crimes sont encores plus grands que vous ne les representez. J’ay violé toutes les loix divines & humaines : J’ay outragé la Nature & les Dieux en la plus parfaitte de toutes leurs œuvres : Je ne merite, ny d’estre regardé de vos beaux yeux, ny d’estre absous par vostre belle bouche. Vous ne me sçauriez imposer sorte de supplice & de penitence, que je treuve digne de vous satisfaire. Aussi la grace que je vous demande, est que considerant mes fautes & vostre vertu, vous rendiez à toute la terre un tesmoignage, que vous sçavez à la grandeur des offences, proportionner la pesanteur des peines. Ceste Melandre au lieu d’esouter cet affligé, s’estoit tournée vers un autre, qui estoit en un autre lit, à ce que virent les Nimphes,
& luy disoit ainsi ? Ce sera donc pour toute ma vie, cruel, que tu me rendras malheureuse, & qu’insensible à toutes les obligations que tu ne sçaurois nier que tu m’as, tu préfereras une perfide à Melandre, qui pour te servir a oublié toutes choses, s’est oubliée elle mesme, & changeant d’humeur en changeant d’habillement, t’a sauvé la vie, a reduittes ennemis à te mettre en liberté, & plus que tout cela, t’a fait maistre absolu de ce qu’elle a de plus cher & de plus precieux. Ces Nymphes estoient tellement attentives à tous ces discours, que ne songeans ny où elles estoient, ny contre quoy elles s’appuyoient, elles ouvrirent la porte de la chambre ou disputoient ces Amants, & l’ouvrirent : tellement que ne s’en pouvans dédire, elles furent contraintes de se laisser voir. Il est vray qu’elles ne fussent pas entrées, mais l’un de ceux qui estoient au lit, levant la teste fut cognu des Nymphes : C’est pourquoy elles allerent à luy, &
Galatée prenant la parole : Vrayment, Ligdamon, luy dit-elle, vous nous avez long-temps fait attendre. Je ne vous pardonnerois pas ce peu de soin, si vostre mal ne vous estoit une tres-bonne excuse. L’autre avec une civilité, & un respect extrême : Madame, luy respondit-il, je ne suis pas assez honneste homme pour estre Ligdamon. Je m’appelle Lydias. O Dieu ! s’escria Galatée, & falloit-il que je fusse aussi bien trompée que les autres ? Chevalier, luy dit-elle apres, je vous prie de m’excuser : j’aurois honte d’avoir fait ceste bevëue, si d’aussi clairvoyants que moy ne m’avoient precedée. Hé quoy ! Madame, luy dit Silvie avec une grande froideur, voyez-vous pas que c’est Ligdamon ; mais qu’il feint d’estre un autre, afin que nous luy donnions patience, & le laissions achever la reconciliation qu’il a commencée avec ceste belle Dame ? Leonide sembloit estre attachée sur le visage de Lydias, & ne sçachant qu’en penser, demeuroit la
plus estonnée du monde : Mais en mesme temps un valet de Ligdamon entra dans la chambre où les Nymphes estoient, & les vint supplier au nom de son maistre, de prendre la peine de monter où il estoit : Il ne fait que de revenir de son évanoüissement, continua-t’il, & vous avez esté la premiere chose qu’il nous a demandée, apres avoir regardé par tout sans vous voir. Il est au desespoir de l’incivilité qu’il a faite, & s’est voulu lever pour venir vous en demander pardon. Galatée & ses filles revenans comme d’un profond sommeil, s’entreregardoient sans mot dire, & toutefois pressées par ce valet, qui leur representoit l’impatience de Ligdamon, elles se forcerent. Et alors Galatée reprenant la parole : Lidias, dit-elle, si souvent pris pour Ligdamon ; & vous Lipandas, car je croy que c’est ainsi que vous estes nommé, (en disant cela elle tourna les yeux sur celuy qui estoit dans un lict proche de celuy de Lydias) nous vous laissons avec ceste belle fille :
mais à la charge que tantost nous reviendrons vous voir, & apprendre vos fortunes de vos bouches mesme. Melandre alors se jettant aux pieds de la Nymphe, & luy embrassant les genoux : Madame, luy dit-elle, si vous avez pitié de la plus infortunée fille du monde, ne souffrez pas que je sois opprimée par la cruauté de Lydias, & par l’importunité de Lipandas. Faites-moy la grace d’oüyr les raisons que j’ay contre l’un & contre l’autre, & daignez pour jamais imposer silence aux troubles, dont jusques icy mon pauvre esprit a esté persecuté. Lidias & Lipandas s’estans levez à demy, supplierent les mains jointes, Galatée d’accorder la requeste de Melandre. Je le veux, dit-elle, chere troupe : mais à condition qu’avant, nous irons veoir Ligdamon, & reviendrons incontinent à vous. Galatée à ce mot prit congé d’eux, & emmenant Leo-
nide & Silvie, qui ne pouvoit s’oster de l’esprit que Lydias estoit Ligdamon, entra dans la chambre où estoit le veritable Ligdamon. Ce fut alors que l’Amour s’ostant pour une bonne fois le bandeau des yeux, apprist à Silvie qu’elle en devoit faire de mesme, & voir sur le visage de Ligdamon des caracteres qu’elle seule pouvoit remarquer n’avoir jamais esté sur celuy de Lydias. Elle les aperceut donc, en considerant ce Chevalier, & demeura si satisfaite que sa joye paroissant jusqu’en ses yeux, elle alla trouver Ligdamon, & luy dit de fort bonne grace : Il faut advoüer que vous ressemblez tellement à Lydias, qu’il est impossible que vous ne soyez pris pour luy. Je dis mesme par ceux qui vous pensent le mieux cognoistre. Pour moy j’advouë, que non seulement j’y fus prise il n’y a que deux jours ; mais toute à ceste heure, je n’ay pû m’empescher d’y estre encore trompée. Confessez la veri-
té, Ligdamon, vous avez bien des fois maudit ceste ressemblance ? Ligdamon qui voyoit que sa fortune alloit de bien en mieux, reprit son visage, quelque foible qu’il fust : Et demandant permission de respondre à Silvie, luy dit cecy : Tant s’en faut, belle Silvie, que j’aye maudit la ressemblance qui est entre Lydias & moy, qu’au contraire j’en ay remercié les Dieux, & receu les travaux & les dangers dont elle a esté suivie, comme autant d’occasions de rendre à vostre vertu, & à mon Amour, les tesmoignages que j’ay tousjours souhaitté de laisser en quelque lieu que je fusse. Il est vray, discrette Silvie, que quelquefois ceste ressemblance m’a faict appeller les Dieux complices de la plus grande injustice du monde : mais c’estoit lors que tantost Amerine, & tantost la Justice de Rothomague, quoy que par deux bien differentes voyes, essayoient de m’arracher de vostre servitude & de vos
fers, c’est à dire, de la seule liberté que je veux conserver aux despens de ma vie. Galatée interrompant ce discours : Vrayment, dit-elle, il ne faut point que je fasse plus la suffisante que les autres, j’advouë que j’y ay esté attrapée, & que j’ay commis par ceste beveüe, une faute, dont, sans vous, je ne croirois pas pouvoir obtenir pardon. Là dessus elle luy conta tout ce qui luy venoit d’arriver : & ce que, pour couvrir son erreur, elle avoit promis à Melandre, & aux deux Chevaliers Lidias, & Lipandas. Madame, reprit Ligdamon, si vous faites ceste bonne œuvre, croyez que les Dieux vous en sçauront gré : Essayez, s’il est possible, de les mettre d’accord, & quoy que Melandre semble avoir Lipandas en horreur, faites, s’il vous plaist, en sorte que sa haine se change en amour : Aussi bien ne faict-elle que perdre son temps de rechercher Lidias : car il ayme Ameri-
ne, &, à ce qu’il m’a dit, luy a depuis trois jours confirmé son amour, & protesté de n’aymer ny n’espouser jamais qu’elle. Au reste Lipandas est si courtois & si hardy Chevalier, qu’outre les obligations que luy a Melandre, pour le danger où il se mit hier, afin de luy obeïr : elle luy en a encores d’autres qui ne sont pas petites : car apres les peines qu’il a soufertes pour elle à Callais, & durant sa prison, il est allé la chercher par tous les coins des Gaules : &, qui est bien plus considerable, a eu ces extraordinaires passions, pour une personne qui jusques icy ne l’a jamais regardé de bon œil. Mais, Madame, suis-je pas bien plaisant d’estre pauvre & mal-heureux, comme je suis, & cependant au lieu de penser à mes necessitez, m’oublier pour assister les autres ? En cela, luy respondit Galatée, vous monstrez la generosité de vostre ame, qui ne sentant son mal qu’apres avoir
eu compassion de celuy d’autruy, se rend digne d’estre secouruë la premiere. Pour moy je croy tellement cela comme je le dis, que si Silvie veut estre de mon advis, vous n’aurez pas plus de delay pour estre content, que celuy que nous demandons maintenant aux Dieux, pour l’estre tous ensemble : c’est à dire, de veoir ceste ville libre, nostre pays heureux, les rebelles remis en leur bon sens, & l’infidele Polemas puny comme il merite. Ligdamon ayant tres-humblement remercié la Nymphe des preuves de sa bonne volonté, vouloit parler à Sylvie, lors qu’il fut interrompu par Leonide, qui ne voulant pas que son parent languist davantage, sans sçavoir s’il estoit aymé ou hay de sa compagne, s’adressa à Galatée, & luy dit, qu’il ne falloit pas, si elle vouloit commencer dés le vivant d’Amasis la charge qu’elle avoit à prendre apres sa mort, qu’elle permist que la violence & l’injustice eussent si long-temps la vo-
gue : que l’humeur de Sylvie avoit esté aussi bien une resistance contre les loix de son Estat, qu’une rebellion contre celles d’Amour : Qu’il n’estoit pas croyable combien dedaigneusement jusques icy elle avoit receu les services de Ligdamon : combien indifferemment elle avoit oüy les Fortunes qu’il avoit couruës pour elle : Et en fin combien inhumainement elle payeroit tant de peines & tant de travaux, si une inspiration du Ciel ne luy touchoit le cœur : & si l’auctorité de sa souveraine Dame, ne luy defendoit de vivre ingratte. Silvie alloit se mettre en colere des langages de Leonide : mais Ligdamon suppliant les Nymphes qu’elles luy permissent de parler, il respondit ainsi à Leonide : Sage & trop juste Nymphe, pardonnez-moy, s’il vous plaist, si mesme en ce qui me touche je suis contreint de n’estre pas de vostre opinion ; Silvie ne m’a point traitté cruellement, comme vostre
amitié vous faict croire, & s’il est vray que les Dieux sont equitables, elle ne couronnera point mes services d’une recompense si mal-heureuse que vous pensez. Et à dire vray, qu’a-t’elle faict jusques icy, qu’elle ne fust obligée de faire ? Elle a mesprisé mes services, que sçavoit-elle s’ils valoient la peine d’estre receus ? Elle n’a jamais voulu de la moindre bonne parole qu’elle eust pû dire, me faire esperer que mon amour estant bien recognuë, ne seroit point rejettée. Mais pourquoy m’eust-elle asseuré d’une chose, qu’elle ne pouvoit promettre qu’avec le temps ? Je ne me plains donc en façon du monde : mais supplie tres-humblement ceste belle Nymphe, que se laissant toucher, lors que mon amour aura souffert toutes sortes d’espreuves, elle daigne advouër, que si je ne puis avoir l’honneur de ses bonnes graces par merite, qu’au moins je les dois esperer par la volonté que j’ay
tousjours euë de les pouvoir meriter. C’est trop vous faire marchander une chose que vous voulez acheter ce qu’elle vaut, reprit Galatée : Oüy, Ligdamon, il faut vous prendre au mot ; car vous-vous estes mis à la raison. Et vous, Sylvie, continua-t’elle, ne pensez pas faire la rencherie : il est equitable que vous cessiez d’estre cruelle : Ligdamon ne vous presse point ; mais vous donnant tout le terme que vous voudrez prendre pour le cognoistre, ne desire de vous, sinon qu’en fin le jugeant tel que vous le pouvez demander ; vous luy accordiez par grace, ce que vous seriez obligée, s’il n’estoit injuste contre soy-mesme, de luy donner par jugement. Quoy, vous ne dites mot, Sylvie ? Une promesse conditionnée comme est celle qu’on vous demande, peut-elle vous mettre en peine ? certainement cela n’est pas croyable qu’en la personne des ingrats, ou des insensibles. Madame,
respondit Silvie, avec une parole qui monstroit combien elle pensoit à ce qu’elle vouloit dire ; s’il ne s’agissoit icy que d’une promesse pure & simple, je ne ferois pas la difficulté que je fais : mais quand je pense que vous me voulez obliger à peser toutes les actions, examiner toutes les paroles, & n’oster jamais l’œil de dessus Ligdamon, pour juger s’il ne sera pas tel que je le souhaitte, vous m’engagez sans y penser, à la plus deplorable condition qui puisse estre : & voicy comment. Ligdamon m’ayme, ou pour le moins feint de m’aymer. Ha ! judicieuse Silvie, dit ce Chevalier en joignant les mains, ne dites jamais cela, s’il vous plaist. Bien, bien, Ligdamon, reprit Silvie, nous cognoistrons ce qui en est : mais par une autre espreuve que par celle qu’on me propose. Je dis donc, Madame, poursuivit elle, que s’il estoit vray que Ligdamon ne m’aymast qu’en apparence, ou
qu’il ne m’aymast que pour un temps : Aujourd’huy qu’il espereroit par la promesse que je luy ferois, qu’un jour il auroit de moy ce qu’il en desire, est-il pas vray qu’il s’empescheroit bien de monstrer que sa passion est artificielle ? Au contraire, conduisant toutes choses avec plus d’art & de justesse que jamais, non seulement il tromperoit mes yeux ; mais tromperoit ceux de la defiance mesme, jusqu’à ce qu’il eust obtenu ce qu’il auroit si long-temps & si subtilement poursuivy ? Je en veux donc rien promettre à condition : mais pour l’amour de luy-mesme, & pour vous faire veoir que je sçay me revancher aussi bien qu’on me sçait obliger : Je luy jure en vostre presence, Madame, & en celle de son Advocate Leonide, que son respect m’a plû, que j’ay du ressentiment des accidents qu’il a courus pour moy : & qu’autant que je puis aymer, je luy promets de l’aymer. C’est trop, c’est trop, belle
Nymphe, s’escria Ligdamon, n’expliquons point, s’il vous plaist, ces mots, Autant que je puis aymer, quelque desadvantageuse que soit pour moy leur signification, je la reçoy avec action de graces, & pour preuve que je m’estime le plus heureux homme qui vive, c’est que si vous daignez me donner vostre belle main a baiser, je vous jureray comme sur un Autel, pour le respect duquel l’on n’est jamais dispensé des sermens que l’on y a faicts, que de ma vie je ne vous demanderay chose qui s’estende au delà de ce que vous me faites l’honneur de me promettre. Sylvie rougit de ceste proposition : mais Galatée qui vouloit achever cet accord, luy dit ainsi. Quoy ! vous faites difficulté d’estre vous-mesme gardienne des gages que Ligdamon vous veut donner : Non, non, ne vous refusez pas ce que vous voulez obtenir d’autruy. Ceste main que ce Chevalier demande, est une
marque qu’il ne veut pas faillir à ce qu’il vous promettra, puis qu’il vous laissera tousjours en liberté en cas qu’il y contrevint, de luy produire ceste main, comme cinq tesmoins qui l’accuseront d’avoir violé la saincteté des Dieux, & la pureté de sa foy. Leonide en riant la tira par le bras, jusques aupres de Ligdamon : mais Sylvie voulant qu’il luy en eust toute l’obligation de ceste grande affaire : Je veux vous accorder encore ceste grace, luy dit-elle, mon amitié peut s’estendre jusques-là : Mais souvenez-vous que vous devez y mettre vos bornes, & qu’il n’y a rien plus avant. Comme Ligdamon estoit prest de remercier Sylvie, deux medecins entrerent dans chambre, qui le venoient visiter tous les jours. Il les eust volontiers querelez : mais ne l’ozant faire, il pensa qu’en leur donnant sa main, il en seroit plustost quitte. Il en demanda donc
la permission aux Nymphes, qui ayant faict approcher les Medecins, leur donnerent le temps de voir leur malade. Mais bien à peine le premier luy eut-il tasté le poux, que luy sentant une fort grosse fievre : Madame, dit-il à Galatée, trouvez bon que nous nous pleignions de vostre visite : ce Chevalier pour rendre ce qu’il vous doit, & ne dementir en la moindre chose du monde, l’estime qu’on a tousjours faite de sa civilité, s’est fait un tel effort, que sa fievre en est fort augmentée : & si les Dieux ne benissent nos remedes, il court fortune d’estre long-temps au lict. Mon Dieu ! s’escria Sylvie, serions-nous bien cause d’un si grand mal-heur, en une saison où Madame a tant de besoin de personnes faites comme ce Chevalier ? Galatée se tournant vers la Nymphe : En conscience, luy dit-elle, ceste Madame, au nom de laquelle vous venez de pleindre le mal de Ligdamon, se nomme-t’elle point Sylvie ?
De graces, Madame, luy respondit-elle, ne me faittes pas la guerre : mais essayez de rendre à ce Chevalier la santé que vous luy avez ostée. Cela est bon pour vous, Sylvie, reprit Galathée, toutesfois puis qu’il est raisonnable que nous songions à ne pas faire empirer les playes de Ligdamon, allons veoir ce que fait la pauvre Mellandre, & essayons de guerir les blesseures de l’esprit, puisque nous ne sommes pas fort expertes à celles du corps. Adieu donc Chevalier, dit-elle en se levant : tenez vous en repos, & ayez soin de ne nous donner plus gueres la peine de vous venir veoir. Leonide luy dit quelque chose qui plut à l’un & à l’autre, & Sylvie qui commençoit à bon escient d’apprendre ce que c’est que d’aimer, demeura la derniere, & s’approchant tout contre Ligdamon. Je verray, luy dit-elle, par le soin que vous prendrez à vous guerir, celuy que vous avez de me plaire. En luy tenant ce langage, elle avoit mis le cossin de sorte, que Ligdamon la pût baiser comme à la des-
robée, & Sylvie s’en allant là dessus, sembla estre bien aise qu’il eust pris ce qu’elle estoit trop glorieuse pour luy permettre sans violence. Ainsi ces Nymphes quitterent le contant Ligdamon & descendirent dans la chambre de Mellandre où elles estoient impatiemment attenduës. Comme elles furent entrées & que les complimens eurent esté rendus de part & d’autre, elles prirent des chaires, & Galathée faisant l’office de Juge souverain, fit jurer l’une apres l’autre ces trois personnes, qu’elles se tiendroit à ce qu’elle ordonneroit, & pria Mellandre de luy representer succinctement ce qu’elle avoit contre Lidias & Lipandas. Alors cette jeune fille fit une tres-humble reverence, & parla de cette sorte.
DIRE DE MELLANDRE.
Je ne vous feray point l’histoire de ma-vie, grande & sage Nymphe, ny vous contant les advantures de Lidias hors des Gaules, ne vous repeteray point des choses, qui sans doute, vous ont esté desja dittes. Ce que je
veux faire est, que ce Chevalier aussi mescognoissant aujourd’huy qu’il sembloit ne l’estre point au logis de mon pere, se souvienne des promesses qu’il me fit durant sa mauvaise fortune, & trouve bon de les accomplir apres les avoir recognuës. Premierement donc, ô Lidias, tu sçais, & quand tu feindras à cette heure de l’ignorer, ta conscience te le dira, que tu n’eus pas plustost receu de mes parens les bons offices, par lesquels ils t’obligerent à demeurer avec eux, que trouvant l’occasion de m’entretenir seule : tu me juras que rien ne t’avoit obligé à prendre la maison de mon pere, & y attendre le succez de tes affaires que l’Amour que ma beauté t’avoit donnée. J’estois fort jeune quand tu me fis cette declaration, mais je ne l’estoy point assez pour me persuader qu’elle fust veritable. Je te respondis, ce me semble, assez à propos : & s’il te fust resté quelque sorte de conscience, tu ne m’eus pas poursuivie ardemment comme tu fis pour me contraindre à t’aimer. Je l’advouë, chetive & desolée que je
suis, je t’aimay, & sans considerer ce que je devois à ma naissance, ou plustost à moy-mesme, te monstray combien absolument tu m’avois gagnée. Mais que ne pouvoient emporter sur la resolution d’une jeune & credule fille, deux ans entiers de poursuittes, de tesmoignages d’amour, & outre tout cela, perfide Lidias, ta courtoisie, ta bonne mine, ton excellent esprit & tes serments qui me font dresser les cheveux à la teste toutes les fois que tes froideurs me contraignent à m’en ressouvenir ? Si tu n’avois envie de me tenir parole, pourquoy par tant d’artifices prenois-tu la peine de m’en asseurer ? Le bon traittement & la retraitte que tu avois trouvez chez les miens ne t’obligeoient-ils pas à les recognoistre autrement que par une si barbare trahison ? Hoste, ingrat & mescognoissant, qui violant les loix de l’hospitalité, espie l’occasion d’oster l’honneur & le repos à ceux qui luy avoient sauvé l’un & l’autre. Mais tu as inventé des excuses sous lesquelles tu
penses aujourd’huy te mettre à couvert. En ce temps-là dis-tu offensé, de l’indifference d’Amerine, & resolu de la quitter, puisque la fortune que tu avois courruë pour elle, n’avoit pû la disposer à prendre part à tes peines, tu ne me jurois rien que tu n’eusses envie de me tenir : mais depuis ayant sceu la grandeur de l’Amour de cette Dame, & les incroyables perils où elle s’estoit volontairement exposée pour te rendre des preuves de sa constance, tu serois le plus abominable, & le plus criminel homme du monde, si tu ne voulois vivre & mourir sien. Plûst aux Dieux, ô Lidias, que cette vertu dont tu essayes de te rendre recommandable, eust eu d’aussi profondes racines en ton ame que tu veux qu’on le croye. Tu n’aurois pas oublié si tost cette Amerine que tu fis, & ton Amour t’empeschant de penser à d’autres, m’eust fait eviter le mal-heureux passage, où insensiblement m’engage ta perfidie. Ne croy pas toutesfois que mon propre exemple ne me rende sage. L’estat auquel
tu m’as reduitte, m’apprend assez qu’il est dangereux d’adjouster foy à tes paroles. Non, non, Lidias, je ne te croy point, & comme tu feignois autresfois de m’aimer, pour t’oster peut-estre hors de l’esprit, le reste de ta passion volage que tu avois euë pour Amerine, de mesme tu feinds maintenant que tu commances à l’aimer plus que jamais, pour te despouïller de quelque nouvelle Amour, qui ayant possible duré une Lune ou deux, qui sont des siecles pour ton inconstance, te lasse aussi bien qu’ont fait toutes les autres. Donc mon innocence trompée, mon Amour sans pareille, mes longs voyages, les armes que j’ay prises, les combats que j’ay faits, la prison où je me suis volontairement enfermée, les chaisnes & les fers dont j’ay esté couverte, & tout cela pour toy, ne pourront arrester ton inconstance, ou flechir ta cruauté ? Ha ! Lidias, il y va de ton honneur, & de ton jugement de ne paroistre pas insensible à tant d’obligations. Ce n’est pas que je te reproche chose du monde. Je voudrois
en avoir fait mille fois davantage : Possible que l’excez de tant de peines, & d’avantures, surmontant ton insensibilité, te feroit resoudre à me presenter, la recompense qu’ingrattement tu refuses à ce que ton propre salut m’a fait faire. Il est temps, Madame, (Mellandre dit cela se tournant vers Galathée,) il est temps que je vous demande justice, & sans exagerer l’ingratitude de Lidias, & l’infortune de Mellandre vous fasse veoir qui de luy ou de moy, a le droit de son costé. Est-il pas vray, grande Nymphe, que celuy est coupable de tout le mal, & consequemment digne de tout le supplice, qui vend le bien qui n’est pas à luy, & engage dans des precipices, dont il ne les peut retirer, ceux qui le suivent innocemment, & s’en rapportent à ses promesses. Lidias a fait pis que cela, il m’est venu promettre une affection qui n’estoit plus sienne, puis qu’il l’avoit donnée à son Amerine, & par une malice trop noire pour n’estre point punie, s’est estudié deux ans durant de gaigner mon esprit, & tromper ma facilité.
Je l’ay crû, Madame, pource que je ne pensois pas qu’il voulust tirer advantage de tromper une fille pleine de bonne volonté pour luy, & l’ay tellement crû, que quand il le preparoit à me laisser & faire emporter par un mesme vent son navire & sa foy, je n’en osois rien croire : pource qu’il me juroit le contraire. Possible que ses promesses de la grand’ Bretagne ne sont pas pour estre observées aux Gaules, & qu’il ne croit pas estre obligé de tenir icy ce qu’il a juré là. Mais, Madame, voyez s’il vous plaist, si ces excuses sont vallables, & si un trompeur, comme l’est Lidias, s’il me manque de parole, peut estre absous pour dire qu’il ne m’a servie que par occasion, & ne me peut garder sa foy au prejudice de celle qu’il avoit donnée à son Amerine. Je ne finiroy jamais de trouver de nouvelles raisons pour le convaincre, si je n’avois peur, Madame, de vous importuner. J’aime mieux donc que vous le condemniez moins rudement, que de vous faire horreur de tous les crimes dont je
pourrois l’accuser. Je ne suis pas de ces parties animées à la ruïne de ceux qu’elles poursuivent en justice. Je ne demande point sa ruïne. Je souhaitte sa repentance, & de tant de differents supplices que les hommes ont inventez pour punir les crimes, je ne desire que celuy dont la peine est si douce qu’il n’y auroit point tant d’innocents au monde, si tous les criminels y estoient condannez. C’est, Madame, qu’il m’aime & souffre que je l’aime. Pour Lipandas je m’estonne fort comme il ose me poursuivre jusqu’au bout des Gaules. Quoy ! ne se contente-t’il pas de m’avoir si otrageusement traittée dans la ville ? Pense-t’il que sa tyrannie s’estende jusques icy ? Qu’il se souvienne des chaisnes dont il m’a si long-temps accablée : de la sale & infecte prison où il m’a fait languir, & de la mauvaise foy qu’il me tesmoigna apres que je l’eus vaincu. Quoy ! pense-t’il que j’aye changé de memoire comme d’habillements. Il faudroit estre plus aisée à tromper que, par la grace de Lidias, je ne suis
pour recevoir le service & la fidelité que me jure un homme, qui contre les loix de Chevalerie, ne s’est pas soucié de fausser la foy qu’il m’avoit donnée. Lipandas, Lipandas, croyez-moy, l’honneur a des loix bien plus exactement observées que l’Amour. On fait gloire de ne rien tenir de tout ce qu’on promet aux Dames, mais on ne l’a jamais fait de ne garder pas ses paroles aux affaires du monde. Que feriez-vous donc à une Dame qui se plairoit à vos tromperies : puisque vous vous estes monstré homme sans foy, apres avoir esté contraint de la donner par la loy de nostre combat, & la coustume des honnestes gens. Je sçay Chevalier ce qu’il y a pour vous à respondre, mais je ne suis pas payée pour vous justifier. Je me contente de vous avoir fait veoir l’imprudence de vostre affection. Ce n’est pas que je n’estime infiniement vostre personne. Je vous ay de l’obligation de ce que vous avez fait pour moy : Aussi croy-je m’en estre acquittée, quand je vous
ay retiré des prisons de Ligdamon, & fait rendre vostre liberté. Ne croyez pas que cette grace soit petite, je la tiens si grande, que je n’en demanderois qu’une pareille aux Dieux pour recompense de tout ce que je pourray de bien en ma vie. C’est assez Lipandas, consolez vous à mon exemple, & puisque nous cherchons tous deux une mesme chose, qui est de nous faire aimer à qui ne nous aime point, essayons à l’envy à qui aura plustost trouvé cet art incomparable. Galathée, voyant que Mellandre ne parloit plus, se tourna vers les deux Chevaliers pour les ouyr : mais voulans parler ensemble, ils disputerent à qui se justiffieroit le premier. La Nymphe les mit d’accord, en commandant à Lydias de commencer, pource qu’il estoit le premier de qui estoit plaint cette belle Angloise. Leonide & Sylvie cependant admiroient l’esprit de cette Dame, & avoüoient quelles avoient choisy la meilleure part, de se laisser aimer, sans estre contreintes de
courir apres leurs serviteurs. Elles estoient prestes d’en dire davantage : mais la Nymphe leur commanda de se taire, & se tournant du costé de Lidias : Or sus, luy dit-elle, heureux Chevalier, c’est à vous à nous apprendre si vous estes aussi coupable qu’il semble. Lidias se levant le mieux qu’il pût, parla ainsi.
RESPONSE
de Lidias à Mellandre.
Donnez-moy, belle & genereuse Amerine, une partie de cette grande constance, avec laquelle vous avez sur monté tout vostre sexe, & donné de l’envie au nostre, de crainte que je ne perde courage au milieu des puissants assauts, dont me combattent les charmes, l’Amour & la vertu de l’inestimable Mellandre. Je l’advouë, ô beauté, qui a fait pour moy des choses qui par leurs merveilles se rendent incroyables : si je ne suis aujourd’huy
soustenu de cette indomptable generosité, qui me fait rougir de honte par l’excez de ses faveurs, je cours fortune d’estre emporté malgré mes efforts, au gré d’une passion estrangere, comme il arrive souvent aux vaisseaux, deslié par un vent contraire, jetté en des plages incognuës, & quelquesfois ennemies. Mais à quelles impossibles violences me fait penser l’extreme puissances des charmes de Mellandre. Il est vray qu’elle est belle, qu’elle est sage, qu’elle est pleine de tout ce qui peut faire aimer. Il est vray qu’elle me donne la hardiesse de croire qu’elle ne me veut point de mal : Mais je me remets en mon bon sens, & apres l’avoir considerée toute, je veoy qu’elle n’est point Amerine, & par consequent, qu’elle ne peut rien sur moy. Je dis cecy de propos deliberé, belle estrangere, & pense qu’avec raison je le puis soustenir. Ouy, Amerine est la seule qui fait mes destinées bonnes, ou mauvaises, & tourne mes mœurs, & mes passions de quelque costé qu’il plaist à son absolu
pouvoir. Je ne vis que pour elle, je n’ay volonté que pour elle, & si son Amour ne me soustenoit, ou plustost n’estoit la conservation de mon estre, vous me verriez estendu dans ce lict, comme un corps qui vient d’estre privé de son ame. Ce n’est pas que j’ignore les obligations que je vous ay : ny que ne les ignorant point je vueille demeurer dans l’infamie de les desadvouër. Je ne seray jamais ingrat des bien-faits que j’ay receus. Je ne seray jamais l’ennemy de la societé civile, & en un mot jamais on ne me prendra pour ce monstre espouvantable, qui n’a des yeux que quand il ne se veut point regarder. Je cognoy mon devoir, je sçay ce que son amitié vous a fait entreprendre pour ma conservation, & le sçay si parfaittement, que depuis qu’il y a des hommes sensibles, jamais bons offices ne furent gravez dans le cœur de celuy pour lequel ils ont esté faits, comme les vostres l’ont esté, & le seront eternellement dans le mien. Je vous parle Mellandre, comme vo-
stre serviteur : mais comme Amant, Cest une chose qu’Amerine de droit de souveraineté s’est reservée toute entiere. Quoy ! vous ne pouvez souffrir que je parle ainsi ? vous voulez que je vous trompe ? & s’il estoit veritable ce que vous avez trouvé bon de dire, que je perseverasse en Forests, où est la fontaine de la verité d’Amour, en un artifice que j’aurois commencé en la grand’ Bretagne. Non, Madame, je ne vous donneray de ma vie sujet de me vouloir mal. Je vous ay à la verité dit autresfois que je vous honnorois bien fort, & s’il faut tout confesser, ay desiré que vous en creussiez quelque chose. Mais estre tous les jours en vostre maison, avoir l’honneur de vostre compagnie depuis le matin jusqu’au soir, & outre tout cela estre devant ce visage, charmant & ouyr les pensées de cet esprit incomparable, sans devenir Amoureux, & ne l’oser dire, c’eust esté un prodige pour l’expiation, duquel toute la grand’Bretagne n’eust eu n’y assez de Guy sacré, ny assez de Victimes. Il est vray que c’estoit violer les loix
d’Amour, de vouloir vous persuader une chose, qui ne pouvoit estre, puisque n’ayant plus de volonté libre, je ne pouvois avoir d’affection veritable. C’est, belle estrangere, où est le comble de vos forces, & de mes foiblesses. Si est-ce que ce mesme Amour qui lors m’avoit osté la volonté, aujourd’huy ne m’oste pas les moyens d’y respondre. Si les premiers mouvemens fussent passez à une deliberation arrestée, & par une continuelle poursuit te eussent forcé vostre esprit à se rendre : J’advouë que mon infidelité seroit convaincuë : mais qu’ay-je fait en vingt-quatre Lunes, que j’ay eu l’honneur d’estre auprés de vous, que de vous dire quelques-fois, qu’il n’y avoit grandeur de courage, ny puissance de raisonnement qui pussent sauver un homme qui vous avoit veuë, de vos chaisnes & de vos prisons ? Il vous en souviendra, s’il vous plaist. J’ay esté huict Lunes que entretenant une petite colere, dont vous m’avez esloigné de vous, j’evitois les occasions de me remettre
bien, & de faire ma paix. Pourquoy, pensez-vous que je le fisse, sinon pour vous obliger à ne faire estat quelconque de moy, & retirant vostre grace, m’abbandonner aux injures, & aux outrages de vostre esprit indigné ? Vous ne le faittes pas toutesfois, au contraire oubliant mon ingratitude, & prevenant mon repentir, vous vous abbaissastes jusqu’à me parler la premiere, & par une occasion qui s’offrit durant les devotions publiques, vous me dittes des choses, dont pour la gloire seule de vostre esprit, je me souviendray toute ma vie. Nous sortions du grand Temple de Londres, lors que vous approchant de moy : Lidias, me dittes-vous, c’est prophaner nos misteres, & se mocquer de la Religion, d’aller presenter nos offrandes avec la haine dans le cœur, & demander au grand Teutates, le pardon que nous ne voulons pas donner à nos ennemis. Pensez à vous, si vous estes sage, & par une perseverance à mal faire, ne vous refusez pas les benedictions, qu’en ce temps
de grace, Bellenus le bon, verse du Ciel en terre sur la teste de quiconque se repent de ses fautes. Belle Mellandre, vous respondis-je, il est bien difficile que je pardonne à des gens qui m’ont banny de mon pays, qui me poursuivent contre toute justice, & qui pis est, me contreignent de vous deplaire. A ce mot je veis que vous changeastes de couleur, & comme si ces dernieres paroles vous eussent esté d’infaillibles marques d’une extreme affection, vous devinstes toute autre que long-temps devant vous n’aviez esté. Pourveu que vous continuiez à vous repentir, me repliquastes-vous, comme vous commencez, je ne pense pas que le grand Teutates tout juste qu’il soit, puisse vous condemner. Pour moy, si j’estois en sa place, vous seriez desja absous, & si vous m’avez desobligée autresfois, de peur que ce peché ne retarde vostre absolution, je consents non seulement de l’oublier, mais d’en faire la penitence pour vous. Il vous souviendra, s’il vous plaist, genereuse estrangere, de la
froideur premeditée avec laquelle je respondis a ces obligeantes paroles, & s’il vous en souvient, vous vous souviendrez aussi qu’en estant offencée vous me dittes, que je faisois fort peu d’estat de la puissance des Dieux, & que si je n’estois plus humble dans le cœur, que je n’estois en apparence, il falloit que Teutates avec sa majesté & toutes ses foudres se resolust de venir à genouïl en terre, me supplier d’avoir agreable qu’il me pardonnast mes fautes. Je me figuray que ces paroles estoient de nouveaux presages de la continuation de vostre haine : mais elles furent plustost comme ses vents furieux, qui apres avoir amassé des nuées espoisses & noires en un moment, en un moment aussi les dissipent, & rendent l’air plus pur que devant : je vous revis dés le soir du mesme jour reprendre vostre visage d’amour & de paix, & me dire : Hé bien, Lidias, les devotions ne vous ont-elles point humilié ? Je l’advouë, cette parole me toucha, & cognoissant qu’elle venoit
d’une ame toute bruslante d’Amour, je me forçay de vous oster des inquietudes dont vous estiez rongée. Mais voyant que vous commenciez tout de bon à vous esloigner du port, & mettre les voiles au vent pour courre ma fortune, je vous pleignis de ne vous pouvoir accompagner à ce voyage, & afin de vous en destourner, prins une autre route, & au peril de ma vie aimay mieux repasser en Gaule, que de vous causer tant d’insensibles peines, & de vaines passions. A cette heure que pouvez-vous me dire, sinon que vous vous estes oubliée pour moy ? Que comme un autre Chevalier errant, vous avez couru toutes les Gaules les armes sur le dos, combattu mes ennemis, sauvé mon honneur & ma vie, & en fin obtenu ma liberté aux despens de la vostre ? Souffrez, belle estrangere, que sans vous repeter ce que desja je vous ay dit plusieurs fois, je vous demande à vous mesme ce que je dois faire. Au mesme temps que vous estiez à Calais, Amerine estoit à Rothomague, &
tandis que vous vous battiez contre Lipandas pour ma delivrance, Amerine se presentoit à mes Juges pour me retirer des griffes & de la gueule des Lyons. Voyez, Madame, (il dit cela se tournant avec beaucoup de respect vers Galathée,) voyez, dis-je, Madame, qu’elle est ma fortune, & sans vous laisser vaincre aux persuasions de l’un ny de l’autre, lors que vous m’aurez ouy, jugez, s’il vous plaist de ce que je suis obligé de faire. Voila Amerine que j’ay long-temps aimée d’un costé : voila cette vertueuse estrangere qui m’aime infiniement de l’autre. L’une se bat pour me faire sortir de prison : l’autre apres avoir esté deux ans sans avoir receu de mes nouvelles, se presente pour me retirer du supplice, & comme si mon oubly ny mon mespris, ne l’avoient point euë pour object, elle me supplie tres-humblement que j’aye agreable qu’elle soit ma femme. Incontinent apres cette belle Dame que voicy, apprend que son combat n’avoit pû forcer Lipandas à me donner
la liberté. Elle se bat derechef, & voyant ce remede vain, entre en prison & prend mes chaisnes & mes fers pour me donner la commodité de sortir. Mais que fait cependant Amerine, elle se prepare à m’espouser, & voyant que par un breuvage empoisonné, j’aimois mieux mourir, que d’estre son mary, elle par Amour sans exemple, aime mieux mourir pour un ingrat, que de vivre sans Lidias. Cette belle estrangere me rencontre depuis avec Amerine, la Jalousie luy met les armes à la main, & la porte à me vouloir ou tuer, ou faire commettre un crime. Amerine en mesme temps me veoit prisonnier, elle me donne des habillemens, & quoy que le danger fust grand ne laisse pas de s’en mocquer pour me le faire eviter. Cette Dame m’a suivy jusqu’en Forests : Amerine y est aussi venuë, & en un mot cognoissant que celuy pour lequel elle avoit tant pris de peine estoit Ligdamon, & par consequent que j’estois un meschant, un insensible, un ingrat, de ne l’avoir point esté chercher, ny en-
voyé personne luy porter de mes nouvelles, elle ne laisse pas de continuer en son Amour, & le jour que je fus pris par les Solduriers de Polemas, l’ayant rencontrée, elle se jette à mon col, me dit les meilleures paroles du monde, & me confond tellement par le recit des fortunes qu’elle avoit couruës pour moy, qu’encores je ne puis sortir de l’admiration de tant de merveilles. Ce sera donc icy, ô belle & sans pareille Amerine, que je cesseray de parler pour vous, puisque le Ciel & la terre, les Dieux, & les hommes, les choses sensibles & insensibles, & si je l’ose dire, cette belle estrangere, soustiennent vostre cause, & par une eloquence plus forte que toutes mes raisons, me commandent de vous servir & vous aimer eternellement. Aussi je vous promets de ne contrevenir point à ce juste commandement, & jure devant cette grande Nymphe, qu’aussi-tost que mes blesseures seront en estat de me permettre de marcher, je sortiray d’icy
& au travers des picques, & des traits de tous nos ennemis, vous iray chercher jusqu’en la tante de Polemas, & vous retirer de ses prisons au peril de ma vie.
Lidias finit ainsi, & se sentant foible, se mit la teste sur le chevet : mais Mellandre en extreme colere. Voyez, dit-elle à la Nymphe, l’ingratitude de Lidias, Madame. A-t’il d’une seule bonne parole essayé d’addoucir mes amertumes ? A-t’il sceu eviter mon non mesme, & tout ce qui pouvoit m’obliger pour vous faire veoir qu’il ne veut pas, seulement payer mes bienfaits d’ingratitude : mais perdre la memoire de celle qui l’a si sensiblement obligé ? Mais fais tout ce que tu voudras : sois desnaturé jusqu’au bout, jamais Mellandre ne se repentira de t’avoir aimé. Galathée admirant son courage, la supplia de se mettre l’esprit en repos, & conjura Lipandas de dire ce qu’il pensoit pouvoir servir à sa cause. Il se leva le mieux qu’il pût, & apres quelques compliments, commença ainsi.
LANGAGE TENU
par Lipandas à Mellandre.
Les meilleurs esprits qui se sont arrestez à philosopher sur l’Amour, ont diversement parlé du bandeau qu’il porte devant les yeux. Pour moy qui en parle par mes propres sentiments, plustost que par les subtilitez de la Philosophie, je croy que nos peres sages & experimentez en toutes choses, n’ont voulu rien entendre par cet aveuglement volontaire, que celuy duquel sont offusquées toutes les fonctions de l’ame d’une personne qui est passionnément Amoureuse. Il semble que la memoire n’a plus l’usage, de se souvenir des choses passées : Que l’imagination ne peut prevoir les futures : Et que l’entendement n’a plus de liberté de juger des presentes. Je tiens ce langage, Madame, il dit cela se tournant vers Galathée, pource qu’il ne seroit pas croyable, s’il en alloit autrement, qu’on pûst aimer une
personne & qu’on desirast d’en estre aimé, apres luy avoir fait sentir tout ce que peuvent les armes & la colere.
J’aime la belle Mellandre, Madame, & comme si je ne me souvenois plus que je l’ay autresfois blessée : que je luy ay manqué de parole, & bref que la tenant dans mes prisons je l’ay chargée de chaisnes & ne luy ay pas presque donné la liberté de vivre, je souhaitte qu’elle m’aime, & si j’en estois crû, dés à present je serois en ses bonnes graces. Ouy, belle Mellandre, je suis assez audacieux, pour avoir ce desir, & vous aime si passionnément que je me figure qu’il m’est permis de le pretendre. Je sçay que je devrois suivre les reigles & l’ordre des discours ordinaires, & me mettre en estat de grace avant que je souhaittasse d’estre recompensé : mais je ne suis point de ces foibles esprits qui croyent qu’il faut laschement excuser ses fautes pour avoir plus aisément misericorde. Je ne veux
point estre obligé de ma vie à des moyens perfides & supposez. Il faut que vostre justice esclaircie de mes fautes me condemne absoluëment, où que generalement vostre clemence me les remette. Si mes actions passées n’ont jusques icy parlé pour moy, & au travers de l’amour que vous avez pour Lydias ne vous ont fait cognoistre celle que j’ay pour vous, il sera tres-difficile que moy qui sçais aimer mieux que representer combien j’aime, le puisse faire par les paroles que je vous pourrois dire. S’il estoit question de vous persuader un mensonge, comme fit autresfois Lydias, quand il vouloit faire accroire qu’il vous aimoit, je les supplierois tres-humblement de m’apprendre ses pensées & ses cajolleries pour esblouïr encor une fois la clarté de vostre jugement ; mais les Dieux m’envoyent la mort, ou me mettent encor un coup l’espée à la main pour vous offencer, plustost
que je suive un si mauvais exemple. Non, Madame, (je ne trouve point de nom, par lequel je doive desormais vous appeller qui soit plus propre que celuy-cy, qui me represente le pouvoir absolu que vous avez sur moy. ) Non, Madame, dis-je, quand je serois assez heureux pour vous donner l’Amour, que vous avez pour Lidias, je ne seray jamais assez meschant pour vous traitter comme il fait. Ne croyez donc pas, s’il vous plaist, que je vueille vous persuader que vostre beauté estant infinie il faut que mon Amour la soit aussi. Que vostre vertu estant sans comparaison, il faut que mon affection l’esgale. Et en un mot qu’une grande cause ne peut produire de petits effects. Je vous ay aimé, & ne puis dire par quels charmes, si ce n’est par ceux de l’inclination ou de la necessité, cette passion m’est arrivée. Je ne vous veis jamais qu’armée où prisonniere, c’est à dire, sans beauté. Je ne vous pris jamais que pour mon ennemy, & vous ay tousjours traittée comme telle. Cependant aussi-tost que vous
n’estes plus en mon pouvoir, & que j’ay appris que vous estes la belle Mellandre, cette Mellandre, dis-je, qui a fait tant de miracles pour un ingrat & pour un infidele, j’en deviens extraordinairement Amoureux, & ne pouvant vous rendre mes hommages, ny vous adorer comme vous le meritez, j’adore vos chaisnes & vos fers. Je les baise comme des reliques, pource qu’ils vous avoient touchée, & de ce maudit cachot qui me representoit par son horreur celle de mes actions passées, j’en fis au commencement une retraitte de penitence, & de peur de ne vous rendre pas tout ce que je vous devois, le changeay en fin en un Temple de Gloire, encor tout plein de la splendeur, & de la divinité de celle qui si long-temps y avoit esté retenuë, Mais quoy ! je ne veois pas qu’apres vous avoir promis de ne rien dire à mon advantage, je vous fay ressouvenir de ce que j’ay fait, & semble le faire pour en tirer quel-
que sorte de recompense. Je dis seulement qu’il le semble, Madame : car en effect ce n’est point mon intention. Et comme je vous ay desja dit, ou vostre Justice me condemnera, ou je n’auray obligation de ma vie qu’à vostre misericorde. Il est vray que c’est à la derniere que j’addresse mes vœux. Que c’est d’elle de qui j’espere mon repos, & que c’est par elle qu’un jour apprenant des actions de Lidias comme vous le devez traitter, vous ferez par une insensible voye passer de luy en moy cette Amour qui vous rend la merveille de toutes celles qui ont jamais aimé. Vous me faittes mauvais visage, vous tournez la teste. Et si la bienseance ne vous le defendoit, vous boucheriez les oreilles de peur de m’escouter, mais ce supplice est trop léger si vous avez envie de vous vanger. Dittes-moy. Va, importun Lipandas, delivrer Mellandre de tes fascheux langages. Cesse
de la traitter en tyran, & s’il est vray que tu l’aimes, donne tout ton sang pour les gouttes de celuy qu’autresfois tu luy as fait respandre. Vous pleurez, Madame, est-ce du despit de me veoir encor en vie ? Est-ce de regret d’aimer un desloyal ? Mais n’est-ce point, comme je le desire, de la pitié que vous avez de veoir combien je me repents de vous avoir, contre mes sentiments, indignement traittée ? Si cela est, Madame, essuyez vos larmes & laissez-moy ces monstres à combattre. J’en ay desja deffait une grande partie. Je sçauray bien purger mon Amour de ce qui reste. Ayez donc agreable de rayer des jours de ma vie, ceux que je n’ay point employez à vostre service. Commencez à cognoistre Lipandas du jour que vous estes sortie de ses prisons. Et si depuis ce temps-là il a fait quelque action qui demente l’estime, qu’il vous supplie tres-humblement de faire de son Amour, ne cessez de luy reprocher vostre sang respandu, vostre prison
si longue & si cruelle : sa foy parjurée, & son inhumain traittement. Vous me direz que vous aimant contre vostre intention, j’ay commencé de me declarer vostre ennemy, quand je me vante d’avoir cessé de l’estre. Mais c’est à cette grande Nymphe à juger si la plainte que vous en faites est juste : & si ce ne me seroit pas un crime irremissible de ne vous estre point desobeïssant. Cependant, s’il vous plaist, de me faire l’honneur de peser les raisons qui sont pour soustenir la cause d’une veritable Amour, vous advoüerez que tout vous parle pour moy, & que je ne m’en sera que pour n’estre redevable de mon salut qu’à vostre seule bonté. Je n’aurois plus rien à vous dire, s’il n’estoit à propos de vous faire une protestation qui sembleroit, peut-estre un attentat contre mes serments, ou une simple obeïssance aux commandements de cette grande Nymphe, si je ne la faisois qu’apres son jugement.
Protestation, dis-je, par laquelle, au peril de ma vie, je m’engage à ne cesser jamais de vous adorer, demeurer ferme en la volonté que j’ay de vous servir, & recevant avec benediction vos rigueurs, vos mespris, & tout ce que la colere ou l’injuste amour de Lydias vous pourront faire inventer contre moy, achever l’ouvrage glorieux que j’esleve en vostre nom, & en l’entreprise duquel j’ay pour ayde & pour compagnon celuy-mesme que vous recognoissez pour le plus grand des Dieux.
Lipandas ayant ainsi finy, tesmoigna combien grande estoit son amour : mais ce qu’il fit apres en donna bien encor de plus certaines preuves ; car comme si en faisant ceste protestation il eust recueilly tous ses sens, & toute son ame sur le bord de ses levres, pour leur faire à tous ratifier ce qu’il promettoit si solemnellement, & passer jusques dans le cœur de Melandre, pour y prendre la place qu’y tenoit injustement
Lydias. Il demeura froid & pasle comme un mort, & s’esvanoüit avec un si grand transport hors de soy, que Melandre mesme fut contrainte, aussi bien que les trois Nymphes, de mettre la main pour le secourir. Long-temps apres il revint : mais si foible & si changé, que Galatée cognut qu’il n’estoit pas capable d’entendre ce qu’elle avoit à luy dire. Elle parla quelque temps à l’oreille de Melandre, & tesmoignoit qu’elle parloit avec affection : mais Lipandas estant bien remis, & d’ailleurs voyant que l’heure pressoit, elle se tourna vers Lydias, Lipandas, & retenant Melandre par la main, parla de ceste sorte.
CONSEIL
de Galatée.
Si les differents qui naissent en Amour, estoient de la nature de ceux qui arrivent dans les affaires du monde, je me promets assez de mes soins & de mon esprit, pour croire que je pourrois terminer les vostres avec justice. Mais puisque jusques icy personne n’a fait des loix pour reigler les querelles des Amans, & que la Raison a tousjours esté bannie, ou esclave en l’Empire d’Amour, je me contenteray de vous conseiller sur ce que vous avez à faire, & vous laisseray la liberté de vous juger vous-mesmes. Je sçay que l’expedient que je vous propose, n’est pas celuy qui vous peut mettre en repos sur le champ, pour ce que difficilement vous accorderez-vous, si vous n’y estes forcez par un absolu pouvoir. Mais s’il est vray que vous ne trouviez
pas mon conseil conforme à vos sentimens, à plus forte raison auriez-vous resisté à ce que je vous ordonnerois par un jugement difinitif. Il faut donc que vous ouvriez les yeux vous-mesme, & que sans donner tout à vostre passion, vous pensiez en fin à vostre bien, & ne contreveniez plus à ce qui est raisonnable. Je commenceray donc par vous, belle Melandre, & au lieu d’estre vostre Juge, me faisant vostre Advocate, diray qu’il n’y a sorte d’obligations au monde, que Lydias n’ayt à vostre amitié : Que les peines que vous avez endurées, & les fortunes que vous avez couruës pour luy, sont si extraordinaires, que les services de toute sa vie ne sont pas suffisans de satisfaire à la centiesme partie. Les choses qu’a faites pour vous Melandre, ô Lidias, sont de soy-mesme si merveilleuses, qu’elles font honte à celles que ces grands amis, dont l’antiquité nous parle avec estonnement, ont autrefois entreprises. Mais, outre cela, il y a des circonstances qui en
rendent le prix beaucoup plus inestimable : C’est qu’une jeune & honneste fille abandonnant sa maison : &, s’il faut ainsi dire, abandonnant son propre naturel, a pris les armes pour vous secourir, & s’est resoluë sans force & sans experience, de combattre un des plus hardis Chevaliers de son aage. Certes quand l’Amour ne seroit pas la cause de ces émerveillables effects, & par consequent n’en rendroit pas la recognoissance impossible, si est-ce que vous m’advoürez que vostre honneur & vostre vie, qui est tout ce que vous avez de cher, ne sont rien à comparaison de ce que vous voudriez hazarder pour vous revancher. Voyez donc, Lidias, s’il est possible, ce que vostre imagination vous represente en faveur de Melandre : Pesez ses actions & ses travaux, ne retranchez rien de vos ressentimens, de peur d’offencer ceux que vous devez avoir pour Amerine. Tournez les yeux sur Melandre, non comme une fille amoureuse de Lidias : mais sim-
plement sur une fille amoureuse : & jugeant vostre cause en une tierce personne, rendez la justice à quiconque elle est deuë. Le discours que vous m’avez fait, ne me laisse aucune doute de vostre bon naturel : J’ay veu avec quelle admiration vous parlez des bons offices de Melandre, & avec quel desespoir vous tesmoignez qu’il vous est impossible de les recognoistre dignement : mais ce n’est pas assez, Lydias, il faut que vous ne vous contentiez pas d’esviter le mal ; vous devez faire le bien, c’est à dire, que je me plaindrois avec Melandre de vostre insensibilité, si vous-vous croyez quitte pour n’estre point ingrat. Non, non, vous devez servir ceste belle fille plus utillement, & puis qu’Amerine vous empesche de disposer de vous, on ne doit point forcer la necessité : mais il faut, si vous estes capable de raison, que vous ne reposiez jamais que Melandre ne soit contente, & n’advouë qu’elle n’a pas obligé un meschant Quoy ! Lydias, ce conseil vous faict
changer de couleur ? Ne vous troublez pas sans sujet : Ma proposition semble difficile d’abord, & toutefois elle l’est moins qu’elle ne paroist. Ayez la patience de m’escouter, & vous verrez si je pense à vostre contentement. Je retourne donc à vous, belle Melandre, & vous demande si Lydias a teu quelque chose de ce qu’il vous a promis, ou receu de vous des faveurs plus particulieres que celles qu’il a dites ? Melandre ayant respondu à la Nymphe que non, elle continua de ceste sorte. Puis qu’il est aussi clair que le jour que par une imprudence de jeune homme, plustost que par un ferme propos d’Amant, Lidias vous tesmoigna qu’il estoit vostre serviteur, & vous fustes assez malheureuse pour oüyr & croire ces cajolleries : croyez-moy, Melandre, vous ne serez jamais bien fondée de le poursuivre, pour vous faire tenir parole. Il n’estoit plus à luy quand il vous l’a donnée, & comme en cela il ne peut estre condemné, il le sera tousjours en la trahison qu’il vous a faite. Il
dit pour sa justification, que jamais il n’eust pensé estre si puissant, ou plustost si heureux de s’estre pû si facilement faire aymer, & qu’il ne quitta vostre maison, que de peur de vous engager trop avant en ceste infructueuse affection. Cela estant, belle Melandre : pleignez-vous de vostre naissance : pleignez-vous de la Fortune, pleignez-vous des Dieux : ils ont esté les instrumens de vostre malheur, autant, ou plus que Lydias. Ils luy ont faict passer l’Occean, & l’ont jetté chez vous comme un coup de tonnerre, ou comme une gresle dont ils reduisent en poudre les maisons, & gastent les moissons de ceux qu’ils veulent affliger. Recevez ceste disgrace comme un coup du Ciel, & n’ayant pas moins de courage que ces pauvres Laboureurs, qui apres avoir sué sang & eau toute l’année pour avoir dequoy vivre, ne se desesperent pas, quoy qu’ils ne recueillent que de la paille au lieu de grain : monstrez que vous ne murmurez jamais
injustement. Et en effect, vous seriez coupable, si vous ne voyez pas l’extrême Amour dont les Dieux ont voulu recompenser la vostre. Lipandas n’a esté vostre ennemy qu’autant qu’il ne vous a point cognuë : Son affection a pris naissance de vostre vertu : & s’il est vray que ces amitiez-là sont les seules qui sont eternelles, considerez les obligations que vous avez à ceux que vous avez tant accusez, puis qu’il ne vous ont faict aymer Lydias, que pour faire esclatter vostre vertu, & par ces voyes extraordinaires, vous acquerir un Chevalier donc les amours sont veritablement extraordinaires. Mettez-vous dont entre l’une & l’autre de vos fortunes : mais comme un fer entre deux aimans d’egale force, & vous confesserez, que si la mauvaise a de puissans moyens pour vous faire tomber, que la bonne n’a pas moins de force pour vous soustenir. Faites ce que je vay vous dire, discrette Melandre, & sans vous porter par mon advis à rien
de contraire à vos sens, jugez comme ils vous conseilleront. Voicy Lidias, regardez-le comme il le doit estre. Representez-vous que c’est un jeune homme, qui pour se divertir est venu vous parler d’Amour sans en avoir : & vous a quittée aussi-tost qu’il a jugé que vous estiez prise. Passez de ceste consideration à celle de l’avoir cherché par tout, avoir faict le Chevalier Errant pour luy, vous estre batuë, estre entrée en prison pour l’en retirer, l’avoir depuis suivy jusques icy, & en fin vous supplier pour tout fruict de luy pardonner, si autrement que par une amitié de frere, il ne peut payer vostre Amour, vos travaux, vos playes, vostre sang, & en un mot la fidelité de Melandre. De l’autre costé tournez les yeux sur Lipandas que voicy : mais il faut que vous-vous le figuriez comme il estoit, lors qu’il eut appris que vous n’estiez pas un Chevalier ; mais la vertueuse Melandre. Considerez son desespoir, contez ses larmes & ses pleintes : pensez à la longueur de sa
maladie, pesez ces chaisnes & ces fers qu’il mit sur luy pour vous avoir touchez, comme autant de reliques de la vertu qu’il vouloit adorer toute sa vie. Ceste Amour ne vous émeut-elle point ? Je dis ceste Amour, qui n’ayant autre cause que vostre vertu, croist par elle, s’entretient par elle, & encore aujourd’huy ne considere qu’elle. Mais ce n’est pas tout, que direz-vous de ceste obeïssance dont il a ravy tout ce que nous sommes icy. Quoy ! pour vous donner ce contentement de voir Lydias hors de danger : Ce Lydias, dis-je, qu’il devoit haïr comme rival, se jetter du haut des murs de ceste ville dans les fossez, & s’y jetter pour executer vos commandemens, mesme au prejudice de son repos. C’est je ne sçay quoy, discrette Melandre, que jusques icy les hommes avoient ignoré. Voila la peinture de ces deux Chevaliers : jugez lequel vous doit estre le plus cher, & donnez à la raison autant de credit en sa propre cause que vous en voulez donner à l’Amour.
Je vous laisse mediter là-dessus, belle & sage estrangere, cependant je veux parler à Lydias pour la seconde fois, & luy conseiller pour sa gloire de travailler pour vostre contentement. Oüy, Lydias, je vous prie par le grand Taramis, de vous souvenir des obligations que vous avez à Melandre : le plus remarquable service qu’elle doit attendre de vous, est de luy rendre ce que vous luy avez osté. Elle estoit heureuse autant qu’elle vous eust veu : faites qu’elle le soit encore apres. Je sçay qu’il ne depend pas absolument de vous, mais vous pouvez grandement avancer l’ouvrage. Lipandas vous a sauvé la vie, cela se peut dire sans vous offencer, rendez luy la pareille. Faites que son amour ne soit pas vaine, & ne pouvant par vostre destinée estre possesseur de Melandre, essayez de vous l’acquerir par une tres-juste & tres-desirable alliance : & ainsi joignez deux Amans dont la fortune aura long-temps esté semblable. On vous laisse vos affections
inviolables : Amerine qui a faict voir combien grande peut estre l’amour d’une honneste fille, seroit trop mal traittée, si vous pensiez avoir comme Amant des obligations à d’autres qu’à elle. Sa vertu vous areste, sa constance vous doit faire fermer les yeux à Melandre, si ce n’est pour la servir comme vostre sœur. Et vous, parfaict & veritable Amant, quel conseil vous puis-je donner, que je ne voye pratiqué en toutes vos actions passées ? Il faut l’advoüer Lipandas, vous n’estes non plus coupable du mal que Melandre a receu de vostre espée, & dans vos prisons, qu’est la mer du naufrage que tous les jours y font tant de vaisseaux. Vous avez crû mal-traitter vos ennemis, & non une fille, ou, pour mieux dire, la Vertu sous la personne d’une fille : Mais par combien de penitences & de chastimens avez-vous expié une faute dont vous ne pouvez estre accusé ? Il est vray que si jusques icy vous eussiez faict moins que vous n’avez faict, & si vous-vous fussiez
moins persecuté, non seulement je me promettois de retrancher beaucoup de l’estime que je fais de vostre affection : Mais je ne croirois pas que la belle Melandre fust obligée absolument, comme elle l’est ; d’en avoir du ressentiment. Poursuivez, brave Chevalier, esperez en la justice des Dieux, & ne vous figurez pas qu’ils permettent que Melandre demeure long temps dans l’obstination d’aymer & hayr sans cause & sans jugement.
Comme Galate eut ainsi parlé, elle se teut, pour ouïr ces Amans si fort opposez l’un à l’autre. Lidias fut le premier, qui par des remercimens & des actions de joye incroyable, luy fit voir combien ponctuellement il suivroit son conseil. Lipandas, tout blessé qu’il estoit, se fit un tel effort, que l’excez de son contentement ne luy laissant des functions de la vie que celle de respirer, il fut un grand temps sans faire autre chose que monstrer l’infinité de sa joye en ne l’exprimant point. La pauvre desolée
Melandre estoit celle qui ne trouvoit que des espines parmy tant de roses, & des sujets de pleurer parmy ceux de se resjouïr, qu’avoient ces deux Chevaliers. Galatée alla aupres d’elle pour la consoler, & luy faire voir avec combien de raison elle devoit oublier Lydias, & aymer Lipandas. Je voy bien, luy respondit-elle, que je devrois suivre vostre advis, Madame : mais je ne sçay quelle force plus grande que celle de la raison, m’entreine d’un autre costé. Je me fais le mal que je ne devrois pas me faire, & ne me fais pas le bien que je me puis faire. Non, Madame, je consulte, depuis que vous parlez, avec moy-mesme, pour ne rejetter pas un conseil salutaire comme le vostre. Je voy que ma passion (telle, helas ! puis-je justement nommer mon amitié) n’aura aucun bon succez : que Lidias est engagé ailleurs, & qu’il ne peut, sans ingratitude quitter Amerine, pour me servir : mais tous ces pensers ne servent qu’à me troubler. Les bons sont confondus aussi-tost qu’ils sont nez, & les autres que j’appelle
mauvais, puis qu’ils entretiennent mes ennuis, sont suivis plustost qu’ils ne sont deliberez. Il a un expedient à tout cecy, grande Nymphe, un mal sans un remede ordinaire est tres-aisément guery par un extraordinaire. De toutes ces amantes que l’Antiquité nous represente si mal-heureuses & si desesperées, il n’y en a pas une que la mort n’ait guerie. Ma condition n’est pas pire que la leur, ny la mort moins pitoyable aujourd’huy, qu’elle a tousjours esté. C’est à quoy je me resous, c’est où mes vœux sont tous recueillis. La Nymphe voyant le mal trop irrité, ne voulut pas l’empirer par les remedes. Bien, bien, dit-elle, sage Melandre, je vous donne huict jours pour y penser : mais à condition que sans vous porter aux extremitez vous consulterez toutes les nuits une heure avec vous-mesme, & quelquefois le jour avec moy. Comme Galatée luy eust faict promettre cela, elle prist congé d’elle, & des deux Chevaliers, qui ne la pouvans accompagner
à cause de leurs playes, l’accompagnerent au moins avec leurs benedictions, & leurs actions de graces jusques à la porte de leur chambre. Melandre la conduisit jusques hors du logis, & laissa ceste bonne compagnie en pleurant, Galatée la baisa, & luy promit de l’envoyer visiter par Leonide & Silvie. Ces deux filles sensibles par contagion aux ennuis de Melandre, luy promirent toute sorte d’amitié, & l’ayant baisée, monterent avec Galatée dans son chariot, pour aller voir la feinte Alexis, au logis d’Adamas. Ce Druïde qui à toutes les heures du jour estoit occupé pour le salut de sa patrie, n’estoit point allé au Chasteau avec les autres : mais pour oüyr chez Clindor un espie, qui dés le poinct du jour estant entré dans la ville, s’estoit desrobé tout seul. Ce rusé garçon, qui n’estoit jamais deux jours de mesme façon, tantost manchot, tantost borgne, tantost boiteux, & encore quelquefois pis, luy aprit la resolution que Polemas avoit prise d’assieger
tout de bon la ville, & attendre, sans faire donner aucun assaut le grand secours qu’Alerante luy avoit promis au nom du Roy des Bourguignons. Adamas veid que toutes choses confirmoient l’Oracle qui leur avoit esté envoyé, & en ayant donné advis à Clindor, le pria de se trouver le soir au Chasteau, pour en parler ensemble à la Nymphe : & emmenant l’espie avec luy, s’en alla en sa maison. Il ne faisoit presque que d’y entrer, lors que le traistre Meronte, qui avoit oüy quelque chose de la resolution qui avoit esté prise de fouïller toutes les maisons suspectes, se presenta devant luy, & avec la mine d’un tres-fidele serviteur d’Amasis, luy dit, que depuis deux jours il avoit oüy un fort grand bruit en quelqu’une-des maisons de sa ruë, & que ne se faisant que depuis unze heures du soir, jusqu’à quatre heures du matin, il n’y avoit point apparence que ce fust pour un bon dessein. Adamas voyant l’affection que ce traistre tesmoi-
gnoit par ce rapport, le considera fort long-temps, & ne remarquant rien en luy qui le pûst faire soubçonner, le remercia particulierement, & luy promettant de representer sa fidelité au Prince & aux Nymphes, le fit entrer en son cabinet. Comme il y fut, le grand Druïde s’informa de luy comme quoy il avoit ouy ce bruit, & ce qu’il en pensoit ? Je vous diray, luy respondit Meronte, qu’estant dans une cave fort basse que j’ay, la nuict du premier assaut, j’oüis (assez loin toutefois) remuer des pelles & des pics, & incontinent apres fouïller & creuser en terre. A ceste heure de vous dire ce que ce peut estre, c’est, grand Druïde, une chose qui passe mon esprit : Mais si je dois croire la petite cognoissance que j’ay des affaires de guerre, pour m’estre trouvé en beaucoup d’occasions depuis que nos voisins ont les armes à la main, je me figure que ce pourroit bien estre quelqu’un qui gaigné par les promesses de nostre ennemy, ou
de tout temps sont serviteur, auroit entrepris de faire une mine, & la conduisant dessus les fossez de la ville, avec l’ayde des gens de Polemas, le faire entrer par là, & luy mettre entre les mains nos vies, nos libertez, nos biens, nos femmes & nos enfans. Adamas se souvenant lors de l’Oracle qui luy avoit esté envoyé comme du Ciel, & le confirmant par les conjectures de Meronte, fit mine que cela n’estoit pas faisable : toutefois embrassant ce meschant homme, & le conjurant s’il oyoit recommencer ce bruict de l’en advertir à l’heure mesme, afin que tous ensemble ils pussent y mettre ordre, le renvoya avec protestation que la Nymphe luy feroit sentir combien utilement travaillent pour leurs fortunes ceux qui luy sont fideles. L’artificieux Meronte prit congé du Druïde, & promit de luy obeïr en cela, aussi bien qu’en toute autre chose. Adamas ayant resvé long-temps sur cet advis : O grand Taramis, dit-il, si vous ne joignez
vos forces aux nostres, & à l’advertissement que vous nous donnez de nostre perte, n’adjoustez la prudence de l’empescher, que je prevoy de desolations, de meurtres, & de sang respandu dans ceste mal-heureuse Province ! Comme il eut dit cela, il prit courage, & se promettant que Hesus le fort ne l’abandonneroit point en sa necessité, fut voir comme Celadon s’estoit gouverné en son absence. Il troubla une extrême joye : car Astrée qui l’estoit venu voir il y avoit plus de deux heures, ne cessoit de luy representer sa passion, luy faire voir combien grandes avoient esté les apprehensions qu’elle avoit euës pour elle, & l’asseurer que si les ennemis eussent esté si cruels que de la faire mourir, qu’elle n’eust pas vescu une heure apres. Celadon luy avoit respondu selon l’excez incroyable de son Amour : mais de son Amour trop discrette & trop cachée. Aussi-tost que le Druïde entra, Astrée se leva, & allant au devant de luy, luy demanda
pardon de la hardiesse qu’elle avoit prise de venir troubler le repos de la belle Alexis. Ma belle fille, luy dit le Druïde, vous ne sçauriez plus obliger le pere & la fille, que de vous en souvenir, & par vos visites consoler ceste Druïde, qui n’a pû s’exempter, non plus que vous de la meschanceté des hommes. Astrée vouloit respondre au Druïde, lorsqu’elle en fut divertie par l’arrivée des trois Nymphes, qui sortans du logis de Ligdamon, estoient venuës à celuy d’Adamas. Le grand Druïde fut recevoir Galatée, & luy faisant voir par ses submissions & ses paroles, avec quel ressentiment il recevoit l’honneur d’estre visité par sa Dame, luy dit, que luy & sa fille ne devoient faire toute leur vie autre chose que de prier Dieu pour sa gloire, & le repos de son Estat, en recognoissance des faveurs qu’ils recevoient d’elle. Mon Pere, respondit Galatée, vous n’estes point en doute de ce qu’Amasis & moy voudrions faire pour vostre service.
Nous vous avons de tres-grandes obligations, & les soins que jour & nuict vous prenez pour nous, vont bien au delà de tout ce que nous pouvons faire pour vous en revanche. Mais ce discours n’est pas pour ceste heure : Je viens seulement icy rendre à ceste belle & vaillante Druïde les premiers tesmoignages de mon amitié, & la conjurer de ne me pas refuser celle que je luy demande. Celadon avoit tellement paly en voyant Galatée, au souvenir des choses passées, qu’il representoit fort bien le personnage d’une fille malade. Galatée s’approcha d’elle, & luy voyant ceste extrême blancheur que la crainte luy avoit laissée sur le visage. Hé quoy ! luy dit-elle en la baisant, est-ce vous qui hier, l’espée à la main, avez, à ce que l’on m’a dit, fait teste à tous nos ennemis, & tué cinq ou six des leurs ? Celadon parlant le plus bas qu’il pouvoit : Non, Madame, ce n’est point moy qui ay faict toutes ces choses, luy dit-il, je suis
trop foible & trop peu courageuse pour en venir là : mais Hesus le fort qui a deffaict des armées, à ce qu’on m’a appris aux Carnutes, quelquefois avec le bras d’un enfant, & quelquefois avec un vent, m’a tenu la main, & se servant de l’espée que Semire m’avoit baillée, pour faire voir sa puissance, a tué ceux qui le vouloient empescher de se faire voir tel qu’il est. Galatée reprenant la parole : Je n’ay garde de croire que vous ayez sans miracle pû souffrir de si grands efforts, dit-elle, & combattu avec tant de courage : Aussi est-ce ce qui m’estonne davantage, de voir une fille si chere aux Dieux, que visiblement ils ayent voulu se servir d’elle pour nous secourir. Celadon, pour la confirmer en son opinion, luy repartit ainsi : Quand je n’aurois point esté si heureuse que d’avoir servy à Dieu, pour se declarer contre la rebellion & la perfidie, toutefois vostre cause est si juste, Madame, que se defendant de soy-mesme, plustost que
par les forces d’autruy, elle donne du courage à ceux qui n’en ont point : & ne met personne dans le peril que pour l’en retirer plein d’honneur & d’immortalité. Encore que je croye aussi bien que vous, discrette Alexis, luy dit Galatée, que sans vanité nous pouvons estimer juste la cause que nous soustenons, si est-ce que je n’ose en avoir si bonne opinion que vous. Mais je veux changer de propos, & sçachant que ce seroit tanter l’impossible, que de vouloir combattre de courtoisie contre Alexis, aussi bien que contre son pere, je me contenteray de le ressentir. Dites-moy donc, belle Druïde, comme vous-vous portez, & ce que nous devons attendre de vos blesseures ? Madame, luy respondit Celadon, je me porte assez bien, & si c’estoit un de ses hardis Chevaliers de vostre Cour qui fust blessé comme je suis, il n’en garderoit pas seulement la chambre. J’ay, à la verité, une blesseure à l’espaule : mais si legere, que ma condition seule la
rend considerable. Je ne sçay, reprit Galatée, s’il y a moins de valeur aux langages que vous tenez, qu’aux merveilles que vous avez faites : C’est pourquoy je rougis de honte de vous faire une question, qui me semble toutefois digne d’estre sceuë entre des filles : c’est que vous m’appreniez comme quoy vous pûstes vous resoudre à prendre une espée, &, ce qui m’estonne encore plus, vous en servir contre vos ennemis, sans que la frayeur de voir tant de traicts tirez sur vous, & tant d’armes baissées pour vous tuer, ne vous fist tomber l’espée de la main ? Madame, quand vous considererez, continua Celadon, ce que j’ay eu l’honneur de vous dire de la puissance de Dieu, vous cesserez d’admirer ce que j’ay faict : toutefois pour respondre humainement à ce qu’il vous plaist sçavoir de moy : J’advouë que je n’allay point au combat comme les Histoires nous apprennent qu’y vont tous les jours ces vaillans
Capitaines : Car je fus si transportée de me veoir dans le peril, que prenant l’espée & le bouclier, que me presenta Semire, sans sçavoir ce que je faisoy, je suivis ceux qui estoient avec moy, & me deffendant au hazard, au hazard aussi je frappois. Et si j’ay tué quelqu’un, cela est arrivé de mesme. Si Leonide n’eust esté de la partie avec Adamas, pour cacher la feinte Alexis, elle eust pû dire des choses ausquelles il n’y eust point eu de responce : Mais ne voulant ny esclairer l’affaire, ny laisser davantage Galatée en ceste humeur d’interroger Celadon, luy dit : vrayment, Madame, vous estimez bien moins Leonide qu’Alexis, puisque ne pouvant vous oster de l’estonnement où vous mettent cinq ou six coups d’espée qu’a donnez ceste Druïde, vous n’en avez point eu du tout pour ce que j’ay faict en me sauvant des mains de Polemas & des siens. A n’en point
mentir, reprit Galatée en sousriant, vous avez raison Leonide, ce que vous avez fait tesmoigne que vous estes vaillante : Mais il y a ceste difference entre vostre cousine & vous, que l’une est sortie du peril en fuyant, & quittant jusqu’à sa chemise pour se sauver : & l’autre en tuant ceux qui l’attaquoient, & ne laschant le pied que quand le secours de la ville a obligé Alexis & ses compagnons à se retirer avec advantage. Me voyla payée, dit Leonide : A vostre conte, Madame, je n’ay paru vaillante que pource que je ne l’estoit point : & n’estimez-vous courageux que celuy qui attend l’ennemy de sang froid, & de pied ferme ? Leonide, ce n’est pas nostre question, luy respondit la Nymphe, contentez-vous que vostre valeur consiste à fuïr, comme celle d’Alexis est à combatre, & à vaincre. Je me tairay donc puis qu’ainsi est, reprit Leonide, & attendray qu’il faille fuïr pour me faire estimer. Cependant Galatée ne detournoit point les yeux de dessus
Celadon, si ce n’estoit pour regarder Astrée : Et pource que depuis qu’elle l’avoit saluée en entrant, elle ne luy avoit dit mot, elle se mit à luy faire diverses demandes, & la trouvant tres-sage, & aussi judicieuse qu’elle estoit belle : Il faut advoüer, luy dit-elle, que je ne m’estonne plus de l’extrême amitié qui est, comme m’a dit Leonide, entre Alexis & vous : car apres vous avoir long-temps considerées l’une & l’autre, je n’y trouve autre difference que ceste extraordinaire valeur, qui semble estre reservée toute entiere pour ceste Druïde. Mais dites-moy, je vous prie, quand vous fustes prise avec les habillemens d’Alexis, & que pour telle vous vous vistes condemnée à mourir, eustes-vous le mesme courage que ceste fille tesmoigna pour se defendre, & vous donner loisir de vous sauver ? J’advouë, Madame, respondit Astrée, qu’il semble que la valeur ait esté reservée pour Alexis, aussi bien que la beauté : Toutefois elle trouvera
bon, s’il luy plaist, que luy en disputant une petite partie, pour ne vous point cacher la verité, je die que j’avois une telle envie de mourir pour la mettre hors de danger, que j’eusse voulu estre capable de mourir deux fois, afin que la cruauté de Polemas pouvant estre assouvie par moy seule, elle eust laissé la belle Alexis en liberté. Celadon croyant qu’il y alloit de son Amour de ne taire point la vertu d’Astrée. Si vous sçaviez, Madame, dit-il à Galatée, l’excez de courage avec lequel ceste belle Bergere a desiré la mort, & estonné l’esprit du barbare Polemas, vous avoüeriez que ma valeur n’est pas si merveilleuse que vous avez agreable de la croire. Elle alla volontairement à la mort, & devant qu’elle y fust condemnée, soustint si hardiment qu’elle estoit Alexis, qu’il fut hors de ma puissance de me pouvoir faire prendre pour celle que j’estois. Et de faict, Polemas ne sçachant qu’en penser, se resolut de nous faire mou-
rir toutes deux, aymant mieux envelopper Astrée avec Alexis, c’est à dire avec moy qu’il croyoit coupable, pour mon pere, que de ne se pas venger. Galatée demeurant confuse de tant de merveilles, fut plus d’une demie heure qu’elle laissa tousjours parler Celadon, Astrée, Adamas, Leonide & Sylvie, sans faire autre œuvre que regarder Celadon ; non pas comme Alexis, mais comme Celadon, & quelquefois Astrée comme la plus heureuse fille, si elle cognoissoit son bien, qui eust esté jamais sur la terre.
La nuict surprit Galatée en ceste meditation : Mais Adamas qui vouloit aller au Chasteau trouver Amasis & le Prince Clidamant, la reveilla : (car on peut dire que quand il la retira de ses pensées, elle estoit plus hors de soy que si effectivement elle eust esté endormie. ) Mon Pere, dit-elle à Adamas, allons nous-en, puisque vous avez si haste. Pardonnez-moy, s’il
vous plaist, Madame, luy respondit le Druïde, je n’ay point de haste, & ne suis pas assez indiscret, pour ne vous garder pas en tout le respect qui vous est deu. Mais, mon Pere, reprit Galatée, pardonnez-moy vous-mesme : car j’estois si reveuse quand vous m’avez dit qu’il estoit nuict, que je n’ay pas pensé à ce que je vous ay respondu. Elle se leva à ce mot, & alla baiser Celadon, estant bien ayse de se donner ce contentement, vray ou faux : Et faisant de mesme à Astrée, eut patience pour s’en aller, que Leonide & Silvie eussent faict leurs complimens à leur tour. Elles la suivirent toutefois aussi-tost, & s’en retournerent avec Adamas au Chasteau. La Princesse Rosanire, Dorinde, Madonte, Daphnide, & plusieurs autres Dames, estoient ensemble, qui estoient en peine de Galatée : mais comme elles la virent, elles se leverent pour luy faire leur plainte : & s’estans baisées, se mirent à luy dire, à quoy elles avoient passé
l’appresdinée. Galathée qui vouloit paroistre tousjours obligeante, leur dit qu’elle venoit de chasser pour elles, & qu’elle avoit pris une chose excellente. Là dessus elles s’allerent mettre à table, & les tables ostées, elles se mirent toutes ensemble avec plusieurs Chevaliers pour ouyr le rapport de la chasse de Galathée. Elle les entretint trois heures durant des advantures de Lidias, de Lipandas, d’Amerine, de Mellandre, & de Ligdamon, qui estoit le meilleur du conte : mais sans parler de Sylvie, afin que personne ne tournast les yeux sur elle. Elle continua par la valeur d’Alexis, & le combat à qui mourroit l’une pour l’autre, qui avoit esté entr’elle & Astrée. Cependant Amasis, le nouveau Clidamant, Adamas, Damon, Alcidon, & Clindor, comme Capitaine de la ville tinrent Conseil sur ce que Meronte avoit rapporté au Druide. Quand tout le monde eut parlé. Clindor prist la parole, & dit cecy. Il faut, s’il vous plaist, Madame, & vous mon Prince, qu’apres vous avoir ouys
parler sur ce que vous vient de dire le grand Druide vous me pardonniez si en ce qui est de Meronte, j’ay toute une autre opinion que vous. Je cognoy de longue-main cet homme, & sçay qu’outre la hardiesse dont il a tousjours esté plein, c’à esté le plus artificieux, le moins fidelle, & plus grand brouïllon qui fut en cette ville. De vous dite s’il est amy de Polemas, c’est ce que je ne juge point. Mais je sçay qu’il n’est point si fort affectionné au bon party, qu’il ne soit homme à se laisser corrompre pour peu de chose. Le passé me fait juger du present, & m’asseure de l’advenir. Croyez-moy, s’il vous plaist : allez avec luy bride en main & ne vous y fiez que sur bon gage. Adamas estant obligé de respondre, dit qu’à la verité Meronte d’abbord l’avoit estonné de sa franchise apres avoir ouy dire à tout le monde qu’il ne sçavoit ce que c’estoit, toutesfois que s’il n’y eust esté à la bonne foy, il n’y avoit point d’apparence que pour se faire de feste il fut venu inventer cette fourbe.
Apres un nombre infiny de responces & de repliques, il fut resolu que si Meronte ne faisoit ouyr au Druide ce qu’il luy avoit promis, on se saisiroit de sa personne, & luy presentant la question, tireroit-on de luy, les raisons de sa fausse nouvelle. Le Conseil s’estant separé avec ces resolutions, Adamas prit congé d’Amasis & de Clidamant, & sans autre compagnie qu’un valet, s’en retourna chez luy au petit pas. Il estoit toute nuict, & la Lune qui estoit en decours augmentoit tellement l’obscurité que tout ce que pouvoit faire le Druide, estoit de se conduire. Il ne faisoit que d’entrer en sa ruë quand il ouyt deux hommes qui y estoient arrestez & parloient avec affection. Il s’arresta pour escouter, & en cela faisant ce que doit, faire un homme entre les mains de qui on remet la vie & la conservation des autres, crût non seulement qu’il estoit obligé de se servir de toutes sortes de personnes : mais de soubçonner tout, afin de ne pouvoir estre surpris. Il entendit donc
qu’un rehaussant sa voix parla de cette sorte : Vous cognoissez mal l’humeur des grands : tout ce que nous sommes qui mesprisons nostre vie pour leur deffence, recevrons en fin une recompense digne de nos sottises. Croyez-moy Sentorix, quelque affection que nous apportions à leur service, & quelque excez de fidelité que nous fassions veoir en leurs interests, il se mocquent de nous, & pensent nous avoir trop payez quand ils nous presentent les occasions de les servir. Cela estoit bon du temps que le merite & la vertu avoient quelque sorte de credit : mais aujourd’huy que les intrigues, & les considerations, la faveur sont les seuls degrez pour parvenir aux honneurs. On ne fait cas d’homme du monde s’il ne sçait estre effronté, fourbe, menteur, & porté à faire une mauvaise action aussi gayement qu’une bonne. Je vous conseille donc de vivre clos & couvert, ne quitter jamais le bon party, mais ne vous y eschauffer pas davantage que ceux qui y ont le principal interest, &
ne reculer pour chose du monde aux occasions où l’honneur qu’il y a à y acquerir, tient lieu de toute autre recompense. Ce discours finy, celuy auquel il se faisoit, respondit ainsi : Vous parlez comme un parfaittement bon Philosophe à qui l’une & l’autre fortune est indifferente, & qui ne voyant rien au dessus ny au dessous de soy, cherche son repos en soy-mesme, & ne parle du monde, que comme fait un passager d’un vaisseau duquel il n’a plus que faire, aussi tost qu’il a mis pied à terre. Mais moy je veux que les vertus morales ne soient estimées qu’autant qu’elles nous conduisent aux heroïques. Je ne me soucie que de mon devoir, c’est à dire, je n’ay pour object de mes actions que la gloire & la raison. Ce qu’il faut que je fasse pour moy je me tiens obligé de la faire pour mon ennemy mesme : & sans penser si ce que j’entreprends sera cognu de quelqu’un, ou ignoré de tout le monde, je ne laisse jamais une bonne action à faire, aussi bien dans les deserts que devant tout un peuple
Ce n’est pas que je vueille vous engager dans le peril, si vous n’en avez la volonté : mais pour moy & pour ceux que je viens de vous nommer, il est sans doute, que nous executerons ce que nous avons entrepris, & ferons veoir qu’il se peut trouver un Scevola dans Marcilly, aussi bien que dans Rome. Adamas demeuroit attentif pour ouyr la continuation de ce discours : mais il fut bien trompé, pour ce que ces deux hommes s’en allans sans parler davantage, il fut contraint d’achever son voyage, sans pouvoir s’esclaircir de la doute, où le mettoit, ce mot de Scevola. Comme il fut chez luy, il monta droit où estoit Celadon, & luy tesmoignant la joye qu’il avoit de le veoir en estat d’estre bien-tost guery, luy demanda s’il avoit bien joüé son personnage. Mon pere, luy respondit Celadon, je le jouë trop bien pour mon repos : car il faut que vous sçachiez que depuis que je suis avec Astrée, caché sous les habillemens & le nom d’Alexis, comme si ses yeux & sa memoire eussent essayé de contribuer à mon artifice, elle ne
s’est pas mesme imaginé que je pûsse estre autre que vostre fille. Pour aujourd’huy j’ay fait tout ce que j’ay voulu, & bien que Galathée m’ait tesmoigné je ne sçay quelle curiosité de sçavoir qui j’estois, & par consequent qu’elle met en doute mon visage, mon habillement, & mon non, si est-ce que je l’ay tellement prevenuë de la toute puissance des Dieux, qu’elle s’en est allée en opinion que j’estois la plus vaillante de toutes les filles du monde. Mais mon pere jusqu’à quand durera ce cruel bannissement, qui non seulement m’oste le bon-heur que j’ay entre les mains : mais semble par une nouveauté qui ne peut estre creuë, m’esloigner & m’arracher de moy mesme ? Celadon, luy repliqua le Druide, n’achevez pas mal ce que vous avez parfaittement bien commencé. Vous estes à la veille de vostre repos, ne le perdez pas en le voulant precipiter. La raison n’est pas la seule chose qui vous y convie. Nos guerres, le siege de cette ville, & les troubles où sont tous vos amis, ne vous permettent pas d’estre le seul heureux parmy le mal-heur
general des vostres, & de rire pendant que tout le reste pleure. Attendez donc encore un peu, & continuant vostre vie de fille, remettez à triompher de vos ennemis lors que nous triompherons de Polemas, & de la rebellion des Segusiens & des traistres du Forests. Adamas eust passé outre si un des siens ne le fust venu querir de la part de Meronte. Il donna le bonsoir à Celadon & fut dans une de ses sales où ce Fourbe l’attendoit. Seigneur, luy dit-il en l’abordant, je viens m’acquitter de ma promesse, & il ne tiendra qu’à vous que je ne satisfasse à ce que vous avez desiré de moy. Il y a plus d’une heure que ces gens travaillent, & que je suis aux escouttes pour cognoistre d’où peut venir ce grand bruit. Adamas ayant le deffaut comme fatallement attaché aux gens de bien, qui est de juger d’autruy par soy-mesme, print pour franchise la desloyauté de Meronte, & luy faisant veoir combien grande seroit la recompense de sa fidelité, le suivit accompagné de deux inge-
nieurs seulement, & de trois ou quatre valets. Le traistre se desesperoit de veoir ces gens avec Adamas, mais n’osant le faire paroistre fut forcé d’approuver tout ce que deliberoit le grand Druide, & pour faire le bon valet, adjouster quelques inventions nouvelles à celles qui estoient proposées. En fin les voila arrivez en ce logis detestable par où devoit estre livré Marcilly à la rage de ses ennemis, & cependant qui en cette occasion avoit l’apparence d’un des plus forts boulevarts & des plus inexpugnables deffences de la ville. Les ingenieurs qui sont des sots, ou ne se fient jamais aux oreilles ny aux yeux d’autruy, prirent chacun un flambeau à la main, & marcherent les premiers par tout. Ils commencerent d’ouyr le bruit dés l’entrée du degré de la cave : & l’un comme prophete : mais prophete qui ne devoit point estre crû, dit qu’infailliblement le bruit se faisoit dans le logis mesme où il estoit. Meronte eust esté descouvert sans l’obscurité, qui ce coup là fut sans doute complice
de sa trahison, pource qu’elle empescha qu’on ne le veist changer de couleur. Il se remit toutesfois sur le champ, & sans se hausser ny se baisser. Je serois bien trompé, dit-il à l’ingenieur si vostre infailliblement estoit infaillible : Mais, sage Druide, dit-il, se tournant vers Adamas, descendons s’il vous plaist, & voyons si je pourrois bien m’estre abusé. Adamas qui se fust defié de soy-mesme aussi-tost que de Meronte le suivit avec ses Ingenieurs, & comme ils furent au fonds de la cave, ils ouyrent le bruit qui se faisoit, à ce qu’on pouvoit conjecturer, assez loin d’eux. L’Ingenieur cognût sa faute, & en demanda pardon à Meronte, qui faisant le rieur, luy dit que cette excuse estoit superfluë, & qu’il ne pouvoit estre condemné de faire sa charge avec soubçon. Apres avoir esté prés d’une heure dans la cave chacun donnant son advis sur ce bruit, il fut conclud qu’il se faisoit en la deuxiesme, ou troisiesme maison à main droitte apres celle de Meronte, & cela estoit vray. Car Meronte avoit
depuis peu loüé une maison, joignant la sienne où il alloit sans passer par la ruë, & bien qu’il y eust du monde logé, si est-ce que les locataires estans attachez à sa fortune, & à son party estoient les instruments dont il se servoit pour tromper tout le monde. Ce n’est pas qu’il voulust conduire sa mine par ce logis voisin : car il avoit deliberé avec Polemas qu’il en feroit l’ouverture dans sa cave basse, mais c’estoit pour esblouïr les yeux & le jugement d’Adamas, qui par ce moyen ne le pourroit descouvrir, quelque exacte qu’apres peust estre la recherche de toutes les maisons, que le jour mesme il avoit resoluë avec Amasis & Clidamant. Ce bruit fit sur le champ prendre resolution au Druide d’aller dés le lendemain fouïller par tout sous ombre de chercher un espie, & l’obligea en sortant de chez Meronte de l’asseurer que la Nymphe sçauroit luy rendre la pareille d’un service si important. Qu’il n’y avoit charge qu’il ne dût esperer d’elle : & pour luy qu’il luy juroit par sa dignité en consideration
de laquelle tous serments sont inviolables : Qu’il croiroit avoir esté tres-ingrattement traitté, si Amasis apres cette bonne action differoit de le recompenser. Meronte avec la mine & la parole d’un homme qui n’auroit autre object en tout que la raison & la vertu, remercia tres-humblement le Druide, & luy protesta tout haut, que l’honneur d’avoir servy ceux que Dieu luy donnoit pour le gouverner, luy estoit une recompense qu’il preferoit à toutes les autres. Adamas l’embrassa là dessus, & la nuit estant desja fort avancée : il s’en retourna chez luy avec les siens. Il se mit au lit, mais resvant à Meronte, & parmy un nombre infiny de loüanges qu’il luy donnoit en luy-mesme, ne luy estant arrivé qu’une seule fois de penser aux soubçons de Clindor, passa toute la nuit, sans dormir, & pour avoir trop de soin du salut, & du repos des autres, oublioit ses affaires, mesprisoit sa santé, & couroit à toute heure fortune de la vie.
Fin du Troisiesme Livre.
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LA SIXIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE QUATRIESME.
Par M. D[e] G[omberville]
Voila tout ce qui se passoit à Marcilly, Polemas cependant qui estoit au desespoir qu’en la presence d’Alerante il eust receu l’affront d’avoir esté repoussé autant de fois qu’il avoit
attaqué ses ennemis : envoya querir Listandre aussi-tost que ce Bourguignon fut party, & luy commanda que avant la nuict il fist venir au camp tout ce qui devoit servir au siege qu’il avoit resolu de mettre devant cette ville. Listandre monta à l’heure-mesme à cheval, & dés le jour precedent ayant fait faire commandement à ses Officiers d’estre-prests à marcher aussi-tost qu’ils auroient receu ses nouvelles, les trouva tous en estat de partir. Les chariots chargez de ces grands troncs d’arbres fourchus, appellez cerfs à cause de la ressemblance qu’ils ont aux cornes de cerf, & desquels on se sert pour soustenir les terres des remparts du camp, sortirent les premiers avec huict ou neuf cens Pioniers. D’autres chariots jusqu’au nombre de trois cents portoient des Cyppes, des Lys, & des Stiles, petites pieces de bois bruslé, ou de fer à diverses pointes qui se mettoient dans des trous, où estoient semez dans
les parties du camp les plus proches de la ville, pour empescher aux assiegez la liberté des sorties, & les plus esloignées pour opposer aux surprises du secours qui arrive tousjours de nuict. Apres ce grand nombre de chariots, il y en avoit encor un plus grand, où estoient portées, les pieces des assemblées de toutes sortes de tours, & les armes de ceux qui estoient choisis pour leur deffense : Icy vous en eussiez vû pleins de lames de fer pour couvrir : d’autres de rouës pour approcher : d’autres d’eschelles pour eslever, & la pluspart de grandes poutres quarrées, & de longues solives toutes pleines de mortoises, de trous & de tenons pour estre dresées en un instant, & en quelque lieu qu’on eust desiré. Les machines de batteries estoient portées de mesme façon. On faisoit marcher à la teste les Beliers, ainsi nommez, ou pource que les uns avoient le bout ferré de cuivre en forme de teste de mouton, ou plustost
à cause qu’en les poussant contre les murailles ils n’imitoient pas mal l’action des Beliers qui s’entrechocquent. Les Gaulois les appelloient Carcamuses & en avoient de trois sortes que Listandre avoit fait faire, de peur qu’il ne luy fust reproché, qu’il s’estoit non chalamment & par acquit pourveu des choses necessaires. Tous les Beliers simples estoient faits de chesnes ou d’ormes, & quelquesfois de pins desja taillez en mats de Navire, mais si grands que tel avoit quatre-vingts pieds de long, tel cent six, & tel cent vingt. Aussi pour les porter quand ils n’estoient point entez, mais faits d’une seule piece, il falloit mettre tantost trois, & tantost cinq Chariots bout à bout : mais de telle sorte disposez que quatre ou six chevaux ne laissoient pas d’estre à chaque Chariot : la machine estant tousjours plus haute que la teste des chevaux. Le reste des chariots estoit plein d’autres moindres machines, comme de celles que les uns appelloient Trupanons, les autres Terebres, & les
Gaulois Terrieres, avec lesquels ont perçoit les murailles, & mettoit les pierres & les arbres dont elles estoient faites en poudre. Les Catupulles, les Manganiques & les Balistes differentes en cela seulement, que les unes jettoient des pierres, les autres de grosses flesches contre les ennemis. Il y en avoit de grandes & de moyennes. Les unes jettoient des traits, ou plustost des arbres entiers de soixante & dix, & quatre-vingts doigts de longueur, & de vingt-cinq de circonference. Le reste estoit des Onagres, des Cancres, & des Scorpions, qui se nommoient Manubalistes, pource qu’ils jettoient plusieurs petits traits à la fois, dont la pointe bien acerée perçoit un homme armé de part en part. Les chariots pleins de fondes nommées Libriliers, & d’autres chargez de leurs cailloux que les Gaulois appellent Glandes suivoient ceux dont je viens de parler, & estoient suivis d’autres qui estoient les derniers dans lesquels estoient par pacquets tous ces bois longs & ronds
qu’ils appelloient Jacules, où dards, pource qu’en les jettoit avec la main. Les uns n’avoient point de fers : mais avoient esté endurcis au feu par un bout, & estoient nommez Sudes : d’autres Faces, qui estoient composez d’un feu artificiel fait de poix, de gome, de salpetre & de cire, & qu’ils allumoient en allant au combat. Icy il y en avoit aussi d’assez legers qu’ils jettoient de loin, & qu’ils appelloient Groffes. D’autres si grands que le fer estoit long de deux coudées, comme les premiers : mais un peu plus gros nommez Spares. Et les plus perçants s’appelloient Catejers qu’ils lançoient de prés, pour fauscer les boucliers & les cuirasses, parmy lesquels il y avoit un grand nombre de Sousses, de Geses & de Menases. En un mot il n’y avoit sorte de traict, de lance, de javelot, ny d’autres petites armes, qui manquassent, pource que Listandre, outre le soin qu’il avoit eu de longue-main de les amasser, avoit mis un tel ordre à les conserver qu’il n’y eut autre difficulté quand il fallut
partir que d’atteler les chevaux, & marcher. Apres trois cents chariots de guerre, les uns armez de faux, les autres non, nommés par eux Couins, estoient traisnez par quatre ou six chevaux couverts de cuirs en façon descailles de poisson, & d’autres de lames de fer mises les unes sur les autres par bandes. Le commencement de cet attirail entroit dans le camp, que la moitié n’estoit pas encore sortie des Arsenaux : C’est pourquoy les officiers qui mettoient ordre le long du chemin, furent tout le jour & toute la nuict avant qu’ils eussent achevé de mettre dans cette partie de camp, qui estoit destiné pour cela, ce grand nombre de chariots, de machines, & d’armes offensives & deffensives. Listandre veilla aussi toute la nuict, & ne voulut reposer en façon du monde qu’il ne veist tout à couvert. Il fut trouver Polemas comme il se levoit, & apres luy avoir rendu conte de sa diligence alla se mettre au lict. Ce jour-là mesme Polemas avoit travaillé
avec Argonide & Peledonte pour commencer les ramparts & les fossez de son camp, & ayant fait mettre pied à terre à la moitié de la Cavallerie avec la moitié des gens de pied, meit douze ou treize mille hommes à travailler à l’une & l’autre fermeture du camp. Il fit remuer la terre du costé du Chasteau, & estant hors de la portée du trait, fit boire sa tranchée qu’ils appelloient fossé, jusques dans le torrent qui estoit entre la montagne & ce Chasteau, & eslever son rempart (appellé en ce temps-là Vallon) si haut qu’il ne falloit plus gueres bastir pour rendre les Cavalliers, appellez par les Gaulois Aggeres, à la hauteur des murailles. Damon, Alcandre, & d’autres qui conduisoient les trouppes de la Nymphe firent trois diverses sorties pour empescher ce travail. Et en effect il y en eut de part & d’autre tuez, & sans doute si l’on eust osé hazarder les forces de la ville, Polemas n’eust pû continuer son siege : mais le Conseil d’Amasis ayant consideré qu’un homme qu’elle
perdoit, luy estoit plus prejudiciable qu’elle ne tireroit d’advantage de la mort de mille de ceux de son ennemy : il fut resolu, qu’on le laisseroit faire sans venir aux mains, & qu’on ne se deffendroit que de dessus les murailles, ou par de fausses alarmes. Polemas qui ne peut estre si tost adverty du repos qu’on luy donnoit, travailloit l’espée à la main, & ses gens au moindre bruit qu’ils oyoient du costé de la ville, avoient les armes à la mesme main, où ils avoient auparavant eu le pic & la pesle. Ce premier rempart fut fait en peu de temps par lequel la ville estoit toute enfermée sinon du costé du torrent & des montagnes. Marcilly avoit de tour d’un bout du torrent à l’autre dix huict ou vingt stades, & Polemas vouloit que sa closture fust de la moitié. Dés le commencement de cette merveilleuse entreprise, il avoit disposé les hommes par trouppes, & ayant donné à chacun, des Chefs pour les faire battre, & des Ingenieurs pour les faire travailler, il ordonna que
sans desordre chacun se deffendroit où il seroit, s’il estoit attaqué : & afin qu’il les pût secourir avec le reste de son armée, & voulut que par une enseigne rouge qu’on leveroit en l’air, on l’advertist si c’estoit de jour, & avec du feu si c’estoit de nuict. Cette grande closture ayant esté achevée, comme j’ay dit, & renduë extremement forte par les pieuts & les cerfs de laquelle le terrain & les gasons estoient retenus : il fit commencer une tranchée pleine de Lis, de Cippes & Stiles recouverts de poudre pour attraper les ennemis, & derriere en fit faire une autre, où dessus des Pilotis il fit bastir un mur de terre de huict pieds de larges, & de douze de haut, sans y comprendre les deffences qu’ils appelloient Lorices, & les Creneaux nommez Piunes, de cent pieds en cent pieds. Il fit dresser des Toyers & mettre dessus des Balistres & des Catapulles avec toutes sortes de traits, de feux, & de fondreus. Il fit encore faire du costé de Montaldin une tranchée par où l’eau du tor-
rent se pouvoit escouler quand elle seroit trop grosse, fit semer dans le champ vuide entre la ville & la premiere tranchées, des Lis, des Esguillons, des Cippes, & des Stiles. Apres fit tirer l’eau du torrent par deux autres canaux, & pour enfermer son armée fit faire un mur & plus large & plus haut, & accompagné de plus de tours que le premier. Il attendoit que Gondebaut luy envoyast ses forces, afin de les mettre avec une partie des siens pour deffendre ses tranchées & ses tours : mais ne voulant pas, que cette attente luy peust nuire, il partagea son armée esgallement en deux, & mit du costé de la ville & la plaine ceux qui avoient le moins travaillez à la closture du camp, & laissa les autres dans leurs tentes, pour les reserver aux assauts, ou plustost aux sorties des ennemis. La vingtiesme journée cet ouvrage fut achevé, les soldats & leurs Chefs ayans & jour & nuict & les armes sur le dos, & les pesles & les pics à la main. Polemas veritablement
né aux grandes choses, mais contraires aux loix & bonnes mœurs s’estimoit le plus heureux Capitaine du monde, d’estre venu si heureusement à bout de son dessein, & croyoit que tout ce que la Nymphe avoit de gens de guerre n’estoit pas pour resister à la grandeur de son armée, ny à la longueur d’un siege si bien acheminé. Il se figuroit d’un costé le peu de resistance que les assiegez avoient opposée à l’entreprise de son bloquement, & le reputant à foiblesse, ne doutoit point que dans peu de temps lors qu’ils verroient tous chemins fermez, ils ne fussent contraints de se rendre à discretion. D’ailleurs quand il se representoit ses infaillibles esperances, & le secours qui luy devoit venir de jour en jour, le moins à son opinion qu’il estoit raisonnable qu’il se promist, c’estoit d’estre Comte des Segusiens, mary de Galathée, & compagnon du Roy des Bourguignons. Ce qui l’affligeoit parmy tant de sujets de joye, estoit d’avoir esté vendu par Semire, & ne s’estre pû vanger sur
Sylvie, Alexis & Astrée, de la Nymphe & du grand Druide. Mais quand il pensoit que cette vengeance eust esté honteuse, & que tost ou tard il en eust esté blasmé, il estoit bien-aise que la chose se fust passée ainsi : & lors mesme qu’il estoit reduit à la necessité, de le souffrir, il vouloit qu’on crûst qu’il s’arrestoit à la liberté de l’aggréer. Sur tout la valeur des siens, leur infatigable assiduité à combattre & travailler, & le miracle d’avoir en vingt jours adjousté à la ville de Marcilly, une autre ville aussi grande presque, & aussi forte qu’elle : luy donnoient des contentements, secrets, que s’efforçant de cacher, de crainte qu’on ne soubçonnast de la foiblesse en cette extraordinaire resjouïssance, il ne laissoit pas de la rendre si publique, que les sages s’en offençoient, les estourdis s’en mocquoient, & l’armée mesme en prenoit de dangereuses licences. Pour arrester le murmure des uns, & le desordre des autres, il se retrancha ce faux plaisir, & en un conseil estroit qu’il tint dans sa tante,
avec Ligonias, Listandre, Peledonte, & Argonide de tenir le grand Conseil de guerre le lendemain, où les Chefs de l’armée, & ceux qui avoient accoustumé de s’y trouver devoient venir tous armez. On y devoit proposer cinq choses generales. La premiere les raisons secrettes du siege & de cette prise d’armes. La seconde les asseurances de la foiblesse des ennemis, le secours du Roy des Bourguignons, & le peu de temps que les assiegez pouvoient tenir. La troisiesme la necessité de renouveller les serments de fidelité desja faits à Polemas, & promettre pour quelque cause, & sous quelque pretexte que se pûst estre, de mourir plustost que s’accommoder avec Adamas, le nouveau tyran des Segusiens & de Forests. La quatriesme le bien qu’il arriveroit à tout l’Estat d’abolir la loy qui exclut les masles de la souveraineté, si ce n’est par mariage, & en publier un autre d’en rendre la dignité de Comte elective. La cinquiesme l’approbation du nom de Comte que vouloit prendre
Polemas durant cette guerre, pour la reputation de l’armée, attendant qu’apres le siege & les Estats generaux du pays assemblez, on avisast à qui l’on donneroit par merite la puissance de Conte. Ces quatre confidans de Polemas, furent trouver les plus remuans, & les plus necessaires, & pour cette action on leur donna charge de disposer les autres à ne faire autre chose qu’approuver ce qui seroit proposé par leur General. Ils firent ce qu’ils avoient eu commandement d’executer, & parlerent aux plus apparens. A ce langage ils demeurerent grandement troublez, & jugerent bien qu’à ce Conseil qui estoit assigné au lendemain, ils devoient aller pour complaire plustost que pour opiner : Toutesfois pource que c’estoit une affaire faite, ils tesmoignerent qu’ils auroient tousjours tres-agreable ce qui seroit trouvé bon par celuy qu’ils suivoient, autant par inclination que pour le salut de l’Estat. Il n’y eut qu’un Chevalier Gaulois, nommé Cindonax, Chef d’une compagnie de Siloduns qui ne pût couvrir son desplaisir. Il declara tout haut
que Polemas sembloit aspirer à la tyrannie par cette façon nouvelle de contraindre des personnes libres. Qu’il estoit de ceux qui obeïssoient franchement quand on luy commandoit avec raison : mais que cette supercherie de corrompre les esprits, & ne pas laisser mesme la volonté libre, estoit une usurpation, que tous les Solduriers & les Siloduns, voire tout l’ordre de Trimarkisie, pourroit moins souffrir que la lascheté de survivre son compagnon d’armes, & ne point vanger sa perte. Listandre escoutoit ce discours sans oser y respondre comme l’y obligeoit sa fidelité, pource que Cindonax adjoustoit à une responce de six mots, des repliques, & des demandes pour mettre en colere le plus patient homme du monde, & le voulut quitter deux ou trois fois. Apres qu’ils eurent esté plus de deux heures en ces disputes, Listandre fasché des insolences de de l’autre. C’est assez parlé sans fruict, luy dit-il : si vous avez le courage aussi bon que vous voulez que
je le croye, parlez aussi haut demain en plein Conseil que vous faites aujourd’huy en vostre chambre. Ou Polemas vous fera gouster les raisons que vous mesprisez en ma bouche, ou pour vous contenter, vous remettra entre les mains sa puissance, ses tiltres & ses pretentions. Listandre s’en alla sans vouloir ouyr la response de Cindonax, ny repartir à ses picoteries, pource que le voyant haut à la main, il se figura qu’en fin il faudroit en venir aux armes, & que cette querelle particuliere ne se passeroit pas sans estre cause d’une grande sedition & peut-estre d’une bataille dans leur propre camp, & entre ceux d’un mesme party. Il crût toutesfois qu’il estoit à propos que Polemas fust adverty de ce qui venoit d’arriver, ou pour y mettre ordre par son authorité, ou pour l’estouffer par sa prudence. Cet esprit ambitieux n’eut pas plustost appris cette nouvelle, que tout en colere, il y a long-temps, dit-il, que je prévoy que cette nuée ne se dissiperoit pas sans tonnerre
ou sans pluye : mais puis qu’elle a esclaté, il faut que ce soit à la confusion de son Autheur. Combien y a-t’il que je fais l’aveugle & le sourd pour ce sujet ? Que n’ay-je point enduré de ce traistre ? Et que retarde ma colere qu’elle n’aille oster du monde cet ennemy de son repos & de sa patrie ? Attendray-je qu’il me jouë le mesme tour qu’à fait le perfide Semire, & qu’apres que l’un a donné la liberté à mes capitaux ennemis, l’autre me remette moy mesme entre leurs mains ? Qui me tient ? Mais, Listandre, ne croyons point pour ce coup nos sentimens, & donnons aujourd’huy à la necessité de nos affaires ce qu’en un autre saison nous ne donnerions pas aux prieres de toute la terre. Polemas s’estant mis de colere au lit, apres avoir resvé parmy les inquietudes d’un Tyran, qui essaye de se deguiser à soy-mesme, s’endormit : mais d’un somme si interrompu, que l’on pouvoit dire que le repos n’estoit rien moins que repos pour rien. Au poinct du jour il se leva, & se fit armer de toutes pieces. Il trouva dans la salle de
sa tente ces quatre confidens armez, qui faisoient l’honneur de la maison, & entretenoient, en l’attendant, tous les Chefs des Ambactes, Siloduns, Solduriers, Gessates, Clibavaires, & Crupellaires, qui armez selon la coustume, s’estoient hastez pour éviter la punition qui par les loix estoit ordonnée à celuy qui venoit le dernier au Conseil. Polemas, dont l’ame estoit toute couverte d’ulceres & de chancres, sceut si bien tenir bonne mine, & recevoir avec un visage & des discours si obligeans ces Chefs, ou plustost les nerfs de son party, qu’ils furent surmontez par ceste cajolerie, plus aysément qu’ils ne l’avoient esté par les raisons de tous les plus eloquens hommes. Attendant l’heure du Conseil, il mena ces Capitaines au Sacrifice, & contrefaisant bien un homme dont les intentions sont sainctes, oüit de la bouche des Druïdes des maledictions, qui se faisant en apparence contre ses ennemis, en effect se faisoient contre luy-mesme. Le Sacrifice achevé Polemas entra au Conseil, & voyant autour de
promettre l’autre moitié qu’il usurperoit si je voulois espouser sa fille Alexis. Ce n’est pas depuis que je me suis declaré que l’ambitieux vieillard m’en a fait faire la proposition. Long-temps avant que la consideration du bien public m’eust obligé à m’oublier moy-mesme, j’en avois receu la carte blanche : mais vous le sçavez grand Teutates, combien genereusement j’ay refusé un bien illegitime, & avec quelle prudence j’ay essayé, mais essayé vainement, de faire veoir à Amasis, entre quelles mains elle s’estoit jettée. Cependant je n’ay pû estre cru, ny mesme escouté : Aussi jugeant qu’en un mal extraordinaire, il falloit se servir des remedes extraordinaires, je vous ay appellez au secours, & le peril commun vous obligeant à une deffence commune : nous avons tous esté d’un mesme pas & sommes encore apres, pour empescher qu’Amasis trouve le precipice que par un excez incroyable de folie, elle cherche de gayeté de cœur. Aujourd’huy, mes
chers compagnons, que nous sommes prests de bien faire, quelques mutins, ou plustost quelques gens mal-affectionnez, pource qu’ils sont mal-informez, se lassent du travail de la guerre, & taschent de la rendre suspecte, afin qu’elle soit infructueuse : Mais. Il vouloit continuer, lors que Cindonax armé de toutes pieces, & de plus l’espée à la main, entra dans la chambre du Conseil. Chacun tourna les yeux sur luy, comme sur un homme desja condemné : mais luy tenant son espée haute. Messieurs, dit-il, ce n’est ny pour mespriser, ny pour ignorer vos coustumes, que j’entre icy le dernier. C’est pour vous esclaircir, & ne vous laisser pas davantage à la mercy d’un Tyran, qui sous un faux pretexte, vous faict à vous-mesmes filer les cordes, & forger les chaisnes de vostre servitude. Polemas se voyant en main une occasion de se vanger, & d’ailleurs ne voulant pas que Cindonax parlast, pource qu’un homme hardy
qui parle contre la tyrannie, soit à droict ou à tort, ne laisse pas de faire impression dans les esprits. Messieurs, dit-il à l’assemblée, si les loix & les coustumes ne sont gardées, Adieu nostre ancienne gloire, Adieu le nom des Gaulois. Vous sçavez les peines imposées à celuy qui entre le dernier au Conseil. Satisfaites à la loy, & ne commencez pas à la violer par le mespris de vostre propre valeur. Il ne dit que cela : mais ce fut assez. D’abord il se fit un bourdonnement de voix, & apres un cry si grand que Cindonax voyant sa hardiesse si mal reüssir, eust voulu estre à recommencer : Les Huissiers & les gardes de la porte, se saisirent de luy, bien qu’il se mist en defence, & qu’il en eust tué deux, & sans autre forme de procez fut conduit dans la place d’armes, où il fut assommé à coups de pierres. Comme on l’y menoit : Gaulois, disoit-il, fiez-
vous aux Tyrans, & exposez vostre courage & vostre vie pour ceux qui vous rendent criminels autant de fois qu’ils vous obligent à demeurer leurs amis. Pensez-vous que Polemas songe au bien general de l’Estat, ny à rendre la condition particuliere de tout ce que vous estes meilleure que jusques icy elle n’a esté ? Non, non, le perfide qu’il est, il n’a que son ambition devant les yeux. Il voudroit que vous fussiez tous morts, & que d’une heure plustost il eust usurpé la puissance qu’il faict mine de vouloir affermir. Vous luy servez de degré pour monter au Trône ; mais souvenez-vous qu’aussi-tost qu’il y sera assis, il vous ruïnera, de peur que l’envie ne le prenne, ou la force ne le contreigne de descendre par où il est monté. Ouvrez donc les yeux, Gaulois, si vostre vie ne vous est plus sensible, au moins que celle de vos femmes & de vos enfans vous touche. Ce qu’il commence par moy, sans doute il le continuera par tous ceux desquels,
comme de moy il craindra le courage & la conscience, & ne laschera qu’en la mort de quiconque osera mesme vivre avec quelque ombre de liberté. Je n’ay point violé la loy, & consequemment ne merite point la mort, pource que je ne me suis trouvé au Conseil que comme ennemy de Polemas, & non comme son subjet ou son compagnon. Certes vous avez ou beaucoup d’affection à vostre servitude, ou beaucoup d’aveuglement en vostre obeïssance. Vous menez au supplice Cindonax, pour avoir en apparence seulement offencé la coustume, qui est plustost un advertissement à n’estre jamais le dernier, qu’un piege pour surprendre les malheureux : Et vous adorez un Tyran, & jurez par le salut d’un monstre, qui foulant aux pieds les loix divines & humaines, se dispense luy-mesme du serment de fidelité qu’il doit à la Nymphe Amasis, faict la guerre à sa souveraine, forme des partis dans son Estat, & de fideles & bons subjets, vous rend par sa tra-
hison, rebelles aux ordonnances de Tautates, ennemis de vos peres & de vostre patrie, & complices d’un attentat le plus abominable qui puisse estre en horreur à la posterité. Il vouloit poursuivre pour achever son ouvrage, & faire soulever l’armée, apres en avoir émeu une grande partie : mais les bourreaux l’en empescherent, tant ils furent prompts à luy oster avec la parole le mouvement & la vie. Il est vray que ces bourreaux qui n’avoient accoustumé que de commencer ceste execution, furent obligez de l’achever, pource que tous les spectateurs songeans au merite de Cindonax, & aux dernieres paroles qu’il leur avoit dites en mourant, n’avoient ny le courage de luy jetter des pierres, ny la volonté qu’il mourust. Toutefois la coustume l’emportant sur la raison, chacun s’imposa silence, & se contentant de ne point faire avec danger une chose qui n’avoit de rien servy, laissa faire la justice sans y apporter son
consentement. Le tumulte s’appaisoit peu à peu, & il y avoit apparence que les cris & les agitations des Soldats s’en alloient en fumée, lors que la tempeste se renforçant tout à coup, pensa envelopper & le Pilote & les Matelots, & les passagers en un mesme naufrage. Il y avoit parmy les Solduriers & les Siloduns ceste genereuse coustume, qu’ils estoient presque tous attachez les uns aux autres par des sermens, & des liens d’amitié si estroits, qu’il n’y en avoit pas un qui volontairement ne suivist son amy au tombeau, encore que sa mort eust esté contreinte ou naturelle, & n’essayast avant que de le suivre de se venger de quiconque l’avoit fait mourir. Comme Cindonax fut mort, deux Siloduns, pour accomplir leur veu, se presenterent devant toute l’assemblée, & luy dirent cecy l’espée à la main : Nous ne pouvons venger la mort de nostre amy, pource que vous ne l’avez pas tant condamné que la coustume : mais nous le suivrons
puisque la coustume ne nous le defend point : & par là nous le vengerons assez ; car attirant la mort de tout ce qu’il y a de gens de bien en l’armée, nous laisserons les autres perfides & infames à la mercy de la juste colere des Dieux & des hommes. Comme ils eurent dit cela, ils coururent de toute leur force jusqu’au lieu où le corps de Cindonax estoit estendu, & se donnans de leurs espées dans le cœur, tomberent morts sur leur amy. Bien à peine ces deux hardis Siloduns estoient morts, que huict autres se presenterent l’espée à la main. Nous voicy prests, chers amis, de nous acquitter de nostre vœu, dirent-ils, nous vous suivrons sans repugnance, & vous suivrons d’autant plus joyeusement que par nostre sang nous allons expier le crime de nostre rebellion. Voila en mesme temps ces huict Chevaliers persez de coups differens, qui tombans à demy-morts, embrassoient leurs amis, comme si mesme apres
la mort ils eussent eu peur d’en estre separez. Le meurtre de ces unze Chevaliers, alloit attirer celuy d’un grand nombre, puisque desja on en voyoit trente ou quarante, qui venoient en volonté de ne pas survivre leurs compagnons. Mais Polemas qui aymoit mieux accuser Tautates, Hesus, & Bellenus de sa mauvaise fortune, que son imprudence & son orgueil, vint avec tous ses Chefs armez, où ce massacre continuoit, & faisant prendre par ses gardes ceux qui se vouloient tuer, & quelque grande que fust leur resistance, tout armé qu’il estoit, il leur tint ce langage ? Que pensez-vous faire, mes compagnons ? Quelle rage vous transporte, & quel charme vous trompe ? Ce n’est pas en semblables occasions qu’il faut tesmoigner vostre vertu. Au lieu de satisfaire à vostre vœu, & vous rendre recommandables, vous-vous rendez complices d’un traistre, & mourez en reputation de gens sans religion & sans foy. Nostre Coustume veut
que nous suivions nos amis de quelque façon qu’ils puissent mourir : mais elle nous defend de faire cela pour nos ennemis. Les traistres sont encores pires, puis qu’ils nous assassinent en faisant mine de nous embrasser. Cindonax est mort comme tel, pourquoy expliquez-vous mal la coustume ? Si ceux qui jusques à ceste heure ont passé par les mains du bourreau, avoient esté reputez nos amis, au lieu qu’ils estoient criminels, il y a long-temps que nous serions morts, ou plustost, il y a long-temps que toutes les Gaules seroient desertes, & l’ordre des Solduriers & des Siloduns entierement aboly. Un de ceux qui estoit arresté prisonnier, interrompit Polemas, & luy dit : Que tout ce qu’il exageroit pour les divertir de suivre leurs amis, estoit veritable, mais qu’il estoit representé mal à propos eux. Ceste harangue estoit bonne à faire, ô Polemas, continua-t’il, à Turinge & Getorix, qui les premiers se sont
tuez apres Cindonax. S’ils ont mal-faict ou bien faict, c’estoit à eux & à toy d’en juger : mais à ceste heure que nous ne suivons point un criminel, mais dix Chevaliers aussi gens de bien que toy, laisse-nous accomplir nos vœux, & ne nous fay point dire que tu ne sembles nay que pour abolir toutes les meilleures coustumes, & renverser l’ordre des Gaules. Nous-nous vengerons sur nous-mesmes, puisque la fidelité qui nous abstreint à mourir pour nos amis, nous defend de fausser la foy que nous t’avons donnée : la mort de Comion, Corbée, Critognat, Telesmond, Agomar, Redon, Vergasillan, & Eporedorix, qui ne peuvent estre accusez, ny d’avoir attenté contre toy, ny d’estre morts que tres-glorieusement. Si Polemas n’eust eu que ceste affaire à demesler, il est croyable que son eloquence & son auctorité n’y eussent pas faict leurs derniers efforts : Mais comme il vouloit respondre à ce vaillant Silodun,
on luy vint dire que les autres avoient attirez avec eux tout ce qu’il avoit de Solduriers, Ambactes, Gessates, & en un mot de la Cavallerie. Qu’ils avoient haussé une robbe d’escarlatte qui leur servoit d’enseigne, & que s’il n’appaisoit cette sedition, il couroit fortune d’estre mal-traitté des siens propres aussi bien que de ses ennemis. Le courage avoit accoustumé de croistre à Polemas dans sa mauvaise fortune : mais il faut advouër que jamais il ne l’eut si grand qu’en cette occasion. Il pria tous les Chefs qui estoient avec luy d’aller mettre ordre à ce souslevement, cependant qu’il se mettroit en estat de les faire obeïr. Il fit mettre en seure garde ces resolus Siloduns, & prenant tous les ornements de souverain qu’il n’avoit encore portez qu’une fois ou deux, alla droit où ces mutins s’estoient retirez. Le commandement de leurs Chefs, ny la presence de Polemas ne leur remit, ny le respect ny l’obeïssance en l’esprit, murmurans, & mes-
prisans leur discipline, ils emplissent le camp de tres-seditieux langages. Ils regardent Polemas sans crainte, & par une insolence affectée, luy demandent leur congé, ou la liberté de vivre selon leurs coustumes. Polemas voulut leur respondre, mais le tumulte augmentant & les cris redoublans, il ne luy fut jamais possible de parler. On n’oyoit autre chose parmy une confusion & un bourdonnement de voix furieuses, que ces mots : Conservez-nous nos privileges, faittes au moins que nous recevions des playes, & des morts honnorables & nous servirons. Apres une heure pour le moins de semblable violence, Polemas voyant que le calme estoit aussi general qu’un peu auparavant avoit esté la tempeste, prit son temps, & leur tint ce langage. Que signifie ce profond silence, Messieurs, apres une licence de tout faire, & de tout dire la plus effrenée qui ait esté jamais veuë ? Il faut l’advouër : je crains d’ouvrir la bouche, & ne me figure pas
qu’il me soit permis de m’addresser à vous, apres que vous ne m’avez pas laissé la liberté de vous respondre, de vous remonstrer, ny mesme de vous regarder. Je sçay que je ne suis plus rien que ce qu’il vous plaist. Vous avez violé l’ordre. Vous avez mesprisé vostre discipline, abandonné vos enseignes, poursuivy vos Capitaines, desdaigné vostre General : &, si je l’ose dire, n’avez differe de me mettre l’espée à la gorge, que de peur de me faire plaisir. Quoy ! pour vous vouloir conserver, & ne s’enfuir pas, qu’un criminel ait la consolation d’avoir fait mourir un nombre infiny d’innocens, vous vous mutinez contre moy, & n’estes plus capables de vous cognoistre, ny de cognoistre ceux qui vous conduisent. Non, non, ne pensez pas que vostre mauvais naturel me face retrancher quelque chose du soin que j’ay de vostre conservation. Rien ne me divertira de cette bonne œuvre, & mourray plustost que de voir les
méchans triompher de la vie des gens de bien : & les coupables attirer apres leur fin infame & souhaittable celle des innocens qui est tousjours glorieuse & regrettée. Mais faut-il croire qu’un mesme nuage vous esblouysse ? qu’un mesme enchantement vous trompe tous. Voulez-vous mourir pour un mesme sujet ? Cela ne peut-estre, puisque tout ce que vous estes, ne pouvez estre obligez à ces vœux de vie & de mort qu’ont fait, quelques solduriers & quelques Siloduns. Et cependant il semble que cela soit, pource que vous criez tous de mesme façon, & tenez tous un mesme langage. Ces troupes ayans respondu toutes à la fois, que leur cause estoit commune, Polemas leur respondit ainsi : Je le veux croire pour ne vous point contredire. Si est ce que je vous empescheray bien que vous me vangiez en commun, comme vous m’avez offensez en commun. Non, vous ne mourez point : Et je jure par Tautates Taramis : & par Hesus le fort, que pas un ny de vous,
ny de ceux que j’ay arrachez d’entre les mains des bourreaux, c’est-à-dire d’entre les leurs propres, ne commencera ce monstrueux massacre, ou ne le commencera que par moy. Si donc vous avez tant d’envie de mourir, & mourir pour un traistre, pour un ennemy commun, pour un seditieux, venez me mettre l’espée dans le corps, je vous attends de pied ferme, & vous descouvre mon sein, afin que plus aysément vous obeïssiez à vostre rage. En disant cela il ouvrit sa cuirasse, & jettant par terre le plastron, monstra sa chemise, & descouvrit sa chair. Ceste action jointe à une harangue si artificieuse, emporta tout ce qu’elle voulut. Ces gens surmontez par leur propre honte, autant que par la force des persuasions de leur General, demeurerent en un extraordinaire silence, & tenans les yeux arrestez contre terre, semblent demander la vie, qu’un quart d’heure auparavant ils vouloient perdre avec une obstination furieuse. Polemas
les laissa tant qu’ils voulurent estre en ceste confusion, & tirant d’infaillibles preuves de leur repentir, de ce silence & de ceste honte, fit mine de s’en aller en colere & les abandonner à son indignation. Aussi-tost, comme s’ils n’eussent plus esté eux-mesmes, ils se mirent à crier, & dire en pleurant, que s’ils estoient si malheureux que Polemas perseverast en sa colere, ils estoient resolus de se tuer. A ceste menace leurs Capitaines se mirent à supplier leur General pour eux, qui se laissans vaincre à leurs prieres, tourna la teste du costé de ceste Cavalerie, & avec un visage remis : Puisque la raison, leur dit-il, vous est revenuë, je veux que la volonté que j’ay tousjours euë pour vous revienne. Rayons ce qui vient de se passer du nombre des choses arrivées, & que chacun se remette en son devoir. Allez mes compagnons, retirer nostre fortune du bord du precipice où vostre generosité l’a presque faict tomber. Nos ennemis ne se sont point
servy de l’occasion, & j’en repute le bon-heur à une grace particuliere du grand Tautates. Donc que chacun se range sous ses enseignes, & par assiduité à bien faire, repare le tort qu’il s’est pensé faire à soy-mesme. Tout le monde content par ceste douceur du General retourna à son travail ordinaire, & ceux qui s’estoient voulu tuer ayans esté relaschez apres qu’ils eurent juré de suspendre l’effect de leur vœu, jusques apres la prise de Marcilly, remirent l’affection & l’ardeur de combattre dans l’esprit de ceux qui estoient les plus refroidis. O Marcilly ! & toy Prince Clidamant, quelle haine des Dieux, & quel assoupissement des hommes t’empescha une si favorable occasion de te servir de tes forces, & du courage de tous tes invincibles Chevaliers ? Mais, quoy ! les destins declarez lors contre toy, ne te permirent pas de sortir si tost des calamitez que Polemas se preparoit de te faire endurer. Toutefois pour monstrer une preuve de ta
bonne nourriture, ô Belle & heureuse ville, tu pousses durant le sommeil du public, l’esprit d’un particulier à entreprendre une action dont il sera eternellement parlé. Deux jours apres ceste mutinerie des gens de cheval de Polemas, il se resolut de faire attaquer la ville, plustost pour tenir ses gens en haleine, que pour fruict qu’il esperast en cueillir. Il fit donc approcher six tours de la ville, & entre deux des Beliers, pour commencer une breche. Damon se trouva aussi-tost sur les murailles pour les defendre, & disposant ses gens aux lieux les plus foibles, osta bien-tost la volonté à ceux qui s’avançoient trop de poursuivre leur poincte. Il en fut tue un grand nombre à coups de traict & de halebarde, & plus encore furent renversez du haut en bas des ponts, & assommez à coups de pierre dans le fossé. Tous les Beliers faisoient veritablement un grand effect : mais particulierement ceux qui estans suspendus dans des tours basses, qu’ils appelloient
Tortuës, estoient poussez contre la muraille, par l’effort des bandages, des rouës, & des ressorts, dont la Machine estoit composée. Ceux de dedans ne demeuroient pas oysifs : mais jettans des traicts de feu d’artifice, & d’autres flambeaux allumez contre les tours, & avec de longues poûtres ferrées, les empeschant de venir prés de la muraille, rendoient vains leurs plus puissants efforts. Pour s’opposer à l’impetuosité des Beliers, ils avoient des sacs pleins de lierre ou de paille, lesquels opposans aux Machines rompoient la violence du coup. Tantost ils descendoient des pieces de draps en plusieurs doubles, des cloisons d’osier, & des tables de plusieurs aix choüez ensemble pour faire le mesme effect. Les autres essayoient avec des cables & des chaisnes de prendre les Beliers, & apres les avoir pris, les tirans de costé à force de bras les rompoient, ou les renversoient dans le fossé, avec les tortuës desquelles ils
estoient portez. Et les autres avec leurs engins de fer pleins de dents, & faits en forme de faux, qu’ils appelloient Loups, prenoient les Beliers comme à la gorge, les destournoient, ou, s’ils ne pouvoient, les eslevoient si haut que leur coup n’avoit plus de force. Apres six ou sept heures de semblables attaques, & defences, la nuict les contreignit de se retirer. Polemas avoit perdu cinq Beliers, qui avoient esté rompus : quatre tours qui avoient esté bruslées : & deux ou trois cens hommes qui avoient esté tuez. Il est vray qu’il avoit la consolation d’avoir fort travaillé ses ennemis, & avoir abatu deux ou trois toises de murailles : Mais la nuit ayant donné le loisir à ceux de dedans de reparer ces breches : le lendemain on ne pouvoit cognoistre où elles avoient esté, que par la couleur des pieces de bois & des pierres de tailles, dont elles avoient esté refaites. Polemas veid ceste nouvelle reparation avec
estonnement, & plein d’inquietudes alla faire commencer un Sacrifice que dés le poinct du jour, il avoit commandé qu’on tint prest, pour divertir le malheur dont toute la nuict il avoit esté menacé par des songes tragiques & effroyables. Il avoit envoyé querir un Sarronide pour en avoir l’explication, qui ne luy ayant rien promis de bon, l’obligea à ce Sacrifice, & par deux victimes appaiser le courroux de Tautates. Bien à peine fut-il au lieu destiné pour ceste ceremonie, que les Druïdes, Eubages, Bardes, & Sarronides qui estoient à la suitte de son armée, commencerent leurs prieres, alumerent le feu du Sacrifice, qui au lieu de flâme jettant une fumée noire & puante, ne pût presque estre alumé par chose du monde. Les victimes furent aussi funestes que le feu : elles se mirent à ruër quand on les voulut prendre, & toutes egorgées qu’elles estoient, remuerent tellement sur l’Autel, que
l’une se jetta par terre. Polemas avoit cela d’inestimable qu’en la mauvaise fortune il estoit plus qu’homme : aussi ne croyant de ces tristes presages que ce qui, sans eux, peut arriver tous les jours, asseuroit par sa resolution ceux mesmes qui meditoient des harangues pour l’oster de creinte. Ce desagreable Sacrifice alloit finir, lors qu’une troupe de Capitaines & de Solduriers vinrent trouver Polemas, & pour decider quelque different qui estoit entr’eux, le supplierent d’estre leur Juge. Il y avoit parmy eux un homme qui s’avançant à grands pas, mit l’espée à la main, & l’eut plustost portée dans le ventre de Polemas, qu’on n’eust pris garde à ce qu’il vouloit faire. Ceste hardie entreprise n’eust point d’effect, pource que Polemas estant armé de hazard au lieu où cet incognu porta son coup, son espée glissa sur ses armes, & ne luy fit qu’une fort legere playe à la cuisse. Luy qui croyoit avoir tué,
se retira, & se faisant voye par la pesanteur des coups qu’il donnoit, & la grandeur du courage qu’au milieu de toute l’armée il tesmoignoit en se deffendant, avoit desja passé au travers de tous ceux qui estoient avec Polemas. Il n’y a point d’apparence de penser qu’il eust pû se sauver, mais il y en avoit de juger par la crainte qu’il mettoit dans l’ame de ceux mesme qui mesprisoient le plus la vie, qu’il estoit pour resister long-temps : toutefois ayant abattu à ses pieds un soldurier qui le vouloit arrester, il broncha sur son corps, & aussi-tost qu’il fut par terre, quinze ou vingt des gardes de Polemas se jetterent sur luy, & l’eussent tué si Polemas luy-mesme ne l’eust tres-expressément enjoint de n’en rien faire. Il fut neant-moins indignement traitté, & à force de luy lier les mains on luy fit sortir le sang de tous costez. Le voila devant Polemas qui sans changer de visage, donnoit par un estrange merveille à ses ennemis toute la frayeur, dont au
milieu de tant de supplices & de cruautez que desja on commençoit à luy faire souffrir, il sembloit estre exempt. Je suis, dit-il à Polemas, Chevalier Gaulois, & soldurier d’Amasis, On me nomme Sentorix. J’ay crû que sans estre accusé d’estre assassin, je pouvois tuer un homme qui se revoltant contre sa souveraine Dame, est la haine des Dieux, & l’ignominie des Segusiens. Je voy bien cependant que j’ay failly mon coup, & que le juste Bellenus n’a pas conduit mon bras comme je devois esperer. Si j’ay eu beaucoup de courage pour entreprendre de te tuer, je n’en ay pas moins pour souffrir la mort. Tu n’ignores pas de quel trempe sont les ames des veritables Chevaliers Gaulois. C’est une chose inseparable de l’Ordre, où il y a plus de quinze ans que j’ay l’honneur d’estre entré, & de la maison dont je suis sorty, de faire & d’endurer tout ce qu’on croit le plus difficile. Mais je ne dois pas tant me glorifier de ceste
grande action. La gloire m’en est commune avec plusieurs Chevaliers de mon aage, & de mon courage, qui l’un apres l’autre essayeront tous de me disputer l’honneur que j’ay failly d’acquerir en ne te tuant pas. Prepare toy donc en tous lieux & à toutes heures, si tu le trouve bon, à courre fortune de la vie. Ce ne sont plus ny les sorties, ny les forces de tes ennemis que tu dois craindre : Nous te declarons une guerre, & plus dangereuse, & moins esclatante. Tu auras affaire seul à un homme seul : mais à un homme qui mourant comme je vay faire, sans t’avoir osté du monde, ne diminuë point le nombre de ceux qui ont conspiré ta mort. A l’heure mesme qu’un meurt, un autre prend sa place, & ne finira ceste entreprise, qu’un de nous n’ait presenté ta teste aux Nymphes tes Dames aussi bien que les nostres, que meschamment tu tiens assiegées. Polemas espouvanté de ceste hardiesse commanda qu’on r’alumast
le feu du Sacrifice, & que ce traistre estoit, sans doute la victime que les Dieux luy demandoient. Peut-estre dis-tu vray, Tyran, luy respondit Sentorix, & pour te monstrer combien peu estiment leur corps ceux qui aspirent à une grande gloire, regarde ce que je vay faire : En disant cela il se tourne contre un des gardes qui le tenoit, & recueillant toutes ses forces en soy-mesme pour faire un plus grand effort, s’eslança tant qu’il pût contre la teste de ce miserable soldat. Le coup fut si violent, que Sentorix rencontra l’habillement de teste qui estoit de fer. Il se fendit la teste, & l’ecrasant à l’autre, le fit tomber mort d’un costé, au mesme temps que luy cheut presque mort de l’autre. Polemas jusques-là avoit tenu bonne mine : mais, à n’en mentir point, ceste derniere generosité le mit hors de soy. O mal-heureux, dit-il, qui t’es
plus inhumainement traitté que tu n’esperois pas me traitter. Acheve, s’il est possible, ce que les destins ont resolu contre moy, & fassent les Dieux que cet attentat soit le dernier dont ma vie est à toute heure menacée. Il ne laissa pas de commander que Sentorix fust pensé, &, s’il estoit possible, qu’on essayast de luy sauver la vie. Il dit ce mot par vanité : car n’adjoutant point de foy aux menaces qu’il luy avoit faites de tant de Chevaliers liguez avec luy pour le tuer, il estoit bien ayse d’estre deffaict d’un si puissant ennemy. On fut chercher des Mires qui sonderent la playe de Sentorix : mais soit par malice, ou que en la fust en effect, ils assurerent qu’il estoit mort. C’est pourquoy Polemas s’en allant commanda que la justice eu fust faite. Aussi-tost qu’il fut party, ceux qui vouloient estre les bienvenus aupres de luy, jetterent ce corps à demy vif qu’il estoit, dans le feu, & bruslerent un Chevalier dont l’action eust attiré, comme elle avoit
autrefois faict en la personne d’un Chevalier Romain, des loüanges & des admirations de la bouche mesme de Polemas, s’il eust esté veritablement genereux, comme il essayoit de le contrefaire. Aussi-tost que le feu eut consommé ce corps, on en jetta les cendres au vent, & pour marque de ceste punition, il fut eslevé un poteau au lieu mesme, où l’histoire y estoit escrite. Cependant un cousin de Polemas, nommé Pertinax, haut à la main, presomptueux, & aussi temeraire que durant sa vie avoit esté son autre parent Arganthée, le supplia que par les armes il tirast raison de la supercherie d’Amasis, & luy envoyast reprocher par un trompette une lascheté qui entre ennemis n’avoit jamais esté pratiquée. Polemas fit au commencement difficulté de l’engager en un combat d’où il se persuadoit que sans doute Pertinax ne reviendroit pas fort glorieux, puis qu’il auroit affaire à quelqu’un de ces invincibles Chevaliers, que
l’Amour & la Fortune avoient conduits en Forestz, & enfermez à Marcilly avec les Nymphes. Mais Pertinax ne pouvant souffrir qu’on mist ses prieres en deliberation. Quoy ! dit-il, Polemas, doutez-vous de mon courage, ou de vostre cause ? D’où vous vient ceste crainte, aussi mal fondée qu’elle est mal-seante en une personne de vostre condition ? Laissez-moy faire, je n’ay autre dessein que d’apprendre aux assiegez de quels ennemis ils sont attaquez, & rendre vostre party plus redoutable qu’avec raison, il semble n’avoir pas esté jusqu’icy. Trouvez bon que l’attentat commencé en vostre personne, soit reproché à ces assassins, & par la mort de celuy qui osera me venir combatre, je laisse en l’esprit du peuple l’opinion qu’ils sont sufisamment convaincus. Polemas ne voulant pas irriter ceste humeur hautaine, commanda à un Heraut de faire tout ce qui luy seroit enjoint par Pertinax. Ce Chevalier plus ayse qu’il ne devoit estre, emmena le Heraut
avec luy, & estant entré en sa tente, escrivit un cartel qu’il luy remit entre les mains, & l’envoya avec deux trompettes jusqu’aux portes de la ville. Ceux qui estoient en garde là, & dessus les murailles, ayans oüy les trompettes, & cognu le Heraut à sa cotte d’armes, en furent advertir Clidamant, la Nymphe, & le grand Druyde. Ils estoient lors ensemble, pour recevoir tous les Chevaliers qui avoient esté blessez quand Astrée & Sylvie furent secouruës, & qui n’estans gueris parfaitement que depuis deux ou trois jours, venoient tous de compagnie faire la reverence au Prince & aux Nymphes. Ils trouverent tres-à-propos d’oüir ce Heraut : c’est pourquoy apres avoir un peu songé à ce qu’il pouvoit apporter, ils commanderent qu’on le laissast entrer, & qu’il fust accompagné jusqu’en la grande salle du Chasteau. Pendant qu’on alla mettre ce commandement en execution, arriverent Damon & Alcidon, qui conduisoient Ligdamon, Lidias,
Lipandas & Bias. Je ne vous diray point comme ils furent receus, jamais blessures ne furent renduës immortelles, comme les leurs furent par les expressions du ressentiment de la Nymphe, & l’excez des louanges qu’ils receurent des uns & des autres. Clidamant les embrassa l’un apres l’autre, & rendant à leur vertu ce qu’elle meritoit fit voir combien il estimoit une veritable valeur. Mais quand ce fut à Bias que ne dirent point la Nymphe & le Prince, pour luy monstrer combien grande estoit l’obligation qu’ils avoient à la fidelité & au courage de feu son frere & de luy. Ces discours eussent esté beaucoup plus longs, mais ils furent interrompus par l’arrivée du Heraut, qui n’ayant fait autre civilité à sa Nymphe & au Prince que celle qui est enjointe à semblables officiers par le droit des gens, dit qu’il n’estoit pas envoyé de la part de Polemas son Seigneur pource qu’encore qu’il eust toute sorte de raisons de se plaindre de la trahison qui avoit esté concertée
contre luy, il n’en vouloit tirer la vengeance que par la desolation de Marcilly, mais qu’il en estoit advoüé, comme il le feroit veoir par escrit. Qu’il estoit venu toutesfois pour accuser la Nymphe & son Conseil, d’avoir fait sortir un assasin de la ville, pour aller proditoirement poignarder Polemas dans sa tente au lieu de le combattre en gens de bien. La Nymphe alloit se mettre en colere lors que Clidamant la supplia de le laisser parler. Heraut, dit-il, Madame, te feroit justice, si elle te faisoit pendre aux creneaux de la ville. Ce n’est pas qu’elle ignore quels privileges ont des gens de ta condition, mais elle sçait bien aussi que ce n’a jamais esté qu’entre ennemis qui n’ont rien qui les empesche d’estre par la paix egaux & bons amis. Mais la Nymphe ne cognoist point Polemas pour un juste ennemy. Il est son sujet, & elle est sa Dame. Sa guerre est une revolte, & au lieu qu’il y a quelque sorte de justice en toutes les querelles qui naissent entre Princes voisins, il ne se voit rien en la rebel-
lion de ton maistre, qu’un attentat contre la Justice des Dieux, & des hommes. Toutesfois pour te monstrer que Madame ny son Conseil ne doivent estre accusez que de trop de misericorde, au lieu de t’envoyer au gibet, comme ils devroient par une indulgence extrême, ils te sauvent la vie. Monstre donc ce que tu portes. Le Heraut qui se voyoit bien loin de son conte, luy baisa tres-humblement la main, & un genouïl en terre contre la coustume presenta son adveu. Comme il eust esté leu, Clidamant luy rendit, & print le cartel de Pertinax que l’autre luy donna scellé & cacheté. Comme il fut ouvert, & que d’un costé on eut vû le sceau de Polemas chargé d’une couronne de Comte, on fut sur la resolution de le dechirer & luy faire faire son procez : mais cette formalité estant reservée à une autresfois, on regarda l’autre sceau, & personne ne le cognoissant le Heraut dit que c’estoit celuy de Pertinax. Cela fait Clidamant le mit entre les mains de la Nymphe, qui
le remit entre celles d’Adamas, & Adamas le donna au Secretaire des commandemens de la Nymphe, qui le leut deux fois tout bas, pour ne point hesiter en le lisant tout haut. Et comme chacun eut cessé de deliberer s’il seroit leu ou non, & qu’à la pluralité des voix, il fut resolu qu’on le liroit, le Secretaire se leva, & le chapeau hors de dessus la teste, apres avoir fait une grande reverance à la Nymphe, & à Clidamant, demeura debout & leut ainsi.
CARTEL DE PERTINAX
Comte, aux Chevaliers du
Conseil d’Amasis.
S’il n’y avoit que des femmes qui se meslassent de gouverner les Segusiens, nous souffririons leurs injustices, & leurs violences sans nous plaindre, ou nous vouloir vanger :
pource que la foiblesse de leur esprit, & l’impertinence de leurs Conseils nous feroient pitié plustost qu’elles ne nous mettroient en colere. Mais aujourd’huy que tout le monde sçait qu’Amasis, ny Galathée ne font rien de leur propre mouvement, & que par la tyrannie d’Adamas, & de deux ou trois autres estrangers qui sont de son intelligence, elles sont prisonnieres, & forcées d’approuver ce qui n’est pas en leur puissance de contredire, nous nous croyons obligez de soustenir leur cause toute desesperée qu’elle est, & accuser les estrangers & les autres Chevaliers de leur Conseil, de la plus lasche & plus abominable trahison qui puisse estre imaginée. Je t’appelle donc au combat, qui que tu sois à qui il peut rester quelque ombre d’honneur, & te soustiens par escrit, comme je le maintiendray
quand tu voudras l’espée à la main, que les tiens ont fait sortir un certain Cindonax de la ville pour venir assasiner Polemas le Comte des Segusiens. Si l’horreur d’un si grand crime te permet de te trouver où les gens de bien ont accoustumé de paroistre, je te defie derechef, & te donne ma foy, que, pourveu que de ton costé chacun demeure aux termes ordinaires, tu n’auras à te garder que de moy,
PERTINAX.
Comme le Secretaire eut achevé de lire, il se retint, & la Nymphe par une grandeur de courage, ne faisant paroistre aucune marque de la juste colere, dont elle estoit pleine, dit au Heraut cecy sans s’eschauffer. Retourne à ton maistre & luy dis, que sans estre forcée par qui que ce soit, & sans en demander advis à personne, je luy mande qu’il est un traistre, & un imposteur, & que si j’avois une
espée à mon costé, je le ferois mentir & mourir avant qu’il fust une heure. Clidamant se crût obligé de respondre apres la Nymphe, c’est pourquoy, il dit au Heraut que Pertinax estoit excusable en ce que jugeant des Chevaliers de la Nymphe par soy-mesme, il les soubçonnoit du pretendu assasinat dont il faisoit tant de bruit : mais que pour luy faire veoir à ses despens que cela estoit faux : Il : Comment ! Seigneur, dit Adamas en l’interrompant, à quoy pensez-vous ? Quel desordre & quelle confusion seroit en la nature si la teste vouloit faire les actions des bras ou des jambes. Non, non, Seigneur, il n’est pas en vostre pouvoir de disposer de vous. Autre est le devoir d’un Dictateur & d’un General, & autre celuy d’un vaillant homme. Damon, Alcidon, Ligdamon & les autres se leverent en mesme temps pour accepter le party que leur offroit Pertinax : mais voyant qu’ils ne se vouloient point ceder l’honneur qu’il y avoit à y acquerir, on fit retirer le Heraut, & escrivant leurs
noms dans des billets pour estre tirez au sort. Amasis les envoya à Galathée, qui sans sçavoir pourquoy on luy remettoit cette charge, tira un billet, qu’elle envoya sans l’ouvrir à la Nymphe sa mere. Cette belle main conduitte par l’Amour, & sans le sçavoir, faisant ce qu’elle eust souhaitté, si elle eust eu de la cognoissance, fit veoir que tout de bon elle vouloit obliger Lipandas. On trouva son nom dans le billet, & le Heraut estant rentré dans la chambre du Conseil, & Clidamant ayant esté prié par la Nymphe de respondre. Heraut, dit-il, voila un Chevalier que le hazard envoye pour abbaisser l’orgueil de Pertinax. Au mesme temps Lipandas se leve, & le visage extraordinairement joyeux, alla toucher sur une des basques du hoqueton du Heraut, & luy dit : Heraut, je prends ce gage, & dis à celuy qui me l’envoye qu’il est un faussaire & un traistre. Que la Nymphe & ses Chevaliers sont innocens de l’assasinat qu’on leur impose, & que dans une heure je suis à luy pour le faire mentir. Le Heraut
ayant receu cette responce, fait une grande reverance, se retire, & sortant de la ville, monte à cheval à la porte, & va trouver Pertinax. Comme il eut sceu à qui il devoit avoir affaire, il en advertit Polemas, luy dit les langages qui avoient esté tenus, & se prepare au combat. Cependant ces nouvelles avoient esté sceuës par tout le Chasteau, & du Chasteau avoient passé dans toute la ville. Les Nymphes, la Princesse Rosanire, & le reste des Dames apres avoir dit tout le bien du monde de Lipandas, se preparent pour aller voir ce combat. Galatée qui vouloit achever son ouvrage, envoya Leonide dans un Chariot chez Ligdamon pour prier Mellandre qu’elle print la peine de la venir treuver. Elle ne l’y rencontra point, pource que depuis quelques jours ayant fait cognoissance avec Circeine, Palinice & Florice, elle passoit presque tous les jours & les nuicts en leur compagnie. Leonide fut au logis de Clindor où elles estoient logées, & les trouvant sur la fin de leur disner, les entretint
quelque temps, & pour emmener Mellandre plus aysément, pria les trois autres de venir voir Galathée. Comme elles furent dans le chariot, la Nymphe leur raconta succinctement tout ce qui venoit d’arriver, mais comme elle parla que Lipandas estoit celuy qui devoit combattre Pertinax, elle apperceut que Mellandre changea de couleur. Elle ne voulut point que cela se remarquast : toutesfois continuant ce discours, Mellandre ne se pût empescher de dire, quelle s’estonnoit fort comme on avoit permis à Lipandas de recevoir ce deffy, luy qui n’estoit pas encore refait des grandes & dangereuses blessures qu’il avoit euës en la derniere sortie. Leonide sousrit d’entendre cela, & luy respondit, que n’ayant pas esté en la puissance de la Nymphe de le separer des autres qui vouloient se battre, on avoit esté contraint d’escrire leurs noms, & les faire tirer au sort : que Lipandas s’estoit trouvé le premier tiré, & que sa valeur suppleant au deffaut de ses forces, on
esperoit qu’il ne démentiroit pas en cette occasion ce qu’il avoit tousjours fait. Asseurément, dit Mellandre, comme si elle y eust esté interressée, Lipandas n’est pas homme pour se laisser battre. Il n’est reservé qu’à moy de le vaincre (elle dit cela en riant), & je croy qu’il fera la moitié de la peur à son ennemy. En parlant ainsi, ces Dames arriverent au Chasteau, & furent trouver la Nymphe en sa chambre : Elle les receut avec le meilleur visage du monde, & particulierement Mellandre à qui elle dit, qu’elle l’avoit envoyé querir pour gouster le contentement qu’en sa presence elle avoit cent fois souhaitté, qui estoit d’estre defaitte de Lipandas. Je puis dire continua-t’elle, que son Amour, aussi-tost que la Fortune l’a jetté dans le peril où il est appellé, & qu’il ne se pouvoit presenter occasion qui luy peust estre agreable, comme celle-cy, puis qu’en me quittant pour s’aller armer il m’a dit qu’il remercieroit Teutates de luy avoir donné sujet de rendre la belle Mellandre, ou satisfaitte par sa
mort, ou du moins amolie par la gloire qu’il acquerroit, s’il sortoit victorieux du combat. Mais ce n’est pas assez de contenter vostre inimitié, belle Mellandre, il faut que l’oubliant pour aujourd’huy, vous accordiez à la Nymphe & à moy, tout ce qui peut servir à nostre party. Nostre bonne fortune est maintenant entre les mains de Lipandas. Il est le premier qui a publiquement soustenu nostre innocence & nostre honneur. S’il est vaincu nous perdons nostre reputation, & celles de nos armes. Ne souffrez pas que ce mal heur arrive. Vous seule pouvez apporter ce grand bien à nos affaires : car j’ay si bonne opinion du courage de nostre Chevalier, que la justice de nostre cause ne peut estre confonduë, que par le desir qu’il aura de mourir pour vous oster des tourments que vous vous figurez que sa constance vous donne. Faites donc mieux, accordez-luy, mais à mes prieres, une faveur qui ne vous peut pas beaucoup obliger, puis que bien souvent la civilité seule nous en fait faire de
semblables. Escrivez-luy un mot, & luy envoyez une escharpe, que sans vous en advertir, je luy voulois faire presenter de vostre part. Mellandre tesmoignoit par ses divers mouvemens, qu’elle estoit fort combattuë, & que la discretion, & l’extreme Amour de Lipandas n’estoient pas si foibles qu’elles ne luy en fissent quelquesfois faire comparaison avec le mespris & la trahison de Lidias. En fin se voyant fort pressée par la Nymphe. Je vous obeïray, luy dit-elle : mais vous trouvez bon que j’apprenne à Lipandas que c’est par obeissance autant que par l’estime que je fais de sa vertu, que je luy accorde les faveurs, que vous avez trouvé bon de luy procurer. Galathée croyant n’avoir pas peu fait d’en avoir tant obtenu, ne contredit point cette resolution, mais pour la faire reüssir emmena Mellandre dans son cabinet. Là elle luy fit voir l’escharpe qu’elle vouloit donner à Lipandas, & luy fit mettre devant elle ce qui luy falloit pour escrire. Mellandre qui avoit l’esprit extremément
vif, ne songea pas beaucoup à ce qu’elle avoit à luy mander. Aussi prenant la plume, elle eut aussi-tost fait ces lignes.
MELLANDRE
à Lipandas.
Les Nymphes ont crû, Chevalier, que je pouvois adjouster quelque chose à la bonté de leur cause, & à la grandeur de vostre courage. Je sçay qu’elles ont en cela trop bonne opinion de moy : Mais puisque l’obeïssance est aveugle, je ne veux veoir rien que comme il leur plaira, & aime mieux me flatter que de les contredire. S’il est donc vray que je puisse vous aider à soustenir la plus claire innocence du monde, croyez, s’il vous plaist, qu’il n’y a rien que je n’entreprenne pour avoir part à cette gloire. La recompen-
se que vous attendez du bon succez de vostre combat, est entre les mains des Nymphes, & en la bouche de tout le monde : mais il y en aura encore une particuliere en la volonté de Mellandre. Je vous envoye une escharpe pour asseurance de mes paroles. Souvenez-vous qu’elle vient d’une si bonne main qu’il faut que pour la defendre vous empruntiez de l’Amour autant de courage que la justice vous en donne pour vanger la colere de Teutates, d’Amasis & de Galathée.
Cette lettre plus obligeante en apparence qu’elle n’estoit en effect, ravit de telle sorte Lipandas quand il l’eut receuë, qu’il en baisa le papier, l’escriture, la cire, la soye, & le cachet : mais quand il eut desployé l’escharpe, qui estoit de gaze de soye verte en broderie d’or & d’argent, & qu’il veid par mille differentes devises qu’il luy estoit commandé d’esperer, il fut
si hors de soy, qu’il dit devant Lidias, Ligdamon & les autres Chevaliers, des choses qui, au jugement de ceux qui n’avoient point esté Amoureux passionnez, furent jugez ridicules, & impies. Mais Ligdamon les escoutoit comme des Oracles, ou des misteres, & voyant sa fortune fort peu differente de celle de ce Chevalier, luy tesmoignoit plus d’affection qu’aux autres. Voila cependant Lipandas en estat de sortir. Il avoit des armes par ondes d’argent & de vert, si artificieusement faites, que de loin il sembloit que ce fust un portrait de la mer à demy irritée. L’on voyoit un si grand nombre d’anchres qui se perdans dans ces ondes, paroissoient de telle sorte attachées qu’on eust dit qu’elles tenoient quelque vaisseau combattu de plusieurs vents. Son habillement de teste estoit adjusté au reste des armes, & l’on auroit dit, comme il estoit peint, qu’avecque des cables, ces anchres y estans attachées le vouloient empescher qu’il ne fut emporté par la tourmente. En cela
Lipandas tesmoignoit l’infinité de sa constance qui estant representée par un rocher de soy-mesme inebranslable, estoit encore affermy par des moyens extraordinaires. Amasis avoit esté advertie de la façon de ses armes, aussi pour achever ce qu’il y manquoit, elle venoit de luy envoyer un des chevaux que le pauvre Clidamant avoit laissez dans ses escuries. Ce cheval estoit si viste, si remuant, & si beau, qu’on l’appelloit l’Esperance. Son harnois estoit de satin verd en broderie d’argent, & sa bride estoit faite de cordons de soye blanche & d’argent, qui s’attachoit à un mords d’argent, fait en façon d’un anchre qui sembloit sortir de sa bouche. De sorte qu’on eust dit qu’on vouloit arrester & gouverner ce cheval comme les vaisseaux l’estoient sur la mer. Damon fut prié de conduire Lipandas hors la ville en cette grande plaine qui estoit entre les fossez de la ville, & ceux du camp de Polemas où il n’avoit fait ny travailler, ny dresser aucun piege. Un Heraut fut trouver Pertinax
pour sçavoir de luy s’il ne vouloit pas prendre des Juges. Non, non, dit-il au Heraut, il ne nous faut point d’autres Juges que nos espées, & les yeux de tous les spectateurs. Au moins, dit-il, devez-vous avoir des seuretez : & sçavoir les conditions du combat. Pour la seureté, Polemas la promet de son costé, & il ne tiendra qu’à Amasis qu’elle ne soit generale. Quand à ce qui est des conditions que tu me proposes dis à mon ennemy : qu’il n’en faut point d’autres que celles que j’ay tousjours données & receuës : Le vaincu mourra, & le vainqueur fera ce qu’il trouvera bon. Le Heraut n’en pouvant avoir autre responce, fut trouver les Nymphes & Lipandas qui se mocquerent de l’orgueil de Pertinax, & aussi-tost les trompettes ayant de part & d’autre publié, suspension d’armes jusqu’à la fin du combat, Lipandas sortit de la ville accompagné de Damon, de Ligdamon de Lidias, & de six autres, & monté sur ce puissant cheval, qui sembloit s’estonner de soy-mesme tant il avoit d’action,
Aussi-tost qu’ils furent au lieu du combat, ces Chevaliers le laisserent & s’allerent mettre dans une des portes de la ville, à la teste de deux cents chevaux, qui de peur de surprise, avoient esté commandez de se trouver là. A peine Lipandas avoit fait faire cent pas à son cheval, que l’on veid les murailles de Marcilly couvertes de monde, & au milieu de tout cela, les Nymphes & toutes les Dames qui estoient avec elles. De l’autre costé Polemas armé & monté à l’advantage, sortit par une des portes de son camp, & accompagnoit Pertinax avec cinquante ou soixante Chevaliers. Tout ce monde le quitta à deux pas du fossé, & lors on le pût veoir à son aise, plus brillant, & plus orgueilleux en ses armes qu’en soy-mesme. Il avoit une Pie extrememment belle, peinte en divers endroits de flâmes. Ses crins & sa queuë estoient de couleur de feu, sa teste ressembloit à une fournaise qui est allumée, & les caparassons estans d’une estoffe fort rouge, & couverte d’or & d’argent,
on eust dit, à cause du clinquant qui estoit exposé au Soleil, que c’estoient de longs filets de feu qui tomboient jusqu’à terre à mesure que ce Chevalier qui paroissoit aussi tout en feu s’enfonçoit dans la fournaise. Les resnes de ce cheval estoient couvertes de petites lames d’or peintes en ondes, & le mords estant fait comme une foudre enflammée à trois pointes, chacun croyoit que Pertinax en tenoit deux entre les mains. Il faut confesser que ses armes estoient ravissantes : car elles estoient si bien travaillées, qu’on ne voyoit rien que des ondes de vermeillon & d’or, & d’argent pour adoucir : tellement que ce Chevalier sembloit estre un tourbillon de feu, qui s’appaisant à mesure qu’il montoit venoit à estre rabattu par le vent, & cela paroissoit aux plumes qu’il avoit sur son habillement de teste, qui representans fort bien des flammes, estoient agitées par le mouvement de celuy qui les portoit, & par un petit vent qui ne faisoit que de se lever. Jamais rien ne fut admiré
comme cela : car non seulement les rebelles, & le menu peuple de Marcilly crierent miracle : mais les Nymphes mesmes, & les Dames de leur compagnie ne se pouvoient persuader que ces choses fussent nouvelles. Desja Amasis & Galathée doutoient en leur ame du salut de Lipandas, & desja Mellandre se faschoit contre elle-mesme d’avoir des frayeurs & des craintes pour Lipandas telles qu’elle en eust pû avoir pour un homme qu’elle eust bien aimé, lors que les trompettes les retirerent de leur pensées pour veoir le commencement du combat. Les deux ennemis avoient pris ce qui leur falloit de champ, pour se rencontrer avec toute la violance qui se devoit attendre de la force de leurs bras & de leurs chevaux, & n’attendoient que ce signe pour baisser leurs visieres & mettre leurs lances en arrest. Les voila donc qui partent, mais avec une telle furie, que si d’un costé on eust dit que c’estoit un veritable tonnerre qui estoit tombé des nuës, & qui rouloit sur terre pour al-
ler mettre Lipandas en poudre, de l’autre on disoit tout haut que c’estoit la mer, où pour le moins une vague de la mer quand elle est en ses plus violentes tempestes, qui alloit engloutir Pertinax, & malgré tout son feu, luy faire sentir qu’il n’y a rien qu’elle ne puisse esteindre. Ce fut sans hiperbole à leur rencontre qu’on ouyt un esclat pareil à celuy que fait le tonnerre quand il tombe sur quelque grand edifice, ou plustost un bruit tel qu’en envoye par tous les rivages voisins, un vaisseau que la tempeste met en pieces au pied d’un grand Rocher. Leurs lances volerent en mille parties, & cependant l’un & l’autre aussi forts que les choses qu’ils representoient, acheverent leur carriere comme ils l’avoient commencée. Ils prindrent de nouvelles lances qui eurent un peu plus d’effect : car Pertinax, en fut tellement ébranlé, qu’il fut contreint de laisser choir ce qu’il en avoit de reste en la main, & embrasser le col de son cheval de peur de tomber, & Lipandas fut renversé presque sur la crouppe
du sien. Au troisiesmes lances leurs faces, & leurs coleres renouvellerent de telle sorte que Lipandas estant atteint de la foudre de Pertinax, fut long-temps qu’il n’eust sceu demeurer à cheval s’il n’eust embrassé le sien qui avoit mis la croupe en terre : Mais Pertinax heurté comme de cette espouvantable vague, dont les anciens Mattelots ont tousjours eu tant de peur, fut renversé par terre avec son cheval, & renversé si furieusement qu’estant demeuré tout estourdy du coup, tout Marcilly se mit à faire un grand cry de joye, & dire qu’à ce coup le tonnerre estoit tombé. Le voila cependant qui se releve, & court pour prevenir Lypandas, qui ne voulant pas se laisser tuer son cheval entre les jambes, mit pied à terre, & vint l’espée à la main au devant de son ennemy. Comme ils sont aux mains, jamais on n’ouyt tant de bruit, ny ne veid-on donner de plus grands coups. La honte qu’avoit Pertinax d’estre tombé, augmentant son orgueil, & sa rage, luy fait faire des efforts, con-
tre lesquels un autre que Lipandas eust difficilement resiste. Leurs armes ne sont plus ny si luisantes ny si adjustées qu’elles estoient. Icy tombe un morceau de bouclier, là une bande d’un brassart : icy les plumes, & la creste des casques, d’un autre costé un morceau du plastron : & par tout, le sang se meslant avec ces pieces rompuës, faisoit voir que ceux qui les portoient, n’estoient pas exempts de ce naufrage & de cette ruïne. Une heure estant passée en la premiere chaleur de ce combat, il fallut bon gré malgré que les combattans prissent haleine. Ils se reculent de cinq ou six pas : & s’admirans l’un l’autre : Chevalier, dit Lipandas à son ennemy, commencez à recognoistre, puis qu’estant vaillant & fort comme vous estes, vous ne pouvez esperer qu’un tres-mauvais succez de vostre combat : que les Dieux sont contre vous, & que vous avez mechamment accusé Amasis & son conseil, de trahison, aussi bien que vous & vos compagnons, vous estes injustement revoltez contre vos loix, & vostre souveraine. Es-tu venu icy pour me faire des remonstrances,
respondit Pertinax, souviens-toy qu’il ne t’adviendra jamais d’en faire. En disant cela, il se jette sur luy, & Lipandas le recevant avec la resolution de terminer bien-tost ce long combat, ils se changerent plus fort que devant. Tout le monde avoit horreur de les voir si obstinez à s’entretuer, & Amasis qui craignoit presque tousjours quand il estoit question du salut des siens ou de sa reputation, supplioit en son cœur Hesus le fort que son Chevalier pûst estre victorieux. Ses prieres furent exaucées un peu apres, car le second combat ayant encore plus duré que le premier, chacun aperceut que Pertinax affoibly par le nombre de ses blessures, & la longueur du combat, ne faisoit plus que reculer & se deffendre. Ce n’est pas que sa foiblesse l’empechast de faire de grands efforts, mais Lipandas, qui sembloit estre plus fort & plus leger, à mesure qu’il perdoit plus de sang, évitoit les coups de son ennemy, & luy en donnoit beaucoup qu’il ne pouvoit parer. Cette inegalité fut cause qu’en moins de rien Perti-
nax se trouva beaucoup plus blessé que son ennemy : car quand il frappoit c’estoit presque tousjours vainement, & quand il estoit frappé c’estoit tousjours jusqu’au sang. Lipandas voyant lors la victoire toute assurée, ne voulut pas la laisser perdre, c’est pourquoy il prend le temps que Pertinax avoit failly un coup de toute sa force, & prenant son espée à deux mains, luy en descharge un coup si espouventable sur le derriere de la teste, qu’ayant enfoncé le casque, il luy fait une grande ouverture, & le poussant aussi-tost le renverse par terre : Chacun avoit les yeux attachez sur luy pour voir couper la teste de son ennemy, mais Lipandas se contentant de luy faire demander la vie, luy tenoit l’espée à la gorge, & le pressoit de confesser tout haut sa fausse accusation. Mais c’estoit bien en vain, car Pertinax estoit mort, & avoit emporté avec luy les deux tiers de l’orgueil qui estoit entre les hommes. Comme Lipandas eut cogneu cela, il meit un genoüil en terre remercie Dieu de sa victoire, & fut jusqu’à celuy qui ra-
menoit son cheval, lequel estant veu libre dés l’entrée du combat, avoit gaigné les portes de Marcilly, Plusieurs depuis se sont estonnez pourquoy Polemas qui se mocquoit de sa foy & de ses paroles, en avoit esté si religieux en cette occasion, & comme il n’avoit point secouru Pertinax, & en le secourant obligé ceux de la ville à sortir, & par ce petit combat engageant tout le monde à un plus grand, se servir de son advantage, luy qui avoit trente soldats contre un d’Amasis. Mais les plus fins & ceux qui croyoient le mieux cognoistre l’esprit de Polemas, crurent que cet ambitieux ayant jalousie de quiconque l’estoit autant que luy, & principalement de Pertinax qui sembloit luy estre fort necessaire, avoit esté bien aise de s’en defaire, & perdre l’occasion de prendre la ville plustost que celle de ne perdre pas cét orgueilleux parent. Cependant Lipandas avoit esté receu de Damon, de Ligdamon, de Lidias & des autres avec des expressions de joye si grandes & si reïterées, qu’il
s’estimoit le plus heureux Chevalier qui vescust. Ligdamon & Lidias s’approchans lors de luy pour l’embrasser, luy dirent à l’oreille. C’est aujourd’huy que cette desdaigneuse Mellandre doit mettre les armes bas, & supplier tres-humblement l’invincible Lipandas d’agréer son service. Ha ! mes chers amis, leur respondit-il, ne tenez pas cet outrageux langage, s’il vous plaist, La belle Mellandre a des qualitez si extraordinaires, que ce que j’ay fait, n’est pas digne de luy faire changer de resolution. Ce n’est pas icy le lieu de parler, dit Damon en les interrompant, ne pensons pas tant à nostre joye, braves Chevaliers, que nous ne songions à celuy qui nous l’a donnée. Lipandas a perdu beaucoup de sang, il en perd encore, & cela ne peut estre que ses blesseures ne soient & tres-grandes & tres-dangereuses. Je ne sçay ce qui en est, luy repartit Lipandas, mais il me semble que je ne suis pas si foible, que j’aye besoin d’estre si tost secouru.
Toutesfois, allons, s’il vous plaist, rendre conte aux Nymphes, de nostre combat, & apres je feray tout ce que vous aurez agreable. Damon en faisoit quelque difficulté : Mais Amasis qui estoit extrêmement obligeante, & qui par raison le devoit estre extraordinairement en ce temps-là, descendit avec ravissement du lieu où elle estoit, & emmenant toute sa compagnie, fut trouver Lipandas à l’entrée de la ville. Tout le peuple crioit, vive la Nymphe, vive Galathée, & vive l’heureux Chevalier, qui les a deffenduës. Cette fameuse trouppe de Princesses & de Dames de qualité, ayans rencontré Lipandas & ses amis s’arresta, & lors les Chevaliers descendants de cheval, allerent au devant d’elles. Lipandas voyant Mellandre auprés de Galathée avec le visage d’une personne qui se resjouït du bien d’autruy, se figura que c’estoit du sien. Aussi en l’estat qu’il estoit, se jettant aux pieds des Nymphes : Mes Dames, leur dit-il, vous voyez combien vous estes cheres au grand Teutates, puis qu’il
m’a donné la force de vous defaire des plus immortels ennemis que vous eussiez, & rendre vostre cause aussi victorieuse qu’elle est juste. Il est vray que si j’ose, a de telles considerations, adjouster les miennes particulieres, je diray que si je merite quelque sorte d’honneur de vous avoir servies, il doit s’il vous plaist, estre rendu à cette belle fille (il dit cela en monstrant Mellandre) puisque m’ayant fait la faveur de m’escrire, & m’envoyer l’escharpe que j’ay conservée autant qu’il m’a esté possible, elle y a meslé des charmes si puissans, que les armes qui l’ont touchée en ont esté rendus impenetrables, ou du moins celuy qui les portoit en a esté fait invincible. C’est donc à vous, ô belle Mellandre (il fit une action en s’addressant à elle, si pleine d’Amour & de respect que cette fille eust esté stupide, si elle eust esté sans ressentiment), c’est donc à vous, dis-je, que ces grandes Nymphes promettent les loüanges de ce combat, & pour moy qui cognoist les obligations que je vous ay, & qu’il ne s’est rien passé à
mon advantage en cecy qu’il ne vienne de vous, je vous remercie publiquement de l’honneur que vous m’avez acquis, & vous promets pour m’en acquitter, d’estre plus curieux de vostre repos que du mien, & ne vous desobeir en chose du monde, non pas mesme si vous me commandez de mourir. Peut estre que cét Amant transporté de sa passion n’eust pas si tost finy ses protestations : mais palissant tout à coup, il fut contraint de s’appuyer d’une main contre terre pour se soustenir, & les Nymphes luy voyans le visage si changé, s’escrierent que Lipandas se mouroit. Que ne peut point un bon naturel quand outre l’inclination, quelque foible qu’elle soit, il est poussé par le devoir & par la raison. Mellandre à ce cry que Lypandas se mouroit, pensa mourir elle-mesme, & si Galathée ne l’eust retenuë, sans doute elle fust tombée de son haut. De crainte que son mal n’augmentast celuy de Lipandas, Galathée la fit mettre dans son chariot, encore qu’elle y resistast, & delà la fit conduire au Chasteau. Lipandas cependant fut emporté dans une chaire
chez Ligdamon, & pensé avec tant de soin & d’affection, qu’apres que les Mires eurent sondé toutes ses blesseures, ils rapporterent aux Nymphes que ce Chevalier ne couroit aucune fortune, & que la perte du sang estoit ce qu’il y avoit de plus dangereux en son mal. Cela resjouït tout le monde, & le grand Druide, ayant assemblé tous ceux qu’il avoit sous luy, furent au Temple faire un sacrifice en action de graces à Hesus le fort, Bellenus, & Taramis, le grand Teutates. Mellandre avoit esté portée en la chambre mesme de la Nymphe, où elle arriva aussi-tost avec Rosanire, Daphnide, Madonte, Leonide, Sylvie, & plusieurs autres. Elle s’estoit remise pour ne point démentir l’opinion qu’elle vouloit qu’on eust d’elle, & se levant dés qu’on ouvrit la porte se trouva à l’entrée de la Nymphe. Que direz-vous Madame, luy dit-elle, de mon incivilité : mais je vous jure que je suis si peureuse que je ne sçaurois voir de sang sans m’esvanouïr. Cela n’est pas beau à dire pour une fille qui s’est battuë tant de fois, luy respondit Galathée : mais je vous excuse : & vous ne meriteriez pas
de l’estre, si vous eussiez moins fait que nous ne vous avons veu faire. Ha ! Madame, reprit Mellandre, ne me reprochez point mes folies, si j’eusse esté plus vaillante que je n’estois quand je me battis contre Lipandas, je l’aurois possible tué, & il n’eust pas fait pour vostre service le combat d’où il est si heureusement sorty. Ainsi vous voyez que vous ne devez gueres moins à ma foiblesse, qu’à la valeur de Lipandas. Rosanire qui avoit, comme vous avez appris de tres-rares qualitez s’estonna de ce que disoit Galathée, & oyant la responce de Mellandre : Il semble, leur dit-elle, à vous ouyr parler, que la belle Mellandre ce soit autresfois battuë. Quoy ! Madame, luy dit la Nymphe, vous n’avez pas scû qu’elle s’est battuë deux fois, & qui plus est, contre Lipandas ? Sans mentir vous avez esté privée d’un tres-grand contentement : mais pour ne vous le point retarder, entrez s’il vous plaist dans ce cabinet avec Daphnide & Madonte, & cette belle fille & moy vous
suivrons, afin qu’encore une fois on ne nous interrompe point en un mesme sujet. Là, en attendant le souper, elle vous contera la plus hardie resolution dont vous ouïstes jamais parler. Ces Dames estans entrées dans ce cabinet, Melandre qui estoit bien ayse de mal-traitter Lipandas, afin d’oster l’opinion qu’elle l’aymast, se mit à dire son histoire. Tandis Leonide & Sylvie estans demeurées avec Silere, Circeine, Palinice, Florice, Carlis & plusieurs autres Dames, les entretenoient dans la chambre de Galatée, de diverses choses touchant Lipandas & Melandre. Amasis d’un autre costé estoit lors avec Clidamant, qui ne cessoit d’admirer la valeur de Lipandas, & disoit tout haut devant Alcidon, qu’il ne falloit rien creindre puisque la Nymphe avoit de tels Chevaliers, & qu’en depit de toutes les forces de Polemas, & mesme du Roy son pere, il feroit lever le siege, aussi-tost qu’il auroit receu des nouvelles du Prince Sigismond son
frere, ou de la Reyne Argire, Damon, Ligdamon, & Lidias, arriverent avec trente ou quarante Chevaliers, tant Bourguignons, que Sebusiens, & redoublant la joye & l’admiration, par les heureuses esperances de la santé de Lipandas, divertirent la Nymphe & le Prince du Conseil qu’ils vouloient prendre avec Alcidon. Le grand Druïde mettant le comble à ceste generale resjoüissance, vint avec un visage plus gay que de coustume, dire à la Nymphe, que depuis la ceremonie du Cloud, il n’avoit esté fait Sacrifice où les entrailles des victimes se fussent trouvées vermeilles & entieres comme en celles qui venoient d’estre immolées. Esperons tout des Dieux continua-t’il, & soyons asseurez que dans peu de temps le grand Tautates fera veoir qu’il n’est ny insensible, ny endormy, comme se figurent les meschans. Je prevoy desja que bien-tost d’extrêmes consolations nous doivent arriver. Le Druïde en disant cela sembloit
estre possedé d’un autre esprit que du sien : Aussi la Nymphe prenant la parole : Mon Pere, luy dit-elle, je reçoy ce presage, & vouë un Temple à Tautates liberateur, s’il daigne nous retirer des mains de nos ennemis. En semblables discours le reste du jour passa, & la-Nymphe estant advertie qu’on avoit couvert, fut querir la Princesse Rosanire, avec Galatée, & retint toutes les Dames à souper. Il est bien raisonnable, leur dit-elle, que parmy des jours & des sepmaines d’ennuis que vous avez pour moy, j’essaye à vous donner une heure ou deux de plaisir. Mais il est bien difficile qu’on puisse disposer du temps, quelque grand Monarque que l’on soit, quand on a des ennemis sur les bras. Ceste bonne compagnie n’avoit pas à moitié soupé, que par la ville elle ouyt un grand tumulte, & incontinent apres on vint jusques dans le Chasteau crier aux armes, & que l’ennemy estoit desja dans le fossé. Il ne faut point dire avec
quelle diligence le Prince Clidamant, Alcidon, Damon, & tout le reste des Chevaliers sortirent de table pour secourir la ville, & repousser l’ennemy. La nuict estoit fort obscure, & le peuple se faisant aussi peur que ses ennemis mesme, couroit par les ruës, sans faire autre chose que se desesperer, & troubler les gens de guerre. La presence de Clidamant leur imposa silence : Il commanda que par toutes les ruës l’on allumast des feux, & que personne ne sortist de son quartier. Cependant Damon s’estoit armé de toutes pieces, & avec trois cens hommes de traict, & quelque cent solduriers, estoit allé où le combat se commençoit. Il veid jetter dans le fossé trois Tortuës l’une sur l’autre, & des soldats avec des eschelles passer dessus pour gaigner le pied de la muraille ; mais tout cela si froidement, qu’il n’y avoit rien à creindre que les intelligences, & la commodité de la nuict. Il n’y avoit soldat des siens qui n’eust un flambeau, ou qui,
pour estre aupres des grands feux, ne peust voir ce qu’il devoit faire, & ce que faisoit l’ennemy. Ils jetterent des feux d’artifice sur les clayes & les tortuës, qui servoient de ponts à ceux qui venoient planter leurs eschelles contre la muraille, & trois ou quatre heures durant ne firent que renverser & eschelles & ceux qui estoient dessus, dans le fossé parmy les flâmes & le sang de leurs compagnons. Cet assaut ne fut pas violent à comparaison des premiers : mais il fut plus opiniastré, pource que Polemas ne s’en servant que pour commencer la mine qu’il avoit resoluë avec Meronte, il ne fit retirer ses gens qui ne fust jour. Ceux de la ville qui ne sçavoient pas sa volonté, se defendoient avec le courage de personnes qui ne vouloient pas se rendre, & faisoient un tel carnage de ceux qui montoient un peu trop haut, qu’il n’y en avoit guere qui allassent monstrer leur nez entre les creneaux de la muraille. Durant tout cecy, Polemas faisoit travailler à
une tranchée, avec laquelle de son camp on pouvoit aller à couvert jusqu’à l’emboucheure de sa mine. Il mit en execution ce qu’il avoit concerté avec le traistre Meronte par son fils : & ayant pris avec son quadran l’alignement de la maison de Meronte, fit ouvrir la terre & creuser avec une telle diligence, qu’au poinct du jour les pionniers estoient desja sous le fossé. Polemas fit retirer ses gens avec la nuict, & s’estant fait porter le roolle des compagnies, trouva que de gayeté de cœur (il est vray que c’estoit pour amuser & lasser ceux de la ville) il avoit perdu plus de deux cens hommes, sans conter ceux qui conduisoient les machines, qui avoient esté enveloppez dans leur ruïne. Il alloit se mettre au lict, quand le fils de Meronte luy fit la reverence, & luy baisa les mains de la part de son pere. Ha ! mon grand amy, luy dit-il, vous soyez le bien venu. Il y a long temps que je n’ay point oüy de vos nouvelles. Comme se porte mon amy ?
Seigneur, luy respondit ce bon corrompu, il y a plus de quinze jours que pour vous advertir de ce que nous avons faict, j’essaye toutes les nuits de sortir, & gaigner vostre camp : mais le guet est si exact dans la ville, & les rondes sont si souvent reïterées, qu’il ne m’a pas esté possible de m’acquitter de ce que nous vous devons mon pere & moy. Comme il eut dit cela, il luy apprit la subtilité avec laquelle Meronte avoit esbloüy les yeux du grand Druïde, & trouvé le moyen de travailler à la mine sans estre soupçonné. Que presque toutes les maisons de la ville avoient esté fouïllées, & que la sienne seule avoit esté exemptée. Qu’Amasis luy promettoit monts & merveilles, & dans peu de jours le devoit mettre de son Conseil. Cependant, continua-t’il, Seigneur, nous ne sommes pas demeurez les bras croisez, desja une de nos caves est pleine de la terre que
nous avons tirée, & le puits, dont je vous ay parlé, le sera bien-tost : mais nous ne faisons rien qu’en nous conduisans avec le quadran que j’ay porté de vostre part à mon pere. Je suis bien trompé, où nous sommes desja au deça des murailles de la ville : mais si vous ne vous hastez de faire advancer l’ouvrage de vostre costé, nous ne pourrons plus rien faire, pource que bien-tost nous n’aurons plus de place à mettre la terre. Polemas l’embrassant par cette seule maxime qui force un ambitieux à faire le chien-couchant devant les gueux & les crocheteurs, luy respondit qu’il n’auroit jamais le moyen de recognoistre dignement les obligations qu’il avoit au pere & au fils : mais qu’au moins devoient-ils se promettre qu’ils auroient aupres de luy telle fortune qu’ils pourroient choisir. Au reste, continua-t’il, j’ay songé à nostre entreprise, & n’ay faict donner ceste nuict l’assaut que vous avez veu, que pour tromper nos ennemis, & travail-
ler avec plus de seureté pour vous : Et, si je ne suis fort ignorant, j’ay dressé mon quadran moy-mesme, de sorte qu’indubitablement nous-nous rencontrerons, ou vous y avez manqué. Mais afin que nous nous redressions, si cela est, la nuict qui vient nous irons ensemble recognoistre les lieux, & par le flambeau qui sera sur vostre maison, conduirons, l’un & l’autre, nostre ouvrage. Ce garçon luy dit à l’oreille que son pere luy donnoit advis qu’aysément il pouvoit se rendre maistre du Chasteau, qu’il y avoit une casematte abandonnée au pied du fossé, qui conduisoit dans les caves, & au dessus une petite cour où personne n’alloit, que s’il le trouvoit à propos, il devoit tenter ceste entreprise, & qu’aussi bien il ne devoit donner aucun repos aux assiegez, pource qu’il estoit tres-certain que bien tost ils esperoient un grand secours. Polemas receut cet advis, & ayant envoyé querir Listandre, il luy commanda d’aller recognoistre le lieu qui luy
avoit esté remarqué par le fils de Meronte, & juger s’il y avoit apparence qu’il pûst estre eschellé. Le fils de Meronte fut logé dans la tente de Polemas, & demeura caché tout le jour. Ceux de la ville ayans veu leurs ennemis retirez, en avoient faict de mesme ; & apres les Sacrifices de remerciement, qui n’estoient jamais oubliez, se furent reposer. Mais les Dames principalement, qui toute la nuict ayans esté en alarme & en prieres, n’avoient pas mesme songé à dormir. Damon se coucha une heure seulement tout habillé, & pource qu’il avoit la garde des portes & des murailles, il fut faire le tour de la ville devant que de se mettre à table, & ne voyant rien qu’en bon estat, alla trouver le Prince Clidamant au Chasteau. Ce Prince estoit sur une terrasse fort haute, & consideroit les nouvelles tranchées qui la nuict precedente avoient esté faites par les assiegeans. Amasis & le grand Druïde estoient avec luy, & chacun d’eux en
jugeans comme il le croyoit, ne faisoit que s’esloigner de la verité, tant plus il en recherchoit des raisons secrettes & cachées. Damon leur rendit compte & des murailles, & des blessez, qui estoient en fort petit nombre, & leur dit que parmy eux il n’y avoit pas un chef, ny un Chevalier de remarque qui le fust. Cela consola la Nymphe : Et Clidamant à qui ceste tranchée estoit fort suspecte, demanda à Damon s’il ne l’avoit pas remarquée ? Damon avoit l’esprit ailleurs, & regardoit si attentivement quelque chose, que le Prince luy fit trois fois ceste demande avant que de le faire respondre. Damon revenant à soy, le supplia tres-humblement de ne point prendre garde à l’action qu’il avoit faite, & qu’il la trouveroit tres-juste lors qu’il en auroit sceu la cause. Mais, Seigneur, luy dit-il, pour ceste tranchée, je pense que c’est que Polemas veut gagner le pied de la muraille, pour faire joüer quelque mine, & en abatre un pan par ceste invention, depuis peu pratiquée par les Romains, & Gaulois. Laquelle
est-ce ? dit Clidamant ; car j’en ay apris de quatre sortes en mes voyages, & en ay moy-mesme pratiqué de trois sortes fort heureusement dans les armées de Gondebaut ? Celle dont je veux parler, respondit Damon, est appellée parmy nous Piege : On creuse la terre, & à mesure qu’on oste les pierres des fondemens d’un mur, on l’appuye sur des pieces de bois : & quand on en a faict assez pour avoir une breiche raisonnable, on emplit toute la mine de fagots, de paille, de soufre, de bitume, & d’autres matieres combustibles, qui peu à peu venans à s’enflammer, bruslent les pieux qui soustiennent l’edifice, & lors qu’ils viennent à manquer, il faut de necessité que la muraille tombe. Clidamant l’arresta à ce mot, & luy dit, que luy-mesme avoit mis ceste mine en execution, & qu’elle estoit tousjours infallible. Qu’il falloit mettre une sentinelle sur ceste terrasse, pour veoir, s’il estoit possible, qui alloit & venoit dans ceste tranchée. Seigneur,
luy dit lors Damon, & vous, Madame, regardez là-bas du costé du torrent, & voyez une petite cour, qui est au pied de ceste tour quarrée : Il faut bien dire que vostre cause est grandement soustenuë par les Dieux, puisque vos ennemis, & particulierement. Polemas, qui doit cognoistre tout vostre Chasteau jusqu’aux fondemens, ne l’a point surpris depuis qu’il est devant, par ce costé là. Voyez-le, s’il vous plaist, sage Adamas, & le considerez. Je veux perdre l’honneur, si je ne fais monter tant d’hommes que je voudray par là, & les feray descendre dans ceste cour avant que qui que ce soit en puisse estre adverty. De là vous voyez avec quelle facilité on peut gagner ces deux tours, & par consequent se rendre maistre de ceste place. Clidamant escoutoit Damon avec autant d’attention que faisoient la Nymphe & le Druïde, & joignans les mains, & levans les yeux en haut, comme pour rendre graces à Dieu du soin & de la protection qu’en
cela il leur avoit tesmoignée pour la defence de leurs vies & de l’Estat des Segusiens. Mais Clidamant qui jugeoit l’importance de ceste descouverte : Madame, dit-il, vous avez un tres-grand sujet de remercier Tautates, d’avoir caché cet endroict à la cognoissance de Polemas : Mais si jusqu’icy il nous a luy seul conservez, ce n’est pas à dire qu’il se soit obligé à le faire eternellement. On peut dire que Damon, Madame, vous sauve, peut-estre, aujourd’huy la vie & le sceptre. Allons, s’il vous plaist voir ce lieu de prés, & sans en advertir personne, essayons d’y mettre ordre. Cela dit ils descendirent ensemble, & Amasis ne sçachant elle-mesme par où il falloit entrer dans ceste petite court, envoya querir le Capitaine du Chasteau, qui ne pût jamais comprendre ce qu’elle luy demandoit, qu’il n’eust monté sur la terrasse. Madame, luy dit-il comme il fut revenu, je vous supplie tres-humblement de me pardonner, depuis que j’ay l’honneur de vous
servir ceans, je n’avois point encore veu ce lieu là. Je vay appeller le Concierge, & prendre les clefs pour vous y mener. Le Concierge venu avec un gros paquet de clefs, les mena tous par des degrez desrobez & de petites chambres où il sembloit qu’on n’eust jamais logé. En fin apres avoir traversé toute une tour, il se trouva à la porte par où on entroit en ceste place si cachée : mais quand il fut question de l’ouvrir, la clef ne se trouva point, & la serrure paroissoit si enroüillée, qu’il estoit facile à juger que le Concierge luy-mesme ne l’avoit jamais ouverte. Il fallut courir au Serrurier, qui apres un grand temps mit la serrure dedans, & ouvrit ceste porte fatale, qui, sans Damon, devoit recevoir l’ennemy, & luy donner passage pour mettre le Chasteau & la ville à feu & à sang : Car ce lieu estoit celuy-là mesme que Meronte avoit recogneu, & que par son fils il avoit descouvert à Polemas.
Il eust pû tenir quelque cinquante personnes dans ceste cour, où l’herbe estoit si haute, que de peur d’inconvenient Clidamant & le grand Druïde, ne jugerent pas à propos que la Nymphe entrast. On envoya querir des maneuvres, qui en moins de deux heures avoient arraché & buissons & herbes, & tué tout ce qui se trouva de crapaux, de couleuvres, & d’autres semblables bestes que produisent les lieux humides & abandonnez. La place nette, on fit descendre ces hommes par un degré qui avoit esté trouvé sous un tas de pierres & d’ordures. Ils décomblerent peu à peu ce passage, & se virent dans une cave, qui par deux ou trois fentes avoient jour sur le torrent. Aussi-tost qu’ils y eurent bien nettoyé, Damon y descendit, & y fit alumer un grand feu pour en chasser l’humidité & le mauvais air. Comme cela fut faict, Clidamant & Adamas y arriverent, qui tous d’une voix confesserent qu’il n’y avoit rien facile à surprendre
comme jusqu’alors avoit esté le Chasteau. Ils resolurent entr’eux, que ce qui leur avoit pense estre cause d’une tres-funeste adventure, leur seroit desormais un grand advantage contre l’ennemy. C’est qu’ils pretendoient faire une porte à fleur de terre, &, si l’occasion s’en presentoit, faire de tres-secrettes sorties par là, pour surprendre les assiegeans. Cependant ils allerent trouver la Nymphe en sa chambre, & apres l’avoir advertie, luy conseillerent de choisir entre ses Chevaliers quelqu’un dont elle fust tres-asseurée, afin qu’avec une compagnie de gens de traict, il fust mis en garde jour & nuict dans ce lieu nouvellement descouvert. Amasis leur demanda si cela estoit de telle importance, qu’il fallust avec une grande fidelité une extraordinaire valeur. Non, non, Madame, luy respondit Clidamant, il n’y faut point des Damons, des Lipandas, ny d’autres semblables : Pourveu que celuy que vous y mettrez ne soit pas tout à faict sans
courage, & qu’il ait beaucoup d’affection à vostre service, il peut respondre de la place : Et d’ailleurs Damon qui a eu le jugement de prevoir le mal, aura bien la force de le destourner. Cela estant, dit la Nymphe, il ne faut point en prendre d’autre que celuy qui a desja ceste charge, c’est Tansille, (ainsi estoit nommé le Capitaine du Chasteau) il me sert avec excez d’affection, & a rendu d’assez bonnes preuves de son courage pour estre estimé soldat. Vrayment, Madame, reprit Adamas, vous ne pouviez mieux choisir : Je ne vis jamais Soldurier plus attaché d’affection à celuy qu’il faict profession d’aymer vif & mort, que Tansille l’est à vostre service. Il ne me parle de vous que la larme à l’œil : &, s’il en estoit creu, il y a long-temps qu’il auroit executé ce que l’imprudent, mais tres-fidele Cindonax, a faict pour vostre service. A propos de Cindonax, mon Pere, repartit la Nymphe, dites-m’en clairement, si vous le sçavez, ce qui en
est : car jusques icy je n’en ay ouy parler que confusément. Adamas, pendant qu’on avoit envoyé querir Tansille, conta à la Nymphe, non seulement ce qu’il avoit ouy la nuict mesme qu’il fut chez Meronte, mais tout ce que vous avez leu qu’avoit faict Cindonax. Sans mentir, dit la Nymphe, ravie de cet acte d’extreme generosité, cet exemple ne demeurera pas ensevely. Je vous prie, mon Pere, que vous sçachiez à qui appartient Cindonax, je veux cognoistre ses parents, & les aymer : & feray, si je puis voir la fin de ce siege, mettre un grand tableau dans le Temple de Tautates liberateur, où toute ceste histoire sera representée, afin que ce soit un advertissement à la posterité de ne cesser jamais de le loüer & le suivre. La Nymphe achevoit ceste promesse, quand Tansille arriva. Elle ne luy tint autre langage, sinon, que pour luy monstrer qu’elle n’estoit en doute ny de son courage, ny de sa fidelité, elle luy vouloit fier une des plus importantes piece de la ville.
Ce bon Chevalier pleuroit de joye de se veoir en si bonne opinion aupres de sa Dame : aussi ne pouvant presque luy respondre de trop d’affection, il ne luy sceut dire autre chose, sinon, qu’elle cognoistroit que quelque grand que fust l’honneur qu’elle luy faisoit, il essayeroit au peril de sa vie de s’en rendre digne. Je le croy, continua la Nymphe, c’est pourquoy faites ce que le Prince & Damon vous diront. Elle laissa Tansille, apres luy avoir ainsi parlé, & pour se divertir alla trouver la Princesse Rosanire & Galatée, qui pour se recompenser de la mauvaise nuict qu’elles avoient passées, ne faisoient que de se lever. Aussi-tost que Clidamant fut en son logis, il pria Damon de faire venir cinquante de ses hommes, les meilleurs & les plus affectionnez. Damon alla aux corps-de-gardes, & aux maisons des particuliers, où l’infanterie estoit logée : & ayant luy-mesme choisy son monde, les fit armer, & commanda à un Centenier de les conduire
dans la court du Chasteau. Bien à peine y estoient-ils, que le Prince & Damon leur parlerent l’un apres l’autre, & les remirent entre les mains de Tansille pour les commander : A la charge, dit tout haut le Prince, que pource qu’ils doivent se resoudre à un peu plus de fatigues que leurs compagnons, ils auront double paye, & asseurance d’estre recompensez s’ils servent bien. Il n’y en eut pas un à qui l’espoir du gain ne fist promettre merveilles. Aussi furent-ils fort gayement se loger dans la cave, dont ils firent leur corps-de-garde, & dans la petite court, où ils laisserent une partie de leurs armes. Le Soleil estoit couché quand tout cela fust fait. Damon vint veoir sa nouvelle garnison, & ne les voulans pas laisser dans ceste cave, leur donna les deux chambres basses de la tour, par laquelle on passoit pour aller à eux, afin qu’ils y mangeassent & y dormissent : & une petite au dessus pour Tansille, quand il vous droit y coucher. Cependant Polemas
estoit avec Listandre, qui apres qu’il eut recognu l’endroit dont il luy avoit parlé, venoit luy en rendre compte. Seigneur, luy dit-il, vostre advis est si bon, & le lieu si aysé à gaigner sans estre descouverts, qu’il faut que tout ce que nous sommes avec vous, ayons eu jusques icy les yeux fermez, de n’avoir point apperceu cet advantage. Certes si j’en suis crû, vous ne differerez point cette entreprise, & dés qu’il sera nuict ferez approcher vos gens avec des eschelles & des tenebres. Les trois autres confidens de Polemas furent appellez pour estre du Conseil, & apres avoir sceu l’intention de leur Chef, l’approuverent, avec promesse qu’à ce coup la ville estoit à luy. La nuict estant venuë durant que Listandre & Ligonias faisoient preparer toutes choses, & que Peledonte choisissoit avec Argonide les plus determinez soldats de leurs troupes pour executer l’entreprise. Polemas lors fit venir le fils de Meronte, & luy dit, qu’il vouloit luy
faire voir le commencement de sa mine, pour la continuer en toute diligence, en cas qu’ils manquassent à l’entreprise qu’ils avoient sur le Chasteau. Comme ils furent dans les tranchées, il estoit toute nuict, & ceste obscurité empeschoit que ce traistre ne pût faire une asseurée conjecture du lieu où estoit la maison de son pere : mais comme il sortit de la mine avec Polemas, il apperceut sur le haut d’une cheminée, une clairté, il s’arresta pour la confiderer, & en fin ne doutant plus de ce que c’estoit : Seigneur, luy dit-il, mon pere travaille, en voila le signal qu’il vous donne : c’est à ceste heure que vous pouvez juger si vostre mine & la nostre se rencontreront. Polemas ayant dressé son quadran qu’il avoit envoyé querir, & par la veuë jugeant de la distance des lieux, trouva tout bien commencé, & dit seulement au jeune Meronte, qu’il feroit monter sa mine du costé de Mont-verdun, & qu’il en fit de mesme s’il en avoit le moyen. Seigneur, luy
respondit-il, ny mon pere, ny moy, ne vous manquerons en chose du monde, & pour ne retarder icy que le moins qu’il me sera possible, c’est que ceste nuict mesme, ou j’entreray avec vos gens dans le Chasteau, s’ils ne sont point descouverts, & la mine sera achevée par consequent : ou s’ils le sont, je me mettray parmy ceux qui sortiront de la ville, & y rentreray des premiers. Polemas ayant trouvé l’expedient du fils digne de la nourriture du pere, luy fit un grand present, & continua de luy promettre des montagnes d’or, apres qu’il se seroit fait Comte des Segusiens. Peledonte voyant la nuict fort advancée, & que tout estoit en un profond silence, creut qu’il estoit temps de ne plus retarder l’execution de ce hardy dessein. Il en advertit Polemas, qui le fit partir à l’heure mesme, & luy enjoignit de marcher tousjours par des chemins couverts. Il fit faire, à cinq cens hommes qu’il menoit avec luy, plus de trois mille, au lieu d’un demy
mille qu’il y avoit à faire en allant par le droict chemin. Ces soldats estoient bien armez, & outre cela chargez d’eschelles & de feux d’artifice. Cela estoit cause qu’ils marchoient fort lentement : toutefois en deux heures ils se trouverent au bord du torrent, & se separerent selon que Peledonte l’ordonnoit. Polemas luy avoit promis d’estre aussi-tost que luy, & en cas de necessité le soustenir avec un gros de mille chevaux.
Voila donc toutes choses prestes, & Marcilly sur le bord du precipice : Mais Tansille qui ne dormoit pas, & qui faisoit la sentinelle plustost que le Capitaine, au moindre petit bruit qu’il oüit, fit esteindre tout le feu qui estoit dans les chambres de ses soldats, & cacher leurs lampes sous des boisseaux. Il meit donc l’oreille contre la muraille de la casemate, ouït attacher une eschelle, & puis une autre, jusques à six ou sept. Il sort aussi-tost sans faire bruit, & alla dire à ses compagnons, que les ennemis estoient
au pied de la muraille, & que sans doute ils avoient resolu de surprendre le Chasteau. Mes compagnons, dit-il, c’est ceste nuict que nous devons tesmoigner si ce que nous avons promis est vray, ou faux, & par de bonnes actions nous acquerir une renommée eternelle. Il nous faut coucher à l’entrée de la cave & de nos chambres, & tuer quiconque descendra. Bien à peine avoit-il dit ce peu de mots, qu’au travers de l’obscurité ils apperceurent je ne sçay quoy encore de plus noir sur la muraille. Ils prirent tous à la main un grand poignard, qu’ils appelloient misericorde, & se couchent le ventre contre terre. Aussi-tost ils ouïrent tomber une eschelle jusqu’à terre, & en mesme temps un soldat descendre. L’entrée de la cave estoit vis-à-vis de la place où il mit le pied en quittant l’eschelle : un soldat qui n’estoit couché qu’à trois pas de luy, se leva, & le jette la teste la premiere dans ceste
cave, où deux autres luy mettant le pied sur la gorge, luy donnerent cent coups de poignard. Celuy-cy n’avoit faict nul bruict, pource qu’il n’avoit peu, c’est pourquoy un second le suivit, qui tombant au mesme piege, receut le mesme traitement. Ainsi jusques à huict ou dix, ces resolus soldats ne cesserent de tuer. Mais Transille ayant peur que le nombre croissant, ils ne pussent les repousser, il commanda à son Lieutenant d’aller diligemment advertir Damon de l’entreprise de Polemas, & l’assurer que s’il vouloit sortir, il ne pouvoit que faire un grand carnage de ces gens surpris & separez. Damon sçachant cela, ne sçavoit que dire pour monstrer son estonnement. Il s’arma aussi-tost, & va advertir le Prince, qui vint jusques à la petite court, & oüyt le bruict que faisoient ses soldats en tuant. L’estonnement qu’il en
eust ne fut pas moins extrême que celuy qu’avoit eu Damon : mais ce qui le ravissoit beaucoup plus, estoit l’assistance visible de Dieu, qui le jour mesme que Polemas devoit surprendre ceste place, avoit mis entre leurs mains les moyens d’y resister, & leur avoit, par maniere de dire, faict toucher au doigt, & veoir à l’œil le dessein de l’ennemy, & par la prevoyance de Damon, tirer un grand advantage de leur propre foiblesse. Il n’osa parler de peur d’estre écouté : mais faisant couler jusqu’à cent Solduriers dans la tour, pour servir & soustenir ceux de Tansille, il courut viste aux armes, & trouvant desja toutes les compagnies prestes à sortir, voulut estre de la partie. Mais le grand Druïde qui avoit esté adverty de ce qui se passoit, apres avoir voüé dix Taureaux indomptez à Hesus le fort, pour la conservation de la ville, & laissé le corps des Druïdes, Eubages, & Vacies en prieres, fut en la place d’armes, & y fut à temps pour em-
pescher que le Prince n’allast courre fortune hors des murailles. Seigneur, luy dit-il, ne vous lasserez-vous point de nous donner des alarmes, & executer vous-mesme, ce que vous pouvez faire reüssir par autruy ? Tandis que vous serez dehors avec tous ces Chevaliers, ausquels nous pouvons dire qu’est toute nostre force, s’il arrive des affaires à la ville, qui sera pour y mettre ordre, & faire les commandemens necessaires ? Laissez donc, au nom de Dieu, à ces vaillans Chevaliers l’honneur qu’il y a à gaigner hors de la ville, & reservez-vous, s’il vous plaist, celuy qu’en la seule defence de nos murs, de nos maisons, & de nos Dieux domestiques, vous pouvez acquerir. Alcidon & Damon, ayans adjousté leurs prieres & leurs raisons à celles d’Adamas, le Prince un peu picqué, leur dit : Bien, Messieurs, puis qu’il vous plaist, je demeureray icy les bras en croix, pendant que vous aurez l’espée à la main, J’obeïs à la necessité de ma
charge : mais souvenez-vous que dans peu de temps, ou je m’en defferay, ou auray la permission de me trouver, comme les autres, où la gloire m’appelle, & mon humeur me convie. En disant cela il les quitta, & faisant en ceste occasion la charge de Damon, voulut respondre des portes & des murailles. Voila donc Alcidon, Damon, Ligdamon, Lydias, Merindor, Periandre, Lucindor, Sileine, Cerinte, Alcandre, Amilcar, Clorian, Belisart, & quelques autres, à la teste de cent cinquante chevaux. Comme ils furent hors des portes ils envoyerent leurs coureurs, qui en ceste sortie furent si heureux, qu’ils surprirent les sentinelles perduës de Polemas, & leur couperent la gorge. Cela fait ils viennent rejoindre leur gros, & apprennent à Alcidon & Damon ce qui leur estoit arrivé. En mesme temps Damon met pied à terre avec Ligdamon, Lidias, & douze autres Chevaliers, & faict passer douze
compagnies de gens de traict devant leur gros de Cavalerie, pour aller surprendre l’ennemy : Et Alcidon, avec les autres, demeura pour les soustenir en temps & lieu. Bien à peine avoient-ils, avec le plus grand silence qui pouvoit estre gardé, faict cent pas, qu’ils ouïrent le bourdonnement des ennemis. Ils mettent tous l’espée à la main, & jugeans qu’il estoit inutile de se servir des traits, vindrent fondre sur eux avec des cris extraordinaires pour leur donner l’alarme plus chaude. Ces gens surpris, se sentirent tuez plustost qu’ils n’eussent creu qu’ils avoient sujet de creindre. On n’entend autre chose que, Tuë, tuë, & tant d’une part que d’autre, les clameurs de ceux qui estoient tuez, jointes aux menaces de ceux qui tuoient. Ce combat fut opiniastré sur la fin, pource que Peledonte s’estant recognu, & ayant r’allié deux ou trois cens des siens, les mena jusqu’à trois fois au combat. Mais il n’avoit point de Damons, de Lydias, de Ligdamons, & de semblables Chevaliers avec luy.
Il fallut ceder à leur valeur, & Peledonte, tout grand Capitaine qu’il estoit, voyant que Polemas ne le secouroit point, suivit ceux qui fuyoient, & ne les peut arrester qu’il ne fust au camp, ny empescher qu’une partie du chemin, Damon & les siens suivans les fuyars, n’en laissassent plus des deux tiers sur la place. Alcidon n’avoit bougé du lieu où il s’estoit separé de Damon, & l’avoit faict parce qu’ayant ouy un fort grand bruit à sa main droicte, il avoit eu peur que l’on n’eust resolu de les enfermer, & leur oster la liberté de rentrer dans la ville. Damon ayant r’assemblé ses gens avec une extrême diligence, & attendu avec Alcidon plus d’une grosse heure pour attendre ses blessez, ou ceux qui s’estoient trop escartez, voyant qu’il n’arrivoit plus personne, r’entra dans la ville avec la plus grande gloire du monde : mais gloire qu’il devoit purement aux gratiffications de la Fortune, pource qu’en ceste sortie ayant plustost pris
le Conseil d’un homme qui jouë de son reste, que celuy d’un Capitaine qui veut le mesnager & ne rien hazarder, il y avoit apparence qu’il devoit se perdre, aussi-tost qu’il y en avoit de gagner beaucoup. Toutes choses ayans ainsi heureusement succedé, Damon fit avec Alcidon, une reveuë de ceux qu’il avoit menez au combat, & veid qu’il n’avoit perdu que vingt ou trente hommes, & qu’il n’y en avoit pas plus de six vingts blessez. Il est vray qu’avant qu’il fust jour plus de quinze revindrent jusqu’au pied de la muraille, & furent tirez en haut avec des cordes & des panniers. Parmy ceux-cy estoit le traistre fils de Meronte, qui faisant le resolu monstroit à tout le monde son espée toute rouge de sang. Il fut trouver son pere, qui estoit au desespoir du mal-heur de Polemas, & ne sçavoit comme il s’estoit pû faire que ceux de la ville, eussent esté si à propos advertis de son entreprise. Mon pere, luy dit son fils, consolez-vous, & n’esperez que de tres-grandes choses. Si nous n’a-
vions qu’une corde en nostre arc, j’advouë que ce desespoir ne seroit pas hors de propos : mais nous sommes à la veille de la victoire. La mine est, à cest heure que je vous parle, fort advancée & dans trois jours continuant comme nous avons commencé, il ne faut point douter qu’elle ne soit achevée, & par consequent que la ville ne soit à Polemas. Il luy dit en suitte tout ce qu’il avoit deliberé avec ce rebelle : le cours qu’il falloit donner à la mine : & la dexterité dont il estoit rentré dans la ville, en monstrant son espée pleine de sang, & ayant fait plus de bruit que vingt autres pour tesmoigner son courage & son affection. Cependant Polemas n’estoit pas si joyeux que de coustume. Aussi quand Peledonte fut arrivé dans sa tente, & luy eut representé le tort qu’il avoit fait à ses affaires de ne luy avoir point tenu parole, il luy monstra son bras gauche percé d’un coup de javelot & luy dit ainsi : Il faut Peledonte que nous soyons trahis, ou malheureux. Je sçavois assez combien
vous auriez affaire de moy, si nostre entreprise estoit descouverte : c’est pourquoy j’estois monté à cheval incontinent apres vous. Mais ne voila pas comme si le Ciel & la terre estoient bandez contre moy, que ne songeant à autre chose qu’à vous soustenir, j’ay esté attaqué par un gros de Cavallerie qui a pris le mien par derriere, & nous a si obstinément poursuivy que je n’ay pas ramené cinq cents hommes des mille qui estoient sortis avec moy. Ligonias, & Argonide y ont esté extrêmement blessez, & moy comme vous voyez je n’en ay pas esté tout à fait exempt. De vous dire qui sont ces ennemis là. C’est ce qui n’est pas en ma puissance, pource que tres-asseurément ils ne peuvent estre sortis de la ville : Mais je vous puis dire quels qu’ils soient, ils sont conduits par deux Chefs les plus vaillants que j’aye veus de ma vie. La Nymphe fut à l’heure-mesme advertie de ses heureuses nouvelles par un de ses Epies, & ayant fait assembler au point du jour son Conseil pour
les luy apprendre, laissa le Prince, & les autres Chevaliers dans un estonnement extrême. Les uns croyoient que c’estoit le Prince Sigismond qui venoit les secourir avec ses trouppes. Les autres Rosileon, & Celiodante avec les forces du Roy Policandre & de la Royne Argire : Amasis se persuada que c’estoit Lindamor, qui adverty par Fleurial s’estoit hasté pour venir luy rendre ce bon office. Mais le grand Druide prenant lors la parole. Qui que ce soit, Madame, dit-il à la Nymphe, il faut vous acquitter de vostre vœu, & ordonner qu’aujourd’huy comme en une feste solemnelle, tout le peuple ira aux Temples faire leurs prieres, pendant que nous ferons les sacrifices & presenterons à Dieu les victimes blanches en action de graces. Cette nuict doit estre mise au nombre des jours les plus heureux de vostre reigne, & par la prudence & le courage de ces grands Chevaliers, vous devez appeller cette derniere action l’affermissement de vostre thrône. Fasse Polemas ce qu’il
voudra desormais, le passé m’asseure de l’advenir. Ses forces sont grandes, ses intelligences sont merveilleuses, & il ne manque pas de courage. Mais Teutates qui confond les plus profondes sagesses des hommes, & affoiblit les forces extraordinaires, ne luy permettra jamais qu’ayant la plus pernicieuse intention du monde, elle puisse succeder. Amasis transportée de sa joye, & de celle qu’avoient pour son subjet tous ces Chevaliers estrangers, fut les remercier tous l’un apres l’autre. Mais il faut advoüer qu’elle tesmoigna au vaillant Damon, je ne sçay quelle plus particuliere affection qu’à tout le reste : Aussi certes le meritoit-il : car on peut dire que durant tout ce siege il fut le Palladium fatal de Marcilly : & empeschant par sa presence que tous les desseins de Polemas eussent leur effet, le jour de son arrivée en Forests, meritoit d’estre appellé le jour de la resurrection de l’Estat. Le Prince ne luy ayant gueres moins fait d’honneur que la Nymphe, luy conseilla de s’al-
ler mettre au lict & de reposer, tandis que le peuple celebreroit la feste, que par sa prudence, & sa valeur estoit toute pure, & toute triomphante. Damon plustost pour laisser la Nymphe & le Prince en repos, que pour autre chose, leur donna le bon-jour, & avec Alcidon, Ligdamon, Lidias, & les autres fut se retirer chez luy. Cependant le grand Druide estant demeuré avec le Prince, envoya querir les trompettes de la ville, & avec le Heraut de l’Estat nommé, Forests, leur fit commandement au nom de Clidamant d’aller par les Carrefours & les places publiques, enjoindre au peuple de cesser son travail accoustumé, employer toute la journée aux prieres ordonnées pour remercier Dieu de la victoire obtenuë en deux endroits contre les ennemis, & pour la finir par des feux de joye. Cette proclamation fut escoutée avec un tel excés de plaisir, que tout le monde quittant son exercice, & les marchands fermans leurs boutiques, coururent à grandes trouppes aux
Temples, & telle fut la devotion du peuple en ce jour de bon presage, qu’avant qu’il fust midy, il avoit esté immolé plus de cent victimes à Teutates, Hesus le fort & des sacrifices particuliers. Le general fut commencé à onze heures en la plus grande solemnité qui puisse estre representée. Il n’y eut en la Court Chevalier ny Dame qui n’accompagnast les Nymphes & le Prince, pour assister à cette action de graces. Le grand Druide tout lassé & tout foible qu’il estoit de tant de veilles & de travaux, voulut officier luy-mesme. Il presenta les Taureaux indomptez qu’il avoit voüez le jour precedent, & celebra si dignement ce jour-là, que plusieurs crurent que Teutates luy-mesme pour avoir les sacrifices de la Nymphe plus aggreables & plus parfaits, avoit pris la ressemblance d’Adamas pour estre son propre sacrificateur. Quoy qu’il en soit, l’action se passa au contentement general du Ciel & de la terre : Puisque la beauté des entrailles des victimes, & l’extrême
attention des assistants ne firent douter à personne que cette fois là Dieu ne s’entendist avec les hommes pour estre esgallement satisfaits. Apres ce solemnel sacrifice toute la Court se trouva au festin que le Prince fit ce jour-là, comme Dictateur & comme Clidamant. Il faudroit ennuyer les yeux & les oreilles, qui voudroit faire un denombrement par le menu, de tous les services de ce fameux festin. Il suffit de dire qu’il ne s’y pût rien desirer, & qu’encor qu’il y eust pour le moins six vingts personnes à table : toutesfois l’ordre fut si beau, & les viandes en si grande abondance pour une ville assiegée, que ceux-mesmes qui les veirent ne le pouvoient croire. Les tables estans levées le Prince commença le bal. Il fut continué par Alcidon & par quelques autres qui y avoient leurs maistresses, & aimoient mieux satisfaire à leur Amour qu’à la guerre. Le peu de personnes qui dancerent, & le peu de temps que le bal dura, estoit une marque que cette resjouïssance n’estoit pas de saison, &
qu’elle estoit plustost contrainte que naturelle. Toutesfois Galathée, & les autres Dames à qui l’heureux succez de ses armes faisoit avoir de grandes esperances avoient oublié la moitié de la peur que l’inopinée advanture du siege leur avoit jusqu’alors donnée. Il n’y avoit que l’infortuné Celadon qui demeuroit triste parmy tant de sujets de joye, & par la melancolie qui le consommoit à veuë d’œil, sembloit estre affligé des prosperitez de ses amis, aussi bien que des siennes. Il est vray que se faisant d’extrêmes contraintes sous ses habillemens de fille, & n’osant ny tesmoigner son courage, ny croire sa passion, il estoit comme les fables ont representé ce mal-heureux aux Enfers, qui mouroit de soif au milieu de l’eau, & de faim entre le meilleurs fruicts du monde. Mais ce qui luy estoit une surcharge à ce nombre infiny d’ennuis sous lesquels il estoit accablé, c’estoit que depuis qu’il avoit quitté la chambre, & rendu aux Nymphes ce qu’il leur devoit, comme fille du grand Druide, il n’avoit
entretenu Galathée, fois que par des mots soubs-entendus, & des demandes à double sens elle ne luy eust assez clairement fait veoir qu’elle le prenoit pour ce qu’il estoit, plustost que pour la Druide Alexis. Cela fut cause qu’il en advertit Adamas, & luy sceut mettre en l’esprit l’apprehension que la Nymphe ne descouvrist leur artifice, si profondément, qu’il passa deux ou trois jours parmy les plus grandes peurs, & les plus violentes inquietudes, que depuis la revolte de Polemas il avoit ressenties. A la fin il conseilla à cette pauvre Druide, de ne souffrir plus d’estre veuë que tres rarement, sinon de Leonide, d’Astrée, & de Bias, & en ses discours retranchant cette force d’esprit, & cette bonté de courage, qui y estoient trop vives & trop claires, il n’oubliast jamais la bien-sceance de son personnage, En cette resolution il passa huict ou dix jours qu’il ne fut veu que de ces trois personnes qu’Adamas luy avoit nommées, & encore le plus souvent que de la seule
Astrée, qui n’ayant autre pensée, que celle de son estrange Amour, ne songeoit presque plus, ny aux dangers qu’elle avoit courus, ny à ses bonnes amies, Diane, & Philis qu’elle avoit laissées en d’extrêmes peines pour elle. Alexis estoit l’objet de son Amour & de son amitié. Alexis luy avoit fait oublier ce qu’elle avoit auparavant aimé. Alexis luy donnoit la paix dans la guerre où tout le Forest estoit engagé. Alexis luy faisoit penser que le siege de Marcilly estoit un songe ou une fable. Et en un mot Alexis obtenant plus qu’elle ne desiroit sur elle, s’estoit rendu maistresse absoluë de tous ses sentimens, par de si puissants charmes que peu à peu, elle voyoit qu’Astrée oublioit la memoire de Celadon, & la coustume qu’elle avoit de ne parler jamais de sa perte que la mort au cœur, & les larmes aux yeux. Mais à n’en mentir point ce scrupuleux Berger meritoit la plus grande part des persecutions dont il estoit bourrelé, puis qu’evitant avec toute sorte de soins, & de diligences, les
occasions de finir sa peine, il abusoit de la facilité de sa bonne fortune. Il n’avoit autre parole en la bouche, ny autre pensée en l’ame que ce commandement rigoureux par lequel il luy estoit deffendu de se presenter devant sa maistresse, & preferoit la volonté d’Astrée furieuse, jalouse & inconsiderée, aux vœux d’Astrée, remise, repentente, & Amoureuse. Il ne faisoit par ses discours & par ses actions autre chose qu’essayer d’acquerir mieux que jamais les bonnes graces d’Astrée, & ne voyoit pas qu’il ne tenoit qu’à luy que cette belle fille ne mist la derniere main à cét excellent ouvrage. Il ne parloit jamais de soy à cette Bergere, comme Celadon qu’il ne luy arrachast des souspirs du cœur, & des pleurs des yeux, & cependant comme s’il eust pris plaisir au mal qu’elle enduroit sans sujet, il avoit le courage de la veoir desesperée de l’avoir fait noyer, & ne vouloit pas mesme luy dire que Celadon vivoit. Ce n’est pas que durant tant de jours & tant de secrettes conver-
sations, il ne fust incessamment combattu de l’impatience de se declarer : mais ayant esté trop long-temps sans le faire, Amour, pour le punir plustost que son opiniastre obeïssance, luy representoit comme des attentats contre sa fidelité, les resolutions qu’il vouloit prendre d’arrester avec ses larmes, & ses peines, celles de sa Bergere. Combattu de cette hydre de difficultez renaissantes, la meilleure resolution qu’il pût prendre fut apres avoir tant enduré d’endurer encore davantage, & puisque rien ne pouvoit arracher le bandeau qu’Astrée avoit devant les yeux, user des commoditez & se servir des occasions que cét aveuglement luy offroit à toute heure. Pour estre donc meilleur mesnager du temps qu’il n’avoit point encore esté, il crût qu’il estoit fort à propos de presser l’ouvrage qu’il avoit commencé, & engageant de plus en plus sa Bergere dans l’amitié qu’il cognoissoit qu’elle avoit pour luy, la forcer malgré qu’elle en eust, à ne s’en pouvoir desdire, quand en fin le
temps seroit venu de se faire recognoistre. Il estoit en cette pensée lors qu’Astrée entra où il estoit, & luy venoit apporter les nouvelles de la resjouïssance publique. Ma maistresse, luy dit-elle, apres l’avoir baisée, je m’estonne comme vous estes la seule qui ne ressentez point le plaisir de cette ville : & demeurez dans vostre chambre, triste & chagrine sans que je puisse en descouvrir la cause : Et en cela certes (pardonnez-moy si j’ose vous parler ainsi) il semble que j’ay sujet de me plaindre de vous. Je dis seulement qu’il me semble, pource que ne pouvant rien trouver mauvais de ce qui vous plaist, je ne dois jamais vouloir que ce que vous voudrez. Mon serviteur, luy respondit Alexis, ces resjouïssances dont vous parlez ne me sont point sensibles, car elles sont trop esloignées, ou plustost trop contraires aux choses dont je suis touchée. Ce n’est pas, que je ne prenne une grande part au bien & au mal de ma patrie, & bien que par ma profession, j’en sois comme separée, toutes-
fois la consideration de ce que j’y ay laissé de cher, m’empeschera tousjours de tenir ses advantures indifferentes. J’ay ce matin assisté aux sacrifices parmy les filles de mon ordre : & peux dire que j’y ay receu plus de contentement que qui que ce puisse estre, puisque j’ay presque eu celuy de vous veoir. Ha ! ma maistresse, continua Astrée, vous sçavez obliger de si bonne grace qu’en mesme temps que je suis honteuse de recevoir tant d’honneur d’une personne de vostre qualité, je suis contrainte d’advouër en moy-mesme que je serois bien miserable, si j’en recevois moins. Mais si vous daignez vous plaire en ma compagnie : Faites-moy la faveur de me dire d’où vient que depuis que la rage de Polemas nous a comme arrachées de nostre element : c’est à dire, de nos bois, & de ces belles Bergeres qui nous estoient si cheres, vous n’avez pas esté un jour sans souspirer & sans vous attrister. Mon serviteur, luy respondit Alexis, vous avez dit le sujet de mon ennuy, en me
tesmoignant la curiosité que vous avez de le sçavoir. C’est belle Astrée de ne vivre icy qu’en contrainte, d’estre jour & nuict en allarme, & ne pouvoir estre seules comme nous avons esté. De n’ouïr que le bruict des armes, des trompettes, des machines, & des autres instrumens de la guerre, au lieu du murmure des eaux de Lignon, où du petit bruit des vents, & des musettes, parmy les agreables bois où nous avons si doucement, mais helas ! si peu demeuré l’une avec l’autre. Il est vray qu’un autre chagrin, augmente beaucoup ces premiers desplaisirs, c’est que je me represente deux choses, où que Polemas le traistre & desnaturé sujet, emportera cette ville de force, ou qu’il sera contraint de lever le siege. Quoy qu’il arrive. Je me figure desja que je vous perds, & que vous me serez ravie, par l’insolence des ennemis, ou par la necessité de ma condition. Si Polemas est victorieux qui vous peut empescher de tomber entre ses mains, & y estant quel Dieu luy osteroit la
volonté de ne vous pas posseder. Je ne parle pas sans un juste soubçon. Mes yeux ? Astrée, mes yeux, dis-je, (vous sçavez combien ceux d’un veritable Amant sont clairs-voyans), ont recognu quelque chose de ce que je crains. Quand vous luy fustes amenée, il ne pût tout barbare qu’il est, avoir assez de brutalité pour ne sentir point l’inevitable pouvoir de vous charmes. Il en fut, sans doute touché : Et quoy que je n’y fusse point au commencement, si est-ce que jugeant du tout par une partie, je veis quand il nous fit toutes deux mener hors de devant luy, qu’il tourna deux ou trois fois la teste pour vous conduire de l’œil, & avons tout haut dit que c’estoit dommage qu’une si belle fille eust un si meschant père. Que pensez -vous que soit ce petit mouvement en la personne d’un monstre, comme Polemas : C’est, belle Bergere, un excés d’Amour en un autre, qui comme moy, n’auroit l’esprit plein que de la passion de vous aimer. Mais permettez moy, s’il vous plaist, d’estre tout à
fait indulgente à mon desir, & de croire que par une merveille qui n’est pas impossible, Polemas n’aura ny la volonté ny le pouvoir de me faire ce sanglant desplaisir. Qu’arrivera-t’il à la fin de ma fortune ? Rien de mieux Astrée. Il faudra que je retourne dans le Cloistre que je viens de quitter pour estre renfermée si loin de vous qu’il seroit aussi souhaittable pour moy que je fusse hors du monde que d’y estre comme je seray. Ce que vous avez cher maintenant que vous me voyez, vous sera indifferent, s’il ne vous est encore pis, en ne me voyant plus. Vos pensées prendront un autre objet, n’ayant plus celuy qu’elles avoient accoustumé : Et comme Alexis vous guerit de la perte de Celadon, lors un tiers vous guerira de l’absence d’Alexis. Cette comparaison ne fut pas plustost eschappée à Celadon, qu’il s’en repentit en jugeant la consequence pour l’advenir : Aussi resvant au moyen d’adoucir cette aigreur il se teust : mais Astrée percée jusqu’au vif de ces mots qui luy estoient une insupportable reproche : Ma maistres-
se, dit-elle à Celadon, j’ay voulu une fois vous interrompre durant le long & funeste discours que vous venez de me faire : mais puisque je ne l’ay pas fait je voy bien que le mal qui nous doit arriver est inevitable. Permettez-moy, s’il vous plaist, de me courroucer contre vous, & quoy que vous soyez ma partie, vous prendre pour mon juge contre vous mesmes. Qu’avez-vous pensé dire quand vous avez meslé le pauvre Celadon parmy ces monstres qui sont cause de vos craintes & de vos chagrins, & qui le seront peut-estre que je seray doublement malheureuse ? Maudit sois-tu delectable Polemas, de qui la prodigieuse ambition mettant tout s’en dessus dessus, & faisant dans Forests un cahos aussi confus & aussi noir qu’estoit celuy dans lequel toutes choses ont esté autresfois embrouïllées, puisque cette belle Druide ressentant plus que je ne merite les outrages que tu peus me faire, s’est laissée emporter à des accusations qu’elle seule me peut rendre suportables.
A n’en mentir point, j’ay tort, luy dit Celadon, de peur qu’elle ne continuast cette plainte : Mais de quelle espece d’apprehension, non seulement est, mais aussi ne doit point estre combattuë une veritable Amour. Ce n’est rien que de craindre les choses possibles, il faut craindre les impossibles. Et si ma passion en estoit creuë, à c’est heure mesme que vous estes auprés de moy, & que j’ay l’honneur de vous tenir la main, je douterois que cela fust veritable. Mon bien-heureux Celadon, s’il est croyable que tu le puisses estre, & n’estre pas avec la belle Astrée : Je ne soubçonne rien qu’à ton advantage. Je sçay qu’Astrée s’oubliera plustost elle-mesmes que de t’oublier, & que quand il arrivera qu’elle voudra te changer pour un autre, sois asseuré que le Lignon rebroussant contre les montagnes de Cervieres & de Roche-fort retournera dans sa source, & montera jusqu’au sommet de ces Rochers. Ne croy pas que je sois jalouse de ta bonne fortune : Je contribueray, s’il
m’est possible à son accroissement : mais permets en recompense que je la partage avec toy, ou si c’est trop, qu’au moins cette belle Bergere satis faisant à ce qu’elle m’a promis m’aime apres toy plus que toutes les choses du monde. Astrée escoutoit Alexis au commencement avec ennuy, mais quand elle la veid si fort dans les loüanges de Celadon elle l’escouta avec excez de joye : Aussi ne voulant pas qu’elle demeurast avec l’opinion qu’elle demeurast avec l’opinion qu’elle se fust faschée : Ma belle maistresse, luy dit-elle, le pauvre Celadon jamais ne vous donnera de jalousie. Il est mort. Laissons sa belle ame en repos, & trouvez bon que j’en aime la memoire autant que j’honore la grande Alexis. C’est trop obliger une ingrate, reprit Alexis : Je ne veux pas que vous me traittiez si doucement : Je vous avois trop offencée, mais si l’on pardonne quelquesfois la mort en consideration de celuy qui en est cause, oubliez s’il vous plaist l’attentat que j’ay fait contre vostre fidelité, & puis que je ne l’ay fait que par l’excés de l’Amour que j’ay
Pour vous. Ma maistresse, repartit. Astrée : Je parle à c’est heure serieusement avec vous : Croyez-moy je vous prie, & soyez tres asseurée que quoy qu’il arrive, ny violence de Polemas, ny l’austerité du Cloistre des Carnutes ne pourront me separer de la belle Alexis : c’est à dire de quelque chose dont je suis plus inseparable que de moy-mesme : Il faut pour m’oster tout mon chagrin, monstre-cher serviteur, poursuivit Alexis que vous alliez plus avant, & me juriez que quelque changement que le temps puisse faire, quelque plus partiucliere cognoissance que vous ayez de mes deffauts, & en un mot, quoy que vous & moy puissions devenir, jamais vous ne vous repentirez de m’avoir aimée, il fut si long-temps à prononcer le second, qu’il eut fait cognoistre à une personne moins prevenuë qu’Astrée de l’opinion que c’estoit une fille, qu’il estoit autre qu’il ne paroissoit. Ma tres-chere maistresse, luy respondit Astrée, je vous promets tout ce que vous desirez de moy, & vous le jure si solemnellement, que je veux si
j’y contreviens en quelque façon, & pour quelque cause que ce soit, que le Guy sacré de l’an Neuf & l’œuf salutaire des Serpens n’envoyent jamais sur moy, ny sur mes trouppeaux, les benedictions dont ils ont accoustumé d’estre accompagnez. Cette agreable communication n’eust pas esté si tost finie, si Leonide qui souvent sollicitée par Adamas de n’abandonner Celadon que le moins qu’il luy seroit possible ne fut survenuë. Bonjour les belles Druides, leur dit-elle en les abordant, je pense que vous vous instruisez desja l’une l’autre, ou pour le moins que l’une apprend à l’autre tout ce qu’elle sçait des ceremonies des Druides novices. Leonide disoit cela pource qu’elle avoit sceu la resolution qu’Astrée avoit faite de s’en aller avec Alexis à Chartres : Astrée demeurant tousjours aux termes d’une sage fille, qui sçait fort bien son devoir, respondit ainsi à la Nymphe. Serois-je pas la plus heureuse fille du monde. Madame, si n’y ayant rien qui m’y plaise, j’en sortois, & en sortois pour trouver une consolation
infinie comme est celle d’estre avec cette belle Druide. Vous avez raison, luy repliqua Leonide : & c’est pourquoy j’essaye tous les jours de disposer tellement l’esprit d’Adamas qu’il employe tout son credit pour faire que vous ne vous separiez jamais. Celadon & la Nymphe s’entendoient bien : mais Astrée qui n’estoit pas de leur intelligence, prenant les choses comme elles luy estoient apparentes, se jetta aux pieds de Leonide : Et Madame, luy dit-elle, que vous estes bonne, je jure qu’aussi tost que par vostre faveur je seray enfermée avec tant de sainctes filles, ou que mes premieres ne seront point ouïes, ou que tous les jours il vous arrivera quelque felicité nouvelle. Celadon s’oubliant à ce coup, goustoit toutes les douceurs qu’il eust receuës des paroles d’Astrée, & de la compagnie de Leonide, si veritablement il eust esté Alexis : Sa melancolie fit place à la meilleure humeur du monde. Il se mit à dire cent bons mots à ces deux filles, & se reservant & à Leonide l’intelligence de ce qu’il disoit, ne lais-
soit pas de donner à sa Bergere le mesme contentement qu’elle auroit eu, si elle eust esté de la partie. Astrée infiniement aise de veoir sa feinte maistresse railler de si bonne grace, l’y entretenoit autant qu’il estoit en sa puissance, & par une naïveté extrêmement loüable, baisant Celadon & permettant d’en estre baisée en toute liberté donnoit sujet de rire à la Nymphe, & à son Berger occasion de s’estimer dans son mal-heur le plus heureux Amant qui eust jamais esté. Pendant que ces trois personnes jouïssoient de ces honnestes divertissemens, & sans sçavoir nettement leurs intentions, se sentoient chacun en son particulier dans les plus grandes delices qu’elles avoient jusque là desirées, voicy arriver Galathée, qui impatiente de voir son cher Celadon sous les habillemens d’Alexis, s’estoit dérobée de toute la Court, & avec Sylvie seule, venoit veoir la feinte Druide. Comme elle entra dans sa chambre : Celadon ne pût s’empescher d’en changer de couleur, & par humeur aussi bien que par jugement,
reprenant son mauvais visage, & sa premiere froideur fut avec ces deux bonnes amies, au devant de la Nymphe. Galathée au contraire l’abordant avec une gayeté dont Leonide soubçonna la cause avec depit, la baisa de sorte que le Berger ne fut pas le seul qui se douta qu’elle n’estoit pas guerie : Et bien, luy dit elle, Alexis, d’où vient que vous faites si peu de cas de vos amies ? A n’en point mentir vostre mespris offence trop sensiblement des personnes qui vous aiment cherement & pour la consideration d’Adamas, & pour celle de vos vertus. La Nymphe m’a commandé de vous voir, & vous asseurer que sans les affaires qui l’occupent tout le jour, elle fust venuë elle mesme vous demander raison de vostre solitude. Madame, luy respondit dit Alexis le plus tristement qu’elle peut : Vous me faites des honneurs si disproportionnez à ce que je puis valoir, qu’ils m’esblouïssent autant pour le moins, que les plus grands rayons du Soleil font des yeux debiles & malades. C’est me faire mourir de honte à force de m’obli-
ger, & me confondre tellement, qu’il faut pour n’en estre pas tout à fait hors de moy, que je croye que vous vous estes oubliée, ou que je me la suis moy-mesme, ou que je me la suis moy-mesme. Ne me chargez pas s’il vous plaist, Madame, au delà de mes forces : vous qui estes née pour rendre la justice à tout le monde, faictes là, & à vous, & à moy, & dispensant l’honneur à proportion du merite, reservez vos excessives courtoisies pour ces fameux Chevaliers qui depuis deux ou trois jours, ont rendus de si grands tesmoignages de leur valeur, à ce que m’apprend Adamas, & que me disent encore plus clairement, la belle humeur ou vous estes, & la resjouyssance publique. Pour moy, Madame, je croiray estre en vos bonnes graces, beaucoup plus que je ne merite, quand vous me ferez l’honneur de me souffrir, & agréer la rudesse d’un esprit qui ayant esté chassé du monde, pour estre indigne d’y demeurer, ne peut sçavoir que les civilitez, &
les compliments du Cloistre. Il n’y eut parole en tout ce discours qui ne fust comme un canal qui faisant passer de la bouche d’Alexis, en l’oreille de la Nymphe, & de son oreille en son cœur, tout l’Amour que Celadon avoit pour Astrée, ou plustost estant comme des chaisnons d’or de cet ancien Hercule Gaulois, ne mit la pauvre Galathée dans des impatiences, & des excés d’une veritable affection tout autres que ceux où jusqu’à present elle avoit esté. Elle ne se souvient plus de Lindamor que pour souhaitter qu’il la vangeast par sa mort, & par celle de Polemas des importunitez de l’un & de l’autre. Elle oublie les paroles qu’elle luy avoit envoyé dire par le Chevalier qui apporta les nouvelles de la mort de Clidamant, & depuis par Fleurial. En un mot sa passion l’aveugle tellement que si Leonide & Astrée n’eussent point esté tesmoins de ses actions, elle eust infailliblement asseuré Celadon qu’elle n’ignoroit point qui il estoit, & son Amour luy eust donné tant d’esprit pour le convaincre, que
le pauvre Berger eust esté trop peu resolu pour la desadvouër. Elle se contenta de s’asseoir auprés de luy : & s’approchant de son oreille, elle luy dit si bas, que Leonide mesme qui luy estoit un inseparable Espie ne le pût ouyr. Il n’y a pas six mois belle Alexis, que j’avois une Nymphe que plusieurs considerations me rendoient tres-chere : Aussi l’aimois-je si veritablement que je ne croy pas pouvoir de ma vie rien aimer à l’esgal : mais ce qui m’estonne c’est que plus je vous regarde & plus je pense la veoir, elle avoit les yeux que vous avez, son teint estoit de mesme le vostre. Vostre taille & la sienne n’ont difference quelconque : En fin comme vous luy ressemblez en tout, il semble qu’il faille que j’aye pour vous la mesme passion que j’avois pour elle. Celadon qui pensoit faire la fin au-delà d’une personne qui aime, luy respondit ainsi. Quand on commença à me parler de Ligdamon, Madame, j’advouë que je fus estonnée des advantures qu’il a couruës : mais depuis que cette belle
Bergere, & ses compagnes m’ont juré qu’elles avoient eu long-temps en leur compagnie un Berger auquel je ressemble si fort qu’elles n’ont pû trouver autre difference entre luy & moy que celle des habillemens & du sexe, j’ay commencé à retrancher beaucoup de mon admiration : mais au lieu d’en avoir pour Ligdamon, il faut que j’en aye une extraordinaire pour moy, apres vous ouyr dire que vous avez eu une Nymphe qui estoit une autre moy-mesme. Vous avez bien sujet de vous estonner de cette ressemblance, poursuivit la Nymphe en souriant : Car je vous jure qu’à mon jugement vous estes plustost elle-mesme qu’un autre qui luy ressemble : Je laisse faire à cette belle Bergere la comparaison de la ressemblance qu’il y avoit entre vous & Celadon : mais pour moy je seray celle qui est encore entre vous & Lucinde (cette fille se nommoit ainsi) & pour embarrasser Leonide rehaussant sa voix à ce mot de Lucinde. Si Leonide continua t’elle veut dire la verité, elle confir-
mera ce que je vous dis. Leonide faisant semblant de n’avoir rien ouy de leur dernier discours. Je diray tousjours, Madame, luy respondit elle, ce qu’il vous plaira, estant tres-asseurée que je ne mentiray jamais en confirmant quoy que vous ayez dit : mais si pour vous servir de tesmoin, il est necessaire que je sçache de quoy il est question, je vous supplieray tres-humblement de me dire ce que c’est : car estant empeschée à respondre à cette Bergere, je n’ay pû ouyr ce que vous disoit ma sœur. Galathée sourit & dit à la Nymphe qu’elle parloit de Lucinde à la Druide, & luy disoit qu’elles estoient si fort semblables, qu’elle n’y pouvoit trouver aucune difference. Leonide ne s’en pouvant desdire, crût que l’artifice estoit de feindre une extrême franchise. Ma sœur, dit-elle à Celadon : Ne doutez point de ce que Madame vous dit. Il est vray que Lucinde estoit vostre vray portraict, & comme je vous ay desja dit plusieurs fois, si elle n’eust point esté plus
grande que vous, je vous aurois prise pour elle. Ces mots de Leonide, ne se rapportans pas à la responce qu’Alexis avoit faite sur ce sujet à Galathée, au moins à ce que son esprit penetrant le jugea, luy fit recognoistre la dissimulation de la Nymphe : C’est pourquoy elle changea de propos, & voulant s’esclaircir de la doute où elle estoit pour Astrée, apres plusieurs discours de sa façon de vie, des jeux & des divertissements d’elle & de ses compagnes, & bref de tout ce qui se faisoit sur les bords de Lignon, elle luy dit artificieusement : Puisque l’occasion s’en presente, belle Bergere, si faut-il que je contente ma curiosité, & que vous me disiez, s’il vous plaist, par quel accident Celadon tomba dans la riviere. Leonide me l’a conté d’une façon. Adamas de l’autre, & ceux à qui j’ay parlé de ce Berger, m’ont tousjours parlé de sa mort diversement. Astrée qui estoit ignorante de l’artifice de ces compagnes, sentit ce coup-là si vivement, que mal gré son
courage & sa resolution, n’ayant pû s’empescher de faire veoir quelques larmes, elle respondit de telle sorte à la Nymphe, qu’elle veid bien qu’elle n’estoit pas de l’intelligence des deux autres. Cela ne pût forcer cet esprit soubçonneux à la laisser en paix : Elle la contraignit de luy dire l’accident de la mort de Celadon, & par une invention toute nouvelle, la force, par manière de parler, à la guerir de la jalousie que jusques-là elle en avoit euë. Mais, reprit-elle, belle Bergere, croyez-vous tres-asseurément qu’il soit mort, & sans vous arrester à vostre creance, avez-vous d’infallibles preuves qu’il se soit noyé ? Helas ! Madame, luy respondit Astrée, sa perte n’est que trop certaine : & bien que nous n’ayons jamais pû trouver son corps, si est-ce que par assez d’apparences qui ne peuvent estre disputées, nous en sommes trop esclaircis. Mais quelles obligations auriez-vous à une personne qui vous assureroit qu’il est vivant ? repliqua Galatée : & avec quel visage le recevriez-vous, si
à ceste heure il venoit se presenter devant vous ? Astrée estoit bien en peine à luy respondre : & Alexis, & Leonide y estoient encore plus qu’elle, lors que Daphnide, Madonte, Circeine, Palinice, & Carlis entrerent dans la chambre d’Alexis, pource que passant devant le logis d’Adamas, elles y avoient veu le chariot de la Nymphe arresté. Madame, luy dit Daphnide, ceste belle fille ne nous aura point pour ce coup d’obligation de nostre visite : Quand nous sommes sorties du Chasteau, ce n’a pas esté avec dessein de la venir voir : mais comme nous passions, nous avons veu vostre chariot arresté, & avons creu que sans indiscretion nous ne pouvions passer outre, sans sçavoir ce qu’il vous plaist de faire à ceste heure que le chaud s’est esloigné d’icy avec le Soleil. Nous venons de voir Melandre : mais elle est aupres de Lipandas avec Lidias & Ligdamon, qui taschent de luy faire passer le temps, & charmer les douleurs qu’il reçoit de ses blessures. Nous avons fait conscience de l’arracher d’aupres d’une personne à qui el-
le est si chere. Que ne faites-vous donc conscience de m’interrompre, & m’arracher d’aupres de ce Berger, qui m’est plus cher que Melandre n’est à Lipandas, leur eust bien voulu dire Galatée : mais la prudence luy defendant de faire ceste faute, elle se contenta de leur dire, qu’elle feroit tout ce qu’elles auroient agreable. Mais que dira Rosanire de tout ce que nous sommes, qui l’avons laissée seule ? Que cela ne vous mette point en peine, luy respondit Madonte, c’est avec son congé que nous l’avons quittée. Il me semble qu’elle s’ennuie de ne recevoir point de nouvelles de la Reyne Argire, & je ne sçay si c’est cela, ou autre chose qui la rend malade, mais elle vient de se mettre au lict avec un grand mal de teste. Galatée voyant qu’il n’y avoit aucun moyen de reculer, se leva, & prenant Alexis par la main, luy dit à l’oreille : Si aujourd’huy vous n’estes Celadon, quoy que vous dissimuliez, le temps viendra que vous le serez. Alexis rougit de ceste proposition si peu attenduë : mais elle ne pût y respondre, pource que toutes les Dames la
saluant l’une apres l’autre, ne luy en donnerent pas la liberté. Elle les accompagna jusqu’à leur chariot, & aymant mieux se priver du contentement d’estre avec Astrée, que de recevoir le desplaisir d’estre avec la Nymphe, la laissa aller avec Leonide, & demeura seule apres avoir faict mille excuses de ne pouvoir accepter l’honneur que tant de grandes Dames luy faisoient de la vouloir mener prendre l’air. Quelle eloquence pourra dignement depeindre le regret, & le desespoir, auquel le reste du jour se laissa emporter Celadon, sçachant que la Nymphe le cognoissoit. Il s’estima plus mal-heureux qu’il n’avoit esté de sa vie, & pour ne rien laisser que sa passion desirast de luy, il se mit à supplier les Dieux qu’au lieu des prosperitez qu’ils envoyoient à la Nymphe, ils commençassent à luy tourner le dos, & pour la punir du mal qu’elle se preparoit à luy faire en durer, ils luy donnassent tant d’affaires qu’elle n’eust pas le temps de songer à luy. Je ne sçay si les Dieux ouïrent les prieres de cet
Amant : mais je sçay que durant la guerre, plustost qu’en tout autre temps, il n’est point de contentement pur : & qu’une extrême affliction est tousjours à la fin d’un extrême plaisir. La nuict ne fut pas plustost arrivée, que tout Marcilly fut plein de feux de joye, de dances, & de festins. Le peuple ne regardant pas plus loin que son nez, croyoit que ceste feste seroit eternelle, & ne songeoit non plus à l’ennemy qui estoit à ses portes, que s’il eust esté sur les rives de la Seine, ou au-delà des Alpes. Mais Amasis & le grand Druïde ne laissoient pas de penser à ce qui leur pouvoit arriver, & n’ayans nouvelle ny de Lindamor, ny de Sigismond, ny d’Argire, qui leur en avoit promis aussi-tost qu’elle seroit chez elle, estoient en des peines qui leur sembloient d’autant plus grandes, qu’ils estoient obligez de les tenir cachées. Il estoit l’heure qu’Adamas avoit accoustumé de se retirer, quand un Dizenier le vint advertir qu’il y avoit un homme dans le torrent, qui vouloit entrer & parler à luy. Cou-
rage, dit-il à la Nymphe, voicy des nouvelles, Madame : Et la quittant en l’instant mesme, fut trouver Damon, qui suivit le Druïde avec quinze ou vingt hommes chargez de cordes & de deux grands paniers. Comme ils furent au haut d’une tour, au pied de laquelle estoit celuy qui vouloit entrer, ils s’adviserent d’aller ouvrir une fausse-porte qui estoit au pied de la tour : mais Damon ne l’ayant pas trouvé bon, de peur de surprise, on descendit un panier avec deux cordes jusques dans le torrent. Cet homme qui y estoit caché, se mit aussi-tost dedans : & le plus viste qu’on pût, fut tiré au haut de ceste tour. Il estoit si moüillé, & si plein de bouë, que le grand Druïde & Damon cogneurent qu’il n’apportoit pas de petites nouvelles. Comme il fut sorty du panier, il pria ceux qui estoient autour de luy de le mener chez le grand Druïde. Adamas luy dit qu’il avoit l’honneur d’estre en ceste charge. Puis qu’ainsi est, Seigneur, luy dit-il, menez-moy devant la Nymphe, & là je vous diray ma
commission : Je suis à la Reyne Argire. Ces nouvelles furent receuës avec plaisir : aussi Damon mena ce Messager dans une chambre, où il le fit seicher, & luy donner un habillement qui estoit à son Escuyer Halladin. On le voulut faire boire, mais n’en ayant point voulu ouïr parler, il suivit Adamas & Damon, & entra dans le cabinet de la Nymphe. Elle avoit faict prier le Prince, Alcidon, Ligdamon, & quelques autres de s’y trouver, afin de luy estre obligez par la confiance qu’elle leur tesmoignoit en ses plus importantes affaires. Ce Messager mit un genoüil en terre, & luy presenta un lettre qu’il avoit tirée des doubleurs du pour point qu’il avoit quitté. Adamas en fit l’ouverture, & y leur cecy.
LETTRE,
D’ARGIRE REYNE,
A la Nymphe Amasis.
Si j’ay differé jusques icy à vous envoyer de mes nouvelles, c’est que j’avois envie que Rosileon vous les portast luy-mesme, avec une armée de trente mille hommes. Celuy que je vous envoye vous dira ce qui m’est arrivé, depuis que je vous ay laissée. Je sçay l’estat où vous estes, & cela accroist le dueil où je suis : Mais le grand Tautates qui ne nous mettroit pas le Sceptre à la main, s’il n’avoit agreable de nous le conserver, vous vengera de la rebellion de vos sujets, & fera de leur Chef un exemple à ses semblables, qui leur apprendra à vivre plus sagement.
Que vous puis-je dire ? Rien, sinon que vous adjoustiez la mesme foy à celuy qui vous rendra ceste lettre, que vous feriez à moy-mesme.
Cette lettre n’estant que de creance, Amasis pria le Messager de parler librement, & que les Chevaliers qu’il voyoit avec elle, estoient les seuls en la foy desquels elle remettoit sa fortune, & celle de son peuple. Puis qu’il m’est permis de parler, dit-il, la premiere chose que je feray, s’il vous plaist, sera de vous supplier un genoüil en terre, de m’apprendre comme se porte la Princesse Rosanire ? Amasis estant mere, ne trouva pas ce commencement si estrange que les autres, aussi elle asseura ce Messager qu’elle ne paroissoit avoir autre ennuy que celuy d’estre esloignée de ceux qui luy estoient plus chers que tout le reste du monde. Je ne vous demande pas cela inutilement, Madame, poursuivit ce Picte pource que j’ay charge de la voir : mais sans
luy dire les nouvelles que je vous apporte : C’est pourquoy la Reyne ma maistresse vous conjure qu’elle n’en sçache rien qu’elle ne la vienne requerir. Amasis luy ayant promis que personne ne luy en parleroit, cet homme continua ainsi.
SUITTE DE L’HISTOIRE
D’Argire, Policandre, Rosileon,
& Celiodante.
Je ne sçay, Madame, si c’est par une fatalité qui ne puisse estre surmontée, que la fortune de la Reyne Argire suit la vostre en quelque façon, & qu’estans meslées ensemble, elles sont sujettes aux mesmes évenemens. Je dis cecy pource que la Reyne estant venuë en ceste ville pour recevoir le plus parfaict contentement du monde, n’a peu le gouster qu’accompagné de l’amertume que vous donnoit la revolte de vos subjets. Aujourd’huy, grande Nymphe, que
vous esperez un grand secours de la Reyne, & par consequent un extrême sujet de joye, il faut que vous preniez part à ses afflictions, par vos propres deplaisirs, autant que par vostre bon naturel. Sçachez donc, s’il vous plaist, qu’Argire s’estant, avec Rosileon, renduë aupres du Roy Policandre, avec une extraordinaire diligence, il fallut pleurer de sa maladie, au lieu de se resjouïr de la guerison du Prince son fils. Ce n’est pas que ce ne fut la premiere chose que le Roy demanda, & apres avoir baisé la Reyne, le premier auquel il dit quelque chose : mais le mal l’ayant mis si bas qu’il n’y avoit plus d’esperance de vie, il tourna ses pensées ailleurs, & en la presence des deux Princes, & des principaux de son Conseil, il parla de cette sorte à la Reine. J’attendois vostre retour, Madame, comme la fin de tous mes maux : la violance de mes douleurs ne m’auroit pas laissé si long-temps en vie, si le grand Tautates pour une visible recompense du peu de bien que j’ay
faict depuis que je suis au monde, n’eust prolongé mes jours, afin que je pusse les finir avec contentement. Me voicy donc en estat de pouvoir me rendre heureux, & aller trouver mes peres en paix. Approchez-vous de moy, s’il vous plaist, Madame, & si l’ingratitude & l’infidelité dont j’ay deu estre accusé, & par vous, & par ceux qui ont sceu ce que je vous avois promis, ne vous font avoir en horreur un homme qui autrefois vous a esté cher, ayez agreable de me donner vostre main, afin qu’en la presence de tant de gens de bien, je ratifie ce que je vous ay une fois juré, & accomplisse solemnellement ce que j’auray ratifié. Il est vray, grande Reyne, vous avez esté ma femme dés le jour que vostre bonté daignant m’en juger digne, me donna en ses bonnes graces toute la part que j’y pouvois souhaitter. Rayons donc ce qui s’est passé durant nostre absence, comme une chose qui ne devoit point estre advenuë : ou si nous voulons nous en souvenir, que ce soit
la naissance de Rosileon & de Rosanire, qui changeans ces nuicts en jours, & ces Hyvers en Printemps ; nous obligent à les mettre au nombre des felicitez cachées de nostre vie. Cela estant, je ne vous diray point les excuses, & ne vous demanderay point les pardons ausquels je m’estois preparé : mais vous mettant entre les mains ma foy, que je semble en avoir violemment retirée, je vous supplie d’agréer que je meure vostre mary, & vous laisse mes Couronnes, mes enfans, & mes bons subjets. Ils vous honoreront, pource qu’ils m’ayment, & se souviendront en vous servant, que je ne leur ay demandé autre fruict que celuy-là, de toutes les guerres, & de tous les travaux où je me suis engagé pour leur salut. Quoy ! vous pleurez, Madame, & comme si c’estoit une chose nouvelle que la mort, semblez ne songer ny à ce que je vous propose, ny à ce que je vous laisse. S’il est vray que vous m’ayez aymé, & que vous n’ayez pas desagreable l’alliance de ce-
luy, dont vous n’avez point des-dedaigné l’amour, changez cette mine desolée, essuyez les larmes excessives, & faictes qu’au moins je lise en vostre visage que le jour de mes Nopces n’est pas celuy de ma mort : Seigneur luy respondit, la Reine se forçant pour ne paroistre pas desesperée, si le commencement de ma joye n’estoit point si proche de sa fin, que mon amitié seule, plustost que la maladie, me fait craindre : je ne serois pas insensible, comme presque je suis, aux honneurs que vous daignez me faire : Mais comme je n’ay jamais eu de joye sans vous (j’en prends à tesmoins le grand Tautates, & les yeux qui m’ont veuë depuis l’heure de vostre mariage) je n’espere pas aussi que vous m’en laissiez, si vous me quittez. Monstrez donc la grandeur de vostre Amour, & l’inclination que vous avez euë à me plaire, en sur montant vostre mal. La nature ne sera point si ennemie de soy-mesme, qu’elle se vueille destruire pour m’affliger : Et Bellenus le Dieu-homme, ne re-retirera pas son œil misericordieux,
à mon occasion de vostre personne sacrée. Il m’exaucera pour vous conserver à vos peuples, & comme je reçoy avec ravissement l’honneur d’estre vostre femme, il trouvera bon que longuement j’en gouste les felicitez. Policandre sousriant à ces mots, luy respondit ainsi : Je souhaitte autant que vous ; mais pour vostre contentement, que nous soyons trompez, moy & mes Medecins, aux succez de ma maladie. Je veux que pour vous plaire on continuë les Sacrifices, & redouble les prieres, qui jusques icy ont esté faites pour ma santé. Cependant achevons, s’il vous plaist, ceste bonne œuvre, & ne soyez pas cause que pour me faire attendre, je perde l’occasion de mourir satisfaict. Aussitost par son commandement, les Officiers de la Couronne entrent dans la chambre : Et le Chance lier apporta le contract de mariage, par lequel le Roy laissoit à la Reyne la disposition de tout ses Estats apres sa mort. La lecture faicte, Policandre se levant luy mesme sur son lict, comme s’il n’eust point esté malade, signa,
la Reyne en fit de mesme, Rosileon, Celiodante, & dix Comtes au nom de tous les Estats, signerent comme assistans. le Chancelier en la presence du Roy l’ayant scellé, y fut recognu par les deux Secretaires d’Estat, & en mesme temps mis entre les mains de la Reyne. La court du Palais estoit pleine de monde, qui attendoit le succez de ceste grande affaire. Les trompettes & les autres instrumens de la joye publique, luy firent commencer les applaudissemens, & le Roy d’armes des Boyens & des Ambarres, ayant crié par trois fois : Argire, Reyne des Pictes & des Santons, est vostre Reyne, & femme du Roy : les fit continuer si long-temps, que tout le jour se passa en resjouïssance,s en festins, & en feux de joye. Les ruës retentissoient de ceux qui couroient par tout en criant, Vive le Roy, vive la Reyne. Cela fut suivy du solemnel & triomphant Sacrifice, où Celiodante, fondé de la Procuration du Roy, espousa la Reyne, habillée de sa robbe Royale, la Couronne sur la
teste, & le Sceptre à la main, & la conduisit sur un Theatre couvert de draps d’or. Apres que le peuple eut crié long-temps, Vive la Reyne, & souhaitté toute sorte de benediction à elle, & à ses enfans, elle se retira : & les Herauts arivans sur le mesme Theatre, crierent, Largesse, largesse, largesse : & jetterent sur le peuple quinze ou vingt mille pieces d’or, où d’un costé il y avoit les visages de Policandre & d’Argire, & de l’autre une fournaise ardente, sur laquelle il tomboit de la pluye, & ces trois mots Romains, Ardentior per obstentia. Par là, Madame, ce grand Roy vouloit tesmoigner que les choses passées ayans esté comme une pluye sur un grand feu, au lieu d’esteindre l’Amour qu’il avoit pour la Reine, n’avoient fait que l’augmenter. Comme cela fut fait, la Reyne remonta dans son chariot, avec la Princesse Cephize, & les quatre Comtesses des Ambarres, qui avoient les premiers rangs aux ceremonies, pour porter la queuë de la robbe Royale,
Elle estoit joyeuse ; mais sans le mal du Roy, il est indubitable que l’excez de sa joye luy eust faict mal : Aussi-tost qu’elle fut devant luy, elle se jetta à genoux, & luy demanda sa main à baiser. Le Roy ne la pût souffrir en cet estat : mais se baissant pour la relever, fit veoir que ses forces n’estoient pas egales à son courage. Il s’estoit faict parer toutefois autant qu’il l’avoit jugé à propos, & se fardant contre la maladie, se fit voir avec un visage tout autre qu’il n’avoit eu depuis qu’il estoit malade. Les tables furent dressées dans la salle du bal, où toute la Cour mangea avec Rosileon, & Cephise, qui en ceste ceremonie representerent le Roy & la Reyne, pendant que Policandre, de peur que le bruict n’accrust son mal, fit mine de manger avec la Reyne : mais ses douleurs le pressant, il se fit remettre la teste sur le chevet, laissant Celiodante aupres de la Reyne pour luy tenir compagnie : Toutes fois il commanda que le bal se tint ;
mais la Reyne ne voulant point de semblables resjoüissances à la veille d’un si grand ennuy, fit dire sous-main qu’elle ne l’auroit pas agreable, tellement que chacun se retira chez soy, au lieu de dancer, comme le Roy diverses fois l’avoit enjoint, pour n’oublier rien à faire pour sa femme. L’apresdinée se passa en une grande alarme ; car les efforts que le Roy s’estoit faits l’ayant empiré, il luy survint une foiblesse, où l’art des Medecins, & la puissance des remedes ne pûrent rien advancer que trois ou quatre heures ne fussent passées. Comme il fut revenu de ce long esvanoüissement, il veid la Reyne qui avoit quitté ses habillemens de parade, & pleuroit au chevet de son lict avec la Princesse Cephise. D’où vient ce changement, dit le Roy, vous lassez-vous desja de faire la mariée ? Seigneur, luy respondit-elle, je supplie tres-humblement vostre Majesté de ne nous point forcer à des choses impossibles : Que je vous visse mala-
de, comme vous estes, & que je sois parée, c’est me commander de ne vous aymer point. Il n’y a pas une minute que nous croyions vous avoir perdu, dites-moy donc, s’il vous plaist, comme vous-vous portez, & si vous ne voulez point prendre courage ? Madame, luy dit-il, je me porteray, graces à Dieu, bien aussi-tost que j’auray achevé ce que si heureusement j’ay acheminé. Qu’on me fasse venir mes Secretaires & mon Chancelier, encore qu’il ne soit pas bien seant de parler d’affaires en une feste comme celle-cy, si est-ce que ma disposition ne peut souffrir aucun retardement. Les Secretaires d’Estat estans prests, ils entrerent, & selon ce qu’il leur avoit esté commandé, presenterent au Roy deux promesses de mariage. Par l’une le Roy donnoit sa fille Rosanire à Rosileon : & la Princesse Cephize, fille de Clorisene sa premiere femme à Celiodante son fils. Ces deux Princes estans au comble de leurs felicitez, estoient contraints de s’atrister & se
resjoüir en mesme temps. Celiodante prit la main de Cephize, & la baisant par le commandement du Roy, se tesmoigna tres-content de la prendre pour femme. Rosileon esperoit beaucoup, mais il ne tenoit rien, pource que la Princesse Rosanire estoit icy. Mais, s’il m’est permis de dire mes sentimens de la joye de ces deux Princes, je diray que le contentement de Rosileon doit passer, lors qu’il possedera Rosanire, celuy du Prince son frère, pource que l’esperance luy donnoit autant de joye, que la presence de Cephize en donnoit à l’autre. Cela fait, le Roy signa les promesses comme pere, se portant fort pour ses filles, encore qu’il y en eust une presente : les Princes comme maistres absolus de leurs actions : la Reyne comme ratifiant & ayant agreable ceste double alliance : Le Chancelier scella le tout, & les Secretaires y ayans apporté leurs solennitez, les promesses furent mises en la puissance de la Reyne. Tout le monde s’estant retiré, il ne demeura que la Reine, les deux Princes, la
Princesse, le Chancelier, deux Comtes, & un Secretaire d’Estat, pour escrire tout ce que diroit le Roy. Comme il se veid en ce repos, il les fit tous approcher, & parlant le plus haut qu’il pût, il commença son discours par la Reyne. Madame, luy dit-il, j’ose croire que vous estes contente. Dites-moy si ma creance est fausse ou veritable ? La Reyne luy respondit les larmes aux yeux, qu’elle l’estoit autant que le pouvoit permettre sa maladie. Mais à cela prest, reprit-il, vous n’avez rien à souhaitter de moy pour vostre contentement ? Vous avez esté au-delà de mes esperances, Seigneur, luy dit-elle, & je demanderois ce que les Dieux ne peuvent faire, si j’estois assez aveugle pour desirer encore quelque chose de vostre courtoisie. Cela estant, Madame, poursuivit-il, je n’ay rien à vous prier sinon qu’apres ma mort, conservant chere la memoire de vostre Policandre, vous ne fassiez aucune difference entre Rosileon & Celiodante, ny en-
tre Rosanire & Cephize. A n’en mentir point je ne vous sçaurois dire lequel j’ayme le mieux, & bien que la Nature ne m’en ayt donné que deux, si est-ce que je puis dire que l’affection me les a donnez tous quatre. Je ne leur fais aucune part, ny ne partage point mes Estats : Je vous les laisse entiers comme mes predecesseurs me les ont laissez. C’est à vous qu’ils doivent recourir, & vous qu’ils doivent servir. Ils auront ce que vous jugerez qu’ils doivent avoir : & la vertu des enfans estant une marque certaine de celle de la Mere, m’assure que vous ne les mescognoistrez point, tant qu’ils demeureront aux termes où ils ont vescu jusqu’à present. Venez donc jeunes Princes, & la vertu desquels il me semble que je ressuscite : embrassez-moy, & recevant la benediction d’un Roy assez heureux, ne vous esloignez jamais du chemin que j’ose esperer sans vanité qu’elle vous monstrera. Vous avez des obligations à cette grande Princesse, (il leur dit cela en
monstrant Argire) desquels vous ne vous sçauriez acquitter : mais luy obeïssant comme bons fils, & la protegeant comme grands Princes, rendez ce tesmoignage à la posterité, ou plustost à vous-mesmes, que vous n’avez rien laissé à faire pour elle, que ce qui s’est trouvé au-delà de vostre puissance. Et toy, ma chere fille, (il embrassa Cephize en disant ces paroles) tu ne perds rien en me perdant, puisque je te laisse entre les mains d’une Princesse qui te tiendra lieu & de Policandre, & de Clorisene. Je l’en supplie de tout mon cœur, & suis asseuré qu’elle le fera : car mes desirs ont esté si long-temps les siens, & mes affections les siennes, qu’elle aura tousjours cher ce que j’auray tousjours grandement aymé. Je suis fasché que je ne puis parler à Rosanire : mais puis qu’elle est trop esloignée pour l’envoyer querir, elle recevra la benediction d’une main plus puissante que la mienne. Je prie le grand
Tautates qu’il la luy donne, & luy fasse trouver heureux le mariage dont les recherches luy ont esté si agreables. Je ne vous parleray point de mes Estats, Madame, continua t’il se tournant vers Argire, ces gens de bien vous diront ma façon de regner, & la face qu’ont les affaires. Que le poix ne vous estonne point. Il est grand à la verité ; mais il est comme ceux qui sont attachez à ces excellentes machines si bien reiglées, & si pleines d’admirables ressorts, qu’on les faict aller où l’on veut avec un doigt. Je donneray ceste loüange à mes Ministres, & ce sera peut-estre la plus grande recompense qu’ils doivent attendre de leurs longs & heureux services, qu’ils sont les puissants ressorts par l’industrie & la fidelité desquels j’ay faict vivre en paix des peuples tous differents de coustumes & d’humeurs. On trouvera un testament après ma mort escrit de ma main : Je veux qu’il soit suivy, si l’on ne veut que
mon ame s’en aille sans repos, & que je sois un ingrat envers tout ce qu’il y a de bons serviteurs au monde. Il n’en pût dire davantage, pource que sa foiblesse le reprit. Il n’y fut pas tant que l’autre fois : mais il en sortit beaucoup plus changé, & plus abatu. Les Medecins ne deguiserent point l’extrêmité où il estoit à la Reyne : au contraire ils l’asseurerent qu’il ne passeroit pas la nuict. L’affection de la Reyne luy fit rejetter cet advis : neantmoins il se trouva veritable ; car cependant que les Druïdes luy parloient des choses de l’autre monde, & des felicitez eternelles que l’ame gouste apres qu’elle est separée du corps, il la rendit avec un repos si grand, qu’il y avoit plus d’une heure qu’il estoit mort, qu’ils l’entretenoient encore. Les Medecins luy prirent le bras : mais ne luy trouvant ny poux, ny chaleur, allerent dire aux Princes que le Roy estoit expiré, & qu’ils emmenassent la Reyne & la Princesse hors de sa
chambre. On ne pût parler si dextrement de cette sorte qu’elles ne se doutassent bien à quelle intention les Princes le faisoient. Le voila à s’attacher les cheveux, s’egratigner le visage, & si les Dieux n’eussent permis pour leur repos qu’elles ne fussent tombées evanoüies, sans doute elles faisoient apprehender aux Princes, quelque chose de pis. Je ne diray point les plaintes quelles firent apres estre revenuës, les paroles qu’elles dirent, & les excessives douleurs ausquelles elles se laisserent emporter : tant y a que de huict jours apres, il n’y eut moyen de consoler la Reyne, ny luy parler de prendre chose du monde. Il n’y eut Druyde qui n’y espuisast toute son eloquence, & si le Prince Rosileon ne luy eust parlé de vous, & fait entendre l’estat de vos affaires, je croy qu’elle seroit morte en son dueil, ou y seroit encore ensevelie. Vostre consideration seule la remit, & ce que les Dieux & les hommes n’auroient pû, le nom seul de la Nymphe Amasis
l’emporta sur l’obstination qu’elle avoit à se persecuter, & oublier toutes choses. Dés le jour mesme que vos nouvelles luy furent apportées, elle commanda à ses deux fils d’armer puissamment, fit venir les Officiers de ses Couronnes, qui l’allans trouver, leur fit entendre sa volonté, & voulut le lendemain se trouver au Conseil. Elle y fut en son grand dueil, accompagnée des Princes, de la Princesse, des Comtes, Barons, & autres Officiers de la Couronne. Elle y presenta son contract de mariage d’une main, & le testament du feu Roy de l’autre. L’un & l’autre furent ouverts, & rien n’y ayant esté changé, ny disputé, ceux qui estoient representans le corps des Druïdes, des Chevaliers, & du Peuple, s’obligerent, en mettant l’espée à la main, & ceux qui n’en portoient point en levant les mains au dessus de leurs testes, de les maintenir, & observer de poinct en poinct ce qui y estoit contenu. Ce jour là passé, la Reyne fut tenir son lict de
Justice en la Cour des Druïdes, Juges souverains sous elle en ses Royaumes, & y ayant faict ratifier tout ce qui avoit esté resolu au Conseil d’Estat, parla des obligations qu’elle vous avoit, Madame, & de l’exemple qu’elle donneroit à ses voisins, en assistant une Princesse poursuivie par ses subjets rebelles. Ceste guerre fut trouvée juste, & pour la faire, la Reyne fut priée de tirer l’argent du tresor, & des armes & des machines des magasins. Huict autres jours durant les Gouverneurs des Provinces, & des villes, & les autres Chevaliers de sa Cour, luy vindrent offrir leurs espées, leurs biens & leurs vies. Encore que tous les subjets de la Reyne ayent tousjours servy par affection, & non pas, comme j’oy dire qu’on fait presque par tout ailleurs, par ceste infame & sordide esperance d’avoir des pensions, d’obtenir des charges, & faire fortune à quelque prix que ce soit : si est-ce que ceste Princesse, pour les gratifier,
leur fit non seulement de grands presents, mais les fit payer de tout ce qui leur estoit deu. Cette gratification leur sembla si extraordinaire, que tous d’une voix, ils vinrent luy jurer de la servir deux ans à la guerre, à leurs despens, & mener sans qu’elle debourçast chose du monde, deux fois autant de solduriers d’Ambactes, & autres, qu’ils estoient par les loix obligez d’en fournir. La Reine se contenta de leur bonne volonté, & les pria de reserver cette liberalité, quand elle seroit contrainte, de crainte de fouler ses sujets, d’y avoir recours pour ses Estats. Elle obtint cela plus difficillement qu’en un autre pays, on obtient le contraire : mais les hommes furent levez avec telle fidelité & telle diligence, ou tirez des garnisons où ils estoient en temps de paix, qu’il y a plus de huict jours que trente mille hommes sont sur les frontieres de la basse Bourgongne, sur les rives de l’Azar. Celiodante & Rosileon y sont en personnes, qui
veulent forcer les Bourguignons, & se treuver en chemin en leur passant sur le ventre, mais leur Conseil qui a esté adverty de la part de Sigismond que dans peu de temps le Roy Gondebaut sera contraint de faire tourner la teste de son armée ailleurs, ne veut rien hazarder. Si la partie estoit moins esgale qu’elle n’est, Rosileon donneroit la bataille : Mais Gondebaut à quarente mille hommes pour le moins & quand il perdroit la bataille, cela ne peut-estre, sans qu’il y demeure beaucoup de nos forces : de sorte que ce seroit à recommencer. Les Princes ont adverty la Reyne de cela, & luy ont fait tellement voir que ce seroit reculer que de se haster, quelle s’est resoluë de m’envoyer vers vous pour vous conjurer de tenir bon, croire que ce retardement n’est point un refroidissement à ce qu’elle vous a promis : & que si elle veoid que les choses tirent en longueur, elle fera hazarder la bataille plustost que de vous manquer davantage.
Ainsi finit ce Messager les nouvelles qu’Argire luy avoit commandé de porter à la Nymphe : Et apres s’estre teu quelque temps, demanda congé d’aller faire la reverence à la Princesse Rosanire, & luy presenter les lettres de la Reyne & de Rosileon. Aussitost qu’il fut party ; Amasis ayant passé du ressentiment des ennuis d’Argire, à l’expression de maux que ce retardement de secours, par l’obstacle des armées du Roy des Bourguignons, luy devoit apporter, ne pût se contraindre tellement, qu’on ne veist bien que sa constance commençoit à se relascher. Quoy ! disoit-elle ; faut-il que je sois abanbonnée de tous mes amis à la fois, & comme s’ils avoient intelligence avec mes subjets rebellez, qu’ils me laissent à la mercy de leur monstrueuse tyrannie ? Non, Madame, luy dit Clidamant, cela n’est point, & quand tout le monde vous manqueroit, ce bras, ny celuy de tant de gens de bien qui sont icy enfermez avec vous, ne vous man-
queront jamais. Ha genereux Prince, luy respondit la Nymphe, c’est ce qui m’afflige, que de veoir tant de grands & hardis Chevaliers à toute heure en danger de leur vie pour ma conservation. Si vostre personne, qui est le port, ou le naufrage de tant de fameux Royaumes, pouvoit avoir dispence des fortunes qu’elle prend plaisir d’aller chercher, & que ces Chevaliers qui sont tout l’ornement & toute la force de leurs Provinces, fussent en seureté, je serois moins impatiente que je ne suis, & ne craignant que pour moy, j’ose dire, sans me flatter, que je ne craindrois que fort peu. Alcidon, Damon, & les autres, prenans lors la parole : Madame, luy dirent-ils, si vous ne voulez que nous croyons que c’est la defiance que vous avez de nostre courage, plustost que l’affection que vous nous portez, qui vous fait parler ainsi : obligez-nous tant, s’il vous plaist, que de rejetter en nostre consideration les apprehensions que cette mesme consideration vous donne. Mais, dit le grand Druïde, sans que
la Nymphe se trouble davantage pour vous, Seigneurs Chevaliers, il faut qu’elle essaye par une autre voye de vous esloigner du peril, & ce sera de ceste façon que sans craindre pour vous, elle vous empeschera aussi de craindre pour elle. Graces à Dieu, nous ne sommes ny pressez par l’ennemy, ny par nostre necessité. Nos greniers sont pleins de greins, nos caves de vins, & nos celiers de tout ce qui reste pour la nourriture des grands & des petits. Quelque lent que soit le secours, si est-ce que j’espere qu’il ne nous manquera point. La nuict passée nous doit avoir appris que nos amis ne dorment pas. Le traistre a senty la pesanteur de leurs coups, & dans le lit où il est arresté par ses blessures, a sujet d’estre moins content que nous. Le Prince Sigismond ne peut estre si resserré qu’il n’ait appris l’estat où nous sommes. Lindamor à cette heure que je parle, est mort, ou il est en chemin avec toutes ses forces. Et la Reyne Argire nous tesmoignant le soin qu’elle prend pour Madame, ne desire pas
moins faire acquerir l’honneur de no-delivrance aux siens, que nous desirons d’estre promptement delivrez. Attendons un peu, puisque nous pouvons attendre beaucoup : une moindre ville que celle-cy autrefois a arresté toute la puissance Romaine, & la tenuë dix ans durant sans rien faire. Que ne ferons-nous point contre une poignée de meschants, qui ne seront assistez qu’autant que l’interest de nos voisins les y obligera : c’est-à-dire, ou lentement, ou foiblement. Et, ce qui est le meilleur pour nous, c’est que Gondebaut luy-mesme, tout grand partisan qu’il se dit des pretensions de Polemas, ne le secourera jamais que pour advancer ses affaires, & non pas celles de ce traistre, & par consequent fera reüssir les choses, ou les conduira tout autrement que nostre ennemy ne l’espere. Ce discours du Druïde ayant rasseuré Amasis, qui seule avoit besoin de l’estre, chacun approuva ce conseil, & l’on resolut que la Nymphe
feroit responce à Argire, escriroit au Prince Sigismond, & par mesme moyen à Lindamor. Cela deliberé la Nymphe & le Prince se retirerent avec Adamas pour escrire, & le Messager de la Reyne ayant esté presenté à Rosanire, dissimulant l’ennuy qu’il avoit de la mort du Roy Policandre, de peur qu’elle ne le soupçonnast, luy presenta ses lettres. Comme se porte le Roy, luy dit Rosanire avec un mouvement qui fit voir que la Nature ne nous laisse jamais ignorer quelque distance de lieux qu’il y ait, ce qui arrive à ceux que nous aymons. Mais continua-t’elle, dites moy veritablement comme il se porte ? Fort bien, Madame, luy respondit le Messager, il avoit quitté le lit huict jours avant que je partisse de la Cour. Il disoit en quelque sorte vray : mais il ne disoit pas ce que la Princesse pensoit. Elle ouvrit les lettres, & la premiere qu’elle leut fut celle de la Reyne. Il y avoit ainsi.
LA REYNE ARGIRE,
A la Princesse Rosanire.
Ne trouvez pas estrange que je vous nomme ma fille. Le Roy me l’a commandé, & lors que vous verrez qu’il vient d’adjouster la necessité au commandement, je me figure que vous retrancherez beaucoup de l’estonnement que vous en pouvez avoir. Rosileon est si transporté d’avoir obtenu du Roy la permission de vous servir, &, si vous l’avez agreable, la promesse de vous posseder, qu’il va faire des montagnes de corps & des fleuves de sang, pour vous retirer de la ville où vous estes assiegée. Je n’ose m’assurer que vous soyez aussi joyeuse de ces nouvelles, qu’il se le promet de vostre bien-veillance : mais j’espere bien
qu’apres avoir aymé Rosileon incognu pour son merite, vous ne diminuërez pas cette bonne volonté, pour sçavoir qu’il est fils de Vicentix Roy des Sentons, & d’Agire Reyne des Pictes, des Ambarres, & des Boyens.
Ces qualitez nouvelles d’Argire mirent en l’esprit de la Princesse la curiosité de sçavoir comme cela s’estoit passé. Le Roy, dit-elle au Messager, a donc espousé la Reyne Argire ? Oüy, Madame, luy respondit-il, & la joye a esté si generale par tous leurs Estats, qu’il sembloit que les difficultez & les delais dont ce mariage avoit esté traversé, avoit accrû le desir & le contentement de tous leurs peuples, à proportion qu’ils en avoient retardé l’accomplissement. Je suis tres-satisfaite de cette action, poursuivit la Princesse, & puis dire qu’aujourd’huy je suis fille d’un père sans defaut. Mais, je te prie, conte-moy les particularitez de cette alliance. Le Picte luy redit toutes ces
nouvelles, sinon avec les mesmes paroles, pour le moins avec les mesmes circonstances qu’il y avoit apportées en les disant à la Nymphe. Il est vray que la Princesse n’y estoit pas fort attentive : car l’impatience de veoir la lettre de son cher Rosileon, l’ayant prise, elle l’ouvrit & à mesure que l’autre parloit, elle y lisoit ces paroles.
ROSILEON
A la Princesse.
Je ne sçay, Madame, comme vous recevrez les nouvelles de mon bon-heur ; mais si vous n’avez point oublié les promesses qu’autrefois vous avez trouvé bon de me faire, je croiray, s’il vous plaist, qu’elles vous seront tres-agreables. En fin le Roy s’est repenty
d’avoir voulu estre deux fois plus fort que l’Amour. Il s’est soubmis à tout ce que pour sa satis faction il luy a plû desirer de luy. La Reyne ma mere, à laquelle il vient de faire l’honneur qu’elle attendoit de sa generosité, ayant la premiere senty la violence qu’il faisoit à l’Amour, a esté aussi la premiere satisfaite. Pour moy, qu’ay-je jamais dit contre ce grand Roy, quand il me vouloit faire une semblable injustice, dont je ne me repente, & ne luy demande à toute heure pardon, apres en avoir receu des faveurs, & tiré des advantages que je ne puis estimer, puis qu’ils ont pour object une chose inestimable ? C’est vous, Madame, qu’il me vouloit autrefois oster par interest, & c’est vous qu’il me rend par sa pure bonté. Fasse le grand Tautates que vous en ayez tout le contentement que pour mon repos je vous souhaitte, & que
bien-tost l’espée à la main, vous ostant de la prison où les meschans vous retiennent, je ne me presente devant vous que les lauriers sur la teste, pour avoir dompté la Perfidie & la Rebellion.
Aussi-tost que Rosanire eust achevé de lire cette lettre, transportée, mais en soy-mesme de la joye de veoir son cher Rosileon absolument sien, demanda des tablettes pour escrire à la mere & au fils. Elle satisfit à l’Amour premierement, & apres au debvoir. Voicy la lettre qu’elle envoya au Prince.
ROSANIRE,
A Rosileon
J’aurois envie de me plaindre de vous, mais je reserveray l’effect de ma colere au temps que vous viendrez vous-mesme apprendre si je suis con-
tente de sçavoir que vous l’estes. J’auroy peur de vous faire perdre le courage de me delivrer, si je me declarois vostre ennemie. J’attendray donc d’estre en liberté pour prendre celle de vous quereller. Toutes fois je n’entends pas que le mal que je pense cuiter d’une façon m’arrive par le remede que j’y veux apporter. Vous sçavez que je ne suis pas fort mauvaise, & quand je l’aurois esté jusqu’icy, il n’est plus temps que je le sois, puisque celuy qui a pouvoir sur moy de mort & de vie, a trouvé bon de s’en deffaire entre vos mains, & par une donation reciproque, me donner à celuy qu’il m’avoit autrefois donnée.
La lettre que la Princesse escrivoit à la Reyne ayant esté fermée avec celle-cy, on les donna à ce Messager, qui ayant pris congé de Rosanire, fut retrouver la Nymphe. Elle le remit entre les mains d’un Maistre-d’hostel de sa maison pour le faire manger, & une heure apres l’ayant envoyé reque-
rir, luy donna ses despesches, avec des presens pour luy, & luy recommandant sur tout, d’apprendre des nouvelles du Prince Sigismond & de Lindamor, &, s’il estoit possible, leur donner les lettres qui leur estoient escrites. Elle ne le voulut pas retenir davantage, afin qu’il ne perdit point l’occasion d’estre bien loin de la ville avant qu’il fust jour. Damon & Adamas le menerent par un autre endroict du Chasteau, où il n’y avoit point d’eau, & le firent sortir par une poterne. Il courut fortune d’estre pris par les Coureurs de Polemas, mais les Dieux luy firent rencontrer un bois, dans lequel il ne pût estre trouvé, pource que les Coureurs ayans un prisonnier avec eux, n’oserent s’engager trop avant avec luy dans la forest. Ils retournerent au camp, & ayans eu permission d’entrer où estoit Polemas, luy presenterent un estranger armé de tou-pieces, qui avoit esté pris plustost pour ce qu’il l’avoit voulu qu’autrement. Ce Chevalier salüa Polemas, & luy dit qu’il estoit un estranger, qui avoit passé la mer pour tirer raison d’un Neustrien qui avoit enlevé sa sœur. Qu’il le
cherchoit depuis trois Lunes par toutes les Gaules, & apres beaucoup de peines & d’enquestes, il avoit sceu qu’au lieu de Lidias, qui estoit son nom, il se faisoit appeller Ligdamon, & de Paris où il avoit passé, estoit venu en Forestz. Ce que vous dites est vray, luy respondit Polemas, il n’y a pas long-temps que vostre ennemy estoit entre mes mains. Il est dans la ville que je tiens assiegée, & dés demain vous pouvez le faire appeller, si vous estes encore en ceste volonté. Polemas, s’il eust voulu, pouvoit apprendre à cet estranger l’histoire de Ligdamon & de Lidias, pource qu’il l’a sçavoit fort bien : mais estant bien ayse aux despens d’autruy de faire desplaisir à la Nimphe, & se venger de Ligdamon d’une façon ou d’autre, luy promit dés le lendemain d’envoyer un Trompette appeller son ennemy. En mesme temps il commande à ceux qui avoient pris cet estranger de le mettre en liberté, & appellant Listandre, luy donna charge d’en avoir soin. La nuict lors estant fort advancée, ne mit gueres à faire place au
jour. Cet estranger n’avoit point dormy de trop d’impatience. Aussi fut-il armé à la poincte du jour. Listandre pour l’accompagner, se fit habiller aussitost, & l’heure venuë que l’on entroit en la tente de Polemas, il l’y conduisit. Ce Chevalier ignorant l’intention de ce rebelle, voulut faire appeller Lidias, & luy reprocher sa double lascheté, l’une d’avoir trahy ses amis, & l’autre d’avoir changé son nom : Mais l’autre ayant peur que cela fist retarder ou refuser le combat, concerta si bien l’affaire, qu’il fit escrire le cartel comme il voulut. Cela faict, on faict venir un Trompette, chargé du billet, & estant arrivé aux portes de la ville, demanda qu’on le fist parler à Ligdamon. On fut en advertir Damon, qui n’estant pas encore levé, envoya un Centenier sçavoir ce que vouloit ce trompette : mais n’ayant rien voulu dire, on le fit entrer, & de là conduire jusqu’au logis de Ligdamon. Il avoit esté presque toute la nuit avec Leonide, Sylvie, & leurs compagnes, & ne s’estant retiré que fort tart, & encore trop tost pour luy, qui
apres tant de rigueurs, tant de supplices, & tant de mespris, se voyoit à la veille de sa bonne fortune, il ne commençoit qu’à dormir. Le Trompette ne pût jamais obtenir de ses gens, la permission de parler à luy : & s’il n’eust faict mine qu’il s’en retournoit, & publiroit par tout que ce refus venoit de luy, au lieu d’une heure qu’il fut à attendre, il y eust esté plus de deux. Il fallut donc en aller advertir Ligdamon, qui l’ayant fait entrer, receut le cartel dont j’ay parlé, & y leut ces paroles.
Un Chevalier Estranger,
A Ligdamon.
Si vous ne m’aviez offencé jusqu’à l’extremité, je n’aurois pas pris la peine de venir si loin vous chercher pour en tirer raison. Vous avez diffamé par vostre perfidie toute une race qui n’eust jamais eu sujet de se plaindre de la Fortune, si jamais la Fortune ne vous eust conduit comme par la main, pour en troubler le repos. J’ay si bonne
opinion de vous, que je ne pense pas qu’à la mauvaise foy vous vouliez adjouster la lascheté, & qu’apres avoir fait mal, vous n’ayez pas le courage de le soustenir. Si cela est, trouvez-vous dans deux heures entre la ville & le camp, armé, & monté comme les Chevaliers ont accoustumé de l’estre.
Ligdamon n’eut pas si tost commencé de lire ce billet, qu’en son ame il jugea qu’encore un coup il estoit pris pour Lidias : mais estant bien ayse que l’occasion se presentast pour avoir les yeux de Sylvie tesmoins de sa valeur, il renvoya le Trompette, avec promesse qu’il se trouveroit au lieu du combat, à neuf heures sonnantes. Il ne faisoit que d’achever ces mots, quand Damon entra chez luy, pour apprendre ce que c’estoit. Lidias s’y trouva aussi, & le bruit s’en publiant par tout, le Prince, Alcidon, & Alcandre y vindrent de compagnie. Ligdamon leur fit veoir le billet qui luy avoit esté envoyé, & sans s’arrester aux discours de ses amis, se resolut d’aller trouver la Nymphe,
&, selon la coustume, luy demander la permission de se battre. Ses amis ne jugeans pas à propos de vouloir exiger de luy, une chose que l’on n’obtiendroit jamais d’eux, le suivirent, & bien qu’il fust grand matin, ne laisserent pas de trouver la Nymphe habillée. Le Prince estoit allé veoir avec Damon les ouvriers qui travailloient à la fortification du lieu par lequel Marcilly avoit failly d’estre pris : mais la diligence qu’il fit fut telle, qu’avant que Ligdamon eust parlé à la Nymphe, il le trouve avec ses amis, qui attendoient encore dans l’antichambre de la Nymphe. Elle sortit sur le champ, & voyant tant de Chevaliers : Quelle nouveauté, Messieurs, vous ameine si matin, leur dit-elle. C’est, Madame, respondit le Prince apres luy avoir donné le bon jour, une nouveauté qui ne vous sera guere agreable. Ligdamon voyant que Clidamant le convioit à parler continua ainsi. La necessité, Madame, de contenter un homme que je ne cognois point, pour une pretenduë injure que j’ignore, m’oblige de vous importuner
à l’heure qu’il est, & vous supplier tres-humblement d’agréer le combat que je luy viens de promettre. Ces combats donc, dit la Nymphe, n’auront point de fin, & le traistre Polemas pour essayer de m’affoiblir en m’arrachant les nerfs l’un apres l’autre, & me tirant le sang goutte à goutte, inventera tous les jours des sujets de les renouveller ? Que le grand Teutates me punisse, si je le permets davantage ? Ouy Ligdamon, puisque vostre requeste a prevenu les deffences qu’il y a si long-temps que j’ay deliberées. Je ne vous refuse point l’occasion d’acquerir de nouvelles marques d’honneur : mais je prends les Dieux à tesmoins de la protestation que je fais, qu’il n’y aura Chevalier avec moy, auquel desormais je donne la permission de se battre. S’ils sont mes amis, ils auront agreable que je reserve leurs courages, en des sujets plus importants, & s’ils sont mes sujets, je les y contraindray par la voye des Loix & de la Justice. Ligdamon ayant eu congé de
s’aller mettre en estat de sortir, fit la reverence à la Nymphe, & passa par la chambre de Galathée, qui au bruit de ce nouveau combat s’estoit fait habiller plustost que de coustume. Sylvie qui tesmoignoit moins d’amour qu’elle n’en avoit, fut troublée de veoir ce prodige de fidelité, Ligdamon, dis-je, au hazard de perdre la vie, ou pour le moins de retourner du combat avec de grandes blesseures. Elle se remeit toutesfois, & de peur que Leonide, ou quelqu’autre de ses compagnes, ny prissent garde : alla trouver la Nymphe qui l’avoit fait appeller, & ne retranchant presque rien de son ordinaire majesté, ouyt les belles paroles de son Chevalier avec sa froideur accoustumée. Sylvie, luy dit la Nymphe, Ligdamon n’attend que vostre benediction pour aller vaincre son ennemy. Ne soyez pas encore un coup, cause pour le traitter trop indifferemment, qu’il nous donne la peine de l’aller veoir au lict. Madame, luy respondit Sylvie, il n’y a point de danger que Ligdamon sente combien Teutates
hait ces excessifs tesmoignages de valeur & du mespris de vivre. Il va, à ce que je viens d’apprendre, se battre contre un incognu, & pour un sujet encore plus incognu. Laissez-le, s’il vous plaist, Madame, sous vostre protection puisque contre sa parole il entreprend tout sans vostre consentement ; & ne m’obligez point à me contraindre jusqu’à la necessité d’approuver sa temerité. Elle dit ces trois derniers mots en riant, & fit veoir à Ligdamon que sa conscience & sa bouche n’estoient pas de mesme opinion. Voila cependant ce Chevalier sur les civilitez, qui ne laisse rien à dire de tout ce qu’il croit capable de toucher Sylvie, & poursuit si chaudement cette victoire, qu’en fin Sylvie ne pouvant resister, fut forcée de luy tesmoigner que sa discretion luy estoit agreable, & qu’encore que son combat luy depleust, elle promettoit de luy accorder ce qu’il jugeroit capable de l’en faire sortir avec honneur. Galathée luy fit donner une plume que Sylvie portoit, & une
escharpe qu’elle avoit fait faire exprés pour faire son carquois. Ligdamon chargé de ces richesse, & rendu invincible par ces puissants carracteres, dit je ne sçay quoy à Sylvie si bas qu’il ne fut ouy de personne : mais cela n’empescha pas qu’elle rougist en sousriant, & pour couvrir ce changement, ne luy dist tout haut qu’elle s’alloit mettre en prieres pour rendre son combat heureux. L’heure pressant, Ligdamon partit, & avec quatre ou cinq de ses amis, s’en retourna chez luy. Il se fit apporter ses armes, & les ayans endossées, monta sur un grand cheval d’Italie qu’Amasis luy venoit d’envoyer, & avec les mesmes ceremonies qui s’estoient observées au combat de Lipandas, fut trouver son ennemy. Il estoit desja au lieu du combat, & l’attendoit avec impatience : Aussi ne l’eust-il pas plustost descouvert qu’il baissa la visiere de son casque, & mettant son cheval en haleine, sembla à tous les spectateurs, gentil & hardy Chevalier. Il estoit armé à la mode des Cheva-
liers errans, & pour preuve qu’il estoit depuis peu de leur nombre, avoit un bouclier blanc. Le reste de ses armes, ne laissoit point douter qu’il n’eust fait desja de bonnes actions, pource quelles estoient peintes, & enrichies de divers combats cizelez sur le metail. Ligdamon le regarda sans le mespriser ny le craindre, & venant au petit galop à luy : Chevalier, luy dit-il, je sers une Dame qui merite d’avoir un Escuyer de bonne maison, c’est pourquoy je desire si je vous vainc que vous le soyez un an entier, & pour rendre les conditions esgales, si je suis vaincu je feray ce que vous aurez agreable. L’autre respondit qu’il acceptoit ce party, & sans luy parler davantage le quitta pour aller prendre ce qui luy falloit de carriere. Ligdamon en fit de mesme, & ce puissant & redoutable Chevalier venant contre son ennemy, comme un debordement d’eau vient contre une digue, l’atteignit de telle force que depucelant ce bouclier si long-temps conservé, il y
fit une grande ouverture qui ne ressemblant pas mal à un besant au milieu d’un pal, luy donna sujet apres le combat d’en tirer ses armoiries qu’il porta tant qu’il fut Chevalier sans maistresse. Ce grand coup l’estourdit tellement que s’il ne se fust advisé d’embrasser le col de son cheval, il couroit fortune d’aller par terre. Ligdamon acheva sa carriere sans estre esbranslé du coup qu’il avoit receu sur son casque, aussi peu qu’un grand rocher l’est d’un tourbillon de vent. Leurs lances n’avoient pas laissé de se rompre, aussi, ils en reprindrent de nouvelles, & Ligdamon fasché qu’un jeune Chevalier eust pû recevoir un coup de toute sa force sans tomber, revint sur luy avec un tel effort que l’estranger atteint au milieu des armes, fut tellement emporté par la violence de ce grand choc, qu’il tomba pardessus la crouppe de son cheval, & tomba de telle sorte que Ligdamon l’enlevant sans rompre son bois, sembloit l’avoir percé d’outre en outre, & comme une bague
l’emporter au bout de sa lance. Ce Chevalier estant si mal traitté, se releva presque aussi-tost qu’il fut cheu, & mettant la main à l’espée vint droit à Ligdamon avec beaucoup de courage. ce combat fut court, pource que l’estranger n’ayant pû soustenir la pesanteur de l’espée & du bras de Ligdamon, tomba au sixiesme coup qu’il receut, & son casque delassé, estant sorty de sa teste, comme il tomba, il fut force de rendre son espée à Ligdamon, & s’advoüant vaincu, luy jurer qu’il ne contreviendroit jamais à ce qu’il avoit promis. Ligdamon le regardant admira sa beauté. Car c’estoit un jeune homme de dix-sept ou dix-huict ans, qui avoit les cheveux blonds, le tient blanc, les yeux bleux, & tout le visage si delicat, que n’y ayant aucune apparence de barbe, Ligdamon crût d’abbord que c’estoit une fille. L’estranger l’osta bien-tost de cette opinion, car se levant il luy dit cecy. Je croyois que deffendant
la meilleure cause du monde, les Dieux adjousteroient leurs forces aux miennes : Mais à ce que je voy, ils prennent quelquesfois plaisir de proteger les mauvaises. Je dis cecy Lidias, pource qu’apres avoir abusé de l’amitié de mon père, au lieu d’estre obligé à sa bonne volonté, vous avez enlevé sa fille. Chevalier, luy respondit Ligdamon, recognoissez la Justice des Dieux au succés de vostre combat, au lieu d’accuser leur providence. Vous vous estes addressé à un innocent, & par sa victoire, vous cognoistrez que la bonne cause est tousjours la plus forte. Je m’appelle Ligdamon & ne suis point Lidias, & vostre cartel ne s’addresse point à Lidias, mais à moy qui ne fus jamais en la Grand’Bretaigne. Si j’ay commis en cela quelque faute, luy repartit ce jeune chevalier estonné, mon intention n’a point failly. Le Chef de ceux qui assiegent cette ville, voyant le cartel que je voulois envoyer à Lydias, pour l’accuser du rapt de Mellandre le changea, & sans vou-
loir que le nom de ma sœur y fust leu, m’asseura que Lidias ne se faisoit plus nommer que Ligdamon, & si je voulois estre contenté, je devois taire le nom de Lidias & m’addresser à Ligdamon. Voila la cause du mal que j’ay fait, si veritablement vous n’estes point Lidias : Et s’il est ainsi, je vay accomplir de meilleur cœur, ce que je vous ay promis, puisqu’un jour je pourray estre libre, & trouver Lidias en estat de me satisfaire ou de m’oster la vie. Ligdamon s’estonna de la malice de Polemas, & voulant obliger le frere de Mellandre, autant qu’il pourroit, le pria de le suivre de peur d’accident, & qu’il ne devoit attendre de luy que des tesmoignages d’amitié. Ce jeune estranger touché de ces obligeantes paroles, le remercia autant qu’il pût, & remontant à cheval comme luy, le suivit jusques dans les portes de la ville. Là Ligdamon l’embrassa, & luy dit qu’il n’avoit point sujet de se plaindre de Lidias, & pour combler sa joye, luy promeit de luy faire veoir bien tost la
belle Mellandre. Cet estranger se jetta à ses genoux, & l’embrassant l’appella son second père, & sa seconde vie. Aussi-tost qu’il fut à son logis, il le fit desarmer, & luy aussi, & luy donnant tout ce qui luy manquoit pour estre fort bien vestu : le mena trouver les Nymphes. Madame, leur dit-il en les abordant, voicy un serviteur que je vous ay acquis. Il merite que vous en fassiez estat, il est tres-vaillant, & qui plus est frere de la belle Mellandre. J’ay esté encore un coup pris pour Lidias : mais c’a esté par la meschanceté de Polemas, plustost que par mon visage & ma fortune. Les Nymphes se leverent aussi-tost pour luy faire un bon accueil, & obliger Mellandre en la personne de son frere. Comme cela fut fait Clidamant l’embrassa & Alcidon en faisant de mesme, convia toute la Court de le suivre. Cependant Ligdamon racontoit la supercherie de Polemas, & n’estant blessé en lieu du monde, sembloit estre honteux de s’estre battu contre un enfant. Mais toute la
Court fut bien-tost retirée de l’estonnement où l’avoit mise la bonne grace & la beauté du jeune Chevalier, pource qu’il s’addressa à Ligdamon, & sans perdre bonne mine. Mon vainqueur, luy dit-il je ne puis estre content que je ne sois quitte. Faittes-moy veoir, s’il vous plaist qui est celle que je dois servir, afin que dés à present me mettant en mon devoir, je ne perde pas le reste de cette journée. Ligdamon sousrit de la generosité de ce Chevalier, & luy dit que ces conditions estoient accomplies, puis qu’il n’avoit point eu intention de se battre contre luy. Cela n’est rien, luy respondit l’estranger, je devois estre plus sage que je n’ay esté : mais puis que je n’ay pas eu la prudence de cognoistre la meschanceté d’autruy, j’auray pour le moins le courage de me punir de la faute qu’il m’a fait faire. Sylvie voyant cette agreable dispute s’estoit advancée pour le mieux ouyr : Comme Ligdamon la veit si prés de l’estranger, chevalier, luy dit-il, vous estes trop genereux pour estre refusé.
Voyez cette belle Nymphe (il luy monstra Sylvie, en disant cela) c’est celle, que la loy de nostre combat vous oblige de servir. Luy aussi-tost se mettant à genoux : la regarda fort attentivement sans parler, & un peu apres il luy tint ce langage. Madame, vous estes si belle, qu’il m’a fallu du temps pour considerer autant que de vous rendre ce que j’estime heureux de vous devoir. Ligdamon le plus vaillant & le plus courtois Chevalier que je cognoisse, m’a daigné choisir pour vostre Escuyer. Si l’infamie d’un homme qui s’est laissé battre, ne vous rend point mon service odieux, & moy-mesme insupportable, trouvez bon, s’il vous plaist, que je commence d’entrer en cette glorieuse servitude, & j’advouë, dit-il, en rehaussant la voix, que j’estois perdu si je n’eusse esté perdu. Sylvie rougit un peu, oyant parler de cette sorte le frere de Mellandre, & voulut par sa courtoisie luy donner sujet de la considerer tout autrement que le reste de ses compagnes. Elle repartit à ce
qu’il luy avoit dit, par des compliments concertez, & luy rendit toute la liberté que la condition de son combat luy avoit ostée. Les Nymphes arrivans sur ce discours, où ces deux personnes se faisoient admirer par leurs reciproques honnestetez, en terminerent le different, & Ligdamon s’estant rendu sans exemple par le respect qu’en cette occasion il voulut rendre à Sylvie, consentit que le jeune estranger obtint de sa Dame, puis qu’elle l’avoit agreable, la permission de faire ce qu’il eust fait, s’il eust esté vainqueur. Ce beau Chevalier sur monté pour la seconde fois par Ligdamon. Puisqu’il vous plaist, luy dit-il, mon vainqueur, j’obeïray aux commandemens de celle à qui vous faites gloire d’obeïr, & pour vous monstrer combien toute ma vie j’essayeray de me conformer à ce que vous trouverez bon, c’est que je veux suivre vos conseils, m’interesser dans vos affaires, & n’avoir volonté que pour satisfaire à la vostre. Ligdamon luy ayant monstré le ressentiment
qu’il avoit de cette generosité se mit à genoux devant Sylvie & luy parla de cette façon. puis qu’il est ainsi, Madame, que pour la consideration de la belle Mellandre vous avez voulu donner la liberté à ce Chevalier que ma bonne fortune, ou pour dire mieux, la puissance de vos charmes, vous avoit acquis, permettez, s’il vous plaist que je prenne sa place, & vous serve autant de temps, que mon mauvais Destin m’a contraint d’estre esloigné de vous. Ligdamon, luy respondit Sylvie, je croy que vous n’avez plus de mémoire de ce qu’en la presence de Madame (elle monstroit Galathée en parlant ainsi) & de Leonide, nous demeurasmes d’accord. Soyez tel que vous avez promis d’estre, & maintenant que les Nymphes ont affaire de vous tout entier, ne partagez point vostre service. J’ay accoustumé de me passer fort bien d’Escuyer : & celuy que vous m’avez si honnorablement acquis, n’auroit pas eu la liberté que je luy ay
renduë, si j’en avois desiré un. Lors que nos ennemis seront deffaits, & que la paix nous remettra dans la douceur de la vie que la guerre nous a depuis sept ou huict Lunes fait perdre, il n’est pas impossible que vos vœux ne soient accomplis. Chacun ayant approuvé le discours de Sylvie, & Ligdamon luy mesme voyant que ce refus luy estoit advantageux, on se mit à parler de Mellandre, & les Nymphes prirent la peine elles-mesmes de conter au jeune estranger l’histoire de Lidias, la fortune de sa sœur, & l’extrême passion qu’avoit pour elle le vaillant Lypandas.
Cela le satisfit si pleinement, qu’il supplia ces Dames de luy donner la permission de veoir Mellandre : Il faisoit cette priere quand elle entra dans la chambre où il estoit, & par le transport qu’elle eust en voyant ce cher frere, fit veoir, combien digne elle estoit d’avoir un si puissant protecteur. Ces deux personnes
ayant les yeux attachez l’un sur l’autre, & demeurans immobiles tant l’excés de leur joye estoit devenu maistre absolu de leurs sens, donnerent à toute la compagnie de l’admiration de leur bon naturel. En fin venans à se recueillir leurs esprits, ils coururent l’un à l’autre, & se jettans les bras au col, furent si long-temps collez l’un à l’autre qu’ils sembloient non seulement avoir oublié le lieu où ils estoient : mais s’y estre oubliez eux-mesmes. Quand les grands mouvemens furent passez. He ! mon cher frere, vous voila, disoit Mellandre. He ! ma belle sœur, respondoit l’autre, est-ce bien vous que j’ay l’honneur de veoir ? Et ne pouvans se dire autre chose donnerent le loisir aux Nymphes d’en faire advertir Lipandas, & luy promettre qu’ils luy acquerroient la volonté de ce cher frere. Le voila cependant qui quitte Mellandre, & se tournant vers le Prince & les Nymphes les supplia de bonne grace de pardonner à sa sœur & à luy l’indiscretion que leur amitié
leur avoit fait faire. Mellandre continua ces excuses, & les Nymphes luy ayans dit des merveilles de ce Chevalier, elle en demeura tres-satisfaitte. Comme on ne pensoit plus qu’à se retirer, le jeune estranger s’en vint aux Nymphes, & s’addressant à Amasis, mit un genouïl en terre, & luy dit cecy. Madame, j’ay appris de mon vainqueur, que sans vostre congé, il est deffendu aux vostres de se battre. C’est pourquoy, moy qui veux vivre & mourir tel, je viens vous demander la permission de faire appeller Polemas, & luy reprocher toute sa vie, comme un cours de trahisons l’une à l’autre attachées. Chevalier luy respondit la Nymphe, je suis marrie de ne vous pouvoir accorder la premiere chose que vous m’avez demandée. Mais je suis contrainte de vous refuser, pource que ce matin voyant Ligdamon prest à vous aller trouver, & d’ailleurs sçachant que Polemas fait faire tous les combats pour m’affoiblir, j’ay juré que tant que ce siege durera je ne souffriray que qui que ce soit
se battre contre mes ennemis, si par la necessité de mes affaires, ils n’y sont obligez. Madame, repliqua l’estranger : outre que je ne puis estre compris dans la rigueur de ces deffences, j’ay à vous remonstrer pour moy, une chose qui possible vous fera veoir qu’il est important que je me batte. C’est que je suis de telle humeur, qu’il m’est impossible de vivre avec la honte d’avoir esté vaincu. Je sçay que le merite de mon vainqueur change cette honte, en quelque sorte de gloire ; mais il ne laisse pas d’estre offencé contre vostre ennemy qui m’a fait mettre l’espée à la main, contre un Chevalier que je devois suivre vingt ans pour apprendre à faire de grandes actions. Ayez donc agreable que Polemas ne demeure point avec l’advantage qu’il a sur moy, & ne me haïssez pas jusques-là de vouloir qu’apres avoir esté vaincu par le plus honneste homme du monde, je le sois aussi par le plus lasche & le plus diffamé rebelle qui vive. Messieurs, continua-t’il, se tournant
vers le Prince & les autres Chevaliers, joignez vos prieres aux miennes : Prenez part à une affaire que les Loix de vostre ordre vous rendent commune avec moy. Et vous mon vainqueur, dit-il à Ligdamon, ne soyez pas cause par vostre silence, que celuy que vous avez vaincu, soit si foible & si peu courageux qu’il le soit par Polemas. Clidamant & les autres Chevaliers, ayans admiré la resolution de l’estranger, crurent estre obligez de donner des raisons à la Nymphe, pour ne le point refuser. Ils luy firent de grandes prieres, & y adjousterent tant de puissantes remonstrances que la Nymphe ne pouvant resister : Encore pour ce coup, dit-elle, je me laisse aller : Mais si je le permets plus, que le juste Taramis me fasse sentir le supplice dont il se vange des parjures. Ce jeune Chevalier ayant obtenu cette grace, en remercia tres humblement la Nymphe, & s’estant fait donner dequoy escrire, fit ce cartel sur le
champ, avec tant de promptitude qu’on admira son esprit aussi bien que son courage.
ALCIMEDOR
à Polemas.
Je pensois avoir sujet de me plaindre de la trahison d’un Chevalier quand je suis sorty de la Grand’Bretagne, & le temps m’a faict cognoistre que je n’en aurois point eu de sujet, si je n’avois point veu Polemas. Ce seroit entreprendre des reproches sans fin de t’accuser de toutes tes perfidies. C’est pourquoy je me contente de me satisfaire sans prendre part aux interests d’autruy. Viens donc presentement là mesme où j’ay esté vaincu par ta supercherie, m’oster l’occasion de la publier par tout, & monstrer au monde, que si tu es assez
meschant pour violer les loix, au moins que tu as le courage de deffendre ta tyrannie.
Ce billet fut aussi-tost donné à un trompette, qui partit pour aller faire ce message : mais à peine estoit-il party, qu’on ouyt dans le camp de Polemas un bruit de trompettes, de cornets, & de tous ces instruments qui servent durant la guerre à tesmoigner la joye, & animer les soldats au combat. Ceux qui estoient sur les Tours de la ville pour veoir de loin : firent entendre qu’en mesme temps, ils descouvroient de grandes trouppes qui arrivoient dans le camp de l’ennemy. Les Nymphes le Prince, le grand Druide, & les Chevaliers les plus apparents se retirerent dans le cabinet d’Amasis, & se doutans que c’estoit du secours qui arrivoit à Polemas, renouvellerent les plaintes qu’ils avoient desja faittes contre ceux qui estoient trop longs à les venir deffendre. Comme ils estoient au plus fort de leurs deliberations
le trompette retourna du camp, & lors Amasis faisant entrer tout le reste des Chevaliers, & le premier de tous le frere de Mellandre, elle commanda à ce trompette de leur dire ce qu’il avoit fait. Comme je suis entré dans le camp de Polemas, dit-il, j’ay vû toute son armée en bataille, & un nombre infiny de chariots de bagage où j’ay esté le trouver, & luy presenter le cartel d’Alcimedor. Il l’a leu avec un visage riant, & m’a dit aussi-tost qu’il n’avoit point accoustumé de respondre aux injures, & principalement à celles des femmes & des enfans. Qu’Alcimedor estoit mal-advisé de ne luy garder pas le respect qui luy estoit deu : mais qu’il luy pardonnoit, pource que le plus honneste homme du monde, ne pouvoit estre si peu dans Marcilly qu’il ne devint injurieux & brutal. J’ay eu assez de courage, Madame, pour luy vouloir respondre : mais il ne m’a pas voulu permettre de parler, au contraire : il m’a fait prendre par sept ou huict de ses gardes & conduire jus-
qu’à un mille de là, où j’ay veu l’armée du Roy des Bourguignons, composée à ce qu’on m’a dit de cinquante mille hommes de pied, & de dix mille hommes de cheval. Comme j’ay esté de retour auprés de Polemas : As-tu bien veu l’armée où je t’ay fait mener ? Retourne, me dit-il, vers ceux qui t’envoyent & leur apprends que c’est avec tout ce monde là que je veux me battre. Ne trouves-tu pas que ce combat vaudra bien celuy d’Alcimedor & de moy. Dis-luy donc qu’il attende un peu, & afin qu’il ne m’accuse plus de supercherie, que je le conseille qu’il prenne autant de seconds que j’en ay, & qu’il y arrive de bonne heure, car je crains que la partie ne soit pas esgale. Je luy ay demandé s’il ne vouloit point faire d’autre responce : Il m’a respondu que non, & que si Alcimedor n’estoit satisfait, il n’avoit qu’à luy mander, pource qu’il avoit avec luy des Mires qui sçavoient parfaittement bien traitter ceux qui avoient le sang trop chaud. Voila, Madame, tout ce
que je puis vous dire. Amasis oubliant à ce coup sa constance heroïque. O justes Dieux, s’escria t’elle, avez vous resolu de laisser triompher l’injuste & d’abandonner vostre propre cause ? Clidamant reprit la parole. Madame, luy dit-il, ne vous defiez point, s’il vous plaist, de la providence de Teutates, ny de l’affection de vos amis. Le Roy Gondebaut s’est declaré contre vous : mais quelle merveille y trouvez-vous puis qu’il n’a pas mesme de ressentiment pour ceux qu’il a mis au monde. Asseurez-vous d’une chose, c’est que le Prince Sigismond ne dort pas, & que vous n’estes prés du precipice que pour estre plus miraculeusement secouruë. Chacun s’estant levé la dessus pour mettre ordre à ce qui estoit de sa charge, il n’y eut qu’Alcimedor, qui jettant feu & flamme, ne se pouvoit taire de la lascheté de Polemas. Mellandre par la priere de Galathée, l’emmena dans son cabinet, & le suivit avec toutes ses Nymphes. Amasis cependant demeura
avec le Prince, & le grand Druide, tandis qu’Alcidon & Damon accompagnez de trente ou quarante Chevaliers furent sur les remparts de la ville, & autres lieux les plus eminents veoir entrer dans le camp de Polemas cette grande & redoutable armée. Le reste du jour se passa en allées & venuës vers Amasis pour l’advertir de tout, & chez Polemas pour faire loger tout ce secours estranger. La joye de Marcilly estoit tellement esteinte par ces nouvelles, qu’autant veid-on de larmes, de pleintes, & de desolations parmy le peuple, que deux nuits au paravant on avoit veu de festins, de danses, & de jeux. Les petits & les grands, les pauvres & les riches par un extrême ressentiment de la fortune de leurs Dames, autant que de la leur, se trouverent tellement abbatus qu’il fut tres à propos pour les remettre qu’Amasis allast par les ruës avec un visage qui tesmoignoit tout le contraire de ce qu’elle avoit dans le cœur. La nuict survenant apporta des nouvelles, qui acheverent de mettre par terre le courage de la Nymphe.
elle ne faisoit que de r’entrer au Chasteau, que le grand Druide luy presenta deux epies qui luy confirmerent ce qu’elle avoit appris de l’arrivée des forces de Gondebaut, & qui l’advertirent que cette armée estoit entrée dans le camp comme victorieuse & triomphante. Que le Comte Fredebolde General avoit presenté de la part du Roy son maistre quinze enseignes de soixante ou quatre-vingts qu’il avoit gaignée sur les gens de la Reyne des Boyens & des Ambarres, & que le bruit estoit que ces grandes forces qui venoient pour secourir la ville & faire lever le siege avoient esté entierement deffaites. Justes Dieux, s’escria la Nymphe, lors qu’elle fut seule avec Adamas, qu’avez-vous resolu de ma fille & de moy ? Faut-il que je voye perir un Estat, qui par la sagesse de celles qui m’ont precedé subsiste en sa beauté depuis quatre-vingt ou cent Siecles, & que n’ayant plus qu’un jour à vivre je sois si mal-heureuse qu’il soit plus long que le reste de la durée de
ma puissance ? Clidamant, Alcidon Damon arriverent là dessus qui la consolerent, & pour y parvenir l’asseurerent que la deffaitte de l’armée de la Reyne Argire ne pouvoit estre telle que ses ennemis le publioient : Que le secours de Gondebaut estoit pour faire plus de peur que de mal : Que Sigismond n’estoit pas en repos durant toutes ces choses : & qu’il y avoit sujet de croire que celuy qui avoit battu Polemas n’estoit pas aux champs pour se lasser si tost de bien faire. Bien à peine Clidamant avoit-il finy un autre discours sur ce premier-là, que le Capitaine du Chasteau demanda Damon à la porte du cabinet de la Nymphe. Comme il en fut adverty, il sortit, & receut un homme de la part de Sigismond qu’on avoit tiré pardessus les murailles comme celuy d’Argire, Aussi-tost qu’il fut devant Damon, il le supplia de le faire parler au Prince Godomar, & à la Nymphe : Damon les en fit advertir, & receut l’ordre de le faire entrer. Bien à peine veid-il Clidamant, qu’il
mit un genouil en terre, & luy ayant fait la reverence, & les recommendations de son maistre, luy presenta une lettre : Clidamant l’ouvrit, & y leut ces paroles.
SIGISMOND
à Godomar.
Je suis au desespoir, mon cher frere, de m’acquitter si mal de ce que je dois à vostre amitié, à la necessité de la Nymphe, & à la violance de mon amour. J’ay receu les lettres que vous m’avez escrittes, & sçay par toutes sortes de voyes avec quelles violances Polemas pour suit le succés de sa rebellion. Mais que vous sert que je sçache le besoin que vous avez de moy, puis qu’il est hors de ma puissance de vous servir. Je n’ose vous dire ce que Gondebaut m’a fait. Croyez tout ce que vous dira
Melindor, il est tellement mon serviteur qu’il ne vous desguisera rien.
Melindor dit Clidamant à celuy qui luy venoit de donner cette lettre : Dittes sans crainte ce que mon frere vous a commandé. Il n’y a personne icy devant qui vous ne puissiez parler. Melindor obeïssant dit que la premiere excuse qu’il avoit affaire au nom du Prince, estoit à la Nymphe de ce qu’il ne luy avoit point escrit. Mais, Madame, continua t’il, croyez, s’il vous plaist, que la necessité seule de ne le pouvoir faire est ce qui fait faire une telle faute à Sigismond. Il a esté plus de quatre nuicts, & aux trois lignes qu’il escrit au Prince Godomar a mis plus de cent fois la main, avant que de les pouvoir achever. Je vous diray fort succinctement la fortune du Prince, pource qu’il me l’a ainsi commandé. Vous sçaurez donc qu’aussi-tost que ce Chevalier qui vint il y a quelque temps de vostre part trouver Sigismond, & par lequel il vous fit responce, ne fut pas plustost hors des Estats du Roy Gondebaut,
qu’il fut poursuivy, & s’il eust esté trouvé, sans doute le Roy luy eust fait couper la teste. Un epie que le Prince deffiant tenoit auprés de son fils l’asseura, qu’il l’estoit venu visiter & luy avoit apporté des lettres avant qu’il l’eust esté trouver : Cela le meit en une telle colere que sur l’heure mesme, il envoya le Comte Vindomar se saisir du Prince & le mettre dans la grosse Tour de Lyon, sans que qui que ce soit en sceust rien. Il le fit enlever de nuit, & pour tromper les yeux de toute la Court, mit un de ses confidens en la place de son fils, qui depuis ce temps-là faisant le malade ne se laissa veoir à personne. Comme le Prince se veid en prison, il tourna les yeux sur moy, qui estois de ses gardes, & ayant eu l’honneur d’avoir esté nourry Soldurier en la maison de la Princesse sa femme crût que je luy pourrois estre fidelle. Il me parle, & me trouve comme il desiroit. Par mon moyen il eut celuy d’escrire de nuit & sans lumiere, la lettre que j’ay apportée au Prince son frere, & m’ap-
prendre l’estat de ses affaires. Je le quittay fort bien instruit, & negociay si puissamment auprés des Comtes de l’une & l’autre Bourgogne, qu’à cest heure que je vous parle, ils se sont liguez pour le Prince Sigismond & sont entrez à main armée dans les Estats de Gondebaut. Ces nouvelles sont si fraisches que le Roy ne les sçait que d’aujourd’huy : & je croy que dés à present le Comte Fredebolde son Lieutenant General a commandement de renvoyer à Lyon la moitié de ses forces sous la conduitte du Comte Vindomar. Pour la deffaitte de l’armée de la Reyne Argire elle est grande à la verité, mais la maladie de cette Princesse en a esté cause : Pource que se trouvant si mal que les Medecins l’avoient abandonnée, elle voulut revoir Rosileon & Celiodante. Comme ils furent partis de leur armée, Gondebaut en sceut les nouvelles, & se servit tellement de l’advantage de cette absence, qu’il se jetta sur les Boyens & les Ambarres, & les fit fuïr à vauderoute, tant ils furent
furieusement attaquez. Ce qui me reste à vous dire : c’est que depuis neuf nuicts que j’ay quitté mon maistre je n’ay receu aucune de ses nouvelles. Mais il se promettoit quand je partis qu’il sortiroit bien-tost, & qu’en mesme temps avec toutes les forces de ses amis, il viendroit faire lever le siege de devant cette ville. La Nymphe ne fut pas la seule qui demeura estonnée de ces fascheuses nouvelles. Clidamant luy-mesme ne sceut que dire, & les Chevaliers haussans les espaules tesmoignerent par cette action que Polemas avoit une grande incommodité de tout entreprendre, & de tout esperer. Ils estoient tous en ce triste estonnement lorsque pour achever l’ouvrage, Leonide fit advertir Galatée que Fleurial estoit revenu, si defiguré, & si couvert de coups qu’il n’estoit pas recognoissable. Galatée lors souspirant si haut qu’elle fut entenduë de toute la compagnie, ne pût se contraindre si bien qu’on ne veist quelques larmes sur son visage. Amasis ayant sceu ce que c’estoit, commanda qu’on fist entrer Fleurial. Il fit peur à l’assemblée, & comme il commença de parler
fit veoir par le tremblement de sa voix qu’il n’estoit pas mesme asseuré dans le cabinet de la Nymphe. Madame, luy dit-il, la nuict mesme que je sortis de cette ville, quelque soin que je prisse pour eviter les soldats de l’abominable Polemas, je fus arresté prisonnier & mené devant luy. J’essayay de luy dire de belles paroles pour m’eschapper de ses mains : mais luy plus furieux qu’un de ces grands Lyons que vous nourrissez, me dit te voila donc malautru Jardinier, qui sçais si bien aller jusqu’à Paris porter de mes nouvelles à ton bon amy Lindamor : Je jure Teutates que tu seras escorché vif demain au matin, si tu ne me dis les commissions que tu as & les nouvelles que tu portes. Seigneur, luy dis-je, vous me prenez pour un autre. Je ne suis, comme vous dittes, qu’un chetif Jardinier, je m’en vay maintenant chercher des graines chez mon Oncle à Isoure, & ne sçay ce que vous me voulez dire de Paris ny de Lindamor. Voyez, me dit-il, comme ce coquin est ruzé. Gardes emmenez-
le, & s’il ne vous donne ce qu’il porte donnez-luy cent coups de fouët. Cette rigoureuse sentence m’estonna, mais elle ne me fit point perdre courage. Je fus mis aussi-tost tout en sang, & apres nû comme la main, on dechira tous mes habits par morceaux, & cependant on ne trouva rien de ce que je portois. Le lendemain je fus traitté de mesme, & si je n’eusse fait le mort cinq ou six fois, il y a long-temps que je le serois. En fin hier comme celuy qui m’avoit en garde vint avec ces compagnons pour me battre, il laissa tomber un poignard sans y songer. Comme il fut sorty je le cachay, & lors le depit me faisant resoudre à faire un beaucoup, j’ay attendu jusqu’à ce soir que tout le monde estoit en desordre pour l’arrivée de l’armée des Bourguignons. Mon homme est venu à l’heure accoustumée pour me battre. Je filay doux, & luy ay dit que si l’on vouloit me promettre quelque chose pour le reste de ma vie. Je dirois de grandes nouvelles à Polemas. Il m’a juré que je serois riche si je vou-
lois & qu’on ne m’avoit mal-traitté que pour mon opiniastreté. J’avois les mains libres : Je luy ay donc monstré un trou auprés de moy, & luy ay dit que s’il vouloit y fouïller, il trouveroit des lettres. Qui ce fust deffié de moy en l’estat où j’estois ? Il se baisse, & comme il fut baissé, je me jette sur luy, & luy mets mon poignard dans le corps si bien qu’il n’a pas seulement dit une parole. Il faut que j’advouë tout, je craignois qu’il ne fust pas mort : C’est pourquoy je luy ay passé cinq ou six fois mon poignard dans la gorge, & en mesme temps, je me suis accomodé de ses habits que vous me voyez, & à la faveur de la nuit & de la resjouïssance de l’armée je me suis sauvé en cette ville. Voila vos lettres qui n’ont point esté veuës, & s’il vous plaist, aussi-tost que j’auray esté pensé, je repartiray & prendray un autre chemin. La bonne volonté de ce pauvre homme fit une partie de l’affliction de la Nymphe. Elle luy commanda de se retirer chez luy donna charge à un maistre-d’Hostel d’en avoir soin, & reprenant ses lettres.
Les Dieux soient loüez, dit elle. Je suis en tel estat que mon mal-heur est au dernier point où il peut aller. Ce fut tout ce qu’elle pût dire, pource que ses larmes & ses souspirs, se debordans sans esgard, luy osterent l’usage de parler, & la volonté de se consoler. Galathée, comme retenant la douleur dont Celadon avoit prié les Dieux de la punir, accompagnoit sa mere en son desespoir, & sembloit, tant ses larmes avoient de violance, pleurer ses ennuis & pleurer encore de ceux de la Nymphe. Un grand bruit qui s’esleva de la Court du Chasteau les contraignit d’essuyer leurs yeux, & penser à d’autres choses. On crioit aux armes, & que l’ennemy estoit dans la ville. Clidamant & tous les Chevaliers frappez de cette allarme sortent à demy enragez, & en l’estat qu’ils estoient, courent où le peuple faisoit le plus de bruit. Bien à peine avoient-ils fait cent pas hors du Chasteau que quelques solduriers leur presenterent un homme de mauvaise façon, & leur dirent que c’estoit luy qui avoit donné cette
fausse allarme. Cet homme crioit incessamment, aux armes, aux armes, les ennemis sont dans la ville. On me tuë. Clidamant luy commanda de se taire : mais plus il le menaçoit & plus l’autre faisoit de bruit. Desja chacun se doutoit que c’estoit une folie ou veritable ou artificielle, lors qu’une pauvre vieille arriva, qui se jetta aux pieds de Clidamant, & luy dit que celuy qu’on vouloit faire mourir, estoit son fils, qu’il y avoit long-temps qu’il estoit hors de son esprit : mais principalement depuis le siege de la ville, qu’il crioit jour & nuict aux armes, & que cette imagination que les ennemis estoient dans la ville, le tenoit si fort que tous les voisins n’oyoient jour & nuit que ce pauvre garçon crier. Clidamant se fit informer de cela, & ayant esté asseuré que la vieille disoit vray, s’en retourna en advertir la Nymphe qui estoit à demy-morte sur son lict. Damon cependant fut jusqu’au logis du fou, & apres avoir ouy ses voisins le fit donner à sa mere, luy deffendit de le laisser sortir, & commanda aux
Bourgeois de la rue d’y prendre garde l’un apres l’autre, & le tenir tousjours lié. Il estoit plus de minuit quand cela fut fait : Polemas d’un autre costé qui croyoit estre bien-tost maistre de la ville par la puissance de ses gens de guerre, & par la commodité de sa mine, à laquelle on travailloit en toute diligence ne cessoit d’admirer la grandeur de sa fortune. Fredebolde & luy furent deux ou trois heures ensemble, & lors qu’ils sortirent Listandre & les trois autres confidens recognurent qu’ils ne se separoient pas si bons amis qu’ils estoient avant qu’ils eussent parlé ensemble. Polemas ne laissa pas comme un fin & dissimulé tyran, de luy faire d’extrêmes complimens, & le conduire jusqu’en son quartier : mais aussi-tost qu’il fut de retour, il fit venir ses quatre amis, & leur apprit l’absolu pouvoir que Fredebolde au nom du Roy son maistre vouloit avoir dans son camp, & le ressentiment qu’avoit eu Gondebaut de la priere qu’il luy avoit faitte par Alerante, de ne point prendre la
peine de venir au siege de Marcilly. Vous voyez, luy dit Listandre, combien sagement vous conseilla le pauvre Climanthe, lors qu’il vous fit veoir la deffiance que vous deviez avoir de ce Roy. Il ne faut pas toutefois que vous donniez sujet à Fredebolde de se refroidir, ny soubçonner vostre intention, pource qu’en l’estat ou vous estes, s’il venoit à faire retirer ses forces, vous ne couriez pas moins de fortune que si vous estiez contraint de lever le siege. Faittes donc mieux, entretenez-le de belles paroles. Tesmoignez-luy une grande affection pour son maistre, & l’asseurez que c’est de luy seul que vous tenez vostre fortune : Cependant de peur que le repos ne luy donne des conseils contraires aux vostres, voyez-le dés le point du jour, & sans luy parler de vostre mine, obligez le à faire faire quelque attaque par son armée. Quand cela ne serviroit de rien qu’à lasser l’ennemy, il vous en reviendra un grand fruit : car estant lassez & peut-estre blessez, au moins pour la pluspart, ils auront moins de force & de courage pour se deffendre,
contre ceux qui par la mine les iront surprendre jusques-là dans leurs licts. Listandre finissoit son discours, lors que Meronte entra dans la chambre de Polemas, & par une flatterie estudiée. Seigneur, dit-il, se jettant à genoux, je viens vous demander la couronne. La ville est nostre, & dans deux heures elle eust esté à vous, si nous eussions aussi bien achevé nostre ouvrage hier au soir que maintenant. Polemas l’embrassa avec un transport qui tesmoignoit l’excés de sa joye, & s’estant vingt fois fait redire les bonnes nouvelles de l’accomplissement de la mine, envoya reposer Meronte, pource qu’il vouloit se mettre au lict. Le traistre ne voulant pas estre veu dans le camp, le supplia de le laisser retourner chez soy de peur d’inconvenient : & qu’il ne feroit tout le jour que preparer les choses, si bien qu’il ne trouveroit rien à redire pour mettre plus promptement ses soldats dans la ville. Polemas ayant jugé que Meronte parloit sagement, luy mit dans le col, une chaisne d’or & de Diamant qu’il avoit
portée ce jour là, & comme s’il eust preveu l’advenir, luy dit en riant qu’il le faisoit Chevalier de son ordre, pour vivre & mourir avec luy. Meronte esblouy d’un si grand present, luy baisa la main, & apres luy avoir dit tout ce que la flatterie fait inventer aux meschans & aux ambitieux, print congé de luy, & par le conduit de la mine s’en retourna chez soy. Polemas envoya Argonide à la mine, & luy commanda que l’entrée en fust bouchée tout le jour, & qu’un corps de garde de trois cents hommes y fust posé. Il le fit deshabiller en disant cela, & se mit au lict où il dormit deux ou trois heures seulement : mais d’un somme cent fois interrompu, tantost par la joye que son esperance luy donnoit, & tantost par les eminents perils, dont la crainte le reveilloit, de minute en minute. Le jour le retira du lict & de ses inquietudes. Il se fait habiller, & ayant envoyé Ligonias apprendre des nouvelles de Fredebolde, attendit qu’il fust de retour pour l’aller trouver. Il sceut que Fre-
debolde s’estoit levé au point du jour & avoit desja fait une reveuë de toute son armée, & sembloit par l’ordre qu’il y mettoit la vouloir separer en deux. Cela estoit vray : Car la nuict mesme il avoit receu des nouvelles de Gondebaut par lesquelles il avoit sceu combien puissamment les Contes de Bourgogne deffendoient le party des Princes ses fils. La crainte qu’il y avoit que cette rebellion ne fist de grands progrés, & pour empescher la diligence avec laquelle il vouloit qu’il luy r’envoyast la moitié de ses forces. Polemas apprit ces choses quand il fut trouver Fredebolde, & veid sans l’oser contredire les commandemens qu’il faisoit aux siens, d’obeïr à Vindomar. Il est vray que Polemas ayant un peu pensé à soy, crût que ces nouveaux empeschemens de Gondebaut, estoient venus tres à propos pour luy, & que tant qu’il seroit occupé à combattre ses ennemis, il ne songeroit ny à le venir trouver, n’y à faire dessein contre les Segusiens. Vindomar est et arrivé en poste, n’eust autre loisir que de faire la reveuë de l’armée que Fredebol-
de luy donnoit, & apres avoir asseuré Polemas, de la bonne volonté du Roy, faire marcher ses trouppes. Elles furent six heures à sortir par douze differents endroits qui avoient esté expressément ouverts pour ce sujet, & refermez aussi-tost que l’armée fut sortie. Cependant Polemas changeant de langage, & d’humeur, sceut si artificieusement gagner l’esprit du bon Fredebolde, & par ses cajolleries achever d’esblouïr un esprit qui desja l’estoit à demy par sa propre brutalité, que ce Conte l’embrassa, & crût tout ce que l’autre faisoit mine de luy promettre. En sortant de cette conference, l’attaque fut resoluë à une heure apres midy : & pour la faire reüssir, il ne fut rien espargné du costé du Bourguignon. Mais Polemas ne vouloit que l’amuser en attendant la nuit, & quand il eust esté en son pouvoir de prendre la ville, il n’ignoroit pas tellement son interest qu’il eust permis à ses estrangers de se rendre maistres d’une place qu’il vouloit conserver comme le fondement de sa fortune. Peledonte fut envoyé
à Fredebolde pour mener ses gens à la guerre selon la promesse que Polemas luy avoit faitte, & ne leur laisser rien entreprendre qui ne fust necessaire. Ceux de la ville voyans l’appareil des machines qu’on faisoit rouller vers les murailles, cognurent qu’ils seroient bien tost attaquez. Ils se preparent de bonne heure, & Clidamant ne voulant plus demeurer oisif, jura qu’il vouloit courir la fortune des autres Chevaliers. Damon fait armer les siens. Alcidon met la Cavallerie en bataille. Le peuple est mis en garde sans confusion, & les machines de deffence, avec tout ce qui pouvoit nuire aux ennemis furent portées le long des murailles. On fit des feux pour faire bouïllir les grandes chaudieres pleines de Bitume, d’huile, de souffre, & d’autres semblables liqueurs : Et dans le conseil de guerre, on resolut qu’il ne se feroit aucune sortie, si l’on n’y trouvoit un extraordinaire advantage, & qu’en cas qu’il fust à propos, qu’Alcandre
& le fils de Clindor se jetteroient par la fausse braye dans le fossé, & seroient soustenus de Damon & de Lydias avec leurs trouppes.
A peine tout cét ordre fut-il arresté que les tortuës, & les clayes premierement dont elles estoient appuyées furent jettées dans le fossé. A ce premier effort, on fit voler un si grand nombre de traits, que sans mentir quelque ardant que fut le Soleil il en fut caché aux assiegez, & aux assiegeans : Cette abondance incroyable de flesches, se trouvant telle en mesme temps en l’air quelle y fit une heure durant une nuée artificielle. Durant cette saluë : les Beliers furent approchez si prés de la muraille qu’ils commencerent à faire de grandes ouvertures : mais Fredebolde à qui cette longueur de batterie ennuyoit, se figura que cette place pouvoit estre prise de force, & que les murailles estoient trop foibles & trop basses pour resister long-temps Peledonte pour luy obeïr mena huict cens hommes à la faveur des
Beliers & des autres machines jusqu’au pied de la muraille. Ils y planterent leurs eschelles : mais ce ne fut que pour estre plustost tuez. Toutesfois le nombre multipliant on eust peur qu’ils ne gagnassent trop si l’on ne deffendoit que d’une façon la sortie fut resoluë, & fut faitte si à propos, que Damon portant le feu & la mort par tout, laissa boiteux ou tuez plus de huict cens Bourguignons. Peledonte ayant esté recognu par Ligdamon, fut contraint de songer à son salut, & par un combat particulier repousser un si puissant ennemy. Sa resistance fut vaine, pource que Ligdamon voulant vaincre ou mourir le pressa de telle sorte, qu’il le renversa à ses pieds, & luy fit demander la vie. Je te la donne, luy dit Ligdamon : mais c’est sans y comprendre la foy publique, ny blesser l’authorité de la Nymphe. L’autre estoit si hors de soy, qu’il ne sceut ce que Ligdamon luy vouloit dire. Il se laissa lier, & fut mené prisonnier dans la ville. Damon voyant qu’il faisoit beau se retirer en fit le commandement aux
siens, qui avec peu de perte rentrerent par où ils estoient sortis. Fredebolde avoit envoyé prier Polemas de le venir trouver. Comme ils furent ensemble. Je ne trouve pas, luy dit le Bourguignon, que les murailles deffendent les assiegez : mais je voy bien que les assiegez deffendent leurs murailles. Dittes-moy, je vous prie, qui sont ceux qui sont enfermez dans cette place : de ma vie je n’ay vû combattre furieusement comme se sont deffendus ces gens ? C’est assez pour ce coup : Le Roy mon maistre n’approuveroit pas l’obstination avec laquelle j’ay jusqu’icy fait perdre ses soldats. Il y a prés de cinq heures que nos gens sont aux mains, & cependant nous sommes aussi peu advancez qu’au commencement. Comme il eust ainsi parlé, il fit sonner la retraitte, & la fit sonner fort à propos pour son honneur : car sans elle ce qui restoit de soldats, avoient desja commencé de la faire eux-mesme. Aussi-tost que chacun fut r’entré au camp, Polemas fit chercher Peledonte, & ne le trouvant point, se mit en telle peine, que Listandre & les deux au-
tres confidents en demeurerent satisfaits. Il envoya des enfans perdus dans le fossé pour veoir s’il estoit mort, & luy-mesme se mit au hazard d’estre tué, pour donner courage aux siens de le chercher. Mais ce fut en vain : car il estoit dans la ville. Aussi-tost que la retraitte fut sonnée, Ligdamon alla trouver les Nymphes incontinent apres le Prince & les autres Chevaliers. Damon & Bias estoient legerement blessez : mais ils n’avoient pas laissé d’aller se resjouïr de leur victoire avec Amasis & Galathée. Ligdamon avoit le bras gauche écorché d’un coup de trait : & un coup d’espée à la main. Toutesfois ces blesseures estans legeres, les unes ny les autres n’en faisoient point de cas. Voicy donc cet heureux Chevalier qui saluë les Nymphes devant sa belle Sylvie. Et faisant conduire derriere luy Peledonte par quatre de ses Solduriers. Mesdames, leur dit-il. Voicy Peledonte que je vous ameine prisonnier, le sort des armes me l’a donné, & je luy ay sauvée la vie, pource qu’il me l’a demandée. Je le remets vif
entre vos mains pour le traitter comme il vous plaira. Amasis le regardant avec fureur, se representa cet homme comme le premier rebelle qui avoit mis le flambeau en la main de Polemas, la source de la revolte, le corrupteur des bons, & l’appuy des meschans. En un mot le plus temeraire, & le plus insolent de ces quatre confidens, par l’artifice, & la conduitte desquels le desordre estoit general par tout l’Estat des Sebusiens. Ligdamon, dit-elle, je commence à me resjoüir, puisque par vostre valeur j’ay le flambeau de la guerre entre mes mains. Mais je l’advouë, je ne suis pas capable de juger en ma cause : La colere me met hors de moy. Allez donc, dit-elle, sage Adamas, & avec le corps des Druïdes, jugez-le selon nos loix. Je suis prisonnier de guerre, respondit le prisonnier : Mais personne ne luy repliqua, au contraire il fut mené dans la prison Royale, & sur le champ les Druïdes s’estans assemblez, apres l’avoir
interrogé cinq fois Peledonte, & sceu par sa propre confession, les choses dont il estoit convaincu par la voix publique, le condamnerent pour crime de felonie, & de leze Majesté, à faire amende honorable, & estre mis en croix aux creneaux de la ville. Ce jugement fut executé avec tant de haste, que tous les amis qu’il avoit eus autrefois à la Cour se taisant, on l’attacha au bout d’une croix sur les murailles. Ainsi finit tragicquement cet orgueilleux Chevalier, duquel peu au paravant Semire avoit comme prophetisé la mort à Ligonias. L’escriteau qu’il avoit devant & derriere, estoit escrit en si grosses lettres, que les ennemis le veirent, & les larmes aux yeux en porterent les nouvelles à Polemas. Il faillit à se tuer en oyant ces nouvelles, & apres avoir pris à partie Hesus, Bellenus, Taramis, Tautates, le Guy de l’an neuf, & la Vierge qui devoit enfanter, il ne laissa blaspheme à dire, ny mesme à inventer. Sur le champ il fut trouver Fredebolde, en la presence d’Argonide, Listandre, & Ligonias, & croyant
en soy-mesme que dans dix heures il seroit maistre de la ville, jura qu’il mettroit tout à feu & à sang, & ne pardonneroit aux femmes, aux vieillards, ny aux enfans. Fredebolde qui ne jugeoit que de soy-mesme, c’est à dire comme un brutal aguerry dans les armées, & qui n’avoit autre vertu que celle des Elephans & des tours, trouva la mort de Peledonte aussi extraordinaire, & aussi digne de vengeance que Polemas, & advoüa que c’estoit faire le bourreau, & non pas l’ennemy que de traitter ainsi les Prisonniers. Ces chefs souperent ensemble, & peu de temps apres Polemas voulant voir si Argonide & Listandre avoient mis dans leurs troupes l’ordres qu’il leur avoit donné, laissa Fredebolde sans l’advertir du grand dessein qu’il esperoit faire reussir la nuit mesme. La Lune estoit lors en decours, & ne se levoit que vers le matin, & d’ailleurs des nuës avec un peu de pluye, estans arrivées aussi-tost que la nuict, la rendirent si propre à l’entreprise de Polemas, qu’il seroit bien difficile de sçavoir
si en ceste occasion les Dieux estoient complices de la meschanceté de Polemas, ou si ayant horreur de son attentat, ils s’estoient osté la veuë de la terre, de peur qu’ils ne fussent contreints de veoir les massacres, les embrasemens, & les desolations dont il estoit resolu de remplir la miserable ville de Marcilly.
Fin du quatriesme Livre.
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LA SIXIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE,
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE CINQUIESME.
Par M. D[e] G[omberville]
Cette heure fatale, attenduë si impatiemment de Polemas, & predite si clairement par les Oracles, n’ayant pû estre evitée per les soins ny par les prieres d’Amasis, donna com-
mencement aux conquestes des rebelles. Argonide traversa le premier la mine, & se rendit maistre de la maison de Meronte, pendant que ce traistre & son fils estoient avec Polemas, pour luy donner le nom de tous ceux qu’ils avoient ou tout à faict gaignez, ou du moins portez à souffrir les nouveautez. Desja trois ou quatre cens hommes estoient dans la ville, & de peur de mettre les voisins de Meronte en allarme, demeuroient clos & couverts, lors que pour en faire couler deux ou trois fois autant, avant que l’on se declarast, ils eurent commandement de se presser, & remplir tout le logis où ils estoient, depuis les greniers jusqu’aux caves. Cet ordre fut mis en execution, & accompagné d’une si prompte obeïssance, que les Centeniers, & les Decurions, firent entrer jusqu’à douze cens hommes dans ce petit logement. Argonide faisoit veoir tout ce que peut une grande suffisance quand elle est jointe à une veri-
table affection, & sortant jusqu’en la ruë, descouvroit luy mesme ce qui se passoit. Le peuple s’estoit retiré, les gardes avoient esté changées, les rondes & les patroüilles ne se devoient recommencer de deux ou trois heures : Et en un mot, la ville sembloit s’estre preparée à recevoir ce sanglant & funeste spectacle, lors que Listandre & Ligonias firent entrer quinze ou vingt legeres machines, tant pour rompre les maisons, que pour se retrancher dans les carrefours, les ruës & les portes de la ville. Aussi-tost que ces choses furent dressées dans la cour de Meronte, ces trois confidens prindrent huict ou dix de leurs solduriers, & avant que de rompre la muraille de la ruë, voulurent veoir si tout le monde estoit endormy. Ils envoyerent deux des leurs devant, qui, sans faire semblant de rien, allerent jusqu’au premier carrefour, & de là au Chasteau : mais ils ne purent y entrer, pource que la crainte leur representant
le danger qu’ils couroient, s’ils estoient cognus, ils revindrent sur leurs pas, & rentrerent dans la maison de Meronte, sans avoir rencontré que quinze ou vingt personnes. Argonide & Listandre ne voulans rien hazarder sur le rapport de ces deux soldats, se deguiserent, & avec huict ou dix des leurs sortirent, & allerent jusqu’au bout de la ruë. Ils retournerent plus viste qu’ils n’estoient partis : car ils ouïrent un grand bruit devant eux, & virent des gens qui couroient avec des flambeaux à la main. Ceste rumeur estoit passée, & le silence & l’obscurité sembloit avoir partagé toutes choses ensemble, lors que Ligonias, qui estoit allé retrouver Polemas, revint, & apporta à ses compagnons le commandement, & l’ordre de se saisir de la ville. Listandre avec quatre machines devoit gaigner la porte du costé d’Isoure, & mettre le feu en passant dans les maisons, pour arrester le peuple, & oster la cognoissance de leur entreprise. Argonide, avec six
cens hommes devoit se jetter jusque dans le Chasteau : & en cas qu’il ne le pûst forcer, faire une barricade devant la principale porte, & pour la defendre y loger trois cens hommes, avec charge de tuer indifferemment tout ce qui voudroit sortir. Pour Ligonias, il devoit courir avec deux cens cinquante hommes par la ville, l’espée dans une main, & des flambeaux alumez dans l’autre ; & jetter par les soupiraux des caves, & par les fenestres des salles, des feux d’artifice, & des fagots alumez pour mettre tout à feu & à sang. Ils commencerent à faire sortir quelques soldats l’un apres l’autre, & desja il y en avoit quarante ou cinquante le long des murailles, lors qu’un bruict plus grand que le premier venant droit à eux, ils furent contraints de r’entrer. Deux ou trois neant moins demeurent pour veoir ce que c’estoit, & virent un garçon presque tout nud, qui crioit en fuyant : A l’ayde, mes voisins, je suis mort, prenez les armes, l’ennemy est dans
la ville, la ville est prise, au secours, aux armes, on me tuë, on me tuë. Quelques determinez que fussent ces deux soldats, si est-ce que ne sçachant ce que cela signifioit, ils se cacherent derriere un tas de pierres, & pour veoir le reste demeurerent là sans se monstrer. Ce garçon crioit tousjours, & passa si prés d’eux qu’il n’y avoit que des ordures qui les separassent. Apres luy courroient huict ou dix hommes des lanternes à leur main, & une vieille femme qui n’en pouvoit presque plus, tant elle avoit couru. Ces soldats s’estonnoient du repos auquel demeuroit tout le monde durant ceste allarme : mais ils furent bien-tost esclaircis de ceste nouveauté, lors qu’ils veirent quelques bourgeois qui mirent la teste aux fenestres, & s’informerent à la vieille qui estoit arrestée, ce que s’estoit. C’est, leur respondit-elle, ce pauvre garçon qui a perdu l’esprit, & s’est eschappé en depit de moy, & de ceux qui le gardent. La populace de ce quartier là n’avoit point enco-
re eu ce divertissement, aussi pour en joüir elle se mit à sortir des maisons, & criant, Au fou, coururent apres si long-temps, qu’ils le firent repasser par le lieu où estoient cachez ces deux soldats. Cette comedie ne leur estoit guere agreable : mais il falloit prendre patience, & attendre qu’elle fust achevée. Voila cependant le fou pris & lié, & malgré ses cris & ses menaces, remeiné où l’on avoit accoustumé de le tenir. Damon passa incontinent apres avec trente solduriers, & voyant le peuple encore dans la ruë, demanda ce qu’il estoit arrivé. On luy dit ce que s’estoit, & comme prophetisant, dit si haut que les gens de Polemas l’ouïrent : J’ay peur que quelque jour ce fou ne nous perde. On s’accoustumera si bien à ces fauces allarmes, que si l’on en donne de veritables elles seront mesprisées, ou si tard recognuës, qu’on n’y pourra mettre ordre.
Ligdamon qui estoit avec luy confirma cette opinion, & dit que sans estre au hazard de coure cette sorte, il falloit mettre ce fou dans la prison de la ville, & defendre au Geolier de le laisser sortir. Ils continuerent leur chemin en parlant ainsi : Et comme ils furent si loin qu’ils ne pouvoient plus veoir dans la ruë de Meronte, ils allerent heurter à la porte de son logis, & advertirent Argonide & Listandre de ceste adventure. Ligonias estoit cependant couru par la mine advertir Polemas de cette allarme, & luy en avoit faict une telle peur, qu’il se figura que tout estoit descouvert. Meronte y vint pour sçavoir ce que c’estoit, & l’ayant sceu, retourna luy dire qu’il n’y avoit rien à craindre. Or sus, dit Polemas à Ligonias, allez sans retardement quelconque faire sortir vos troupes, & ne creignez rien, je vous suis avec dix mille hommes. Ligonias part, & vient trouver Argonide, & Listandre qui n’attendoient que luy pour sortir. Ils avoient desja fait au
mur une ouverture assez grande pour sortir vingt hommes de front. Aussi dés qu’ils eurent ce dernier commandement, ils font passer leurs troupes, & sans que personne s’esveillast, se saisirent du carrefour qui estoit au bout de la ruë. Listandre partit apres, & prenant le chemin de la porte, pensoit l’avoir desja gaignée. Argonide croyant qu’il ne falloit plus se taire : Allons, dit-il, compagnons, la ville est à nous, & en disant cela courut à la teste des siens vers le Chasteau. Ligonias fit charger les siens de fagots & de feux d’artifice, & leur commanda aussi-tost qu’ils auroient alumez leurs flambeaux de donner l’allarme, & sans se debander, mettre le feu par tout. Le peuple dormoit cependant, & ne peut estre eveillé pour penser à soy que par le cry de ceux qui eussent bien voulu qu’ils n’y eussent point pensé. L’attaque se faict en trois divers endroits. Desja le peuple crie aux armes, monte au faiste des maisons pour se sauver, & ne veoid ny chef, ny Chevalier qui vienne à son
secours. Les plus hardis sont tuez aussi-tost qu’ils ont ouvert leurs portes pour sortir : & les autres qui pensent estre guarantis en fermant bien les leurs, se voyent contreints de contrefaire les vaillants, ou pour le moins de peur d’estre bruslez dans leurs maisons, d’aller chercher leur salut entre les armes de leurs ennemis. Ce n’est que feu & que sang par tout : Polemas qui en entend le bruit de son camp, fait couler ses troupes les unes apres les autres. Il se tient asseuré de sa victoire, & n’attend que des nouvelles de la ville pour en aller advertir Fredebolde. Cependant les Chevaliers de la Nymphe advertis bien tard de cette grande desolation, vont au combat sans armes, tant ils sont desesperez d’avoir esté si long-temps endormis. Clidamant frappé de l’horreur d’une surprise si nouvelle & si peu attenduë, s’arme, & l’espée à la main se jette au milieu des ennemis. Quinze ou vingt des principaux Chevaliers s’estoient raliez aupres de luy. Aussi-tost qu’ils
firent sentir la foudre inevitable de leurs coups à ces rebelles : leur fureur, qui, comme un torrent desbordé alloit par les ruës renversant & mettant tout à feu & à sang, ne sceut passer outre. Ils rendent la pareille à ces monstres : mais au double, & en tuent plus presque qu’ils n’en peuvent frapper. Desja ces invincibles Chevaliers avoient faict entre le Chasteau & les ennemis, un retranchement de leurs corps. Icy Clidamant fait voler les bras & les testes : là Alcidon renverse tout ce qui s’oppose à son courage. Plus avant Lidias met son espée jusques aux gardes dans le corps d’un Centenier, & se fait faire place de quelque costé qu’il se tourne. Bref il n’y a Chevalier qui ne soit couvert de sang : mais beaucoup plus de celuy des ennemis, que du sien. L’ardeur de ces mutins se refroidissoit fort, & leur obstination à combattre, n’estoit entretenuë que par la valeur de Listandre : quand Clidamant l’espée & les armes rou-
ges de sang, apres en avoir tué plus de cinquante, luy presente la pointe de son espée, & le voyant digne d’une belle mort, luy decharge un si grand coup sur la teste, que tout fort qu’il estoit n’ayant rien qui peust resister au bras du Prince, il tombe estendu à demy mort par terre, & incontinent fut achevé par la foule de ceux qui se battoient. Aussi-tost que ces soldats n’ouïrent plus la voix de leur chef, & furent abandonnez comme du puissant Démon qui leur faisoit faire des efforts surnaturels, ils se mirent à reculer, & peu à peu se voyans trop foibles pour resister, fuirent à sauve-qui-peut : mais cela ne leur servit de rien, pource que les Bourgeois s’estans r’asseurez, avoient faict des barricades par tout, & trouvant ces fuyards devant eux, menerent les mains si basses, qu’il n’en demeura pas un en vie. D’un autre costé Damon, Lipandans à demy guery, Ligdamon, Alcimedor, Alcandre, Amilcar, & les autres avoient, il y avoit long-temps, arresté la fougue
d’Argonide. Damon qui ne dormoit jamais, estoit avec ces Chevaliers sur le rempart, lors que l’emeute commença, & escoutoit un bruict extraordinaire d’hommes, d’armes, & de chevaux, qui se faisoit au-delà du camp de Polemas. Comme il veid que le peuple crioit aux armes, il descendit, & avec cent cinquante ou deux cens solduriers, vint droit où Argonide vouloit forcer les corps-de-gardes. Qui pourroit exprimer dignement comme ils le meritent, les grands coups, & les effroyables preuves d’un courage sans crainte, que ces fameux Chevaliers faisoient veoir clairement au milieu mesme de la nuict. Jamais Damon ne frappa coup sans tuër, ou estropier un homme : Jamais Lipandas ne fut si hardy ny si fort : & jamais pas un de ces visibles Demons ne trouvoit lieu où la mort estoit aussi asseurée que la gloire, qu’il ne s’y jettast de propos deliberé, & ne fist fuir la Mort toute obstinée & toute asseurée qu’elle soit en de semblables combats. Argonide voyoit
diminuer le nombre de ses gens, & n’entendoit ny nouvelles de Polemas, ny n’estoit secouru, contre les promesses qui luy avoient esté faites. Il attendit & resista le plus qu’il luy fut possible : mais se voyant abandonné tout à fait, comme s’il eust esté trahy par les siens mesmes. Or sus, dit-il, compagnons, delivrons-nous en mourant de la crainte de la mort, & faisons veoir que nous meritons une meilleure fortune que celle Polemas. En disant cela, il se jetta sur Damon : Luy qui sçavoit fort bien faire passer l’envie de mourir aux desesperez, le prevint si furieusement, que d’un coup de toute sa force l’ayant jetté à ses pieds, il luy chercha le deffaut des armes, & luy mit son espée jusqu’aux gardes dans le sein. Ceste victime fut la plus honorable de toutes celles que ces Chevaliers immolerent à la justice des Dieux, & à la vengeance des Nymphes. Il ne restoit plus que Ligonias, qui comme une Furie le flambeau à la main, alloit par tout, & brusloit les maisons de ses parents & de ses amis. Les flâmes de cel-
les qui estoient embrasées montoient jusques aux nuës : & le peuple espouvanté de ces Demons de sang & de feu, fuyoit devant eux, comme devant le débordement d’un fleuve, que les neiges ont rendu aussi grand que toute sa Province, fuyent les bergers & les laboureurs, qui voyent emporter par les ondes leurs cabanes, leurs moissons, & leurs troupeaux. Ligonias, qui se reservoit la meilleure fortune apres Polemas, couroit à la teste de ses troupes, & de celles que son General luy avoit envoyées : mais comme les extravagances & les esperances ridicules sont tousjours des precipices où les foux se perdent, Ligonias veid toutes ses pretensions esteintes, & toutes ses grandeurs abatuës par un meschant pot qu’une vieille femme, sans y penser, luy fit choir sur la teste. Il tomba mort de ce coup, & ne dit autre chose en mourant que ces trois mots : Fortune, tu n’es rien qu’un beau mensonge, qui repais les foibles esprits : Je me repends de t’avoir suivie, & cognoissant que tu ne peux chose
du monde, advouë que la Vertu est le seul port où les hommes peuvent trouver leur veritable tranquilité. Ce discours estoit fort digne d’estre oüy : mais ce n’estoit ny le temps pour le dire, ny le lieu où il pouvoit estre escouté. Damon suivant sa victoire d’un costé, & Clidamant de l’autre, envelopperent si bien les boute-feux, qu’il n’en eschappa que ceux qui pûrent regaigner la maison de Meronte. Le fils estoit à l’entrée, qui leur disoit que tout estoit perdu, que Polemas avoit faict retourner ses troupes, pour s’opposer au secours qui avoit attaqué son camp. L’incomparable Lypandas qui tenoit tousjours l’espée dans les reins de ses ennemis, vingt jusques à la porte de Meronte, & son fils le prenant pour un des siens, luy fit la mesme harangue. L’autre cognoissant d’où venoit le mal, luy donna un grand coup de plat d’espée sur la teste pour l’estourdir, & le fit prendre par ceux qui le suivoient, avec commandement de le mener dans la grosse tour des prisons aussi-tost qu’il auroit esté
interrogé. Comme il parloit ainsi, Clidamant, Alcidon, Damon, Leontidas & Lidias s’estans raliez, se trouverent devant le logis de Meronte, où ils avoient achevé de faire prendre, ou faire tuer ceux qui restoient libres de tant d’ennemis prisonniers ou morts. Lipandas leur presenta ce traistre, fils du plus traistre père du monde. Il fut long-temps sans vouloir respondre : mais comme on l’eut menacé de le mettre comme un boulet dans une catapulle, la rage luy faisant penser à une grande action, il se couppa la langue, de peur d’accuser ses complices, & la jetta devant le Prince & les Chevaliers. Cela leur fit horreur, & voyans qu’ils ne tireroient rien de luy, l’envoyerent prisonnier avec tous ceux qui se trouverent dans sa maison, & dans les deux voisines. Clidamant alors se souvenant de la peine en laquelle devoient estre les Nymphes, aussi-tost qu’il eut receu des nouvelles de tous les quartiers de la ville, & qu’il n’y avoit plus rien à creindre, ny pour le feu, ny de la part des ennemis, prit Alcidon avec luy, &
alla le plus viste qu’il pût au Chasteau. Il trouva dans la court les Druïdes, les Pontifes, les Vacies, les Bardes, les Eubages, & les autres Prestres, qui vestus de leurs ornemens de deüil, & ayans en leurs mains des encensoirs, chantoient des Cantiques fort tristes, & estoient autour d’un Autel où brusloient des parfums, comme ils avoient de tout temps accoustumé de faire durant la calamité publicque. Adamas n’apperceut pas plustost le Prince à la clairté des flambeaux qu’il s’informa des affaires, & en ayant appris l’heureux succez, se mettant à genoux avec le grand Pontife, fit faire le semblable au reste de tous les siens : & commença sur un champ grave, mais consolatif, un Cantique d’action de graces. Pendant qu’il estoit occupé à ce divin office, Clidamant monta à la chambre de la Nymphe. Il ne la trouva point demy morte de peur, comme Galatée & la pluspart des Dames : mais debout, & au milieu des Capitaines de ses solduriers & de ses Ambactes, qui leur donnoit l’ordre qu’elle vouloit met-
tre pour la conservation du Chasteau, & pour y recueillir ses Chevaliers, en cas qu’ils fussent contraints d’y venir chercher leur salut. Ceste extreme resolution fut admirée du Prince, lequel pensant luy parler le premier, oüit que s’addressant à luy, la Nymphe luy tint ce langage. Faut-il que nous mourions, Clidamant, & qu’un Estat qui depuis quatre vingts ou cent siecles, a fleury autant qu’autre dont la mémoire soit en celle des hommes, apres avoir esté si souvent ebranlé, tombe en fin par l’abominable trahison de ceux qui estoient les plus obligez à le defendre ? Non, Madame, luy respondit le Prince, ce mal-heur n’arrivera point : le bon Taramis, & Hesus le Dieu fort, ont pris les armes en main pour vostre deffence. Vos ennemis sont tous morts ou prisonniers, j’entends ceux qui estoient entrez dans la ville, & quoy qu’on ait pû dire il n’y a pas long-temps, que la ville estoit prise, si est-ce qu’à ceste heure on peut dire qu’elle ne l’a point esté.
Les traistres ont veu tomber sur eux les ruïnes que leur trahison vous preparoit. Ce Meronte duquel tant de fois la franchise nous a esté suspecte, a esté l’instrument dont s’est servy Polemas pour essayer de vous perdre. Le regret que j’ay, c’est qu’il nous est eschappé : Nous avons son meschant fils, qui a mieux aymé se coupper la langue, que de nous dire sa trahison, ny ses complices. Courage donc, Madame, & mettant sous le pied toutes les craintes & les justes deplaisirs que vous avez eus, pensez à remercier Taramis, Hesus, Bellenus, nostre grand Tautates. Ce discours recueilly avec des cris & des larmes de joye par tous les assistans, eut bien assez de force pour faire revenir les Dames de leur evanoüissement : mais non pas pour leur oster leur excessive peur. Galatée toutefois comme honteuse d’avoir eu si peu de resolution, se fit lever par ses Chevaliers d’honneur, & s’excusant sur un grand mal de teste qu’elle avoit, se fit mener dans son lict, apres avoir eu la consolation des bonnes
nouvelles que le Prince avoit apportées. La Princesse Rosanire tesmoigna son bon naturel en ce qu’elle dist aussi tost qu’elle fut revenuë. Où est la Nymphe, demanda-t’elle, & en quel estat est la ville ? Amasis lors l’embrassant : Madame, luy respondit-elle toute joyeuse, graces à Tautates, au Prince, & à tant d’invincibles Chevaliers qui l’ont suivy, nous aurons plus de peur que de mal. Nos ennemis sont deffaits, & ceux qui ont pû gaigner le lieu par lequel ils nous avoient surpris, ne se sont pas retirez sans avoir esté payez de leurs peines. Dorinde, Daphnide, Madonte, les Nymphes & les autres Dames, qui au commencement de l’allarme avoient pû gaigner le Chasteau, & la chambre d’Amasis, ouïrent ce qu’elle disoit à Rosanire, & estans toutes aupres de personnes qui leur aidoient à se remettre, se mirent à remercier Dieu de si bon cœur, que la Nymphe eut de tres-grands sujets d’estre obligée à leur affection. Adamas ayant achevé son Cantique, commanda qu’on se preparast pour faire
des processions par la ville & dans les Temples, & tandis qu’on se mettoit en ordre, monta avec le grand Pontife à la chambre de la Nymphe. Elle ne le veid pas plustost, que se souvenant de la cause de ceste sanglante nuit : Hé bien, dit-elle, Adamas, vous fierez-vous une autre fois aux belles paroles ? Advoüez le vray, Meronte vous a bien trompé, & Clindor avoit une grande cognoissance de ce traistre, quand il nous conseilla si passionnément de nous en assurer. Madame, respondit le grand Druïde, j’advouë mon infirmité en-ceste occasion, & ne puis m’en excuser sur autre chose, sinon sur les arrests de la necessité, qui ne pouvoient estre prevenus ny destournez. Remettez-vous, s’il vous plaist, l’Oracle qui nous fut envoyé comme du Ciel, & par l’infaillibilité de son evenement, advoüez que les Dieux ne sont jamais menteurs.
Le Citoyen pire que l’estranger,
O Marcilly, te met en un danger,
Dont tous les tiens ne te pourront defendre.
Comme quoy, Madame, eussions-nous pû preveoir ce mal-heur, puisque les Dieux avoient resolu le contraire, & qu’il falloit que toute la prudence humaine cedast à ceste necessité ?
Sien dans un mois ton ennemy te veoid
Et se promet de te reduire en cendre :
Mais vainement si Clidamant vivoit.
Ne voila pas ponctuellement nostre fortune arrivée, comme elle avoit esté ordonnée dans le Ciel ? Remercions-en le grand Tautates Madame, & pour commencer, faites publier par tout, que le jour qui vient soit employé par ceux qui sont inutils à la guerre, aux prieres, & aux actions de devotion. Comme Adamas eut ainsi parlé, il prit congé de la Nymphe & du Prince, & avec le grand Pontife s’en retourna
pour faire marcher son corps. La Nymphe envoya faire par toute la ville le commandement au peuple de se mettre en priere, & le Prince se retira pour aller veoir ce qui se passoit par la ville, & ce que faisoient tous les Chevaliers. Le grand bruit que Damon & ses compagnons oyoient dans le camp de Polemas, lors que l’allarme les retira de dessus les rampars, ne fut point apaisé avec celuy de la ville, au contraire augmentant de minute en minute, il fit croire à ceux de Marcilly que leur salut avoit commencé par là, & qu’infalliblement ce devoit estre un effect des promesses & de la puissance des amis de la Nymphe. Quoy que cette opinion ne fust pas bien asseurée, si est-ce qu’il y avoit grande apparence : car un nombre infiny de gens de pied & de cheval, divisé en trois bataillons, avoient attaqué les rampars, & les tranchées du camp de Polemas, à la mesme heure que les siens avoient voulu se rendre maistres de Marcilly. Jamais obstination d’emporter une place, ne fut egale à celle que tesmoignoient ces
incognus d’entrer dans les retranchemens de Polemas. Il faut advouër que ce grand Capitaine estant attaqué en un temps où il n’avoit en l’esprit que le dessein d’entrer dans la ville, fut tellement surpris, qu’il ne sçavoit comme quoy se preparer au combat. Ses Epies & ses sentinelles avoient si mal reüssy, qu’il n’avoit esté adverty de ce puissant secours qui arrivoit aux assiegez, qu’à l’instant mesme qu’il l’eut sur les bras. Fredebolde craignant tout, & ne s’asseurant pas assez sur la foy de Polemas, pour hazarder les forces de son Maistre, se retrancha dans le camp contre Polemas mesmes, & fit mettre son armée en bataille, ou, pour mieux dire en defence, autant pour s’opposer à celuy qu’il estoit venu assister, qu’à ceux qui sembloient estre ses ennemis. Les autres cependant ne trouvans pas assez de resistance pour estre long-temps à vaincre, avoient de tres-grands advantages sur les assiegeans. Il n’y avoit hauteur de rampart, difficulté de pieges, profondeur de tranchées, force de murailles & de tours, opposition
d’armes, d’hommes, & de machines, incommodité de temps, ny grandeur de peril que les hardis incognus soldats ne surmontassent la seconde fois, si à la premiere ils avoient esté repoussez. Ce furieux & sanglant assaut ayant duré en trois divers endroits plus de cinq heures, Polemas fut contraint de reculer, & lors ses ennemis remplissans les tranchées de la demolition des murs, de la ruïne des tours, & des corps de ceux qui avoient esté tuez, entrerent dans le camp, & mirent le feu par tout où ils trouverent de la resistance. Les chefs de ce secours prévoyans les mal-heurs qui sont presque tousjours attachez en semblables victoires, par l’avarice de ceux qui se mettent à piller, avoient defendu aux leurs de s’y amuser, & en cas qu’ils emportassent le camp, leur en avoient promis toutes les richesses, apres que l’ennemy seroit absolument defaict. Mais Polemas ne trouvant pas à propos de laisser esgorger les siens dans leurs tentes, & parmy l’obscurité,
avoit peu à peu faict couler son armée hors de son camp, par une longue tranchée, que pour un semblable sujet il avoit faict faire dés le commencement du siege. Il luy estoit mort en cet extraordinaire assaut, trois ou quatre milles hommes : mais en ayant encore quatre ou cinq fois autant, il se figura qu’il pouvoit regaigner par une bataille ce qu’il avoit perdu par une surprise. Il s’alla donc loger entre le torrent & son camp, sur une coline qui naturellement fortifiée, empeschoit qu’il ne pûst estre attaqué par derriere, ny par les costez. L’advantage de ce lieu servit à remettre toute son armée, qui estoit en des alarmes & des terreurs paniques, telles, qu’elle n’avoit fait difficulté d’obeïr à ces chefs, que pour ne sçavoir ce qu’elle faisoit. Ses ennemis cependant ayans cognu sa retraitte, se logerent à cent pas de luy. Ils ne voulurent rien hazarder le reste de la nuit : mais se contentans de l’advantage qu’ils a-
voient sur les assiegeans, pour leur avoir fait abandonner une partie de leur camp, se mirent à faire une petite tranchée, & se fermer contre eux d’une pallissade faite de pieux legers, qui n’ont que trois ou quatre fourchons. En moins de rien ceste closture fut achevée, pource que chaque soldat ayant accoustumé de porter plusieurs de ces vieux, les fiche luy-mesme en terre, & les entrelasse d’une façon qu’il n’y a moyen d’y passer la main pour les arracher, de les renverser en les poussant, ny passer pardessus sans courre fortune d’y demeurer attaché. Polemas de son costé, fit presque la mesme chose, & fit asseoir par tout où il croyoit que l’ennemy pouvoit passer des corps-de-garde, tant de Cavalerie que d’infanterie. Cependant Fredebolde attaqué par le reste de l’armée ennemie, estoit plus en peine de se defendre, qu’on ne devoit penser d’un Capitaine qui toute sa vie n’avoit cessé de faire la guerre. Il ignoroit à qui il avoit affaire, & par les incomparables faits d’armes, dont ses ennemis se
rendoient redoutables, jugeant que son armée, ny ses tranchées, n’estoient pas pour resister long-temps eut la mesme pensée de quitter le camp qu’avoit eu Polemas. Il est vray que l’on le contraignit de mettre plustost qu’il ne l’avoit deliberé, sa pensée en execution, pource que ses vainqueurs ayant fait des siens un pont pour entrer dans son camp, luy eussent coupé le passage, si par sa fuitte il n’eust prevenu sa perte. Cette retraitte fut pour le temps & le desordre assez bien faitte, & la diligence avec laquelle Fredebolde mit son armée hors du peril pour l’heure, ne doit pas estre oubliée au nombre des meilleures actions de sa vie. Ce n’est pas qu’il n’y perdist un quart de ses forces, pource que ses ennemis ne le laissants point en repos le reste de la nuict, firent mourir tous ceux qui pour estre trop esloignez, ou pour estre aux mains, ne peurent obeïr aux commandemens qui leur estoient faits de se ranger sous leurs enseignes, & se r’allier avec leurs compagnons. Ces
Bourguignons en ce desespoir d’estre secourus, ne trouvans autre consolation que de mourir glorieusement & vendre bien cher leur vie, s’opiniastrerent au combat, & arresterent jusqu’au point du jour leurs ennemis : De sorte qu’on peut dire, qu’ils servirent de tranchées & de remparts à ceux-mesme qui les avoient abandonnez. La tuërie cessa avec la nuict, & le jour apportant aux uns & aux autres de nouveaux conseils, les Chefs ne se recognurent pas plustost les uns les autres, qu’ils admiroient jusqu’où ils s’estoient engagez. L’estonnement d’une telle attaque leur ayant donné de la peur, les fit demeurer quelque temps sans rien entreprendre. Mais Polemas sortit le premier de son estonnement, & la necessité augmentant son courage qu’il avoit naturellement aussi grand que son ambition, le fit resoudre à quitter la Coline où il s’estoit logé, & gaigner des buttes qui estoient un peu plus avant dans la plaine, & ne refuser point la bataille, si l’occasion s’en presentoit pour luy
avec advantage. Il fait venir ce qui luy restoit de Chefs, & son Conseil ayant esté trouvé bon, ils commencerent de faire descendre leurs trouppes par le derriere de la Coline, & le firent avec tant d’ordre, que leurs ennemis, ne jugerent pas à propos de leur couper le chemin. Polemas ne voulut point qu’on songeast à se loger, mais à se battre, c’est pourquoy il fit mettre son armée en bataille le long du lieu relevé où elle estoit, & se reservant à luy parler quand la necessité de combattre l’y obligeroit, envoya quelques coureurs apprendre des nouvelles, & sçavoir ce que faisoit Fredebolde. Ce Comte bien en peine de luy, & ne se voyant fortifié de chose du monde que de sa pallissade, ne sçavoit à quoy se resoudre. Le hazard d’une bataille luy estoit extremément suspect, & d’ailleurs ayant eu commandement du Roy Gondebaut d’assieger une ville & non de donner une bataille, il craignit non seulement d’estre battu, mais d’estre victorieux. Ces ennemis le laisserent moins
qu’il n’esperoit en la liberté d’opiner. En depit qu’il en eust, il fallut se resoudre au combat & ne plus marchander avec Polemas, qui desja deux fois luy avoit mandé, ou qu’il le joignist, ou qu’il servist comme d’arriere-garde à l’armée qu’il alloit mener à la guerre. Mais il fut impossible à l’un & à l’autre de faire ce qu’ils proposoient : car estans tellement divisez qu’ils avoient tous leurs ennemis entre-deux, ils s’envoyerent dire qu’ils se falloit battre separément, & donner deux batailles en mesme temps au lieu d’une. Ceux qui avoient attaqué Polemas, ne l’eurent pas plustost veu sur ses buttes qu’ils quitterent leur logement, & s’estendans avec loisir dans une grande pleine mirent leur armée en bataille. Cette armée à ses enseignes, & aux habillemens de ses trouppes paroissoit estre composée de nations differentes, ou pour le moins de peuples de diverses Provinces. Les uns avoient des tours, des chats, & des lyons pour enseignes, les autres un Hercule, & une forest, &
les derniers des bœufs, des vautours, & des Centaures. Le front de l’armée qui s’arresta contre celle de Polemas estoit droit au Septentrion : la Cavalerie fut mise à la pointe droitte du costé de la ville, & l’Infanterie divisée en trois bataillons trois fois plus longs que large, fut mise au dessous de la Cavalerie & au dessous de l’Infanterie. Pour faire l’autre pointe, on mit vingt compagnies de Cavalerie en deux gros. Pour les soldats que les Romains appellent Velites, ils furent separez en quatre bataillons quarrez, & mis à la teste de l’armée. Polemas n’avoit gueres moins d’hommes, que les ennemis, & s’il n’eust eu devant les yeux l’apprehension des furieuses sorties que pouvoient faire ceux de Marcilly, il eust eu plus d’esperance que de crainte : toutesfois se sur montant soy-mesme en cette extremité, il fit une reveuë de toute son armée, & ayant appris de l’ordre où estoient ses ennemis, celuy auquel il devoit mettre ses gens, n’oublia rien à faire, de tout ce que peut un grand & experi-
menté Capitaine. Comme il veid qu’il n’y avoit plus moyen qu’il s’empeschast de venir aux mains, il crût que s’il ne parloit à son armée, il auroit obmis quelque chose pour la victoire. Il monta donc au lieu d’où il avoit accoustumé de luy faire entendre ses volontez & luy tint ce langage :
Je sçay mes compagnons, que les belles paroles n’ont jamais donné du courage à ceux qui n’en avoient point, & qu’une armée si de soy mesme elle n’est resoluë à bien faire, n’y a jamais esté disposée par les persuasions de son General. Quiconque n’est persuadé par les advantages de la victoire, ny touché par la crainte des perils, ne le peut estre par une harangue. Aussi n’est-ce pas la fin que je me suis proposée en vous parlant : mais bien de vous dire mon opinion de nostre fortune. Vous sçavez que si nous n’avons rien fait jusques icy, ce n’a esté ny par ma faute, ny par la valeur de nos ennemis : mais
par la trahison tantost de Semire, & tantost d’autres, que je ne veux point nommer, qui nous ont desja par trois fois osté d’entre les mains la victoire que nous y avions si heureusement fait venir. Sans ces traistres & abominables esprits, nous jouïrions des fruits de nostre travail, au lieu que tout de nouveau, il nous faut recommencer, & courrir la fortune d’une bataille, quand nous devrions gouster le repos de la victoire. Il semble à vous veoir que vous n’estes plus ceux qui m’ont cent fois juré que rien ne pouvoit les refroidir. J’advouë que nous avons esté assez mal-traittez cette nuict pour apprehender : mais à quoy nous faut il resoudre si nous n’avons le courage de nous faire faire place l’espée à la main ? Voicy l’estat où nous sommes. Nostre camp est pris, nos munitions perduës, nous avons trois armées autour de nous, l’une qui est dans la ville, & de laquelle desja tant de fois
nous avons cognû la force. L’autre nous bouche le passage pour fuïr, quand nous serions assez infames pour en avoir l’envie : Et la troisiesme empesche que Fredebolde ne puisse nous se courir ny ne puisse estre assisté de nous. Il est vray qu’en cecy nous avons le mesme advantage, & peut-estre plus grand que nos ennemis : C’est qu’il sont divisez aussi bien que nous, & qui plus est, ils ont un camp à garder, que nous n’avons pas, & à craindre la possession d’une chose, qui n’estant à eux que par force, leur doit estre suspecte autant de temps qu’il y aura quelqu’un des nostre dedans. Pour ceux de la ville, il est croyable qu’ils ne sçavent pas encore ce que nous faisons, & quand ils le sçauroient, l’allarme que je leur ay fait donner la nuit passée, & par laquelle sans ce grand secours nous estions maistres absolus de Marcily, les a mis en une telle espouvante que de huict jours, ils ne sçauroient nous mal-faire. C’est pourquoy je vous conjure par vostre propre salut que vous ayez
en cette occasion le mesme courage & la mesme vertu qu’en toute autre vous avez tesmoignée. Mais souvenez-vous en allant au combat, que vous ne vous deffendez pas seulement : mais qu’avec vous vous protegez vostre patrie, qui n’attend sa liberté, sa gloire & sa resurrection que de vostre valeur. Si nous vainquons aujourd’huy, nous vainquons pour toute nostre vie. Ce que la longueur du siege quand il eust reüssy à nostre contentement, ne pouvoit nous donner, ce jour nous le donnera. Nous prenons Marcilly en gaignant la victoire. Nous ostons toute ressource aux tyrans qui abusent de la facilité des Nymphes, & en un mot apres avoir battu les ennemis que vous voyez, nous avons surmonté tous ceux que le credit des Nymphes esclaves & forcées, & l’interest general de leurs voisins & de leurs amis, pouvoient faire armer contre la Justice de nostre guerre. Au reste il me semble qu’apres vous estre obligez à mourir ou delivrer vostre patrie, il ne doit avoir
aucun milieu pour vous faire dedire. Il faut mourir ou vaincre, l’un & l’autre est en vostre puissance, vous avez affaire à des hommes qui n’ont ny plus de bras, ny plus de courage que vous, & qui n’ont pas les raisons d’estre obstinez ny hardis au combat comme vous, puis qu’ils n’y vont que pour assister leurs amis, & que vous y estes engagez pour deffendre vos vies vos biens, vos femmes & vos enfans. C’est assez mes compagnons, vostre constance, & vostre courage m’asseurent que nous ne sommes pas pour demeurer en si beau chemin. Et qui sçait si ces estrangers ne sont point les victimes que le grand Teutates nous demande, pour le sacrifice de nostre liberté ? Allons apprendre la volonté des Dieux, & si l’heure est venuë (ce qui n’est pas croyable) où la fortune doit triompher de vostre vertu, faites au moins que sa victoire & son triomphe luy soient funestes & tragiques : Faittes-là repentir de l’un & de l’autre, & mourans vangez
par la mort de ceux que vous n’aurez pû vaincre, laissez douter à la posterité, lesquels des vainqueurs, où des vaincus, ont eu plus de sujet de se resjouïr.
Cette harangue faite, Polemas descendit, & lors toute l’armée par un cry qu’elle fit en mesme temps sembla tesmoigner le desir qu’elle avoit d’aller au combat. Les Chefs ayans pris leur place, & les coureurs estans desja meslez avec ceux des ennemis, Polemas fit sonner la charge. La Cavallerie fit merveille de part & d’autre : car ceux de l’aisle droitte de Polemas enfoncerent la gauche des ennemis, & les contraignirent de reculer : les autres par un flus & reflus concerté, rompirent l’aisle gauche de Polemas : mais l’invincible generosité du Chef qui conduisoit ces Chevaliers incognus, empescha que cette Cavallerie qui estoit en desordre ne se pût r’alier. Elle ne laissa pas de combattre plus de deux heures mais en confusion & plustost pour faire
veoir qu’elle vouloit mourir, que pour opinion qu’elle eust de pouvoir vaincre. Le desordre augmentoit en l’armée de Polemas : car ceux qu’on envoyoit au combat n’y allans qu’à regret, presentoient leurs corps aux coups plustost qu’ils n’opposoient leurs armes à celles de leurs ennemis. Ces rebelles ayans esté si mal menez au costé droit, Polemas vint avec cinq cens hommes pour essayer de les secourir : mais, il fut contraint de les laisser fuïr & avec ce peu de monde s’opposer à la force de ceux qui leur tenoient l’espée dans les reins. Un grand Chevalier couvert d’armes vertes & dorées, & qui portoit un escu, où estoit peint un vaisseau sans Pilote, & sans Matelots, qui combattu de divers vents ne laissoit pas de voguer à pleines voiles vers un port qui en estoit assez esloigné, s’addressant à Polemas, luy dit quelques paroles, que pour la premiere fois il n’ouyt pas, ou pour le moins, ne fit pas semblant d’avoir ouy. Quoy, continua ce Chevalier, es-tu sourd aussi
bien que tu es traistre & rebelle, Polemas ? Penses-tu que je ne vaille pas la peine d’estre escouté ? Ne marches pas davantage, si tu ne veux que je te tuë par derriere. Polemas forcé de respondre, & parer au coup de celuy qui servoit sur luy, oublia le soin de son armée, & se resolut d’acquerir de la gloire en la mort de celuy qui l’estoit venu attaquer. Les voila donc aux mains. Jamais combat ne fut si furieux, vû par tant d’hommes, ny accompagné d’une semblable merveille. Car comme si c’eust esté une chose concertée, l’une & l’autre armée attendant le succés de ce combat, demeura l’espée haute, & avec un silence & un accord d’amis plustost que de gens acharnez au combat, parust comme immobile tant que dura ce combat. Il fut long à la verité, mais moins qu’il ne devoit estre, pour la valeur des deux combattans. Polemas estoit blessé & avoit blessé son ennemy en plusieurs endroits, lors que par un grand effort son casque luy estant cheu de la teste,
son ennemy ne pouvant pardonner, luy deschargea un si demesuré coup, qu’il luy fendit la teste de sorte quelle sembloit avoir esté coupée au dessus des espaules. Qui croira ce que je vay dire ? Il est vray toutesfois : c’est que l’armée de Polemas le voyant tombé mort, comme si elle eust esté de ces corps morts qui ne se remuent que par la presence du Demon qui les anime, demeura plus morte que Polemas, & si ce n’eust esté que les Chefs sortans de leur estonnement crierent qu’au moins s’ils vouloient mourir ils mourussent honnorablement, ou se sauvassent à la fuitte, il est indubitable qu’on se fust lassé de les tuer, plustost qu’ils ne l’eussent esté de se faire tuer. Les voila donc tous à vauderoute, Cavalerie & Infanterie : mais ils ne coururent gueres loin, pource que les Chevaliers de la ville estans sortis, il y avoit long-temps, & ayans esté cause de la victoire qu’avoient euë leurs amis sur Fredebolde & les Bourguignons, les rencontrerent
comme ils venoient pour charger Polemas, & en taillerent en pieces autant qu’ils crurent que les y obligeoit la necessité de vaincre. Mais comme ils virent que tout estoit gagné, ils crierent par tout qu’on espargne les Segusiens. Ce commandement au lieu de faire son effet, fit tout le contraire : car les Solduriers qu’avoit avec luy ce Chevalier qui venoit de tuer Polemas, suivis d’un grand nombre d’autres, se mirent à crier, Non, non, Segusiens, mais traistres, & rebelles : & en criant aux seditieux, allerent apres les fuyarts, & couvrirent les plaines, les chemins, les bois, & les buttes de leurs miserables corps. Il n’en arriva pas de mesme du costé de Fredebolde, pource qu’au moindre signe que les siens firent qu’ils se vouloient rendre, les amis des Nymphes leur promirent de les sauver. Cette promesse fit changer de resolution au Comte. La crainte de la mort qui est inseparable des vieilles gens, & principalement de ceux qui se sont trouvez en beaucoup de perils, luy representa qu’il
falloit prendre les ennemis au mot. Il fait crier aux siens qu’ils ne demandoient que la vie. Mettez donc bas les armes, leur respondit-on. A mesme temps la veuë de ce desarmement aussi pitoyable qu’elle estoit nouvelle, toucha les vainqueurs. On envoya querir un des deux chefs qui avoient deffait Polemas. Ceux qui venoient d’en faire autant de Fredebolde, luy representerent l’estat de la victoire aussi-tost qu’il fut venu, & le supplierent de faire ce qu’il luy plairoit des Bourguignons. Ce chef tesmoignant un tres-grand ressentiment de la courtoisie des autres, commanda à ceux qui parlementoient pour le reste de l’armée qu’on luy fist voir le General. On en fit quelque difficulté : mais le desir de sauver sa vie, faisant passer pardessus toute consideration, contraignit ce venerable Comte de venir luy-mesme recevoir la honte de sa deffaitte. Comme il fut devant celuy qui le demandoit. Comte, luy dit-il, je sçay qu’ayant obey au Roy vostre maistre, vous n’estes nullement
coupable de la faute qu’il a faitte en defendant un rebelle, contre sa Dame : Aussi ne serez-vous point traitté comme tel : Ces Chevaliers m’ayans remis le pouvoir de traitter avec vous comme je voudray, je vous donne la vie, & pourveu que vous me juriez que vous vous en retournerez en vostre maison & remenerez au Roy, les forces qu’il vous a mises entre les mains, j’essayeray de l’obtenir de ceux qui vous ont defait. Fredebolde ayant juré en son nom, & en celuy de tout le reste de son armée, d’observer ponctuellement ce qui seroit arresté entr’eux, ne sçavoit que penser de celuy qui luy tenoit ce langage. Bien, continua ce Chevalier, plusieurs considerations m’obligent de vous conserver. Reprenez vos armes, & faittes sans desordre, ny sans la moindre licence du monde, partir ce que vous avez de monde, & dites au Roy mon père, que le Prince Sigismond luy renvoye le reste des forces qu’il avoit levées pour le perdre, & perdre ses amis. Fredebolde oyant ce nom de
Sigismond, & mettant un genouïl en terre vint baiser la botte de celuy qui estoit à Cheval. Seigneur, luy dit-il, je ne sçay : Ny moy non plus, reprit Sigismond en l’interrompant, je ne sçay, mon père, que vous dire des desordres de la Bourgogne : mais sans tant de discours, faittes ce que vous estes obligé d’executer sur le champ, & quand vous verrez Gondebaut, dites-luy que si nous ne revenons bien-tost les uns, & les autres de l’extremité, où nos passions nous ont jettez, indubitablement nous sentirons les desolations, & les malheurs dont sont suivis semblables aveuglements. Adieu. Partez, & songez que la terre où vous allez passer m’est plus chere que mon propre pays. Fredebolde fit la reverence au Prince sans parler, & aussi-tost mit son armée en estat de partir. Ce qui avoit pû estre conservé de son bagage, luy fut rendu, & sans loger en lieu du monde, ny vivre que de ce qu’il avoit avec luy, sortit aux plus grandes journées que son armée pût
faire : & comme il fut à cinq ou six mille de Lyon, envoya porter de ses nouvelles au Roy Gondebaut. Cependant Sigismond s’estant desarmé fit prier les Princes qui estoient allez visiter le camp & leurs trouppes de se venir rafraischir, & les Chevaliers qui estoient sortis de la ville de ne s’en pas retourner sans qu’il eust l’honneur de les veoir. Aussi-tost entrerent deux qui estoient blessez. L’un estoit Rosileon, & l’autre Celiodante : Les Mires visiterent leurs playes, & quoy que grandes ne les trouverent pas dangereuses. Ce nom de Sigismond fit accourir le Prince son frere, quoy qu’il eust le bras percé d’un coup de trait. Ce n’est pas icy où je diray au long l’excés de leur joye, & de leur amitié. Il faut que l’on se figure qu’elle fut grande, puisque le sang qui couloit de la playe de Clidamant n’estoit veu de ce frere, qui l’aymoit tant, ny senty de celuy qui le perdoit. Alcidon qui avoit esté blessé au visage,
Damon qui estoit couvert de sang, Ligdamon percé en divers endroits, Alcimedor qui pour ne l’avoir jamais voulu quitter, avoit presque perdu tout son sang, Lypandas blessé aux cuisses, Amilcar, Alcandre, Glorian, & bref tous les Chevaliers ou estrangers ou Segusiens, vinrent saluër les trois Princes, & moins pour se faire penser, que porter ces bonnes nouvelles aux Nymphes, demanderent la permission de retourner à la ville. Desja on avoit envoyé querir des chariots, & des Brancarts pour les plus blessez, & les autres estoient prés de monter à Cheval, lors qu’il entra dans la tante un Chevalier que les Princes recognurent. Ils crierent tous voila Clidamant : Comme se porte Clidamant ? Ce Prince frere de Sigismond estonné de ce nom, crût au commencement que cela s’addressoit à luy : mais quand il veit que chacun se levoit pour recevoir celuy qui avoit osté son habillement de teste, il demanda qui estoit ce Clidamant. C’est un Prince qui vous doit estre
tres-cher, puisque vous avez si long-temps voulu prendre sa place, luy respondit Sigismond. C’est le veritable Clidamant fils de la Nymphe & frere de Galathée. Les nouvelles de sa mort que vous m’aviez mandées sont fausses Dieu mercy : Il sçait desja tout ce que vous avez fait pour luy : & il faut, s’il vous plaist qu’il soit nostre troisiesme frere. Clidamant vint là-dessus, & ayant appris qui estoit celuy lequel parloit à Sigismond, luy fit beaucoup de complimens, & l’asseura qu’il n’avoit commencé à s’estimer quelque chose que depuis que le Prince son frere luy avoit dit les solennitez avec lesquelles, il avoit daigné prendre le nom de Clidamant, & servir de fils à la Nymphe sa mere. Il en eust bien dit davantage, mais le sang qu’il perdoit ne luy permettant pas, Godomar reprenant son premier nom, luy dit mille bonnes paroles pour repartir aux siennes, & l’obliger à estre particulierement son amy. Clidamant se coucha sur un lict de campagne, où Ligdamon estoit appuyé : là se renou-
vellerent leur ancienne amitié, & là Clidamant s’addressant à Sigismond, luy dit que Lindamor avoit tenu la promesse qu’il leur avoit faite, & qu’apres un long & furieux combat dont il estoit sorty fort blessé, il avoit tué Polemas. Tous ces Princes & ces Chevaliers ressentirent cette grande action, comme s’ils l’eussent faite, & envoyerent de tous costez veoir où il estoit demeuré. Comme un Chevalier sortoit pour apprendre de ses nouvelles. Il entra dans la tante, & leur dit qu’il avoit fait venir le corps & la teste de Polemas dans un chariot avec ses armes, & le coffre où estoient tous ses ornemens de Comte, pour envoyer, s’ils le trouvoient bon, aux Nymphes. Cela ayant esté jugé tres à propos, ces Princes firent venir leurs Herauts, & leurs commanderent de suivre celuy de Clidamant, & obeïr à tout ce que leur ordonneroit Leontidas, par la bouche duquel se devoient faire les compliments des Princes en general, & celuy de Lindamor à Galathée. Il n’y eut pas un
des Chevaliers, qui avoient esté dans Marcilly durant le siege, qui ne fist amitié avec Clidamant, & Lindamor, & par leurs reciproques courtoisies n’attirassent le cœur & les yeux de tous ceux ausquels auparavant ils avoient esté incognus. Lipandas fut le premier qui se souvint de Lidias, & qui ne le voyant point entre les autres, tout blessé qu’il estoit, monta à Cheval pour le chercher, Apres avoir couru par tout, avec quarante ou cinquante Solduriers, sans le trouver ny entre les vivans, ny parmy les morts, il s’en retourna où estoient ces Princes, & ses compagnons, qui furent tous en peine de ce Chevalier, & pour ne ternir point la beauté d’une si fameuse journée, donnerent charge à un Capitaine d’aller par tout le chercher, & s’informer s’il n’auroit point esté veu. Comme il fut party, les Mires acheverent de mettre le premier appareil sur les playes de ceux qui n’avoient point encore esté pensez, & leur conseillerent de se faire porter à la ville, & du reste
& du reste du jour, ne veoir, ny n’estre veus de personne que de ceux qui les pouvoient soulager. Qu’il ne falloit rien pour empirer leurs blesseures, & leur donner la fiévre : Au lieu qu’en se tenants clos & couverts, ils pouvoient s’asseurer que le plus blessé sortiroit dans huict jours, & tous les autres dans trois ou quatre. Encore que ces Mires les flattassent en l’esperance de leur guerison, si est ce que le succés fit veoir qu’ils n’avoient menty que du temps : Aussi l’impatience qu’ils avoient d’estre gueris, les disposa de croire tout ce que leur ordonneroient leurs medecins & leurs Mires. Ils se resolurent donc d’entrer à la ville apres avoir mis ordre à toutes choses, & prendre logis en mesme quartier jusqu’à ce que leurs playes leur permissent d’aller voir les Nymphes, & s’acquitter de ce qu’ils avoient à leur dire. Ils firent venir leurs Lieutenants, & les autres Chefs de leurs armées, & leur commanderent de faire emporter leurs morts pour les mettre en terre selon leur qualité, & leur sça-
voir à dire combien il en estoit demeuré sur la place : & quel estoit le nombre des vivans. Que pour leur logement ils se feroient apporter la carte du pays, & selon la volonté de la Nymphe, ils leur envoyeroient les lieux où ils se logeroient. Je reserverois bien à vous dire ailleurs le nombre des morts qui fut donné aux Princes tant des leurs que de ceux de Gondebaut & de Polemas : mais pour ne plus ensanglanter l’esprit par ces imaginations de massacres & de guerre, je veux vous en faire voir tout à la fois les objets effroyables & funestes. Il mourut en ce combat vingt cinq ou vingt six mille hommes des gens de Polemas, j’entends de ceux qui furent tuez sur le champ de bataille, & des autres qui en fuyant furent mis à mort par les vainqueurs, où qui çà qui là assommez par les hommes de la campagne. Quant aux prisonniers, il n’y en eut pas plus de quinze cents, au nombre desquels fut le mal-heureux Meronte, qui apres avoir eu assez de rage pour vendre sa ville & toute sa race, n’en eut pas
assez pour se delivrer de l’ignominie de mourir par la main d’un Bourreau. Gondebaut en perdit quelques douze mille : Son fils Sigismond quinze à seize cens : Rosileon & Celiodante huict cens cinquante, Clidamant six à sept cens : Et de tout ce qui estoit sorty de la ville sous le commandement de Godomar, & des autres Chevaliers, il ne s’en trouva pas trois cens à dire. Sigismond en ce combat avoit esté si heureux, que parmy tant d’ennemis qu’il avoit tuez de sa main, il n’avoit point esté blessé, encore que l’on luy eust fait mourir deux Chevaux sous luy : Aussi vuolut-il estre le conducteur des autres, & leur servir de Mareschal des logis. Il fit mettre Rosileon & Celiodante dans un Brancart, & Godomar & Clidamant dans un autre : Lindamor & Lipandas pource qu’ils estoient extremément blessez dans des chaires à bras : Damon, Ligdamon & Alcimedor dans un chariot suspendu : Et Alcidon, Bias, Agis, Alcandre, & trente ou quarante autres des principaux
de toutes les quatre armées furent mis sur leurs Chevaux, & conduits dans la ville. Ceux qui y avoient esté durant le siege, allerent en leurs logis ordinaires, & les autres chez leurs amis, où chez des personnes de moyens & de consideration. Pendant que toutes ces choses se preparoient Leontidas, suivant la charge qu’il avoit, n’eut pas plustost traversé le camp de Polemas qu’il fit mettre tout son monde en ordre : Trois cents Solduriers à Cheval portoient chacun deux enseignes qui avoient esté choisies d’entre toutes celles de l’armée de Polemas pour presenter aux Nymphes, le reste ayant esté ou rompu, ou laissé à la discretion des soldats. Pour celles de l’armée de Gondebaut, elles avoient toutes esté recueillies, & renduës aux deux Princes pour en faire tout ce qu’ils trouveroient bon. Apres ces trois cents hommes marchoient trente trompettes divisez en trois bandes, selon la
diversité de leurs instruments. Ils estoient suivis d’une compagnie d’Archers à Cheval, & d’une de Cranequiniers à pied, au milieu desquels estoit un Escuyer de Leontidas qui portoit la teste de Polemas au bout d’une lance : & apres un Chariot traisné par deux Chevaux où estoit le reste du corps de ce miserable, couvert d’un drap rouge, & environné de ses armes. Derriere le Chariot, & les Cranequiniers, il y avoit le Heraut de Clidamant, nommé Forest, vestu de sa cotte d’armes, & de son Sceptre : Apres luy venoient les Herauts de Celiodante & de Sigismond, & apres ceux de Rosileon & de Godomar, tous vestus à la mode de leurs Royaumes. Leontidas armé de toutes pieces, & monté sur un grand Cheval, avec trente ou quarante de ses amis finissoit cette ceremonie, & en cet ordre passa depuis une des portes de la ville, jusqu’à celle du Chasteau. Le peuple benissant le jour & les Autheurs d’une telle victoire, & apres avoir esté dix fois esclaircy de tout ce qu’il voyoit,
se demandant les uns aux autres si veritablement c’estoit la teste de Polemas celle qui estoit attachée au bout de cette lance.
La Nymphe, il y avoit desja quelque temps, sçavoit l’heureux succez de ses affaires, & pour en remercier les Dieux, avoit derechef fait faire commandement par tout, que grands & petits, riches & pauvres, jeunes & vieux allassent dans les Temples, & ne cessassent en leur particulier de rendre graces à Teutates sauveur, attendant que publiquement elle au nom de tous les ordres de son Estat fist le sacrifice general, & luy immolast les victimes Royales. Aussi-tost qu’on luy eut apporté les nouvelles de la venuë de Leontidas en ceremonie, elle pria la Princesse Rosanire, Daphnide, Madonte, Dorinde, Circeine, Florice, Palinice, Carlis, Steliane, & les autres estrangeres de l’assister pour ouyr dans sa grande salle Leontidas de la part de ceux qui l’avoient secouruë. Galathée toute malade qu’elle estoit se fit habiller, & s’en vint avec ses Nym-
phes trouver Amasis & sa bonne compagnie où elles estoient desja placées. Elle avoit fort mauvais teint : mais les nouvelles qu’elle recevoit, & la joye qu’elle lisoit sur le visage de tout le monde, la remirent tellement qu’on peut dire qu’aussi-tost qu’eut cessé la cause de son mal, son mal cessa aussi : Et que sans en estre pire, elle passa immediatement d’une extremité en une autre. Les degrez de la salle & toute la salle estoient pleins de monde, qui pour voir entrer cet Ambassadeur s’estouffoit l’un l’autre. Les Solduriers & les gardes de la Nymphes s’estoient mis en haye, & laissoient un grand chemin ouvert pour aller au throsne de leur Dame. Adamas & Clindor qu’elle avoit envoyé querir avec le grand Pontife, & les principaux de son Conseil prirent place derriere elle, à l’heure-mesme que les gens de Leontidas montoient par le grand degré. Ceux qui ne pouvoient demeurer sans incommoder les autres, apres avoir fait la reverence aux Nymphes se reti-
roient & alloient ; attendre le reste dans la Court du Chasteau. Les cinq Herauts entrerent & les Nymphes voyans celuy de Clidamant, furent tellement esmeuës que chacun s’en apperceut. Il fut fort à propos que le grand Druide se trouvast là pour remettre ces Dames : car sans ces remonstrances, elles estoient pour troubler la joye publique. Celuy qui portoit la teste de Polemas l’avoit mise dans un bassin d’argent, & cachée d’un morceau d’escarlatte de peur que cet object funeste surprenant les Nymphes ne leur fit horreur. Le corps en fut laissé dans la Court sur le Chariot auquel il avoit esté mis : Et les ornements de Comte estoient portez dans leur coffre d’argent vermeil doré, plein de ses armoiries, par deux hommes qui marchoient devant Leontidas. Si les Nymphes & les autres Dames furent en peine de sçavoir qui estoit dans ce bassin & ce coffre, je le laisse à penser : mais on sçaura que cet Ambassadeur quittant son casque à la porte
de la salle prit un chappeau, & s’en vint jusqu’au pied du trhosne de la Nymphe à la teste de tous ceux qui l’accompagnoient. Comme il eut fait la reverence & ses premiers complimens, il haussa un peu sa voix, & ne pouvant estre entendu que des Dames & de ceux qui estoient les plus prés d’elle. Il parla ainsi à la Nymphe.
Madame quatre Princes estrangers, & un que la nature & les loix de cet Estat, ont donné aux Segusiens, m’ont commandé de vous advertir, qu’en fin les Dieux se sont declarez pour vous, & par la punition de vos ennemis, & de ceux qui ont essayé de se maintenir contre la Justice, laissé aux siecles futurs un exemple eternel qu’ils vangent tost ou tart leurs querelles en vangeant celles des Souverains. Je n’ay point charge de vous dire particulierement tout ce qui s’est passé en la bataille : mais je vous dois asseurer que vous n’avez jamais eu plus de liberté, ny de puissance dans vos Estats que vous y en avez
aujourd’huy. Vostre capitalle ville est delivrée, vos pays sont exempts des desolations de la guerre. L’armée de vostre sujet rebelle a esté taillée en pieces, & ce qui reste de celle de Gondebaut, est party il y a plus de deux heures, pour retourner en Bourgongne. Sigismond se porte bien. Rosileon, Celiodante, Godomar, & nostre Prince Clidamant (je dis ce Clidamant qu’une fausse nouvelle vous a faict pleurer comme mort) sont avec luy, & chargez de lauriers & de gloire, seroient venus eux-mesmes vous remercier de l’honneur que vous leur avez faict acquerir, si quelques blesseures plus incommodes que dangereuses, ne leur ostoient le moyen d’avoir ce bon-heur de cinq ou six jours. A ces mots de Clidamant qu’une fausse nouvelle vous a faict pleurer comme mort, il ne s’en fallut gueres que la Nymphe ne mourust de joye. Le reste de la harangue de Leontidas ne pût estre escouté : La Nymphe se tournoit tantost vers Galatée, tantost vers Adamas, & joi-
gnant les mains au Ciel, tesmoignoit une joye qui en donnoit à toute la compagnie. Comme elle fut remise, Leontidas fit ouvrir le coffre qu’on portoit devant luy, & tirant la Couronne, le Sceptre, le baston de Justice, l’espée de parade, le manteau de pourpre en broderie d’or, & les trois sceaux du Comté, les presenta à la Nymphe, & luy dit, Que les Princes ayans trouvé ces marques de la tyrannie de Polemas, les luy envoyoient, pour en faire faire justice : avec son corps qui est dans la court du Chasteau, dit-il, au milieu des armes sous lesquelles il a osé attendre & soustenir les vostres. Il ne me reste plus qu’une chose, Madame, c’est que je satisfasse au dernier commandement de ces Princes. Et lors s’adressant à Galatée, il continua de ceste sorte. Mes Princes, Madame, m’ont donné charge de m’adresser à vous, &vous promettre en leur nom tout ce qu’une grande & vertueuse Nymphe doit attendre de leur courage & de leur vertu, & vous prier pour le
plus vaillant Chevalier qui soit au monde, puisque luy-mesme n’en a osé prendre la hardiesse, de recevoir une partie du monstre qui tant de fois a osé oublier le respect qu’il vous devoit, & attenter à une chose dont personne ne sera jamais digne que par vostre bonté. C’est Lindamor, (Galatée rougit à ce mot) qui apres un long & furieux combat, dont il est sorty aussi couvert d’honneur que de blessures, vous a vangée de Polemas, & avec la teste, que de sa part les Princes vous envoyent, luy a faict perdre toute l’ambition & toute l’audace qui l’a fait haïr du Ciel & de la terre. Leontidas en disant cela fit semblant de vouloir descouvrir cette teste : mais Galatée l’en empescha : toutefois Leonide voyant que les Nymphes s’estoient levées, & parloient avec Adamas Clindor, & les autres de son Conseil, en la presence de l’Ambassadeur des Princes, ne pût si bien se contraindre qu’elle ne portast la main sur l’escarlatte, dont estoit cachée ceste teste : & tirant Silvie pour
la veoir : Le voila, dit-elle, bien humilié ce Comte imaginaire. Ceste teste est à la verité bien hydeuse, ma sœur : si est ce que jamais Polemas ne fut à mes yeux si beau qu’il est dans ce bassin. Ha, ma sœur ! luy respondit Sylvie, vous estes trop cruelle : Pardonnons à ce mal-heureux, & ne luy voulons plus de mal, puis qu’il ne nous en peut plus faire : Mais, pour changer de discours, advoüons que Lindamor est aussi heureux qu’il est vaillant, puisque non seulement il s’est vangé de son ennemy ; mais a vangé Madame, qui, à son jugement mesme, doit estre la plus grande & la la plus sensible gloire qu’il pouvoit esperer de sa vie. Leonide en sousriant lors, & haussant la voix exprés afin que Galatée l’oüyt : Il est ce que vous dites, ma sœur, respondit-elle, & cependant je gage que la Nymphe sera si insensible, ou, pour mieux dire, si desraisonnable, qu’elle dira l’un de ses jours que Lindamor en tuant nostre commun ennemy, l’aura encore un coup offencée. La Nym-
phe oüyt ce discours, & en sousrit. Aussi-tost tournant la teste sans faire semblant de rien. Allez parler plus loin, Leonide, dit-elle, ce n’est pas en une compagnie comme celle-cy qu’il faut dire les folies que vous avez dites. Leonide se teut, & lors la Nymphe estant retournée vers Amasis, oüyt qu’elle demandoit à Leontidas s’il estoit bien vray que Clidamant ne fust point mort. Il se porte fort bien, luy respondit-il, & n’est aresté que pour ne se separer point des Princes ausquels il est tant obligé. Il vous dira luy-mesme, Madame, les advantures qu’il a couruës, & les miracles de valeur que pour sa conservation, & pour vous venir secourir, a faict l’invincible Lindamor, qui seul, Madame, a faict autant que tous les autres ensemble. Il a tousjours faict tourner la victoire du costé qu’il s’est trouvé : & je puis dire, pource que je l’ay veu, qu’il a luy seul deffaict l’armée de Polemas, pource qu’en luy coupant la teste, il sembla à tout ce que nous estions auprés de luy, qu’il
eust couppé les bras à toute son armée. Amasis plus ayse que je ne puis dire, & la glorieuse Galatée se flattant d’avoir tant faict souffrir pour l’honneur de ses bonnes graces un si vaillant Chevalier, ne se souvint lors de Celadon que pour faire comparaison des advantages qu’avoit Lindamor sur luy, avec les froideurs & les dissimulations dont jusques icy il l’avoit irritée. O que tu eusses esté heureux Celadon, si ce petit dépit eust tousjours duré à la Nymphe. Tu n’aurois pas versé les larmes, & enduré les persecutions dont cy-apres la colere luy fera resoudre à se vanger de toy. Leontidas chargé de belles paroles, & de toutes les plus obligeantes honnestetez dont l’esprit delicat d’Amasis fut capable, prit congé d’elle & de Galatée, & apres avoir assuré la Princesse Rosanire du peu de mal qu’avoit Rosileon, s’en retourna comme il estoit venu. Le grand Druïde sortit aussi-tost pour faire sa charge, & faisant trainer le corps de Polemas dans les prisons, assembla le corps de la Ju-
stice, qui observant les formes à faire le procez à ce rebelle, remit le jugement au lendemain. Durant la nuict les preuves furent considerées, & les tesmoins oüys : l’on visita le coffre & les ornemens de Comte qu’avoit fait faire Polemas, & toutes choses justement balancées, par Arrest des Druïdes, le corps de ce miserable fut condemné à estre bruslé vif, sa teste à estre mise au bout d’une picque sur une des tours de la principale porte de Marcilly : ses maisons rasées, defence à ses parents de se dire tels, & de porter son nom : tous ses biens acquis son nom : tous ses biens acquis & confisquez à la Nymphe, & les ornements dont j’ay parlé, fondus, & changez en une statuë de la Déesse Nemesis, qui seroit mise dans une niche du Temple de Tautates liberateur, qu’Amasis avoit voüé dés le commencement du siege. Cet Arrest fut mis en execution, sur le soir, & le corps ayant esté bruslé dans la place où avoit esté le camp,
les cendres y furent jettées au vent. Je dis dans la place où avoit esté le camp, pource que dés la veille, le peuple ayant veu entrer les Princes blessez, & les Chevaliers qui les avoient si long-temps defendus en assez mauvais estat, voulant, selon sa coustume, se vanger sur des choses qui ne peuvent se defendre, sortit hors de la ville, & se mit à remplir les tranchées, applanir les remparts, rompre le reste des tours & des machines : & bref changer tellement la face de ce lieu-là, qu’avant qu’il fust jour on eust esté bien empesché de dire où avoit esté le camp. La place estoit aussi unie & aussi nette que si elle eust esté reservée pour quelque grande feste : & les marques les plus apparentes du siege furent si promptement effacées, que ceux qui arriverent trois ou quatre jours apres à la ville, ne se persuadoient pas qu’elle eust esté pressée comme on l’avoit publié. Comme les Princes & les Chevaliers furent logez avec beaucoup de commodité, Sigismond
ne pouvant estre davantage sans veoir sa chere Dorinde, envoya un Chevalier à la Nymphe, pour apprendre si sans l’incommoder, il pouvoit se donner l’honneur de la veoir, la Nymphe sa fillé & Dorinde. Amasis s’alloit mettre à table quand ce Chevalier arriva : Elle luy dit que le Prince luy feroit tousjours un tres-grand honneur, de prendre la peine de la visiter, & qu’elle attendroit à souper jusqu’à ce qu’elle eust receu ce contentement. Madame, luy respondit ce Chevalier, le Prince n’aura ce bien là qu’apres que vostre Cour sera retirée, pource qu’il veut faire, s’il vous plaist, ceste visite sans esclat : &, pourveu que vous ne le trouviez point mauvais, veut venir seul vous rendre ce qu’il vous doit. Le Prince fera tout ce qu’il aura agreable, luy respondit la Nymphe, & vous l’assurerez que je l’attendray avec la belle Dorinde & ma fille, dans mon cabinet. Sigismond ayant receu ces nouvelles, se para plus soigneusement que de coustume, & pour paroistre
tel qu’il estoit aux yeux des Nymphes, & particulierement de Dorinprit un habillement en broderie d’or & d’argent. Comme il veid qu’il estoit temps de partir pour aller faire sa visite, il ne prit avec luy que le Chevalier qu’il avoit envoyé à Amasis, & sans se faire cognoistre à personne, entra jusques dans l’antichambre de la Nymphe. Il n’y avoit presque que les gardes, & quelques officiers, qui ayans sceu ce qu’il vouloit, furent en advertir l’Huissier du cabinet. Aussi-tost deux Nymphes ouvrirent, & avec deux flambeaux qu’elles avoient, esclairerent au Prince, qui les suivit jusqu’où estoient Amasis & Galatée. Madame, dit Sigismond apres avoir salüé la mere & la fille, quand je serois toute ma vie à vous dire que les obligations que je vous ay sont sans prix, aussi bien qu’elles sont sans comparaison, & que pour vous tesmoigner le ressentiment que j’en ay, je vous aurois dit que ma vie, mon honneur, mon bien sont mille fois plus à vous qu’à moy, je ne laisserois pas d’estre aussi peu quitte envers vous, que je le
serois quand mon ingratitude m’auroit empesché de faire un pas pour vostre service. Il est vray, Madame, les soins que vous avez pris de Dorinde, la peine où vous avez esté si long temps pour me la conserver, & le juste mespris que vous avez fait des insolences & des laschetez d’un Roy, que je ne puis appeller mon père sans rougir, sont des effets d’une vertu si heroïque, qu’il n’y a que vous seule qui jusqu’aujourd’huy en ait esté capable. Je viens donc vous demander pardon de tant d’ennuis que je vous ay donnez, & me rendre caution de tout ce que vous doit Dorinde, vous jurer que vous & la Nimphe vostre fille avez acquis un Prince, qui tenant vos interests inseparables des siens, ne veut pas, comme son frere, vous tenir lieu de fils, en la place de celuy que vous croyez avoir perdu : mais desire, s’il vous plaist, qu’en recouvrant vostre veritable fils, vous fassiez l’honneur à Godomar & à luy de les recevoir pour vos enfans, & donner deux freres à Galatée & à Clidamant. Amasis retournant contre le Prince, le merite de toutes ces honnestetez, luy exagera les services qu’elle estoit obligée de luy
rendre, & combien elle s’estimoit heureuse d’avoir pû luy tesmoigner l’inclination qu’elle avoit à rechercher les occasions d’acquerir son amitié. Il fallut que le Prince en dist autant à Galatée, & que pour ne demeurer pas obligée, elle repartist avec la mesme civilité. Ces compliments ayans duré prés d’une heure, la Nymphe voyant que Dorinde ne venoit point, voulut parler de Polemas & du siege, au Prince : mais luy coupant ce discours le plustost qu’il pût : Madame, luy dit-il, pardonnez, s’il vous plaist, à mon affection, si je vous demande où est Dorinde. J’ay des obligations à cette fille qui me la rendent si chere, que je suis vieilly de la moitié depuis qu’elle est partie de Lyon. Amasis dit à Sigismond que Dorinde luy avoit promis d’estre aussi-tost qu’elle en son cabinet : cependant, qu’elle mettoit beaucoup plus qu’il ne luy avoit fallu de temps pour monter en sa chambre, & qu’elle alloit envoyer une de ses Nymphes apprendre ce qui luy estoit arrivé.
Elle fut soulagée de cette peine, pource que Dorinde, comme si elle eust attendu que le Prince l’eust demandée, pour venir, entra dans le cabinet en mesme temps que la Nymphe le quitta pour appeller une de ses Nymphes. Il faut advoüer que quand il est question d’une grande conqueste comme de celle d’un Roy, il n’y a machine, ny charme que les Dames n’employent pour en venir à bout : Dorinde veritablement belle ; mais, à son opinion, non pas assez pour arrester Sigismond, n’avoit oublié rien de tout ce que peut la Nature quand elle est ou corrigée, ou pour le moins embellie par l’art. Comme elle entra dans le cabinet, quoy qu’elle fust fort modestement habillée, si est-ce qu’elle parut beaucoup plus que Galatée, bien qu’au jugement de tous les yeux desinteressez elle fut moins belle qu’elle. Cet eclat ébloüit le pauvre Sigismond, qui tremblant comme la fueille, & deffait comme un homme condamné à la mort, s’en vint
à ce nouveau Soleil, & oubliant tout ce qu’il avoit preparé d’excuses & de sousmissions, ne put jamais luy donner autre chose que cecy. Dorinde, est-ce bien vous que je voy : Hé Dorinde est-ce vous ? Dorinde moins transportée que luy, luy rendant tout le respect qu’elle se crût obligée de luy tesmoigner, pour le vaincre de plus en plus. Seigneur, luy dit-elle, la miserable que vous voyez devant vous s’appelle Dorinde : mais si vous n’avez pitié de la vie qu’elle a menée depuis que par vostre conseil elle sortit de Lyon, il ne faut plus penser qu’il y ait de Dorinde au monde. Ha ma belle fille, luy respondit le Prince, ne remettez point, s’il vous plaist, le fer si avant dans mes premieres blessures. Tous les maux que j’ay soufferts me sont arrivez par cette infortunée sortie, & le ressentiment de vos peines m’auroit desja cent fois osté la vie, si j’eusse crû au monde quelqu’autre que moy capable de vous mettre en repos. Seigneur, reprit Dorinde, pourveu que vous daigniez me tenir ce que vous m’avez autresfois
faict l’honneur de me promettre, non seullement je n’oubliray point tous les travaux de ma vie, & les persecutions de la Fortune : mais me tiendray la plus heureuse fille du monde. Belle Dorinde, luy respondit l’amoureux Sigismond, en la presence de ces deux grandes Nymphes, je vous jure & vous promets ce que jusqu’icy vous n’avez, peut-estre, pas crû de moy : c’est que de ma vie n’auray autre femme que vous, & quand Gondebaut devroit me poursuivre à main armée jusqu’au bout du monde, je jure encore une fois de ne luy obeïr jamais, s’il ne me permet de vous espouser. Dorinde lors changeant la tristesse de son visage, en une modestie qui monstroit la constance de son esprit en l’une & en l’autre fortune : Et moy, dit-elle, Seigneur, j’advouë en la presence de ces grandes Nymphes, que jamais, quoy que je fasse pour vostre service, je ne meriteray la moindre partie de l’honneur que vous me faites. Ce discours ayant finy par
mille demandes de part & d’autre, & Sigismond ayant voulu apprendre de la bouche mesme de Dorinde, ce qu’il avoit desja sceu par celle de divers messagers, pour complaire aux Nymphes & à cette tant aymée fille, s’assit entr’elles, & leur dit ainsi ce qui luy estoit arrivé depuis le depart de Leontidas.
SUITTE DE L’HISTOIRE
du Prince Sigismond.
Si jamais le devoir & l’Amour ont rendu miserable un esprit qui de peur d’offencer l’un ou l’autre ne sçait à quoy recourir, il faut advouer, Mesdames, que celuy de Sigismond peut estre mis au nombre des plus mal-heureux : Le respect que je dois porter au Roy mon père, m’a tousjours faict repentir des paroles & des choses que la colere m’a fait dire & faire contre son service : Et l’Amour que j’ay pour cette belle fille, ayant voulu avoir
tousjours la victoire sur quoy que ce soit que j’aye voulu entreprendre toutes les fois qu’il a esté question d’y toucher, n’a eu egard ny à la puissance d’un père & d’un Roy, ny au respect & aux obligations d’un fils & d’un subjet. Il est vray que le peu de naturel que m’a tesmoigné Gondebaut, n’a pas faict un petit effort pour me resoudre à luy desobeïr. Quand j’ay veu qu’il cessoit d’estre père, j’ay cessé de faire le fils : & comme il a commencé d’estre mon tyran & non pas mon Roy, j’ay crû qu’il m’estoit permis de me dispenser moy-mesme de mes sermens & de ma fidelité. Le lendemain que Leontidas fut party, j’envoyay un confident que j’avois aux Hedvois, & aux Comtes de la haute & basse Bourgogne, pour les conjurer qu’au temps que j’aurois affaire de leur assistance, ils ne manquassent point à la parole qu’ils m’avoient donnée. Mais comme j’esperois sortir secrettement de mon logis où j’estois arresté, une nuict que je m’estois mis au lict fort tard, sans
sçavoir pourquoy, je voy entrer dans ma chambre quinze ou vingt solduriers, qui suivans le Comte Vindomar, vinrent l’espée à la main à l’entour de mon lict. Quelle nouveauté est-cecy, Comte, luy dis-je ? Le Roy veut-il que je meure ? Non, Seigneur, me respondit-il : mais sur certains rapports qu’on luy a faits des intelligences que vous avez avec ses ennemis, il m’a commandé de m’asseurer de vostre personne, & vous conduire au lieu qu’il a faict preparer pour vostre seureté. Ce seroit une chose bien extraordinaire, si moy qui ay accoustumé de commander, estois contraint d’obeïr à mes subjets. Je dis à mes subjets, Vindomar : car la loy fondamentale de cet Estat, m’en donna la souveraineté le jour mesme que Gondebaut me donna la vie. Seigneur, me respondit-il, personne n’ignore ce que vous dites : aussi n’est-ce pas sans un extréme regret que nous executons ceste commission. Mais quoy ! les obligations du debvoir & de l’obeïssance sont telles, que
pour quelque consideration que ce soit elles ne peuvent estre violées. Un jour, Seigneur, vous parlerez autrement que vous ne faites, & au lieu que vous nous croyez meschans & desloyaux, vous nous appellerez fideles & innocens. Cela seroit bon, leur repliquay-je, si le Roy ne violoit point les loix, & pour satisfaire à sa passion, ne contrevenoit point à son devoir. Ce n’est pas à nous, Seigneur, me repartit Vindomar, de chercher ny demander raison des volontez du Prince. Les Dieux nous l’ont donné pour faire tout ce qu’il trouvera bon, & ne nous ont laissé que la gloire de l’obeïssance. C’est assez, luy dis-je, puis qu’il n’y a point de consideration qui vous oblige à me rendre le respect que vous me devez : demeurez icy, & veillez, si vous voulez toute la nuict autour de mon lit ; car de me lever, c’est ce que difficilement vous emporterez sur moy. Seigneur, me respondit le Comte, il faut, s’il vous plaist, que vous surmontiez ceste difficulté, & obeïssiez
à celuy que sans injustice vous ne pouvez contredire. Je me tournay fort en colere vers ma ruelle, & me resolus de ne dire mot, ny faire ce que Gondebaut me commandoit. Vindomar fut plus d’une heure à me representer le desplaisir que je recevrois si le Roy le forçoit d’user de violence : Que je devois prevenir son indignation, & ne pas achever de perdre tout ce qui luy restoit d’affection pour moy. Je ne croy pas qu’il en ait, Vindomar, luy dis-je, & c’est pourquoy je ne veux point obeïr à un Prince qui au lieu de penser qu’il est mon pere, prend la qualité & les humeurs d’un tyran. Mais n’en parlons pas davantage, je ne sortiray point de mon lict qu’il ne soit jour. Je vay envoyer au Roy, me dit-il, l’advertir de vostre resolution : &, peut-estre, que se souvenant de ce que vous luy estes, il nous commandera de vous laisser en repos. Il fit ce qu’il me disoit, & celuy qu’il y avoit envoyé estant revenu incontinent apres, luy dit quelque chose à l’oreille. J’ap-
perceus qu’il changea de couleur en oyant ces nouvelles, & joignant les mains : Au moins, dit-il, s’il y a de la faute, je prie les Dieux qu’ils en remarquent l’Autheur. Ils me commandent d’obeïr à mon Souverain : Je ne puis mal faire en obeïssant aux Dieux. Comme il eut ainsi parlé, il se tourna vers moy, & me dit qu’il falloit necessairement que je me levasse. Car, Seigneur, poursuivit-il, le Roy veut que vous le veniez trouver sans delay, & me commande de vous faire emporter comme vous estes si vous ne voulez permettre que l’on vous habille. Allez me querir Avite, luy dis-je, & lors que j’auray parlé à luy, j’aviseray à ce que je dois faire. Seigneur, Avite est avec le Roy, & ne vous peut veoir que le Roy ne vous voye. Apres avoir songé long-temps, & veu que de tous ceux qui avoient accoustumé de me servir, il n’y en avoit pas un aupres de moy, je les demanday : mais au lieu de ceux-là on m’en fit venir qui m’estoient incognus. Comme ils voulurent me
donner mes habillemens, je leur commanday de les laisser : & faisant plus l’ignorant que je n’estois, je dis à Vindomar : Qui sont ces gens-cy ? Me les envoye-t’on pour me lier, ou pour me faire mourir ? Ny pour l’un, ny pour l’autre, Seigneur, me respondit le Comte : mais pour vous servir. Je n’ayme jamais, luy repliquay-je, les vallets que je ne choisis pas moy-mesme. Certes le Roy est trop cruel, il devroit se contenter de m’avoir osté la liberté, sans m’oster apres ceux qui durant ma prison pouvoient adoucir mes desplaisirs, & me traitter selon mon humeur. Mais ces disputes & ces plaintes sont superfluës, allons Vindomar où le Roy me veut faire languir. Là-dessus les advertissemens & les Conseils du sage Avite se representans à ma memoire. Oüy, dis-je tout haut, mon Pere, je vous croiray, & quelque inhumain & desnaturé que soit Gondebaut, m’arrestant au grand Tautates, comme au Pere des Peres, ne violeray point une loy, qui ne l’a pas mesme esté par
les Tygres, ny par les Lyons. Là-dessus je me fis habiller, & sans marchander, allay monter dans un chariot qui m’attendoit à la porte de mon logis. Vostre pourtraict, Dorinde, fut la seule consolation qui me suivit en prison. Je n’eus pas peu de peine d’obtenir ceste faveur de Vindomar : mais ce genereux Chevalier touché de mon ennuy, & plus encore de nostre ancienne amitié, me dit : Prenez-là, cette unique cause de vos desplaisirs. Je ne puis vous refuser si peu de chose. Si Gondebaut le sçait, infailliblement je cours fortune d’estre ruïné : mais, Seigneur, j’aime mieux que le Roy me vueille mal, que si je desesperois Sigismond. Nous marchasmes ainsi jusque devant la grosse tour de la Citadelle de Lyon, & là, sans me vouloir oüyr, le Comte me fit entrer, où pour tout logement on me donna une fort mauvaise chambre, & pour tous vallets deux soldats dont le visage & l’esprit sembloient avoir esté faits pour faire peur aux autres.
Il n’y avoit qu’une seule fenestre à ma chambre si petite & grillée si pres à pres, que c’estoit tout ce que pouvoit faire le jour d’y entrer deux ou trois heures le matin, & autant le soir. Devant ma chambre il y en avoit une encore plus obscure, où l’on mit cinquante solduriers en garde, qui de cinq heures en cinq heures estoient changez : & ceux qui y avoient esté un jour, n’y revenoient que quarante-huict heures apres. Vindomar ne m’eut pas plustost si bien logé, que je veis que de compassion il commençoit à pleurer : mais n’osant le faire paroistre. Seigneur, dit-il, le Roy me demande ; soyez content, & essayez de surmonter autant qu’il vous sera possible l’ennuy de ce mauvais sejour. Hesus, Tautates le Dieu fort, vous donne la force dont vous avez besoin, pour n’estre pas accablé sous une si pesante charge. Il s’en alla apres qu’il m’eut ainsi parlé, & me laissa seul dans-ceste villaine chambre, ou trois ou quatre fois je fis difficulté de desployer la
peinture de ceste belle fille (il monstroit Dorinde en parlant ainsi) ne croyant pas que sans l’offencer je pusse dans un lieu si infame estaler une chose si belle. A la fin ne me pouvant plus contreindre, je la deroulay sur une table, & comme si en effect vous eussiez esté avec moy, vertueuse Dorinde, je tenois ce langage. Je l’advouë, ma belle fille, vostre amitié est telle que quoy que je puisse faire, je ne la recognoistray jamais autant que j’y suis obligé. Au lieu de me vouloir tous les maux du monde de vous avoir manqué de parole, & vous avoir abandonné à la mercy des bestes sauvages, & des gens de Gondebaut, qui sont encore plus inhumains, vous daignez faire ce qui ne m’a pas esté possible, & par une grandeur de courage que je n’ay pû avoir, avez forcé tous les obstacles qui nous separoient, & m’estes venu tenir compagnie en une saison où me tesmoigner de l’amitié, c’est se rendre criminel de leze Majesté. Mais bien plus que
tout cela, lors que tous mes amis & mes serviteurs m’abandonnent, & disent tout haut qu’ils n’ont point esté à moy. Vous vous declarez contre tout le monde pour moy, & ne trouvant ny prison, ny chaisnes trop fascheuses pour me suivre, avez daigné mesme esclairer cet enfer de la presence de vostre Divinité. Fasse les Dieux, belle Dorinde, que je ne meure pas ingrat, & qu’un jour mettant à vos pieds les Couronnes de toute l’Europe, je commence par ce petit service à m’acquiter d’une partie des obligations que j’ay à vostre Amour & à vostre vertu. En ces discours & d’autres semblables je passay le reste de la nuict, & cinq ou six jours durant ne receus autre consolation que de veoir ma chere peinture, & l’entretenir en l’absence de celle qu’elle representoit. Je ne parlois à personne, & ne mangeois que par contrainte. Mes deux vallets estoient des monstres, qui m’irritoient autant de fois qu’ils essayoient de me servir : Jugez en quel excez d’ennuy
& de desespoir je pouvois passer ma miserable vie. Dorinde n’avoit pû retenir ses larmes, & desja avoit porté cinq ou six fois son mouchoir à ses yeux, de peur qu’on ne s’apperceust de son ressentiment : Mais que ne decouvrent point les yeux d’un Amoureux ? Sigismond la veid pleurer, & touché de ceste bonne action. Quoy ! luy dit-il, vous pleurez, ma belle fille. Si est-ce que si je vous donne du desplaisir, c’est bien contre mon intention. Non, non, resjouïssez-vous, & puisque vous me voyez en liberté, changeant le ressentiment des choses passées, au plaisir des presentes : souvenez-vous qu’il y a de grands delices quand on est bien à son ayse dans le port, de raconter les infortunes que la tempeste nous a faict courir sur la mer. Les Nymphes tournerent les yeux sur Dorinde, comme elles virent ainsi parler le Prince, & chacune luy dit son mot, pour luy monstrer les sujets qu’elle avoit de se resjoüir. Comme elle eut demandé pardon de fort bonne grace, & qu’elle se fut remise le
Prince continua de cette sorte. Il ne se passoit gueres de nuits, n’ayant la commodité ny descrire ny de parler à personne, que je ne m’entretinsse moy-mesme, & ne me pleignisse si haut, que bien souvent mes gardes me pouvoient oüir. Une nuict entre autres pensant aux promesses que je vous avois faites, Madame, (dit-il à la Nymphe) & à la necessité où la rebellion de Polemas pouvoit vous reduire, je fus si transporté de colere que ne pouvant comme quoy m’en descharger, le depit m’osta tellement l’usage des sens, que je tombay comme mort sur le planché de ma chambre. Mes vallets appellans au secours : le Capitaine de mes gardes ouvre la porte de mon cachot, (car tel doit estre nommée cette infame demeure) & vint veoir ce que j’avois. Comme il me veid si mal, & cognut la brutalité de ces deux marauts qui me servoient, fit venir un soldurier des siens, & pource qu’il estoit fort adroit & fort bon Mire, luy commanda de m’assister, pendant
qu’il envoyeroit advertir le Roy de ma maladie. Ce jeune homme se mit à me soulager, & le sceut faire si bien qu’il me fit revenir aussi-tost qu’il m’eut fait mettre entre les draps. Seigneur, me dit-il, comme je fus revenu & que je luy demandois qui il estoit, je suis un pauvre Chevalier, qui ne me plaindray jamais de la Fortune, quelque mauvais visage qu’elle me fasse, puis qu’elle m’a donné l’occasion de pouvoir en quelque sorte recognoistre la nourriture que j’ay autrefois euë chez la Princesse Amalberge, & premierement auprés du Roy Thierry son pere. Je luy demanday s’il estoit Ostrogot, & m’ayant respondu qu’oüy : mais plus que tout cela mon serviteur, sans exception quelconque. Comment ! luy dis-je, osez-vous bien en un temps où il y va de la vie de se declarer pour moy, & où je ne puis chose du monde, me dire si franchement que vous voulez me servir ? Seigneur, me respondit-il, ny la saison, ny autre chose ne m’empescheront point (il abaissa fort sa voix
& me parla si bas que moy seul le pouvois ouir) que je ne tuë quiconque voudra vous desobliger. Voyez seulement ce que je puis faire pour vous, & laissez moy à penser comme je l’executeray. Il n’en faut point mentir, cette bonne volonté, en un temps où elle ne pouvoit estre soupçonnée de chose du monde, me fut si agreable, que je tiray un diamant fort gros, que j’avois au petit doigt, & voulus le donner à ce soldurier. Il se recula un pas, & aussi tost s’aprochant contre mon oreille, comme s’il eust voulu me faire une recepte, pour tromper les yeux de mes deux monstres. Seigneur, me dit-il, peut-il bien m’estre eschappé quelque parole par laquelle vous ayez jugé que je puis estre corrompu ? L’honneur & le devoir me font dire ce que je vous ay proposé, & pourveu que vous me fassiez le bien de le croire, je vous jure encore un coup, Seigneur, qu’il n’y a rien que je n’entre prenne pour vostre service. La generosité de ce Chevalier m’estonna autant que son affection. Aussi, Melindor, luy dis-je, je n’ay pas la liberté de vous respondre comme je voudrois : mais souvenez-vous
que je mouray dans ceste prison, ou que vous n’aurez sujet de regreter la mort ny du Roy Thierry, ny de la Princesse Amalberge. Je voulois l’entretenir de ce qu’il pouvoit faire pour moy, lors que son Capitaine entra, & avec luy un Medecin du Roy. La colere où j’estois d’estre interrompu, me fit faire mauvais visage à l’un & à l’autre. Ce Medecin voulut me dire force choses : mais ne le pouvant souffrir. Dequoy se souvient Gondebaut, luy dis-je, de m’envoyer voir ? A-t’il peur que je ne languisse pas assez ? Retournez, retournez luy dire, que je n’ay que faire de ses Medecins, ny de remedes : & que le plustost que je pourray mourir, sera le meilleur pour luy, quand ce ne seroit que pour espargner la despence que je luy fais faire à me nourrir & me garder. Ce Medecin voulut me respondre : mais je luy commanday de se retirer, & me laisser en repos. Il s’en alla, & le Capitaine demeurant fort peu avec moy, me laissa en la compagnie de ces deux insupportables coquins. Melindor ne pût me rien dire : mais moy pour avoir sujet de par-
ler j’appellay son Capitaine, & le priay qu’il fist donner quelque chose au soldurier qui m’avoit si bien secouru. L’autre le promit : mais comme il estoit un flatteur ; qui esperoit de se mettre aux bonnes graces du Roy en luy obeïssant sans consideration, il n’y pensa point depuis, & ne me visita jamais qu’aux heures qu’on m’apportoit à manger. Me voila encore pour quarante cinq ou quarante six heures dans les inquietudes où j’avois accoustumé de vivre. Je pensay mille fois à mon soldurier, & ayant exactement compté les gardes qu’on avoit changez, je crûs qu’il estoit de retour. Je commençay à me plaindre dés le matin & fis si à propos le malade, qu’ayant contrefait l’evanoüy, mon Capitaine vint à mon secours, & avec Melindor fit entrer deux ou trois autres de ses compagnons pour me soulager. Melindor aussi-tost se jette sur mon lit, & comme s’il eust sceu ma feinte : Seigneur, me dit-il, me voicy revenu, c’est maintenant qu’il faut prendre courage & se servir de l’occasion. Melindor, luy
dis-je, c’est pour te voir & pour me servir de ton affection que je feins d’estre malade : Mais parlons si bas, & joüons si bien nostre personnage que nous ne soyons point découverts. Seigneur, dit-il, tout ira bien. Il faut envoyer querir des Medecins afin que durant le tumulte je puisse vous entretenir, & peut-estre que seignant fort bien on trouvera à propos de me laisser auprés de vous. En mesme temps il me quitte, & dit à son Capitaine qu’il falloit envoyer dire au Roy que j’estois plus malade qu’il ne sembloit, & qu’il envoyast ses Medecins. Le Capitaine y envoya un de mes valets qui parla à Vindomar, & Vindomar au Roy. Voicy donc une heure apres, cinq ou six Medecins avec Vindomar qui entrent dans ma chambre, & me trouvans fort abbatu, pource que je ne mangeois presque point, jugerent fort à propos de me faire prendre l’air, & tous d’une voix asseurerent que si l’on ne m’ostoit d’où j’estois, je courois fortune de la vie. Vindomar en fit advertir le Roy, qui ne voulut
jamais y entendre. Cependant ils se resolurent de me faire seigner, & le Capitaine de Melindor l’ayant presenté pour cela, & moy-mesme n’en ayant point fait de difficulté, il me tira du sang qui tesmoignoit assez par un excés de melancolie & de colere en quel estat je vivois, ou, pour mieux dire, je mourois à toute heure. Ces Medecins ayant cognu l’excellence de mon Mire, dirent à Vindomar qu’il falloit le laisser avec moy. Ce serviteur cognoissant l’humeur de son maistre, ne voulut rien faire sans son consentement. Il alla luy-mesme demander sa volonté, & sans specifier qui estoit Melindor, sceut luy representer si bien l’extremité où il me voyoit reduit, que ce Prince sans naturel, comme s’il m’eust fait une grande grace : Puis, dit-il, qu’il faut estre bon pere ? Quoy que les enfans soient mauvais, que Sigismond ait un Mire : Mais qu’on prenne garde que sous ce pretexte, on ne cache quelque nouveau dessein. Voila donc Melindor avec moy : mais tellement espié qu’il n’osoit presque rien faire, ny rien dire. Je ne laissay pas tou-
tesfois de l’instruire des intelligences que j’avois avec mes amis, & l’informer particulierement de toutes mes affaires, tant pour vous voir advertir de ma prison, Madame, dit-il à Amasis, que pour faire mes excuses à Dorinde & à Godomar. Il me donna du papier & de l’ancre, & pendant que mes deux dragons dormoient, j’escrivis sans clarté, & encore en deux ou trois nuicts, la lettre de creance que j’envoyois à mon frere. Je croy, Madame, que vous l’avez veuë & le porteur aussi. C’est le mesme de qui je vous parle. Comme il fut instruit parfaittement, je commençay à me bien porter à fin que sans nous faire descouvrir il s’en pût aller : On advertit Gondebaut de ma santé, qui en fut bien joyeux : mais plus pource que je n’aurois plus de Mire avec moy, que pour soin qu’il eust de ma conservation. Il commanda donc aussi-tost que mon Mire fust tiré de ma chambre. Il me quitte la larme à l’œil. Et moy luy promettant tout haut de le recompenser, je luy dis adieu. Il se douta que s’il n’alloit
point trouver son Capitaine, il en pourroit soubçonner quelque chose. C’est pourquoy, il y fut, & luy demandant de gayeté de cœur la recompense que je luy avois promise, le sceut si artificieusement fascher, qu’il luy commanda de se retirer, & devant luy, mit un autre en sa place. Peut estre vous estes-vous estonnées, Mesdames, de veoir que parmy ce nombre infiny d’amis & de serviteurs puissans que j’avois en Bourgongne, il n’y en eust pas un qui ouvrist la bouche au Roy, pour luy addoucir l’esprit, & l’obliger à me donner une prison moins fascheuse : Mais vous cesserez de vous en estonner quand je vous auray appris la malice de Gondebaut. De peur qu’il ne fust importuné des prieres & de la puissance de mes amis, à l’heure mesme qu’il me fit oster de mon logis, il fit mettre dans mon lit un de ses confidens, & n’ayant rien changé de tout ce qui avoit accoustumé d’estre auprés de moy, fit courir le bruit que j’estois tombé malade, & à quelque temps delà que j’avois
perdu l’esprit. Pere desnaturé qui plustost que de surmonter ses passions & ne pas saouler son obstination, aime mieux decrier sa maison, & oster à ses enfans la gloire qu’ils avoient acquise dans le monde ! Plusieurs de mes amis furent à la porte de mon logis : mais des gardes qui ne cognoissoient personne, leur disoient qu’on ne me voyoit point, & par ce moyen les empeschoient de descouvrir l’artifice de Gondebaut. Voyez un effet de la malice humaine : bien souvent les bons desseins des Princes, quoy qu’il soit tres-important de les tenir cachez, ne sont pas plustost de liberez, qu’ils sont publiez, & au contraire, pource que Gondebaut faisoit mal, tous ceux dont il se servoit en ce mauvais dessein, luy garderent une telle fidelité, que Melindor fut le premier qui sous main évanta la mine, & fit apprendre à tout le monde que j’estois enfermé dans un cachot, comme le plus miserable criminel du Royaume. Quand ces nouvelles furent apportées au Roy par le Duc Vvelebolde,
le Comte Melismond, & le Comte Asmar mes intimes amis. Il pensa enrager, & leur soustint que cela estoit faux, que j’estois en mon logis, fou où plustost enragé, & qu’il ne vouloit pas recevoir la honte qu’on me veist en cet estat. Il eut beau dire & beau crier, mes amis n’en crûrent rien, & par authorité absoluë qu’ils ont dans l’Estat comme conservateurs, & tuteurs du fils aisné des Roys de Bourgongne, sceurent rendre leur party si fort que Gondebaut prevoyant une revolte, & la voulant estouffer, fut contraint de leur advouër la verité, & pour les disposer à m’abbandonner, leur monstra les lettres que vous, Madame, & mon frere m’aviez escrittes. Ils m’excuserent puissamment là-dessus, & dirent tout haut qu’en cela j’estois de l’opinion des gens de bien, qui trouvoient fort estrange, que luy qui estoit si fort interressé en la cause des Roys, voulust soustenir un rebelle contre sa souveraine Dame. Quoy ! leur dit Gonde-
baut, en une extrême colere, mes sujets me feront la loy ? Non Seigneur, luy respondirent les Comtes, ils ne vous la feront jamais. Il faudroit qu’ils fussent aussi meschans que celuy que vous voulez secourir : mais ils auront tousjours assez de courage pour se jetter à vos pieds, & là vous supplier tres humblement de peser leurs raisons, entendre leurs plaintes, & s’ils sont bons, escouter leurs conseils. Le Roy extremément irrité leur commanda de se retirer tous chez eux, & y attendre sa volonté. Ils obeïrent : mais estans asseurez de leurs forces, aussi-tost que Melindor leur eut fait entendre mes raisons, & dit que je voulois qu’en mesme temps que le Roy se declareroit pour Polemas, ils se declarassent pour moy, ils leverent publiquement quelques gens pour donner le change à Gondebaut. Il leur envoya dire qu’il trouvoit cette nouveauté mauvaise : Eux de peur de l’efaroucher licentierent ces nouvelles troupes, & luy envoyerent des Chevaliers exprés
l’asseurer de leur fidelité. Ce fut en ce temps-là que soubs pretexte que Rosileon & Celiodante estoit sur ses frontieres, il mit son armée à la campagne, & prenant l’occasion de leur absence deffit quelques unes de leurs troupes qui s’estoient trop avancées. Ce bon succez luy enflant le courage, il demeura avec huict ou dix mille hommes sur ses frontieres & sous la conduitte de Fredebolde, fit tourner la teste de sa grande armée de trente deux mille hommes de pied, & huict mille chevaux contre cette ville. Cependant qu’il s’esloigne de Lyon, & qu’on le void arresté par le retour des deux Roys qui vouloient entrer dans la Bourgogne, tous mes amis se declarent & font en moins de huict jours une telle diligence pour assembler leurs forces, qu’ils se trouverent à leurs rendez-vous, vingt cinq Comtes, sept Ducs, & plusieurs grands Seigneurs, avec vingt cinq mille hommes de pied, & cinq mille chevaux. La nuict qui preceda le jour où ils envoyerent leur manifeste par tout,
& au Roy mesme. Comme je ne faisois que de me mettre au lict, j’ouïs ouvrir la porte de ma chambre, & vis entrer le Comte Melismond Gouverneur de Lyon, l’espée à la main, qui fit prendre mes deux monstres par ses gens. Seigneur, me dit-il, vous avez trop esté indignement traitté du Roy, il faut que vous monstriez à ce coup qu’en dépit de luy vous estes son successeur. Luy-mesme en disant cela, me donne mes habillemens. Je vous laisse à penser, Mesdames, si ce secours si peu esperé m’estonna. Je fus quelque temps sans le vouloir croire : mais en m’habillant : Seigneur, me disoit Melismond, vous avez sujet de vous estonner : mais c’est des mauvais conseils du Roy. Pour vous, il n’y a rien qui ne vous obeïsse : Tout Lyon qui a pleuré de vostre detention fera des feux de joye de vostre delivrance. Allons, il y a quarante mille hommes qui ne sont à la campagne, que pour aller la teste baissée par tout où vous leur commanderez : Mais au nom de tous vos amis, je vous fais une priere
c’est que vous n’oubliez jamais Melindor. C’est un miracle de nostre siecle, qui seul presque nous a donné le courage d’entreprendre en si peu de temps ce que nous faisons pour vostre service. Comme je fus descendu de ma prison, je veis une partie de mes gardes tuez au pied du degré. Le Capitaine estoit estendu sur le carreau de la porte, percé d’un coup de halebarde : Dorinde alors comme si elle fust venuë d’un grand esvanouïssement, souspira extremément haut : & dit ô Dieux, pour cette delivrance, Dorinde vous vouë tout ce qu’elle est capable d’entreprendre. Ces mots firent tourner la teste des Nymphes & du Prince sur elle, & obligerent les uns & les autres à luy dire de belles paroles pour ce tesmoignage d’amitié. Je ne m’estonne pas dit le Prince de fort bonne grace, si la belle Dorinde a ressenty si vivement l’aise de cette sortie, pource qu’ayant esté tousjours prisonniere avec moy, elle fut en liberté aussi-tost que moy : car j’emportay sa peinture, qui depuis ce
temps-là, a dans les armées esté la principale Enseigne de mes trouppes. Aussi-tost que je fus hors de prison, je montay à Cheval, & sortis de Lyon sans retourner chez moy, de peur que le Roy venant à sçavoir cette action ne nous fist fermer les portes, & ne fust cause de la mort de la pluspart de la ville. Nous n’arrestasmes mes amis, ny moy en lieu du monde que pour repaistre, jusqu’à ce que nous fusmes où nous estions attendus. Je fis faire monstre generale à mon armée, & luy fis advancer deux monstres, afin que chacun servist d’affection. Apres cela on envoya le manifeste dont je vous ay parlé à Gondebaut, & pour divertir ses forces, nous nous jettasmes dans la basse Bourgongne : mais sans ruïner personne nostre dessein fit son effet. Gondebaut, à ce que je sceus depuis, ayant appris les nouvelles de ma liberté dit des choses estranges : mais il fit bien pis quand il sceut que tous ses subjets estoient entrez à main armée pour me deffendre. Il fallut faire revenir ses forces du siege
de cette ville : moy en mesme temps j’envoye deux Chevaliers à Rosileon, & Celiodante pour les advertir de l’estat où j’estois. Ils passent malgré Gondebaut, & m’estans venus joindre auprés de la Forest de Mars, je laissay la moitié de mon armée entre les mains de Melismond pour empescher les desseins du Roy, & avec le reste fis l’avant-garde de l’armée des deux Roys. Nous n’allions que la nuict afin de surprendre Polemas, s’il estoit possible, comme nous avons heureusement fait. Mais au premier logement que nous fismes sur vos terres, nous pensasmes faire une grande faute, & je puis dire que sans la belle Dorinde, vous perdiez peut-estre non seulement les Roys & Sigismond : mais aussi Clidamant & Lindamor. Voicy, Madame, comme cecy arriva. Nous descouvrismes au point du jour sur des buttes assez esloignées de nous, de la Cavallerie qui sembloit venir pour nous recognoistre. Nous envoyasmes de nos Coureurs pour apprendre des nouvelles. Les uns & les autres faisans
ferme, & ne voulans point se declarer furent prés de venir aux mains. Nostre foiblesse fut nostre conservation, pource que cinq compagnies de Cavalerie venans pour soustenir celles qui estoient devant les nostres, il fallut que nos gens se retirassent. A mesure qu’ils se retiroient, les autres advancerent, & furent si prés de nous que Lindamor qui estoit à la teste de ces Coureurs apperceut la belle Dorinde vestuë en Bergere qui servoit d’enseigne à ma compagnie d’Ambactes. Il s’arresta & appellant assez haut mes gens, leur demanda que signifioit cette Bergere : Il en apprit ce que ceux ausquels il s’addressoit luy en pûrent dire. C’est donc pour la Nymphe Amasis que ces trouppes vont en Forests ? C’est pour faire lever le siege de devant Marcilly où elle est enfermée, luy respondit un Capitaine. Et qui sont ceux, continua Lindamor, qui luy menent ce grand secours ? Ce sont les Roys Rosileon & Celiodante, & le Prince Sigismond. Teutates soit eternellement loüé, dit
tout haut Lindamor, nous allons aussi pour le mesme dessein. Faites, s’il y a moyen que je puisse avoir l’honneur de leur faire la reverence. Pendant que l’on nous vint dire ces nouvelles Lindamor les fit porter à Clidamant, qui se rendit aussi-tost auprés de luy. Et presque en mesme temps les Roys & moy estans sortis à la campagne nous veismes arriver Clidamant & Lindamor. L’estonnement que nous eusmes de veoir le Prince fut extrême, pource que tout le monde l’ayant crû mort, & les nouvelles en ayans esté portées par toutes les Courts de l’Europe, nous pensions que ce fust un songe de le veoir. On n’a pas menty, Seigneurs, nous dit-il, quand on vous a fait entendre que j’estois mort, & l’on ne mentira pas aussi quand on vous dira que je suis ressuscité. Je dois la vie à Lindamor : mais cette histoire est trop longue, & puis sçachant les obligations que je vous ay pour le secours que vous menez à la Nymphe ma mere, j’ay bien d’autres discours à vous faire.
Nous l’embrassasmes l’un apres l’autre, & Lindamor aussi, qu’à parler sainement, on peut appeller le Chevalier sans pareil. Mais je vous ennuye de ce long discours. Il me suffira de vous dire qu’ayans ensemble communiqué ce que nous avions resolu en particulier, nous conclusmes que nous n’irions que de nuict, afin de surprendre Polemas, & si nous n’estions point descouverts nous attaquerions son camp par trois endroits. Hier à unze heures de nuict, nous nous trouvasmes où nous desirions, & bien que Polemas eust appris de nos nouvelles, si est-ce que ne sçachans ce que nous voulions faire, il ne pût empescher nostre dessein. De qui parleray-je, Madame, pour vous dire avec quelle affection vous avez esté servie ? Je ne sçay, car les Roys y oublians leur conservation, s’y sont exposez à tous les perils imaginables. Clidamant s’y est rendu esmerveillable : Et Lindamor, qui a tousjours mené la victoire de quelque costé qu’il ayt paru, nous
a tous comblez d’un tel estonnement de sa valeur, qu’il ne finira jamais qu’alors que les armes & le courage seront sans estime. Pour Godomar & son frere, ils ont fait ce qu’ils ont pû, & sans mentir, je diray pour eux que leur affection à vous servir, n’a cedé à pas un de tous ceux qui estoient au combat. Ces Princes ont sur eux les marques de leur courage, & de vostre victoire. Leurs blesseures ne doivent point rendre vostre contentement moins pur. Dans deux jours vous en verrez la moitié, & le reste bien-tost apres. Ainsi finit le Prince, & lors Amasis ne sçachant de quelle sorte de remerciements user pour luy faire veoir l’extrême ressentiment qu’elle luy avoit de la peine qu’il avoit prise pour elle, demeura un quart d’heure à luy dire tout ce qu’elle avoit premedité. Galathée luy en dit moins : mais ce fut si à propos que Sigismond confessa qu’elle estoit la fille incomparable d’une mere sans comparaison. Dorinde qui estoit le centre où alloient abboutir toutes les pensées,
toutes les paroles, & toutes les actions du Prince, n’en fut pas quitte à si bon marché. Il fallut qu’elle luy dit non seulement comme elle avoit pû venir de si loing à pied : mais aussi qui estoit le bon vieillard qui l’avoit si bien conduitte. Et bref, combien grandes avoient esté ses peurs tant au pont où elle se trouva seule, que lors que Clorange fut si insolent que de la vouloir faire prendre. Il estoit desja fort tard : C’est pourquoy le Prince voulut remener Dorinde en sa chambre pour laisser mettre les Nymphes au lict. Elle en fit difficulté au commencement : mais ne pouvant refuser cet honneur, elle se laissa conduire par le content Sigismond, qui ayant laissé toutes les pensées de la guerre dans son armée, ne songeoit qu’aux ravissements, qu’en la possession de Dorinde, luy promettoient les flatteries de l’Amour. Comme ils furent dans la chambre, n’ayant autre compagnie que deux Nymphes d’Amasis, & le Chevalier du Prince, il se passa un fort long-temps qu’at-
tachez par la veuë l’un sur l’autre, & ravis d’estre en un Estat où ils n’osoient esperer de se veoir, ils ne sçavoient par où commencer leur discours.
Sigismond comme celuy qui avoit tousjours eu le plus d’esperance prenant, la main de Dorinde, & avec un tremblement extrême la portant jusqu’auprés de sa bouche. Je veux que les Dieux me punissent, dit-il, s’il s’est passé jour depuis que mon mal-heur vous separa de moy, auquel cent fois je ne leur demanday la grace de me pouvoir trouver où je suis, & tenant cette belle main, vous promettre tout ce que vostre beauté exigera de moy, la premiere fois que j’en esp