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Quatrième partie, édition de 1624
Édition des quatre premiers livres et du début du cinquième, publiée sans l’aveu d’Urfé par les libraires associés François Pomeray, Toussaint Du Bray, Jacques de Salencque et la veuve d’Olivier de Varennes
Sommaire :
- - Au lecteur
- - livre 1
- - livre 2
- - livre 3
- - livre 4
- - livre 5 (inachevé)
- - Extrait du privilège
QUATRIESME
PARTIE.
1624.
A PARIS,
Chez TOUSSAINCT DU
BRAY, ruë S. Jacques
aux Espics murs.
Avec Privilege du Roy
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ,
Marquis de Bagé, Verromé, Virieu le grand, Conte de Chasteau-Morant & Chevalier de l’Ordre de Savoye.
QUATRIESME PARTIE.
***
A PARIS,
Chez TOUSSAINCT DU BRAY,
Ruë Sainct Jacques, aux Espics meurs.
M. DC. XXIIII.
Avec Privilege du Roy.
AU LECTEUR,
Voicy cette quatriesme partie d’Astrée qui a si long temps esté desirée avec tant d’impatience, les grandes supplications que plusieurs personnes de merite ont faict à MONSIEUR D’URFÉ, l’ayant obligé de la mettre en lumiere, autant pour plaire à ceux qui se sont témoignez desireux de la voir, qu’afin de satisfaire à la demande que Madamoiselle sa Niepce luy en avoit faite. Car lors que toutes choses sembloient s’opposer au dessein qu’il avoit pris de la parfaire, & que les diverses affaires où il estoit occupé n’en promettoient de longtemps la fin, il a voulu mettre au jour ce qu’il en avoit desja faict, luy donnant sa coppie pour en disposer à sa volonté, qui n’a jamais esté autre, que d’en faire part à chacun, luy ayant pour cet effect envoyé ces cinq livres, pour les faire imprimer. C’est pourquoy, outre la gloire qui est deuë à Monsieur son Oncle, d’avoir continué cet œuvre avec tant de perfection, encor luy est-on particulierement redevable de ce bien-faict, puis qu’elle en a voulu honorer le public, qui en retirera du profit, & beaucoup de contentement.
LA QUATRIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE PREMIER.
La Nimphe Leonide estoit à peine hors de la maison du venerable Phocion, où elle avoit laissé Celadon, déguisé du nom & des habits de la Druyde Alexis fille du sage Adamas, qui estoit couchée en la mesme chambre, où Astrée & Phillis estoient, lors que le passionné Berger les voyant esveillées, & se souvenant des propositions que le jour auparavant Astrée, & elle avoient faite de changer d’habillements, sortit impatiemment du lict, & se mettant sus elle promptement la robbe de la Bergere, s’en vint où elle reposoit, pour luy ramentevoir ce qu’elle luy avoit promis, & s’approchant doucement de son lict, contemploit avec admiration les beautez qu’elle n’estoit soigneuse de tenir couvertes, car sa chemise, qui comme elle se tournoit, s’estoit entr’ouverte, laissoit paroistre un sein plus blanc que neige : Ainsi que s’éveillant en sursaut, & n’ayant point apperceu l’arrivée de la Druyde surprise à sa veuë, la receut avec une rougeur, & un adveu de sa honte, & de l’étonnement qu’elle avoit de sa diligence qu’elle attribuoit à l’incommodité qu’elle avoit euë d’un si mauvais logement, & s’excusant de ne s’estre pas trouvée à son lever, pour luy ayder à s’habiller, & luy rendre les devoirs auquels elle estoit obligée, pria Phillis de se lever aux protestations de la crainte qu’elle avoit qu’Alexis ne s’ennuyast en une compagnie si differente de celles qu’ont ordinairement les filles de sa qualité, & de ce qu’elle ne sçavoit comment satisfaire aux commandemens qu’elle avoit receus de Phocion, pour luy faire bien passer le temps, mais que bien qu’elle n’en sceust gueres de moyen, elle ne laisseroit de faire tout ce qui luy seroit possible, pour s’en acquiter : la feinte Druyde alors ne sçachant comment dignement recognoistre tant de courtoisies, & s’en ressentant avec les caresses ordinaires, entre les filles qui s’ayment bien fort, luy répondit que ces paroles de compliment n’estoient point necessaires entr’elles, puisque leurs façons de vivre luy estoient si agreables qu’elle ne s’y pouvoit jamais ennuyer, & qu’elle les prioit seulement de ne s’y point contraindre pour elle, qui desiroit traitter avec toute force de familiarité avec elles, si elles le trouvoient bon. Joignant à ces discours tant d’autres asseurances de son contentement qu’Astrée & Phillis luy en demeurerent grandement obligées, & cela fut cause que renouvellant leurs caresses, comme les plus seurs gages qu’elles se peussent donner l’une à l’autre ? Le bon-heur du Berger estoit tel, que sans la contrainte qu’il estoit forcé de faire, de peur d’estre recogneu, il luy eust esté peut-estre impossible d’en desirer un plus grand, Et à la verité il faloit bien que l’artifice dont il usoit ne fust pas petit, puisque vivant parmy des personnes, qui le cognoissoient si bien, & qui n’avoient pas manque d’esprit ny de jugement, il se sceut toutefois déguiser de telle sorte qu’elles ne peurent jamais soupçonner que cette feinte Druyde fust leur tant aymé Celadon. Il est vray que la creance du grand Druyde Adamas, qui l’advoüant pour sa fille, favorisoit ce déguisement, luy pouvoit bien ayder beaucoup ; car mal- aysément eust-on jamais pensé que ce Druyde, qui s’estoit acquis tant d’authorité, voulust prester la main à une feinte, qui estant recogneuë mal à propos, pouvoit grandement diminuer sa reputation, & principalement en cette contrée, où Celadon estoit si fort cogneu de tout le monde, qu’il falloit qu’il trompast les yeux de tout un païs, puisque si une seule de ses actions eust tant soit peu démenty le nom de fille qu’il portoit, il estoit perdu. Imaginez-vous un peu quelle prudence, il devoit avoir pour faire qu’à son visage, à sa parole, & à ses façons de vivre, il ne donnast point de sujet de soupçon à des personnes qu’il avoit adorées, & qui pouvoient voir en son visage tant de traits de celuy qu’elles avoient si bien gravé en l’ame, & dont la seu- le idée leur estoit encore toute recente. Il vivoit aussi dans une perpetuelle crainte, qu’elles ne recognussent sa vraye condition, & que quelque bruit ne leur découvrist qu’il estoit leur vray Celadon : cette apprehension luy faisoit embrasser avec prudence les moyens de détourner les accidens, qui pourroient troubler sa felicité, en avançant dextrement l’execution de son entreprise : & d’autant qu’il voyoit Astrée dé-ja fort disposée à l’aymer, comme Vierge Druyde, il s’imagina que s’il luy imprimoit bien avant cet Amour, encore que ce fust sous un titre feint d’Alexis, il le luy pourroit aysément faire recevoir par apres, sous celuy de son Celadon, qu’elle avoit tant aymé au lieu de ceste Vestale imaginaire. Et encore qu’il sceust fort bien que les choses inacoutumées semblent estranges au commencement, il pensa qu’elle s’y porteroit toutefois par imitation, sçachant bien que l’on n’estime pas faillir lors que c’est par l’exemple des personnes que nous honorons. Il creut donc que disant avoir de l’amour pour elle, il la pourroit aysément porter à recevoir pour luy une semblable impréssion, & qu’il obtiendroit ainsi d’elle ce qu’autrement il jugeroit impossible. mais quand il voulut mettre en effet cette deliberation, il y trouva beaucoup plus de difficulté qu’il ne s’estoit pas proposé, & cogneut bien qu’il estoit mal-aysé qu’il se fist paroistre amoureux d’une personne, quoy que de mesme sexe, sans donner une opinion qui ne fust moins honneste que ne requeroit la condition de Druyde, qui estoit ce qu’il vouloit paroistre : il ne laissa pas toutefois de chercher en son imagination un expedient propre à ce qu’il desiroit, & y ayant quelque temps pensé, Phillis qui n’avoit encores gueres parlé, voyant qu’il révoit, luy dit, Madame, je vous y prends, il faut bien que ce soit à nostre confusion, qu’usant de la liberté que vous m’avez permise, je vous die que nonobstant vos civilitez vous révez, comme une personne qui s’ennuye. Pardonnez moy discrete Bergere, répondit Alexis, ce n’est pas la cause de mon silence, mais l’ordinaire coustume des Vestales d’estre un peu retirées en elles mesmes, si promptement, apres leur réveil. C’est Madame, répondit Astrée, la crainte qu’a ma compagne, que ce qu’elle dit soit vray, qui luy a fait dire, & se tournant vers elle ; Comment ma sœur, luy dit-elle, hé ! vous ne vous dépeschez gueres, vrayement vous estes si paresseuse, que vous laisserez habiller Madame toute seule, sans vous souvenir qu’elle se fait Bergere aujourd’huy, & que nostre assistance luy est par consequent plus necessaire que nostre discours. Ma sœur, dit Phillis, en se jettant hors du lict, j’avoüe que j’ay failly, mais je m’estonne comment vous m’en osez accuser, puisque ç’a esté par vostre exemple. Astrée vouloit répondre lors que la Druyde les conjura l’une & l’autre, de ne se mettre point en peine d’elle ; & que leur habit estoit si facile au prix du sien, qu’elle n’y avoit point de difficulté, & recevant un extréme contentement devoir sa Bergere dans cette nonchalance, qui sembloit ajouster encore quelque chose à sa beauté ; la pria de ne se point haster, afin qu’elle luy peust elle mesme attacher son voile & sa coiffure, qu’il falloit avoir long-temps pratiquée pour la sçavoir bien accommoder, avec de semblables discours. Astrée se levant vint salüer la Druyde, & luy donner le bon-jour, avec une grande humilité & affection, qui luy fut renduë de mesme : & ce pendant Phillis s’achevant d’habiller, vouloit ayder à Alexis, qui la refusant doucement, & s’agençant avec grande adresse, témoignoit bien qu’elle avoit plus veu de ces habits là que de ceux de Druyde, dequoy toutefois les Cergeres ne s’apercevans point, l’a- tribuoient plustost à la dexterité de son esprit & de ses mains, qu’à toute autre chose : si bien que Phillis, voyant qu’elle luy estoit inutile, adressa sa parole à Astrée, & luy dit, je croy, ma sœur, que je pourrois bien avoir le loisir d’aller voir comment se porte Diane, & d’essayer de l’amener avant que vous soyez toutes deux habillées, car ce n’est pas en user comme nostre ancestre nous l’ordonne, que de la laisser si longuement seule, avec le déplaisir qu’elle ressent. Quel est l’ennuy qu’elle a ? demanda incontinent Alexis, luy est-il advenu quelque malheur ? Astrée alors en sous-riant, luy répondit, Encore que celuy qu’elle ressent, ne soit pas des plus grands, si ne laisse-il de luy estre fort sensible : mais Madame, il ne faut pas vous importuner d’oüyr nos petites affaires, cela ne feroit que vous ennuyer. Et alors faisant signe à Philis, Allez ma sœur, luy dit-elle, vous acquiter de ce devoir d’amitié, & si vous pouvez, amenez la quand vous reviendrez, & nous luy témoignerons toutes que ce qu’on luy a dit, est une meschanceté, que les Dieux permettront qu’elle soit verifiée. Et si vous revenez bien tost vous nous retrouverez icy encore, ou peut-estre dans le petit bois de coudre, me semblant que Madame s’y plaist davantage que par tout ailleurs. En disant cela Philis sortit de la chambre, & Alexis répondit, En tous les lieux où je puis estre avec la belle Astrée, j’avoüe que je m’y plais plus que je ne sçaurois dire, & qu’au contraire lors que je suis esloigné d’elle, il ny a lieu qui ne me soit desa- greable. C’est à moy, Madame, repliqua la Bergere à qui vous devez laisser dire ces paroles, à moy dis-je, qui n’ay autre contentement que celuy d’estre aupres de vous, ny autre plus grand desir que d’acquerir l’honneur de vos bonnes graces : Ne desirez point, dit Alexis, ce que vous possedez si absolument. Si le Ciel, adjousta la Bergere, m’a voulu rendre si heureuse par dessus toutes mes esperances, je confesse Madame, que je n’ay rien plus à souhaitter, sinon la conservation de ce bien, duquel vous m’asseurez, & de pouvoir employer les jours qui me restent en vous servant, sans vous esloigner, & pour cét effet, j’ay desja supplié la Nymphe Leonide de me favoriser de son crédit, & de son advis, & quoy que les difficultez qu’elle me propose luy semblent ne pouvoir estre surmontées, si est-ce que je les trouve fort aisées pour obtenir un si grand bien. Que s’il n’y en avoit point d’autres je me reputerois la chose trop facile, & presque sans difficulté, car elle me rapporte la volonté de mes parens qu’elle estime estre un puissant obstacle au bon-heur que je recherche : mais puisque le Ciel m’a ravy mon pere & ma mere, quels parens me reste-il qui puissent me violenter & m’empescher de me dédier au service de Tautates, qui est un dessein à ne devoir estre contrarié de personne : elle m’a opposé aussi les pretensions de Calydon, dont je me mocque extrémement, bien qu’il me pense desja sienne ; parce (dit-il) que Phocion l’agrée, & luy a promis fa- veur aupres de moy, qui ne s’en épouvante pas beaucoup : car je sçay assez jusques où va l’authorité d’un oncle sur une niepce, bien qu’elle soit sans pere & sans mere, & ce que je luy dois, & suis bien certaine qu’il est si religieux envers les Dieux, qu’il ne leur voudroit pas ravir une volonté qui leur seroit entierement dediée. Et pour ce mariage, croiez que si j’en oy parler davantage, j’en trencheray le des-adveu si court, qu’il n’en sera jamais plus de bruit, aussi n’est-ce pas de cela que ma peine procede : il y a une difficulté que Leonice a obmise, & que je trouve bien plus grande que toutes les autres ; c’est de sçavoir avec quel service, & par quels moyens je pourray m’acquerir vostre volonté, & celle des autres Vestales, qui mesmes n’ayans pas une égale bonté à la vostre, me jugeront indigne de vivre avec les autres vierges des Carnutes, car il me sufit, pourveu que je ne vous éloigne jamais, & me rangeray, pour meriter ce bien à toutes les plus humbles obeïssances, dont je seray capable, & que je rendray pleines d’affection & de contentement ; si cela me sert à vous faire paroistre que je suis tout à vous. Vrayment, répondit Alexis, Belle Astrée j’ay bien à vous remercier de la bonne volonté que vous me portez, faisant telle estime de vostre bien-veillance, que je souhaite autant que vous, que nous puissions passer le reste de nostre vie ensemble, & pour témoignage de ce que je vous dis, soyez asseurée qu’il ne tiendra qu’à vous que nous ne nous separions jamais : mais j’ay bien peur quand je vous diray ce qu’il faudra faire que vous ne changiez de dessein. Ah ! Madame, s’écria Astrée, ne me faites pas ce tort d’avoir une telle creance de moy : mais au contraire, soyez asseurée qu’en la vie & en la mort cette résolution me continuera. Je croiray tousjours de vous, dit Alexis, tout ce que vous voudrez, & mesme quand ce sera une chose si avantageuse pour moy, & tant selon mes desirs. Il est vray que comme la preuve des choses que nous desirons, est tousjours agreable, & que je ne veux point manquer de répondre à tout ce que vous m’avez demandé ; Sçachez Bergere que la difficulté n’est pas grande de parvenir à ce que vous desirez, & voyez de combien je suis contraire à l’opinion de Leonide : il faut seulement que vous observiez deux choses, l’une que vous m’aymiez autant que j’ay d’amour pour vous, & je vous diray l’autre, que cognoistray que vous aurez mis en effet cette premiere proposition. Astrée alors mettant un genoüil en terre, quoy que la Druyde la relevast, baisant la main d’Alexis en signe de recognoissance, Si la seconde chose, dit-elle, que vous me voulez proposer est aussi facile que la premiere, vous avez raison Madame, de dire que la difficulté n’est pas grande ; car permettez moy je vous supplie, de jurer que si je n’ayme la Druyde Alexis, non pas comme elle mesme, mais plus encore que l’amour que les Deïtez ont les unes pour les autres, où il n’y peut avoir de manque, voire plus que tout autre, soit au Ciel ou en la terre puis- se avoir. Je veux que les Dieux me reduisent en cendre avant que je merite vos bonnes graces, en la possession desquelles je ne veux plus avoir de vie, pour m’en rendre digne, & mourir d’un tres cruel martyre si j’ay autre pensée que celle-là : & avec tout cela, repliqua Alexis, pouvez-vous estre en quelque doute, que je ne vous ayme ; Ah ! s’ecria Astrée, ce ne m’est pas une consequence, qui me rende si outrecuidée, que je pense meriter de vous une amitié pour la mienne : ce seroit beaucoup, & je m’estimeray trop heureuse si l’honneur que je vous veux rendre, & le respect que je vous porte, ne vous desagreant point, vous oblige à les soufrir de ma petitesse. Or Bergere, dit la Druyde, dépoüillez-vous de cette doute, si vous ne voulez que je croye que vous estes aussi bien deceuë en la grandeur de l’amitié, que vous pensez me porter, qu’en la foiblesse que vous estimez en celle que j’ay pour vous : car soyez certaine qu’il n’y a point d’amour qui puisse égaler la mienne : & en cela je ne puis pas estre trompée comme vous ; parce que je sçay par experience ce que j’en dis. Je pense vous avoir desja raconté que j’ay autrefois aymé une fille, & lors j’eusse juré qu’il estoit impossible à tous les humains d’égaler cette amitié : mais maintenant quand je la compare à celle que j’ay conceuë pour vous, j’ay honte de l’erreur où je vivois alors, la trouvant si petite qu’au prix de cette-cy, elle n’est pas presque sensible ; & vous au contraire, qui n’avez encore rien aymé, vous pouvez aysément estre persuadée que cette affection est tres grande, encore qu’elle ne le soit pas, d’autant que jusques icy vous n’en avez jamais esprouvé d’autre, qui par sa comparaison vous en puisse faire donner un bon jugement. Madame, dit la Bergere, cette dispute que je voy entre nous, est de celles où la victoire apporte du dommage, & que d’estre vaincu ; c’est estre victorieux, & toutefois si ne veux-je point quitter les armes si aysément, non pas que je ne vous veüille ceder en tout ce qu’il vous plaira : mais parce que ce seroit un grand défaut en moy, si estant de si loin devancée de vous en merite je permettois encore de l’estre en affection. C’est pourquoy vous trouverez bon, Madame, que je dise, que si par la comparaison on peut juger de la grandeur d’une amitié, je dois bien avoir cette permission, moy dis-je qui ay commencé d’aymer presque dés le berceau, & qui ay continué depuis avec tant d’opiniastreté, que ny les difficultez, ny le temps, ny les absences, ny les commandemens de ceux qui pouvoient disposer de moy, ny bref chose quelconque, ne m’en ont peu divertir que la seule mort. Et toutefois je jure, & le jure avec verité, que je vous ayme encore davantage que tout ce que j’ay aymé jusques icy : & encore que cette parole soit trop glorieuse dans la bouche d’une Bergere, ayez agreable que je la prononce, puisque les autres, qui ont plus de respect, ont aussi, ce me semble, moins d’amour & moins d’affection.
A ce mot Alexis ouvrant les bras, avec un visage riant, & Astrée en faisant de mesme, elles s’embrasserent avec un témoignage de si bonne volonté, qu’il ne falloit pour le contentement de toutes deux, sinon qu’Alexis osast dire, Je suis Celadon : mais en fin la crainte, qui accompagnoit tousjours la Druyde, ne luy laissant pas gouster sans quelque amertume la douceur de ses caresses, elle eut peur que cette trop grande felicité ne la transportast de telle sorte, que la Bergere vint à recognoistre ce qu’elle estoit, & cela fut cause, que se retirant un peu, avec une honeste rougeur, qui luy vint au visage ; & apres s’estre teuë quelque temps, elle profera ces paroles, mais avec une pudeur si bien representée, que si quelqu’une de ses actions avoit peu donner quelque doute de ce qu’elle vouloit cacher, elle estoit suffisante de la retenir eternellement en cette tromperie. Mais belle Bergere, luy dit-elle, qu’est-ce que la violence de l’affection que je vous porte ne vous fera point juger de moy, si de fortune la vostre ne la fait point excuser ? Et en disant ce mot, elle mit la main sur son visage, comme le cachant de honte, & toutefois continuat’elle, je vous jureray par la grande Vesta, & par la Vierge, que les Carnutes disent devoir enfanter, que je suis tellement éloignée de toutes ces affections, que plusieurs autres filles de mon aage pourroient ressentir, que jamais je n’ay aymé homme quelconque pour ce sujet, & que toutes mes passions ont tousjours esté employées en l’amitié d’une fille que j’ay veritablement aymée autant que je pouvois aymer alors : mais non pas à l’égal de ce que je vous ayme maintenant, & il faut que vous riez de mon humeur, je prenois autant de plaisir à estre caressée d’elle, que si j’eusse esté un homme, & non pas une fille : & c’est le bon que je sens renouveller cette mesme humeur en moy quand je suis aupres de vous, ce que je ne sçay à quoy attribuer, sinon à l’excez de l’affection que je vous porte, & que je ne voudrois pas toutefois qui vous fust desagreable ny ennuyeuse. Astrée alors monstrant bien en son visage le contentement que ces paroles luy donnoient, luy répondit, Ce seroit à moy, Madame, d’user de ces excuses envers vous, qui avec raison dois craindre de vous estre importune par la trop grande liberté que mon affection me donne, car j’avoüe d’avoir aymé un Berger : mais je diray bien avec verité, de n’avoir jamais eu tant de contentement de parler à luy, & de recevoir quelque témoignage de bonne volonté que je fais d’estre aupres de vous. O Dieu ! dit Alexis, combien dois-je remercier la bonté du Ciel, qui ayant voulu me sousmettre à cette affection que je vous porte, vous en a de mesme donné une semblable, afin que je puisse vivre aupres de vous avec toute sorte de contentement & d’honneste liberté, sans estre retenue par les doutes que je vous ay dites, & qui pouvoient mesler de quelques amertume les douceurs d’une si heureuse vie. Et lors luy tendant la main, vous voulez donc bien, continuat’elle, ma belle Bergere, que nous vivions quand nous serons en particulier avec la mesme franchise, que nous avons fait jusques icy : je dis en particulier, car devant le reste des Bergers, & des Bergeres, il est à propos d’estre un peu plus retenuës, pour ne leur donner occasion de soupçonner de nous chose qui nous puisse estre desavantageuse. Comment, reprit la Bergere, si je le veux : mais si ce ne seroit point me faire mourir de regret, que de me le deffendre. Mais Madame, puisque vous voyez que j’observe si bien la premiere chose que vous m’avez ditte estre necessaire, pour avoir le bon-heur de demeurer eternellement aupres de vostre personne, que tardez-vous à me dire l’autre que vous m’avez promise, afin qu’en l’effectuant, je me puisse dire la plus heureuse fille qui fust jamais ; Belle Bergere, luy répondit Alexis, il n’est pas encore temps que je la vous die : mais puisque je vous vois en cette volonté, je vous promets que quand je verray qu’il sera à propos, je vous la feray sçavoir, sans que vous ayez la peine de me la demander ; & cependant pour essayer si cette vie nous sera aussi agreable que nous nous l’imaginons, je suis d’avis que dés à cette heure nous commencions à vivre comme nous devons faire le reste de nos jours : je veux dire avec l’honneste liberté que deux parfaites amies doivent avoir ensemble. Et en premier lieu rayons je vous supplie de nos discours tous ces mots de Madame & de Druyde, afin que l’amitié qui doit estre à jamais entre nous commence d’user de ses privileges. Vous me permettrez, s’il vous plaist, Madame, dit Astrée, qu’en quelque lieu, & en quelque qualité que je puisse estre, je vous rende tousjours les respects que je vous dois, & tant s’en faut, que cela m’empesche de jouyr des contentemens que j’espere aupres de vous, que ce sera me les augmenter de beaucoup quand je penseray que je fay ce que je dois. Vous vous trompez, répondit Alexis, & si vous pouvez cela sur vous, je ne le puis pas sur moy, qui ne veux souffrir qu’une personne, qui doit estre une autre moy mesme, use de ces paroles qui témoignent qu’il y a de la dif- ference, car si le principal effect de l’amour a tousjours esté l’union, pourquoy voulez-vous que nous souffrions que ces tyrannies que l’on déguise du nom de respect & de civilité : nous empeschent ce meslange, & cette union parfaite de volontez, qui doit estre entre nous ? J’ordonne donc qu’Astrée sera Alexis, & qu’Alexis sera Astrée, & que nous bannirons de nous non seulement toutes les paroles, mais toutes les moindres actions encore qui peuvent mettre quelque difference entre nous, & vous verrez que nous n’aurons pas vescu longuement ensemble avec cette franchise, que l’amitié que vous me portez s’augmentera au double. Vous me permettez donc Madame, repliqua Astrée de vous en demander un commandement afin que l’obeissance qu’en cela je vous rendray couvre la faute que j’y pourrois commettre. S’il ne faut que cela, adjousta Alexis, pour vostre contentement, je vous le commande avec promesse que je vous fay de ny contrevenir de ma vie. Et parce qu’il est bien à propos que nous nous conformions à la façon des personnes avec lesquelles nous voulons vivre, sçachez, Bergere, que la coustume des filles Druydes qui sont aux Carnutes, est de ne s’appeller jamais par leurs propres noms, mais par d’autres que l’amitié qu’elles se portent leur fait inventer, & qui témoignent la bonne volonté qu’elles ont les unes pour les autres, & ces nouveaux noms parmy elles sont appellez des alliances, comme si l’on vouloit dire que par là on se lie de plus forts devoirs & de plus forte affection. Je suis donc d’advis que nous en fassions de mesme, tant pour nous obliger par cette nouvelle confirmation d’amitié à une plus entiere amour, que pour faire paroistre à ces filles, quand nous serons parmy elles, que non seulement nous sçavons & approuvons leurs coustumes, mais que nous les voulons religieusement observer. Et quand j’y ay bien pensé, je n’en trouve point une qui, ce me semble, nous puisse estre plus à propos que celle de maistresse & de serviteur, tant parce que ce ne sont point paroles recherchées ny qui ne soient ordinaires parmy elles, que d’autant qu’elles témoignent je ne sçay quoy que veritablement, & vous & moy ressentons l’une pour l’autre. Je reçoy, dit Astrée, cet honneur avec mille sortes de remerciement, & avec protestation & vœu que je fais à la Deesse Vesta, comme esperant de luy estre un jour dediée, qu’à jamais, non seulement de nom mais d’effet, je vous tiendray pour ma maistresse, & je seray vostre serviteur. Alexis alors en sousriant, je voulois, répondit elle, que ce fust vous qui eussiez le nom de maistresse, mais puis que vous avez choisi, je le vous laisse pour commencer à vous rendre témoignage, que je ne veux que ce qui vous plaist. Et lors luy tendant la main, donnez moy, continua-elle, mon serviteur, la vostre, en signe que vous acceptez ce nom, & que jamais vous ne romprez l’estroitte alliance que nous faisons maintenant, & de la- quelle il sera à jamais le symbole. Et en mesme temps je vous jure, & je vouë au grand Tautates Amour, qui est celuy que nous servons & adorons parmy les Carnutes, qu’éternellement je veux vivre avec vous, comme avec la seule personne que je veux aymer parfaitement, & de laquelle aussi je veux seulement estre aymée de cette sorte. Astrée alors non point une, main, dit-elle, mais je vous donne toutes les deux, & de plus le cœur & l’ame ; pour témoignage que pour vous seule je veux aymer l’amour, & le hayr pour toute autre, vous voüant & consacrant tous mes desirs & toutes mes affections, & si je n’observe inviolablement ce que je promets, ou si je déments quelquefois envers vous l’honorable nom que j’ay receu, je prie ce mesme Amour Tautates que vous avez reclamé, que non seulement il me fasse hayr par toutes les creatures de la terre, mais s’il est juste qu’il m’offre à la cruauté de toutes les plus farouches pour assouvir leurs rages & leurs inhumanitez sur moy. A ce mot toutes deux s’embrasserent & se baiserent pour asseurance de ce qu’elles avoient promis, avec tant d’affection qu’elles ne pouvoient presque mettre fin à leurs caresses.
Cependant Phillis s’en alloit chez Diane pensant de la trouver encore dans le lict, mais le mal de la Bergere estoit trop violent pour luy donner tant de repos. Il y avoit desja long temps qu’elle estoit levée, & apres avoir donné ordre à tout ce qui estoit de son petit mé- nage elle estoit sortie depuis peu avec son trouppeau, & toute seule s’en estoit allée de fortune sur le mesme endroit du rivage de Lignon où l’accident de Celadon estoit advenu, lors que la jalousie d’Astrée le contraignit de se jetter dedans l’eau pour s’y noyer. Quand elle y arriva elle pensoit y estre seule, mais à peine avoit elle choisi un bon endroit pour laisser paistre ses brebis que se voulant assoir sur le bord de la riviere elle ouyt une voix qu’elle jugea estre d’une Bergere, & qui chantoit tels vers.
STANCES.
Les hommes sont sans amitié.
I.
Quelle erreur insensée à seduit nos esprits,
Que le faute de cœur nous tient dans le mepris.
Ou si long temps nous sommes.
Quel fut l’aveuglement qui les femmes deçeut
En leur faisant chercher l’Amour parmy les hommes
Où jamais il ne fut.
II.
Quel siecle n’a point veu les dures cruautez,
Les barbares effects & les déloyautez
De leurs cruelles ames,
Quels sauvages deserts quels lieux plus reculez,
Et quels Dieux n’ont ouy les cris de tant de femmes,
Mais en vain appellez.
III.
Thesée où t’en fuis tu ? Pâris de quelle loy,
Te sers tu contre Enone ? Et toy Troyen pourquoy
T’en fuis tu de Carthage ?
Une seule raison les soustient contre nous,
Tout homme fait ainsi ce n’est pas un outrage
De faire comme tous.
IV.
Homme non pas humain, mais farouche animal,
Sexe au monde inventé pour nous faire du mal
Honte de la Nature,
Qui ne faillist jamais sinon te produisant.
Dieux pourquoy mistes vous soubs une loy si dure
La femme en la faisant.
V.
Dure & severe loy tu fais que nous vivons,
Le serpent dans le sein, dire nous te pouvons
Non loy mais tyrannie.
O combien durera nostre captivité.
Encor que d’un moment, Dieux vous l’eussiez finie,
Trop longue elle eust esté.
Diane qui par ces paroles oyoit flatter sa passion, écoutoit fort attentivement ce que cette Bergere chantoit, & quoy qu’il ne luy sembla pas de cognoistre cette voix, si est-ce que l’humeur où elle se retrouvoit luy faisoit prendre plaisir à ce qu’elle disoit, & parce qu’apres avoir chanté elle ne demeura pas lon temps muette, Diane ouyt qu’elle disoit ; Dure & severe loy veritablement est celle que la Nature impose aux femmes d’estre contraintes de vivre, non seulement parmy les hommes, mais soubs leur cruelle & tyrannique domination. Pourquoy falloit-il que le deffaut qu’elle a mis aux forces de nostre corps fut cause de nous sousmettre à ce fier annimal qui s’appelle homme, puis qu’elle en a rendu l’esprit encore plus defaillant que ne sçauroit estre la foiblesse de nos corps. Quel de tous les hommes n’a trompé celle qui s’est fiée en luy ? Qui est-ce d’entre-eux qui a fait difficulte de fausser sa parole ? mais ses serments, ou plustost ses execrations quand il a creu d’en pouvoir tromper quelqu’autre ; & puis ils pensent, ces perfides, avoir bien couvert leurs déloyautez quand ils disent que les Dieux ne punissent point les serments des amants parjures : Ils ne les punissent point, il est vray, mais c’est d’autant que s’ils les vouloient chastier comme ils meritent, il ne resteroit pas un homme sur la terre, n’y en ayant un seul, & je n’en excepte qu’un, Hylas, qui ne jure en dessein de faire le contraire de ce qu’il promet. Leurs desseins sont des Chimeres dans les nuës, dont l’une n’est pas si tost commencée qu’elle donne naissance à une autre, puis efface la premiere. Leurs promesses & leurs serments ressemblent à ces grands éclats de tonnerre, dont le bruit n’est pas plustost cessé, qu’il n’en reste plus rien qui puisse estre apperceu : Car de quel Dieu ne prennent-ils point le témoignage ? à quels supplices ne se sousmettent-ils point ? & quelles asseurances refusent-ils de donner quand ils veulent obtenir quelque chose de nous ? & puis quand cette humeur est passée, de quel Dieu ne se mocquent-ils point ? & de quelles excuses ne cherchent-ils de se couvrir pour n’estre sousmis aux chastimens qui leur sont deubs : mais si quelquefois le ciel se lasse pour nostre bon-heur de souffrir cette engeance d’erreur sur la terre, nous les verrons enfin punis, nous les verrons chastiez, ou plustost exterminez de tout l’Univers, comme le plus imparfaict & plus hayssable de tous les ouvrages des Dieux, si toutesfois ce sont les Dieux qui les ont faits, & non pas quelque Megere ou quelque Alecton pour nostre supplice & pour nostre mal-heur eternel.
Diane qui écoutoit cette Bergere, & qui avec la mauvaise satisfaction qu’elle pensoit avoir de Silvandre n’en desapprouvoit pas entierement l’opinion, s’approchant plus pres d’elle pour le desir qu’elle avoit de la voir au visage, ne le peust faire si doucement que faisant du bruit sans y penser, elle ne fut ouye de cette estrangere, qui pensant au commencement que ce fust un homme s’en voulut aller pour la hayne qu’elle portoit à tous ceux qui avoient ce nom : mais en fin recognoissant que c’estoit une Bergere, elle s’arresta, ayant toutesfois le visage tout effrayé & l’œil hagard, comme ressentant encore la pensée qui luy avoit mis dans la bouche les paroles qu’elle venoit de proferer. Diane qui la vit en cét estat, & qui jugea bien que son estonnement procedoit de ce mal, s’approcha doucement d’elle, & comme ressentant la douleur de l’estrangere en quelque sorte, elle la salüa avec un visage plein de douceur, & puis luy offrit, selon la coustume de cette contrée, toute sorte d’assistance & de service.
L’estrangere qui la vit si belle & si pleine de courtoisie, laissa peu à peu cét égarement d’esprit qui la rendoit presque farouche & reprenant son visage ordinaire, elle parût une tres-belle fille & tres-agreable, & apres avoir rendu à Diane son salut, & l’avoir remerciée des courtoises offres qu’elle luy avoit faites. Je voudrois, belle Bergere, luy dit-elle, estre aussi capable de vous rendre les mesmes offices que vous m’offrez, comme vostre courtoisie m’y oblige, & comme en l’estat ou je suis je me trouve necessiteuse non seulement de vostre assistance, mais aussi des remedes & du conseil que les Dieux m’ont ordonné de venir chercher en cette contrée. Je m’asseure, répondit Diane, que vous ne trouverez personne icy qui ne vous rende toute sorte de service : mais je croy que vous n’y en trouverez guiere qui soient si vains que de se croire capables de conseiller autruy, la simplicité de nos bois ne permettant pas que cette outrecuidance puisse demeurer parmy nous. Deux choses toutesfois, repliqua l’estrangere, me font bien esperer de mon voyage, l’une que les Dieux ne sont point menteurs ny abuseurs en leurs advis, ayant laissé cette condition aux hommes, & l’autre que la premiere rencontre que j’ay faite depuis que je suis entrée en ce pays, ne me donne qu’un tres-bon augure de ce que j’y viens chercher. Car vous ayant rencontrée la premiere, j’advouë que vostre beauté, vostre courtoisie, & la prudence que vos paroles me témoignent estre en vous me font esperer que la fin de mon voyage me sera heureuse puisque le commencement en a esté tel. Les Dieux, répondit Diane, ne sont point veritablement, ny menteurs ny abuseurs, mais quelquefois ils se plaisent bien de nous rendre leurs Oracles si obscurs que les hommes bien souvent se trompent & s’abusent eux mesmes en les expliquant. Mais pour ce qui me touche je voudrois bien que ma rencontre vous fut utile, comme la vostre m’est agreable, & comme d’affection je voudrois vous pouvoir servir. Mais belle Bergere, si ce ne vous est importunité, & si vous pensez que quelque chose en cette contrée vous puisse apporter du contentement, dittes moy je vous supplie, quel subject vous y ameine, & quelle raison vous avez de traitter si mal les hommes, comme j’ay ouy que vous faictes, par vos paroles. Alors l’Estrangere estant demeurée muette quelque temps, & les yeux baissez & arrestez contre terre, les relevant en fin doucement apres un profond souspir, elle luy respondit, La demande que vous me faites, belle Bergere, est si juste & si raisonnable que je ne feray point de difficulté de vous contenter, sçachant assez qu’il faut que le malade descouvre son mal au Medecin duquel il desire les remedes : mais avant que je vous donne la peine douyr ce que vous me demandez : satisfaites je vous prie à ma curiosité, & me dites si vous n’estes pas Astrée ou Diane, par ce que l’un des principaux subjets qui m’ont rendu ce voyage agreable ; c’est pour avoir le bon-heur de cognoistre ces deux Bergeres de veuë, aussi bien que leurs noms le sont par tout où la renommée peust voler. Il y peut anoit, respondit Diane en rougissant, plusieurs Bergeres en cette contrée qui se nomment Diane, & peut estre qu’il y en a quelqu’une qui peut avoir esté favorisée du ciel par dessus les autres : de sorte que le nom que je porte de Diane ne me fera pas croire pour cela que ce soit de moy de qui vous voulez parler, n’y ayant pas apparence que la renommée qui ne se charge que des choses plus rares qui sont en une contrée ait trouvé en moy subject de s’employer ; mais telle que je suis, je voudrois bien pour ne point démentir ce nom duquel vous avez si bonne opinion vous pouvoir rendre quelque service qui vous la fist continuer. Estes vous, adjousta l’Estrangere, la compagne d’Astrée ? Celle-là suis-je bien, repliqua Diane. Il me suffit, reprit l’Estrangere, ce ne sont point les autres Dianes qui peuvent estre en cette contrée que je desirois de cognoistre : c’est vous belle Bergere & vostre compagne qui m’avez donné cette volonté il y a long temps, & qui m’avez fait prendre la resolution de venir icy plus volontiers, encore que les Dieux me le conseillassent par leur Oracle, & à ce mot elle la vint saluër avec une telle demonstration de bonne volonté que Diane fust obligée d’en faire de mesme.
D’autre costé Phillis ne l’ayant pas trouvée en sa cabane s’en alla la chercher où elle avoit accoustumé le plus souvent de conduire ses brebis, mais de fortune ce jour elle avoit pris un lieu plus retiré expres pour n’estre veuë de personne, & Phillis jettant les yeux de tous costez pour essayer de la voir, apperceut entre quelques buissons deux ou trois Bergeres à l’autre costé de la prairie, & pensant que Diane y pourroit estre elle s’y en alla le plus viste qu’elle peut, mais lors qu’elle s’en approcha davantage elle cogneut bien qu’elle se trompoit : car elle veid que c’estoient les trois Estrangeres qui estoient venuës des rives de l’Arar, je veux dire Florice, Cyrceine & Palinice : & par ce qu’elle les veid parler avec beaucoup d’affection, & qu’elles n’avoient encore voulu dire à personne le suject de leur voyage en cette contrée, elle pensa, que peut estre, elle en apprendroit quelque chose, si sans estre veuë elle pouvoit ouïr ce qu’elles disoient, estant ainsi retirée de toute autre compagnie. Cette curiosité fut cause que cette Bergere se couvrant des arbres & des buissons voisins, elle se coula doucement si pres d’elles qu’elle ouyt que Florice disoit : Il est vray que je commence d’entrer en doute que cét Oracle qui nous a fait venir en cette contrée de Forests ne nous abuse, ou que ceux qui nous l’ont interpreté ne se soient abusez eux mesmes : car il y a si long temps que nous sommes icy qu’il semble que les Dieux ayent oublié ce qu’ils nous ont dit, ou qu’ils se mocquent de voir que nous les ayons si mal entendus. Quant à moy, respondit Cyrceine comme la plus jeune, je me suis laissée conduire à vous deux, & sans y rechercher plus de subtilité, j’ay entendu l’Oracle, comme vous me l’avez dit : & si j’ay failly c’est Palinice qui en est cause, en la foy de laquelle je me suis entierement remise. Je sçay bien, respondit Palinice, que je ne vous ay deceuë ny l’une ny l’autre : car veritablement l’Oracle que nous eusmes au Temple de Venus fut tel que vous l’ouystes, & pour l’explication je n’y ay pas menty d’un seul mot en tout ce que le vieux Druyde me dit. S’il est ainsi, reprit Circeine, il me semble que nous ne devons rien precipiter, & qu’encore que le temps soit long il n’est point toutefois plus ennuyeux icy que sur les rives de l’Arar, puisque la douce conversation de ces discrettes Bergeres de Lignon est bien aussi agreable que celles que nous y soulions avoir. J’advouë, adjousta Florice, que la compagnie d’Astrée, de Diane & de Phillis est douce & bien aymable, & qu’il y a icy des passe-temps qui peuvent plaire pour leur simplicité & naïveté : mais vous me confesserez aussi que tout ce que nous y voyons est plus propre à des esprits nourris bassement, que non pas à nous qui avons accoustumé je ne sçay quoy de plus relevé & de plus noble, & pour dire la verité je croy qu’avec le temps cette vie me seroit insupportable, & que s’il me falloit demeurer guiere davantage je romperois & la houlette & la pannetierre. Je ne sçay, reprenoit Cyrceine, ce que vous y trouvez de si mauvais ; mais il me semble que nous n’avons rien dans les villes qui égale la franchise & la liberté de ces villages. Mais en fin, dit Florice, vous ne voyez icy que des brebis & des chevres, des Bergers & des Bergeres : Et ne dittes vous point, respondit Circeine, quels Bergers & quelles Bergeres ce sont. Trouvez moy dans toute la multitude de nostre ville un esprit comme celuy de Silvandre, & une fille qui égale Astrée, ou Diane, ou Phillis, en beauté, en discretion & en sagesse ! Je ne parle pas de tant d’autres desquelles j’admire la ci- vilité & la douce conversation, autant que je hay les contraintes & les dissimulations des villes. Je voy bien, adjousta Florice, qu’il vous est advenu comme à ces sorciers, qui ayans fait quelques charmes sur la peau d’un loup, ne se la mettent pas plustost dessus qu’ils en prennent en mesme temps le naturel : car cet habit de Bergere que vous portez, vous a rendu l’esprit & le courage de vraye Bergere. Or bien Cyrceine, vous demeurerez Bergere tant qu’il vous plaira ; mais quant à moy je desire de revoir celles de ma condition, & parmy lesquelles je suis née : car pour dire la verité, je me plais davantage de voir un Chevalier bien armé & bien monté, rompre bien à propos une lance, que non pas de voir courre nos Bergers au prix. Je trouve plus beau de voir froisser une picque jusques dans la main & combattre à la barriere deux vaillants Chevaliers, que de voir luitter vos Bergers, ou combattre aux cestes ainsi que des gueux à coups de poing : bref mes yeux trouvent plus agreable l’esclat de la pourpre, de la soye & de l’or, dont sont parez nos Chevaliers, que la laine, le bureau, ny la toile des plus propres & gentils Bergers de Lignon, non pas que je n’estime beaucoup ceux-cy, mais je confesse que mon courage ne se peut si fort abbaisser que je n’ayme mieux vivre avec mes semblables. Celles qui ont pour le but de leur contentement, dit Cyrceine, les grandeurs & les vanitez, peuvent faire le jugement tel que vous dites : mais celles qui considerent les choses comme elles le doivent estre, & qui ne veulent point prendre l’ombre au lieu du corps, le condamneront sans doute : car ces petites apparences de la pourpre, de l’or & de la soye, qui par leur esclat esblouyssent vos yeux, font le mesme effect qu’un verre le feroit aux yeux des petits enfans qui s’y plaisent plus qu’à quelque chose qui vaille davantage. Mais dites moy, je vous supplie, qu’importe que le corps soit couvert d’une estoffe plus ou moins riche ? pourveu qu’il soit deffendu de l’injure du temps, qu’il soit nettement, & l’habit proprement fait ; Tout le reste ne sont que des vaines apparences qui abusent les yeux de celles dont les esprits ne regardent pas plus avant, & quant aux tournois & bahours de nos Chevaliers, & des honnestes exercices de ces Bergers : j’advouë que les uns sont plus sanglans que les autres, que ceux là ressentent plus la violence, l’outrage & le meurtre : mais l’humanité, n’est-ce pas ce qui donne nom à l’homme ? Et les exercices contraires ne sont ils pas plus hayssables que ceux qui sont innocents, & sans offence ? Ceux-là, & me croyez Florice, sont plus propres aux Ours, aux Tygres, & aux Lyons, & ceux-cy plus naturels aux hommes qui doivent se conserver, & non pas s’exterminer l’un l’autre. Et quant à la reproche que vous me faites qu’en prenant cet habit de Bergere, j’en ay pris aussi l’esprit & le courage, pleust à Dieu que cela fust, je vivrois pour le moins exempte des peines & des soucis qui tourmentent celles qui nous ressemblent.
Elle vouloit continuer lors que Palinice l’interrompit. Ce n’est pas, dit-elle, par cette dispute que nous nous resoudrons de ce que nous avons à faire. Il n’est pas question quelle vie est la plus heureuse ; mais si nous devons demeurer icy plus longuement pour attendre l’effect de l’Oracle qui nous y a amenées, & me semble que pour en bien juger, nous devons revoir & bien considerer les paroles qui ont esté proferées par le Dieu, & apres nous bien souvenir de ce que le Druyde qui nous les a declarées nous a dit & ordonné : & afin que nous le puissions mieux faire, lisons l’Oracle, car je l’ay escrit de peur de l’oublier ; & à ce mot mettant la main en sa panetiere, elle en tira un papier, où elle leut tout haut ces paroles.
ORACLE.
Le mal de toutes trois en forests guerira,
Le mort qui sera vif un Medecin sera,
L’autre à qui l’on rendra, quoy qu’elle le rejete,
Le bien que de son gré perdre elle aura voulu
Mais qui, sans que de vous l’ouverture en soit faite
L’Oracle vous dira tenez pour resolu
Ce qu’elle ordonnera, car c’est mon interprete.
Phillis qui jusques en ce temps n’avoit peu sçavoir le subject du voyage de ces belles Estrangeres, fust grandement aise de l’avoir apris lors qu’elle y pensoit le moins, parce que les voyant si discrettes & vertueuses, elle desiroit davantage & ses compagnes aussi de sçavoir qui les amenoit & retenoit si long temps sur les rives de Lignon. Et parce que par la le- cture de l’Oracle, elle cogneut qu’elles ne les pouvoient dire qu’à celle qui le leur rediroit, sans qu’elles luy en eussent parlé, elle fit tout ce qu’elle peut pour se souvenir des quatre premiers vers, & sans doute il luy eust esté impossible si Cyrceine & puis Palinice ne l’eussent releu chacune une fois ou deux tout haut : car desireuses de le bien entendre elles le redirent plusieurs fois & fort posément. De sorte que la Bergere qui avoit l’esprit vif & la memoire assez bonne, peut aisément s’en souvenir, & ce pendant elle ouyt que Palinice reprenant le papier pour le remettre en sa pannetiere, je concluds, quant à moy (dit-elle) que nous devons attendre encore quelque temps : car il est certain que le Druyde nous dit que le Forests estoit le lieu destiné à nostre soulagement, & que nostre remede devoit venir de trois personnes, desquelles les deux premieres estoient fort difficiles à estre trouvées : mais que la bonté du Dieu estoit grande, puisque celle qui devoit nous les monstrer estoit si clairement signifiée, qu’il estoit impossible de nous mesprendre : car, disoit-il, & j’en remarquay les mesmes paroles, quand vous trouverez quelque personne qui vous dira que le Dieu vous a ordonné par son Oracle, qu’un mort vivant fust vostre Medecin, & celle à qui l’on aura rendu, contre son gré, le bien qu’elle aura perdu de sa volonté, que l’une de vous à qui le sort tombera luy raconte vostre peine, & elle vous ordonnera ce qu’elle ju- gera estre à propos. En tout cecy, respondit Florice, le plus grand mal que j’y voye c’est la perte du temps qui est bien ennuyeuse. Cyrceine en sousriant luy respondit, l’on ne peut avoir aucun bien sans peine : si aurez bien vous, repliqua Florice, puis que vous vous plaisez de sorte parmy ces bois qu’au lieu de peine le sejour vous en donne du plaisir. Je n’eusse jamais pensé, adjousta Cyrceine, si cette preuve ne m’en eust donné la cognoissance, que j’eusse plus d’esprit que Florice. De quelle cognoissance en pouvez vous tirer par là ? dit Florice, une tres-asseurée, dit Cyrceine : car je trouve celle-là avoir plus d’esprit qui sçait se plaire en ce que la necessité luy presente, & qui luy est inévitable. Vrayement, reprit Florice, vous estes gracieuse Cyrceine de parler de cette sorte, puis que ce n’est que la volonté qui m’a conduitte & qui me retient icy : car si je voulois ne sortir point de la peine où je suis qui me contraindroit de demeurer parmy ces forests & ces lieux champestres ? Ainsi, dit Cyrceine, l’on peut dire que l’on n’a point affaire de Medecin encore que l’on soit bien malade. Ce n’est pas la mesme chose, repliqua Florice : car si l’on s’opiniastroit de cette sorte on seroit en danger de la vie, mais en ce qui se presente le mal n’est pas si grand que le remede ne soit presque plus fascheux que la maladie. Jugez par là Florice, adjousta Cyrceine, que vous devez bien avoir offencé les Dieux puis qu’eux qui sont si bons, se plaisent à vous guerir d’un petit mal en vous en donnant un plus difficile à supporter.
Cependant que ces Estrangeres disputoient de cette sorte, Phillis qui en avoit appris ce qu’elle creut en pouvoir sçavoir pour lors, pensa qu’il estoit necessaire de s’empescher d’estre veuë d’elles, afin que quand elle leur parleroit de cet Oracle elles ne peussent soupçonner que ce fust autre chose qu’un instinct du Ciel, qui le luy fit faire, & que par cette opinion elle eut plus d’authorité sur elles : & pour ce sujet les voyans plus attentives à se contredire l’une l’autre, elle se retira doucement d’aupres d’elles, & s’en alla chercher Diane qu’elle trouva quelque temps apres avec la Bergere Estrangere, & y survint au mesme instant qu’elles s’embrassoient avec tant de bonne volonté que Philis, qui recogneut sa compagne d’assez loing, avança ses pas desireuse de sçavoir qui estoit celle à qui Diane faisoit tant de caresse : Mais l’Estrangere qui estoit pressée d’un tres-grand desir de voir Astrée, aussi tost qu’elle apperceut Phillis de loing, la monstra à Diane, & luy demanda si c’estoit sa compagne. C’est bien, dit Diane, ma compagne ; mais non pas celle que vous desirez de voir, celle-cy s’appelle Phillis, & quoy qu’elle luy cedde peut estre en beauté, si vous puis-je asseurer qu’il n’y en a point en cette contrée qui la devance en merite, en discretion, ny en esprit. Puis, respondit l’Estrangere, qu’elle est vostre compagne je ne doute point de ce que vous me dites. Elle est, adjousta Diane, veritablement ma compagne, & la plus chere qu’Astrée & moy ayons jamais euë, & telle que je m’asseure que vous la jugerez digne d’estre aymée lors qu’elle sera cogneuë de vous.
A ce mot Phillis arriva qui fit achever leurs discours pour luy donner le bon jour, & Diane s’approchant d’elle, Ma sœur, luy dit-elle, salüez cette estrangere, & l’aymez pour l’amour de moy, puis que comme vous voyez elle vient augmenter le nombre des belles Bergeres de Lignon. A ce mot Phillis s’avança, & l’Estrangere en fit de mesme, extremement satisfaite du bon visage que ces Bergeres luy faisoient, & ne pouvant assez admirer en elle mesme la civilité qui estoit parmy ces filles, luy semblant que veritablement elle surpassoit tout ce qu’elle en avoit ouy dire. Et parce que Diane, quoy qu’elle n’en fit point de semblant, avoit tousjours devant les yeux le cuisant desplaisir que Silvandre luy avoit faict sans y penser : Ma sœur, dit-elle à Phillis, cette belle Estrangere vient en Forests pour trouver remede à un déplaisir qui la presse, & parce qu’elle merite bien que chacune de nous luy rende tout le service qui nous sera possible : Lors que vous estes arrivée je la suppliois de me vouloir raconter quel estoit le sujet de son voyage, & si vous le trouvez bon nous continuërons vous & moy cette requeste, afin que nous puissions mieux nous acquitter de ce que nous devons à son merite. Phillis qui ne desiroit pas de demeurer si long-temps sans retour- ner vers Astrée, prevoyant bien que peut estre le discours en seroit long. Il faut bien, dit-elle, ma sœur, que nous l’en supplions de sorte qu’elle en veüille prendre la peine, mais il me semble que nous ferions trop de tort à Astrée si nous la privions de ce contentement, & qu’il vaudra mieux pour ne luy donner pas la peine de la redire une autre fois : car je m’asseure que nostre compagne sera assez curieuse pour l’en supplier, & elle trop courtoise pour la vouloir refuser, que nous allions la treuver, & conduisant Alexis au promenoir ce sera un moyen de passer ce matin avec beaucoup de plaisir pour toutes. L’Estrangere alors respondit ; Malaisément puis-je croire, belles & discretes Bergeres, que le discours que vous desirés ouïr de moy vous puisse faire passer quelques heures agreablement, puis qu’il m’a donné tant de mauvais jours que je ne sçaurois penser, que d’une si grande amertume vous en puissiez retirer quelque douceur : toutefois je suis preste à faire tout ce que vous m’ordonnerez, puis que les Dieux me l’ont ainsi commandé, & que vostre courtoisie m’y oblige si fort.
A ce mot elles s’acheminerent toutes trois pour aller trouver Astrée, mais à peine furent elles entrées dans la grande allée qu’elles virent assez pres d’elles Florice, Cyrceine & Palinice, qui ayans longuement debattu entre elles sur le sujet que Phillis avoit ouy, & s’estans resoluës d’attendre encores quelque temps alloient se promenans le long du petit bras de Lignon, attendans que la trouppe des Bergers & des Bergeres s’y vint assembler comme de coustume, afin de passer plus agreablement le reste de la journée. Lors que l’Estrangere les vid elle ne les recogneut pas si promptement, fut qu’elle ne creust pas qu’elles fussent en cette contrée, fut que l’habit de Bergere, duquel elles estoient déguisées, luy en ostost la cognoissance. Mais s’en estant un peu approchée, & recognoissant presque plustost leur parole que leur visage, lors qu’elles salüerent Diane & Phillis ; Ne suis-je point deceuë, dit-elle toute estonnée, ou ne vois-je point les plus cheres amies de Dorinde ! Florice & ses deux compagnes jettans la veuë sur elles à ses paroles la recogneurent & la venans embrasser d’une extreme affection firent bien paroistre que l’on ayme mieux les personnes de sa patrie quand on est en une contrée estrangere, que l’on n’a pas faict estant en son propre païs ; car elles ne se pouvoient donner le temps l’une à l’autre de la caresser à part, mais toutes trois ensemble, l’une la baisoit à la bouche, l’autre à la jouë, & l’autre luy tenoit & serroit les mains avec une si grande demonstration de bonne vonlonté, que peut estre n’en avoit elle jamais recogneu tant sur les rives de l’Arar que maintenant pres du rivage de Lignon. Phillis qui veid ces grandes caresses : Ma sœur, dit-elle assez bas à Diane, peut estre sera il bien à propos que nous laissions cette Estrangere avec celles-cy de sa cognoissance, & que nous allions treuver Astrée qui peut estre s’ennuyera d’estre toute seule, & si longuement avec Alexis, outre qu’il me semble que de les conduire avec nous sans les en advertir nous leur ferions peut estre quelque déplaisir, & mesme que vous sçavez qu’Alexis prit hyer les habits d’Astrée & qu’Astrée doit aujourd’huy vestir ceux d’Alexis. Ma sœur, respondit Diane, vous avez raison, & je suis extremement aise de la rencontre que nous avons faite de ces trois Estrangeres : car je ne sçay comme autrement nous eussions peu honnestement nous en defaire. Cependant que ces deux Bergeres parloient ainsi, Florice & ses compagnes ne se pouvoient lasser de carresser ceste Estrangere & n’eussent si tost cessé sans Phillis qui s’addressant à Florice, Puis, luy dit-elle, belle Bergere que ma com- pagne & moy, voyons l’amitié qui est entre vous, nous ne voudrions pas estre cause de vous separer si tost, & toutefois estans contraintes d’aller rendre nostre devoir à la Druyde, que vous sçavez bien qui s’est arrestée pour l’amour de nous en la maison de nostre compagne, nous ne pourrions laisser ceste belle Estrangere sans la conduire avec nous, mais nous penserions faire une trop grande faute de la retirer d’une compagnie qui luy est tant agreable, & une offense qui ne seroit pas moindre de vous en priver si tost : C’est pourquoy, dit-elle, s’addressant à Dorinde, vous nous permettrez, belle Bergere, d’aller rendre nostre devoir à l’Estrangere que nous avons chez nous, & une heure du jour nous pourrons vous amener Astrée, afin que nous nous acquittions ainsi de ce que nous devons. Belles & sages Bergeres, dit l’Estrangere, puis que vous trouvez bon que je m’arreste avec ces cheres amies que j’ay rencontrées en ce lieu, je le feray de bon cœur : mais avec l’asseurance que vous me donnez toutes deux de me faire cognoistre à la belle Astrée, & que cependant vous l’asseurerez d’avoir veu une Estrangere qui souhaitte autant que sa propre vie, le bon-heur d’estre aymée d’elle. Je vous promets encore davantage, adjousta Diane : car je m’oblige non seulement de luy dire ce que vous desirez, mais qu’elle vous fera telle part de son amitié qu’il vous plaira, à condition toutefois que vous vous acquitterez aussi de la promesse que vous m’avez faire : car ce sera en sa presence que je vous en demanderay le payement. Ny en cela, dit l’Estrangere, ny en chose que je puisse, vous, ny elle ne serez jamais refusées de moy. Avec semblables paroles elles se separerent, Diane & Phillis pour s’en aller vers Astrée. Mais quand Phillis ne trouva ny Alexis ny elle plus habillées que quand elle en estoit partie ; Hé ma sœur, dit-elle à Astrée, vous estes encore au mesme estat que vous estiez quand je m’en suis allée, & qu’avez vous fait depuis si long temps ? Il faut, respondit Astrée en sous-riant, que vous vous soyez bien ennuyée où vous avez esté, puis que le temps vous a semblé si long, car je vous asseure que vous ne faites que de sortir d’icy. Prenez garde, repliqua Phillis, que ce ne soit tout le con- traire qui vous fait juger ce temps si court, je veux dire que vous ne vous soyez tellement pleuë en ce que vous avez fait, que les heures ne vous ayent semblé que des moments. Si le contentement, repliqua Astrée, a ce pouvoir j’advouë ce que vous dites, & toutesfois ma sœur, ne pensez pas que je sois demeurée sans rien faire depuis que je ne vous ay veuë, car en ce peu de temps j’ay acquis la plus belle maistresse qui fut jamais : & moy, dit Alexis, le plus aymé serviteur qui se puisse rencontrer. Et quoy, dit Phillis, je croy que vous avez employé tout le matin à ce bel ouvrage. Et vous semble-il, ma sœur, respondit Astrée, que ce soit une œuvre si aisée à faire, les autres y demeurent des lunes & des années, voire quelquefois des siecles en- tiers : Ouy, interrompit Diane, & encore le plus souvent elles se hastent si fort qu’elles n’ont que trop de loisir de s’en repentir le reste de leur vie. Ce sera, dit Astrée, ce que je ne feray jamais, si ce n’est que je me repente de n’avoir point assez tost commencé. Je le croy, adjousta Diane, parce que vous n’aymez qu’une fille : mais si c’estoit un homme asseurez vous, ma sœur, que vous n’en feriez non plus exempte que les autres : Et quant à moy je conseilleray toute ma vie celles qui me voudront croire, & qui desireront de vivre sans estre trompées, de ne contracter jamais amitié, sinon parmy elles, & de fuïr les asseurances de bonne volonté que les Bergeres ont accoustumé de donner, comme le serpent les paroles de l’en- chanteur. Je m’estonne Diane, dit Alexis, comment vous accusez les hommes du vice que sans cesse ils nous reprochent ! Ne sçavez vous Madame, respondit Diane, que communement nous disons, celuy qui me doit me demande, les hommes aussi nous previennent, & nous blasment de ce dont ils sont coulpables : Mais croyez moy que la plus cruelle servitude que la nature nous ait imposée, c’est de nous avoir renduës sujettes de vivre avec eux. De sorte, adjousta Alexis en sousriant, que nous sommes heureuses nous autres Druydes, d’estre exemptes d’une telle obligation. Vous l’estes veritablement Madame (dit-elle) & vous le cognoistrez encore mieux quand il vous plaira de considerer ce que je vous vay dire. N’est-il pas vray que la saison où les hommes sont plus agreables à celles qu’ils recherchent, c’est lors que bruslans d’amour ils font semblant de les aymer, ou plustost de les idolatrer : Car alors ce ne sont que complaisances, que services, que soings, que soubmissions que flatteries ; bref qu’un estude continuel pour acquerir les bonnes graces de celles qui les écoutent : de sorte que si un homme en toute sa vie peut quelquefois n’estre point ennuyeux ; c’est sans doute en cette saison que je dis : & toutefois si nous voulons le bien considerer, combien de peine & d’incommodités r’apporte-il à la malheureuse fille qui l’a entreprise : car si elle ne l’ayme pas ces soings & ces recherches luy sont des outrages : si elle l’ayme, considerez, je vous supplie, l’humeur des hommes, & vous representez, Madame, combien si l’on les cherit ils sont insupportables, & combien si on les rejette ils sont importuns : les premiers d’une faveur veulent parvenir à une plus grande, si vous la leur refusez, les voyla sur les plaintes, sur les reproches, & sur les desespoirs, & bien souvent portez du dépit ils s’en courent à la haïne : & si vous la leur accordez ils ne sont jamais contens qu’ils ne soient parvenus à ce qu’ils ne peuvent obtenir sans la ruïne de celles qui le leur permettent : & si vous ne voulez tout ce qu’ils desirent plus vous leur avez fait de faveur, & plus vous leur avez donné de moyen de vous ruïner, & puis pour couronner l’œuvre quand ils sont à la fin de leurs souhaits vous courez fortune, ou d’en estre mé- prisée, ou de vivre en une continuelle inquietude de leur inconstante & volage humeur. Quant aux autres qui sont dés le commencement rejettez, quels insupportables supplices sont ceux qu’ils vous donnent par leur opiniastreté ou par leur malice ? Par leur opiniastreté ils vous vont poursuivans comme l’ombre suit le corps, ils ne vous éloignent jamais que quand la nuict vous separe de tout autre, continuellement ils sont pendus à vos costez, vous n’avez jamais objet devant les yeux que celuy de ces importuns qui vous presse, de sorte qu’il vous faut bannir des compagnies qui vous sont agreables pour vous exempter de celles qui vous déplaisent. Que si en fin leur amour se perd, comme ils sont fort subjects à semblable changement, qu’est-ce que le dépit ne leur faict point dire, quelle vie sans reproche n’est point blessée de leurs calomnies, & enfin quels plus cruels tygres a creés la nature que l’inhumanité, dont le desir de vengeance les arme contre nous ? De sorte, interrompit Phillis se tournant vers Astrée & Alexis, que pour conclure avec Diane, les hommes sont ennuyeux en toute saison, & que nous n’aurons point, continua Astrée, les déplaisirs desquels elle nous menace, lors que je seray avec Alexis parmy les vierges Druydes des Carnutes : car pour dire le vray, je pense qu’il y a fort peu d’hommes qui ne soient tachez du vice qu’elle leur reproche. Ce peu de paroles d’Astrée toucha bien plus vivement Celadon que n’avoit pas fait tout le long discours de Diane : Et toutefois pour n’en donner point de cognoissance, quant à moy reprit Alexis, je ne sçay qu’en dire, car je n’en ay jamais éprouvé de trompeurs, & j’ay bien cogneu des filles changeantes, mais je veux croire que toute la faute en est à moy : & lors s’approchant davantage d’Astrée ; Mon Dieu, mon serviteur luy dit-elle assez bas, quand nous serons parmy les vierges Druydes, que nous nous soucierons peu de l’inconstance de ces hommes volages, & que nous nous mocquerons de vos compagnes qui continuëront de vivre en ce servage. Je l’espere de cette sorte, respondit Astrée, & je vous jure, ma maistresse, que c’est avec impatience que j’attends le jour qu’il nous faudra partir.
Diane qui s’apperceut qu’elle parloit bas, afin de ne les point interrompre s’éloigna un peu d’elles, mais Phillis qui estoit d’une humeur gaye & hardie, & qui sçavoit bien qu’Alexis y prenoit plaisir, relevant la voix, & s’addressant à Diane : Regardez ma sœur, luy dit-elle, si ma prophetie n’a pas esté veritable ? N’est-il pas vray que cette Astrée qui ne souloit aymer que Diane & Phillis, & qui ne prenoit plaisir que d’estre en leur compagnie, les dédaigne maintenant & n’ayme plus que cette nouvelle Bergere ? & par là advoüez que les hommes ont raison de nous accuser d’inconstance & de legereté. Ha ! Phillis, répondit Astrée en sousriant, vous ne prenez pas garde que je ne suis plus Bergere, estant, comme vous voyez, devenuë Druyde, & ne sçavez vous que les honneurs changent les mœurs ? Et bien, bien, repliqua Phillis, quand cette Druyde qui vous donne cette outrecuidance s’en sera allée nous vous remettrons bien en vostre devoir. Je vous supplie colere Bergere, adjouta Astrée, d’attendre à vous vanger de moy en ce temps-là, & vous verrez que je ne me plaindray guiere du mal que vous me ferez. Vous voulez dire, reprit Phillis, que vous aurez alors de plus sensibles déplaisirs que les nostres. Ce n’est pas, dit Astrée, comme je l’entends. N’est-ce point, adjouta Phillis, que vous nous tenez pour estre si bonnes que vous voyans affligée d’ailleurs nous n’aurons pas le courage d’augmenter vostre déplaisir ? Mais vous vous trompez bien, puisque l’ingratitude est un vice si detestable qu’il ar- rache des personnes mesmes plus courtoises toutes sortes de discourtoisies. Ce n’est pas encore ce que je veux dire, reprit Astrée, c’est que vous ne me verrez plus icy quand ma belle maistresse en sera partie, estant resoluë de la suivre par tout où elle ira, puis qu’elle me l’a permis & promis de l’avoir agreable. Calydon, dit Phillis, ne vous permettra jamais ce voyage. Calydon, répondit Astrée, n’a non plus de puissance sur moy que j’en veux avoir sur luy. Phocion, adjouta Phillis, l’ordonnera de cette sorte. Les ordonnances de mon Destin, repliqua Astrée, sont plus fortes que celles des hommes. Les amitiez que vous avez icy, reprit Phillis, n’auront elles point de puissance ? J’advouë, répondit alors Astrée, que cette consideration seule me pourra donner quelque ressentiment de déplaisir, mais quand je me ressouviendray de ceux que j’ay receus le long des rives du detestable Lignon, je seray bien aise de m’en éloigner pour en perdre entierement la memoire. Si vostre dessein est tel, interrompit Diane, il faut que vous fassiez resolution de nous emmener aussi avec vous, car vous sçavez bien que nostre amitié ne souffrira jamais que nous vous éloignons & que nous puissions vivre. Jamais, répondit Astrée, le ciel ne consentira à ce que vous dites, parce que je serois trop heureuse. Et pourquoy, adjousta Diane, pensez vous que le ciel ne nous veüille autant favoriser que vous, en nous délivrant de la servitude où nous avons jusques icy vescu ? Paris & Bellinde en prononceront bien tost l’Arrest, dit Alexis. Et Lycidas, adjouta Astrée, ne s’opposeroit pas moins au dessein de ce voyage, si de fortune l’on ne luy permettoit de suivre Phillis. Bellinde & Paris, répondit Diane, n’ordonneront jamais rien contre ma volonté, ny contre le service de Tantales, parce qu’ils sont tous deux, & trop religieux, & trop remplis de sagesse, mais quand ils le feroient ne serois-je pas excusable de des-obeïr à Bellinde encore qu’elle soit ma mere, pour l’imiter en me dediant au mesme Dieu à qui elle s’est voüée, & de déplaire à Paris pour estre exempte de tout autre déplaisir. De sorte que cette consideration ne vous doit pas empescher de nous emmener avec vous & Phillis & moy. Si ce n’est celle- là, adjousta incontinent Phillis en sousriant, ce sera donc la resolution que j’ay de ne point donner à Lycidas la peine de me suivre si loing, ayant fait dessein de ne l’éloigner jamais plus que se peuvent estendre les limites de nostre hameau.
Alexis & Astrée ne se peurent empescher de rire du discours de Phillis, qui fut cause qu’elle adjouta, Ne pensez pas ma sœur, quoy que je die de Lycidas, que je ne vous ayme autant qu’une sœur peut estre aymée : mais j’advoüe que l’amitié que je porte à ce Berger est tout d’une autre sorte que celle que je ressens pour vous ; que si j’estois aussi sçavante que Silvandre, j’en pourrois bien peut estre dire l’occasion, tant y a qu’il me seroit trop difficile de me priver de sa veuë pour avoir celle de quelque autre, & vous ne devez point trouver mauvais que je vous die librement puis que jamais le mensonge n’a esté permis entre nous. Ma sœur, luy répondit Astrée, je ne seray jamais la premiere à vous condamner pour cette humeur, mais ouy bien peut estre à plaindre nostre éloignement. Si je pouvois, repliqua Phillis, me separer en deux parties, l’une pour certain ne vous éloigneroit jamais en quelque lieu que vous peussiez aller, mais cela ne pouvant estre, permettez moy que j’observe la promesse que j’ay faite à Lycidas, & de laquelle vous pouvez rendre témoignage. Diane alors en sousriant, Je voy bien, dit-elle, qu’il n’y aura que moy qui tienne à Astrée ce que nous luy avons promis. Et moy, adjouta Alexis, je prendray la place de Phillis, & je m’oblige de rendre la fidelle amitié à cette bergere qu’elle luy avoit jurée. Ne pensez pas, Madame, reprit Phillis, que je manque envers elle à ma promesse, car elle sçait bien que nous avons autrefois promis à deux personnes une si ferme & entiere affection, que si elle n’en estoit acquittée par autre moyen que par sa volonté, je la pourrois accuser de parjure si elle faisoit la resolution de laquelle elle me menace. Il est vray, répondit Astrée en souspirant, aussi ne vous veux-je pas blasmer de ce que vous faites, non plus que vous ne devez me reprocher mon mal-heur passé.
Les discours de ces Bergeres eussent duré davantage, si en mesme temps Alexis & Astrée ne se fussent trouvées toutes vestues, & par ce que la robbe de la Druyde estoit trop longue pour la Bergere elles engrossirent les plis & la trousserent si justement à sa hauteur, qu’il sembloit qu’elle eust esté faire pour elle. Et d’autant que le Soleil commençoit desja d’estre fort haut, elles sortirent de la chambre pour se promener comme les jours auparavant, & par ce qu’elles rencontrerent au sortir du logis le troupeau de Diane, Alexis voulut essayer de le conduire expressement pour ne démentir pas l’habit de Bergere qu’elle avoit pris & pour mieux feindre & oster l’opinion à ces filles qu’elle eust sceu autrefois ce mestier, elle faisoit semblant de ne sçavoir se servir de la houlette, ny comment il falloit parler aux trouppeaux. De- quoy Astrée ne se pouvant empescher de rire, ny Alexis mesme, voyant avec quel soin Diane luy enseignoit tout ce qu’elle avoit à faire. Apres estre demeurées quelque espace de temps en ce plaisant exercice, elles s’achemierent du costé de la grande allée, parce que c’estoit le lieu où l’on avoit de coustume de mener plus souvent les trouppeaux, mais elles ne furent guiere avant dans le bois, qui est à main gauche, qu’elles apperceurent une grande trouppe de Bergers & de Bergeres qui passoient le temps à divers exercices. Cette rencontre troubla un peu nos deux belles déguisées ; parce que n’estans encore guiere bien asseurées en leur nouvel habit elles craignoient d’estre veuës de tant de gens ; c’est pourquoy elles prierent toutes deux Diane & Phillis, de vouloir aller vers cette compagnie, ce pendant que pour n’estre recogneuës elles prendroient un autre chemin. Ces deux bonnes amies s’avancerent incontinent pour leur complaire & retindrent toute la trouppe, qui les ayant veuës s’acheminoit vers elles pour leur donner le bon jour, & Diane y ayant rencontré Daphnis, comme l’une de ses plus cheres amies, l’alla embrasser & luy demander comme elle avoit passé la nuict. Les premieres salutations estans finies, Hylas qui estoit de la trouppe, & Corylas aussi, ne pouvans guiere demeurer ensemble sans disputer de diverses choses, continuerent les discours qu’ils avoient commencez avant que ces deux Bergeres arrivassent. Dy moy Hylas, je te sup- plie, reprit Corylas, à ce coup que tu as perdu Alexis pour Stelle, à quel jeu diras-tu que tu l’as joüée ? Pourquoy, répondit Hylas, me fais tu cette demande ? Parce, repliqua Corylas, que malaisément oseras tu dire que ce soit au jeu de la belle, comme tu disois quand tu laissas Phillis pour Alexis, puis que je ne pense pas que tu ayes les yeux chassieux de telle sorte que tu ne voyes bien que celle que tu laisses est plus belle que celle que tu prens. O ignorant en beauté ! s’écria Hylas, & qu’est-ce que tu appelles beau sinon ce qui plaist ? J’advouë, dit Corylas, que la beauté plaist, mais non pas que tout ce qui plaist soit beau, non plus que ce que le goust dépravé juge bon, ne doit pas estre estimé tel pour cela. Et quoy mon amy, reprit Hy- las, es-tu devenu disciple de Silvandre, penses-tu peut-estre, comme luy, que la beauté soit une proportion & un meslange de couleurs ? O que tu és deceu si tu as cette croyance. La beauté n’est rien qu’une opinion de celuy qui la juge telle : & pour te montrer que je dis vray, quand une fille a la bouche & l’oreille petites, le nez bien proportionné, la peau sans rides, le teint vif, un embon-point convenable, n’est-ce pas, Corylas, ce que tu appelle beauté ? Il est vray, répondit le Berger. Or dy moy maintenant, reprit l’inconstant, la beauté & la laideur sont elles mere & fille l’une de l’autre, ou bien ne sont elles pas contraires ? Il est certain, dit Corylas, que la beauté n’engendra jamais la laideur, & qu’elles sont tellement contraires que l’une ne peut estre sans detruire l’autre. Or advoüe moy donc, reprit Hylas, que la beauté & la laideur ne sont qu’une opinion : puis que je te vay montrer que ce que bien souvent nous estimons beau, nous semble laid selon que l’opinion nous le commande. Quand un chien a le nez bien camus, la gueule bien fenduë, les oreilles bien avalées, les babines pendantes & plissées à grosses rides, ne dit-on pas qu’il est fort beau, & toutefois n’est-ce pas le contraire de ce que maintenant tu viens de m’advoüer ? Tu aurois quelque raison, repliqua Corylas en sousriant, si la beauté d’une femme & celle d’un chien estoient une mesme chose. Non, non, dit Hylas, cette excuse n’est point recevable, & si tu estois aussi sçavant que ton maistre Silvandre, je te demanderois s’il y a une idée de la beauté, & je m’asseure qu’il ne me le nieroit pas, & qu’il diroit avec moy que plus les choses belles s’en approchent, & plus elles doivent aussi estre estimées & belles & parfaites : mais avec toy, mon amy, qui ne voles pas si haut, il faut que je te donne des demonstrations plus aisées & plus sensibles. Tu penses donc m’avoir bien répondu quand tu as dit que la beauté des femmes & des chiens n’est pas une mesme chose ; mais que m’allegueras-tu quand je te monstreray que ce qu’aux femmes on estime beauté a ces mesmes contraintes ? Les Gaulois disent que les plus blanches, voire mesme quand cette blancheur est telle, qu’elle s’approche de la pasleur, sont les plus belles. Les Mores estiment celles qui sont les plus noires, voire qui reluisent de noirceur. Les Transalpins ayment & loüent davantage celles qui sont hautes en couleur, ceux-là mesmes estiment les femmes qui sont grandes & presque outrées de graisse, & les Gaulois les veulent delicates, & plustost maigres qu’avec trop d’embon-point. Les Grecs loüent l’œil noir, toute la Gaule estime l’œil vert, & enfin toute l’Europe estime la bouche petite, les levres delicates, le nez justement proportionné. Les Affricains au contraire trouvent plus belles celles qui ont la bouche grande, les levres renversées, & le nez large, camus & comme accrasé. Or mon amy dy moy maintenant en quoy consiste la beauté si tu me nies que ce soit en l’opinion de celuy qui la regarde : & ne me dis plus qu’Alexis soit plus belle que Stelle, puis que si tu le juges ainsi par les reigles de ton païs, moy qui suis de Camargue je te diray que selon celles du lieu de ma naissance, il n’y a rien qui soit si beau que ce qui plaist.
Chacun se mit si fort à rire du discours de l’inconstant, que Corylas ne luy peut répondre, & de fortune lors qu’il vouloit reprendre la parole, il ouït un Berger qui venoit chantant au son de sa musette, & par ce qu’il fut incontinent recogneu pour Silvandre, chacun se teut pour écouter ce qu’il disoit, Ses vers estoient tels.
STANCES.
Divers effects de son affection.
I.
Vous qui tenez pour une fable
Qu’un mesme cœur vive en deux lieux,
Voyez qu’Amour ingenieux,
En moy le veut rendre croyable,
Puis qu’en dépit de cette loy
Je vis en Diane & en moy.
II.
Vous qui la Piralide ardente,
Croyez l’estincelle d’un feu,
Voyez, je vous supplie, un peu
Quelle est l’amour qui me tourmente :
Dans le feu sans cesse je suis,
Et si ailleurs je ne puis
III.
Vous qui vous faschez de n’entendre
Le flux & reflux de la mer,
Veüillez, comme moy, bien aymer,
Amour vous le fera comprendre :
Esperer & n’esperer plus
N’est-ce le flux & reflux ?
IV.
Vous qu’Æthna de gorge beante
Estonne en ses brasiers ardents,
Voyez le feu que j’ay dedans
Qu’avec tant de souspirs j’évante,
Et puis dites asseurément,
Plus grand est cet embrasement.
V.
Si toutefois vostre croyance
Est foible à tant de nouveautez,
Voyez une fois les beautez
Dont procede cette puissance,
Vous direz, ravis de les voir,
Plus grand encor est leur pouvoir.
Toute la trouppe tourna incontinant les yeux sur Hylas, comme le voulant advertir qu’il auroit bien affaire avec un plus fort ennemy, & Stelle y prenant garde, Mon serviteur, luy dit-elle, toute cette compagnie tourne l’œil sur vous, pour voir si vous ne pallissez point à la rencontre de ce fier champion ; & moy comme les autres j’attends de voir la deffense que vous ferez de ma beauté : car je serois bien aise que pour vostre gloire vous vinssiez à bout d’une si honorable entreprise : non pas que je me soucie de l’interest que j’y puis avoir, sçachant assez que si la beauté gist en l’opinion, il n’y a Bergere au monde qui en ait plus que moy, puis qu’il n’y en a point qui en cela me puisse vaincre. Ma maistresse, répondit il froidement, laissez le venir ce Geant qui menace d’escheller les cieux : ce n’est pas la premiere fois que nous nous sommes veus aux mains. Il est vray, dit Corylas, & de plus je m’asseure que la victoire n’en a jamais esté douteuse, non plus, adjouta l’inconstant, que celle que je viens d’obtenir sur vous. J’advoüe, répondit Corylas, que si vous pouviez me persuader que Stelle fust aussi belle qu’Alexis, vous auriez sans doute obtenu une bien signalée victoire. Nul ne peut, adjouta Hilas, changer l’opiniatreté d’une personne si la propre volonté ne le fait ; mais je me contente que tous ceux qui nous ont oüys jugent que j’ay raison. Si cela estoit, reprit Corylas, il faudroit bien dire que la raison seroit sans raison. Cependant Silvandre s’approchoit, mais avec plus de contentement que sa fortune ne vouloit pas qu’il eut : car Diane qui ne pouvoit si bien dissimuler son dépit, que son visage n’en découvrit plus qu’elle n’eut desiré, afin de remedier à cette impuissance, s’approchant de Phillis, luy dit à l’oreille, Je vous supplie, ma sœur, de ne me point suivre, parce que je suis contrainte d’aller vers Astrée pour une affaire de laquelle je me suis ressouvenuë, & je ne voudrois pas estre cause de separer cette bonne compagnie. Je le feray, répondit Phillis, puis que vous me l’ordonnez ainsi, encore que j’eusse esté bien aise de m’en retourner avec vous. Vous le pourrez faire, adjouta Diane, d’icy à quelque temps, lors que je seray un peu éloignée ; & à ce mot elle s’en alla deux ou trois pas, & puis comme si elle se fust ressouvenuë de quelque chose, elle s’en retourna encore plus viste vers Phillis, & luy dit assez bas ; Souvenez vous du brasselet de mes cheveux, car je desire en toutes façons de le retirer, & puis je seray bien aise de sçavoir les discours que vous aurez tenus à cet amant delaissé de cette tant aymée Madonthe : Ma sœur, répondit Phillis, vous croyez un peu trop legerement, mais puis qu’il vous plaist je parleray à Silvandre, & je vous en rendray réponse. Comment, reprit incontinent Diane, vous me rendrez réponse ; ce n’est pas ce que je vous dis, car je ne veux ny réponse ny autre chose quelconque de luy, mais ce que je vous supplie de faire, c’est de retirer ce mal-heureux brasselet qu’il a de moy, & si vous voulez prendre la peine de remarquer la mine qu’il fera quand vous le luy demanderez vous me ferez plaisir de me le dire : Je sçay bien, repliqua Phillis en sousriant, ce que vous voulez, laissez m’en le soucy, & vous en reposez entierement sur moy. A ce mot Diane s’en alla seule au plus grand pas qu’elle peut, & sans presque oser regarder derriere elle, de peur de donner cognoissance de la passion qu’elle desiroit tenir secrette.
D’autre costé Alexis & Astrée, qui s’estoient separées de la trouppe afin de pouvoir plus librement s’entretenir des discours qui leur estoient tant agreables, ne furent pas plustost seules qu’Astrée pleine de contentement, reprit ainsi la parole : Je ne sçay ma maistresse quelle sera la fin de mon entreprise, ny à quoy le destin me reserve ; mais ce commencement me plaist bien de telle sorte que mon desir n’y sçauroit rien adjouster, pouvant dire avec verité que l’espoir ne m’en a jamais tant osé promettre que la courtoisie de ma maistresse m’en a desja fait obtenir. Mon serviteur, répondit Alexis, vostre merite est tel qu’avec raison il vous doit asseurer de toutes les faveurs que vous sçauriez desirer : mais si vous me voulez obliger, considerez, je vous supplie, combien le ciel m’a esté favorable en la rencontre que j’ay faite de vous, puis qu’ayant encore dans le cœur l’extréme amertume du changement de cette fille que j’ay tant aymée, & que j’ayme encore, il l’a voulu chasser par la douceur de vostre amitié, faisant bien paroistre par là que le meilleur remede d’un mal nous vient tousjours par son contraire. Me permettrez vous ma maistresse, reprit Astrée avec un petit sousris, de vous dire qu’en l’extreme faveur que vous me faites, vous me rendez toutefois jalouse ? N’est-ce pas, répondit Alexis, de ce que je dis que j’ayme encore cette belle fille de laquelle je plains le changement ? Et n’en ay-je pas un peu de raison, adjouta la Bergere, si je veux avoir veritablement le nom de serviteur que vous m’avez donné. Mon serviteur, dit Alexis, vous n’en avez point d’occasion, puis que je vous aymeray comme mon serviteur, & elle comme ma maistresse. Ny cela encore, répondit Astrée, ne me peut oster la jalousie : car tant s’en faut je crois à ceste heure en avoir plus de sujet, d’autant que l’amour que l’on porte à une maistresse surpasse de beaucoup la bonne volonté que l’on a pour un serviteur. Or voyez, reprit Alexis, comme je me veux conformer entierement à ce que vous voulez, je feray de cette sorte : De cesser d’aymer cette fille de laquelle nous parlons, il m’est impossible, tant pour n’estre dite inconstante, que parce que ce seroit une erreur extréme de voir tant de merites & ne les aymer pas ; mais pour ne faillir en pas un de ces points, je l’aymeray cette changeante, mais je ne l’aymeray que pour l’amour de vous. Je serois satisfaite, repliqua Astrée, de cette promesse si je la pouvois entendre, Je veux dire, adjouta Alexis, que je ne l’aymeray plus sinon que d’autant que je suis tres-asseurée qu’aussi tost que vous la cognoistrez vous l’aymerez aussi bien que moy ; & s’il n’advient ainsi je vous proteste de ne l’aymer plus. Mais, mon serviteur, vous m’avez dit que vous avez aymé un Berger, que je sçache, je vous supplie, qui est ce bien-heureux, & si cette amitié continuë, ou bien par quel moyen elle s’est separée : car il n’est pas raisonnable que nous vivions ensemble comme nous avons resolu, & qu’il y ait quelque chose entre nous de caché. Quoy qu’Alexis eut un extreme desir de sçavoir le subjet de son bannissement : si est-ce qu’elle luy fit cette demande presque avant que d’y avoir pensé, autrement la doute où elle estoit d’avoir une fascheuse réponse l’en eut aisément divertie, mais la parole luy estant échappée sans y avoir pris garde elle ne peut plus la retirer : de sorte qu’elle attendoit la réponse d’Astrée, comme l’on fait l’arrest de la vie ou de la mort. La Bergere d’autre costé, ou plustost la nouvelle Druyde, se troubla un peu de cette demande, comme estant bien en peine de ce qu’elle avoit à répondre. En fin apres avoir esté muette quelque temps elle luy dit avec un grand souspir. Ha ! ma maistresse, que vous me commandez de dire une chose qui m’a cousté des larmes infinies, & de laquelle le souvenir ne peut revenir dans mon ame sans estre accompagné de tant de douleurs que je fremis contre, me voyant forcée par vostre commandement de le rappeller en ma memoire ; mais le vœu que j’ay fait de ne vous refuser chose que vous veüillez de moy ne me permet pas, à quelque prix que ce soit de le vous dénier. Sçachez donc, ma maistresse, que le Berger que j’ay aymé se nomma Celadon, & que l’amitié de nos familles ne peut empescher entre nous cette bonne volonté ; mais lors que nous pouvions esperer une heureuse conclusion de nostre amitié, la mort le ravit d’entre les hommes, & voulut que je fusse vefve avant qu’estre mariée : Voila en peu de mots ce que j’ay payé avec tant de pleurs, & me pardonnez, ma maistresse je vous supplie, si je ne vous le raconte plus au long, car outre que je le crois inutile & hors de saison, encore devez vous avoir pitié de vostre serviteur, & ne luy point commander de se renouveller sans sujet une playe qui ne guerira jamais, & qui est la plus sensible qu’une personne puisse recevoir. Alexis pouvoit bien en quelque sorte se contenter de cette réponce ; mais le desir invincible qui la pressoit de sçavoir le sujet de son mal, la contraignit de passer encore plus outre & de luy dire, Je suis marrie, mon serviteur, de vous donner cette peine, que je juge bien n’estre pas petite ; mais vous devez penser que cette curiosité n’est pas un foible témoignage de l’amitié que je vous porte : & si cette consideration a quelque pouvoir en vostre ame, je vous conjure de me dire pourquoy, & comment ce Berger mourut lors qu’il estoit sur le point le plus heureux de sa fortune. Ha ! ma mai- stresse, dit Astrée en se serrant les mains l’une dans l’autre, c’est bien en l’endroit que vous me touchez que ma playe est la plus sensible, & toutefois cela ne vous sera point refusé quelque peine que j’en puisse recevoir.
Lors qu’Astrée se preparoit de satisfaire à la Druyde, elles se trouverent au bout de l’allée où elles estoient, & quand elles se tournerent pour recommencer leur promenoir, elles virent paroistre à l’autre bout la Bergere Diane qui s’en venoit les trouver pour éviter la veuë de Silvandre. Astrée fut bien aise de cette survenuë qui luy servoit d’excuse envers Alexis, si elle ne satisfaisoit point à sa curiosité : & Alexis qui n’y vouloit pas avoir tant de témoins, fut la premiere à luy dire qu’il estoit à pro- pos de remettre ce discours à une autre fois : & à mesme temps Diane arriva, montrant encore à son visage le déplaisir qu’elle avoit receu de la rencontre de ce Berger, & parce que ce changement estoit si cognoissable, Alexis & Astrée s’en apperceurent aussi tost qu’elles la virent, & cela fut cause qu’Alexis luy demanda d’abord si elle se trouvoit point mal : à quoy elle répondit que non, & qu’au contraire elle avoit eu beaucoup de plaisir, d’ouyr la dispute d’Hylas contre la beauté : mais, dit-elle, je m’asseure qu’il n’aura pas si bon marché de Silvandre qu’il a eu de Corylas : Et comment, reprit Astrée, Silvandre est il dans la compagnie ? Il y arrivoit, répondit Diane froidement, au mesme temps que j’en suis partie, & j’ay veu que toute la compagnie se préparoit pour l’écouter. Alors Astrée en sousriant & se tournant vers Alexis, Ma maistresse, luy dit-elle, ne demandez plus à Diane si elle se trouve mal ; je sçay bien d’où vient ce changement que nous avons remarqué en son visage : C’est, adjouta Diane, parce que je me suis hastée de vous venir trouver, & que depuis quelque temps je ne me porte pas si bien que de coustume. Cette dissimulation, reprit Astrée, n’est pas assez forte pour vous cacher à nous, ny nostre amitié ne devroit pas consentir que vous le voulussiez faire. Que pensez vous dire, adjouta Diane, & ne prenez vous pas garde en la presence de qui vous estes ? je sçay fort bien, repliqua Astrée, & ce que je dis, & en la presence de qui nous sommes, mais l’honneur que ma maistresse nous faict de vivre avec nous avec tant de franchise, vous devroit obliger de n’user pas de la feinte par laquelle il semble que vous veüillez vous cacher & à elle & à moy. Mon serviteur, interrompit Alexis en sousriant, si vous ne voulez que je vous accuse de la mesme faute que vous blasmez en Diane, il faut que vous me disiez ouvertement ce qui en est. Ma maistresse, répondit incontinent Astrée, je n’ay garde de vous taire chose quelconque que vous desiriez sçavoir de moy, mais afin que cette Bergere n’ait pas occasion de s’en plaindre, commandez le moy & je le vous diray : je vous le commande, dit aussi tost Alexis, & avec le plus souverain pouvoir que vous m’ayez donné sur vous. Astrée alors voulant parler, Diane courut luy mettre la main devant la bouche pour l’en empescher, mais elle s’en démeslant & metant Alexis entre deux : Voyez vous Diane, luy dit-elle, quand il y iroit de ma vie j’obeïray à ma maistresse puis qu’elle me l’a commandé. Madame, dit alors Diane, croyez moy ne prenez point la peine de l’écouter, elle ne vous peut rien dire qui soit vray, ny qui merite que vous y perdiez le temps ; mais si vous le voulez mieux employer, allons ouyr la dispute de Hylas & de Silvandre, qui ne peut estre que fort plaisante, & à laquelle mesme vous avez de l’interest puis qu’il s’y agist de vostre beauté & de Stelle. Nous ferons, repondit Alexis, & l’un & l’autre puis que vous le voulez : car nous les irons ouyr, & en y allant cette Bergere nous racontera ce que vous ne voulez pas qu’elle me die. Je ne veux pas, reprit incontinent Diane, qu’elle vous die des imaginations pour des veritez, & des imaginations encore qui ne peuvent estre faites sans m’offenser. Alors Alexis les prenans chacune d’une main, elles s’acheminerent au petit pas vers le lieu d’où venoit Diane : & Astrée reprenant la parole, Vous seriez aisée a offenser ma sœur, dit-elle, si ce que je veux dire le pouvoit faire : car lors que j’ay asseuré ma maistresse que le changement qu’elle a veu en vostre visage n’est procedé que de la rencontre que vous avez faite de Silvandre diray-je quelque chose qui vous offense, ny qui ne soit pas vray ? Et pourquoy, dit incontinent Alexis, auroit elle changé de visage pour voir une personne qui l’ayme & qui l’honore tant. Tournez les yeux sur elle, ma maistresse je vous supplie, dit Astrée, & vous verrez que son visage mesme vous répondra pour moy. Diane alors se mettant la main sur les yeux & tournant la teste de l’autre costé demeura quelque temps sans vouloir permettre d’estre veuë : mais en fin cognoissant bien qu’il estoit impossible que sa compagne mesme ne découvrist ce qu’elle vouloit cacher, elle se resolut de le dire plustost que de la laisser parler : Madame, luy dit-elle en sousriant, veritablement ce qu’Astrée veut dire est une pure imagination & toutefois puisque vous la voulez sçavoir, j’ayme autant vous la dire que si vous l’entendiez de sa bouche, & puis vous jugerez quelle apparence il y a en ce qu’elle a voulu dire. Vous avez veu, Madame, que pour la gageure que Phillis & Silvandre avoient faite il y a quelque temps ce Berger faisoit semblant de m’aymer, depuis nous avons découvert qu’il estoit extrémement amoureux de Madonthe. Et qui est cette Madonthe ? interrompit Alexis, c’est, adjouta Astrée, une Estrangere qui a demeuré quelque temps parmy nous, & que Diane a opinion que Silvandre ayme. J’en ay opinion ? reprit Diane, Pourquoy ma sœur ne dites vous absolument que c’est une Estrangere que Silvandre ayme autant qu’il peut aymer, puis que vous sçavez bien qu’il est vray ? Si je le sçavois bien, reprit Astrée, je le dirois comme vous, mais tant s’en faut, je jurerois que tout ce qu’il a fait n’est que par civilité. O quelle civilité ! s’écria incontinent Diane, si vous appellez civilité de pleurer, de prier, supplier & importuner, voire de se jetter aux pieds, & d’embrasser les genoux de Madonthe pour avoir la permission de la suivre : je ne sçay, di-je, si vous appellez cela civilité, que c’est que vous nommerez amour. Vous avez creu, répondit froidement Astrée, tout ce que Laonice vous a peu dire, & je ne vous en ay point voulu parler jusques au retour de ce Berger, afin que nous en puissions sçavoir la verité de sa propre bouche. O Dieux ! reprit Diane, que vous entens-je dire, vous voulez tirer la verité de la bouche d’un homme, & homme amoureux, & pour dire tout d’un Silvandre qui a opinion de pouvoir par son éloquence éblouïr aussi bien les yeux de nos esprits que les sorciers ceux de nos corps, vous pouvez aussi bien le faire, que moy adjouster jamais foy à chose qu’il puisse dire, Et comment, interrompit Alexis, vous avez opinion que Silvandre ayme autre que vous ? Je n’ay jamais eu opinion qu’il m’aymast, dit Diane, ny moins encore la volonté. Qu’il vous aymast, reprit Astrée, je veux bien croire que vous n’en avez point eu d’opinion, mais qu’il ne soit vray qu’il vous ayme, je m’asseure, ma sœur, qu’il n’y a personne qui l’ait veu aupres de vous qui en puisse douter : car à quel dessein s’il ne vous aymoit pas auroit il pris tant de peine ? Pour passer son temps, répondit Diane, ou pour ne sçavoir à quoy l’employer ailleurs : & avant, adjouta Astrée, qu’il fit paroistre de vous aymer n’avoit il point d’employ ? Et penseriez vous qu’un esprit fait comme celuy de Silvandre ne puisse trouver en soy mesme moyen de s’employer, sinon en servant ou perdant le temps apres une personne qu’il n’aymeroit point ? Vous vous souviendrez ma sœur, s’il vous plaist, de quelle sorte ce Berger a vescu avant qu’il tournast les yeux sur vous, & puis obligez moy de considerer quelle vie a esté la sienne dés le jour qu’il a commencé de vous aymer, ces soings qu’il avoit des trouppeaux qu’on luy donoit en garde, direz vous que ce soit pour passe-temps s’il les a changez au mépris des trouppeaux d’autruy, & de ses propres affaires ? Quand est-ce qu’il a pensé de pouvoir estre aupres de vous, & que quelque necessité qu’il ait euë de se trouver ailleurs l’en ait peu empescher ? Quel commandement des vostres, ou plustost quel signe seulement de vostre volonté a il peu recognoistre qu’il n’ait observé comme une loy inviolable ? Bref, ma sœur, dites moy quel respect plus grand se peut rendre non seulement aux plus puissans de la terre, mais aux Dieux mesmes que celuy qu’il a tousjours eu pour tout ce qui a esté de vous ? Si ces choses ne sont des marques tres-asseurées d’une parfaite amour, je m’en remets à tous ceux qui quelquefois en ont ouy parler. Ma sœur, répondit froidement Diane, vous me dites tant de choses de Silvandre que je voy bien que vous croyez ce que vous en dites ; mais moy qui ne les ay ny veuës ny vouluës voir, j’en croy ce que Laonice m’en a rapporté, & si les signes que vous dites avoir remarquez en luy sont des témoignages d’amour, pourquoy ne le seront ils pas de l’amour qu’il porte à Madonthe ? Parce, repliqua Astrée, qu’il vous a dit en ma presence cent & cent fois que c’estoit pour vous qu’il mouroit d’amour. Les hommes, dit Diane, se plaisent à se mocquer ainsi des filles qui les écoutent, & ne pensez vous point qu’en particulier il n’en ait dit encore davantage à sa chere Madonthe ? Mais si je ne me trompe, & s’il ne se mocque que de celles qui l’ont creu, ce ne sera jamais pour moy que sa mocquerie aura esté faite. A ce que je vois, interrompit Alexis, vous croyez contre Silvandre tout ce que l’on vous a dit, com- me si vous l’aviez veu. Je le croy, Madame, répondit Diane, parce qu’il est vray, mais je l’en quitte de bon cœur, & vous asseure que je tiens pour bien payées toutes les importunitez que j’ay souffertes de sa feinte par la cognoissance que Laonice nous a donnée de ses intentions. Il me semble, adjouta Alexis, que le rapport que cette fille vous a fait, n’est pas si asseuré que vous y deussiez donner foy, ny en faire un entier jugement avant que vous l’eussiez sceu par sa bouche mesme.
Ha ! Madame, dit Diane en se tournant de l’autre costé, je vous asseure que je me soucie si peu de son amour ny de sa hayne, que je ne voudrois pas y avoir employé une seule parole : mais outre cela penseriez vous retirer la verité d’une ame si dissimulée & si feinte ? Et pourquoy, reprit Astrée, feindra il s’il ne vous ayme point ? Et ne vous puis-je pas aussi demander, répondit Diane, pourquoy ne m’aymant point il a feint le contraire avec tant de dissimulation ? Je dirois quant à moy, replique Astrée, qu’il n’a pas fait cette faute, mais toutefois si vous voulez qu’il l’ait commise j’en accuseray l’amour qu’il portoit à cette Madonthe, par ce que ce pendant qu’elle demeuroit parmy nous elle pouvoit estre bien aise qu’il l’aymast à vos dépens, mais maintenant qu’elle s’en est allée cette feinte ce me semble, seroit bien inutile. Je ne pense pas aussi, dit Diane qu’il la continuë : Mais, adjouta Astrée, s’il la continuë que direz vous ? Je diray, répondit Dia- ne, qu’ayant tant de fois blasmé l’inconstance il a honte de se faire recognoistre inconstant. S’il avoit cette honte, repliqua Astrée, il ne se fut pas découvert si librement devant tous ceux qui luy ont veu prendre congé de Madonthe. Que voulez vous que je vous réponde ma sœur, dit Diane, sinon que quelquefois nous ne sommes pas maistres de nos premiers mouvemens, il a esté surpris de ce prompt & inopiné départ & n’a peu, quoy que grand artisan de mensonge s’empescher de découvrir la verité qu’il avoit si long temps tenuë cachée. Mais, ma sœur, que sert il de tant parler d’une chose qui ne le vaut pas, laissons Silvandre avec sa tant aymée Madonthe, aussi bien ay-je opinion que nous avons plus de memoire de luy qu’il n’en a pas de nous, & mesme maintenant qu’il n’a rien dans l’ame que le regret d’avoir esté contraint de s’en separer par l’ordonnance, comme je croy, de Thersandre.
Ce pendant que ces Bergeres discouroient ensemble de cette sorte, & soudain apres que Diane se fut éloignée de Phillis, Silvandre arriva au lieu d’où elle estoit partie, mais à peine eut-il le loisir de salüer toute la trouppe que Hylas s’addressant à luy, luy dit, Veux tu dire, Silvandre, que Diane soit plus belle que Stelle ? Et toy Hylas, répondit Silvandre, voudrois tu nyer que le Soleil ne fust pas plus clair que la nuict ? toute la trouppe se mit à rire autant de la réponse que de la demande : Mais Hylas, sans s’estonner, Je maintiens quant à moy, continua-il, que Stelle, non seulement égale, mais surpasse de beaucoup la beauté de Diane. Je ne m’estonne pas de ce que tu dis, répondit Silvandre, car je croy que l’ignorance qui est en toy, te peut faire avoir encore un plus mauvais jugement. Je te répondrois d’autre sorte, dit Hylas, si je n’avois la raison de mon costé, & si je ne pensois te le faire advoüer avant que de partir d’icy en la presence de tous ces Bergers pourveu que tu ayes la hardiesse de me répondre. Tu ne dois point douter, dit Silvandre en sousriant, que je ne te réponde à tout ce que tu me demanderas, mais que tu me fasses advoüer ce que tu dis, c’est ce que je ne croiray jamais si ce n’est que tu te serves de quelque enchantement. L’enchantement, répondit Hylas, dont je me serviray sera la force de mes raisons desquelles non pas toy mais toute cette trouppe jugera. Or réponds moy donc Silvandre, combien estimes tu que Diane soit belle ? Autant, dit Silvandre, que le peut estre une fille. Et moy, répondit Hylas, je tiens que Stelle est plus belle que fille du monde : Or vois tu que sans y penser tu as dit la verité, tu as opinion que Diane est seulement aussi belle que le peut estre une fille. Et moy je dis que Stelle l’est encore davantage. Si l’opinion, adjouta Silvandre, estoit celle qui doit juger de ce different, ou bien qui fit une personne estre plus ou moins belle, j’advoüerois qu’en cecy tu pourrois avoir quelque sorte davantage ; mais combien es tu deceu, Hylas, si tu as cette croyance, puis que la beauté est la perfecton de la cho- où elle est, voudrois tu dire que la perfection de chaque chose ne fut qu’une imagination ? Mais toy reprit l’inconstant, voudrois-tu bien nyer que la beauté, & mesme celle des femmes, fut autre chose que l’opinion de celuy qui la voit ? Puis que s’il estoit autrement celle qui sembleroit belle à une personne seroit telle aux yeux de tous ceux qui la verroient, ce que tu éprouves bien estre faux en l’opinion que tu as, & que je sçay aussi de la beauté de Diane, & de la plus grande beauté de Stelle. Le fondement, repliqua Silvandre, sur lequel tu bastis, est posé sur un sable si mouvant qu’il ne peut que tomber bien tost en ruïne, puis que ce n’est pas l’opinion que l’on a de chaque chose qui met le prix à sa valeur, mais la propre bonté qui est en elle, autrement il s’ensuivroit qu’une pierre bien falsifiée ou l’or faux d’un sçavant Alchimiste, seroit meilleur que le vray diamant ou l’or bien purifié, puisque bien souvent l’on a opinion les voyant si beaux qu’ils soyent meilleurs que les autres. Mais sçais tu Hylas d’où vient cette opinion ? c’est sans plus de l’ignorance, parce que si l’on sçavoit que ces Diamans & cét Or fussent faux, l’on ne les estimeroit jamais tant que ceux qui sont bons, & naturels, de mesme est-il du jugement que tu fais de Diane, & de Stelle, car si tu sçavois que c’est que la beauté, tu en jugerois sainement, & non pas à la volée comme tu fais. Quant à moy, reprit Hylas, je ne pense point faillir ayant la plus grande partie des hommes de mon costé. C’est aussi, respondit Silvandre, la plus grande partie qui est celle des ignorans, & toutefois encore que la beauté soit un rayon qui de la divinité s’estend sur toutes les choses, soit spirituelles, soit corporelles, si est-ce qu’en tant qu’elle est meslée avec le corps elle peut estre veuë par nos yeux, & comme telle ils en peuvent faire leur rapport à l’entendement, qui apres en donne le jugement que tu appelles opinion. Or si tu veux te remettre en nostre dispute aux voix de cette compagnie, je m’asseure qu’il n’y en aura guiere qui soient de ton costé, & cela d’autant que tout ainsi qu’il y a plus ordinairement de personnes saines que de malades, de mesme aussi des choses qui tombent sous les sens il y en a tousjours plus qui en jugent sainement.
Autrement il faudroit croire que la nature failleroit plus souvent en ses ouvrages qu’elle ne les accompliroit selon ses reigles, qui seroit un blaspheme & contre elle & contre le Dieu de la Nature.
Silvandre vouloit continuer ayant un champ assez ample pour n’avoir pas de long-temps faute de discours, si Hylas qui ne pouvoit avoir une si longue patience ne l’eut interrompu, luy disant ; Je sçay bien, Silvandre, que l’année sera fort fertile quand tu nous feras cherté de tes paroles, mais reponds moy & me dis si la beauté n’est une pure opinion, d’où vient que l’un ayme l’œil vert, l’autre l’œil noir, l’un la blanche & l’autre la claire brune ? Et ne faut pas que tu te sauves en me répondant que cela procede de l’ignorance, car nous voyons, comme je le disois avant que tu sois arrivé, que ce sont des Provinces entieres qui font ce jugement. Ce que tu me demandes Hylas, répondit Silvandre, n’est pas difficile à resoudre, les Gaulois ayment l’œil vert, les Grecs & les Latins l’œil noir, parce qu’en Grece les filles y sont ordinairement plus noires, & en Gaule plus blanches : or figure toy des cheveux blonds & des yeux verts en un visage qui ne soit pas bien blanc, & tu verras que les Grecs ont raison d’estimer l’œil noir, puis que l’autre seroit presque difforme au visage de leurs filles qui pour blanches qu’elles soient ne le peuvent estre davantage que celles que nous nommons icy claires brunes. Mais, Hylas, je ne sçay si tu es au bout de tes raisons, mais si tu n’en as point d’autres pour me convaincre, asseure toy que ny cette trouppe ny moy ne croirons point pour ce coup que les enchantemens desquels tu m’as menacé m’ayent faict advoüer que Stelle soit aussi belle que Diane. A ce mot jettant l’œil sur Phillis, & voyant qu’elle luy faisoit signe de luy vouloir dire quelque chose, quoy que Hylas le tirast par sa juppe montrant d’avoir encore à dire beaucoup sur ce sujet, si ne voulut il s’arrester davantage, mais tournant seulement le visage à luy, contente toy pour ce coup, luy dit-il Hylas, du temps que tu m’as faict perdre, une autrefois quand Diane y sera je t’en feray une leçon aussi longue qu’il te plaira. Et se démeslant de ses mains s’approcha de Phillis, & luy dit assez bas ; Que veut dire mon ennemie, si toutefois je vous dois encore donner ce nom, que vous estes separée de la maistresse que vous avez donnée à Silvandre ? Berger, luy répondit elle froidement, toutes choses sont tellement sujettes à changer que l’on ne se doit point estonner de me voir faire quelque chose contre ma coustume : & quant au nom que vous me donnez de vostre ennemie, s’il me doit demeurer pour quelque autre occasion je n’en sçay rien, mais si fay bien que pour celle de Diane vous ne me le devez non plus donner qu’à elle celuy de vostre maistresse. Silvandre fut un peu estonné voyant cette froideur, & oyant ce langage : toutefois se ressouvenant que Phillis avoit accoustumé de luy faire la guerre, il ne fit au commencement que s’en sousrire, mais puis apres considerant que si c’estoit une feinte elle estoit trop bien representée & duroit trop longuement il l’éloigna de la trouppe pour n’estre ny ouy ny veu de personne, encore que ce fust bien en vain, parce que tous ces Bergers & Bergeres s’amusoient de sorte au tour de Hylas se mocquant de la victoire qu’il avoit obtenuë contre Silvandre, que malaisément eussent ils pris garde à chacune de ses actions. Cela fut cause que le Berger se voyant assez éloigné pour n’estre entendu, Vos paroles, dit-il à Phillis, & vostre mine montrent bien que vous estes mon ennemie, mais pour ce qui est de Diane, il n’y a rien qui ne me die qu’elle est ma maistresse, & que je n’en dois ja- mais avoir d’autre. Ce que vous devez, repliqua Phillis, je ne le sçay pas, mais pour ce qui est de Diane je suis tres asseurée, qu’elle n’est ny ne veut rien estre pour vous. Ha ! mon ennemie, s’écria alors Silvandre, & s’approchant davantage d’elle, je vous supplie ne continuer plus cette feinte ny ce langage, car vous me feriez mourir. Quelque occasion, adjouta elle, que vous nous donniez de vous hayr, je ne sçaurois toutefois desirer vostre mort, ma hayne ne passant jamais si avant, mais si vous voulez que nous nous séparions un peu davantage je vous diray bien sur ce propos que vous n’estes plus avec Diane aux termes que vous souliez estre, & que si ce que l’on nous a dit est vray, le tort vous en demeure, & à nous le déplaisir. Bergere, dit alors Silvandre, la prenant soubs le bras & l’éloignant encore davantage, je vous supplie, si c’est pour me mettre en peine que vous me parlez de cette sorte, de me le dire promptement, & vous contentez de celle en laquelle vous m’avez mis. Berger, Berger, répondit elle, je ne vous dis rien pour vous mettre en peine, mais plustost pour le desir que j’ay de vous en voir dehors, & me croyez Silvandre, que je parle à bon escient, Diane est infiniment en colere contre vous, & si on ne luy a point menty, je dis que sa colere n’est pas sans raison, Mon Dieu ! Phillis, s’écria le berger, qu’est-ce que vous me dites ? Je vous dis, repliqua-elle, la pure verité, & afin que vous cognoissiez que je ne ments point, sçachez qu’aussi tost qu’elle vous a veu elle s’en est allée, & m’a donné charge de retirer de vous le brassellet que vous avez de ses cheveux, tant parce que le temps qu’il vous estoit permis de le garder est écoulé, que d’autant qu’il n’est pas raisonnable que ce témoignage vous demeure de la bonne volonté d’une personne pour qui vous n’en avez point.
Silvandre alors ravy d’étonnement, & séloignant d’un pas de Phillis, se plia les bras l’un dans l’autre sur l’estomac, & sans pouvoir ouvrir la bouche, demeura les yeux fermez & sans siller sur la Bergere, comme s’il n’eust point eu de sentiment, & n’eust esté qu’ayant demeuré quelque temps de cette sorte, Phillis qui en eut pitié le tira par le bras, ce ravissement l’eut tenu bien long temps insensible, mais comme s’il fut revenu d’un long évanouïssement, ô Dieu ! dit-il, avec un grand souspir, & joignant les mains ensemble, ô Dieu ! & quelle faute ay-je commise contre vostre Puissance : & demeurant là quelque temps muet, il reprit en fin ainsi. Il faut sans doute qu’elle soit grande cette faute puis que vous permettez que tant injustement je sois blasmé d’un défaut qui ne fut ny ne sera jamais en moy. Ces exclamations, interrompit Phillis, sont inutiles maintenant puis que vous sçavez bien que l’Amour a d’autres privileges que le reste des Dieux, & que le Ciel ne punit point ses tromperies. Et comment Bergere, reprit Silvandre vous croyez donc, & Diane aussi, que je n’aye point de bonne vo- lonté pour elle ? Je ne dis pas, répondit Phillis, que je le croye, mais je dis bien que si l’on n’a point menty à Diane, elle a un tres-grand sujét de ne vous point aymer. Car vous semble-il, Silvandre, qu’elle soit une Bergere pour servir de couverture en l’amitié que vous portez à une autre ? Trouvez vous en elle si peu de merite, qu’elle ne soit pas digne d’estre servie, si ce n’est pour couvrir une autre affection ? Voyez vous Berger, les dissimulations & les tromperies peuvent bien quelque temps abuser ceux qui ne soupçonnent point une telle trahison, mais depuis que l’on y veut prendre garde, croyez moy que c’est comme de l’Alchimie, pour peu que l’on la frotte elle rougit & montre incontinent sa fausseté. Il n’y a rien de tel ny qui soit plus estimable que d’aller franchement en toutes choses, les finesses & les tromperies sont des témoignages d’un courage vil & abbatu. Je vous advouë, dit le Berger, tout ce que vous me dites, mais en fin, qu’ay-je fait ? Vous le sçavez, répondit-elle, mieux que personne, la chose est trop découverte pour penser que vous la puissiez encore tenir cachée : que si vous voulez l’entendre de ma bouche, & qu’il ne faille plus que cela pour vous convaincre, je dis, Silvandre, que vous avez fait semblant d’aymer Diane, cependant que vous donniez toute vostre affection à Madonthe : c’est chose que vous ne pouvez plus nier, si vous n’estes le plus effronté Berger de l’Univers ; toute cette contrée le sçait & s’en rit, & Diane & nous comme les autres ; que si nous en avons eu quelque déplaisir, ce n’est pas que Diane se soucie d’estre aymée de vous ; vrayment ce luy est un grand advantage d’estre recherchée d’un Berger vagabond & incogneu, comme vous estes, elle qui n’a personne qui la devance, ny en vertu ny en merite : mais l’ennuy que nous en pouvons avoir en procede seulement des importunitez que sans y penser nous luy avons fait avoir de vous, Et dites la verité, Silvandre, quel dessein estoit le vostre en cette feinte ? Comment vous estiez vous imaginé qu’elle peut demeurer longuement cachée ? Et se découvrant n’avez vous point apprehendé que chacun fit avec raison un tres-mauvais jugement de vous ? Diane est plus belle quand elle pleure, que Madonthe quand elle rit les défaveurs de Diane sont plus estimables que toutes les caresses de cette coureuse, & où est vostre entendement, Silvandre, en faisant un si mauvais choix ? Et Diane, reprit Silvandre, a peu croire ce que vous me dites : Et comment, repondit Phillis, ne l’eust elle pas creu puis que chacun le luy a dit, & qu’elle en a veu les effets tres-asseurez ? car à quoy ce grand soing que vous avez de tout ce qui touchoit cette Estrangere ? à quoy toute cette eloquence pour luy persuader de ne point partir ? à quoy vous jetter à ses pieds ? à quoy luy embrasser les genoux pour l’en supplier ? à quoy ces larmes éspanduës en luy disant adieu ? & à quoy enfin ce voyage hors de saison que venez de faire avec elle ? Et Dieu sçait, pauvre Berger, comme vous avez bien employé vostre service, la pauvrette meurt d’amour pour mille autres qui ne vous valent pas, & Thersandre la possede tellement qu’il n’y a pas grande esperance pour vous, que si vous ne l’avez recogneu vous mesme, il faut bien advouer que l’Amour n’est pas seulement aveugle, mais qu’il rend encore tels tous ceux qui le suivent. Or toutes ces choses que je vous dis ne sont pas pour vous témoigner que Diane s’en soucie, car au contraire, elle louë Dieu d’estre exempte de vos importunitez, mais c’est seulement pour vous faire sçavoir que vos tromperies & vos dissimulations sont découvertes, & qu’il ne faut plus que vous esperiez de nous abuser par vos artifices,
Phillis parloit de cette sorte à Silvandre, non pas qu’elle en eust eu charge de Diane, car la modestie de cette fille estoit telle, & son courage si grand, qu’elle eust plustost éleu de mourir, que de donner cognoissance que la trahison qu’elle pensoit estre en Silvandre luy eust dépleu : mais parce que veritablement elle estoit en colere contre le Berger, & ressentoit comme sienne l’offence qui avoit esté faite à sa compagne. Et il fut tres à propos que durant tous leurs discours, la troupe se fust entierement éloignée d’eux, autrement il eust esté impossible que chacun ne se fust apperceu du trouble où ces paroles le mirent, qui fut à la verité, plus grand que la Bergere n’avoit estimé. Le regret de se voir accuser d’une faute qu’il n’avoit point faite, la perte de la bonne volonté qu’il avoit esperé d’obtenir en Diane, & les cruelles paroles de Phillis, qu’il jugea bien venir de la part de sa maistresse, le surprindrent de telle sorte, que sans pouvoir proferer un seul mot, il fut contraint de s’appuyer contre un arbre, où la foiblesse augmentant, & les jarets luy venant à deffaillir, il se laissa couler sur la terre ; où peu apres une si grande deffaillance de cœur le surprit, que peu à peu il demeura immobile, & sans point de sentiment. Phillis qui le vit en cet estat le tira plusieurs fois au commencement par le bras, & puis voyant qu’il se laissoit aller, comme s’il eut esté mort, elle courut au petit ruisseau qui accompagne cette allée jusques dans Lignon, & puisant de l’eau dans ses mains s’en revint courant la luy jetter au visage. Mais tous ces remedes ne luy profitans de rien, elle le laissa, toute épouvantée & s’en courut du costé ou elle avoit veu passer toute la trouppe pour appeller quelqu’un qui le vint secourir.
Fin du premier livre.
LA QUATRIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D URFÉ.
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LIVRE SECOND.
Phillis presque hors d’elle mesme, s’en alloit courant toute effrayée le long de cette grande allée pour trouver quelqu’un qui vint assister Silvandre, mais la trouppe qui y estoit un peu auparavant, ayant pris un autre chemin. s’estoit tellement esloignée, que cette Bergere eust longuement couru en vain, si de fortune elle n’eust rencontré Astrée, Alexis & Diane, qui s’en venoient au petit pas comme nous avons dit, pour ouyr la dispute de Silvandre, & de Hylas. Aussi tost qu’elle les apperceut, elle commença de leur faire signe de la main pour les haster, estant de sorte estonnée, & hors d’haleine, qu’elle ne pouvoit crier. Astrée qui fut la premiere à la recognoistre, craignant qu’il ne luy fust arrivé quelque facheux accident, allons je vous supplie dit-elle, au secours de Phillis, je la voy qui court, & nous fait signe, il faut qu’elle ait besoin de nous. Toutes alors redoublerent le pas, & Diane à mesme temps, comme si quelque Demon eust parlé dans son cœur, sentit une certaine émotion non accoustumée qui luy fit presque deviner ce qui estoit advenu. Lors que Phillis fut plus pres d’elles, & qu’elle peut se servir de la parole ! ô Dieu s’écria elle, enjoignant les mains ! ô Dieu, Diane, le pauvre Silvandre est mort ! reprit incontinent Diane, & qui l’à tué ? Vous & moy, repliqua Phillis, vous, par le commandement que vous m’avez fait, & moy, en vous obeyssant. A ce mot Diane saisie de douceur, ne peut luy répondre, ny faire un pas plus avant, donnant bien cognoissance que quand elle avoit dit du mal de Silvandre, son cœur n’y avoit jamais consenty : mais que c’estoient seulement des vaines paroles qu’une amour offensée prestoit à sa jalousie. Astrée & Alexis au contraire qui estimoient la vertu & le merite de ce Berger, Est il bien vray, dirent elles, qu’il soit mort ? il n’est pas trop vray, adjouta Phillis le visage tout couvert de larmes, & pour peu que vous me suiviez je le vous feray voir en l’estat que je dis. Alors se mettans toutes deux au grand pas apres elle, elles ne marcherent guiere sans l’appercevoir étendu de son long, & en la mesme façon que Phillis l’avoit laissé. Diane qui venoit lentement apres pour ne découvrir la passion qu’elle vouloit tenir cachée, ne jetta pas si tost les yeux sur le Berger qu’elle ne se sentit le visage tout moüillé de pleurs, pleurs qu’elle n’avoit peu retenir soubs la paupiere ny renvoyer, comme elle eust bien desiré à ce cœur qui pour témoignage de son ennuy leur avoit par force ouvert le passage. Et par ce que la modestie de cette Bergere, & la façon de vivre qu’elle avoit tousjours continuée ne luy pouvoit permettre de donner cognoissance à personne de cette passion, elle s’arresta à dix ou douze pas de ses compagnes, & se tournant du costé d’où elle venoit, faisoit semblant de ne guiere se soucier de cet accident. Au contraire Alexis, Astrée & Phillis pleines de compassion, estoient toutes empeschées au tour de luy, l’une luy levoit le bras, l’autre la teste, l’autre luy mettoit la main à l’endroit du cœur, mais ne luy remarquant aucun signe de vie elles ne faisoient que dire l’une à l’autre qu’il estoit mort. Ces paroles qui venoient jusques aux oreilles de Diane n’estoient que des glaives cruels qui perçoient de nouvelle douleur le cœur de la Bergere. Cela fut cause qu’apres s’estre bien essuyé les yeux & se faisant un tres-grand effort elle s’approcha de Phillis, & luy dit à l’oreille, je vous supplie, ma sœur, chechez à son bras le brasselet que vous sçavez, afin que quand on le dépouillera quelqu’un ne le trouve. A ce mot elle s’en alla tellement outrée de déplaisir, que pour peu qu’elle eust parlé davantage, il luy eut esté impossible de ne découvrir tout ouvertement l’affection qu’elle portoit à ce Berger.
Phillis pour satisfaire à la volonté de sa compagne, & mesme jugeant bien qu’elle avoit raison de ne vouloir point que personne le peut recognoistre, prit les bras du Berger & chercha quelque temps par dessus la manche pour sentir où ce brasselet grossiroit, & l’ayant rencontré luy dépoüilla ce bras, mais non pas sans larmes : & ce pendant qu’elle le dénoüoit elle vid & ses compagnes aussi, qu’il avoit aupres de l’épaule une marque qu’il y avoit apparence qu’il a apportée du ventre de sa mere. C’estoit un rameau de Guy si bien representé qu’il n’y eut personne qui ne le recogneust incontinent, car les feüilles longuettes & les nœuds de la branche estoient si bien representées, & encore que la couleur ne fust pas entierement verte on ne laissoit pas de juger que c’estoit de Guy, tant à ce que j’ay dit qu’aux petites bacques ou fruicts qui blanchissoient entre les feüilles d’une plus éclatante blancheur que le reste de la peau.
Cependant qu’elles s’amusoient à considerer cette marque & à dénoüer le brasselet, & que Diane s’estoit desja bien fort éloignée d’elles, Silvandre tout a coup revint de son évanoüissement, mais de telle sorte étonné de se voir en cet estat, & mesme entre les mains de ces Bergeres, qu’il ne sçavoit s’il dormoit ou s’il veilloit. La joye de toutes trois ne fut pas petite le voyant plein de vie apres l’avoir pleuré mort, parce que la vertu du Berger se faisoit aymer de chacun, & toutefois Phillis qui eut crainte qu’il ne retombast au mesme accident une autre fois ? se hasta le plus qu’il luy fut possible de prendre le brasselet de Diane, & quoy que le Berger sentit bient que l’on luy remettoit la manche de sa chemise & de sa juppe, si ne pensa-il point au larcin que l’on luy avoit fait, ayant seulement opinion que l’on l’avoit des-habillé pour luy donner quelque secours. En fin Alexis voyant que sans leur dire un seul mot il leur laissoit faire tout ce qu’elle vouloient afin de luy faire reprendre entierement ses esprits, Et quoy Berger, luy dit-elle, quel est cet accident ? & perdrez vous ainsi le courage Silvandre ? Ce Berger alors prenant Alexis pour une Bergere, par ce qu’elle en avoit l’habit, apres l’avoir remerciée, & ses compagnes aussi, de la peine qu’elles avoient toutes voulu prendre pour luy, il continua : C’est plustost signe, dit-il, de faute de courage de pouvoir supporter sans mourir le mal que je ressens. Vous vous trompez, reprit Astre, le courage est de surmonter toute sorte d’accitents, & croyez moy que pour peu que vous veüillez faire paroistre que vous estes homme, ce mal n’est pas si grand qu’aisément vous ne le surmontiez. Phillis qui craignoit que le ressouvenir ne peust luy renouveller l’ennuy qui l’affligeoit, Ne parlons plus du mal, adjouta elle, mais seulement de la guerison. Silvandre alors répondit à Astrée, la prenant pour une Druyde, parce qu’elle estoit ainsi vestuë. Cette Bergere, Madame, sçait mieux la grandeur de ma maladie que tout autre, & c’est pourquoy la jugeant incurable, elle a raison de ne vouloir point que l’on en parle, mais continua-il en se relevant, quoy qu’avec peine, ce bon Genie qui jusques icy a eu soing de ma déplorable vie, me conduira bien tost au lieu où j’espere de la trouver, cette guerison qu’elle pense estre impossible. A ce mot, apres les avoir remerciées du secours qu’elles luy avoient rendu, il s’en voulut aller, mais considerant toute combien il avoit l’œil farouche & hagard, elles eurent peur qu’il eust dessein de se meffaire, & Astrée comme bien experimentée à un semblable accident, le retenant par le bras, & ayant bien cogneu aux paroles qu’il luy avoit réponduës qu’il la prenoit pour une Druyde estrangere : Sçachez Berger, luy dit-elle, que ce Genie duquel vous parlez, m’a ce matin ordonné de me trouver icy à l’heure que j’y suis venue, tant pour vous secourir que pour vous dire de sa part, que vous viviez avec asseurance, que son ayde ne vous deffaillira non plus en cette occasion qu’elle ne nous a pas manqué en toutes les autres où vous en avez eu besoing, & que trois jours ne s’écouleront point, sans que vous le ressentiez favorable, pourveu toutefois que la foiblesse de vostre courage ne luy oste & la volonté & le loisir de le pouvoir faire. Et souvenez vous que je le vous ay dit en la presence de ces Bergeres que je prends pour témoins que j’ay satisfait à ce que ce grand Demon m’a ordonné. A ce mot Astrée qui avoit déguisé sa voix, au mieux qu’il luy avoit esté possible, de peur d’estre recogneuë, s’en alla faisant semblant de ne cognoistre pas une de ces Bergeres qui estoient autour de luy, & de n’estre veuë en ce lieu que pour le seul sujet qu’elle luy avoit dit. Et voyez combien, l’opinion de la divine assistance a de pouvoir sur l’esprit des hommes ! Astrée n’eust pas plustost proferé ces paroles, que Silvandre receut comme venant d’un oracle, que commençant d’esperer il changea le farouche regard que le desespoir luy avoit mis dans les yeux, & montrant un visage plus serain & plus ouvert, il mit les genoux en terre haussa les yeux & les mains au ciel ; & la teste nuë, C’est bien, dit-il, veritablement de vous seul, ô souverain Tautates, Tharamis que j’attends le secours que je ne puis esperer d’ailleurs, puis que vous sçavez asseurement que mon supplice est injuste & que je ne suis point coulpable de la faute pour laquelle j’y suis condamné, Alexis qui veid partir Astrée, & qui ne pouvoit souffrir d’estre en quel- que lieu sans elle, fit dessein de la suivre & ne demeurer là plus longuement, tant pour ce sujet que par ce qu’elle eut peur que ce Berger ne la recogneut revestuë des habits d’Astrée, & que par ce moyen il ne se prit garde aussi, qu’Astrée avoit pris les siens, ce qui eust peu faire un contraire effet à leur dessein. Ces considerations furent cause qu’elle fit signe à Phillis de demeurer là encore quelque temps, de peur qu’il ne les suivit, & en partant elle dit, Souvenez vous Berger, que si ayant eu l’advis que vostre bon Genie vous a donné, vous vous rendez incapable du secours qu’il vous promet, vous serez beaucoup plus coulpable estant Silvandre, que si vous estiez un Berger qui eut moins de cognoissance des Dieux. Le Berger la vou- loit remercier lors que (sans attendre sa réponse) elle s’achemina au grand pas vers Astrée, qu’elle atteignit bien tost, parce que de temps en temps elle tournoit la teste pour voir si Alexis ne venoit point encore, & sembla qu’en ce point le ciel voulut qu’Astrée rendist le mesme office à Silvandre, qu’autrefois Celadon avoit fait en une semblable occasion à Ursace.
Phillis alors, qui se vid seule avec Silvandre, émeuë à pitié du mal qu’elle luy avoit fait, qui veritablement avoit esté plus grand qu’elle n’avoit pensé : Puis que le ciel, luy dit-elle, prend le soing de vostre conduitte, j’espere, Berger, de vous voir bien tost aussi content que vous l’avés jamais esté : mais dites moy, je vous supplie, & dites le moy franchement, & avec asseurance que vous parlez à une de vos meilleures amies & qui pourra bien taire tout ce qui vous sçauroit importer. Est-il vray, Silvandre, que vous aymez Madonthe, car ce n’est pas un crime irremissible d’aymer une belle fille, comme elle est, n’y ayant personne de nous qui ne sçache que la gageure qui estoit entre nous a donné commencement à l’affection que vous avez portée à Diane, chose qui ne pouvoit point davantage vous obliger qu’à la continuer autant que dureroit la cause de sa naissance. Cependant que Phillis tenoit ces propos à Silvandre, Diane encore qu’elle s’en fust allée avant que le Berger revint de son évanouïssement, l’avoit bien veu relever, parce que de temps en temps elle alloit tournant la teste vers luy pour voir ce qu’il deviendroit, & quand elle cogneut qu’il n’estoit pas mort, comme elle avoit eu opinion, il luy fut impossible, quoy qu’en colere contre luy, de n’en ressentir un aussi grand contentement, que l’apprehension de sa perte luy avoit donné de douleur, la jalousie & le dépit ayans bien eu le pouvoir de luy faire ressentir l’offence qu’elle pensoit avoir receuë, mais non pas d’effacer l’amitié que veritablement elle portoit à ce Berger, & en cette occasion elle en rendit une preuve bien asseurée, puis que voyant partir Astrée & peu apres Alexis, elle prit une plus grande curiosité qu’elle n’avoit jamais euë d’ouyr les discours, sans toutefois estre apperceuë, que Phillis & luy tiendroient ensemble, s’asseurant qu’ils ne se- roient point d’autre chose que de ce qui la touchoit : & en ce dessein s’estant enfoncée promprement dans le bois, elle revint aupres du lieu où ils estoient, si doucement qu’elle ne fut apperceuë de personne, & y arriva assez à temps pour entr’ouyr la demande que la Bergere luy avoit faite, & pour entendre ce que le Berger luy répondoit ainsi ; Phillis si les Dieux ont jamais puny quelque parjure, je les supplie de faire paroistre la rigueur de leur colere sur moy, en cas que je ne vous die la verité de ce que vous me demandez : Je veux que nos Druydes, non seulement me deffendent d’assister aux communs sacrifices, & qu’ils refusent de me faire justice, quand je la leur demanderay, & bref je veux que tous les hommes non seulement me bannissent de leur compagnie, mais me mettent hors de leur communion ? le feu & l’eau me soient interdits, si j’ay jamais aymé que Diane : Je sçay bien que ce mot est trop temeraire pour moy, & que la declaration que je vous en fais est outrecuidée, veu le merite de cette Bergere, & le peu que je vaux : Mais discrette Phillis, puis que je voy la pitoyable compassion que vous avez de mon malheur, & la bonne volonté que vous portez à la belle Diane, je penserois de faire une offense qui ne me devroit jamais estre pardonnée, si me demandant la verité je la vous déguisois, m’asseurant qu’en cecy vostre discretion sera telle que je l’ay tousjours recogneuë en toute autre chose. Phillis luy répondit, Vous avez raison, Silvandre, de vous fier en moy, & mesme de ce qui concerne cette belle & sage Bergere, puis que l’amitié que je luy porte ne cede point à l’amour que vous avez pour elle, & que recognoissant ses merites & vostre jugement, je veux croire ce que vous me dites de vostre affection envers elle. Mais Berger encore faut-il que vous m’eclaircissiez & me disiez les raisons pour lesquelles vous avez traitté Madonthe comme vous avez fait, vous sçavez, Silvandre, car vous n’ignorez que ce qu’il vous plaist de ne point sçavoir, que l’Amour est comme un petit enfant qui s’offence de peu de chose, qui se dépite & qui devient jaloux aisément, comment n’avez vous pensé que les soings extraordinaires que vous avez fait paroistre de tout ce qui touchoit à Madonthe, les pleurs que vous avez répandus à son départ, & les presentes supplications avec lesquelles vous l’avez conjurée de vous permettre de l’accompagner jusques en Aquitaine, & mesme d’estre allé le plus avant que vous avez peu avec elle : comment avez vous pensé, dis je, que toutes ces choses venans à la cognoissance de Diane, ne la deussent rendre grandement offensée contre vous ? Ne deviez vous pas considerer que tout ainsi que Madonthe ne vous a voulu permettre de la suivre plus outre, pour ne faire déplaisir à Thersandre qu’elle ayme ; de mesme vous n’en deviez point avoir fait la demande pour ne point donner de jalousie à Diane que vous aymez ? Et pouviez vous esperer à vostre retour un moins mauvais visage d’elle que celuy que vous en recevez maintenant ? Je trouve, quant à moy, qu’elle vous oblige en vous traittant de cette sorte, puis que si elle avoit fait autrement, vous auriez occasion de croire que vous estes aupres d’elle en une indifference qui est un tres-certain témoignage de fort peu de bonne volonté.
Cependant que Phillis parloit de cette sorte, Diane qui n’en perdoit un seul mot, approuvoit tellement ce qu’elle disoit, que si quelqu’un l’eust apperceuë il eust eu aisément cognoissance du mal qui la pressoit, parce que, quand Phillis parloit des points qui la touchoient le plus, elle faisoit des actions de la teste, des mains, & du reste du corps, qui montroient bien ce qu’elle vouloit cacher, Mais lors que Silvandre reprit la parole, elle demeura ammobile, les yeux tendus sur luy, la main advancée, & la bouche entr’ouverte, comme si elle l’eut voulu convaincre de mensonge à la premiere excuse qu’il apporteroit. Elle ouyt donc qu’il parloit ainsi. Discrette & sage Bergere, pleut à Dieu que le peu de vie qui me reste, me donnast les moyens de m’acquiter de cette extreme obligation, afin que vous peussiez recognoistre combien me lie la compassion que vous avez de moy, comme du plus affligé Berger de l’Univers, mais en ce que le ciel dénira à mon impuissance, il supleera sans doubte par sa bonté, pour montrer qu’il ne laisse jamais sans recompense une œuvre si juste & si loüable. Vous m’accusez, Bergere, d’une faute de laquelle je me sens tant innocent que je suis contraint de vous supplier par la chose du monde que vous avez la plus chere, de me dire plus clairement ce que vous venez de me reprocher, afin que je vous puisse répondre avec la verité que je dois. Diane qui l’écoutoit, Voyez le cauteleux, disoit elle en elle mesme, & sans oser seulement prononcer la parole de peur d’estre ouye, il ne sçait que répondre, & il veut le luy faire redire pour avoir le loisir d’inventer quelque mauvaise excuse. Elle ouyt alors, que Phillis répondoit, advouez librement, Silvandre, que vous avez esté trompé & que vous ne pensiez pas qu’il y eust personne en la compagnie qui deust remarquer vos actions, ou qui les ayant remarquées les vint redire à Diane. Aussi croy je bien que celle par qui elle les a sceuës ne pensoit pas mal faire, car elle parloit trop naïvement. Mais encore, reprit Silvandre, que dit-elle ? Elle dit, adjousta Phillis, que vous mesme vous estiez fait mal, duquel depuis vous ne vous estiez peu guerir, car ayant rencontré Madonthe vous l’aviez advertie de la venuë de quelque étranger qui la cherchoit avac un mauvais dessein, Il est vray, répondit le Berger, je l’ay fait, mais pensant y estre obligé par les loix de la courtoisie & de l’humanité. Les loix de l’humanité, repliqua Phillis, ne vous ordonnoient pas de l’accompagner jusques en Aquitaine, ny moins lors qu’elle ne l’a pas voulu, de vous mettre à ses genoux les luy em- brasser, & avec des torrents de larmes luy noyer les mains pour la presser, & enfin forcer par les plus extraordinaires conjurations que vous avez peu imaginer, de vous permettre pour le moins de la suivre une partie du jour, luy disant, apres qu’elle y a esté contrainte par vos pleurs, qu’elle vous pouvoit bien permettre le contentement d’estre un peu de temps aupres d’elle, au lieu de l’eternel déplaisir que son éloignement vous laisseroit : mais & voicy ce que je trouve de meilleur, lors qu’elle vous a répondu en sousriant, que si son absence vous donnoit de l’ennuy, la presence de Diane vous consoleroit : Diane, avez vous répondu, merite beaucoup mieux que mon service, aussi ne luy en ay-je jamais rendu que par gageu- re, & pleust à Dieu qu’elle eust à faire le voyage pour vous, & vous à demeurer icy pour elle. Vous semble-il, Berger, que les loix de l’humanité vous peussent commander de tenir ces discours à Madonthe ? & de parler avec un tel mépris de Diane ? & trouvez vous estrange qu’en estant advertie elle s’ensoit offensée ? & en mesme temps se soit resoluë de vous oster toute occasion de la pouvoir plus traitter tant indignement ? O Dieu ! s’écria Silvandre alors, ô Dieu ! & quelle trahison est celle que vous me racontez ? Trahison, dit Phillis, & pouvez vous nier, s’il y en a, que ce ne soit de vous qu’elle vienne ? Comment, reprit incontinent le Berger, que j’aye fait ny dit ce que vous me reprochez, j’aymerois mieux que ma houlette m’eut esté mise à travers du cœur que si une telle pensée y avoir jamais eu place. Et me nierez vous, repliqua Phillis, que vous n’ayez accompagné cette Madonthe tant avant qu’elle vous l’a voulu permettre ? J’advoüeray, répondit Silvandre, qu’il est vray que je l’ay accompagnée, mais pour des raisons que si j’eusse fait autrement j’eusse esté blasmé par tous ceux qui les eussent entenduës : & afin que vous en sçachiez la verité, ayez agrable que je vous la raconte briefvement.
Diane qui à chaque reproche que Phillis faisoit au berger, eut bien voulu, si elle eust osé, y en adjouster d’autres pour le convaincre encierement, oyant que Silvandre se preparoit de parler, Je m’asseure, disoit elle en elle mes- me, que si en tout son discours on le peut reprendre d’un mot de verité, ce sera bien contre son dessein : mais voyez avec quel visage il va mentir, & lors Silvandre parla ainsi. Il y a long-temps, Bergere, que Paris dit que cette estranger estoit venu en cette contrée avec un mauvais dessein contre Madonthe, & que le voyant en peine de l’en advertir, je me chargeay de le luy faire sçavoir. Il ne dit pas, reprenoit Diane, avec quelle promptitude il s’offrit de le faire de peur que quelqu’autre ne le prevint en ce charitable office. Cependant Silvandre continuoit : Or hyer au matin le la rencontray avec Thersendre, & me semblant que je serois blasme de tout le mal qui en pourroit arriver si je ne l’en advertissois, je le luy dis, ainsi que je m’en estois chargé, & en mesme temps la voyant fondre toute en pleurs, j’advouë que je fus touché de compassion : Mais plustost de passion, disoit en elle mesme Diane, & que pour l’asseurer, continua Silvandre, de l’outrage de cette personne incogneuë, je luy offris de l’accompagner avec telle quantité de mes amis qu’elle voudroit. Il est peut estre son Ambacte ou son soldurier, disoit Diane, qu’il faille que ce soit luy qui la deffende contre ses ennemis. Ce que j’ay fait, adjousta Silvandre, mais seulement jusques par de là l’endroit où Paris avoit trouvé cet estranger. Parce, disoit Diane, qu’elle ne luy a pas voulu permettre de passer plus avant, & dequoy vous luy voyez encore la tristesse peinte sur le visage. Mais en cela, conti- nua Silvandre, pouvois-je faire moins sans faillir à mon devoir : que s’il est arrivé autre chose que ce que je dis, je veux Bergere, que la seconde vie que j’attends me soit déniée pour chastiment de ma faute. Mais, repliqua Phillis, n’est il pas vray que si elle eut voulu vous l’eussiez suivie jusques en Aquitaine ? Sy j’eusse creu, répondit Silvandre, qu’elle eust eu affaire de moy, j’advouë que je l’eusse accompagnée plus outre, me semblant que chacun est tenu de deffendre les affligez. D’icy à quelque temps, disoit Diane, ce Berger deviendra l’Hercule Gaulois, & nous le verrons aller de Province en Province pour combattre les monstres. Mais, continuoit-il, que je l’en aye, je ne dis pas pressée, mais priée, seulement c’est une chose si fausse, que disoit Diane, Silvandre ne l’est pas davantage, que je m’étonne, adjoustoit le Berger, qu’il y ayt eu quelqu’un assez effronté pour l’inventer & pour l’oser dire. Et toutefois, reprit Phillis, si elle l’eust voulu vous l’eussiez bien accompagnée davantage ? Elle ne m’en fit jamais refus, dit Silvandre, il est vray que je luy offris de la conduire en asseurance jusques hors du Forests. Amasis, disoit Diane, l’a peut estre commis pour la seureté des chemins. Mais est il possible, repliqua Phillis, que vous n’ayez point pleuré, que vous ne vous soyez point mis à genoux, que vous ne luy ayez point embrassez les jambes, ny parlé de Diane, ny du regret que vous aviez de son départ ? C’est à ce coup, disoit Dia- ne, qu’il se prepare à bien mentir. Bergere, répondit Silvandre, si de toutes ces choses il en est arrivé une seule, ô ciel faites paroistre vostre justice sur moy ! ô terre englutissez moy ! & vous Hesus ne souffrez point que je vive parmy les hommes ! Je vous jure, Phillis, par les Dieux bocagers qui nous écoutent, & par tous les Demons qui habitent en ce lieu, que tout ce que vous m’avez dit est faux, & inventé par quelque personne qui veut ma mort, ou qui a dessein sur Diane. N’a-il pas bien rencontré, disoit Diane, car Laonice a bien quelque pretention pour moy, ou sur sa vie. Lors Berger, reprit Phillis, que vous sçaurez qui c’est, vous perdrez asseurément cette opinion : mais ne confesserez vous pas que pour le moins vous avez failly d’e- stre party & d’avoir accompagné cette Bergere sans en demander congé à vostre maistresse ? Ha ! ma sœur, disoit Diane ne me donnez point ce nom, je vous supplie, je ne veux ce Berger, ny pour serviteur, ny pour maistresse, puis que vous sçavez, continua Phillis, qu’une personne qui ayme bien, c’est le mestier, disoit Diane, duquel il ne se mesle pas, ne doit jamais, adjouta Phillis, disposer de soy-mesme sans le congé de celle à qui il s’est donné Pourquoy vous en estes vous allé sans nous en rien dire ? Il est au bout de ses excuses, disoit Diane, à ce coup il ne sçait que répondre. Pour certain, dit Silvandre, si mon voyage eut esté digne d’estre nommé voyage, j’eusse fait ce que vous dites, mais n’ayant à faire que deux ou trois mille pas, je creus qu’elle & vous vous fussiez mocqué de moy, outre que Madonthe partit si promptement qu’il m’eust esté impossible de le pouvoir faire si je n’eusse voulu manquer à cet office. Ne voyez vous pas, disoit Diane, comme plustost que de manquer à sa Madonthe, il a mieux aymé faillir au respect qu’il nous devoit. Mais enfin, continua Silvandre, est-il possible que le bel esprit de ma maistresse, Raye ce mot, disoit Diane, si ce n’est que tu veüilles parler de Madonthe, est il possible dis-je, reprenoit le triste Silvandre, que ce jugement de Diane qui ne s’est jamais deceu, sinon en toy, adjoustoit Diane, & que vous aussi continuoit le Berger, vous vous soyez laissées abuser si aisément par une fausseté qui est si découverte ? Dites moy, Bergere, s’il estoit vray que je fusse amoureux de cette Madonthe, & que j’eusse pris avec tant d’affection la charge que Pâris me donna d’advertir, & Thersandre & elle, de la venuë de cet estranger, est il croyable que cette amour violente m’eust permis de demeurer si long-temps à m’en acquiter ? & toutefois, s’il plaist à Diane de s’en souvenir, je receus cette commission le jour que nous allasmes chez Adamas ? or voyez combien nous y demeurasmes, & combien il y a que nous en sommes revenus, car ce fut seulement hyer que je les en advertis, & croyez moy, Bergere, que ceux que l’Amour possede ne sont pas si paresseux à rendre de semblables offices, ou pour mieux dire, ne les metrent pas en oubly comme j’avois fait : car je vous jure que seu- lement quand je la vy quand je m’en ressouvins, & je pense qu’autrement je n’en eusse jamais eu memoire. Mais ne vous plaist-il pas de considerer que si en effect je mourois d’amour pour cette fille, comme témoignent les discours que l’on vous a fait de moy, il n’y auroit rien qui me peust empescher de la suivre par tout où elle iroit ? car de quelle consideration pourrois-je estre retenu en cette contrée, puis que si ce n’estoit l’amour de Diane, je ne sçay à quelle occasion je voudrois plustost demeurer icy qu’ailleurs, ma miserable fortune estant telle que l’amour de mes parens, ny les commoditez de mon bien ne m’y peuvent pas arrester, puis que ceux là me sont incogneus, & que je n’ay rien davantage icy que ce que mon industrie me peut donner par tout ailleurs où je voudray me tenir. Sy donc je ne pars point de cette contrée pour suivre cette Madonthe, pourquoy ma maistresse & vous ne prenez vous asseurance du contraire de ce que l’on vous a voulu faire entendre ? Mais Phillis n’est-il pas vray qu’avant nostre gageure vous ne m’avez jamais veu rien aymer ? Je m’asseure que vous l’avoüerez, puis que cela fut cause que je fus condamné à servir Diane : que s’il est ainsi, il faut confesser que de mon naturel je ne suis guiere subjet à cette passion : mais comment ne le serois-je plus qu’Hylas, mesme si le peu de praticque que j’ay eu de cette fille m’avoit ravy le cœur, & mesme estant entre les mains de Diane. Je ne sçay quel vous m’avez jugé depuis que j’ay l’honneur de vivre parmy vous, & toutefois je pense que vous ne m’avez jamais estimé sans esprit & sans jugement, mais en cette action, de laquelle je suis accusé, le deffaut de l’un & de l’autre y est tel que je ne sçay si le pauvre Adraste en pourroit avoir un plus grand. Seroit-ce pas un deffaut d’esprit de choisir Madonthe pour laisser Diane ? Diane la plus belle, la plus sage, & la plus accomplie fille qui soit en l’Univers, & Madonthe qui n’a rien qui merite d’estre estimé, si ce n’est en ce qu’elle peut avoir quelque chose qui ressemble à Diane, quoy que moins parfaitement.
Vous sçavez, Bergere, que ces paroles ne peuvent estre si advantageuses pour ma maistresse que la verité ne le soit encore beaucoup plus, & ne faudroit-il pas estre encore plus privé de jugement que les plus insensez, si sçachant que Madonthe ayme un Chevalier qu’elle va cherchant, je pretendois de l’en pouvoir divertir, cette amour ayant esté si forte & si violente qu’elle luy a clos les yeux, & luy a empesché de voir la perte qu’en cette recherche elle faisoit de son honneur & de sa reputation. Ces considerations sont telles que quand je les remets devant mes yeux je ne sçay que penser ny que dire de l’opinion que vous avez conceuë de, moy, sinon que le ciel qui m’a dez ma naissance condamné à tant de mal-heurs, veut que mon destin soit infaillible & que la fin de ma vie ne soit point autre que son commencement.
Le Berger tint encore plusieurs autres semblables discours, que Diane & Phillis écoutoient avec beaucoup d’attention, car encore que Diane eust l’esprit grandement preocupé, si est-ce que n’ayant pas perdu l’usage de la raison, ces dernieres considerations luy toucherent en quelque sorte le cœur, luy semblant que ce qu’il disoit n’estoit pas du tout sans apparence de verité. Outre que les louanges qui sont dites sans pouvoir estre soupçonnées de flatterie acquiererent tousjours quelque grace envers ceux à l’advantage desquels elles sont dites. De sorte que cette discrette Bergere, tant par les raisons de Silvandre, que par ce qu’il avoit, dit elle, commença de s’adoucir un peu, & mesme lors qu’elle se representoit l’estat auquel elle l’avoit veu quelque temps auparavant. Toutefois son courage glorieux ne luy permit pas de condamner entierement la fausse opinion qu’elle avoit euë, mais seulement de mettre en doubte lequel de Laonice ou de Silvandre avoit dit la verité. Et luy semblant d’en avoir assez appris pour ce coup, & ayant crainte d’estre apperceuë, ou par le Berger, ou par sa compagne, elle se retira le plus doucement qu’elle peut, & s’en alla chercher Astrée & Alexis. Presque en mesme temps Phillis ayant opinion que ce Berger estoit assez bien remis, & que de demeurer davantage pres de luy, ne luy pouvoit porter nul plus grand profit pour ce coup : Or bien, luy dit elle, Berger, je suis tres-aise d’avoir apris les choses que vous m’avez dites, consolez vous, & croyez que vos discours ne vous seront point inutiles, car il est vray que quand je fay reflexion sur vos raisons, je recognois que c’est à tort, que l’on vous a accusé, & je vous promets que je n’en seray point muette aupres de Diane, & j’espere que bien tost vous en sentirez quelque effect, aydez vous y de vostre costé, & continuez d’aymer cette Bergere, qui veritablement ne peut estre outre-passée de personne, ny en beauté, ny en merite, ny égalée que de fort peu. A ce mot Phillis s’en alla sans attendre les remerciemens que ce Berger luy fit pour ses favorables promesses, ny les protestations de l’inviolable & perpetuelle amour qu’il conserveroit tousjours pour Diane, quelque traittement qu’il en peut avoir. Mais quand Silvandre se trouva seul, & qu’il n’eust plus personne qui le divertit, ce fut bien alors que ses déplaisirs luy revindrent devant les yeux, & quoy que les asseurances qu’il avoit receuës de la Druyde qui luy estoit incogneuë, & que les promesses de Phillis luy donnassent quelque allegement, si est-ce que la cognoissance qu’il avoit du mal heur auquel il fut sousmis dés le berceau, luy ostoit presque toute esperance de salut. Et ce dernier coup l’avoit surpris si inopinément que les armes de la prudense & de la raison, avec lesquelles il s’estoit tousjours deffendu, luy furent à cette fois presque entierement inutiles. Pressé donc d’une extreme douleur, il tourna ses pas lentement du costé de la riviere de Lignon, où il s’assit sur le rivage, & en fin se laissant aller en terre, il n’y eut une seule parole du cruel message que Phillis luy avoit fait de la par de Diane, que la solitude ne luy remit en la memoire, & comme c’est la coustume de celuy qui se laisse emporter à la douleur de se plaire à se representer les causes de ses ennuis plus grandes & plus desesperées encore qu’elles ne sont : ce desolé Berger en faisoit de mesme, trouvant quelque espece de consolation a ne point vouloir de consolation. Apres avoir quelque temps envenimé son mal par ses fascheuses pensées, enfin il souspira tels vers.
STANCES.
POUR SON MAL, LES
pleurs sont trop peu de chose.
Pourquoy pleurer ce desastre ennuyeux
Si tous les pleurs qu’ensemble tous les yeux
Pourroient jetter ne peuvent y suffire,
Ceux qui sçauront quelles sont nos douleurs,
S’étonneront que pour un tel martyre
Nous recourions à l’ayde de nos pleurs.
S’il est permis quelquefois de pleurer,
C’est quand on peut la douleur mesurer,
Ou que les pleurs égalent nostre peine,
Mais quand le mal provient jusqu’à ce point,
Qu’il est plus grand que toute plainte humaine,
A quoy les pleurs qui ne soulagent point ?
Que desormais nous les chassions de nous,
De ce mal-heur trop mortels sont les coups,
Pour se guerir d’un si foible remede,
Mais en leur place appellons le trespas,
Puis qu’en effect le mal qui nous possede
Ne peut guerir sinon en n’estant pas.
La voix de Silvandre fut ouye de Dorinde & de ses trois compagnes, & d’autant que cette fille estoit grandement affligée, & que tout ce qui avoit quelque conformité à l’humeur où elle estoit, luy touchoit grandement le cœur, elle demanda qui estoit ce triste Berger, & Florice luy repondant que c’estoit Silvandre : comment, dit Dorinde, ce Berger duquel j’ay tant ouy parler ? C’est celuy-là mesme, repliqua-elle, & si vous avez envie de le cognoistre, allons le trouver maintenant que Diane n’z est point, & vous advoüerés que sa presence ne diminuë point sa renommée. Quant à moy, dit Dorinde, j’en meurs d’envie. Et à ce mot elles s’acheminerent toutes quatre vers le Berger, & en allant Dorinde reprit, Et pourquoy dites vous, Florice, que nous l’allions voir maintenant qu’il n’est pas aupres de Diane ? Parce, répondit elle, qu’il ayme cette Bergere, & quand il la peut entretenir, il est difficile de l’en distraire, & elle ajousta, l’estrangere l’ayme-elle ? C’est, repliqua Florice, ce que je ne vous diray point, estant trop malaisé pour moy d’en faire un bon jugement, cette Bergere estant si discrette qu’il faut bien avoir masché du laurier pour le deviner, & vous en jugerez quand vous les aurez veus ensembe.
Silvandre cependant qui n’avoit pas plustost laissé le chanter qu’il avoit repris les plaintes, estoit tellement occupé en la pensée de ce mal-heur qu’il estoit presque comme une personne insensible, si bien que ces Bergeres arriverent aupes de luy sans qu’il les apperceut, & y demeurerent quelque temps avant qu’il s’en prit garde, & parce que tenant la teste appuyée sur son coude, ces estrangeres virent couler les larmes qui luy sortoient des yeux tout le long de la main, Dorinde fut la premiere qui reprenant la parole, dit d’une voix assez basse, Ce Berger n’a il point encore trompé pas une femme ? Pourquoy le demandez vous, répondit Palinice : Parce, reprit Dorinde, que s’il n’en a point encore deceu, sans doute ou il en veut abuser quelqu’une par ses larmes, ou il pleure de déplaisir de ne l’avoir peu faire comme il desiroit. Vous avez bien mauvaise opinion des hommes, adjousta Florice, pire encores, repliqua Dorinde, que je ne vous sçaurois dire, ne croyant pas qu’il y en ait jamais eu un qui ait sceu aymer, mais bien plusieurs qui en ont voulu faire semblant. Vous perdrez cette opinion, dit Cyrceine, quand vous verrez Silvandre aupres de Diane. Je ne sçay, répondit Dorinde, ce que je feray, mais si fait bien que jusques icy j’ay veu que toutes celles qui l’ont creu autrement se sont trompées elles mesmes, ou bien enfin ont esté deceuës par autruy. Quand vous verrez, repliqua Cyrceine, & ce Berger & les autres aupres de leurs Bergeres, vous changerez de discours, & mesme quand vous entendrez dire que les uns se sont noyez, les autres se sont bannis & privez de leur propre patrie & de tous leurs parens & amis, vous serez bien de dure creance si vous n’advoüez que veritablement les hommes en ce pays sçavent aymer. Ces resolutions desquelles vous parlez, dit-elle, sont grandes ; mais coyes moy, mes filles, que la tromperie des hommes n’est pas petite, & qu’ils sont d’un si mauvais naturel qu’ils prenent plaisir à se donner de la peine pour en faire souffrir à celles qui se fient en eux.
Ces Bergeres disputans de cette sorte releverent si fort la voix, sans y penser, que Silvandre les ouyt, & les recognoissant il eut honte qu’elles l’eussent surpris en cet estat, parce que sa discretion estoit telle qu’il n’eust pas voulu pour la perte de sa vie qu’elles eussent peu sçavoir asseurément l’affection veritable qu’il portoit à Diane, & celà fut cause que s’efforçant de montrer en son visage autant de contentement qu’il en avoit peu dans le cœur, il se releva promptement, & apres les avoir salüées, Combien vous suis-je obligé, leur dit-il, Belles Bergeres d’avoir interrompu les fascheuses pensées qui m’affligeoient, puis que ne pouvant remedier au mal qu’elles me representoient, c’est bien en vain que je m’en tourmente. Il n’y a une seule de nous, répondit Florice, qui ne soit bien aise de pouvoir rapporter quelque contentement à Silvandre, & qui n’estime toute cette journée pour bien employée puis que nous avons ce matin rendu un si bon office à un si gentil Berger : & cela d’autant plus, adjousta Cyrceine que nous avons eu crainte à l’abord d’avoir fait le contraire. Et comment, répondit le Berger, de si belles & de si aymables Bergeres peuvent elles penser que leur venuë n’apporte par tout du bon- heur & du contentement ? Il faut que vous fassiez un fort mauvais jugement de moy, si vous avez eu crainte de ce que vous dites. L’estat où nous vous avons trouvé, reprit Palinice, nous l’a donnée, car je croy que toute chose ennuye quand nous nous faschons nous mesmes : Silvandre alors jugea bien qu’elles avoient apperceu les larmes qu’il leur vouloit cacher, & pour leur oster l’opinion, qu’elles procedassent d’amour. Il est bien malaisé, leur dit-il, sages Bergeres, de n’avoir les yeux humides quand de si cruelles pensées nous occupent l’ame, comme estoient celles qui me faisoient plaindre : car ne cognoistre point la terre sur laquelle je vins au monde, ne sçavoir qui est le pere ny la mere dont je suis né, ny de qui j’ay succé le pre- mier laict, n’avoir aucun bien de la fortune pour me conserver, & voir tout le soustien de mes jours dépendre de ma seule industrie, ne jugez vous point que ce sont des pensées assez puissantes pour tirer des larmes & du cœur & des yeux d’une personne ? Je disois bien, reprit incontinent Dorinde, que ce n’estoient pas des larmes d’amour, quoy que mes compagnes me voulussent asseurer du contraire. Silvandre alors tournant les yeux sur elle & ne la cognoissant pas, mais la voyant fort belle & fort agreable : Et quoy belle estrangere, luy dit-il, sçavez vous bien discerner les larmes d’amour d’avec les autres ? Il faudroit, répondit Dorinde, avant que me faire cette demande, me dire, Silvandre, s’il y a des larmes d’amour, mais au contraire, reprit le Berger, s’il y en a point d’autres que d’amour. Vous croyez donc, adjousta Dorinde, que l’on ne pleure jamais que d’amour ? Je ne le croy pas seulement, dit-il, mais je le sçay si bien que je m’asseure que vous l’advoüerez vous mesme. Cela, dit-elle, ne feray-je jamais, & au contraire je suis tres-asseurée si l’on ne pleure jamais que d’amour, que Dorinde ne pleurera jamais. Vostre beauté & vostre aage, répondit le Berger, ne vous exempteront pas fort aysément de ce tribut, si ce n’est que vous vous contentiez de faire pleurer ceux qui vous aymeront. S’il faut, repliqua elle, que quelqu’un pleure, j’ayme bien mieux que ce soit quelqu’autre que moy, & toutefois si l’on pleure d’amour, ce que je ne croy pas, ce ne seront ja- mais les hommes, puis que je ne pense point qu’il y en ait jamais eu qui ait sceu aymer. Cette derniere opinion, dit Silvandre, est encore pire que l’autre ; c’est pourquoy (si vous me le permettez) j’essayeray de vous faire sortir d’erreur, & un autre fois nous parlerons de vostre premiere doubte. Vous travaillerez en vain, répondit Dorinde, car l’experience a plus de force en moy que toutes les raisons que l’on me sçauroit alleguer. Premierement, dit Silvandre, nous vous payerons de raison, & puis apres nous satisferons à vos experiences, & parce qu’elle en faisoit difficulté, & qu’elle vouloit changer de discours, ses compagnes la forcerent presque d’ouyr ce que Silvandre luy vouloit dire, & lors le Berger reprit ainsi la parole.
Ceux qui m’ont enseigné dans les écolles des Massiliens, entre les autres preceptes qu’ils m’ont donnez, l’un des premiers a esté de ne disputer jamais contre ceux qui nient les principes. Dites moy donc, belle Dorinde, croyez vous qu’en l’Univers il y ait quelque passion qui se nomme amour ? Je pense, dit-elle, qu’il y en a une, mais pour laquelle toutefois les hommes ne sont point sensibles. Nous rechercherons, reprit froidement Silvandre, la verité de cecy, mais pour ce coup je me contente que vous m’advoüez qu’il y a un Amour au monde. Or dites moy je vous supplie, que pensez vous que ce soit que cet Amour ? C’est, répondit elle, une certaine bonne volonté, ou plustost un desir de posseder la chose que l’on juge bonne ou bel- le. Il n’y a point de Druyde en toutes les Gaules, reprit Silvandre, qui peust parler plus doctement que cette belle Bergere : Or dites moy, s’il vous plaist, mettez vous les hommes au rang des raisonnables, ou bien si vous les croyez estre privez de raison ? Vous me mettez bien en peine, dit la Bergere, car d’un costé je les vois raisonnables en certaines choses, & sans raison en d’autres. Et toutesfois, adjousta Silvandre, n’est il pas vray que tousjours les hommes recherchent ce qu’ils pensent les devoir contenter, & se laissent emporter par toutes les puissances de leur ame à leur plaisir & à contenter leur volonté ? De cela, répondit Dorinde, il n’en faut point douter n’y en ayant un seul de tous ceux que j’ay cogneus qui ne delaissast plustost le meilleur de ses amis que le moindre de ses plaisirs. Il me suffit, reprit alors Silvandre, que vous m’ayez advoué qu’il y ait un Amour, que l’amour soit un desir de ce qui est jugé beau ou bon, & que les hommes se laissent entierement emporter à leur plaisir & à leur volonté : d’autant qu’il me sera maintenant bien aisé de vous prouver que non seulement les hommes ayment, mais qu’ils ayment mieux que les filles. Si ce que je vous ay advoüé, dit incontinent Dorinde, vous faisoit prouver ce que vous dites, dés à cette heure je m’en dédirois, aymant mieux que cela me fut reproché que de voir prouver une si grande fausseté. Toutes les compagnes de Dorinde se mirent à rire, & prierent Silvandre de continuer sans s’arrester à ses pro- pos, & lors il reprit ainsi.
Il ne faut pas, belle Bergere, beaucoup de paroles pour maintenant resoudre vostre doubte, mais de necessité conclure que le bon & le beau ne pouvant estre veus sans estre desirez, d’autant que la volonté n’a jamais que le bon pour son object, ou pour le moins ce qui est jugé tel : Il s’ensuit que plus on void ce qui est bon & plus on le desire aussi : Or l’amour n’estant autre chose que ce desir, ainsi que vous mesme le dites, qui ne void que celuy ayme plus qui a plus de ces objects de bonté devant les yeux. Et ainsi nous dirons que la femme estant beaucoup plus belle & meilleure que l’homme, c’est un sujet beaucoup plus capable d’estre aymé, & n’y ayant rien en cet Univers qui puisse juger & recognoistre cette beauté que l’homme, il faut dire que l’homme aymera beaucoup mieux que la femme, qui n’a pas devant ses yeux un si digne sujet à desirer, & par ainsi, ou vous nierez la beauté & la bonté des femmes, ou que l’homme soit raisonnable, ou vous advoüerez qu’il ayme, & qu’il ayme mieux que vous toutes. A ce mot Silvandre faisant une grande reverence à ces belles estrangeres les supplia de pardonner l’incivilité de laquelle il estoit contraint d’user en s’en allant, mais qu’il y estoit forcé par des affaires qui ne luy permettoient pas de demeurer là davantage, & qu’une autrefois il satisferoit au reste qu’il avoit promis, & se retirant de ceste sorte, Dorinde fut contrainte d’advoüer que Silvandre ne demandoit point la reputation qu’il avoit, & quoy que cette estrangere fut grandement animée contre les hommes, si confessa elle à ses compagnes que si tous ceux de cette contrée estoient faits comme ce Berger, lors qu’elle parleroit en general des hommes, elle excepteroit ceux qui vivent le long des rives de Lignon. Et parce que le midy commençoit de s’approcher, & que c’estoit l’heure que chacun se retiroit en sa cabane pour éviter la chaleur qui estoit grande, Florice fut d’advis d’emmener Dorinde en leur demeure, & de l’y loger attendant que le ciel leur envoyast à toutes le remede qu’il leur avoit promis, & elle ne pensant pas de pouvoir mieux rencontrer receut l’offre qu’elles luy en firent & s’acheminerent toutes ensemble en leurs loges : mais elles n’y furent pas plustost arrivées qu’elles apperceurent d’assez loing une trouppe de Bergeres qui montroyent de venir vers elles, & qui peu apres furent recogneuës pour estre Astrée, Diane, Phillis, Daphnis & la Druyde Alexis, non plus avec les habits de Bergere, mais avec les siens propres, parce que Diane & Phillis ayans fait entendre à Alexis & Astrée, la rencontre qu’elles avoient faite de Dorinde & le desir qu’elle avoit montré de la venir voir, elles creurent estre à propos de la prevenir tant afin d’user de cette civilité envers l’estrangere, que pour n’estre obligées de la retirer en leur logis, qui leur eut esté une grande incommodité pour la liberté avec laquelle elles avoient accoustumé de vivre. Cela fut cause que laissant les habillements desquels elles s’estoient déguisées chacune reprit le sien le plus promptement qu’elle peut, & inconainent, quoy que la chaleur fut grande, se mirent toutes cinq en chemin, & d’autant plus volontiers que Diane les en pressoit grandement, comme desireuse d’ouyr cette estrangere qui disoit tant de mal des hommes, lesquels elle n’avoit pas une moins mauvaise, opinion, quoy qu’elle la sceut couvrir avec plus de discretion. Lors que Florice recogneut ces Bergeres, Vous verrez, dit-elle, Dorinde, que voicy un effect de la courtoisie d’Astrée, & ne me croyez jamais si ce n’est elle qui vous vient visiter. Je serois bien marrie, répondit-elle, que ces discrettes Bergeres eussent pris ceste peine à mon occasion, mais je con- fesse que ce ne me sera peu de contentement de les voir. Puisque cela est, reprit Cyrceine, & si vous ne voulez estre accablée de trop de faveur, je suis d’advis que nous allions à leur rencontre le plus loing que nous pourrons, elles cognoistront par là que si nous eussions sceu leur dessein nous l’eussions devancé. En mesme temps ces quatre estrangeres, s’acheminerent au grand pas vers ces belles Bergeres, qui les receurent avec un visage si ouvert & avec tant de témoignages de bonne volonté, que Dorinde ne sçavoit laquelle elle devoit le plus admirer en elles, la beauté ou la courtoisie. Alexis aussi ne fut pas peu estimée qui sçavoit si bien contre-faire la fille qu’une seule de ses actions n’en démentoit point le nom : & parce que Dorinde s’ap- perceut, que toutes portoient du respect & de l’honneur a cette Druyde, elle eut opinion qu’il falloit qu’elle en fist de mesme : s’addressant donc à elle : Voicy, Madame (luy dit-elle) un de mes souhaits accomply, car il y a long temps que j’ay desiré de voir Lignon, & les belles filles qui demeurent sur ses bords, & il semble que le ciel favorisant mon desir m’ait d’abord voulu faire voir tout ce qui y est de meilleur. J’advouë quant à moy, répondit la Druyde, que quand vous voyez Astrée, Diane, Phillis & Daphnis, vous n’avez plus rien à rechercher sur les bords de ce Lignon que le ciel a voulu favoriser par dessus tous les autres fleuves de l’Europe, n’y ayant rien qui ne cede à ce que vous avez devant vos yeux. Astrée alors prenant la parole, Ces loüanges, dit-elle, qu’il plaist à cette belle Druyde de nous donner sont des témoignages de l’honneur qu’elle nous fait de nous aymer, & mes compagnes & moy les recevons en cette qualité quoy qu’elles surpassent de beaucoup, ce que nous pouvons valoir ; mais vous, belle Bergere ne vous y laissez pas tromper de peur que ceste creance ne fut cause de vous faire moins estimer le reste des Bergeres de ces rivages, car ne croyez pas qu’encore que celles qui sont icy n’ayent guiere de beauté les autres en soient de mesme, m’asseurant que pour peu que vostre commodité vous permette d’y sejourner, vous confesserez qu’elles ne doivent point estre méprisées, mais quant à nous vous nous aymerez, s’il vous plaist, non pas en qualité de belles, mais de bonnes filles, & qui desirons estre les premieres en vos bonnes graces, comme aussi à vous offrir les devoirs que nos coustumes nous obligent de rendre aux estrangeres de vostre merite. Astrée, dit alors Dorinde, car je cognois bien que vous estes Astrée, nulle autre Bergere ne pouvant estre si accomplie, & en beauté & en bonne grace, belle Astrée, dis-je, il est vray que les incommoditez du voyage que j’ay fait me semblent trop petites recevant une si grande recompense que cette-cy, & qu’il n’y a rien qui ne me rende un contentement parfait, sinon, que quand je considere ce que je dois à vostre courtoisie, j’ay honte de me voir avec si peu de moyens pour m’en pouvoir acquitter. Leurs discours eussent duré davantage, si Florice qui se faschoit de demeurer si long temps au soleil qui donnoit tout à plain en ce lieu, ne les eust interrompus, offrant à la Druyde & à ces Bergeres, de se retirer à l’ombre de sa cabane, qui estant posée assez proche de Lignon & couverte de plusieurs grands arbres, avoit la fraischeur de la riviere & de l’ombrage. Se prenans donc toutes par la main, elles s’y acheminerent pour y passer une partie du jour attendans que la chaleur fust un peu abbatuë. Et par ce que Diane se ressouvint de la promesse que l’estrangere luy avoit faite de luy dire le sujet qu’elle avoit de hayr les hommes, & qu’en l’humeur où elle se trouvoit il n’y avoit discours qui luy peust estre plus agreable. Belle Bergere, luy dit-elle, apres qu’elles se furent toutes assises, nous avons une coustu- me parmy nos bois, que nous pensons devoir tout ce que nous avons promis, & nous tenons ces obligations si asseurées que nous en demandons le payement aussi librement que si nous en avions contracté par écrit. C’est pourquoy vous ne trouverez point estrange si je vous somme en la presence de cette bonne compagnie de me payer ce que vous me devez, me semblant qu’outre vostre promesse, le temps, le lieu, & toutes choses vous y convient. Encore que je n’y fusse point obligée de parole, répondit Dorinde, je ne laisserois pas d’obeïr à tout ce que vous desireriez de moy, & en cecy je ne suis marrie, sinon que ce que vous desirez entendre ne merite pas que vous employez le temps à l’écouter, toutesfois puis qu’il vous plaist de le sça- voir, j’aime mieux faillir en vous obeïssant, que de ne pas satisfaire à vostre volonté, & alors apres s’estre teuë quelque temps elle reprit la parole de cette sorte.
HISTOIRE DE DORIN-
DE, DE PERIANDRE, de Merindor, & de Bellimarte.
C’est avec beaucoup de raison que les sçavants Myres ont accoustumé de dire que les maux interieurs sont les plus dangereux & les plus difficiles à guerir, parce que la veuë n’y pouvant penetrer il faut que la seule conjecture serve à recognuistre quels ils sonti & de plus les passages estans plus libres pour se saisir du cœur & des parties plus nobles ils les infectent plus aysément, & s’en saisissent beaucoup plustost que ceux qui sont hors de nous : ce que nous pouvons dire des maux de l’ame, aussi bien que de ceux du corps, parce que ceux qui nous viennent des choses qui sont hors de nous sont beaucoup moins dangereux que ceux qui sont produits par les chose qui sont en nous. J’appelle celles qui sont hors de nous les biens, les faveurs d’autruy, la santé la maladie, & bref tous les accident, sur lesquels la fortune a souverains authorité, & je nomme celles que sont en nous, tout ce qui dépendi de nostre volonte & des puissances de nostre ame : car c’est peu de mal que celuy que la fortune peut faire à une personne resoluë, & qui a fait dessein de ne manquer pour chose quelconque à ce qu’elle doit, mais au contraire il n’y peut point avoir de maladie qui soit petite lors que la volonté & l’entendement sont infectez & corrompus, & d’autant plus en sont les accidents à craindre qu’il faut que la guerison en vienne par la partie qui donne naissance au mal. Je dis ces choses, belles & discrettes Bergeres, pour les avoir éprouvées en moy mesme, & recogneu à mes dépens que l’entendement preoccupé trompe la volonté qui est aveugle, & qui se porte à tout ce qu’il juge bon sans jamais s’en departir, que cét entendement ne change le jugement qu’il a fait. Mais, ô Dieu ! de tous les venins qui s’emparent plus aysément de nous & de toute nostre ame, y en a il quelqu’un plus dangereux & moins évitable que celuy de la tromperie ou plustost de la trahison des hommes, car comme s’ils estoient nos ennemis jurez, que ne font ils pour empoisonner nos ames de leurs venins ? Si nous avons un courage grand & relevé, ils mettent les genoux, voire le ventre en terre, nous honorent, nous reverent, & nous adorent, ils sont nos esclaves, ils ne veulent vivre que pour nous obeïr, & ne voudroient changer leur servitude à l’Empire de l’Univers. S’ils rencontrent une ame plus abbaissée & qui veüille vivre plus doucement, quels services ne leur rendent ils point ? en quoy ne se transforment ils pas ? & qu’est-ce qu’ils n’inventent pour leur donner des plaisirs ? Quelles sortes de bals ne recherchent-ils ? de quels habits ne s’agencent- ils point, & quels soings n’employent-ils pour se rendre agreables à celles qu’ils ont entreprises ? mais pourquoy toutes ces peines & tous ces artifices pour enfin plaire à celles qu’ils veulent gaigner & apres les pouvoit tromper, ou plustost les faire mourir de regret & d’ennuy de leurs perfidies & de leurs trahisons. Si jusques icy l’on n’avoit point eu de cognoissance de ce que je dis, je m’asseure que l’histoire que vous desirez oüyr de-moy n’en rendera que trop de témoignage, & que je rediray d’autant plus volontiers que je suis bien aise puis que ce malheur m’est advenu, que celles qui m’entendront se puissent rendre à mon exemple, & plus avisées & plus prudentes, par la cognoissance qu’elles auront des insignes tra- hisons des hommes. Sçachez donc, Madame, & vous belles & discrettes Bergeres, que je suis née dans l’ancienne ville de Lyon, où mes ayeuls ont tousjours tenu l’un des premiers rangs, mon pere s’appella Arcingentorix, & ma mere Alcinie, celle-cy me laissa que j’estois encore en la garde de ma nourrice, mais mon pere avec un tres-grand soing me fit élever en tous les honnestes exercices qui sont propres aux filles de ma qualité, comme à dancer, à chanter, & à joüer de divers instruments, avec lesquels il rendit ma jeunesse si recommandable, que plusieurs enfans de Chevaliers & de Druydes me rechercherent & me voulurent avoir en mariage, mais mon pere qui avoit dessein de me loger bien avantageusement, & qui me voyoit encore fort jeune, alloit retardant tousjours de me donner a ceux qui me demandoient, pour voir si quelqu’autre plus relevé ne se presenteroit point, & j’advouë que quelquefois je m’en suis dépitée, blasmant en ce temps-là la prudence de mon pere, que je loüe maintenant, maintenant, dis-je, que j’ay cogneu combien la fille est miserable qui est mise soubs la servitude des Tyrans, que les peres nous nomment des maris, mais qui sont en effect les vrays bourreaux de la tyrannie des hommes.
Le premier qui jetta les yeux sur moy, ou duquel pour le moins je me pris garde, ce fut un nommé Teombre, qui depuis épousa Florice. J’estois alors en un aage si innocent, que quand j’eusse creu tout ce qu’il eut peu medire, je ne pen- se pas que j’eusse esté punissable, mais la mauvaise grace de cet homme (& cela soit dit sans vous offenser Florice) le bas aage que j’avois encore qui me rendoit insensible à semblables recherches, & bref le peu de temps qu’il s’y arresta, me deffendirent des mauvais desseins qu’il pouvoit avoir sur moy, car fust qu’auparavant il eust desja servy cette belle Florice, qu’il épousa depuis, fut que bien tost apres il vint à l’ay mer, tant y a que sa recherche ne servit à autre chose qu’à m’apprendre, si j’en eusse bien sceu faire mon profit, que tous les hommes sont des trompeurs, & que le plus constant ressemble au Cameleon qui change de couleur selon les objects, sur lesquels il passe. Presque en mesme temps Periandre jeune Chevalier & fort ayma- ble pour les bonnes qualitez qui estoient en luy, & qui couvroient les mauvaises conditions qui sont en tous les hommes, me voulut faire croire qu’il avoit de l’amour pour moy, & parce que la maison de son pere n’estoit guiere éloignée de celle où je demeurois, il avoit beaucoup de commodité de me voir & de me rendre tous les témoignages de bonne volonté qu’il luy plaisoit. J’estois veritablement bien jeune & peu capable de sçavoir que c’estoit que d’aymer, toutesfois le soing qu’il y mist, le temps qu’il y employa, & ce que tous nos domestiques m’en disoient me firent croire qu’il me vouloit du bien sans que ma capacité, pour lors, me peust faire rien entendre ny soupçonner davantage, & voyez combien les enfans sont obligez à leurs peres, & combien ils doivent remercier le ciel quand il leur en donne de sages & bien avisez. Sy Arcingentorix eut voulu precipiter mon mariage, comme font plusieurs peres qui ne desirent que de se décharger de leurs filles, c’est sans doubte qu’il m’eut donnée par l’adveu de chacun à ce Periandre, que plustost que d’avoir épousé, j’aymerois mieux maintenant avoir éleu un glaive pour m’oster avec la vie le cœur de l’estomac.
Le sage dessein donc que mon pere avoit fut cause de dilayer ce mariage, que plusieurs jugeoient fort à propos tant pour l’aage que pour la noblesse & la valeur de la propre personne de Periandre, mais plus encore pour les biens qu’il avoit, qui est la chose que presque tous les Peres considerent le plus, & cette affaire allant en longueur, il avint que quelque temps apres Hylas, je ne sçay comme je le dois nommer, Chevalier ou Pastre de l’Isle de Camargue en la Province des Romains, ou Golloligures, arriva de fortune à Lyon.
Il n’y a personne, interrompit Astrée, en cette compagnie qui ne le cognoisse fort bien, estant depuis quelque temps devenu Berger sur nos rives de Lignon. Dorinde alors en sousriant, Puis que vous le cognoissez toutes, reprit elle, & qu’il demeure le long de ces heureux rivages, je pense estre exempte de vous raconter les tromperies & les malices qu’il m’a faites. Nous sçavons, adjousta Diane, l’amour qu’il vous aportée, la tromperie qu’il fit du miroir où il avoit fait mettre sa peinture, & bref tout ce qu’il a eu a démesler & avec vous, & avec Periandre, jusques à son depart de Lyon. Je sçay, répondit Dorinde, qu’il n’est guiere avare de raconter ses faits heroïques, mais je ne sçay s’il aura dit la verité, n’en doutez point ma parente, reprit Florice, j’ay sceu tout ce qu’il en a dit, & il est certain qu’avec le don d’inconstance, il n’a point celuy du mensonge. Pour n’estre donc point ennuyeuse, continua Dorinde, & pour n’user de redite, je tairay ce qui m’avint avec luy, & seulement je remarqueray qu’en ordre Hylas a esté le deuxiesme qui m’a trompée, parce que Periandre qui avoit esté le second à m’aymer, n’avoit pas encore achevé sa trahison. Mais j’advouë que de tous ceux desquels j’ay esté deceuë, il n’y en a point de qui je me plaigne moins que de Hylas, parce que librement il me protestoit qu’il m’aymeroit fidellement tant que cette humeur luy continueroit, mais qu’estant passée le ciel ny la terre n’avoient point d’assez forts liens pour le retenir ; si bien que ce libre adveu qu’il m’en a fait m’empesche de le blasmer, & quand je me souviens de son divertissement, j’en accuse le deffaut general de tous les hommes, entre lesquels je mets Hylas pour le moins trompeur de tous, mais puis que vous avez sceu ce qui s’est passé entre luy, Periandre, Florice & moy, je reprendray le discours où je m’asseure qu’il l’a laissé : Je veux dire lors que Theombre emmena Florice hors de la ville, & que Cryseide la belle estrangere, s’échappa des prisons du Roy Gondebaut, m’asseurant, Madame, qu’il ne vous peut avoir rien dit, davantage, puis que dés lors il laissa les rives de l’Arar pour suivre la belle Transalpine Chryseide, ainsi que plusieurs disoient.
Sçachez donc que Periandre se voyant seul aupres de moy, & luy semblant d’avoir le champ plus libre ayant perdu ce rival qu’il avoit tousjours grandement redouté, il se donna tellement à moy, pour le moins en apparence, que son amour n’estoit incogneuë qu’à ceux qui ne la vouloient pas sçavoir. Des que j’estois éveillée quelqu’un des siens ne failloit jamais de me venir donner le bonjour de sa part, & m’apportoit tantost des fleurs, tantost des fruicts les plus rares & les plus nouveaux de la saison, soudain que je sortois du logis pour aller au temple il estoit si soigneux de se trouver à ma porte que jamais je n’y allois sans estre accompagnée de luy, l’apresdinée il n’y avoit jardin où il n’essayast de faire assemblée pour m’y conduire, & jamais le soir le bal ne manquoit, ou en mon logis, ou en la maison de celles de mes amies que je luy disois, & la nuict estoit bien fascheuse, je veux dire bien pluvieuse ou accompagnée de vents & d’orages, s’il ne venoit faire la musique ou de voix ou de divers instruments au bas de mes fenestres, tous ses domestiques ne portoient couleurs que les miennes, & luy mesme n’entra jamais en tournois ny en benours que chargé de mes faveurs, c’est ainsi qu’il nommoit les écharpes & autres semblables choses, qu’en ces occasions il avoit de moy. Bref, Madame, figurez vous que ce n’estoit plus à cachette, mais à camp ouvert, comme on dit, qu’il se disoit mon serviteur, & je confesse que ces devoirs flattoyent de sorte ma jeunesse peu experte, que je me donnay tellement à luy que je ne sçay ce que je n’eusse pas fait pour luy complaire, & cela d’autant plus que mon pere considerant le merite de ce jeune Chevalier, & l’affection qu’il me faisoit paroistre, se laissoit peu à peu emporter contre son dessein à me le faire épouser.
Ce fut en ce temps que deux Chevaliers tournerent les yeux sur moy, l’un estoit estranger & s’appelloit Bellimarte, l’autre des rives de l’Arar & nostre voisin, & se nommoit Merindor. Le premier estoit venu avec le Roy Gondebaut de delà les Alpes, & estoit Goth, pour me témoigner, je croy, qu’en quelque region qu’un homme naisse il ne peut estre exempt du deffaut de son sexe, je veux dire d’estre volage, inconstant & trompeur. Ce Bellimarte estoit celuy qui avoir tenu prisonnier Arimant le serviteur, & depuis le mary de l’infortunée & bien heureuse Cryseide, je l’ay nommée telle pour les malheureux, & heureux évenements qu’elle ressentit tant que leur amour dura, & si ce n’estoit que le discours en seroit trop long, je vous les raconterois, & je m’asseure que vous en feriez un mesme jugement. Il ne faut pas, interrompit Astrée, que vous en preniez la peine, nous les avons desja ouys, une partie par Hylas, & le reste par la belle & discrette Florice, j’en suis bien aise, dit Dorinde, car cela sera cause que vous entendrez mieux ce que j’ay à vous dire.
Ce Bellimarte, donc apres qu’il eut esté debouté de toutes les pretentions qu’il avoit sur Arimant, ainsi que Florice vous aura peu dire, il s’addressa en particulier au Roy, & luy sceut si bien representur les longs services qu’il luy avoit rendus, les signalez exploits où il s’estoit trouvé, les dangers qu’il avoit passez, les blessures qu’il en avoit rapportées, & desquelles il luy monstra en son estomach plusieurs grandes cicatrices, & puis le supplia de considerer que de toutes ces choses il n’en avoit eu autre avantage que l’honneur d’avoir employé tout son aage le peu de bien que ses parens luy avoient laissé, au service du plus grand Roy des Gaules, qu’il tenoit cet hon- neur bien cher, & qu’il ne le voudroit pas changer à quelque autre recompense qu’on luy peut donner, mais que si cela estoit honorable pour Bellimarte, il ne l’estoit pas à la grandeur ny à la Majesté de Gondebaut, parce que c’estoit une marque & un témoignage qu’il n’estoit pas bon maistre, puis que l’ayant servy si longuement & si fidellement, il n’en avoit autre gratification, sinon d’estre tenu pour son serviteur. Il adjousta à ces considerations plusieurs autres discours, qui toucherent de sorte le cœur genereux de ce Roy, qu’apres avoir rejetté la faute de cette tardive recompense sur luy mesme, qui n’avoit jamais rien demandé pour luy faire paroistre quelque effect de sa bonne volonté, il luy donna la charge des solduriers estrangers que pour la garde de la ville, il entretenoient dans Lyon, charge à la verité, & si honorable & si profitable, qu’il le recompensa tout en un coup, outre toutes ses esperances, & avec laquelle, luy qui estoit homme bien avisé pour ses affaires, il se releva de sorte par dessus ce qu’il souloit estre, & se rendit si riche & si accommodé qu’il pouvoit sans outrecuidance aspirer aux meilleures alliances de toute la contrée.
Toutes ces choses advindrent cependant que j’estois si soigneusement recherchée par Periandre, & parce que Bellimarte se vouloit appuyer dans la Province où il avoit une charge si avantageuse, il fit dessein de prendre quelque alliance, qui fut telle qu’il en retirast plustost de l’assistance des parens que de l’argent du mariage. Cela fut cause qu’il jetta l’œil sur moy, & à telle heure que depuis j’en receurs tant de peines & d’ennuis, que je ne sçay comment j’en puis souffrir la memoire. En mesme temps Merindor revenant d’un long voyage me vid par mal-heur dans une assemblée qui se faisoit pour les nopces de Parthenopé, & deslors commença aussi de me rechercher, de sorte que Periandre qui avoit esté seul quelque temps en ce dessein, se vid tout à un coup mieux accompagné qu’il n’eust pas voulu : Il est vray que Merindor y alloit avec plus de discretion que Bellimarte, qui s’appuyant sur l’authorité qu’il avoit aupres du Roy & en la ville, me rechercha d’abord tout ouvertement, luy semblant encore que Periandre se fust declaré devant luy, que toutesfois les advantages que la fortune luy donnoit par dessus ce jeune homme, pourroient tant sur Arcingentorix qu’il le chosiroit plustost que Periandre.
Au contraire, comme, si par cette recherche Periandre eust de beaucoup augmenté son affection, il me fit depuis paroistre plus d’amour que de coustume, fust que veritablement les difficultez augmentent le desir, fust que ce qu’il faisoit au commencement seulement par amour, il y fut depuis poussé, & par l’amour, & par la honte qu’un autre luy ravit la proye qu’il avoit chassée si long temps, de sorte qu’avec mon consentement il se resolut de me faire demander à mon pere. J’y consentis, je l’advouë, parce que la recherche de Bellimarte ne m’estoit pas fort agreable, le grand aage qu’il avoit plus que moy, & sa rude façon ne ressentant que le fer & le sang, me faisoient presque avoir frayeur de luy, & celle de Merindor ne m’estoit encore bien cogneuë, car la discretion, dont cetuy-cy usoit au commencement, estoit telle qu’il estoit malaisé de recognoistre si c’estoit à bon escient ou pour passe-temps. Periandre donc ne perdant point de temps, fait parler à Arcingentorix, de nostre mariage, & à la premiere ouverture propose la carte blanche à mon pere ; & tasche, à ce qu’il sembloit, d’en tirer une favorable réponse. Mon pere le remercie de cette bonne volonté, & apres luy fait réponse que quand il voudra marier sa fille il la traittera en fille, & non pas en personne de laquelle il se veüille seulement desfaire, qu’à la verité il n’a pas encore pensé à me marier, luy semblant que mon aage ne le pressoit point, que toutesfois pour faire paroistre combien il estimoit son alliance, il luy promettoit que dans un mois il luy en donneroit toute resolution. Toutes ces choses ne se peurent faire si secrettement que Bellimarte & Merindor n’en fussent advertis, & cela fut cause que l’un & l’autre se resolut de traverser ce traicté par toutes les voyes qui leur seroient possibles, & ne jugeant pas qu’il y en eust une meilleure que de me gaigner, croyant bien qu’Arcingentorix ne me marieroit jamais contre mon gré, ils se déclarerent encore plus ouvertement qu’ils n’avoient point fait.
Il me souvient qu’en cette reso- lution, Merindor me rencontrant un matin dans le temple, où Periandre m’avoit conduitte, & d’où il ne faisoit que de sortir, se mettant à genoux aupres de moy, Est ce, me dit-il, belle Dorinde, pour prier les Dieux ou pour les remercier, que vous estes icy ? Je ne sceus au commencement que luy répondre, comme celle qui n’entendoit point ce qu’il vouloit dire, & parce qu’apres l’avoir quelque temps regardé sans luy dire mot, je retournay à mes prieres, il repliqua, que veut dire ce silence, est-ce un témoignage de mépris, ou d’estre importunée ? Ny l’un, ny l’autre, luy dis-je, j’estime trop Merindor, mais c’est que veritablement je ne vous entends pas, car que me dites vous de priere & de remerciement ? Je vous demande, adjousta-il, si vous venez prier les Dieux qu’ils vous fassent épouser Periandre, ou si vous les remerciez de ce qu’ils l’ont desja fait ? Ny l’un, ny l’autre, luy répondis-je en sousriant, ne sera jamais cause de me les faire beaucoup importuner : Que vous estes dissimulée, me dit-il, de parler de cette sorte, Mais que vous estes incredule, repliquay-je, si vous ne me croyez pas, & pourquoy, reprit-il, me niez vous une chose qui n’est plus cachée à personne ? Pourquoy, luy répondis-je, en tournant la teste de l’autre costé, me la demandez vous si vous la sçavez, & si vous ne me voulez pas croire ? je sçay, me dit-il, ce que tous sçavent, mais je vous demande ce que vous seule me pouvez dire. Dites moy donc de quelle façon vous recevez ce mary ? Comme une fille, luy dis-je, re- çoit celuy que son pere luy donne, pleust à Dieu, adjousta il, avec un grand souspir, que ce fust seulement par obeïssance, & non pas de volonté ? Ma volonté, luy répondis-je, sera tousjours toute telle que celle d’Arcingentorix : mais dites moy Merindor, quel interest y avez vous qui vous puisse faire souspirer ? Je puis bien souspirer, me dit-il, de ce que je ne cesseray jamais de pleurer, & à ce mot je vy que les yeux luy rougissoient, & qu’il sembloit qu’ils nageassent dans des larmes, & parce qu’il ne vouloit, comme je croy, que pour ce coup j’en sceusse davantage il s’en alla hors du temple sans me rien dire, me laissant toutesfois avec asseurance qu’il m’aymoit, & que ce mariage luy touchoit au cœur, mais cela ne fit guiere d’ef- fect en moy, d’autant que je m’estois du tout dediée à Periandre, me semblant que ses merites & son affection m’y obligeoient.
Le peu de conte que je fis du déplaisir que Merindor avoit fait paroistre en s’en allant le toucha si vivement, qu’à demy desesperé d’estre jamais aymé de moy, tant que Periandre viveroit, il fut deux ou trois fois en volonté de s’en prendre à luy, pour voir, ce disoit-il, auquel des deux le fort me donneroit, lors qu’il estoit plus avant en ceste pensée, il fut rencontré par l’un de ses amis, auquel il avoit le plus de confiance, fust pour l’amitié qu’il luy portoit, de laquelle il luy avoit rendu plusieurs témoignages, fust pour la sagesse & prudence, dont il usoit en toutes ses actions, son aage luy ayant acquis cette reputation envers tous ceux qui le cognoissoint, Euphrosias donc, car c’estoit ainsi que ce sage amy se nommoit, voyant Merindor le chappeau enfoncé, les yeux contre terre, le manteau troussé soubs le bras en confusion, & marcher à grands pas le long de la ruë sans se prendre garde de personne, cogneut bien qu’il avoit quelque affaire qui le tenoit en peine, & parce qu’il sçavoient assez que sa jeunesse & son courage le portoient bien souvent à des trop violentes resolutions, desquelles le repentir venoit ordinairement trop tard, il s’approcha de luy, & apres l’avoir salué & qu’il vid qu’il ne luy répondoit rien, & quoy Merindor luy dit-il, le tirant par le bras ? estes vous resolu aujourd’huy de ne parler point à vos amis ? Merindor à cette voix & se sentant retenir, s’arresta tout court, & comme s’il fut revenu d’une extase, regarda froidement Euphrosias, & apres avoir demeuré quelque temps muet ? je vous supplie, luy dit-il, enfin pardonnez cette faute à la mauvaise humeur qui me tient. Je le veux, répondit son amy, mais à condition que vous m’en direz la cause. Quand vous ne la voudriez pas sçavoir, adjousta Merindor, je vous supplierois de l’entendre, ayant autant de besoin de vostre sage conseil que j’eus de ma vie, mais retirons nous à part de peur que quelqu’un n’entende nos discours. A ce mot estans entrez dans une grande place qui est au devant de l’Athenée, il le prit par le bras & commença de luy dire la naissance de son amour, le progrez & l’estat où alors elle estoit, puis luy fit entendre celle de Periandre, & de Bellimarte, mais quand il vint aux discours qu’il m’avoit tenus dans le Temble, & ceux que je luy avois répondus, en faveur de Periandre, il entra en une telle passion que le sage & prudent Euphrosias cogneut bien que l’affection qu’il me portoit estoit trop grande pour en divertir son amy, ny par les raisons ny par les prieres, & cela fut cause que pour éviter des deux maux qu’il en prevoyoit, celuy qui estoit le plus dangereux, il jugea qu’il le falloit seulement retirer de la hayne qu’il portoit à Periandre, & remettre au temps la guerison entiere du mal ; c’est pourquoy au lieu de le reprendre avec un visage severe, comme il avoit accoustumé, il luy répondit en sousriant, Par vostre foy, Merindor, est-ce là tout le sujet que vous avez d’estre si hors de vous ? Comment, dit Merindor, ne vous semble-il point que j’en aye occasion, puis que l’affection que je porte à Dorinde est telle, qu’il m’est impossible de en retirer ; & toutesfois je voy devant mes yeux ce voleur qui me vient ravir mon bien. Et ne sçavez vous point, répondit Euphrosias, de remede à cela ? Je n’y en voy point d’autre, adjousta Merindor, que de ravir la vie à celuy qui me veut oster le bon-heur, sans lequel aussi bien je ne puis vivre. O Merindor ! s’écria Euphrosias, que vous prenez bien cette affaire à rebours ? dites moy, je vous prie, avez vous opinion que Dorinde ayme Periandre ? Comment, dit incontinent Merindor, si j’en ay opinion, mais serois-je pas le plus incredule du monde si je ne le tenois pour tout asseuré ? Or reprit le sage amy, ne prenez vous pas bien à rebours cette affaire, puis que vous pensez pour acquerir la bonne volonté de Dorinde, qu’il faille que vous fassiez mourir la personne du monde qu’elle ayme le plus, ne voyez vous que la passion vous deçoit, & que tant s’en faut c’est un moyen pour vous faire haïr autant que la mort. Et quel remede y a il adjousta Merindor, si cetui-cy n’est pas bon ? Il n’est pas bon sans doute, répondit Euphrosias, mais dite moy, je vous supplie, pourquoy pensez vous qu’il fust neccessaire de faire mourir Periandre ? Parce, dit il, que l’amitié qu’elle luy porte est cause qu’elle ne m’aymera point. Or reprit incontinent Euphrosias, faisons que cette raison soit pour vous aussi bien que vous la croyez pour luy, je veux, dire que vous fassiez en sorte que Periandre ne soit point aymé d’elle, parce qu’elle aymera Merindor. O, s’écria Merindor, que vous estes gratieux, mais c’est là la peine, comment faut il faire pour parvenir à ce bon-heur ? Faites répondit Euphrosias, comme Periandre a fait, & mieux encore, avez vous opinion que le Ciel vous doive moins favoriser que quelque autre Chevalier de vostre aage ? Mais dit Merindor, elle ayme Periandre : Tant mieux, répondit Euphrosias, c’est signe qu’elle n’est pas insensible aux coups d’Amour, & pourquoy penserez vous que vos services ne doivent estre aussi heureux que les siens ? Voyez vous, Merindor, puis que vous aymez Dorinde & que vous ne pouvez vous en retenir, resolüez vous à la tant aymer que cette amour la convie, ou plustost la contraigne à vous aymer aussi. O mon cher amy ! dit Merindor en souspirant, qu’il est difficile de parvenir à la fin de cette entreprise, car quoy que je vous aye dit de Periandre, il est certain qu’en mon ame je ne pense pas qu’elle l’ayme, mais tout ce qu’elle en fait n’est que pour rendre l’obeïssance qu’elle doit à son pere : Tant mieux, adjousta Euphrosias, car si elle ne l’ayme point vous la gagnerez beaucoup plustost n’estant encore engagée à personne. Mais ! ô Dieux, dit Merindor, si Periandre n’y a rien peu avancer, quelle esperance dois-je avoir ? Et quoy, repliqua Euphrosias, est-ce à dire que ce qu’une personne mal-heureuse ou mal-faite, ne peut pas faire, une autre plus heureuse, ou de plus de merite ne le puisse obtenir ? Non, non Merindor, l’amour des femmes est une de ces choses où il ne faut jamais chercher raison, ny de laquelle il ne faut jamais desesperer, & soyez tres asseuré qu’il y a une certaine heure au jour en laquelle elles ne peuvent rien refuser, & c’est pourquoy l’Oracle est tres-veristable, qui fut répondu à un amant qui demandoit ce qu’il avoit à faire pour vaincre la cruauté de sa Dame.
Ayme, ose & continuë.
Avec de semblables discours Euphrosias divertit son amy du dessein qu’il avoit de rendre du déplaisir à Periandre, & le remplit tellement d’esperance qu’il recom- mença de me rechercher avec tant de soing, que Periandre & Bellimarte ne se purent empescher d’en entrer en quelque jalousie, parce que jusques là il ne s’estoit point declaré si ouvertement que l’on peust juger que sa recherche outrepassast les limites de la bienveüillance, mais certes depuis il leur fit bien paroistre que son dessein estoit different de ce qu’ils l’avoient estimé, & cela fut cause que de leur costé ils s’efforcerent de le tenir le plus éloigné qu’ils pourroient, mais sur tous Periandre qui avoit eu la réponse de mon pere, que je vous ay dite, pretendoit avoir desja quelque part en moy, plus grande que celle de serviteur ; & sans mentir il avoit raison, car en ayant depuis plusieurs fois ouy parler à mon pere, qui inclinoit grandement à me donner à luy, je me laissay peu à peu lier de telle sorte à l’opinion de devoir estre bien tost sa femme, que je l’estois desja entierement de volonté.
Cependant que ces trois personnes se debattoient de cette sorte à qui me gaigneroit, le terme que mon pere avoit pris pour répondre à Periandre s’écoula, & luy qui montroit d’attendre avec une impatience extreme ce jour qu’il nommoit bien-heureux, le soir mesme ne manqua point de venir trouver mon pere avec trois de ses plus proches parens, & d’abord se jettant à ses genoux le supplia, comme s’il y fust allé de sa vie, de vouloir luy rendre réponse, ainsi qu’il leur avoit promis ; Mais, disoit-il, Seigneur, si elle n’est pas telle que demande le desir que j’ay de vous faire service, il suffit que vous m’en fassiez signe, car à mesme temps je ne vous osteray pas seulement sa veuë de ce mal-heureux, mais je luy osteray à luy mesme celle de tout le monde, le precipitant luy & tous ses desseins dans le profond de l’Arar. Il accompagna ces paroles avec de telles actions, qu’il n’y avoit personne qui ne creut qu’elles sortoient d’un cœur tres veritable, & mon pere, comme les autres, deceu de cette opinion, luy tendant la main pour le relever, Mon fils, luy dit-il, car pour tel vous veux-je tenir dore-avant, levez vous & croyez que si j’avois quelque chose de plus cher que Dorinde, je la donnerois à vostre merite, aussi bien que dez icy je la vous donne, & prie les Dieux qu’ils vous rendent tous deux heu- reux & contents à jamais. Periandre ravy de ce contentement, baisa la main d’Arcingentoris plus de cent fois, avec de si grandes demonstrations d’amour, qu’il n’y avoit personne en la compagnie qui ne jugeast son affection extreme. En mesme temps mon pere me fit appeller, & me prenant par la main me mena où estoit Periandre, Ma fille, me dit-il, je veux que tu aymes ce Chevalier comme celuy qui doit estre ton mary, & à qui dés à cette heure je te donne, & d’aujourd’huy en huict jours je veux que le mariage s’en fasse. A ce mot Periandre s’avançant me vint salüer, Et moy, dit-il, je reçoy, vous pour mon pere & Seigneur, & elle pour mon épouse & ma Dame.
Jugez, Madame, & vous sages & belles Bergeres ? s’il se pouvoit croire que des promesses faites si solemnellement, & avec tant de démonstrations de contentement, ne deussent estre à jamais inviolables : mais (ô honte du genre humain !) oyez la perfidie de tous les hommes soubs la personne de cetui-cy. Ces huict jours que Arcingentorix avoit pris pour la conclusion de mes nopces furent diversement employez : car mon pere ne cessa de preparer tout ce qui estoit necessaire pour mon mariage, ceux de la ville pour montrer combien nostre famille y estoit aymée & honorée, firent divers desseins de danses, de tournois & de behours, Bellimarte estoit à toutes heures aux oreilles de Gondebaut pour destourner l’effect de ce mariage, mais Merindor les passa, une partie en regrets & en pleurs, une partie à maudire moy & mon pere, & l’autre partie à me predire plusieurs choses de l’inconstance de Periandre, de sa dissimulation & de sa perfidie, que depuis je n’ay trouvées que trop vrayes, & ausquelles je ne voulois alors prester l’oreille, me semblant que ce seroit offencer l’amour qu’il me portoit, & que j’avois pour ce trompeur. Quant à Periandre il estoit tant empesché autour de moy, à me caresser, à me conduire en divers lieux autour de la ville pour me faire passer le temps qu’il ne pensoit à autre chose pour le moins en apparence. Pour moy j’advouë que la façon dont il vivoit, m’obligeoit de sorte que je n’avois plus d’autres pensées qu’à luy estre agreable. Or voyez, sage Druyde, comme le ciel se mocque de nos desseins, & comme il les chan- ge en peu d’heure quand il luy plaist.
Durant ce temps, ou fust que je prisse mal pour trop danser, ou pour manger des fruicts, ou plustost, comme je croy, que j’eusse esté en quelque maison qui ne fut pas bien nette, ou pour mieux dire que le ciel le voulut ainsi, pour moster avec si peu de mal, l’eternelle misere ou j’eusse passé le reste de ma vie si cet accident ne me fust arrivé, ne voila pas que le sixiesme jour estant écoulé, sur la minuict je prends un grand mal de teste, avec une fievre si ardente qu’elle me mit toute en feu, & qui me continua plusieurs jours, & tousjours avec un tel assoupissement que l’on ne me pouvoit éveiller, & apres m’avoir tourmentée quelque temps de cette sorte, un matyn que les Myres me venoient visiter, ils me trouverent le visage tout couvert de taches rouges, & qui peu à peu se grossissants s’empoullerent de telle sorte que veritablement elles me rendirent affreuse : c’est un mal que les petits enfans ont accoustumé d’avoir, & de fortune en ce temps là plusieurs filles de mon aage, dans la ville, en estoient affligées, parce que c’estoit environ le temps que l’on va cueillir le Guy, le sixiesme de la lune de Juillet, que cette année se rencontra bien avant dans le mois d’Aoust.
Cette maladie survenuë ainsi inopinément rompit tous les desseins qui avoient esté faits, car j’en fus de sorte tourmentée, que plusieurs pensoient que j’en mourrois. Periandre au commencement me vint voir deux ou trois fois, & montroit d’avoir un tres-grand déplaisir de mon mal pour le retardement, disoit-il, de nostre mariage, mais deslors que la petite verolle parut, c’est ainsi que l’on nomme ce mal, il ne rentra jamais plus dans mon logis. Il envoyoit quelquefois sçavoir comme je me portois, mais pour luy il n’approcha pas seulement ma porte tant il avoit d’horreur de moy, ou de peur de prendre mon mal.
Tant que la grande furie me dura, j’advouë que je ressentis fort peu la façon dont il usoit, quoy qu’il n’y eust personne qui l’entendit qui ne le trouva estrange, mais j’estois tellement occupée de la douleur, que je n’avois le loisir de demander ce que Periandre faisoit, lors que je commençay un peu à respirer, & que la grande violence s’alla assoupissant, il est vray que je demanday de ses nouvelles, & que sçachant le peu de souvenir qu’il avoit de moy, je creus incontinent que Merindor m’avoit dit vray quand il m’avoit predit l’inconstance de Periandre, & toutesfois je ne pouvois, tant j’estois faite à la bonne foy, m’empescher de chercher des raisons pour l’excuser, Quelquesfois je me figurois que quelques affaires l’avoient emmené hors de Lyon, & qu’il souffriroit autant de déplaisir que moy de ne sçavoir point de mes nouvelles : d’autresfois j’entrois en opinion que mon pere eust changé de volonté, & qu’il luy eust fait deffendre de me voir : quelquefois je disois qu’il estoit malade, & que le peu de soing de ceux de ma maison estoit cause que nous n’en estions point advertis, bref je me tournois de tous les costez pour essayer de me tromper moy mesme. Mais enfin ma maladie allant en longeur, & ce perfide continuant tousjours de vivre de cette sorte, je ne fus que trop asseurée du changement de sa volonté. Pensez, Madame, & vous belles bergeres, que c’est que le ressentiment de cette offence ne me fit point dire, au commencement je pleuray sans en parler à personne, & cachois mes larmes à chacun, mais quand je vis que tous en parloient & blasmoient sa tromperie, il me fut impossible de n’en donner plus de témoignages que je n’eusse pas voulu : la foiblesse où le mal m’avoit reduite, avec celle qu’ont naturellement celles de nostre sexe, & plus encore de mon aage, ne me permit pas de le mieux cacher.
Au contraire, Merindor, comme s’il eust augmenté son affection par la grandeur de mon mal, estoit continuellement à la porte de ma chambre pour essayer de me voir, si on le luy eut voulu permettre, & dés qu’il sceut que j’estois hors de danger, à y amener la musique, tantost des voix, & tantost des instruments, afin de me faire passer les heures plus doucement, & par ce qu’il sçavoit le changement de Periandre, je me souviens qu’un jour il fit chanter à la porte de ma chambre ces vers, sur ce sujet.
STANCES.
Un amant inconstant.
I.
Ce jeune amant, ô Dieu, poura il bien
Rompre le nœud qu’il disoit Gordien,
Pour se rendre infidelle ?
S’il peut le faire, Amour, jamais son cœur
Digne ne fut d’une flame si belle,
Ny d’un si beau vainqueur.
II.
Pourra il bien le quitter ce bel œil,
Sans que mourant incontinant de deuil
Il en paye l’amande ?
Ah ! pour certain s’il en a le pouvoir
Jamais ses yeux une beauté si grande
N’ont merité de voir.
III.
Pourra-il bien, apres l’avoir aymé,
S’en éloigner sans en estre blasmé
Comme un perfide insigne ?
Amour dy moy, s’il en esteint les feux
Ce cœur changeant n’estoit il pas indigne
D’estre bruslé par eux ?
IV.
Des le moment qu’un cœur en est atteint
Jamais depuis le feu ne s’en esteint,
Il va bruslant sans cesse.
Combien en sont incurables les coups,
Vous le sçavez quand ce bel œil vous blesse
O grands Dieux, comme nous.
V.
Que pleust au ciel que cet extreme bien
Fut destiné quelquefois d’estre mien,
Par quelque Astre propice :
Ah ! je voudrois jusqu’à l’eternité
Faire égaler l’amour & le service
De ma fidelité.
Et parce qu’il eut opinion que je ne les avois peu assez bien ouyr à cause de la quantité des voix, il me les fit presenter par une fille des miennes qui estoit venuë sur la porte de ma chambre pour écouter la musique : & toutefois j’avois esté si attentive que je n’en avois pas presque perdu une parole. Je ne fis pour lors semblant de cognoistre ce qu’il vouloit dire, quoy que j’en eusse de tres grands ressentiments, mais lors que je fus seule, j’advoüe que considerant le peu de soing que Periandre avoit eu de moy, & l’oubly où il sembloit de m’avoir mise, je creus que je devois grandement mépriser une telle humeur, & plus encore lors qu’estant hors du lict, & que je n’osois sortir de la chambre pour avoir le visage tout changé, comme ce mal accoustumé de le laisser ordinairement, il n’envoya pas seulement, sçavoir comme je me portois : ce fut bien alors que je me resolus de n’estre jamais à luy plus que j’avois esté, & si de fortune je luy avois donné quelque place en mon ame l’en éloigner de sorte que la pensée mesme ne m’en peust jamais revenir. Ce seroit perdre le temps de vous dire de quelles reproches j’usois contre luy, ny quelque resolution que je peusse prendre des déplaisirs que je ressentis de cette separation, car il est vray que je m’estois de sorte asseurée sur l’affection qu’il m’avoit promise, que je ne pensois devoir jamais finir mes jours qu’en sa compagnie, & maintenant me voyant deceuë & delaissée pour une maladie je ne pouvois assez me plaindre, d’avoir esté tant indignement trompée, ny assez admirer en luy l’inconstance, ou plustost la trahison de tous les hommes.
Et toutefois, quoy que j’eusse cent & cent autres fois juré & protesté de ne me soucier jamais de luy, & que quand il reviendroit je ne daignerois le regarder, si est ce que je ne me pus empescher de luy faire demander quelle estoit la cause de cette si prompte separation, & celle qui la luy demanda fut une fille qui me servoit, & en laquelle nous nous estions fiez, & luy & moy, durant toute la recherche qu’il m’avoit faite, mais sa réponse fut bien gracieuse. D’où vient, Periandre, luy dit cette fille, que vous ne voyez plus Dorinde, ny ne demandez point de ses nouvelles ? Et quoy, répondit-il, Dorinde vit elle encore ? Comment adjousta la fille, si elle vit, mais n’est elle pas guerie, ou pour le moins bien tost en estat de sortir de la chambre. Eh ! ma fille, repliqua Periandre, tu te trompes, ou tu te mocques de moy, elle est morte pour certain, mais on m’a bien dit que mourant elle a laissé en sa place une certaine laide fille que pour l’amour d’elle l’on a nommée Dorinde, mais la belle Dorinde que j’aymois est asseurément morte, & j’en ay eu tant de regret que je ne veux point aller voir cette-cy pour n’avoir occasion de pleurer encore l’autre, pour laquelle j’ay jetté tant de larmes. Et quoy Periandre, reprit la fille toute étonnée de cette réponse, vous ne vous contentez pas de vous separer d’amitié, mais encore vous vous mocquez du mal de Dorinde Dorinde, reprit-il incontinent, comme je te dis, n’est plus au monde, & que voudrois tu que je l’allasse aymer dans le cercueil ? Et quant à celle qui est en sa place, ha ! ma fille, elle est si laide que je la quite à qui le voudra ; & à ce mot, sans attendre autre réponse, il s’en alla d’un autre costé.
Jugez, Madame, si ce discours me fut difficile à supporter, & toutefois il fallut boire cette amertume sans faire presque semblant de la trouver de mauvais goust, mais n’estoit il pas le plus cruel du monde de donner des coups si sensibles sur de si profondes blesseures, car le regret estoit bien en moy assez grand d’avoir perdu par cette ma- ladie ce que l’on m’avoit persuadé, qu’il y avoit d’aymable en mon visage, sans y adjouster celuy de me voir trompée par la personne de qui je l’attendois le moins. Delà à quelque temps mon pere me vint voir, & non pas à la verité sans avoir les larmes aux yeux, me voyant si changée, & parce que je m’en apperceus, Mon pere, luy dis-je, ne vous affligez point de la perte de ce qui ne se pouvoit conserver guiere longuement, & au contraire resjoüissez vous, je vous supplie, avec moy de ce que par une chose de si peu de prix, je me suis rachetée de la plus mal-heureuse fortune que miserable fille eust peu jamais avoir : & là dessus je luy racontay ce que Periandre avoit fait & dit, & adjoustay-je apres, me jettant à ses genoux, Mais mon pere si j’ay jamais fait chose par mon obeïssance qui vous ait esté agreable, je vous supplie de me promettre que vous ne me commanderez jamais d’estre plus proche à ce perfide que je l’ay esté jusques icy, Comment Dorinde, me dit-il en me relevant, & me baisant au front, si je te le promets, mais de plus je te le commande de ne me jamais nommer son nom que comme celuy du plus indigne Chevalier qui vive.
A ce mot mon pere s’en alla & me laissa avec une satisfaction extreme de la promesse qu’il m’avoit faite, & deslors je commençay de faire plus d’estat de Merindor, que je n’avois jamais fait, me semblant que la façon, dont il avoit vescu, m’obligeoit de le preferer à tout autre : parce qu’encore que Bellimarte n’eut point manqué de m’en- voyer visiter, ny d’estre soigneux de tous les remedes qu’il pouvoit apprendre pour le soulagement de mon mal, si est-ce que son humeur estoit si contraire à la mienne qu’il m’estoit impossible de me contraindre à l’aymer.
Cependant je m’allois guerissant, non pas que je n’eusse le visage si gasté, que veritablement je n’estois plus cognoissable, & quelquefois me regardant moy-mesme dans un miroir, je demeurois estonnée de me voir, & cela estoit cause que l’on tenoit curieusement serrée la porte de ma chambre, de peur que personne n’y peust entrer que ceux qui me servoient, esperant tousjours que peust estre le temps y apporteroit quelque amendement. Mais Merindor qui sembloit avoir en mon mal augmenté l’affection qu’il avoit auparavant pour moy, & qui ne bougeoit de mon antichambre, avec diverse sorte de musique, ainsi que je vous ay dit, un jour que j’estois seule avec cette fille qui avoit parlé à Periandre, & que la porte estoit mal fermée, il entra si promptement où nous estions qu’il fust plustost à genoux devant moy que je n’y eus pris garde. De fortune j’avois le masque sur le visage, mais je ne me pouvois cacher les yeux sinon avec les mains, & les mains estoient si gastées que j’avois honte de les montrer, n’ayant eu le loisir de mettre les grands. Si je fus surprise, vous le pouvez penser, je fis tout ce qui me fut possible pour me sauver dans un cabinet qui touchoit mon lict, mais il m’embrassa de telle sorte les jambes, qu’il me fut impossible de me bouger du siege, où il m’avoit trouvée. Mon Dieu) Merindor, que vostre curiosité m’importune, & que vous m’eussiez fait de plaisir de ne vous souvenir non plus de moy que Periandre. Comment, me répondit-il, voudriez vous bien limiter les effets de mon affection à la foible amitié de celuy que vous nommez ? Ah ! Madame, pardonnez moy, s’il vous plaist, cette offense n’est guiere moindre envers moy, que la sienne envers vous. Envers moy, repris-je incontinent, je vous asseure, Merindor, que si cette-cy ne vous touche pas davantage que celle de Periandre me peut donner d’ennuy, vous n’en ressentirez guiere de mal, car quant à moy à peine me souviens-je de son nom, tant s’en faut que quelque action des siennes me puisse offencer. Mais parlons d’autre chose, je vous supplie, & me dites qui vous a donné l’envie de me voir en l’estat où je suis, puis que plustost si vous m’avez aymée vous en deviez fuir l’occasion : & en disant ces paroles je le relevay de terre, & luy fis apporter une chaire ne le voulant souffrir devant moy à genoux. Madame, me répondit-il, mon affection est celle-là qui ne m’a jamais laissé en repos que je n’aye satisfait à la curiosité que tout homme qui ayme bien a de voir ce qu’il ayme & qu’il adore ; & ne vous figurez, je vous supplie, que je vous aime avec cette condition de ne vous plus aymer quand vous ne serez pas aussi belle que vous souliez estre : cette sorte d’amour, que j’estime plustost devoir estre nommée trahison, n’est pas recevable dans le cœur qui ayme bien, puis que la vraye affection n’a point d’autre terme de l’eternité, n’y d’autre condition que d’aymer Dorinde, telle qu’elle est, & telle qu’elle puisse jamais devenir. Voyez, sage & belle Druyde, combien aisément on juge autruy par soy-mesme, l’on dit coustumierement qu’un chien qui a esté bruslé craint l’eau froide, & toutefois moins sage que ces animaux, je venois d’estre trompée par les belles paroles de Periandre, & je ne peus m’empescher d’adjouster foy aux flatteries de Merindor, me semblant qu’un homme bien né, & mesme un Chevalier qui doit plus que les autres hommes avoir soing d’estre veritable, parloit avec le cœur en la bouche. Je l’advouë donc, je creus en partie ce que je ne devois point croire du tout : & je commençay de me figurer que je pourrois vivre heureusement avec luy, mais pour dire la verité je m’y resolus beaucoup plus promptement par dépit de Periandre, croyant bien que je prenois une grande vengeance de luy en me donnant si tost à un autre, maladvisée que j’estois de vouloir me vanger en me faisant une plus grande offense, mais l’imprudence qui fuit ordinairement le peu d’experience, me donna ce conseil si peu judicieux, & que depuis je payay de tant de peines & de tant de larmes,
Je luy répondis donc en cette sorte, Pensez vous, Merindor, que ceux qui veulent se faire aymer en disent moins que vous ? Je pense bien, dit-il, que ceux que vous dites peuvent se servir des mesmes termes puis que moy qui en ay la volonté j’en use, comme vous voyez. Mais, adjoustay-je, si tous ceux qui ont ce mesme desir parlent comme vous, & si presque tous ceux là trompent les personnes qui se fient en eux, quelle asseurance dois-je prendre en vos paroles, si elles ne m’en donnent point davantage que celles qu’autrefois Periandre m’a dites & redites si souvent, & par lesquelles il a mis tant de peine d’ourdir son insine trahison ? Sy mes paroles, repliqua Merindor, n’estoient point accompagnées de quelque témoignage plus asseuré, j’advouë qu’apres la tromperie de Periandre ce seroit une espece d’imprudence d’adjouster foy à ce que je vous dis, mais est-il possible, Dorinde, que je fois si mal-heureux que vous n’ayez pris garde à mes actions, de- puis le premier jour que je vous vis qui fut le mesme que le ciel me donna à vous ? Vous avez raison, luy répondis-je incontinent, & je serois trop mécognoissante si je niois que vostre proceder ne m’eust obligée autant que celuy que je vous ay dit a fait le contraire, mais voulez vous que je vous confesse la verité, j’ay opinion que les hommes font gloire de tromper celles qui se fient en eux, Sy cela est, dit Merindor, je proteste, Madame, que dés icy je ne suis ny ne veux plus estre homme, & que d’orénavant ce tiltre me sera odieux autant que celuy de meschant & de traistre. Est-ce à bon escient, luy dis-je, que vous proferez ces paroles ? Mais, Madame, me répondit-il, est-ce à bon escient que vous me faites cette demande ? Est-il possible, continua-il, qu’encore vous soyez en doute de l’affection de Merindor ? Non, non Dorinde ne démentez point vos yeux, vos oreilles ny vostre jugement, & je m’asseure que tous ensemble ils vous diront que Merindor vous ayme, & que s’il eust deu changer il l’eut fait plus raisonnablement que Periandre, n’ayant jamais eu la moindre faveur des infinies, dont vous avez comblé ce perfide amant. Je le confesse, luy dis-je, Merindor, & prenant garde à l’amitié que vous m’avez fait paroistre dés le commencement que vous m’avez veuë, & que depuis vous avez continuée durant mon mal, j’ay dit bien souvent en moy-mesme, que n’eut il point fait s’il eut recogneu autant de bonne volonté en moy que j’en ay fait paroistre à ce trompeur de Periandre, mais cela ne suffit pas à m’asseurer que vous ne changerez point, car tous les hommes par un seul, m’ont appris que c’est la beauté qu’ils ayment, & non pas la personne où est cette beauté, de sorte que quand par quelque accident cette beauté se perd, leur amour incontinent en fait de mesme. O Dieu ! Dorinde, s’écria-il, que vous estes injuste juge de prononcer pour un seul cette sentence contre tous les hommes, ne voyez vous point en quelque estat de vostre mal vous ait reduite, si je ne vous ayme ou plustost si je ne vous adore pas ? Peust-estre, luy dy-je, vous m’aymez encore parce que vous n’avez point veu mon visage, & que vous ne croyés pas qu’il soit si difforme que le mal me l’a laissé, mais pour vous guerir de cette maladie je veux bien vous le faire voir, à condition que vous plaindrés ma perte avec moy, & qu’apres vous me laisserez en repos souffrir toute seule mon mal. A ce mot je détachay l’épingle qui tenoit mon masque, & luy fis voir ce visage qui ne retenoit rien de celuy que je soulois avoir, que le nom de visage seulement : Ce que je fis avec ce dessein que me voyant telle que j’estois il perdroit l’amour qu’il avoit pour moy, & par ainsi je n’en serois plus importunée ny trompée, ou bien s’il continuoit à m’aymer je pourrois avoir asseurance que jamais ma laideur ne le feroit changer, estant impossible que je peusse empirer. Je pris garde qu’aussi tost qu’il me vid il demeura muet & grandement estonné, & incontinent les larmes luy vindrent aux yeux, ne s’en pouvant empescher, quelque contrainte qu’il se fit, mais peu apres il reprit la parole de cette sorte. J’advouë, Madame, que le mal veritablement vous a plus mal traittée, que personne sans vous avoir veuë ne sçauroit imaginer, mais que ce changement puisse me divertir de l’affection que je vous porte, si vous le croyez, Madame, vous ne me faites pas une petite offence, outre qu’il sembleroit qu’en cette opinion vous voulussiez approuver l’action de Periandre, ou pour le moins l’excuser. Soyez desormais asseurée je vous supplie que la mort seule, & non pas les accidents de la fortune a le pouvoir d’amortir cette flame que vos vertus & vos merites ont allumée en Merindor. Je ne nieray pas que vostre beauté ne m’ait appellé à vous, & qu’elle ne m’ait donné la volonté de vous servir, mais depuis que je m’en suis approché & que j’ay eu le bon-heur de recognoistre ce que vous valez ! ô Dorinde qu’il y a bien eu d’autres liens plus forts que ceux de vostre visage qui m’ont retenu en vostre service, & que ceux là sont foibles au prix de ceux que je dis.
Je serois trop longue si je vous racontois, Madame, tous les discours que nous eusmes sur ce sujet, & vaut beaucoup mieux que je les couvre du silence, puis qu’aussi bien faut tost apres les couvrit il d’oubly, tant y a qu’à ce coup encore je creus qu’il se pouvoit trouver quelque homme qui ne fut point trompeur, & avec cette croyance je me liay veritablement avec luy d’amitié, de sorte qu’avant qu’il partit de ma chambre je luy en donnay d’assez grandes asseuran- ces, si les paroles pour le moins en avoient le pouvoir : La façon, luy dis-je, de laquelle vous avez vescu avec moy dés que vous m’avez veuë, & l’asseurance que vous me donnez que mon visage ne vous fait point de peur, ny ne diminuë point l’affection que vous avez euë pour moy, m’oblige à vous estimer & à vous aymer plus que je n’eusse pas creu de pouvoir faire apres une si grande tromperie que celle de Periandre, & si vous continuez comme vous avés fait jusques icy, asseurez vous, Merindor, que je vous aymeray & estimeray autant que vostre merite m’y oblige. Ah ! Dorinde, reprit-il incontinent, cette promesse ne me contente guiere puisque si vous ne m’aymez qu’autant que j’auray de merite j’ay peur que vostre amitié ne sera guiere grande. Vous sçavez bien, luy dis-je en sousriant, qu’au contraire elle seroit infinie, mais pour vous contenter, je vous diray que si vous ne Periandrisez point je vous aymeray autant que vous le sçauriez desirer.
Oyant cette asseurance, Merindor se jetta à mes genoux, me prit par force la main, & quoy que toute marquée encore des tasches de mon mal, me la baisa diverses fois avec tant de remerciements, que par cette action il me donna plus de cognoissance de son amour, que mes paroles ne luy en avoient peu rendre de ma bonne volonté, & je ne croy pas que sans la survenuë de mon pere, il eust encore cessé de me remercier ; mais la crainte que nous eusmes qu’il ne le trouvast mauvais, fut cause que l’oyant ve- nir il se remit en sa place, & avec plus de respect & de froideur que je ne vous sçaurois dire, faisoit semblant presque de ne me cognoistre pas. Mon pere sousrit en entrant, parce, comme je croy, qu’il l’avoit entreveu à mes genoux, ou peut estre quelqu’un de nos domestiques le luy avoit dit, qui me convia de luy dire tout ce qui estoit passé entre nous, le luy racontant encore plus avantageusement pour Merindor qu’il n’estoit pas, & mon discours & ma franchise furent tant agreables à mon pere, que me tirant à part il me demanda si veritablement j’aymois ce Chevalier, & si je croyois qu’il m’aymast, & luy ayant répondu que la façon, dont il avoit traitté envers moy, si differente de celle de Periandre, m’avoit gran- dement obligée, & que pour ce qui estoit de luy, je pensois qu’il m’aymoit puis qu’il n’y avoit plus rien en moy qui le peut convier d’en faire le semblant, s’il n’estoit pas vray, ayant pour le moins rapporté ce bien de ma maladie que je ne serois plus trompée de personne pour ma beauté. Sy cela est, me répondit-il, j’aymerois mieux ce party que celuy de Periandre, encore qu’il n’eut pas esté traistre. Seigneur, luy dis-je, vous pouvez disposer de moy comme il vous plaira, car je n’auray jamais volonté que la vostre. Il ne faut, me dit-il, rien precipiter, mais aussi il ne faut rien mépriser, voyons à quoy il se portera, & puis nous prendrons la resolution telle que nous jugerons estre à propos, & à ce mot se tournant vers Merindor il luy fit tout le bon visage qu’il peut, le remerciant, pour moy, du soing qu’il avoit eu de mon mal, & me commandant de l’aymer & honorer comme il m’y obligeoit.
Depuis ce jour la porte ne fut plus deffenduë à Merindor, pouvant des que j’estois vestuë y entrer sans difficulté à toutes heures, & luy qui ne perdoit point d’occasion, estoit presque du matin jusques à la nuict dans ma chambre, avec tant d’apparence d’affection qu’il sembloit que ma laideur la luy eut fait accroistre. D’autre costé Bellimarte qui sceut que ce Chevalier me voyoit, pensant qu’il luy en devoit bien estre permis autant, quelques jours apres fit demander s’il y pouvoit venir, & mon pere ne le luy osa refuser puis qu’il l’avoit permis à Merindor, & de cette sorte une apres disnée il me vint voir, mais estant advertie de sa venuë, je pris & mon masque & mes gands, avec protestation de ne les point oster tant qu’il demeureroit en ma chambre.
Les discours de Bellimarte furent plustost d’homme d’Estat que d’amoureux, & quoy qu’il vid bien que le mal m’avoit grandement changée, si ne fit il pas semblant de s’en soucier, au contraire quelques jours apres il sollicita de sorte le Roy Gondebaut, qu’il parla à mon pere de nous marier ensemble, & parce que Bellimarte estoit d’une nation estrangere, & qui n’estoit guiere aymée parmy nous, & que mon pere ne desiroit point faire alliance avec ce barbare, mais plustost avec, Merindor, qu’il jugeoit avoir beaucoup de merite, & de qui les biens ny les parens ne luy estoient point incogneus. Il supplia le Roy de luy pardonner s’il ne consentoit à ce mariage, parce que je luy estois restée comme support de sa vieillesse, & que de me marier à un estranger qui n’avoit rien dans ses Estats, ce n’estoit pas pour en avoir jamais du soulagement. Que si je luy avois desobey en quelque chose il ne me voudroit point chastier plus rudement que de m’allier à cet homme, puis qu’il vaudroit autant que je fusse à jamais bannie de sa presence, qu’outre cela j’estois en aage d’avoir un choix & une volonté, & qu’encore qu’en toute autre occasion il ne permettroit pas que j’en fisse paroistre, toutefois en cette-cy il ne me le pouvoit dényer puis que c’est pour toute la vie, & pour estre à jamais, ou heureuse, ou mal-heureuse, que de m’y forcer contre ma volonté, il ne l’entreprendroit jamais, d’autant que ce seroit abuser de l’authaurité que Tautates luy avoit donnée sur moy, & dont le ciel le puniroit sans doute, faisant tomber sur luy & sur sa mainson ; le juste chastiment de cette faute. Que pour conclusion il supplioit le Roy de se souvenir des services que luy & ses ancestres luy avoient rendus si fidellement, & pour recompense de tous qu’il luy fist cette grace de ne vouloir point me contraindre en cecy. Le Roy qui aymoit Bellimarte, & qui pensoit de se l’obliger encore davantage en le rendant son sujet, répondit à tous les points que mon pere luy avoit opposez, & à chacun il trouvoit d’assez bonnes raisons pour cou- vrir l’authorité absoluë de laquelle il vouloit user en cette affaire, & quant à ce que Bellimarte n’avoit rien dans ses Estats, & que estant estranger cela seroit cause qu’il ne me verroit jamais, il respondit qu’il luy donneroit tant de biens dans son Royaume qu’il ne prendroit point envie d’en sortir jamais, & que Bellimarte montroit assez d’avoir ce dessein par la recherche qu’il faisoit de moy, de qui la beauté n’estoit pas maintenant telle, qu’elle luy peust donner la volonté de m’épouser par amour, mais seulement par raison d’Estat, & pour avoir une alliance en une contrée où il estoit estranger, que cette resolution seroit cause qu’il se rendroit le plus traitable envers moy, & le plus obeïssant envers luy, & serviable envers tous nos parents qu’autre qui se peut presenter. Que quant au choix & à la libre volonté qu’il me vouloit laisser en cette occasion, c’estoit une grande imprudence de le faire, d’autant que la jeunesse & la sagesse ne pouvoient jamais estre ensemble, & qu’estant encore si jeune que j’estois il feroit une grande faute de me laisser faire un choix que je ne pourrois faire qu’avec imprudence, qu’au contraire il estoit obligé par le tiltre de pere de me donner un mary tel qu’il doit estre, & non pas me le laisser élire à yeux clos, & sans jugement. Que si j’y faillois ce seroit de cette faute qu’il devoit attendre les justes chastiments desquels il parloit, comme complice de ma perte & de mon eternel mal-heur. Que si les loix ordonnent des tuteurs & person- nes qui ont le soing du bien & de ceux qui sont en bas aage, & pouvoit-il croire que pour faire un contract qui doit durer toute la vie, il ne faille point de personne sage & prudente pour conduire cette jeunesse mal advisée & imprudente ? Qu’à cette occasion l’on void si peu de mariages faits par amour estre à la fin heureux, & presque tous ceux qui sont faits par le conseil d’autruy, & de l’authorité des sages peres estre ordinairement comblez de toute sorte de bon-heur & de felicité. Et quant aux services que luy & les siens luy avoient rendus, il luy faisoit bien paroistre d’en avoir bonne memoire, puis qu’il prenoit la peine de me vouloir m’arier à une personne qu’il aymoit & estimoit, & que s’il ne s’en fut souvenu, il n’eust pas fait le choix de moy plustost que de tant d’autres qui estoient dans ses Estats, & aussi riches, & aussi bien alliées, mais qu’en cette action il avoit creu de s’acquitter d’une partie des services qu’il avoit receus de luy & de sa maison. Bref que puis qu’il s’en estoit meslé si avant, je desirois que le mariage s’en ensuivit, ou autrement il auroit occasion de se douloir de luy : & à ce mot il laissa mon pere si étonné, qu’il ne peut ny n’osa luy répondre une seule parole.
L’authorité d’un Prince souverain donne un grand coup dans l’esprit d’un fidelle subjet, quelque courage & quelque resolution qu’il ait faite au contraire, & mesme quand ce qu’il demande a quelque apparence de rai- son : car il est certain que naturellement le subjet doit obeir à son Prince, & il faut que les choses, ausquelles il le peut desobeïr, soient entierement, ou contre l’honneur, ou contre le grand Tautates, en tout je croy qu’il n’y peut point avoir de bonnes excuses, & qui ne soient rejettées par les personnes de jugement. Mais en cette-cy mon pere ne pouvoit se prevaloir de pas une de ces deux raisons pour fortifier la volonté qu’il avoit de ne me point donner à cet estranger, & toutesfois il aymoit autant la mort que de me voir entre ses mains. Quelquesfois il faisoit dessein de dire qu’il m’avoit desja donnée à Merindor, mais incontinent il le changeoit, parce que lors que le Roy luy en avoit parlé il ne luy avoit pas dit. D’autresfois il prenoit resolution d’en faire le mariage secrettement, s’asseurant que quand il soroit fait Gondebaut ne le sçauroit rompre, mais soudain il en prevoyoit tant de mal-heurs, & pour luy & pour nous, qu’il changeoit d’opinion : car il sçavoit bien que la colere du Roy ne se laisseroit jamais de se vanger à nos dépends, quelquesfois il luy prenoit envie de me mettre parmy les Vestales, mais quand il se representoit de me voir ainsi recluse & desja ensevelie avant qu’estre morte, il ne pouvoit s’y resoudre, outre qu’en le faisant, il voyoit le courroux du Roy aussi animé contre luy que si tout ouvertement il luy desobeïse soit. En fin ne sçachant quel party prendre il alla plusieurs jour flottant incertain & irresolu, mais si travaillé qu’il en faisoit pitié à tous ceux qui le voyoyent.
Cependant Bellimarte qui avoit esté adverty par le Roy de toutes les difficultez que mon pere faisoit, prit conseil de quelque sage & prudent amy de me gaigner avec de la pluye d’or, comme on dit que Danaë le fut par Jupiter, je veux dire, encore que son naturel ne fut pas d’estre fort liberal, que toutesfois en cette occasion il se vainquit soy-mesme, & me faisant des presens & à mon pere, d’autant que c’est la coustume des vieux d’estre avares, & le naturel des jeunes filles d’estre desireuses d’avoir ce qui est de nouveau pour s’en parer & en faire montre & ostentation parmy leurs compagnes, & il y a apparence que le Roy fut de cet advis, car nous sçavons bien que Bellimarte ne pouvoit pas de soy-mesme me donner les petites curiositez qu’il m’envoyoit, ny les grands & riches presents qu’il fit plusieurs fois à mon pere. O qu’il est vray ce que l’on dit, que les prieres arrachent la foudre des mains de Jupiter, & que les dons ravissent la liberté de celuy qui les reçoit. Bellimarte n’eust pas continué douze ou quinze jours de cette sorte, que ses presens eurent plus d’éloquence & plus d’authorité que le Roy, Il n’y avoit ny fille aupres de moy, ny serviteur aupres de mon pere qui ne fussent tellement gaignez qu’ils ne parloient plus que de son me- rite & de sa valeur, tous les autres n’estoient dignes de le regarder, & quoy qu’auparavant il fut si des-agreable, ceux-là mesme qui l’avoient jugé tel estoient les premiers à dire le contraire & à prescher ses loüanges, mais ce qui m’étonna davantage fut de voir mon pere peu à peu se porter à ce qu’il avoit tant des-approuvé.
Ma fille, me disoit-il, cet homme n’est pas si estrange que nous nous l’estions figuré, ceux qui ont dit qu’il ne faut jamais faire jugement d’une personne avant que de le bien cognoistre, l’ont dit avec beaucoup de raison : car qui est-ce qui n’eut esté trompé en cetui cy, de qui la naissance a esté parmy les barbares, la nourriture dans le sang & les cruau- tez, la façon tant sauvage, & la rencontre presque effroyable, & toutesfois sa conservation & son humeur sont toutes autres qu’à l’abord on ne les jugeroit pas. Il me semble, quant à moy, apres que je l’ay longuement consideré que nous ne ferions point mal de contenter le Roy, puis qu’il desire cette alliance, elle ne nous peut estre qu’avantageuse, il peut en un jour nous relever par dessus tous nos predecesseurs, & en un jour aussi quand il luy plaira nous rabaisser par dessous tous ses serviteurs, il fait mauvais resister à la volonté de celuy auquel le ciel nous commande d’obeïr, la ruyne de celuy qui en fait la faute en est infaillible : quant à moy j’y ay resisté ne croyant pas cet homme tel qu’il est, mais main- tenant que j’ay cogneu que c’est avec raison que le Roy le favorise, je voy bien que j’ay eu tort de ne luy point obeïr & de mécognoistre le bien que par sa bonté il nous pourchassoit.
O Dieux ! que l’enfence a peu de fermeté en son propre jugement, & qu’aysément elle se laisse emporter aux raisons de ceux qui les leur sçavent representer avec quelque artifice, comme la medecine dans le vase duquel les bords sont couverts de miel : j’aymois Merindor, & je n’avois nulle bonne volonté pour Bellimarte, & toutesfois les discours de mon pere me firent remettre entierement à ce qu’il luy plaisoit ; il est vray qu’estant seule & me souvenant de l’amitié de Merindor, & avec quelle fermeté il m’avoit recherchée durant l’horreur de ma maladie, je ne me peus empescher de le plaindre & de le regretter. Et soudain que cette resolution fut prise mon pere me commanda de ne me laisser plus voir à luy si ordinairement que de coustume. Il creut que l’obeïssance que je rendois à celuy qui m’avoit mise au monde fut un changement de bonne volonté, & je me souviens que sur ce sujet venant un soir soubs mes fenestres il chanta ces vers.
STANCES.
Pourquoy elle le traitte si mal.
I.
Qu’ay je commis, dites la belle,
Qui me rende tant odieux
Que vous ne tournez plus cruelle.
Sur moy les rais de vos beaux yeux ?
II.
Sy vous voulez de quelque outrage
Vous vanger avec mes douleurs,
Jettez vos yeux sur mon visage
Et vous n’y verrez que des pleurs.
III.
Ay je bien commis quelque offense
Qui soit digne de ce depit :
Ah ! pour certain je ne le pense,
Ou j’aurois bien perdu l’esprit,
IV.
Helas ! comment pourroit-il estre,
Dorinde, que je l’eusse fait,
Mon penser seroit bien un traistre
S’il avoit commis ce forfaict.
V.
Je n’eus jamais autre pensée
Que d’adorer vostre beauté,
Que si je l’avois offencée
J’aurois failly sans volonté
VI.
Ne croyez qu’il se soit peu faire
Que mon vouloir y soit panché,
Le peché qui n’est volontaire
Ne se doit pas dire peché.
VII.
Tournez donc dessus moy, Madame,
Vos yeux, mais faites qu’ils soyent tels
Que quand ils firent dans mon ame
Des coups si profonds & mortels.
VIII.
Nous voyons les guerriers se plaire
Aux coups temoins de leur valeur,
Pourquoy n’en veulent autant faire
Vos yeux pour en moy les leurs ?
IX,
Je sçay bien qu’ainsi je demande
D’estre blessé de nouveaux coups,
Mais ceste peine m’est moins grande
Que de supporter leur courroux.
Dés qu’il commença à chanter je cogneus facilement sa voix, & cela fut cause que me mettant à la fenestre, & prestant attentivement l’oreille à ce qu’il disoit, je n’en perdis une parole, & faut que j’advouë la verité, je regrettay la perte de ce Chevalier en qui j’avois recogneu tant d’amitié : mais Bellimarte qui par ses presents avoit aveuglé les yeux de mon pere, fut cause que je me resolus d’obeyr à celuy qui devoit avoir tout pouvoir sur moy. Il est vray que touchée de quelque compassion je fis dessein d’en advertir Merindor, afin que de bonne heure il se retirast de ma recherche & essayast de se divertir ailleurs.
Le landemain donc qu’il vint l’apresdinée essayer de me voir comme de coustume, soudain que je sceus qu’il estoit à la porte de ma chambre, je suppliay mon pere de trouver bon que je le fisse entrer, & que je peusse luy faire entendre la resolution que nous avions faite, afin qu’il ne fust pas plus long temps abusé ; que l’honneste recherche qu’il m’avoit faite, les esperances qu’il luy avoit données, les merites & la qualité de ce Chevalier meritoient bien que l’on luy donnast quelque sorte de contentement. Mon pere loua grandement mon dessein, & pour nous donner plus de commodité, apres l’avoir fait entrer dans ma chambre il se retira dans la sienne, & nous laissa avec mes filles dire tout ce que nous voudrions. Merindor au commencement voyant ce renouvellement de faveurs, r’entra en de grandes esperances, croyant que puis que mon pere mesme estoit celuy qui luy donnoit cette entrée, il devoit avoir fait quelque resolution pour son contentement : mais le voyant sortir, & puis remarquant en mon visage & en mes façons une grande froideur, il perdit bien tost cette nouvelle opinion ; & mesme lors que l’ayant fait asseoir auprés de moy, je commençay de luy parler de cette sorte.
Vostre merite & la bonne volonté que vous m’avez fait paroistre m’obligent, Merindor, de vous honorer & estimer autant que Chevalier de cette contrée, & voudrois par quelque bon service vous pouvoir rendre tesmoignage que j’en ay du ressentiment, hyer j’ouys les Vers que vous vintes chanter sous ma fenestre, qui m’ont conviée de vous mettre hors de la doute ou peut estre vous estes entré pour m’avoir veuë un peu retirée de vous : Sçachez donc, Merindor, que tant que j’ay eu quelque opinion de faire approuver nostre mariage à mon pere j’ay vescu avec vous ainsi qu’une honneste liberté me l’a peu permettre ; mais maintenant que l’esperance m’en est du tout ostée, je croirois de commettre une tres-grande erreur, & qui pourroit avoir le tiltre de perfidie, si je vous abusois plus longuement par ces petites caresses qui amusent & trompent les jeunes personnes qui ayment : Ne croyez pas, je vous supplie, que si c’eust esté à mon choix, je n’eusse plustost esleu Melindor pour passer le reste de ma vie avec luy que tout autre que mon bon-heur m’eust jamais peu presenter, & ayez la mesme creance d’Arcingentorix ; car l’eslection luy eust esté remise de me choisir un mary : soyez certain qu’il n’eust jamais jetté les yeux que sur vous. Cent & cent fois qu’il est venu à propos d’en parler, je l’ay tousjours veu tant disposé à vous aymer & honorer, que je ne sçay ce qu’il n’eust pas faict pour donner cognoissance à chacun de l’estime qu’il fait de vostre merite, ô Merindor ! & il eust esté trop content & moy trop heureuse, s’il eust esté ainsi destiné que j’eusse deu passer mes jours avec une personne telle que vous estes. Le Ciel en a autrement disposé, & s’est servy en la tyrannie qu’il a voulu exercer sur moy, de celuy à qui il ne nous est pas permis de resister. Car sçachez, con- tinuay-je les larmes aux yeux, que Gondebaut me force d’espouser Bellimarte. O Dieux ! Dorinde, s’escria Merindor, frappant des mains l’une contre l’autre, Gondebaut veut que vous espousiez Bellimarte ? Il le veut, luy dis-je froidement, & je vous asseure que Arcingentorix & moy avons faict tout ce que nous avons peu pour rompre ce ruineux dessein, & qu’il n’y a point d’autre moyen que la mort. Puis, respond-il incontinent, qu’il y a encore ce remede tout n’est pas desesperé ; & sans me dire autre chose, ny me vouloir escouter, il sortit si promptement de ma chambre, qu’il donna bien cognoissance de quelque violente resolution. Je l’appellay plusieurs fois & courus apres luy jusques à la porte, crai- gnant qu’en cette furie il ne fist quelque chose de mal à propos, mais tout fut inutile ; car il s’en alla si promptement qu’il sembloit qu’il eust des aisles. Mon pere qui n’estoit pas loing de là m’oyant parler si haut, vint vers moy, & sçachant comme ce jeune Chevalier estoit party, craignit qu’il ne s’en prist à Bellimarte : & qu’apres le Roy n’en rejettast toute la coulpe sur nous : Et cette consideration fut cause qu’allant au logis de Bellimarte, il luy fist entendre le plus discrettement qu’il peut ce qui s’estoit passé entre Merindor & moy, afin d’en estre deschargé s’il en advenoit du mal. Bellimarte qui estoit homme de courage & qui avoit toute l’authorité & la force en la main, luy respondit qu’il ne s’en mit point en peine, & que si Merindor sortoit de son devoir il sçauroit bien l’y remettre.
Cependant ce jeune Chevalier transporté d’extréme passion, s’alla mettre dans son logis où s’enfermant dans sa chambre, il se mit à se promener à grands pas, tant hors de soy-mesme, qu’il ne sçavoit ny ce qu’il faisoit, ny où il estoit ; & apres avoir fait plusieurs tours sans dire mot, en fin ne pensant pas d’estre ouy de personne, il commença de parler fort haut de cette sorte : Doncques Dorinde sera possedée par un autre, & Merindor le verra & le supportera ? Doncques l’authorité d’un Tyran prevaudra par dessus mes services, & par la force m’enlevera ce qui m’est justement deu ? Il y aura un remede à mon mal-heur, & je ne mettray pas le sang & la vie pour empescher que cet outrage ne me soit faict ? Et là s’arrestant un peu, tout à coup il recommençoit à marcher & à dire : Il ne sera pas vray que ce voleur de mon bien en jouysse sans l’achepter au prix de son sang & de ma vie, il faut si je dois vivre qu’il meure ; & fort à propos, m’a dit Dorinde, que la mort seule en estoit l’unique remede. Mais, disoit-il, encore plus transporté qu’au commencement, s’il est ainsi, à quoy retardons nous davantage, & pourquoy ne mettons nous la main à l’œuvre qui m’est inévitable, si je n’ayme mieux tourner le fer contre moy-mesme.
Merindor pensoit estre seul dans sa chambre & de n’estre ouy que des murailles, mais de bonne fortune Euphrosias, son sage & tres-cher amy, un peu auparavant l’estant venu chercher, s’estoit endormy en l’attendant sur son lict, & ne s’estoit esveillé que quand il avoit commencé de parler si haut : Et d’autant qu’il cognoissoit bien la prompte colere de ce Chevalier, l’oyant parler avec tant de passion, il fut bien aise d’apprendre de cette sorte le suject de son courroux : & aussi de luy laisser un peu descharger le cœur par les paroles qu’il proferoit ; sçachant bien que de s’opposer aux premiers mouvements de nostre ame, ne sert quelquefois que d’allumer davantage le feu de la colere : mais lors qu’il vid qu’apres quelques autres paroles semblables à celles que je vous ay dites : il vouloit sortir pour les executer avec la mesme impetuosi- té qu’il les avoit proferées : Il se leva promptement & le courut retenir par le bras, le priant d’ouyr ce qu’il vouloit dire. Merindor ne sçachant si c’estoit un homme ou quelque esprit, surpris de frayeur faillit à tomber de sa hauteur : mais reprenant incontinent ses esprits & recognoissant son cher amy : Eh ! mon Dieu, luy dit-il, d’où sortez vous Euphrosias, & comment vous voy je icy où je pensois estre seul ? Promenons nous un peu ensemble, luy respondit le prudent amy, & lors que vous m’aurez respondu à ce que j’ay à vous dire, je satisferay apres à vostre curiosité, & lors il continua : Est-il possible, Merindor, que l’amitié que je vous ay tousjours portée & celle que vous m’avez promise, vous permette de faire des extrémes resolutions sans m’en parler, & sans vous y servir de moy ? Pensez-vous que je vous ayme si peu ou me tenez vous pour tant inutile, qu’aux affaires de telle importance, ou je ne vueille ou je ne puisse point vous servir ? Pourquoy, interrompit Merindor, me tenez vous ce langage ? Parce, dit-il, que j’ay ouy tout ce que vous venez de dire, pensant n’estre entendu de personne, & la dangereuse & honteuse resolution que vous avez prise sans m’en parler, ny seulement vous donner le loisir d’y bien penser : Avez vous opinion que je ne sçache pas que le Roy veut que Dorinde soit à Bellimarte, & que le pere mesme y consent, & peut-estre d’autres encore que vous ne croyez pas : Toute la ville n’est pleine que de ce bruit, & j’estois venu vous trouver exprez pour le vous dire si vous n’en estiez point encore adverty, afin que vous vous resolussiez, non seulement à la volonté du Roy, mais à celle du Ciel, contre laquelle aussi bien ne sçauriez vous resister : car, Merindor, il faut que vous sçachiez que les mariages sont faicts au Ciel & s’accomplissent en terre. Les mariages dictes vous, reprit incontinent Merindor, sont faicts au Ciel ? N’en doutez point, repliqua Euphrosias, & c’est pour cela que nous en voyons de tant inesperez. Je vous asseure, dit alors Merindor, que si cela est, l’on peut dire qu’il se faict d’aussi mauvais marchez au Ciel qu’en terre : mais pour tout cela, si ne conclurray-je pas qu’il faille que Bellimarte possede Dorinde & que Merindor vive. Il faut, reprit Euphrosias, que ce que les Dieux veulent ordonner de nous soit faict : Mais dictes moy Merindor, quel seroit vostre dessein ? D’oster la vie, dict-il, à qui me veut ravir mon contentement. Mais, adjousta Euphrosias, quel profit vous en reviendra-t’il ? O ! s’escria le jeune Chevalier, que la vengeance est douce. La vengeance, reprit le sage amy, est veritablement douce lors qu’elle n’augmente pas l’offence que nous avons receuë : mais si vous tuez Bellimarte, n’est-il pas vray que le moindre chastiment que vous en devez attendre, c’est de ne demeurer jamais en lieu où Gondebaut ait quelque pouvoir, & si cela est que deviendra l’amour que vous portez à Dorinde ? Et n’est-ce pas par la vengeance que vous voulez prendre, aggrandir l’offense que vous avez receuë ? Je n’estimeray jamais celuy-là sage qui se creve les deux yeux pour en oster un à son ennemy. Et quoy donc, dit Merindor, je verray sans ressentiment, Bellimarte, posseder celle qui par raison ne doit estre qu’à moy ? Je ne dis pas cela, respondit-il, au contraire, si vous me voulez croire j’espere que nous la pourrons avoir, cette tant desirée Dorinde. Pourquoy pensez-vous que le Roy porte avec tant de passion Bellimarte, croyez-vous que ce soit pour vous faire du mal ? Nullement, c’est pour gratifier Bellimarte en une affaire où il ne pense que personne ait interest sinon Arcingentorix, & de luy le Roy n’en fait pas grand estat, encore qu’il soit des principaux de cette contrée, parce qu’il n’est plus en aage de le pouvoir servir, & qu’au contraire Bellimarte le peut faire ; car il faut que vous sçachiez que la pluspart des Princes font de leurs sujects comme nous faisons des chevaux qui sont devenus vieux en nous servant, le plus de faveur que nous leur faisons, c’est de les mettre au coing d’une escuyerie sans nous en plus soucier, au lieu que des autres nous sommes soigneux de les faire bien traitter & bien penser. Croyez, Merindor, que les Princes font la mesme difference de ceux qui ne leur peuvent plus faire service, & de ceux qui sont en aage & en estat de leur en pouvoir rendre : Et c’est ce qui me fait dire que si vous faites entendre au Roy l’interest que vous avez en cecy il y fera consideration, & vous verrez que s’il ne fait rien pour vous, pour le moins il ne vous nuira plus.
Le sage Euphrosias luy representoit toutes ces choses, non pas qu’il les creust & qu’il ne pensast bien que le Roy y estant engagé de parole difficilement s’en departiroit-il ; mais seulement pour refroidir un peu l’ardente colere qui estoit allumée en l’ame de Merindor, esperant que si ceste premiere impetuosité pouvoit estre un peu allantie, il pourroit puis apres le remettre plus aysément à la raison, & de fait, il advint que Merindor considerant ce qu’il luy disoit, & voyant qu’il y avoit quelque apparence, commença de donner un peu de lieu à la raison ? & en fin ils ne partirent point d’ensemble qu’il ne fust resolu de suivre entierement ce qu’Euphrosias luy diroit, jusques à ce que toutes les esperances fussent perduës estant lors resolu d’effectuer le premier dessein, & à mesme temps adviserent entr’eux d’employer prés du Roy ceux qu’ils pensoient y avoir plus de credit. Et le sage amy luy faisoit toute chose plus facile, & luy promettoit diverses assistances de plusieurs personnes desquelles il se faisoit fort encore que cela ne fust pas, sçachant assez qu’il n’y a rien qui soit meilleur pour persuader ce que nous voulons, que de donner des grandes esperances à ceux qui desirent quelque chose grandement.
Mais, Madame, oyez je vous supplie comme le Ciel se joüe des hommes, & comme la fortune en fait comme il luy plaist, lors que Merindor fit parler au Roy Gondebaut pour le supplier de ne vouloir point forcer Arcingentorix à donner sa fille à Bellimarte à cause de l’interest qu’il y avoit, il respondit qu’il n’avoit point creu d’interesser Merindor quand il en avoit parlé, & que s’il ne l’avoit point fait encore, il ne le feroit pas à l’advenir à sa consideration, mais qu’y estant obligé de parole, il ne s’en pouvoit plus retirer sans qu’il y allast beaucoup de son authorité, Voila Merindor entierement desesperé de ce costé là, & Bellimarte tellement asseuré d’estre mon mary, que les articles du mariage estoient desja accordez, & ne faloit plus que nous presenter au Temple. Qui n’eust creu que cette affaire ne pouvoit plus se rompre ! Mais voyez quelle est la noire malice de l’extréme perfidie des hommes ? Et vous belle Druyde, & sages discrettes bergeres, apprenez jusqu’où peuvent aller les tromperies qu’ils nous font ? Ne voila pas lors que toutes choses estoient prestes, & que desja chacun s’estoit mis en ordre pour aller au Temple, qu’une honorable matrone, accompagnée de deux filles & de trois Escuyers, vient à la porte de nostre logis, quoy qu’avec beaucoup de peine pour la grande foule du peuple qui y estoit accouru, & faisant demander mon pere, apres l’avoir salué avec beaucoup de civilité : Seigneur, luy dit-elle en haussant la voix, en sorte que ceux qui estoient autour d’elle la pouvoient ouyr ; Je viens vous advertir que ma fille que je tiens icy par la main, & qui s’appelle Alderine, est femme & legitime espouse de Bellimarte le Visigoth, & que quatre ans sont passez qu’il l’espousa publiquement dans Gergovie, ainsi que font foy les attestations des Druydes & Comtes de la Province, que je vous feray voir en la presence du Roy, aux pieds duquel je me vay jetter afin qu’il me soit fait justice, & que le commun droit des gens me soit maintenu : Et à ce mot, apres luy avoir fait une grande reverence elle s’en alla droict à la maison Royale, non point sans grand cry que le peuple fit oyant cette nouvelle.
Sy Arcingentorix fut estonné, vous le pouvez juger, puis que demeurant comme en extase il ne peut jamais luy respondre un mot, mais remontant dans la sale où nous estions presque tous prests à sortir, & appellant Bellimarte : Seigneur, luy dit-il tout haut, cognoissez-vous une Dame qui se nomme Alderine ? A ce mot, d’Alderine, nous prismes bien garde qu’il changea de couleur. Pourquoy, respondit-il, me le demandez-vous ? Parce, repliqua mon pere, qu’elle & sa mere sont venus à cette porte, & vous font sçavoir qu’elles s’en vont aux pieds du Roy pour luy demander justice contre vous. Contre moy, dit-il, & pourquoy ? Parce, respondit mon pere, que cette Alderine est vostre femme, & que vous n’en pouvez point espouser d’autre tant qu’elle vivra. A ce mot on ouyt dans la sale une voix d’estonnement de tous ceux qui y estoient : & quoy que Bellimarte voulust mettre le tout en risée, & dit que cela n’estoit point vray, & que c’estoit une coureuse à laquelle il ne se falloit pas arrester, ny pour elle retarder nostre mariage, si est-ce que nul de mes parens n’en fut d’advis, & moins encore mon pere, qui luy dit franchement qu’il auroit bien telle creance de cette femme qu’il voudroit ; mais que quant à luy il ne consentiroit jamais que sa fille fust mariée, que cette imposture ne fust esclaircie. Bellimarte qui estoit grandement orgueilleux de son naturel, & qui outre cela se voyoit fort supporté par la faveur du Roy : Et moy, dit-il, Arcingen- torix, je vous dis que je ne me soucie ny de vous ny de vostre fille, & que je cognois bien que je m’estois grandement deceu en l’alliance que je voulois faire avec vous. Mon pere qui estoit genereux & encore que chargé d’aage, se ressentoit des Ancestres desquels il estoit descendu : J’ayme mieux, Bellimarte, luy dit-il, que vous ayez esté deceu que si j’avois esté trompé en la vostre, de laquelle je fais encore moins d’estat que vous ne sçauriez faire ny de ma fille ny de moy. Dieu voulut que Bellimarte, comme je croy, n’ouyst point ces dernieres paroles estant desja sorty tout en colere ; & Dieu sçait en quelle confusion il laissa toute la compagnie : mais de son costé il n’estoit pas moins empesché, parce que la conscience qui vaut mille tesmoins la convainquoit de la mauvaise action qu’il vouloit faire : Et Dieu sçait si cette heure ne fut pas la plus heureuse de toute ma vie, puis que si cette Dame eust retardé un moment davantage, il n’y a point de doute que j’eusse esté mariée avec luy : car il estoit tres-certain que ce perfide avoit une femme, & comme nous apprismes depuis il l’avoit quittée pour n’estre pas assez riche, voyez qu’elle est la foy des hommes, & combien mal-heureuse est la fille qui se fie en eux, puis que cette Alderine avoit auparavant esté longuement recherchée par luy, & avec tant de passion & d’affection, que mal aysément eust-on peu penser qu’il l’eust deuë quitter, & l’avarice toutefois plus forte en chassa depuis honteusement l’amour. Tanty a, Madame, qu’à ce coup je fus delivrée de ce mal’heur presque miraculeusement, comme je vous ay dit : car depuis, Alderine, s’estant jettée aux pieds du Roy, & ayant convaincu Bellimarte qui nioit toute chose, il fust ordonné qu’elle seroit tenuë de luy pour sa femme legitime, & deffense luy fust faicte sur peine de chastiment de n’en espouser point d’autre, tant qu’elle vivroit. Plusieurs s’estonnoient qu’Alderine estant une fort belle fille eust esté delaissée de Bellimarte, pour moy de qui le visage estoit un peu moins qu’affreux, & quand on leur disoit que c’estoit par avarice, ils ne le pouvoient croire que difficilement, ayant sceu les grands presents qu’il nous avoit faicts depuis peu, & que nous avions ren- dus. Mais ils ne consideroient pas que les dons qui le faisoient estimer liberal, n’estoyent pas veritablement des dons, mais des choses prestées seulement, & lesquelles il sçavoit bien luy devoir estre renduës, lors qu’il m’auroit espousée, puis que non seulement ce bien là, mais tout le nostre aussi seroit sien. Sy bien que ceste feinte liberalité, estoit mesme une tres grande & tres-certaine avarice. Merindor qui estoit aux escoutes, resolu quand il n’y auroit plus d’esperance de se perdre, mais avec la perte de Bellimarte, ne fust pas des derniers a estre adverty de ceste tromperie, & comme si la vie luy eust esté redonnée, il joignit les mains & remercia les Dieux de ceste grace avec autant d’affection que d’autre qu’il eust jamais receuë d’eux, & puis sortant de son logis s’en vint le plus hastivement qu’il luy fut possible au mien, où il me dit des paroles les plus plaisantes qu’on se sçauroit imaginer, quelquefois me demandant comme je me trouvois de mes nopces, & s’il faisoit bon estre deux à un mary, & par ce que je ne sçavois si j’en devois rire ou pleurer, je luy dis ; Et bien, bien, Merindor, ne vous mocquez pas tant de ce qui m’est advenu, peut estre quand vous vous marierez, trouverez vous que vostre femme aura desja un autre mary ? Sy cela est me respondit-il, le plus fort chassera l’autre de la maison, mais je vous asseure bien toutefois, que je ne crains pas que cet accident m’arrive si ce n’est par vous : Par moy, repliquay je, & comment l’entendez vous ? la resolution que j’ay faitte, vous deffendra bien de ce mal : car dans peu de jours si mon pere me le permet, je seray l’une de ces filles, qui n’ont autre soing que de garder que le feu ne meure ; Comment, reprit-il incontinent, vous voulez estre Vestale ? Je la veux estre asseurément, luy dis-je, pour m’oster d’entre les hommes, parmy lesquels je n’ay jamais rencontré que de la perfidie, Vous avez tort, respondit-il froidement, de ne me point oster du nombre de tous, puisque je ne croy pas avoir jamais faict action, & méme en l’affection que je vous ay vouée, qui puisse me mettre en ce rang. Un, dis-je incontinent, ne faict pas nombre, mais que direz-vous de Teombre, d’Hylas, de Periandre & de Bellimarte ? Je diray me respondit-il, que ceux là doivent estre rayez, non seulement du rang des hommes, mais aussi du nombre des vivants, mais que pour cela tous les hommes en doivent estre blasmez, & moins encore Merindor, ah ! Madame, permettez moy que je vous die que c’est une tres-grande injustice, de chastier un nombre infiny d’innocents, pour fort peu de coulpables, & que puisque les fautes sont personnelles, ceux-là seuls qui ont failly doivent en souffrir le chastiment ; j’advouë, Merindor, luy dis-je, que vous avez raison, mais que je n’ay pas tort, puis qu’ayant trouvé perfides & trompeurs, tous les hommes qui m’ont recherchée, n’ay-je pas raison d’en craindre tous les autres ? Voila encore une seconde offence, me dit-il, Dorinde, qui n’est pas moindre pour moy, que la premiere, me mettant du nombre de ceux qui vous ont trompée ; Puisque vous ne me sçauriez oster du rang de ceux qui vous ont servie jusques icy ; repris-je froidement, je ne puis pas dire que j’aye esté deceuë de vous, mais aussi ce n’a esté qu’à la fin que les autres ont esté trompeurs : Et que sçay-je quel vous serez en semblable occasion.
Cependant que nous parlions de ceste sorte, mon pere entra dans ma chambre, encore tout esmeu de ce qui nous estoit arrivé, & d’abord qu’il vid le jeune Chevalier ; Et bien, luy dit-il, Merindor, en sousriant, ne vous estes vous point mocqué de ma fille & de moy ! ayant sceu l’erreur que l’authorité du Roy a failly de nous faire commettre ? Seigneur, luy respondit-il, je suis trop vostre serviteur, pour faire ce que vous dittes, mais au contraire je vous diray bien que j’ay remercié les Dieux qu’il nous ayent faict co- gnoistre la meschanceté de cest homme, assez à temps pour n’en avoir pas reçeu le desplaisir que sa perfidie vous preparoit, encore que si ce mal-heur nous fut arrivé, & je dis nous, parce que je prendray tousjours part à vos desplaisirs, & à vos contentements. Sy ce desastre, dis-je, nous fust advenu, je jure Hesus, le Dieu fort, que ce meschant n’eust jamais survescu d’une heure, le moment que sa trahison eut esté descouverte, car ceste espée eust lavé sa faute avec son propre sang sans qu’une seule goutte en eust esté reservée, mais, seigneur, loüons Dieu qu’il n’a point esté necessaire d’en venir à ces extremitez, & vous souvenez s’il vous plaist à l’advenir que nos vieux peres ont eu raison quand ils on dit, que nul ne se doit frotter à l’herbe qu’il ne cognoist pas. Et, seigneur, il y en tant de ceste Province desquels vous cognoissez & les ancestres & les biens, & qui s’estimeroient heureux d’avoir vostre alliance, pourquoy ne vous plaist il pas de nous en honorer, & si le Ciel me faisoit assez heureux pour obtenir ceste grace, dit-il, se jettant à ses genoux, quels services ne vous rendrois je pas le reste de ma vie, & quelle amour quel devoir, & quelle affection ne recevroit Dorinde de moy ; Dorinde, dis-je, que vous sçavez bien que j’ay tousjours aymée & honorée quoy qu’il luy soit peu advenir. Ce bon vieillard qui sçavoit combien veritablement ce jeune Chevalier m’avoit tousjours faict paroistre d’amitié, & avant, & durant, & apres mon mal à le voyant à ceste heure parler avec tant d’affection, creut Mais ô Dieux ! qui n’y eust aussi esté trompée qu’il parloit avec la méme franchise que ses actions passées, & ses paroles presentes luy tesmoignoient, & pour ce le relevant, & luy tenant une main sur l’espaule ; Merindor, luy dit-il, parlez vous en Chevalier tel que vous estes, ou bien si ce n’est que par civilité, & en façon de Courtisan ? Je jure, seigneur, luy respondit-il, que jamais je ne pensay à commettre une action, indigne du nom que je porte, & les paroles que je vous dis me partent du cœur, avec tant de sincerité que je prie Bellenus de m’oster d’entre les hommes, toutesfois & quant que j’y contreviendray ; Sy cela est, reprit Arcingentorix, & que veritablement Bellimarte ait une autre femme, & que vostre mere consente à ce que vous desirez, je vous promets dés à cette heure, Dorinde, pour vostre espouse, & je prends les Dieux Pennates, qui nous escoutent pour tesmoings de la parole que je vous donne. Et moy, adjousta Merindor, apres vous avoir baisé les mains, de ceste grace que j’estime, la plus grande que je puisse jamais recevoir, devant ces mesmes Dieux Pennates, je reçoy vostre promesse avec les conditions qu’il vous plaist de me la faire, & dés icy je me donne à vous comme à mon pere & seigneur, & à Dorinde, comme à Madame & maistresse, & vous jure à tous deux, une affection sans fin, & une obeissance perpetuelle.
Qui est ce, Madame, & vous belles & discrettes bergeres, qui oyant ces protestations avec tant d’apparence, de franchise n’eust pensé qu’elles sortoient du cœur ? Mais, helas ! aussi faisoient elles, elles sortoient bien veritablement du cœur, mais d’un cœur le plus meschant, & le plus perfide que jamais ait eu homme traistre & parjure, & & certes il suffisoit de dire homme, sans y adjouster traistre & parjure, puisque je croy n’y en avoir point d’autres sur la terre. Or donc cettuy-cy suivant le naturel, & la coustume de tous les autres, part d’aupres de nous avec les asseurances que je vous ay dites, & en apparance plein de tant de contentement, qu’il sembloit que jamais homme ne l’avoit tant esté, & s’en va au Palais pour apprendre les asseurée nouvelles d’Alderine, & de son mariage, il s’en revint le soir mesme nous trouver, & nous en donner les asseurances, nous disant que le Roy ayant veu les attestations des Druides, & Comtes de Gergovie, avoit faict paroistre d’estre grandement offensé contre Bellimarte, & luy avoit commandé de sortir de ses Estats, & ne se presenter jamais devant ses yeux, que toutefois quelques uns de ses amis qui estoient des principaux, & des plus authorisez pres de Gondebaut esperoient d’avoir sa grace lors que la colere du Roy seroit un peu passée, Et il advint de ceste sorte, car quelque temps apres ils firent sa paix, par le moyen mesme d’Alderine, qui se jetta aux pieds de Gondebaut, & à laquelle il remit la faute de son mary à condition qu’il vivroit avec elle comme il devoit,
Cependant que ces choses advindrent il sembla que Dieu se voulut mocquer de Periandre, car le Printemps où nous entrasmes & quelques remedes qu’un vieux Myre me donna, me remirent le teint & le reste du visage en meilleur estat que je ne l’avois jamais eu ; & de fait, mes compagnes, dit-elle se tournant vers les trois estrangeres, voyez vous pas qu’au lieu d’estre empiré il semble d’estre en meilleur estat que vous ne l’avez jamais veu, Et il advint que tout ainsi que ma laideur avoit chassé loing de moy Periandre, mon visage s’estant remis le r’appella bien-tost apres. Vous pourrois-je dire la joye & le contentement de Merindor, voyant que de jour en jour j’allois reprenant ce que j’avois perdu, & ne pouvant à ce qu’il disoit souffrir un plus long dilayement à la conclusion de no- stre mariage, il pressa de sorte mon pere, qu’il luy donna congé d’aller trouver sa mere pour avoir son consentement, n’y ayant plus rien que cela qui le peust retarder. O Dieux ! quand je pense aux nouvelles protestations, qu’en s’en allant il fist, & à mon pere & à moy, je ne sçay comment depuis la terre, ne s’est ouverte cent fois pour l’engloutir.
Je ne ferois que vous ennuyer, Madame, de redire icy par le menu tout ce qu’il fist ; tant y a que comme si en m’esloignant il eust perdu la memoire, & de moy, & de tous ses sermens, trois Lunes apres son départ, il m’envoya un de ses freres avec la lettre que je vous vay lire ; carie l’ay tousjours gardée soigneusement pour le convaincre de sa perfidie, & lors met- tant la main dans sa panneterie elle en tira un papier où elle leut telles paroles :
LETTRE
De Merindor à Dorinde.
Pleust à Dieu, belle Dorinde, que je ne fusse plus au monde, ou bien que je ne fusse point fils de celle qui est ma mere, ou pour le moins que je fusse mon frere mesme, afin que comme vostre tres-humble serviteur je peusse obtenir le bon heur que je luy desire, puis qu’il ne me peut estre permis estant celuy que je suis, loffre que tant à regret je vous fay de luy, tesmoignera bien à chacun que veritablement les mariages sont ordonnez dans le Ciel.
N’estes vous point estonnes, reprit Dorinde, discrettes & belles bergeres, d’ouyr que Merindor m’ait escrit cette lettre, lors que par raison il le devoit moins faire ; car s’il avoit à me quitter il me semble que ce devoit estre lors que je devins laide, & que Periandre en fit de mesme : mais à quelle raison mespriser l’horreur de mon mal, ne se soucier point de la difformité de mon visage, & me rechercher en ce temps-là avec tant d’ardeur & de violence, pour apres me quitter en une saison où ce que l’on appelloit beauté en moy m’avoit esté rendu, & qu’il sembloit que rien ne peut plus nous separer que sa seule volonté ou plustost legereté. J’avouë la verité, je fus tellement touchée de cette action que deslors je juray au grand Tautates de jamais ne me fier en homme quelconque & de fuyr d’oresnavant de telle sorte tous ceux qui en porteroient le nom, que je n’aurois jamais ny amitié, ny practique avec eux ; Mon pere qui sceut ces nouvelles s’en offença autant que moy, & cela fut cause que sans mettre en grande deliberation la demande que le frere de Merindor luy fist de moy, il le renvoya avec une fort prompte resolution, à sçavoir, que sa fille n’estoit ny pour Merindor, ny pour son frere, & qu’il en avoit disposé ailleurs, & parce que ce jeune homme me demanda la responce de la lettre, que son frere m’avoit escrit, par le congé de mon pere, je la luy fis, elle estoit telle :
RESPONSE
De Dorinde à Merindor.
Pleust à Dieu, infidelle Merindor, que vous ne fussiez point en terre, ou que je n’eusse jamais eu des yeux pour vous voir, ou pour le moins que je fusse homme pour quelque temps, & non pas une fille, afin que comme vostre mortel ennemy, je puisse tirer de vostre perfidie la vengeance que je puis bien desirer, mais qui ne m’est permis estant telle que je suis. L’offre que vous me faictes, de vostre frere, & que je refuse, tesmoignera à chacun, que le mariage de luy, & de moy, n’a point esté faict dans le Ciel, pour le moins, je vous asseure qu’il ne s’accomplira jamais en terre.
Or Madame, ne voila pas, continuat-elle, trois des plus insignes infidelitez, sans que je parle des au- tres, qui ayent jamais esté faictes contre une fille, & quand je n’eusse jamais eu autre subject de cognoistre la perfidie des hommes ; n’est-il pas vray que celles que je vous ay racontées sont telles qu’il faudroit estre du tout sans yeux, & sans cognoissance pour se fier jamais en personne, qui ait le nom ou la figure. Et toutesfois ce seroit peu de chose si seulement ces trois ennemis ne m’avoient donné que ce subject de les hayr, mais oyez encore je vous supplie, ce que la fortune me prepara, & je m’asseure que vous advouërez, que la hayne que je porte à ce perfide animal que l’on appelle homme, est fondée sur une tres-juste raison.
Fin du second livre.
[Retour au sommaire]LE TROISIESME LIVRE
DE LA QUATRIESME PARTIE DE L’ASTRÉE.
De Messire Honoré d’Urfé.
Dorinde vouloit continuer le discours qu’elle avoit commencé, quand un grand bruit de personnes à cheval l’en destourna : ces belles bergeres n’ayant pas accoustumé de voir en leurs hameaux semblables assemblées, accoururent toutes par curiosité sur la porte, & avec elles Dorinde, & les autres estrangeres en firent de mesme : Elles virent donc passer le long du chemin qui touchoit presque la porte de ceste cabanne douze ou quinze personnes assez bien montées, & qui estoient armées à la façon des Bourguignons, ayant un petit habillement de teste, & de manches de maille, avec une cotte d’armes en escaille, & un petit javelot à la main droite, avec un leger escu à la main gauche. Ces gens marchoient en foule, & toutefois à leur teste estoit celuy qui sembloit les conduire, ce qui se pouvoit juger, fust à la bonté de son cheval, qui estoit beaucoup plus beau que ceux des au- tres, fust à la beauté de ses armes qui estoient presque toutes dorées, & à un grand pannache, qui le rendoit remarquable entre tous ses compagnons. Ceste troupe marchoit assez viste, & cela estoit cause du bruit que les armes & les pieds des chevaux faisoient : car quant à eux, ils ne parloient guere haut, quoy qu’ils tinssent bien quelques discours qui mal-aisément pouvoient estre entendus. Lors qu’ils passerent pres de ceste cabanne, ils jetterent les yeux sur ces bergeres qui s’estoient curieusement avancées sur la porte, & les voyant si belles, ils s’arresterent un peu, ravis presque de voir de si beaux visages en ces lieux champestres, & comme ils portoient attentivement les yeux sur elles, tout à coup celuy qui les comman- doit, ô Dieux ! s’ecria-t’il, ne voila pas Dorinde, elle qui s’oüyt nommer, remarquant le visage de celuy qui avoit parlé, le recognut incontinent, pour l’avoir veu fort souvent pres du Roy Gondebaut, & cela fut cause que craignant quelque violence, elle se retira dans la cabane pour essayer de s’y cacher : mais luy asseuré encore davantage par ceste action que c’estoit Dorinde, se jette incontinent en terre, & cinq ou six de ses compagnons avec luy, & entrant assez indiscretement parmy ses filles, vindrent où Dorinde s’estoit retirée, qui toute tremblante de peur, se cachoit le visage avec les mains, & estoit devenuë pasle comme la mort. Celadon vestu en fille Druyde, eust bien voulu alors avoit des armes pour essayer de repousser l’injure, que ces estrangers sembloient de vouloir faire à ceste belle fille, & ne pouvant toutesfois supporter qu’en sa presence quelque outrage luy fust faict, car encor que berger il ne pouvoit dementir sa naissance, il usa premierement de remonstrances, & de prieres, & voyant qu’il n’estoit point escouté, & qu’au contraire ils s’efforçoyent d’emmener ceste fille toute esplorée hors de la cabanne, il ne se peut empescher de joindre la force à la parole, & sortant des termes de fille, resister en homme à ceste violence. Le Capitaine, & ses solduriers, se fussent bien defaicts aisement de luy, s’ils eussent creu que c’eust esté un homme, mais le croyant une fille Druide le respect du sexe, & l’honneur & la reverence qu’ils portoient à son habit, les faisoit al- ler avec plus de consideration. Toutes ces autres filles qui virent l’effort de ceste Druyde, à son exemple essayoient de sauver Dorinde, & il n’y a point de doute que ceste foible deffence, les eust longuement entretenus, n’eust esté qu’en fin le Capitaine se mettant en colere, fit signe que sans consideration de ces filles, ils usassent de force, & qu’ils emportassent Dorinde, Par fortune alors Celadon tenoit par les bras cest homme, & avec tant de force qu’il ne se pouvoit defaire de ses mains, & Astrée ; & Diane, estoient aux deux costez de Dorinde, & la retenoient par les bras, mais les solduriers qui avoient eu le signe de leur chef poussant, & l’une, & l’autre, assez rudement contraignirent ces bergeres de la lascher, & avec tant de violence qu’Astrée tomba. Au cry qu’elle fist, la feinte Druyde tourna la teste, & la voyant tant indignement traittée elle devint furieuse comme un Lyon outragé, & laschant celuy qu’elle tenoit, courust à l’insolent qui luy avoit faict un si grand outrage qu’elle jugea estre celuy qui emportoit Dorinde, hors de la cabanne, auquel elle donna un si grand coup de poing, sur le visage que tout estourdy, elle la contraignit de lascher Dorinde, qui estoit desja hors de la porte, & apres avoir chancellé deux où trois pas, il alla tomber entre les jambes des chevaux de ses compagnons, qui le foullerent de sorte aux pieds, sans le vouloir faire, que depuis il ne fist pas grand effort contre ces belles filles, Le Capitaine cependant n’estant plus entre les mains de ceste Druyde, qui s’en estoit revenuë pour relever Astrée, & voyant qu’on avoit mis Dorinde hors de ce lieu, en sortit aussi pour la faire enlever ainsi qu’avoit esté son dessein, mais lors qu’il fust dehors, il veid que ses compagnons qui estoient à pied, couroient parmy les champs apres elle, qui sembloit avoir des aisles aux pieds, tant la peur luy donnoit de vitesse. Au commencement il en rioit, car il ne croyoit pas, qu’en fin elle ne fust prise, mais cependant qu’il regardoit cette nouvelle chasse, telle pouvoit-on dire la fuitte de Dorinde, & la poursuite de ces gens, ils virent paroistre six Chevaliers, qui bien armez & bien montez, venoyent par le méme chemin qu’ils avoient faict. Au commencement ils alloient d’un train tel qu’on a accoustumé de marcher quand on veut faire voyage, mais quand ils virent tant de personnes, courre apres une fille, ils s’advancerent tous ensemble, au galop pour s’opposer à l’outrage, qu’ils jugeoient bien qu’on luy vouloit faire. Ils ne purent toutesfois y arriver, si tost que desja Dorinde ne fust prise, & parce qu’elle ne pouvoit se deffendre, d’autre façon ils virent qu’elle se jetta à genoux, leur tendit les mains, & se mit aux prieres & aux supplications. Ces solduriers au contraire sans compassion la Prirent, & la vouloient emmener, lors que ces Chevaliers y arriverent, qui esmeus de pitié sans toutesfois cognoistre, encore Dorinde, s’opposerent à ceste violence, mais tout à coup l’un d’entre-eux, jettant les yeux sur elle, & la recognoissant, Ah ! canaille (dit-il) & indignes de porter les armes, puisque vous les em- ployez si mal, cessez d’outrage celle que chacun doit servir & honorer, ou autrement, continuat-il mettant la main à l’espée, je vous chastieray comme vous meritez. Seigneur Chevalier, respondit l’un d’entre-eux, le Roy Gondebaut nous a commandé de faire ce que nous faisons, & personne ne se doit, ny se peust opposer à sa volonté. Et à ce mot sans se soucier de la menace du Chevalier, le voyant peu accompagné, & que son Capitaine, & ses compagnons venoient à son secours, il continua son chemin, dequoy le Chevalier fust tant outré de colere, qu’il luy donna un si grand coup sur l’espaule, que la chemise de maille, ne peut empescher, qu’il n’entrast bien avant dans la chair. Et en méme temps le voyant un peu separé de Dorinde, le heur- ta de telle sorte avec le Cheval, qu’il l’envoya tomber à quatre ou cinq pas de là, Cependant les autres Chevaliers s’avancerent contre le Capitaine, & sa troupe qui sans leur dire mot les attaquerent furieusement, Il est vray que ceux cy estant mieux montez, & mieux armez & Chevaliers au reste de plus de courage, quoy qu’ils fussent beaucoup moins en nombre, ne laisserent de les traitter, de sorte que le combat ne dura pas un quart d’heure, d’autant que le chef ayant esté tué, les autres bien-tost apres se mirent en route, & s’enfuirent qui ça qui là à la plus viste course de leurs chevaux. Il est bien vray, que ce qui fust cause d’une si prompte victoire fust qu’une partie des premiers estoient à pied, & n’avoient pu reprendre leurs chevaux, qui s’e- stoient esgarez par les champs, Mais comme il advient presque tousjours qu’en un combat, les uns par leur mort achettent le prix de la victoire à leurs compagnons, aussi advint-il que de ses six Chevaliers, il y en eust deux de tuez, & un tellement blessé qu’à peine se pouvoit il tenir à Cheval.
Dorinde qui avoit veu ce secours tant inesperé, encore qu’il luy semblast bien de recognoistre la voix de celuy qu’elle avoit ouy parler, mais n’en estant bien asseurée, à cause que le heaume l’en empeschoit un peu, se retira vers ses compagnes toute tremblante, un peu moins espouvantée toutesfois qu’elle n’estoit quand elle se veid saisir, avec tant de violence, mais quand on luy raconta la fin du combat, car elle s’estoit retirée dans le fonds de la cabanne, & que peu apres on luy dit que l’on apportoit l’un de ces Chevaliers qui l’avoient defenduë, grandement blessé elle sortit toute esplorée pour le recevoir & le secourir en tout ce qui luy seroit possible, & par ce que ses trois compagnons luy avoient d’abord osté le heaume pour luy donner de l’air, aussi tost qu’elle jetta l’œil dessus elle recogneut que c’estoit Bellimarte dequoy elle fust tellement surprise, qu’elle ne sçavoit si ce qu’elle voyoit n’estoit point un songe, mais cependant les trois Chevaliers le poserent sur un lict, & en mesme temps ostant tous leurs habillemens de teste, il y en eust deux qui se vindrent jetter à genoux devant elle, & luy prenant chacun une main, les luy baiserent en signe d’obeissance plusieurs fois, sans qu’elle leur dit une seule parole, tant elle estoit surprise de les voir ; car l’un d’eux estoit Merindor & l’autre Periandre. O Dieux ! s’escria-t’elle, en fin quand elle peust parler, ô Dieux, est-il possible qu’il faille que je fois tant obligée aux trois hommes qui me font haïr tous les hommes ! Merindor alors prenant la parole, Ne vueillez pas, ô Dorinde, luy dit-il, par vos des-faveurs ordinaires amoindrir le contentement que le Ciel nous a donné de vous avoir si à propos rendu tesmoignage que nous vous aymons, plus que vous ne le voulez pas estre de nous ; Et puis, continua Periandre, que le Ciel nous a esleuz pour vous rendre ce petit service, soyez contente de croire qu’il ne pou- voit point faire eslection d’autres qui vous eussent voüé tant d’affection que nous, & comme tels recevez de bon cœur la volonté que nous avons eu de mettre nostre vie pour repousser la violence que l’on vous a voulu faire. Quant à moy, interrompit Bellimarte, tournant lentement la teste vers elle, je proteste que je m’en vay le plus content du monde attendre l’autre vie, puis que je perds cette-cy pour vostre service, & si vous voulez que je tienne cette mort plus chere que je n’ay jamais estimé la vie, belle Dorinde, dittes seulement, va en paix Bellimarte.
Dorinde n’avoint point encore ouvert la bouche pour leur respondre, lors que tournant les yeux sur Bellimarte, & luy voyant le visage terny d’une pasleur mortel- le, & les yeux tous changez, elle embrassa tout à coup Merindor, & Periandre, & n’ayant le loisir de parler à eux, courut vers Bellimarte qui donna signe de tant de contentement, que chacun le remarqua au changement de ses yeux & de son visage, mais lors qu’elle luy prist la main, & qu’elle luy dit ; Sy le Ciel a destiné tes jours pour estre finis en ce secours que ta valeur m’a donné, soy certain, Bellimarte, que je n’en perdray jamais la memoire, & si les Dieux, comme je les en supplie, te la veulent prolonger pour mon contentement, sois asseuré que je ne seray jamais ingratte envers Bellimarte. Madame, s’efforçast-il alors de luy dire, c’est peu de chose de vous donner une vie qui me doit estre renduë, mais vous devez faire plus d’estat de cette ame que je vous donne, puis que je ne la veux jamais r’avoir n’y retirer des mains de la belle Dorinde. A ce mot, il voulut luy baiser la main, mais il n’en eut pas la force ; car en mesme temps il devint froid & pasle, & le sang luy venant à deffaillir il demeura mort entre les bras du Chevalier qui le tenoit sur le lict, & qui les larmes aux yeux faisoit pitié à tous ceux qui le regardoient.
Cette derniere action de Bellimarte attendrit de telle sorte le cœur de Dorinde, qu’oubliant la faute qu’il avoit autresfois commise pour elle, & renouvellant la memoire de l’affection que par tant de recherches il luy avoit tesmoignée, elle ne peut s’empescher d’accompagner son trespas de pleurs d’amitié & de compas- sion, office qu’elle luy rendit fort longuement, & eust continué encore davantage, si ses compagnes esmeuës de pitié ne l’eussent ostée par force d’aupres de son corps : Se voyant donc contrainte de le laisser ? Or Adieu, luy dit-elle, Bellimarte, & si veritablement tu avois mis ton bon-heur à estre aymé de moy ; va-t’en content dans les champs Elysiens, & soy certain que tu es plus heureux en ta mort, que tu ne le fus jamais en ta vie. Ces paroles furent accompagnées de larmes, pour tesmoigner qu’elles estoient veritables, & qu’il avoit mieux acquis son amitié en mourant, qu’il ne l’eust jamais obtenuë en toute sa vie.
Durant toutes ces choses, une grande partie des bergers des hameaux voisins estoient accourus, les uns avec des espieux, & telles armes de chasse, les autres avec des arcs & des flesches, comme ils avoient accoustumé, quand on faisoit des assemblées generales dans la forest d’Isoure ou ailleurs : de sorte qu’en peu de temps la troupe se trouva grande autour de cette petite cabanne : mais l’estonnement de tous ne fut pas moindre, quand ils entendirent la violence que les premiers avoient voulu faire à cette belle estrangere, & le secours que les derniers luy avoient donné tant à propos, & plus encore, quand ils virent les marques que ceux-cy avoient laissées de leur courage & valeur. Et parce que Periandre & Merindor virent Dorinde entre les mains de la Druyde & des bergeres, ils penserent qu’ils devoient luy donner le loisir de seicher ses larmes, & rendre cependant à leurs compagnons morts, les derniers devoirs ausquels leur font obligez ceux qui les survivent : Et cela d’autant plus que Periandre y avoit perdu un germain, & Merindor un frere, qu’ils avoient tousjours grandement aimez. Laissant donc le Chevalier qui n’avoit jamais abandonné Bellimarte, aupres de son corps ; ils sortirent hors de la cabanne accompagnez de plusieurs bergers, & s’en allerent parmy les morts chercher leurs parents. Ils les trouverent tous deux assez prés l’un de l’autre, l’un percé d’un javelot, qui estant glissé par dessous la cotte de maille, & ne trouvant point de resistance estoit entré de bas en haut jusques au cœur : l’autre, & qui estoit le fre- re de Merindor se trouva engagé soubs son cheval mort, & avoit le coup souz le bras droit où la maille trop foible avoit esté percée, & le fer luy sortoit de l’autre costé de l’espaule, mais ce qui estoit à noter pour cognoistre leur valeur, c’estoit qu’autor d’eux on voyoit quatre des ennemis morts, & eux ayant encore l’espée serrée dans la main avec des visages qui bien que morts, sembloient toutefois de menacer.
Les plaintes & les regrets de Merindor & de Periandre furent à la verité tres-grands, & l’eussent esté encore davantage, si quelques Druydes accompagnez de quantité d’Eubages & de Vacies, ne fussent en mesme temps survenus en ce lieu, y estans accourus au bruit de ce tumulte pour l’appaiser par leur authorité, comme en semblable occasions ils avoient accoustumé de faire. Ceux-cy donc ayant appris la juste & genereuse défence qu’ils avoient faite de cette estrangere, apres les en avoir grandement louez & remerciez au nom de toute la contrée, essayerent avec toute sorte de raison de les consoler, & parce qu’ils estoient abbouchez sur leurs parens morts, & que la douleur leur empeschoit d’ouir ou pour le moins d’entendre les sages raisons de ces Sacrificateurs, ils les prierent de permettre que selon leur coustume ils rendissent à ces genereux Chevaliers, le pitoyable office que l’on devoit à leur valeur. Ce fust bien à toute force qu’ils le permirent, & non pas sans les embrasser & baiser diverses fois, en leur disant le dernier adieu.
Desja une partie des Druydes ayant esté advertis qu’il y avoit encore un de leurs compagnons mort dans la cabanne prochaine l’estoient allé querir, & l’avoient apporté pres de ceux-cy, qui tous trois ensemble furent despoüillez & lavez dans la riviere de Lignon, & cependant les Druydes firent avec diligence, relever sur le lieu mesme du combat trois tombeaux de gason, & revestus des plus commodes & plus proches pierres qu’ils treuverent, & par ce que quelques bergers avoient desja recueilly les corps de ceux qui avoient voulu faire cette violence à l’estrangere, & qui estoient demeurez morts sur la place, les Druydes ordonnerent que pour pompe funebre de ces trois vaillants Chevaliers, quand on les porteroit sur les espaules pour les enterrer, on traisneroit les autres sur des clayes apres eux, comme en triomphe, & qu’apres que les Chevaliers auroient esté mis honorablement dans leurs tombeaux, ceux-cy seroient bruslez comme pour victimes aux Dieux infernaux & à leurs Manes. Cette ceremonie fut faitte avec tant d’ordre & avec tant d’honneur que Merindor, Periandre le Chevalier, amy de Bellimarte, eurent occasion d’adoucir leur & deuil en quelque sorte.
Dorinde durant toute cette ceremonie n’estoit bougée de la cabanne pour la peur qu’elle avoit euë, & laquelle elle ne pouvoit encore se bien ravoir ; & les Bergeres Astrée, Diane & Phillis, & la desguisée Druyde, luy tindrent compagnie avec Florice, Cyrcene, & Palinice, qui toutes ne pouvoient assez s’estonner de cet accident tant inaccoustumé en cette contrée, & lors que Periandre & merindor revenoient avec les Druydes pour luy raconter comme ils avoient achevé le pitoyable office à leurs parens, ils virent venir un berger qui à ce qu’il monstroit, sembloit d’avoir beaucoup de haste. Lors qu’il fust un peu plus pres, il fust recogneu pour Hylas, mais Periandre n’en ouyst pas plustost le nom qu’il ne s’escriast, ô Dieux, dit il, est-ce point Hylas, qui est de l’Isle de Camargue, l’un des hommes du monde qui est de la plus agreable humeur. C’est celuy-là mesme, respondit le plus vieux Druyde, & il y a quelques Lunes qu’il arriva en cette contrée de laquelle il a trouvé le sejour si plaisant, que je ne croy pas qu’il en parte jamais. Periandre alors se tournant à Merindor, Mon frere, luy dit-il, allez nous attendre aupres de Dorinde, & luy dittes si elle vous demande de mes nouvelles, que vous m’avez laissé aupres de Hylas, je m’asseure quelle en recevra un plaisir extréme : car quant à moy, il faut que je l’aille embrasser, comme l’un de mes meilleurs amis, & à ce mot, il s’avança au grand pas vers Hylas, qui le voyant venir ne le cogneut point, tant à cause des armes qui le desguisoient que pour ne penser pas de trouver en ce lieu, l’une des personnes qu’il aymoit le mieux : de sorte que Periandre luy tendit les bras, l’embrassa & le baisa à la jouë, sans qu’il sceust que ces caresses venoient de Periandre. Mais lors qu’il luy dit, est-il possible Hylas, que pour estre devenu berger de Forests, vous ayez entierement oublié vos bons amis ? La voix luy fist recognoistre le visage qu’il avoit mescogneu, & cela fust cause que transporté de trop de contentement il luy sauta au col, car il s’estoit un peu reculé pour le mieux voir, & luy fit tant de caresses, qu’il sembloit estre hors de luy-mesme. En fin Periandre luy dit : Or voyez Hylas, si je n’ay pas bien raison de me douloir de vostre mescognoissance, puis que non seulement vous m’avez oublié absent, mais encore quand vous me voyez vous ne sçavez qui je suis, & toutesfois je ne me suis pas contenté de vous venir chercher, mais pour vous tesmoigner combien veritablement je vous ayme, j’y suis venu accompagné de la personne du monde que vous aymez le plus. Periandre, luy respondit Hylas, distinguez de quelle sorte de personnes vous voulez parler, est-ce d’homme ou de femme ? Car si c’est d’homme, vous ne me pouviez faire un plus grand plaisir que de vous accompagner de vous mesme, n’y en ayant point que j’ayme davantage que Periandre : & si c’est de femme, il faut, si c’est celle là que j’ayme le mieux, que vous ayez trouvé Stelle, non pas trop loing d’icy ; car c’est elle a qui je me suis donné. Et quoy, reprit Periandre ? vous ne vous souvenez plus de la belle Dorinde ? De Dorinde, repliqua incontinent Hylas, je vois bien mon amy que vous avez oublié la coustume de Hylas, il faut que vous sçachiez que son nom est à peine demeuré dans ma memoire, depuis ce temps-là j’ay veu tant de Chyseides tant de Madonthes tant de Laonices, tant de Phillis, tant d’Alexis, & sur tout une certaine Stelle, de mes yeux esblouïs, à la lumiere de tant de nouvelles clartez, ne peuvent voir ces obscuritez de vostre ville de Lion, je voy bien, dit alors Periandre en sousriant, que vous estes aussi bien Hilas, sur les rives de Lignon que dessus celles de l’Arar, Il est vray dit Hilas, mais toutesfois si Dorinde est icy, je seray bien aise de la voir pour juger seulement, si j’ay eu autrefois le goust depravé où non. Sy vous la voulez voir, adjousta Periandre, il faut entrer dans ceste cabanne, où vous la trouverez encore toute effrayée de l’accident qui luy est arrivé ; Et quel est-il ? respondit Hilas, C’est reprit Periandre, que sans Bellimarte, Merindor & moy, quelques solduriers & Am- bactes du Roy Gondebaut la vouloient enlever, mais nous nous y sommes trouvez si à propos, que nous leur avons faict quitter une si belle prise. Il est vray, que le pauvre Bellimarte y est mort, & le frere de Merindor, & j’y ay perdu un germain. Comment reprit Hylas, c’est donc vous qui avez si mal traicté ces gens du Roy Gondebaut ? je vous supplie si cela est, menez moy vers Dorinde ; car il est necessaire que je l’avertisse de quelque chose que j’ay apprise, & pour laquelle vous voyez que je venois si viste en ce lieu.
Ils estoient alors tout contre la cabanne, de sorte qu’à se mot Hylas y entra, qui voyant toutes ces bergeres autour de l’estrangere, jugea bien que ce devoit estre Dorinde : mais feignant de ne la cognoistre pas, Ou est, dit-il ceste nouvel- le bergere de Lignon ? qui à son abord vient foüiller la pureté de nos rivages avec ces sacrifices sanglants ? Dorinde alors recognoissant Hylas, se leva pour le saluer, bien aise de l’avoir rencontré en ce lieu où il luy sembloit d’avoir bien affaire de toute sorte d’assistance, & en l’abordant elle luy dït, Est-il possible Hylas, que mon visage soit si changé que cet habit ait le pouvoir de faire mescognoistre à vos yeux celle qu’autrefois vostre cœur cognoissoit si fort ? Je croy bien, respondit Hilas, que si mon cœur estoit icy, il nous pourroit dire des nouvelles de ce que vous nous demandez : mais n’y estant point, je ne croy pas qu’il y ait personne qui vous puisse bien respondre. Comment, adjousta Dorinde, vostre cœur n’est pas icy ? & qui est le larron qui le vous a desro- bé ? Des larrons, repliqua-t’il, je m’en sçay bien garder, mais mon malheur & ma mauvaise influence m’ont sousmis à de certaines larronnesses, contre l’esquelles il m’est impossible de me deffendre, & le pis est, qu’elles sont d’une humeur de la premiere chose de laquelle elles se saisissent, c’est le cœur, de sorte que peu souvent puis-je demeurer avec ce meuble là en ma maison, je croy, reprit froidement Dorinde, que s’il estoit vray qu’en effect ces laronnesses vous le derobassent, il y auroit long-temps que les dernieres venuës n’en trouveroient plus en vous. Vous vous trompez, interronpit Florice ; car celles qui le desrobent trouvant que c’est un si mauvais meuble, le luy rendent incontinent, voila pourquoy il y en a tousjours pour les dernieres venuës. Vous vous trompez vous mesme, adjousta Hylas, & vous eussiez beaucoup mieux pensé si vous eussiez dit, que d’autant qu’il est impossible que deux cœurs puissent demeurer ensemble, sans que le plus fort ne chasse bien tost le plus foible, celles qui derobent mon cœur sont contraintes de laisser venir le leur vers moy, qui enfin devient le mien mesme, & depuis n’en bouge plus jusqu’à ce que quelque autre larronnesse me le vient desrober pour me donner le sien propre ; & c’est pourquoy Dorinde, si vous avez affaire de vostre cœur, que vous m’envoyastes quand vous pristes le mien, demandez le à Florice, & vous Florice, demandez le vostre à Cryseide quand vous la verrez, & que Cryseyde, demande le sien à Madonthe, & Madonthe si elle veut ravoir celuy que j’eus d’elle, qu’elle le cherche en Laonice, & qui aura affaire de celuy de Laonice, le treuvera en ceste Phillis, mais vous Philis, si vous voulez le vostre pour le donner à quelque berger, dites à cette belle Druyde qu’elle vous le rende : car quant au sien que javois, il est maintenant en la possession de Stelle qui par un eschange bien-heureux m’a donné le sien avec tant de courtoisie, & de bonne grace que je le garderay tant qu’il nous plaira. Mais Dorinde, interrompit Periandre, nous parlerons de ces cœurs une autrefois que nous aurons plus de loisir, cependant Hylas vous vient advertir que vous n’estes pas asseurée en ce lieu, c’est pourquoy il me semble qu’il seroit à propos d’y pourvoir de bonne heure. Vous a- vez bien fait, dit alors Hylas, de m’en faire souvenir, ceste nouvelle bergere m’ayant representé je ne sçay quoy du temps passé, qui me faisoit oublier le present. Je vous diray donc qu’estant un peu loing d’icy couché dans un buisson ou j’attendois la bergere que j’ayme qui devoit mener ses trouppeaux en ce lieu là, j’ay veu quatre hommes à cheval qui s’en venoient en grand desordre, & fort effrayez, & de fortune l’un d’eux avoit un coup d’espée sur une main, qui luy faisoit perdre beaucoup de sang, ce qui les a contraints de mettre pied à terre, tout aupres du lieu où j’estois en ayant laissé un d’eux qui prenoit garde si personne les suivoit, l’autre tenoit les chevaux, & le troisiéme rompant quelque mouchoir, & prenant un peu de bouë & de terre grase, l’a mis sur la blessure pour estancher le sang, & cepandant j’ay ouy que l’un d’eux disoit que s’ils alloient un peu viste, ils rencontreroient encore leurs compagnons aupres de Ponsins, où ils s’estoient separez, avec lesquels ils pourroient revenir faire leur vengeance, & emmener cette fille que le Roy Gondebaut a tant d’envie de ravoir. Aussi tost qu’ils ont esté partis je m’en suis venu sur le mesme chemin d’où je les avois veu venir, le long duquel j’ay rencontré quelques bergers qui m’ont raconté une partie de ce qui est arrivé en ce lieu ou je suis venu expres pour vous dire, que si vous avez volonté de ne tomber plus entre leurs mains, vous devez vous oster d’icy. O Dieux ! s’escria Dorinde, les yeux pleins de larmes, est-il possible que mesmes en ces lieux champestres la fortune ne me vueille laisser en repos. Periandre alors prenant la parole, Madame, luy dit il, quand nous sommes partis de Lyon nous avons bien esté advertis que vous estiez suivie de plusieurs des Gardes du Roy Gondebaut, c’est pourquoy si vous croyez mon advis, vous vous mettrez en lieu où il ne vous puisse point estre faict de force, il est bien certain que tant que Merindor, ce Chevalier, & moy vivrons nous vous defendrons contre tout l’Univers, mais nous ne sommes que trois, & le grand nombre de ceux qui vous cherchent pourroit bien, nous oster la vie, & vous faire apres quelque outrage, qui seroit un plus grand mal que celuy de nostre perte, que l’on ne devroit regretter que pour vous avoit esté inutile. Lycidas alors qui y estoit survenu à ce bruit un peu avant qu’Hylas arrivast, Madame, dit-il, nous vous offrons tous de vous servir contre qui que ce soit qui vueille vous faire outrage, mais je ne laisseray de vous dire que pour éviter un plus grand malheur, il seroit bon que vous fussiez conduite dans la grande ville de Marcilly, où celles de vostre merite sont honorées & respectées de chacun, mesme la grande Nymphe Amasis & Galathée, vous y caresseront selon leur coustume, & sans doute vous deffendront cotre toute sorte de violence. Chacun approuva grandement cet advis, & parce que Dorinde faisoit difficulté de se mettre entre les mains de ces Chevaliers toute seule, Florice Palinice, Cyrceine & Celidée, sof- frirent de luy accompagner, pourveu que quelques bergers vinssent avec elles, pour ne revenir point seules le lendemain. Hylas, Lycidas, Thamyre & Calydon, & Corylas, s’y presenterent fort librement, & cela fust cause que sans perdre davantage de temps, apres que ces estrangers eurent dit adieu à Alexis, Diane, Astrée & Phillis, & aux autres bergeres qui s’y trouverent ils se mirent tous en chemin, les trois Chevaliers montez & armez comme ils estoient venus, demeuroient un peu esloignez de la troupe en estat de les defendre si l’on les fust venu attaquer, & les autres bergers aydant à marcher aux quatre bergeres, & Thamyre à sa chere Celidée.
En mesme temps toute la compagnie se separa, & Astrée, Diane & Phillis, prindrent le chemin de la demeure de Phocion, pour y accompagner Alexis, parce qu’il commençoit à se faire tard, & par les chemins ne pouvoient assez admirer l’accident qui estoit arrivé à cette estrangere. Je vous asseure, dit Astrée, que je croy que Dorinde est moins obligée à ceux qui l’ayment, qui non pas à ceux qui luy veulent mal ; Et pourquoy ? dit Phillis, Parce, respondit-elle, que ceux qui luy veulent mal ne la trompent point, & tous les autres la trahissent. Et quoy, ma sœur, reprit Diane, pensez vous qu’entre tout les hommes il n’y en ait point d’autres que de trompeurs ? O Dieux, que vous estes abusée si vous le croyez, car soyez certaine que jamais la tromperie ne finira dans l’Univers tant qu’il y aura un homme. Alexis qui encore que revestuë en fille ne pouvoit se despoüiller du personnage d’homme que la nature luy avoit donné. Mais est il possible, discrette & belle bergere, dit-elle, que vous croyez ce que vous dittes ? Mais est il possible, Madame respondit Diane, que vous ayez vescu jusqu’en l’âge où vous estes, sans l’avoir recogneu ? Il ne faut pas trouver estrange, adjousta Alexis, qu’encore que les hommes soient tels que vous les dittes, je ne l’aye pas recogneu, puisque la nourriture que l’on m’a donnée parmy les filles Druydes, est tant retirée de la conversation des hommes, qu’à peine les cognois-je que par le non, mais je ne me puis imaginer que le grand Tautates, qui est si bon, ait voulu donner à nostre sexe un si mauvais compagnon, que vous le figurez. Que voulez-vous que je vous responde sur cela, dit-elle, sinon que ce sont des secrets qu’il s’est reservé à luy seul ? & s’il m’est permis de dire ce que j’en pense, je croy que c’est pour nous faire exercer la vertu de patience. Ah ma sœur ! dit Astrée, je ne vous advoüeray jamais cette opinion, & je ne pense pas qu’il y en ait gueres qui la signent avec vous. Vous avez raison, repliquat’elle, Astrée, car dites la verité, comment avez vous esté satisfaitte de Celadon ? vous voulez bien que je le nome, encore que cette belle Dame nous escoute : continuat’elle monstrant Alexis, puisqu’elle veut que nous ne luy cachions rien. Quant à moy, reprit Astrée, je n’ay point de suject de l’estre mal de celuy que vous nommez, sinon tout ainsi que vous en avez eu pour Philandre. Or en cecy, dit Diane, j’advouë que je n’en ay point eu de Philandre, mais je ne sçay s’il eust vescu plus longuement ce qui en eust esté, car en effect il estoit homme. Alexis oyant nommer Celadon, changea de couleur, & n’osant presque tourner les yeux sur Astrée ; elle les tenoit contre terre, mais quand elle ouyt qu’elle disoit qu’elle n’avoit non plus de suject de mauvaise satisfaction de Celadon que Diane en avoit eu de Philandre, elle eust bien desiré que Diane eust dit qu’elle estoit celle que Philandre luy avoit donnée, afin d’apprendre par là dequoy sa bergere se plaignoit d’elle, & voyant que Diane n’en parloit point, elle reprit la porole : Mais discrette bergere, luy dit-elle, puisque vous voulez en user si franchement avec moy, obligez moy de me dire quelle mauvaise satisfaction vous avez euë de ce berger, duquel l’on vous parle : Madame, respondit-elle, le discours en seroit trop long, & assez fascheux, pour vous à l’ouïr, & pour moy à le raconter. Vous pouvez, repliqua Celadon, le dire en si peu de mots, que ny vous, ny moy, n’en sçaurions recevoir beaucoup d’ennuy. Phillis alors reprenant la parole pour elle, Madame, dit-elle, exemptez-là de cette courvée, qui ne luy seroit pas si peu fascheuse que vous l’estimez, & pour satisfaire à vostre curiosité je vous diray pour elle que la mauvaise satisfaction que Diane a euë de ce berger, n’a esté que le mal-heur & la mauvaise fortune de Philandre ; & que cela vous suffise, vous asseurant que cette playe est si sensible qu’elle ne se peust toucher avec une main si delicate, qu’elle ne luy fasse beaucoup de mal : Mais, ma sœur, continua-elle, s’addressant à Diane, que diriez-vous contre Lycidas ? Je dirois, respondit-elle, qu’il n’est encore ny mort ny marié, & que peut-estre avant que cela soit, il arrivera des choses qui vous donneront occasion de le mettre au rang des autres hommes. O ma sœur, quel outrage vous ay-je fait, s’escria Phillis, pour me predire tant de desplaisir, & où il y a si peu d’aparence. Je voy bien que les Myres ont raison de dire que la bouche qui est amere rend de mauvais goust toutes les viandes. Ma sœur, ma sœur, reprit Diane, je sçay bien que vous voulez dire, qu’il y a peu d’apparence de faire ce jugement, mais souvenez-vous qu’il est homme, c’est à dire trompeur, & que quand Merindor trompa Dorinde, il n’y avoit pas grande apparence qu’il le deust faire, & toutesfois il le fist. Ne sçavez vous que les tromperies ne sont pas tromperies, sinon en tant qu’elles deçoivent ceux à qui elles se font, & c’est pourquoy il faut qu’elles soient toutes faites en sorte qu’auparavant il n’y ait point d’apparence, quelles deussent arriver ainsi. Quant à moy, dit Astrée, qui n’ay plus d’interest en ces choses desquelles vous parlez, j’en dois estre mieux creuë que pas une de vous, oyez quelle est mon opinion. Je croy que les hommes ne sont pas si trompeurs que plusieurs les croyent, ny si fidelles que plusieurs en ont opinion. Et qu’est ce mon servi- teur, luy dit Alexis, que vous voulez dire par cest enigme ? J’entends ma maistresse, dit Astrée, qu’il y a des hommes trompeurs, & des autres qui ne le sont pas, & que tous ne doivent pas estre mesurez à une mesme aulne, & de plus que la vertu ny le vice des uns ne doit pas estre, à l’honneur ny au deshonneur des autres, & qu’à ceste occasion celles qui ont quelque sujet de se plaindre de l’infidelité des hommes, ne doivent pas dire absolument qu’ils sont tous des trompeurs, ny celles aussi qui ont eu quelque asseurance de la fidelité de quelque particulier, penser qu’il soit impossible qu’un homme soit infidelle ; car & l’un & l’autre se pourroit bien abuser.
Leurs discours eussent duré plus longuement n’eust esté que pas- sant assez pres d’un buisson, ils ouyrent la voix d’un berger qu’ils recogneurent bien tost pour estre Silvandre, & parce qu’il parloit assez haut, ils ne s’en approcherent guere davantage, qu’ils n’ouïssent qu’il disoit ces vers.
SONNET,
Qu’il n’a point changé.
Que j’ayme autre que vous, ny que jamais mon cœur
Ait souffert que les yeux de quelque autre bergere,
L’ayant peu rechauffer d’une flame estrangere,
Ny qu’un second amour en ait esté vainqueur.
S’il est ainsi, grands Dieux ! armez vous de rigueur,
Vangez la trahison d’une ame si legere,
Et faites voir à tous, que d’un esprit mocqueur
Vous scavez descouvrir l’amitié mensongere.
Mais vous ne punissez, ce dit-on, les serments
Quoy que traistres & faux, des parjures amants
Que vostre bras, grands Dieux, toutefois me punisse.
Sy j’ay changé d’amour je ne suis plus amant,
Mais plustost un trompeur digne de chastiment
Par ainsi qu’en la vostre esclaire ma justice :
Diane qui avoit esté la premiere a recognoistre la voix de Silvandre, fist ce qu’elle pust pour empécher de ses compagnes ne s’arrestassent à l’escouter, mais ne pouvant obtenir cela sur elles, & voyant qu’apres qu’il eust finy ces vers, elles vouloient encore ouyr ce qu’il se preparoit de dire, elle les laissa & s’en alla devant au petit pas, non toutesfois moins curieuse qu’elles, ny moins desireuse d’entendre ce qu’il diroit, mais atteinte du despit qui la pressoit, elle ne vouloit pas mesme se donner ce contente- ment, pour ne luy faire la faveur de l’ouyr. Silvandre qui ne pensoit point estre escouté de personne, apres s’estre teu quelque temps enfin lors que ces bergeres pensant qu’il ne vouloit rien dire, commençoient de s’en vouloir aller, il reprit la parole de ceste sorte :
PLAINTE
I.
Qui donnera des larmes à mes yeux,
Pour pleurer ma fortune,
Et qui fera que ma voix n’importune
Les hommes ny les Dieux,
En ce pleignant sans cesse
Du malheur qui m’opresse.
II.
Sortez helas sortez, mes tristes pleurs,
Sortez à pleine bonde,
Et vous ma voix, remplissant tout le monde
De mes tristes clameurs,
Faites par tout entendre
Le malheur de Silvandre.
III.
Mais, eh ! pourquoy mes pleurs sortirez vous,
Ny vous ma voix encore,
Pourroit il bien ce mal qui me devore
En devenir plus doux,
Ah trompeuse esperance !
Il ne faut que j’y pense.
IV.
Rien que la mort ne me peut soulager,
Ainsi le Ciel l’ordonne,
Le Ciel cruel qui ne veut que personne,
Mon mal puisse alleguer,
Ny que rien m’en delivre,
Sinon cessant de vivre.
V.
Esloigne donc, Silvandre, loin de toy,
Ceste fascheuse vie ;
Le seul moment qui te l’aura ravie,
Sera chery de toy
Aurions nous le courage.
De vivre davantage
VI.
Avant le mal, si le mourir est beau,
Pourquoy la destinée,
N’a telle point nostre fin terminée,
Dedans nostre berceau
Sans filer une vie
De tant de maux suivie.
VII.
Silvandre, heureux plus qu’on ne peut penser
Sy seulement d’une heure
De ton tres pas le malheure que je pleure,
J’eusse veu devancer,
Où bien d’une journée
Trompant ta destinée
VIII.
Mais ce desir est inutile en fin,
La pierre en est jettée,
Et dans le Ciel l’influence arrestée
De ton cruel destin,
Veut que sans allegeance
Tout desastre t’offense.
Et lors aprés s’estre teu quelque temps, Miserable, Silvandre, s’escria-t’il avec un grand souspir, pourquoy continues-tu ta miserable vie, ayant tant de subject de mourir ? est ce peut-estre sous quelque esperance d’une meilleure fortune ? Ah ! qu’il est bien temps que desormais tu en sois desabusé, si pour le moins tu as encore le souvenir de ta vie infortunée. Tu commences d’entrer dans le cinquiesme lustre, depuis le miserable jour de ta naissance, & en tant des nuicts, en tant de Lunes, & en tant d’années, pourras-tu bien dire un seul moment, qui ne soit remarquable par quelqu’une de tes infortunes ? je ne dirois pas l’heure desastreuse, qui me fit voir la premire fois Diane, puis qu’en elle je vy toute la perfection que la Nature peut donner aux mortels, si ce n’estoit que ce fut en ce mesme temps-là, qu’il sembla que la Fortune prist encore un plus grand Empire sur moy, qu’elle n’avoit jamais eu. Car auparavant si elle avoit quelque puissance sur moy, c’estoit seulement sur mes brebis, & sur mon petit mesnage, mais j’avois l’ame exempte de ses coups, & de ses changements. Mais ô Dieux ! depuis que je la vis ceste belle Diane, depuis dis-je, que je la vy, mon ame de libre devint esclave, & d’insensible, si foible & si soubmise, que la moindre volonté de ceste bergere, m’a servy de loy, ses commandements d’Oracles, & le moindre signe de ses sourcils de commandements, si absolus que j’eusse plustost esleu tout genre de mort, que de desobeir à la moindre de ses volontez, & ne voyla pas que pour comble de mon malheur, tous mes soins, tous mes services, & toutes mes extresmes passions, luy sont des offences & des injures. Si l’Univers & tout ce qui y est compris, se regit & gouverne avec raison, quelle raison y à t’il que n’ayant jamais eu dessein, que de faire service à ceste belle bergere, avec toute sorte d’affection, & de fidellité, elle ne me rende que de la haine, & du mespris ? & la demeurant muet quelque temps, il reprenoit la parole ainsi ; J’entends, ô Dieux ! ce secret, où pour le moins il me semble de l’entendre, c’est pour me punir de ce que je l’ay trop aymée ceste admirable Diane, & que j’ay preferé ceste affection à celle que je vous dois. Mais s’il est ainsi, pourquoy ne l’avez vous faicte avec moins de perfection, car estant telle que vous l’avez renduë, seroit-ce pas vous offencer en elle que de l’aymer moins que je fay, Mais bien-dit-il, en fin avec un profond souspir ! continuez seulement, & redoublez si bon vous semble, la pesanteur de vos coups, si ne ferez vous jamais que j’en diminuë.
Cependant que Silvandre parloit de ceste sorte, Diane s’estoit desja fort esloignée, & Phillis ne la voulant laisser aller seule, la montra à Alexis, & à Astrée, & leur dit à l’oreille, que si elles vouloient demeurer la plus long temps, elle estoit d’advis de s’y en aller pour l’arrester, mais la Druyde & sa compagne, voyant qu’il se faisoit tard, penserent qu’il valloit mieux ne s’amuser point davantage en ce lieu, où elles ne pouvoient apprendre rien de plus de l’innocence de ce berger, qu’elles en avoient ouy, & pour ce, se retirant doucement, por n’en estre apperceuës, elles allerent au grand pas attaindre Diane, à qui elles dirent toutes trois, tout ce qu’elles purent à la descharge de Silvandre. Mais elle sans faire semblant qu’elle s’en souciast, leur alloit respondant, avec une certaine nonchalance qu’on eust jugé, que ce n’estoient pas de Silvandre qu’elles parloient, ou que celle à qui elles le disoient n’estoit pas Diane. Cela fust cause qu’Alexis admirant la force de l’esprit de Diane, sçachant assez par experience, combien il est difficile de resister à la passion qui les combattoit ; J’advoue, dit elle, belle bergeres, que jusqu’icy je n’ay jamais pensé y avoir des filles, si maistresses d’elles mesmes, ny des hommes aymant, si bien que j’en voy sur les rives de Lignon. Et pourquoy dictes vous cela, respondit Astrée ; Par ce mon serviteur, reprit Alexis, oyant le discours de Silvandre, & les ennuis qu’il supporte, il faut confesser qu’il aime infiniment en les pouvant souffrir, & voyant avec quelle froideur Diane, les mesprise, il faut l’admirer, & dire qu’en elle seule la passion cesse d’estre passion, & prend le personnage de la raison. Madame, respondit Diane, pardonnez moy, si je vous dis que vous estes deceuë aux deux jugements que vous faictes, car pour ce qui me touche, croyez qu’il est bien aisé d’en user comme je fay en une chose où l’on n’a point d’interest, comme est celle de laquelle vous me parlez, & quant à ce qui est du berger, soyez certaine que non seulement sur les rives de Lignon, mais par tout où le nom d’amour a esté recogneu, les hommes s’estudient plus à desguiser leurs affections, que non pas à les rendre grandes & veritables, & qu’elles sont comme ces vessies enflées, qui semblent d’estre quelque chose de grand, & cependant ne sont pleines que de vent, & au moindre coup d’espingle descouvrent leur deffaut. Sage bergere, repliqua la Druyde, je veux bien croire qu’en toute façon vous avez plus de cognoissance de moy, de l’humeur de ceux de qui vous parlez : Mais permettez-moy de vous dire, que Silvandre aime ; Je le croy, Madame, interrompit Diane, mais c’est Madonthe. Je croy, reprit Alexis, que Silvandre aime, & qu’il n’aime personne que Diane, Il faut donc adjousta la bergere, que Madonthe ait changé de nom, & qu’elle s’appelle Diane ; & s’il ne vous plaist pas de m’en croire, je m’en rapporte à Laonice. Vous verrez, continua la Druyde, qu’en fin vous descouvrirez qu’il y a quelque secret caché soubs le rapport que ceste Laonice vous a faict, car s’il estoit vray que Silvandre aymant Madonthe, pourquoy feroit il semblant de vous aymer ? à quoy luy pourroit estre utile ce desguisement ? Pour clorre les yeux, dit-elle à la jalousie de Thersandre ; Cela repliqua Alexis, pouvoit estre bon du temps que Tersandre & Madonthe estoient icy, mais maintenant qu’ils n’y sont plus, à quoy luy serviroit-il ? O Madame, s’escria la bergere, si vous sçaviez l’humeur de tous les hommes, mais particulierement de Silvandre, vous ne vous en estonneriez pas. Il faut que vous sçachiez qu’il n’y a pas soubs le Cïel un berger qui desire plus de donner une bonne opinion de soy-mesme, & cela est cause que ayant fait semblant de me vouloir du bien, il a honte que sa tromperie soit descouverte & toutes ces façons que vous luy voyés, & que vous pensez venir de quelque af- fection, procedent, & croyez moy, de la honte d’estre recogneu pour un dissimulé, & pour un homme de peu de foy. S’il avoit honte, adjousta Alexis, de ce que vous dittes, elle feroit un effect bien contraire, car & mesme s’il aymoit Madonthe, il s’esloigneroit le plus qu’il luy seroit possible de ces lieux, où sa dissimulation auroit esté recogneuë, & suivroit sans doute celle qu’il aymeroit, car à ce que j’ay ouy dire de luy, il n’a rien en cette contrée qui puisse l’arrester ny seulement convier d’y demeurer plustost qu’ailleurs, estant si mal partagé des biens de la fortune qu’il n’en a qu’autant qu’avec son industrie il en peust acquerir, & cela il le peust aussi bien faire par tout où il voudra aller qu’en cette rive de Lignon, & puis que vous me parlez de l’humeur de Silvandre, il faut que je vous die que pour le peu de temps que je l’ay veu, & que j’ay remarqué tous ses discours, je le juge pour un berger d’un courage si franc, & d’un esprit si pur & net, que je ne croiray jamais en lu y un vice si honteux, ny tant indigne d’un homme de courage, comme est la dissimulation, qui ne part jamais que de foiblesse de corps & d’esprit, & d’effect en toute sa vie passée, quelle action des siennes vous peust faire juger qu’il soit de cette humeur ? Asseurez-vous bergere, que la dissimulation pour peu qu’elle soit toucher, elle monstre son deffaut. J’ay ouy dire à tous ceux de cette contre, que Silvandre est un tres-sage & tres-vertueux berger & seroit il possible qu’un hom- me seul peust decevoir les yeux de tous ceux qui le regardent ? Asseurez-vous Diane, que vous estes deceuë en vostre jugement. Diane alors l’interrompant, il est vray, Madame, que je l’ay peut-estre esté ; mais que maintenant je ne le suis plus, & que si l’on peust prevoir le futur, vous asseureray que je ne le seray jamais de Silvandre, où ma resolution se changera fort. Phillis qui jusques alors s’estoit teuë, pour escouter les raisons qu’elle representoit à sa compagne, voyant qu’elle ne repliquoit plus, reprit la parole ; Ma sœur, luy dit-elle, car c’estoit ainsi qu’elle la nommoit depuis que la gageure de Silvandre & d’elle estoit finie, je n’ay point d’interest en l’affaire dont vous parlez, sinon entant qu’elle vous touche, & je m’asseure que vous en croyez bien autant de tout ce qui est icy, c’est pourquoy vous devez recevoir ce que nous vous disons, non pas comme de personnes desireuses du contentement de Silvandre, mais comme de vos meilleures amies, & qui aimeroient mieux estre trompées elles mesmes, en chose qui leur importast beaucoup, que non pas servir à quelqu’un d’instrument pour vous decevoir. Lors que vous aurez cette creance de nous, comme à la verité vous la devez avoir, vous jugerez incontinent que si nous vous disons quelque chose de ce berger, ce n’est pas pour vous divertir, d’un bon dessein, si vous l’aviez fait, ny pour advantager à vostre dommage, Silvandre, puis qu’il nous est indifferent, & qu’au con- traire nous vous aymons toutes comme vous sçavez, mais plustost pour vous delivrer, s’il nous est possible, d’une opinion qui sans doute quelque mine que vous en fassiez, ne vous rapportera que du mescontentement. Souvenez-vous, ma sœur, que chacun est aveugle en ce qui le touche, & que le malade est celuy qui recognoist & qui veut le moins ce qui luy est utile : Ma sœur, respondit froidement Diane, je n’ay jamais douté de l’asseurance que vous me donnez de vostre amitié, ny que cette sage Druyde m’ayant fait l’honneur de me dire qu’elle m’ayme, je n’aye adjousté foy aux parolles d’une personne que je tiens pour si veritable, & qui me sont tant advantageuses, & Dieu sçait avec quel respect, & quel remercie- ment je reçoy cette faveur que vous me faittes, vous asseurant qu’en cecy & en toute autre chose, je prefereray tousjours vostre jugement de toutes au mien, mais vous me permettrez bien aussi de vous dire que bien souvent ceux ausquels une affaire ne touche que par le ressentiment, que la compassion leur en peust donner, ne la considerent pas de si pres, que ceux qui en doivent porter toute l’incommodité, & ainsi leurs advis & leurs conseils, encore qu’ils ne partent pas de mauvaise volonté, mais quelquesfois de beaucoup d’affection, peuvent bien estre defaillants en plusieurs choses, par ce que jamas le jugement que l’on faict ne peust estre bien bon ny bien asseuré, que l’on n’en ait la cognoissance entiere : & c’est pourquoy nous disons ordinairement que nul ne peust si bien sçavoir de quel costé la charge blesse, que celuy qui la porte. Mais, ma sœur, reprit Astrée, encore faut-il aux choses douteuses, & qui ne se peuvent pas bien averer, s’en rapporter, ce me semble, à la pluralité des voix : quant à moy, j’ay tousjours tenu cette reigle pour tres-asseurée, que si je voyois que tous eussent opinion qu’une couleur fust jaune, encore qu’elle semblast estre rouge, je croirois infailliblement que mon œil se tromperoit, & tiendrois qu’elle seroit de la mesme couleur, que tous les autres yeux la jugeroient. Vous avez opinion que Silvandre ayme Madonthe, & nous vous disons toutes, qu’il n’y a point d’apparence, & que ne vous conformez vous à la creance que nous en avons : Ma sœur, repliqua Diane, je ne suis pes seule, Laonice qui en a veu la verité, me l’a dit, Laonice, dit Astrée, est assez finie ponr l’avoir dit, afin de vous mettre en peine ; Et quel profit luy en reviendroit-il, dit incontinent Diane : Le profit, adjousta Astrée, qu’en retirent ceux qui le plus souvent se plaisent à semer de semblables dissentions, elle l’aura faict pour passer son temps, ou peust estre pour voir quelle mine vous en ferez, & pour descouvrir s’il est vray que Silvandre vous ayme, où qu’il soit aymé de vous : Croyez-moy, ma sœur, ne donnez point tant de creance à cette fille, qu’elle vous fasse démentir toutes vos cheres & plus cheres amies : le jugement de tous ceux qui cognoissent Silvandre, & bref toute la vie passée de ce berger qui a vescu de telle sorte, que ses plus grands ennemis ne sçauroient qu’y trouver à reprendre, joignez toutes ces choses ensemble, & y adjoustez encore les raisons que nous venons de vous representer, & puis voyez, s’il y a apparence, que le seul rapport de Laonice puisse estre plus croyable. Outre que j’ay parlé à Silvandre, adjousta Phillis, mais il nie de telle sorte presque tout ce que vous a dit Laonice, qu’il est le plus detestable berger qui fust jamais, si elle a dit la verité ; Et toutesfois, continua Alexis, chacun sçait assez que Silvandre craint les Dieux, & qu’il n’est pas ignorant ; S’il n’est pas ignorant, il sçait combien est grande l’offense du parjure, & s’il craint les Dieux, la voudroit il commettre, & mesme s’il est vray qu’il ne vous ayme point ; & par ainsi je conclus que mon jugement a esté tres-bon, lors qu’au commencement j’ay dit que Silvandre aymoit, & qu’il n’aymoit que Diane. Madame, interrompit Diane, ne pouvant presque supporter la continuation de ce discours, ny Silvandre, ny moy, ne meritons pas que vous preniez la peine de parler de nous, & mesme d’un suject qui nous importe si peu à tous deux : car pour luy je croy que toutes les demonstrations de bonne volonté qu’il m’a faict paroistre n’ont esté que pour la gageure de Phillis : & pour moy je vous asseure bien que je ne les ay jamais receuës que comme venant de cette feinte : de sorte que c’est une chose de si peu de poids, & en laquelle nous sommes tous deux si peu interessez, que cela n’en vaut pas le parler. O Madame, s’escria Phillis, laissez la dire, je vous jure par la foy que je vous dois, qu’elle ment, & qu’elle parle au plus loin de sa pensée : Et pardonnez-moy, ma sœur, continua-t’elle, se tournant vers Diane, si je dis la verité, car j’aymerois mieux, mourir que de vous passer cette dissimulation : Non, non, ne rougissez point, ny ne vous mettez point la main sur le visage, de peur que nous en voyons le changement : vous sçavez que je dis vray, & que veritablement Silvandre vous ayme, & que vous ne l’avez pas entierement ignoré. Alexis & Astrée se mirent à rire, de voir l’action avec laquelle Phillis parloit, & Diane mesme ne s’en pûst empescher, quoy qu’elle voulust s’en cacher : & cela fust cause qu’estant un peu remise, elle luy respondit. J’advoue, ma sœur, que j’ay rougy, vous ayant parler comme vous faites, & mesme devant cette grande Druide ; quelle opinion pensez vous que vous luy donnerez de moy, qui n’ay l’honneur d’estre cogneue d’elle que depuis quelques jours : je vous asseure, que vous n’estes pas bien sage, & qu’il a esté à propos que vous ayez parlé de cette sorte, en la presence d’une personne de qui la discretion peut supleer à tout : Mais, Madame, dit-elle, se tournant vers la Druide, ne croyez ce que cette bergere a dit, car c’est en se joüant qu’elle parle, & elle mesme ne le croit pas ainsi.
Alexis vouloit respondre & Phil- lis aussi, mais à ce mot elles se trouverent si pres du logis d’Astrée, qu’elles furent contraintes de changer de discours, de peur d’estre ouïes de Phocion, qu’elles virent sur la porte, & qui alors mesme les fist entrer dedans, où le soupper les attendoit. Durant tout le repas, on ne parla d’autre chose que de l’accident qui estoit arrivé ce jour-là, chose tant inaccoustumée en cette contrée, que Phocion qui estoit chargé de beaucoup d’aage, disoit n’avoir point de memoire qu’il en fust de son temps arrivé un si estrange, horsmis de celuy de Philandre, lors qu’un estranger voulust outrager Diane : Helas dit-elle, que ce jour-là fust bien l’un des plus desastreux que Lignon ait veu de long temps, & que depuis la mort de celuy que vous nommez, & de Phillidas, j’ay eu peu de contentement. Je vous asseure, adjousta Astrée, que par tout la fortune se plaist de se joüer des humains, aussi bien dans ces bois que dans les grandes citez, & aussi bien dans nos cabannes, & sous nos toicts couverts de Chaume, que dans les superbes tours, & sous les lambris dorez de leurs Palais : Helas ! ma sœur, vous remarquez le jour de la mort de Phillidas, parce qu’elle advint à vostre occasion, une autre aura suject de se souvenir d’une autre, pour moy je ne perdray jamais la memoire de celuy ou se noya le pauvre Celadon, parce qu’en mesme temps, je perdis & mon pere & ma mere, & puis dire que jamais depuis je n’ay eu l’œil sec toutes les fois que je me suis souvenuë de cet infortune. Je pourrois bien, dit alors A- lexis, en dire de mesme, & presque enniron le temps que vous remarquez, pour le moins, s’il est ainsi que je l’ay ouy raconter : mais tous ces ressouvenirs sont les plus cruels ennemis que nous ayons, & quant à moy, cela est cause que les recognoissant tels je les fuis le plus qu’il m’est possible. O ma maistresse, dit Astrée, qu’il vous est aisé de chasser loin de vous les souvenirs des choses qui vous ennuyent, vous qui avez un pere qui vous adore, mais si vous estiez veufve de pere & de mere comme nous, & je dis comme nous, parce qu’encore que Bellinde soit en vie, qui est la mere de Diane, si la mets-je au nombre de celles qui n’en ont point, à cause de son long esloignement : si vous estiez, dis-je, de cette sorte, je ne croy pas que quelquefois vous ne sussiez contaainte de, les recevoir ces fascheux souvenirs de leurs pertes, & toutesfois ce que j’en dis ce n’est pas que je n’aye un tres-juste suject de me louer du Ciel, qui en une si grande perte n’a voulu me delaisser sans support, m’ayant donné un second pere auquel je suis redevable de toute sorte d’obligation, mais croyez moy, ma maistresse, que c’est une dure contrainte que celle qui separe l’enfant, & de son pere & de sa mere. Phocion alors prenant la parole, il est certain mes enfans, car mon aage me peut permettre de m’attribuer ceste qualité, il est certain, dis-je mes enfans, que par tout la forune à un mesme pouvoir, & qu’elle se plaist quelquefois, aussi bien à faire recognoistre la puissance dans nos hameaux, que dans les grandes Mo- narchies, mais il est bien vray aussi que comme les hautes tours, sont bien plus exposées au vent, & à l’orage que les petites cahuettes desquelles nous nous servons, aussi void-on moins souvent les sanglans effets de cette fortune parmy nous, que dans les Empires, & les grandes Repliques, où l’estat le plus reposé est aussi plein de mouvements, & d’inquietudes que le plus grand trouble que nous puissions recevoir, de sorte que ce que nous estimons des tempestes & des orages dans nos bois, est la plus grande bonnasse, & le plus grand calme qui soient dans la mer, où ces Empires & ces Monarchies sont exposées. Et c’est pourquoy ceux desquels nous sommes descendus ont esleu cette sorte de vie, comme la plus heureuse que les mortels peussent choisir. Mais toutesfois, reprit Alexis, je ne laisse d’ouyr parmy vous, aussi bien des plaintes & des regrets que parmy les plus grands de la tere ; Les enfans aussi, respondit Phocion, pleurent autant pour la perte d’une pomme, que si c’estoit quelque chose de plus grand. Quant à moy, interrompit Diane, je ne croy pas que la douleur soit la plus grande, qui a un plus grand sujet de desplaisir : mais celle là seulement qui est la mieux ressentie. Cela est vray, repliqua Phocion, pour le regard d’une ame troublée, mais non pas si elle est mesurée à la raison ; car alors chasque chose est estimée telle qu’elle est. Et bien souvent quand la passion est cessée, nous rions de ce que nous avons pleuré. Or de tout nostre discours, continua Phocion, voyant qu’on s’alloit lever de table, nous pouvons apprendre qu’il n’y a lieu en l’Univers, qui soit entierement exempt des coups de la Fortune, & que nous devons nous tenir tousjours en deffense contre elle, afin que quand elle nous viendra attaquer non seulement nous puissions luy resister, mais que sans prendre l’ombre pour le corps qui ordinairement est plus grande, nous mesurions avec la raison, & non pas avec le ressentiment, les coups que nous recevrons d’elle, pour y donner le remede, que non pas les pleurs, qui le plus souvent sont inutiles, mais que la prudence nous peut presenter.
A ce mot ils sortirent de table, & apres quelques autres semblables discours, l’heure estant ve- nue de se coucher la Druide & les trois bergeres se retirerent dans leur chambre.
D’autre costé Dorinde & ses compagnes avec ceux qui les conduisoient, s’en alloient à Marcilly, & essayoient de tromper la longueur du chemin avec les divers discours, de desennuyer la triste Dorinde, qui n’avoit que trop de sujet de desplaisir, mais Hilas qui l’aidoit à marcher, & qui n’avoit pas accoustumé de donner beaucoup de lieu à la melancolie, ne pouvant supporter son silence ? car encore que toutes les autres discourussent de diverses choses, elle demeuroit muette. Et quoy mon ancienne maistresse. luy dit-il ce silence durerat-il encore longuement ? Mon vieux serviteur, respondit-elle en sousriant, si vous ne par- donnez à la mauvaise humeur que j’ay, je ne sçay ce qu’il faudra que je fasse. Ces mauvaises humeurs, reprit-il, sont pardonnables à celles qui n’ont pas un Hylas à leur costé : mais à vous apres de qui je suis, ce seroit une faute irremissible, & pource resolvez-vous, de nous chasser où l’un où l’autre, car la tristesse & moy sont incompatibles ensemble. J’aime bien mieux vous conserver, repliqua-t’elle, que non pas l’ennuieuse compagnie de ceste fascheuse humeur, & vous verrez combien je le desire, si vous me dittes ce qu’il faut que je fasse, pour vous delivrer d’elle, où commandez-moy, dit Hilas, de vous raconter ma vie, depuis que je ne vous ay veue, où me dictes qu’elle a esté la vostre durant ce temps-là, car en ce qui m’est arrivé, il y a des accidents, si divers qu’il est impossible que vous n’y preniez plaisir, & en ce que vous me direz, je vous asseure que je ne m’ennuieray point puis qu’il n’y a personne qui ordinairement ne se plaise plus, d’entendre les nouvelles d’autruy, que les siennes propres. Thamire alors prenant la parole ; Il est bien à propos, dit il, que ceste belle estrangere nous raconte le subject qui l’a faict venir en ce païs, que non pas Hylas, que vous nous redisiez vos inconstances ordinaires, desquelles il y a icy peu de personnes qui n’en scache presque autant que vous. Vrayement Thamire, reprit Hylas, vous avez raison de mespriser mes inconstances, & quand est qu’elles ont fait tant de mal que vos opiniastretez. Je ne blasme point, dit Thamire, vostre humeur, mais aussi ne me la ferez vous pas louër, j’en laisse le jugement à qui voudra prendre la peine de la considerer, mais je vous demanderay bien, en quoy mon opiniastreté vous a peu faire du mal.
Ce n’est pas repliqua Hylas, à moy seul, à qui elle a rapporté du dommage, mais à toutes les rives de Lignon, & à toutes ces belles pleines de Forests qui se ressentirent longuement de l’outrage que vous leur avez faict, en les privant de la beauté de ceste sage fille, dit-il monstrant Celidée, qui estoit un des plus beaux ornements de ceste contrée. Berger, interrompit alors Celidée, croyez que jamais je ne fus meilleure mesnagere, que j’ay esté en ce que vous dittes, puisque avec le prix d’une chose de peu de valeur, je me suis acquis le plus grand repos d’esprit, & le plus grand contentement que j’eusse jamais sçeu desirer. Nous ne parlons de vostre contentement discrette bergere, respondit Hilas, ny de vostre repos, mais du bien duquel nous avons esté privez par l’opiniastreté de Thamire, & Dieu sçait si cette affaire fust advenuë à Hylas, si vous ne seriez pas encore aussi belle que vous l’avez jamais esté, & d’effect, voyez si Dorinde, n’est pas demeurée belle, encore que je l’aye aymée, voyez Florice, voiez Circeine, voyez Pallinice, mais si vous voyez encore Criseide, vous diriez que celles que j’ayme, me sont grandement obligées, puisque je les laisse toutes presque plus belles que je ne les ay trouvée, & non pas comme ces gasteurs de beautez, tels peut on nommer ces Thamires, ces Tircis, ces Silvandres, & autres gens semblables, qui ne seroient pas bien aises, d’en laisser jamais une de celles qu’ils aiment, qu’elles ne fussent, où laides, où dans le tombeau, comme s’ils portoient envie à ceux qui viennent apres eux, & vous verrez bien ce qui arrivera de Diane, avant que c’est opiniastre de Silvandre s’en departe, vous la voyez bien jeune, & bien belle, je veux perdre l’affection que j’ay pour Stelle, si avant qu’il la quitte, ou luy, ou elle n’entre dans le tombeau. Or voila de beaux jeux, & de gracieux passetemps, & puis ils se nomment serviteurs, Dieu vous veuille garder du service de telles personnes, qui ne laissent jamais en repos celles qu’ils aiment, qu’elles ne soient mortes, voire mesme dans le cer- cueil, ils les vont encore importunant. Et voyez je vous supplie, car vous sçavez presque toute ma vie, s’il y en a pas une de celles que j’ay servies, qui ait esté traictées avec tant d’indiscretion. Ne croy pas Hilas, respondit froidement Thamire, que ce qui nous faict observer, si religieusement ceste constance, que tu mesprise si fort, soit ny envie, ny opiniastreté, mais le seul desir de ne manquer point à ce que nous devons, & à nous mesmes, & à ce que nous aimons, à nous mesmes, parce que changeant d’opinion, c’est condamner celle que nous avons appreuvée, & y a t’il rien de plus honteux, ny qui monstre davantage le deffaut d’un homme ; Car s’il est vray que nous ne prevalons sur le reste des animaux que par l’entendement, n’est-il pas vray de ceux qui manquent d’entendement, sont semblables à ces animaux sans raison. Mais si de tous les vices, celuy qui découvre le plus ce deffaut, c’est l’inconstance advouë Hilas, que nul ne se peust faire une plus grande offense qu’en se monstrant volage & inconstant, & cela d’autant que la volonté ne se porte jamais qu’à ce que le jugement luy a dit estre bon, prenant un autre object descouvre infailliblement, que son jugement s’estoit trompé la premiere fois, où la seconde, c’est pourquoy quand il n’y auroit point d’autre raison, que nostre reputation particuliere, nous ne devrions jamais consentir qu’à ceste inconstance, qui nous rend si dignes de mespris : Mais encore y a t’il une tres-grande offense envers la personne que nous aymons, car n’est il pas vray Hylas, que jamais nous ne changeons sinon pensant trouver mieux ? mais n’est ce pas faire un grand outrage à celle que nous aimons de la laisser pour une autre, puisque c’est faire voir que nous estimons davantage ceste derniere. Hilas ne pouvant souffrir que Thamire continuast davantage sans l’interrompre, s’approchant de luy le regarda au visage, & puis faisant semblant de vouloir le voir sous ses habits ; Laisse moy que je voye, luy dit-il berger, si desous les habit de Thamire, Silvandre n’est point caché, car il me semble de l’ouïr parler par ta bouche. Ah Hilas ! respondit Thamire, puisque tu as ceste opinion, c’est signe que tu juges mes raisons tres bonnes, parce qu’il n’y a rien qui soit produit de cest esprit qui ne doive estre estimé tel. Tu te trompes Thamire, reprit Hilas, mais c’est qu’oyant tes discours, aussi mal fondez que les siens, je pensois que ce fut luy mesme qui les eust proferez & non pas ce Thamire, qui est tenu pour un sage, & si prudent berger, & pour te faire voir que je dis vray, vois tu comme toutes tes raisons sont fausses. Tu dis que l’on se doit opiniastrer à aymer tousjours ce qu’on a une fois aimé, pour deux considerations. L’une à cause de nous mesmes, & l’autre de la personne aimmée ; O Thamire, qu’il est bien aisé de cognoistre que tu és vieux ! car non seulement tes habits sont faits à la vieille mode, mais tes opinions le sont encore plus à la vieille Gauloise. Eh mon amy, y à t’il rien de plus mesprisable en un homme que l’imprudence ; mais n’est-ce pas la mere de toutes les imprudences, de recognoistre son bien, & aimer miex poursuivre son mal ? je vous supplie belles & discrettes bergeres, jugez-en un peu, & me dictes si vous estimeriez le laboureur bien prudent, qui ayant esprouvé diverses fois, que la terre où il met une sorte de grain n’y est pas propre, voudroit toutesfois continuer, seulement de peur qu’on dit qu’il n’a pas eu bon jugement dés la premiere fois ; O Thamire mon amy, que tu és fait à la bonne foy, si tu penses qu’en ce temps autre chose que le gain, & le profit puisse produire la reputation, & de fait quand on se veut enquerir de la qualité, ou de la capacité d’une personne, soit pour s’en servir, ou pour autre chose, as tu jamais ouy demander, s’il est constant ou inconstant ? nullement Thamire, mais ouy bien s’il conduit bien ses affaires, s’il est riche, s’il à force troupeaux, & choses semblables qui s’acquierent, & se conservent non pas en s’opiniatrant en un mesme dessein, mais en le changeant ainsi que l’occasion le requiert. Aussi les plus sages n’ont-ils pas dit, qu’il faut changer la voile selon le vent, Eh mon amy, si tu estois sur la mer, tu ferois bien tost naufrage, si tu t’opiniastrois à tenir tousjours la mesme voile à tous les vents, croy moy qu’il est ainsi des affaires du monde, où la souveraine sagesse est de changer selon les occasions, & quant à ce que tu dis que le changement offence la personne, que nous avons aymée : Et quoy Thamire quel m’estmes-tu ? ou quel penses tu d’estre ? veux tu que nous mettions ordre à tout, ne sçais tu pas bien qu’il y a des personnes, qui font le pain & d’au- tres le mangent, les uns font les soulliers, & les autres les usent. Que veux-tu que j’y fasse, sinon leur donner le mesme conseil que je prends pour moy, je veux dire que si je les change pour quelqu’autre, qu’elles en fassent de mesme lors qu’elles trouveront mieux, mais d’autant que je croy bien qu’il est impossible que celles que j’auray aimez puissent rencontrer quelque chose qui vaille davantage, il faut qu’elles se consolent en considerant que de toutes les choses qui sont au monde, le unes sont destinées au bien, & les autres à la peine : Entre les chevaux, les uns sont pour le bast, les autres pour la selle : entre les chiens, les uns sont caressez & portez des belles Dames, & les autres sont foüettez à la cuisine : mesme entre les hommes, les uns ne semblent-ils pas estre nais pour estre servis, & les autres pour servir ? Bref, c’est la misere commune qui les enveloppe dans le nombre des mal-heureuses, mais que pour cela elles se doivent plaindre d’Hylas, nullement, car ce n’est pas à moy à commander à celuy qui leur a donné cette cruelle destinée. Sy elles ont à se plaindre, c’est d’estre nées souz cette mal-heureuse influence, & toutesfois je te diray bien, Thamire, que mesme cette offense que tu presuppose : n’est qu’en imagination ; car toutes les fois qu’un Musicien change de notte, est ce à dire qu’il la juge pire que celle qu’il prend, nullement berger, mais c’est d’autant que la Musique s’en rend plus belle, & plus agreable, qui autrement seroit ennuieuse : Si le Peintre en son ou- vrage change non seulement de couleurs, mais aussi de pinceau, est-ce à dire qu’il mesprise la premiere couleur, & le premier pinceau pour le dernier au contraire, c’est quelquefois afin de rehausser & faire mieux paroistre la couleur de laquelle il s’est servy au commencement, ou pour tirer des traicts plus delicats. Aussi Thamire, ce n’est pas, comme tu dis pour estimer davantage une bergere, que nous laissons celle que nous avons servie, mais seulement pour suivre la reigle que nous voyons que la Nature à mise en toutes choses, qui nous enseigne qu’il n’y a rien que la varieté qui rende beau l’Univers : regarde des plus petites choses jusques aux plus grandes, tu trouveras que la Nature y a gravé cet instinct & ceste loy qui ne se peust effacer. Dy moy, Thamyre, quand tu es couché dans ton lict, ne te tournes-tu jamais d’un costé sur l’autre ? Sy tu le fais, tu es inconstant & tu mostres le defaut de ton jugement, d’avoir dés la premiere fois si mal choisi ta place Quand tu vas marcher ou danser, pourquoy changes-tu de pied, & que veut dire que tu ne vas tousjours sur le premier duquel tu t’es servy ? quand tu parles, pourquoy ne te sers-tu tousjours d’une mesme parole ? & pourquoy les joüeurs d’instrumens se servent ils de diverses cordes, & pourquoy changent-ils si souvent les doigts & les mains ? Tu ris, berger, de ce que je dis, croy moy, qu’il y a bien autant de suject de rire de toy, quand tu dis que l’on est inconstant pour aymer diverses bergeres, ou que l’on offense celle que l’on laissé veritablement, respondit Thamyre, je ris des raisons que tu rapportes pour approuver ta volage humeur, & je croy qu’il n’y a personne de la troupe qui n’en fasse autant que moy, & que peut-estre Hylas mesme, si ce n’est en apparence, ne laisse pas d’en rire en son cœur, estant bien mal aisé de s’en empescher en semblable suject, & pleust à Dieu que Silvandre fust icy pour te respondre, aussi bien qu’il seroit necessaire. Je suis bien aise, reprit Hylas, que tu demandes du secours, car c’est signe que tu te tiens pour vaincu. Mais il ne faut pas le trouver estrange, car encore que Silvandre duquel tu fais ton Oracle, fust-icy, je suis asseure que luy-mesme avoüeroit ma victoire, ou bien qu’il y demeureroit confus. O Hylas, dit Thamyre, tu as mal entendu l’intention qui m’a fait desirer Silvandre, ce n’est pas que les raisons me defaillent pour te respondre, estant assez aisé à tous ceux qui en voudront prendre la peine ; mais c’est que j’eusse bien desiré que ce berger par ses belles imaginations, & par son bien dire, eust donné à ceste belle compagnie le contentement que les miennes mal desduites, encore que tres-veritables, ne luy donneront pas, & toutesfois en son absence, puisque celuy qui taist la verité est coulpable de mensonge, je te respondray briefvement, mais à condition que tu me permettras de rire de ce que tu as allegué. En premier lieu, j’advoüe, Hylas, que le laboureur seroit digne d’estre repris d’imprudence, qui ayant recogneu par la preuve que la terre ne seroit pas capable du grain qu’il y auroit mis ne voudroit pas changer de semence. Mais Hylas, ce n’est pas pour preuver ce que tu dis, d’autant que l’amour ne doit jamais étre, qu’auparavant la cognoissance de la chose aymée ne precede, & ce laboureur n’a eu au commencement cognoissance de la qualité de cette terre, si bien qu’il ne peut estre repris de changer lors qu’il l’acquiert par l’experience, & c’est pourquoy, toutes ces autres raisons, que tu allegues de changer la voile selon le vent, & que c’est prudence de le sçavoir faire selon l’occasion, nous en disons bien autant que toy, car c’est veritablement une tres-grande sagesse de se coudire selon le temps, & cela d’autant que nous ne pouvons pas conduire le temps selon nous. Il faut donc, Hylas, que tu sça- ches, qu’aux choses qui dépendent de nous, & qui sont en nostre absoluë puissance, c’est une grande honte de changer, mais en celles qui dépendent d’autruy, c’est une souveraine prudence de sçavoir bien changer. Or l’amour qui dépend de la volonté, il n’y a point de doute qu’elle ne soit du tout en nostre pouvoir, puisque Dieu ne nous a rien donné qui soit plus absolument à nous que cette volonté, ce qui n’est pas des choses fortuites, comme la Mer ou la Fortune. Mais, veritablement tu es bien gratieux, quand tu allegues les Musiciens, & les Peintres, puisque ny l’un ny l’autre de ceux-cy, ne feroit ce pourquoy il est nommé tel, s’il nen vsoit ainsi. Je veux dire que la Musique, qui donne le nom au Musicien, est une rencontre de diverses voix, bien disposées, la peinture de laquelle le Peintre prend son nom est une disposition de diverses couleurs, avec lesquelles quelque chose est representée. Or considere, Hylas, si c’est inconstance au Musicien de changer de notte, & au Peintre de se servir de diverses couleurs, puisque s’ils faisoient autrement, ny les uns ny les autres ne sçauroient parvenir à la fin de leur dessein. Tu as dit, interrompit Hylas, justement ce qui en est, car ny moy aussi, si je ne changeois, je ne parviendrois pas à ce que j’ay desseigné. Mais reprit Thamyre, il n’en est pas ainsi de l’amour, de qui la perfection est tellement en l’unité, qu’elle ne peust jamais estre parfaicte qu’elle n’ait atteint cet un auquel elle tend, & cela est cause, ainsi que nos Druydes nous enseignent, que de deux personnes qui s’entr’aiment, l’amour n’en fait qu’une ; ce qui est aisé à comprendre, puisque s’il est vray, que chasque personne ait une propre & particuliere volonté, il s’ensuit que si l’aimant & l’aimée n’en ont qu’une, qu’ils ne soient donc qu’une mesme personne. Quant à ce que tu m’accuses d’inconstance, parce que je me tourne d’un costé sur l’autre dans mon lict, me reprochant que c’est faute de jugement, de n’avoir pas sceu dés la premiere fois choisir une bonne place. Il faut que tu sçaches, Hylas, que le corps qui est pesant, & suject à recevoir toute sorte d’incommodité, par son propre faix, s’aggrave & se faict du mal, mais l’ame n’a pas ceste incommodité qui est toute esprit, & qui ne se paist que des raisons & des cognoissances, par ce qu’une raison ne peut jamais estre autre, par quelque longueur de temps qui puisse estre adjoustée. Mais ne me permettras-tu pas de rire avant que de respondre à ce que tu dis, du marcher & du parler, disant que ceux qui marchent, s’ils veulent fuïr l’inconstance, ne doivent aller que sur un pied, ou pour parle, n’user que d’une parole : à la verité, Hilas, si la Nature t’eust appellé en son conseil, lors qu’elle ordonna la sorte du mouvement, à chaque chose tu eusses peut estre inventé quelque sorte d’aller pour les hommes, qu’ils eussent peu marcher avec une seule jambe, mais cela n’ayant pas esté, tu ne peux les nommer inconstans, de marcher comme la Nature leur a ordonné, ne se pouvant faire d’autre façon, & pour ce qui est de la parole, sçache Hilas, que le parler a esté donné aux hommes pour faire entendre à ceux qui les escoutent les conceptions secrettes de leurs ames, or invente un mot qui puisse faire entendre tout ce que l’esprit conçoit, & alors je diray que nous serons inconstans, si nous usons de quelque autre. Voy tu donc, berger, comme tes raisons sont bien desraisonnables, & fondées sur du sable aussi mouvant que ton humeur. Mais, n’es-tu pas bien plaisant, quand tu responds à ce que j’ay dit, que l’on offense celles que l’on laisse, apres les avoir aymées, pour en servir d’autres, & que ce n’est pas de toy de qui elles se doivent plaindre, mais de leur influence, & de leur destinée, il est vray, qu’elles ont occasion de se plaindre de cette influence, car veritablement je croy que c’est un grand malheur, pour celles à qui ton affection s’addresse, mais si ne laisses-tu pas d’estre mesprisable, estant l’instrument de cette mauvaise influence, & dy moy, je te supplie, n’est-il pas vray, que la potence où un mal-faicteur est chastié, est non seulement en mespris, mais en horreur encore à chacun : Eh ! mon amy, qu’est ce que tu es envers ces pauvres filles, qui sont destinées à tes inconstances, que le poteau où elles reçoivent le supplice.
A ce mot toute la trouppe fit un esclat de rire qui dura long temps & Hylas mesme, quoy que ce fust contre luy, ne s’en peust garder ; & lors qu’il voulut reprendre la parole pour repliquer, il en fut empesché par Adraste, qui ayant rencontré Doris, l’importunoit de telle sorte qu’elle ne s’en pouvoit deffaire, & n’eust esté que Palemon s’y estoit de fortune rencontré, ell’eust esté bien en peine, par ce que sa folie luy ayant osté le souvenir presque de toute autre chose, ne luy avoit pas effacé toutefois la memoire de Doris, & l’ayant par hazard rencontré en ce lieu, où il faisoit sa plus ordinaire demeure depuis qu’il y avoit esté condamné, au commencement il courut se mettre à genoux devant elle, luy voulust baiser les pieds, luy touchoit avec respect sa robbe, mais voyant qu’elle s’en vouloit aller, & sortir des limites dans lesquelles il sembloit qu’il fust enfermé par quelque sortilege, il prist la hardiesse de l’arrester par sa robbe, & en fin la voulust prendre par le bras, lors qu’elle se mit à crier, & que Palemon, qui estoit assez prez de là, y accourust : mais nonobstant l’effort de Palemon, il ne la vouloit point lascher quand il luy desprenoit une main, il la reprenoit de l’autre, & d’autant qu’Adraste estoit grand, fort malaisément en fust-il venu à bout, sans la survenuë de ceste troupe de qui les bergeres s’avancerent, & retenant Adraste, donnerent le loisir à Doris d’eschapper de ses mains ; & par ce que Dorinde eust pitié de voir ce pauvre berger en l’estat où il estoit, & qu’aussi la beauté de Doris luy donna la curiosité de s’enquerir d’elle-mesme d’où venoit leur dissention, Palemon qui estoit un fort discret & courtois berger. Sçachez-luy dit-il, belle estrangere, car telle la jugeast-il à son habit, que ce berge & moy avons aimé ceste bergere, & m’ayant esté adjugée il en receust si asprement la perte, qu’ensemble il perdit le jugement. Vrayement, respondit Dorinde, c’est dommage, qu’un berger qui semble de valloir beaucoup, pour le moins à ce que l’on peust juger demeure de cette sorte privé d’entendement. S’il estoit en la ville où je suis née, je pense qu’on y trouveroit bien quelque remede ; car j’en ay veu guerir un autre, & presque d’une maladie semblable, & mesme s’il n’y a pas long temps que ce malheur luy est arrivé. Il n’y a pas deux Lunes, respondit Palemon, & je jure que j’ay tant de compassion de son mal, que si je sçavois quelque chose qui luy fust utile, il n’y a rien que je ne fisse pour sa guerison. Il n’y a point de doute, repliqua Dorinde, que j’en ay veu l’experience, & que le remede est fort aisé. N’y a t’il point en cette contrée de Temple de Jupiter, aupres duquel il y en ait un dedié à la Deesse Minerve ? Thamyre respondit, il y en a plusieurs que les Romains, à ce que l’on nous a dit, ont fait bastir, mais quant à nous, nous ne les frequentons guere, parce que nos Druides nous enseignent, que la Majesté du grand Tautares, est si grande, que l’Univers seul est le temple digne de sa grandeur, & que luy-mesme s’est basty, d’autant que ceux qui sont faits de la main des hommes, sont trop vils pour une telle divinité, & cela est cause que tous nos sacrifices sont faits dans les boccages sacrez, & non point sous autre toict que celuy des cieux, mais ce peuple dont je parle, a d’autres Sacrificateurs qui se servent des temples, & il me semble bien d’en avoir veu en la grande ville de Marcilly, d’autant que celuy qui la fonda, luy donna non seulement son nom, mais y establit aussi sa religion, & si j’ay bonne memoire, il y en a aussi un de Minerve, qui touche à ce qu’il me semble celuy de Jupiter. Si cela est, dit Dorinde, & que vous ayez volonté que ce pauvre berger guerisse, conduisez l’y, & je tiens pour certain qu’il guerira, puis qu’il ne faut seulement que planter un cloud duquel on luy aura touché les tamples, dans la muraille du temple de Jupiter, qui regarde du costé de celuy de Minerve, S’il n’y a que cela à faire, adjousta Palemon, je jure que demain je ne boiray, ny ne mangeray, que je ne l’aie planté moy-mesme, & avant que malaisément l’arrachera-t’on sans rompre la muraille, Ce n’est pas vous repliqua Dorinde, qui devez faire ceste ceremonie, il faut que ce soit la principale personne du lieu où elle se fait, S’il est ainsi dit Palemon, quand je devrois me mettre à genoux devant Amasis, je la supplieray de vouloir faire une œuvre si charitable, & je fay vœu que si ce pauvre berger peut r’avoir santé, je ne refuseray point, la premiere chose qui me sera demandée, à qui que ce soit qui m’en requiere.
Et par ce qu’Adraste avoit tousjours suivy ceste trouppe, & que le lieu jusques où il avoit accoustumé d’aller, estoit assez prés de là Palemon pria Doris, de vouloir faire par priere, ou autrement qu’il la suivit, jusques à Marcilly, où il avoit apris que toute ceste bonne compagnie s’acheminoit ; Doris, pour luy complaire, quoy que ce ne fut pas sans peine, se tournant vers ce pauvre berger, Adraste luy, dit-elle, voyant qu’il commençoit à la laisser, ne voulez vous pas m’accompagner en mon logis ? Il s’approcha d’elle, & l’ayant un peu considerée, il luy respondit ; En mon logis, Adraste & Doris. Ouy, reprit Doris, Adraste ne veut-il pas venir avec Doris ? mais sans se bouger, il ne dit autre chose sinon, Doris, & se tournant d’un autre costé, s’en voulut aller, Doris alors l’appellant par son nom, & luy s’estant tourné vers elle, elle luy tendit la main, & luy dit, & quoy Adraste, vous n’aimez plus Doris ? il la regarda froidement sans rien dire, & n’y eust personne qui n’eust pitié de luy voir sortir les larmes des yeux, encore qu’il sousrit : Doris alors luy tendant la main encore une fois, & quoy, Adraste, continuat elle, ne cognoissez-vous plus Doris ? il respondit alors, Doris, Ouy dit-elle, je suis Doris, qui prie Adraste de luy aider à marcher jusques à Marcilly, s’approchant alors d’elle, & la prenant sous le bras il dit, Marcilly, Doris, Adraste, & Palemon, & depuis ne la laissa plus tant que le chemin dura, sinon que quelquesfois sans dire une seule parole, il se mettoit tout à coup à pleurer, & puis en mesme temps à rire, sans respondre à chose qu’on luy demandast sinon les dernieres paroles de leurs discours.
Ils avoient desja passé la riviere de Lignon, & avoient peu apres laissé sur la main droicte la maison d’Adamas, lors qu’ils commencerent de descouvrir Marcilly, & parce qu’Hilas estoit marry de n’avoir peu sçavoir le suject qui avoit faict venir Dorinde en Forests ; C’est un grand cas, dit-il, que de quelque sorte de folie que ce soit, il faut tousjours qu’il y en ait quelqu’une qui me destourne de ce que je desire ; Et de quelle follie vous plaignez-vous, ré- pondit Dorinde, qui vous a faict perdre ce que vous desiriez ? Je me plains, dit Hilas, de deux qui sont bien differentes : l’une de celle qui nous a tant fait parler Thamire & moy, & l’autre d’Adrastre, qui nous a fait perdre le temps que nous avions, vous de raconter ce qui vous est arrivé, depuis que je ne vous ay veuë, & nous de vous escouter. S’il ne faut que cela respondit Dorinde, pour vous contenter, nous y remedierons quand il vous plaira. Ces promesses, adjousta Hilas, sont aisées à faire, mais malaisées à observer ; Vous me tenez, dit Dorinde, pour personne peu courtoise, qui ne vueille pas vous contenter, en chose que je puis faire si aisément, je croy bien, repliqua Hilas, que vous avez assez de courtoisie, pour prendre ceste peine, mais je ne sçay pas si j’en auray le loisir ou la volonté. De la volonté, reprit Dorinde, je m’en remets, mais du loisir, ce soir que nous n’aurons autre chose à faire vous pourrez l’avoir, tel que vous le sçauriez desirer. Mais pourquoy, adjousta elle, n’avez-vous autant d’envie de sçavoir des nouvelles de Florice, de Palinice, & de Circeine, que des miennes ? Est ce peut-estre que vous les avez desja apprises ? Il faut bien, respondit Hilas, qu’il y ait quelque mistere caché la dessous, mais il est vray que je n’en sçay rien, & dequoy je m’estonne grandement, quand à ceste heure j’y pense, je n’ay jamais eu la curiosité de les sçavoir, & lors se tournant vers elle : Mais à propos mes maistres du temps passé, pourquoy avez vous esté si long temps bergeres de Forests avec Hilas, sans payer le tribut qui est deu à sa curiosité. Nous respondrions, dit Flo- rice, que ny vous ny nous n’en avons eu la volonté, mais encore y a t’il une meilleure raison, & qui procede de plus haut, car le ciel le nous a defendu. Et quoy, reprit Hilas, vous avez des communications si estroittes avec le ciel ? je ne m’estonne plus, que je me sois retiré de vous, puisque vous estes celeste, il ne faut plus vous aymer, il faut adorer vos celeste beautez. Il vous sied bien, reprit Circeine de parler ainsi, vous qui estes de ces Galloligures, qui ne retiennent plus de la religion de ces anciens Gaulois, que le non seulement, ayant receu les fables des Grecs, pour choses veritables, mais nous qui n’adorons pas le Ciel, ny rien qui soit de luy, nous ne voulons non plus estre adorées, que nous n’adorons qu’un seul Tautates. O Circeine, s’écria Hilas, je le disois bien, que l’estroitte practique que vous avez avec le Ciel vous a renduë celeste, & ne voyez vous pas comme vous en discourez, non pas en Cyrceine mais, en Sarronide, en Eubage, en Vacie, & bref en celeste Druyde ? Dieu me garde de vous aymer, puis que vous estes si sçavante : & quoy lors que je vous parleray de mon affection, au lieu de me respondre, vous me reprendriez si je ne disois pas bien ? O que j’aurois grande honte de recevoir ces corrections en l’aage où je suis ! Mais se tournant vers Florice, Dites moy à bon escient, adjousta-il, pourquoy n’ay-je point sceu le sujet qui vous a conduite en cette contrée ? Parce, respondit-elle, que nous ne l’avons point encore voulu dire à personne, d’autant que l’Oracle nous a deffendu d’en parler que quelque qu’il luy sembloit qu’il estoit bien tard, & toute la compagnie trop lasse pour monter au Chasteau, qui paroissoit en lieu si haut & si malaisé, mais qu’elle ne sçavoit où loger, n’ayant point de connoissance en ce lieu. Lycidas alors ayant un peu pensé en luy mesme : Donnez moy, dit-il, le loisir d’entrer dans la ville, & je vous asseure que si celuy que j’espere d’y treuver y est, vous ne serez point mal receuë. Dorinde le remercia, & s’asseant à l’ombre de quelques arbres qui estoient assez proches du chemin, elle luy dit, que toute la trouppe l’attendroit en ce lieu-là ; Lycidas donc accompagné de Corylas, entra dans la ville, & s’en alla le plus viste qu’il pust en la maison de Clindor le cher amy d’Alcippe, pere de Celadon & de Lycidas. Ce Clindor avoit tousjours conservé l’amitié qu’il avoit portée à leur pere, sans jamais démentir cette premiere affection : & depuis la mort d’Alcipe & la perte de Celadon, il avoit remis toute sa bonne volonté en Lycidas, comme la seule chose qui luy fust restée de son cher amy. Cela fut cause qu’aussi tost qu’il le vid, il luy tendit les bras, se le joignit au sein, & l’embrassa avec une aussi entiere affection que s’il eust esté son propre enfant. Mon pere, luy dit Lycidas (c’est ainsi qu’il l’avoit tousjours nommé) s’il y a long-temps que je ne vous suis venu rendre ce devoir, accusez-en je vous supplie nos bois, qui ne permettent guere à leurs habitans de frequenter dans les grandes Citez, sans offencer les loix de nostre vie solitaire. Mon enfant, répondit Clindor, je vous excuse, & je vous envie ; je vous excuse sçachant assez combien Alcippe s’est preparé de peines pour n’avoir au commencement de sa vie observé religieusement le serment de ses Ancestres, & je vous envie pour l’heureuse vie que vous passez, en considerant les troubles & inquietudes de la nostre ; Mais mon enfant, continua t’il en l’embrassant encore une fois, vous soyez le tres bien venu, & vostre compagnie aussi : vous asseurant que je ne puis recevoir un plus grand contentement que de voir chez moy l’enfant de mon cher amy Alcippe. Cette asseurance, repliqua Lycidas, m’a donné la hardiesse d’offrir vostre maison à une bonne trouppe de mes amis que j’ay accompagnez icy, & qui y viennent pour le sujet que vous sçaurez, je ne sçay si ce ne vous sera point trop d’incommodité. Tous ceux, répondit Clindor avec un visage riant, qui viennent chez moy, & mesme avec une si bonne guide que Lycidas, y ont tousjours autant de pouvoir que j’y en ay, & je vous asseure que toute l’incommodité sera pour eux, & pour moy beaucoup d’honneur & de contentement. Et s’estant en quis qui estoient ceux qu’il luy amenoit pour hostes, Je suis marry, dit-il, de n’en avoir esté adverty plustost, mais puis qu’ils m’ont voulu surprendre, ils excuseront les incomoditez de cette maison, & recevront s’il leur plaist ma bonne volonté. Et lors ayant fait appeller son fils : Leontidas, luy dit-il (car tel estoit son nom) allez avec vostre frere Lici- das offrir cette maison à ces estranger vers lesquels il vous conduira, & leur dites que si mon aage me le permettoit, je fusse allé moy mesme leur rendre ce devoir.
Ainsi s’en alla Lycidas, accompagné de Leontidas, vers la trouppe qui l’attendoit, & qui apres plusieurs discours de civilité s’achemina au petit pas, Leontidas tenant d’un costé Dorinde, & Hylas de l’autre. Arrivant à la porte, les gardes leur demanderent qui ils estoient, & d’où ils venoient. Les trois Chevaliers dirent leurs noms, & satisfirent à leurs demandes : & Leontidas adjousta, qu’ils alloient loger en la maison de Clindor. Les gardes alors les escrivirent, & les prierent de leur pardonner cette curiosité, parce que depuis peu le commandement leur en estoit fait. Ils entrerent donc de cette sorte, & furent conduits vers Clindor, qui les receut avec un si bon visage, & les traitta si honorablement, que chacun demeura estonné qu’en si peu de temps il eust mis lordre en sa maison qu’ils y trouverent.
Mais cependant le triste Silvandre, qui apres avoir laissé Dorinde & ses compagnes, s’estoit retiré dans le plus caché du bois, pour ne voir ny estre veu de personne, passa le reste du jour avec ses fascheuses & mortelles pensées, jusques à ce que sur le soir il se vint mettre dans le buisson, où Diane, Alexis, Astrée & Phillis le trouverent en se retirant. Il s’estoit de sorte esloigné de chacun, qu’il n’avoit pas mesme sceu ce qui estoit advenu pour Dorinde, d’autant qu’aussi-tost qu’il appercevoit quelqu’un, il le fuyoit comme une personne sauvage. Sa tristesse le retint en ce lieu jusques à la nuict : mais quand il vid le Ciel semé d’estoille, & qu’il creut n’y avoir plus personne par la campagne, il en sortit : non pas pour se divertir, car il n’avoit pas mesme envie d’alleger son mal, mais seulement pour se representer plus vivement son déplaisir, afin que l’ennuy pust faire tant plustost ce qu’il ne vouloit pas que sa main attentast sur sa vie, de peur d’offenser le Ciel en se donnant une violente mort.
Cette pensée le conduisit insensiblement dans la grande allée ou Phillis luy avoit fait le cruel message de Diane. O lieu malheureux, dit-il, pour moy, & diffamé de la plus insigne injustice qui ait jamais esté commise sur les rives de Lignon ! comment est-il possible que le Ciel ne t’ait caché dans les abysmes des entrailles de la terre pour ne souffrir que ce rivage innocent soit profané par toy lieu de desastre & d’abomination ? Et lors se pliant les bras l’un dans l’autre ; Mais si c’est le Ciel, continua-t’il, qui me poursuit d’une haine continuë depuis le jour que je suis n’ay, comment au lieu de chastier, ne favorisera t’il ce qui executera sur moy ces cruelles destinées ? mais aussi tous les lieux ou j’ay ressenty les injustices de son influence devoient estre abysmez, helas ! il faudroit que tous ceux ou jusques icy j’ay esté, fussent cachez dans la profondeur de la terre. Et parvenant avec ces paroles sur le mesme endroit ou il estoit tumbé évanouy, il s’arresta tout court : & apres l’avoir consideré quelque temps. Il est vray, s’escria-t’il, que si en tous les autres lieux j’ay eu du malheur, c’est bien en cettui-cy où tous les desastres se sont assemblez, & ont fait voir jusques où se peuvent estendre les plus grands efforts des plus cruelles infortunes : mais comment les ay-je pu supporter sons mourir, ou comment le Ciel n’a-t’il eu honte de se voir surmonté par la constance d’un mortel ? Et veritablement en cecy il n’est pas plus estrange de considerer l’opiniastreté du Destin à me rendre miserable, que de voir l’insensibilité de mon ame à supporter ses coups. Et lors que je l’ay bien consideré, il faut que je die que le Ciel veut essayer sa puissance en mes supplices, ou mon courage en ma souffrance. Mais pour cela falloit-il, belle Diane, que vous fussiez l’instrument de tant de cruautez ? falloit-il que vostre beauté consentit à la perte de celuy qui l’adore, & que ce fust mesme de cette affection que procedast la rigueur de son supplice ? quelle excuse pouvez vous alleguer pour vostre descharge, puis que si vous n’estes complice de cette faute, pour le moins vous en estes la cause & l’origine ? car il est autant possible que sans Diane je puisse aymer quelque chose, qu’il est impossible que tant que vous vivrez vous ne soyez la plus belle de l’Univers, & que tant que je vivray vous ne soyez la mieux aymée Bergere du monde. Ah ! je voy bien, reprenoit-il quelque temps apres, ah ! je voy bien que vous ne cherchez point d’excuse en une action dont le repentir ne vous touche nullement, ou pour mieux dire, en laquelle le seul repentir se- roit une plus grande satisfaction mille & mille fois que n’auroit pas esté l’outrage.
Et lors demeurant quelque temps sans parler, & la Lune estant fort claire, il alloit regardant tout à l’entour de luy, & comme un homme hebeté consideroit toute chose, sans sçavoir presque ce qu’il regardoit. Enfin, luy revenant en memoire le cruel discours de Phillis, & l’opinion que Diane avoit eüe de son changement, il ne se pust empescher de s’écrier tout à coup : Mais, ô Dieu ! est-il possible que le jugement de Diane, qui void si clair en toute chose, se soit pu pour mon malheur, abuser de cette sorte, que Madonthe ait eu le pouvoir de me divertir de son service ; a t’elle pu croire cette sage & prudente Bergere, que des yeux qui l’auront veüe puissent se plaire à regarder quelqu’autre beauté que la sienne ? Ay-je, ô belle Bergere, ay-je rendu par mes actions quelque témoignage d’estre devenu ou Hylas, ou Adraste ? & il faudroit bian pour avoir commis cette faute, que non seulement je fusse ou l’un ou l’autre, mais ensemble tous les deux : car pour estre fol, je ne serois pas si inconstant, ny pour estre inconstant, je ne serois pas si fol.
Ceste pensée l’entretint longtemps sans luy permettre de sortir de ce lieu, où il sembloit qu’il s’arrestoit pour y trouver les contentements qu’il y avoit perdus : mais tout au contraire, il y alloit rencontrant tousjours des nouvelles causes de déplaisir : car coulant sans y prendre garde d’une pen- sée en une autre, il s’alla representer les doux commencements de son affection, avec quelle discretion Diane receust sous le voyle d’une gageure la naissance de son amour avec quelle courtoisie elle luy avoit laissé prendre racine, & avec qu’elle prudence elle l’avoit veu eslever jusques à la grandeur extreme où elle estoit parvenuë. Et sur cette pensée il s’alloit remettant devant les yeux les agreables contrarietez de Phillis, les favorables responces de sa Bergere, & bref toutes les apparences qu’il avoit eües d’esperer que son extreme affection ne seroit point infructueuse, lors qu’en la recherche de toutes ces choses desquelles il se rendoit compte à soy-mesme, il se ressouvint du brasselet de cheveux qui avoit esté destiné pour Phillis, & qu’il obtint de Diane par une extraordinaire faveur. Curieusement il porta la main sur l’endroit où il souloit estre pour avoir le contentement de se la rebaiser apres l’avoir touché, lors que ne le trouvant point, il changea incontinent & de main & de bras, comme s’il se fust mesconté la premiere fois de le chercher du costé ou il ne le portoit pas : mais ne le trouvant point ny en l’un ny en l’autre, il fut surpris d’un si pressant desplaisir, que ne pouvant resister au coup de ce desastre, il fut contraint de se laisser aller en terre, ou il demeure longuement & sans mouvement & sans parole : enfin lors qu’il pust parler il souspira tels vers.
SONNET.
Il ne veut plus esperer.
Que nul bien desormais ne flate ma pensée,
Et que tous mes espoirs soient mis dans le cercueil,
Qu’une eternelle nuict accompagne mon œil,
Et soit en moy la joye à jamais effacée.
Pleurez mes tristes yeux vostre gloire passée,
Soient de goutes de sang les larmes de mon dueil,
Oublions pour tousjours le favorable accueil
Dont la fortune avoit nostre amour commencée.
Fuyez bien loin de moy desir de quelque bien
Puis qu’entre les mortels je n’espere plus rien,
Que de mourir enfin oppressé de tristesse.
Mais pourquoy faudroit il quelque chose esperer
Si mesme il n’est permis au mal’heur qui m’oppresse
D’oser à tant de maux une fin desirer !
Silvandre s’alloit plaignant de cette sorte, & sa plainte n’eust pas cessé si tost, n’eust esté qu’il ouyt, ce luy sembla, quelqu’un s’en venir vers luy : & parce que c’estoit une heure où il y avoit peu de Bergers qui se promenassent, tant pour reconnoistre qui c’estoit, que pour la crainte d’estre veu : & par ce moyen interrompu en ses solitaires pensées, il se teust pour quelque temps : & lors il ouit venir le long de la grande allée des personnes qui parloient assez haut, & que toutefois il ne pouvoit encore bien reconnoistre, ny bien entendre : mais il n’eust pas demeuré longuement sans parler qu’eux s’approchans tousjours davantage, il apperceut à la clarté de la Lune, que c’estoient deux hommes qui venoient par- lant ensemble : & de fortune, lors qu’ils furent pres de l’endroit où Silvandre estoit couché, ils s’arresterent un peu, & lors il ouyt que l’un chantoit.
SONNET,
Il a plus d’amour qu’elle n’a de cruauté.
Mais mon Dieu que je l’ayme, & mon Dieu que de peine
Je supporte en aymant sa cruelle beauté !
Fust-il jamais Amour plus plein de loyaute ?
Fust-il jamais, ô Dieu beauté plus inhumaine ?
Plus je vay l’adorant d’une ame toute pleine
Et d’amour & de feux, & plus sa cruauté
Augmente de rigueur par quelque nouveauté,
Comme si l’adorer faisoit naistre sa haine.
Dieu ! que ne fay-je point pour surmonter son cœur ?
Que ne fait elle aussi pour monstrer sa rigueur,
Qu’esgale à mon amour elle voudroit bien rendre ?
Mais cruelle beauté ! vous n’y parviendrez pas,
Vostre rigueur n’ira que jusqu’à mon tres pas,
Et mon amour encor bruslera dans ma cendre.
A peine ces vers furent-ils achevez que Silvandre ouit que son compagnon commença de cette sorte.
SONNET.
Qu’il ne faut aymer que pour aymer.
L’on me va reprochant que souffrir tel outrage,
C’est estre sans esprit, ou sans nul sentiment,
Et qu’il faut bien aimer, mais qu’il faut que l’Amant
Retienne avec l’amour quelque peu de courage.
Que d’endurer ainsi, c’est plustost témoignage
D’un esprit abbatu, que d’amour vehement,
Qu’il se faut bien donner, mais non pas tellement
Q’enfin ce don se change en un cruel servage.
Offense je responds, Ces maximes de Cour
Que deceus vous tenez pour maximes d’amour,
Monstrent vos passions estre bien imparfaites.
Il faut pour bien aymer, aymer ainsi que moy,
N’aimer que pour aimer tout d’amour & de foy,
Et c’est trair Amour d’aymer comme vous faites.
Ah ! mon frere, interrompit incontinent le premier qui avoit parlé, vous avez maintenant raison en ce que vous dites : car veritablement qui ayme pour autre dessein que pour seulement aymer, il abuse du nom d’Amour, & prophane indignement une di- vinité si saincte & si sacrée : mais permettez moy de dire qu’en ce que vous alleguiez un peu auparavant, de la peine que vous & moy souffrons, vous aviez aussi peu de fondement que j’en avois beaucoup, de dire qu’il n’y a point de douleur au monde qui soit esgale à la mienne. Mon frere, luy répondit l’autre avec un grand souspir, l’amour que chacun se porte est cause du jugement que vous faites à mon desavantage. Car n’est-il pas vray que si vous me voyez souffrir du mal, vous le ressentirez mieux que si quelque estranger en avoit beaucoup plus que moy, & cela à cause de la bonne volonté que vous me portez ? Il ni a point de doute, répondit le premier. Or Alcandre, repliqua cettuy-cy, croyez que la mesme raison vous fait estimer le mal que vous ressentez beaucoup plus grand que le mien, dautant que comme c’est chose naturelle d’aymer un frere plus qu’un estranger, aussi l’est-il encore davantage de s’aymer soy-mesme plus que tout autre : & c’est cette amour qui donne le poix à toutes les choses qui tombent soubs l’opinion. Je ne sçay Amilcar, adjousta-t’il, comme vous l’entendez, il est vray qu’en une partie j’ay bien la mesme creance, mais en l’autre j’en suis du tout contraire : je veux dire, que je croy bien que l’amour tel qu’il est, fait ressentir de mesme les ennuys & les contentements, & que c’est par luy & à son aulne que nous mesurons la grandeur ou la petitesse de toutes ces choses : mais que chacun ait plus d’amour pour soy que pour toute autre ? Mon frere, mon amy, si cela est un effect de la nature, j’avouë que la nature a failly en moy, car je jure & je proteste que j’ayme mille fois mieux Cyrceine que je ne m’ayme pas, & la preuve de ce que je dis est tres-aisée, puis que j’ay pour elle tous les effects que l’on dit qui procedent d’une tres grande amour : premierement j’ay plus de peur qu’il luy arrive du mal qu’à moy mesme, & s’il faloit que pour le luy oster je le souffrisse, c’est sans doute qu’il n’y a supplice auquel je ne m’exposasse librement pour elle, & puis je desire plus son contentement que le mien, & je ne croy pas qu’il y ait chose pour difficile qu’elle fust que je ne fisse, si je pensois qu’elle en deust avoir du plaisir : mais & cettuy-cy est bien un témoignage qui ne se peut reprocher, si je pensois avoir quelque contentement qui luy dépleust : Amilcar, croyez moy, j’aimerois mieux la mort que de le recevoir : si cela ne sont des connoissances que j’ayme plus autruy que moy mesme, je ne sçay quels en peuvent donc estre les signes asseurez, Mon frere reprit Amilcar, je ressens bien pour Palinice les mesmes excez d’affection que vous dites avoir pour Circeine : mais ô Alcandre ! vous estes bien deceu, si vous pensez qu’il faille conclure par là, que vous aimez mieux Circeine que vous, ny que j’aime mieux Palinice que je ne m’aime pas. Car si nous voulons en parler sainement, nous advoüerons que c’est pour l’amour que nous nous portons que nous les aimons : & comme l’avare expose sa propre vie pour la conservation de l’or qu’il aime, que de mesmes nous nous sacrifions pour le plaisir de ces belles que nous cherissons. Ah ! mon frere, s’éscria incontinent Alcandre, & voudriez vous bien faire ce tort à nostre amour de la comparer à celle d’un avare ? Mon frere, répondit froidement Amilcar, asseurez vous qu’il n’y a point d’autre difference de ces deux amours, sinon que celle que nous portons à ces belles Dames, est pour chose de plus de valeur & de merite, & qu’ainsi elle est plus honnorable & plus raisonnable : mais en effect, l’origine de toutes ces amours procede de celle que chacun à pour soy mesme : & pour monstrer qu’il est ainsi, dites moy Alcandre, n’est-il pas vray que le soing que l’avare a de conserver l’or qu’il aime est pour soy mesme, & non pas à cause de l’or ? Il n’y a point de doute, respondit-il, car qu’importe à l’or qu’il tombe dans d’autres mains, puis que partout où il sera, il sera tousjours aussi bien or qu’entre les siennes ? Vous avez raison, repliqua Amilcar : or maintenant tournons cette mesme raison vers ce qui nous touche, & vous connoistrez que c’est pour l’amour que vous vous portez que vous avez ces soings de Cyrceine, & ces grands desirs de son contentement, & me dites si vous voudriez que Cyrceine eust tous ces bon-heurs que vous luy desirez, ou plustost si vous voudriez bien les luy rechercher, à condition qu’elle aimast infini- ment Clorian, & qu’elle se donnast du tout à luy, sans jamais plus se soucier de vous ? Mais, reprit Alcandre, encore qu’elle fust à Clorian, elle ne seroit pas heureuse comme vous la figurez. Et si elle l’estoit, adjousta Amilcar, encore plus que je ne dis, seriez vous bien aise qu’elle joüyst de tous ces contentements avec Clorian ? vous ne me repondez point, & vous avez raison, car je feray bien la réponse sans vous. Il est certain que vous & moy aimerions mieux la mort que de voir, vous, Circeine au comble de son contentement avec Clorian, & moy Palinice la plus contente & heureuse femme du monde en la puissance de Sileine. Et par là, mon frere, mon amy, avoüons que tout le bien que nous leur desirons, c’est comme l’ava- re aime l’or, c’est à dire pour nostre interest particulier, quoy que l’excez de nostre passion nous fasse juger au commencement tout le contraire.
A ce mot ces estrangers continuerent leur promenoir, & demeurerent quelque temps sans rien dire. Silvandre qui les avoit escoutez, & qui les jugeoit personnes de merite & d’entendement eust volontiers parlé à eux, n’eust esté le fascheux estat où la jalousie de Diane l’avoit reduit : mais se reconnoissant de si mauvaise humeur, il pensa qu’il valoit mieux s’en esloigner que de les interrompre, pour entretenir ses profondes pensées ; & en ce dessein il s’en voulut aller, mais en mesme temps il vid que ces estrangers revenoient sur leurs mesmes pas, comme personnes qui ne sçavoient que devenir, & qui ayant rencontré cette grande allée faisoient dessein d’y passer le reste de la nuict. La crainte qu’il eut d’estre apperceu d’eux fut cause qu’il se remit en sa place pour les laisser passer, & puis s’enfoncer dans le bois : mais fust qu’il fist quelque bruit en se remettant en terre, ou que la Lune esclairast mieux à l’endroit où il estoit, qu’elle ne faisoit lors qu’il avoient passé aupres de luy ; tant y a qu’Alcandre à son retour l’apperceut, & le fit voir à son frere, qui s’en approchant curieusement, C’est veritablement, dit-il, un Berger qui dort. Silvandre qui se vid descouvert, & qui pensa bien qu’ils ne s’en iroient pas sans le faire parler, aima mieux les prevenir, & cela fut cause qu’il répondit, Sy je dormois, il faudroit dire qu’une personne peust dormir sans reposer : car le malheureux estat où je suis, qui ne sçauroit estre égalé, ne permet pas à ce desastré Berger de pouvoir avoir quelque repos. Et ne croyez, Amilcar, continuat-t’il en se relevant, que ce soit l’amour que je me porte, qui me fait faire ce jugement de la grandeur de mon mal : car au contraire, si je devois juger par passion de ce qui me touche, ce seroit plustost par haine que par amour, pouvant dire avec verité, que je n’ay jamais voulu tant de mal à personne que je m’en veux : de sorte qu’encore que le malheur où je suis soit le plus grand que jamais mortel puisse recevoir, si est-ce que je suis mon ennemy de telle sorte que ma haine n’en peut encore estre satisfaite, & je voudrois me la pouvoir augmenter & multipler par dessus le nombre des fueilles de ces bois. J’avoüe, dit alors Amilcar, que si ce que vous dites est vray, il faut que toute douleur cede à la vostre. O Amilcar ? dit le Berger, je ne suis que trop veritable, & si je vous en avois descouvert la moindre playe, je m’asseure que vous le confesseriez avec moy : mais parce que ce me seroit quelque espece de soulagement de le dire, je ne veux pas mesme me donner ce contentement. Il semble, adjousta Alcandre, que la grandeur du mal que vous avez vous a porté à ce desespoir, & vous sçavez bien que le despoir est un témoignage de peu de connoissance & et peu de courages. J’a- voüe, dit le Berger, que mon mal s’est changé en desespoir, mais je nie bien que le desespoir soit tousjours faute de connoissance ou de courage : car tant s’en faut, ne seroit-ce pas une extreme méconnoissance, d’avoir les extremes malheurs que j’ay, & ne les connoistre pas ? & ne seroit-ce un grand deffaut de courage & de sentiment que de craindre de telle sorte la mort, que l’on voulust tousjours vivre en une telle misere ? Cela est bon pour des petits maux, ou pour le moins pour ceux qui n’en ont que des communs & ordinaires : mais ceux qui sont parvenus à une telle extremité, qu’il n’y a point de remede, n’est-il pas vray que ce seroit une espece de folie que d’y en rechercher, & un effect d’un courage vl & bas, que de supporter la honte qu’on ne peut eviter, sinon en n’estant plus. Toutesfois, reprit Alcandre, j’ay ouy d’ire que comment que ce soit, c’est un signe de peu de courage de fuir, pour n’avoir pas le cœur de soupporter les coups de l’ennemy. Vous avez ouy dire la verité, repliqua le Berger, mais personne qui l’entendist bien ne vous aura jamais dit, qu’il faille esperer en une chose où il n’y a point d’esperance, & c’est ce que je disois maintenant que mon mal estoit desesperé, non pas que je concluë que pour cela je vueille d’un glaive m’ouvrir l’estomach, ou me precipiter dans un abysme, car encore que je n’estime pas cette action un deffaut de courage comme vous dites, je la tiens encore pire, parce que c’est une impieté, impieté qui se commet contre le grand Tautates, dautant que l’homme estant l’ouvrage de ses mains, & duquel il se peut servir comme le potier des vazes de terre qu’il a faits à sa volonté : c’est une grande impieté d’aller contre l’ordonnance de ce Grand à qui nous sommes : & à qui nous devons tout ce que nous avons : & s’il luy plaist de nous voir souffrir des peines & des travaux infinis, ne sommes nous pas impies de vouloir contrarier son dessein par une mort precipitée ? Mais que ce ne soit un témoignage d’un courage genereux de ne vouloir souffrir un honteux supplice, & de l’éviter par une douleur encore plus grande, je ne pense pas, Alcandre, qu’il y ait personne qui apres y avoir bien pen- sé le vueille soustenir : mais je commence à ressentir quelque allegement par les discours que j’ay avec vous : & parce que je n’en veux point en mon mal : je vous conjure, Amilcar, par l’amour que vous portez à Palinice, & vous Alcandre, par celle que vous avez pour Cyrceine, de me permettre de m’en aller seul dans le plus reculé de ce bois, & en échange je vous diray, que si vous cherchez ces deux belles Bergeres, vous les treuverez en cette contrée, où je les ay veuës bien souvent sur les rives de Lignon, en la compagnie de la belle Diane, d’Astrée, & de leurs compagnes. Et à ce mot, apres les avoir salüez, il s’en alla, & se mit dans le bois le plus promptement qu’il pust de peur d’estre suivy par ces estrangers.
Eux au contraire ravis d’ouyr un Berger discourir de cette sorte, demeurerent si estonnez, que ny l’un ny l’autre ne remua pas un pied pour le suivre : mais ayant tenu quelque temps les yeux sur l’endroit du bois où il est entré, Alcandre fut le premier qui reprit la parole : Dites la verité, mon frere, dit-il, avez vous jamais ouy un semblable Berger ? Son habit, répondit Amilcar, dit bien qu’il est Berger, mais ses discours nous protestent que non Quant à moy, adjousta Alcandre, je pense que c’est le Genie de Lignon, qui s’est voulu presenter à nous sous cet habit, pour nous monstrer qu’il y en a encore qui ont plus de mal que nous n’avons pas, J’aurois peut-estre, repliqua Amilcar, cette mesme opinion, si nous estions ailleurs qu’en cette contrée des forests, où j’ay ouy dire, qu’il y a tant de discrets & d’honnestes Bergers, qu’il ne faut point treuver estrange la rencontre que nous avons faite. Si c’est un Berger, continua Alcandre, & que les autres soient tels que luy, il faut avoüer que les villes ont de quoy porter envie à ces bois & à ces rives solitaires : Mais, dit-il monstrant du doigt un papier qui estoit au lieu d’où Silvandre estoit party, je voy là quelque lettre peust-estre si la clarté de la Lune nous le permet, pourrons-nous apprendre quelque chose de ce que nous disons en la lisant. Amilcar alors se baissant releva ce papier que veritablement Silvandre en prenant son mouchoir dans sa poche avoit laissé choir sans y penser, & le dépliant tous deux voyant qu’il estoit escrit, ils prirent le mieux qu’ils peurent la clarté de la Lune, & l’eurent avec quelque difficulté ces vers.
SONNET,
Elle seule digne d’elle
Ell’ayme en fin, quoy qu’elle scache dire,
Cette arrogante & trop fiere beauté :
Mais pour punir sa feinte cruauté,
D’un feu nouveau se produit son martyre.
Dans son miroir elle mesme s’admire,
Ainsi le Ciel vange ma loyauté,
Et s’admirant, estrange nouveauté !
D’un vain Amour se brusle & se desire.
Elle ne croit, l’orgueilleuse qu’elle est,
Rien digne d’elle, elle seule se plaist,
Et ses amours en soy-mesme elle en serre.
Mais Glorieuse enfin tu te decois
Cette beauté qu’en ce miroir tu vois
N’est rien qu’une ombre, & n’est que dans un verre.
Alcandre alors, Il est certain, dit-il, que c’est un Berger, & non pas le Genie de ce lieu : mais il faut avoüer que ces bois sont hereux d’avoir de semblables hostes. Et parce qu’il y avoit encore quelque chose d’escrit, ils continuerent de lire, quoy que la clarté de la Lune fust un peu blaffarde : mais la lettre qui estoit grosse & d’un caractere bien formé, leur ayda beaucoup. Les vers estoient tels.
SONNET.
Il luy tient le miroir cependant qu’elle se coiffe,
Comme un Guerrier nourry dans les allarmes,
Quand l’ennenmy n’est point encor presant,
En ce miroir vous allez aiguisant
De vos beautez les invicibles armes.
Lors qu’à vos yeux vous adjoustez des charmes,
En cent façons leurs attraits déguisant,
Ma mort je vay moy mesme authorisant,
Car ce miroir n’est fait que de mes larmes.
Larmes helas ! qu’Amour change au Cristal
De ce miroir pour marque de mon mal
Et qu’à vos yeux je presente fidelle.
Jugez au moins puis que dans mes tourments
Je vous fay voir si parfaite & si belle
Que vous seriez dans mes contentements !
Silvandre avoit faict ces vers pour Diane il y avoit long temps, en la considerant qui se regardoit dans un miroir : & de fortune il les portoit ce jour-là sur luy. Ces estrangers les trouverent tant à leur gré, qu’ils ne se pouvoient lasser de les relire, & eussent bien voulu qu’il y en eust eu d’autres pour passer les heures de la nuict plus doucement, puis qu’ils estoient contraints d’attendre en ce lieu ceux qui leur avoient promis de les y venir trouver.
Mais Alexis cependant qui estoit couchée comme de coustume dans la chambre d’Astrée, où Diane & Phillis avoient dormy cette nuict, s’éveilla aussi matin que le Soleil, & prenant doucement les habits de la belle Astrée, s’en accommoda le plus proprement qu’elle pust, & puis avec le moins de bruit qu’il luy fut possible ouvrit les fenestres, & prit une chaire auprés du lict afin de pouvoir mieux contempler les beautez qu’il adoroit. Astrée estoit lors de la moitié du corps tournée du costé de ses compagnes : & parce qu’il faisoit grand chaud elle avoit une partie du sein descouverte & un bras hors du lict non chalamment estendu sur Diane. Alexis l’ayant quelque temps considerée, Helas ! disoit-elle, mais d’une voix assez basse pour n’estre ouye, helas pourquoy Alexis n’és-tu changée en Diane, ou Diane en Alexis ? Mais, disoit elle un peu apres, à quoy te serviroit-il miserable, si parmy ce changement Celadon n’avoit point de part ? Car quelles plus grandes faveurs, ô Alexis ! pourrois-tu desirer que celles que tu reçois, & qui te sont inutiles, parce que tu n’y appelles point Celadon, & semble que tu luy envies la part qu’il y pourroit avoir ? Et à ce mot s’estant teüe quelque temps, Ah ! ce n’est point envie, disoit-elle, car Alexis peux-tu avoir quelque bonheur sans luy, ou luy quelque felicité sans toy ? Non certes, ce respondoit-elle, mais il est vray que sa presence m’est bien aussi redoutable que desirable : desirable puis que sans Celadon je n’auray jamais un contentement parfaict & redoutable, puis qu’il n’y a que luy qui me puisse faire perdre toutes mes esperances. Mais quand je veux rentrer en moy-mesme qui suis-je qui redoute & qui desire ? suis-je Alexis ? non, car que peut davantage desirer Alexis ? suis-je Celadon ? non, car que peut craindre celuy qui est parvenu au comble de tous les malheurs ? Qui suis-je donc qui desire & qui crains ? car il est certain que je ressens ces deux passions, je suis sans doute un meslange & d’Alexis & de Celadon : & ainsi comme Celadon je desire de recouvrer le bon-heur qui m’a esté tant injustement ravy, & comme Alexis je crains de perdre celuy que je possede. Je suis donc & Alexis & Celadon meslez ensemble : mais maintenant que je sçay qui je suis, que ne recherchons-nous un moyen de contenter Celadon, & d’asseurer Alexis ? Ah ! disoit-elle alors, c’est là l’œuvre & la peine, ce lieu est si glissant, que pour peu que le pied eschappe l’on tombe dans un profond abysme de desespoir. Mais pourquoy nous voulons-nous figurer qu’Astrée vueille mal à ce fidelle Celadon, puis que toutes les fois qu’elle en parle, il semble que ce soit en plaignant sa perte : mais au contraire, pourquoy ne croirons-nous qu’Astrée luy vueille mal, puis que luy ayant ordonné de ne se faire jamais voir à elle, qu’elle ne le luy commandast ? elle ne le luy commande point, & si elle parle à luy toutes les heures.
Cette derniere consideration la toucha de sorte que les larmes luy en vindrent aux yeux : & parce qu’ensemble avec les larmes, quelques souspirs se déroberent de son estomac, Phillis qui estoit sur la fin de son sommeil s’éveilla & voyant qu’il estoit grand jour, apres avoir salüé Alexis, elle se jetta en bas du lict, & toute en chemise s’alla habiller aupres de celuy de la Druyde : & toutesfois Diane estoit tellement prinse du sommeil, que quelque bruit que sa compagne fist en se levant, elle ne se fust point esveillée, si Phillis ne l’eust appellée paresseuse par diverses fois : & par ce qu’elle parla assez haut, il sembla qu’Astrée en songeant se fust esveillée, car se tournant du costé d’Alexis, Ah Celadon ! dit-elle, avec un grand souspir, & sans dire rien davantage se remit à dormir : mais par ce que Diane & Phillis oyant nommer Celadon, estoient demeurées attentives à ce qu’elle vouloit dire ; Alexis, quoy que surprinse de s’ouyr nommer, tint la meilleure mine qu’il luy fust possible, & se mettant un doigt sur la bouche : Parlons bas (dit-elle) pour voir ce qu’elle veut dire de ce Berger : mais quoy qu’elles se teussent, & qu’elles attendissent fort longuement, si ne parla-t’elle plus, mais se sentant baisée par Diane, s’esveilla doucement, en oppinion que ce fust Alexis : Mais maistresse, luy dit-elle n’ayant pas les yeux encore bien ouverts, vous estes si diligente que vous nous faictes honte, & tenant Diane embrassée elle la rebaisa encore en ceste creance : mais quand elle vid que c’estoit Diane, Ah ma sœur ! dit-elle en la repoussant, vous m’avez trompée, je vous prenois pour ma chere maistresse. Mon serviteur, dit alors la Druyde, je ne suis pas si loing que vous ne puissiez bien-tost reparer ceste faute, si vous l’avez agreable ; & alors se panchant, Astrée la baisa & l’embrassa avec la mesme affection qu’elle eust peu caresser une sœur bien-aimée, si le Ciel luy en eust donné une. Et bien, dit Phillis, qui achevoit de s’habiller, & qui avoit veu comme elle avoit repoussé desdaigneusement Diane, vous rejettez les baisers d’une bouche que quelqu’autre esliroit peut-estre plustost que ceux de la vostre. Il faudroit bien, respondit Dieane, que celuy-là eust bien tost perdu le jugement, qui feroit une si mauvaise eslection. Vous en croirez ce qu’il vous plaira, repliqua Phillis, si crois-je que vous seriez la seule qui auriez ceste opinion, car celuy de qui je parle c’est Silvandre, que je ne croy pas que personne que vous puisse accuser de deffaut de jugement, & encore ne le pouvez-vous faire qu’en une chose. Et en laquelle ? respondit Diane. En ce qu’il vous ayme trop, repliqua Phillis : car il est vray qu’en cela il y a de l’excez. Et quoy ma sœur, reprit Diane, vous voicy encore à vostre premiere chanson : ne me parlerez-vous jamais que de ce Silvandre, & ne vous lasserez-vous point quelquesfois de le nommer si souvent ? Ma sœur, dit Phillis, desabusez-vous d’une chose, jamais je ne vous laisseray en paix, qu’il ne soit remis aupres de vous, comme il y estoit il y a quelque temps : & je croy que toutes vos amies en doivent faire de mesme : par ce que si nous perdions ce gentil Berger, je ne pense pas que Lignon en peust recouvrer de long-temps un semblable. Et Ly- cidas, adjousta Diane, ne vaut-il pas mieux ? Lycidas, interrompit Phillis avec sa gayeté accoustumée, ne vaut rien que pour moy, & je serois bien marrie que quelqu’autre en prist envie : mais Silvandre est tel, que non seulement vous & nous qui le voyons ordinairement, mais toute ceste contrée & peut-estre encor toutes les Gaules y ont de l’interest. Et ma sœur, dit Diane, suis-je payée du public, pour avoir soing d’une personne en qui tant de gens ont part ? Vous le devez, respondit Phillis, puis que vous y avez toute puissance, & s’il en mesadvient chacun vous en blasmera, & quoy qu’il soit tout à vous, si ne devez-vous pas estre envieuse que chacun reçoive du contentement de ce que vous avez. Tant s’en faut, respondit Diane, que j’en sois envieuse, qu’au contraire, s’il est mien, de bon-cœur je vous le donne avec promesse de ne vous le redemander jamais. O cruelle fille ! s’escria Phillis, les Dieux vous puniront de ceste ingratitude, & si c’est comme ils ont accoustumé, ce sera par le mesme moyen que vous les offensez maintenant, & souvenez-vous que je vous le predis avec autant de verité que si ma bouche estoit un Oracle. Qu’est-ce que vous dites, ma chere sœur ? reprit incontinent Diane, que les Dieux me puniront pour ce que je viens de faire : & qu’elle faute ay-je commise de vous donner ce qui est mien, puis qu’encore que je ne vous le donnasse pas, il ne laisseroit pas d’estre à vous, y ayant long-temps que tout ce que j’ay est tout vostre ? Ah Dia- ne ! dit Phillis, ces cruautez couvertes du manteau de la courtoisie ne seront pas incogneuës aux Dieux, & vous ne les leur sçauriez desguiser, & souvenez-vous que je vous en verray pleurer, & je les vous reprocheray en un temps que vous direz que j’ay eu raison. Vrayement, respondit froidement Diane, vous estes mauvaise sœur, puis que vous faictes ce dessein, vous devriez au contraire me preparer de bonne-heure des mouchoirs pour essuyer les larmes que je dois respandre.
Ces deux Bergeres acheverent de ceste sorte de s’habiller, cependant qu’Alexis & Astrées s’entretenoient tantost par des asseurances de leur bonne volonté, & tantost par des baisers, qui estoient donnez & rendus, d’un costé en fille, & de l’autre en Amant, & cela fut cause que Diane voyant qu’Astrée ne faisoit pas semblant de sortir du lict, se tournant vers Phillis, Il me semble, ma sœur, luy dit-elle, qu’encore que ce matin vous me vueillez tant de mal, nous pourrions bien aller donner ordre à nos trouppeaux ensemble, puis estre encore icy de retour avant que ceste paresseuse soit hors du lict. Ne croyez pas, respondit Phillis en la prenant soubs les bras, que ma colere soit si grande qu’elle me puisse faire manquer au respect & à l’affection que je dois à celle qui a esté ma maistresse, & qui le sera tant que je vivray. Et s’addressant à Astrée : Et vous dit-elle, la sœur la plus paresseuse que nous ayons, afin de ne vous commander point chose qui soit impossible ou en- nuyeuse, nous vous ordonnons de nous attendre au mesme lieu où vous estes, & faittes que nous vous y treuvions à nostre retour : cependant pour vous en donner la commodité, & afin que vous n’ayez point d’excuse, nous allons donner ordre à vostre trouppeau & aux nostres : & luy donnant le bon-jour, elles sortirent de la chambre, & s’en allerent s’entretenant de divers discours, d’autant que Diane ayant un peu perdu de l’opinion qu’elle avoit euë de Silvandre commançoit à reprendre sa bonne humeur.
Estans doncques sorties du logis d’Astrée, Phillis qui estoit demeurée quelque temps sans rien dire, tout à coup s’arresta, & regardant Diane : Vous oserois-je dire, ma sœur, luy dit-elle, ce que j’allois pensant ? Et pourquoy en feriez-vous difficulté, respondit Diane, puis que la façon de laquelle nous vivons ne nous permet pas de nous cacher la moindre chose qui nous vienne en l’ame ? Je m’allois representant, dict Phillis, l’extreme & prompte amitié d’Astrée & d’Alexis, & en allois recherchant la cause : car il y a longt-temps que je cognois Astrée, & je ne l’ay jamais veuë si prompte à aymer, ny moins encore laisser les anciennes pour les nouvelles amitiez : Toutesfois elle n’a pas plustost veu ceste Druyde, qu’elle ne l’ait extremement aymée, & que l’aymant elle n’ait mesprisé la compagnie de Diane & de Phillis, qui luy souloit estre si chere. Diane alors en sousriant : J’ay bien eu, dit-elle, ceste mesme pensée : mais j’ay depuis consideré qu’Astrée a grandement aymé Celadon, & qu’Alexis en ayant tant de ressemblance, elle s’est aisément portée à l’aymer, luy semblant que c’est encore ce bien-aymé Berger : & vous sçavez bien qu’elle n’a jamais aymé que luy seul ; de sorte qu’estant sa premiere & unique affection, il ne faut pas trouver estrange que se renouvellant en ceste fille, elle soit tres grande. Et bien reprint Phillis, ceste raison peut bien estre recevable pour ce qui est d’Astrée : mais qu’alleguerons-nous davantage pour ce qui touche la Druyde, qui dés la premiere veüe s’est de telle sorte donnée à une Bergere, qu’elle en oublie & son pere & ses parens, se plaist à estre Bergere, & d’en porter les habits : & semble qu’elle n’ait plus de memoire ny des Carnuttes, ny de pas une de ses compagnes. A cela, adjousta Diane, il ne se peut dire autre chose, sinon que comme Alexis a eu le visage de Celadon, elle en ait aussi le cœur : & quant à moy je le croy, quand je luy vois idolatrer ceste fille de la mesme façon que feroit un Berger ; Je vous asseure, respondit Phillis, que vous avez grandement raison de dire qu’elle l’idolatre, comme si elle estoit un Berger : mais adjoustez y encore qu’elle la caresse de ceste façon : avez-vous point prins garde à ses actions, quand elle est aupres d’elle ? je vous jure, ma sœur, que si elle estoit vestüe en homme, je dirois, voila un Berger. Ma sœur, reprit Diane, vous sçavez bien qu’Astrée a des aimants extremes pour se faire aimer, & qu’affectionnant ceste fille, & luy rendant tous les témoignages de sa bonne volonté qu’elle peut, nous ne devons point trouver estrange qu’elle soit prinse des enchantements que la nature a mis en ses perfections, nous l’espreuvons nous mesmes, pouvant jurer avec verité n’avoir jamais rien tant aimé qu’Astrée, & je ne croy pas que jamais je puisse rien aimer davantage. Mais, adjousta Phillis, que dirons-nous d’Adamas & de Leonide, qui l’ont laissée icy avec si peu de suject, & semble qu’ils l’y ayent oubliée ? Quand Adamas s’en alla, respondit Diane, vous sçavez bien qu’elle se trouvoit mal, & quand Leonide partit, ce fut tant à la haste, à cause que la Nymphe Galathée la demandoit, qu’elle n’eust pas le loisir de la reconduire chez Adamas : Et pourquoy, reprit Phillis, ne la mener avec elle à Marcilly où son pere estoit : Je ne puis pas bien vous respondre sur ce poinct, dict Diane, mais je pense qu’Adamas ne veut, qu’estant Druyde, elle aille dans ces grandes compagnies, & qu’il est bien aise qu’elle demeure parmy nous pour passer son temps & se r’avoir de la maladie qui l’a si longuement affligée, & qui a esté cause de la faire sortir pour quelque temps des Carnutes, où à ce que j’ay ouy dire, elle doit bien tost estre renvoyée.
Diane alloit de ceste sorte respondant aux discours de Phillis, avec une sincerité telle, qu’elle pensoit estre en Alexis, & sceut bien rapporter de si bonnes raisons aux doutes qu’elle avoit, qu’elle les luy osta tout entierement. Et ainsi prenant les trouppeaux d’Astrée, puis les leurs les remirent tous ensem- ble, & les donnerent en garde comme ils avoient accoustumé à des petits enfans qui en souloient avoir ordinairement le soing, quand elles estoient contraintes de s’en aller, ou qu’elles estoient distraites ailleurs, & puis se reprenant sous les bras, & croyant bien qu’Astrée ne s’ennuyoit point en la compagnie où elles l’avoient laissée, s’allerent promener quelque temps le long de la grande allée, où il n’y avoit point encore de Berger, parce qu’il estoit trop matin : mais elles n’y demeurerent pas beaucoup, qu’elles ne vissent à l’autre bout un Berger & une Bergere, qu’elles ne peurent pas bien recognoistre pour la longue distance & aussi pour l’obscurité que les arbres y r’apportoient. Et parce que ces deux Bergeres se plaisoient fort ensemble, elles fi- rent dessein d’entrer dans le bois pour les laisser passer sans estre veuë, & puis reprendre toutes seules leur promenoir, de peur d’estre distraites par quelque fascheuse compagnie, & trouvant tout à propos assez pres un buisson fort couvert, elles s’y assirent, & demeuretent sans parler quelque temps : & jusques à ce que ceux qu’elles avoient veus ne fussent passez, elles n’oserent reprendre la parole, cela fut cause qu’elles les oüirent venir d’assez loing, & que d’autant qu’ils parloient fort hault, elles les recogneurent bien-tost, l’un pour estre Tyrcis, & l’autre, Laonice : Voicy, dict alors assez bas Phillis, la bonne amie de Silvandre : Mais dittes la mienne, luy respondit Diane, puis qu’elle m’a advertie de la chose du monde, qui m’estoit la plus necessaire de sçavoir. Et bien ma sœur, repliqua Phillis, j’espere que vous sortirez une fois d’erreur, & lors vous me direz si ell’est vostre bonne amie. Diane ne luy respondit point, parce que Tyrcis & Laonice estoient si prés qu’elle ne le pouvoit faire sans estre ouye : & de fortunes elles entendirent que passant, Tyrcis luy disoit, Il faut vrayement avoüer, Laonice, que vous estes la plus vindicative personne qui fut jamais. Et que vouliez vous que Phillis ny Silvandre fissent autre chose, puis qu’ils y estoient obligez, non pas de leur eslection, mais de celle des Dieux ? Et ne sçavez vous pas Tyrcis, répondit elle, que ceux qui ont esté foüettez d’une verge, s’ils ne s’en peuvent vanger sur celuy qui leur donne les coups reçoivent au moins quelque contentement de la jetter dans le feu & de la voir brusler ? Tyrcis de fortune s’arresta au droit de ces deux Bergeres, comme ravy de la mauvaistié de Laonice, & pour oüyr encore mieux ce qu’elle avoit dit ; Que voulez dire par là ? repliqua Tyrcis : Je veux dire, reprit Laonice, que ne me pouvant vanger des Dieux, desquels j’ay receu cette injustice, je me suis vangée de la verge de laquelle ils se sont servis, qui est cette affettée de Phillis, & ce beau parleur de Silvandre : Et pourquoy penseriez vous que j’aye si long-temps séjourné en ces rivages, que pour trouver le temps & le moyen de m’en vanger ? Il faut que vous sçachiez, que dés le premier jour que ce beau jugement fut donné, par lequel je perdis tout ce que je pouvois esperer en vous ; dés ce jour là, dis-je, je me vangeay bien de Phillis : car je mis une dissension entr’elle & Lycidas, qui leur fist bien passer quelques mauvaises nuicts à tous deux : Et qu’en pouvoit mais le pauvre Lycidas, dit-il, qui ne vous avoit point fait de desplaisir ? Et si je ne pouvois, respondit-elle, me vanger autrement de Phillis, il falloit qu’il en accusast son malheur : & il faut que vous sçachiez que plustost que ne me pas vanger d’un de mes ennemis, je ferois perir cent de mes amis. O Laonice s’escria Tyrcis, n’avez vous point de peur que la terre s’ouvre par le commandement des Dieux pour nous engloutir ? Ce sont des contes, reprit-elle en sousriant, il n’y a rien de si doux que la vangeance, & vous souve- nez que les Dieux ne se meslent guere de semblables affaires ; Il est vray, dit Tyrcis, si ce n’est pour les punir. Voyez-vous, reprit Laonice, le Ciel est reservé pour les Dieux, & la terre pour les hommes, si je m’en fusse allée sans faire ceste vengeance, je n’aurois jamais vescu en repos, maintenant je m’en vay fort contente, m’estant vangée il y a quelque temps de ceste belle harangeuse de Phillis, & maintenant de ce beau Juge de village, vous asseurant qu’il peut venir quand il voudra ce Silvandre, je suis trompée si de long-temps il refaict la ruine que je luy ay faite.
Tyrcis alors se reculant deux ou trois pas, & croisant les bras, il la regarda quelque temps en admiration sans luy rien dire, & puis reprenant la parole, il luy dit froide- ment : Et qu’est-ce que vous avez fait à Silvandre ? Que j’ay fait, reprit-elle, je voy bien que vous me le demandez afin d’y pourvoir : mais quoy que vous y sçachiez faire, souvenez-vous que le coup à esté si bien addressé, qu’il n’y à Myre qui en guerisse de long temps la playe : car je vis bien que quelque mine que Diane sceut faire, la douleur luy en vint jusqu’au cœur. Mais, adjousta Tyrcis, qu’est-ce que vous me dites de playe de cœur, ou de Diane ? je vous demande que c’est que vous avez fait à Silvandre. Vous estes bien curieux, reprit Laonice, mais si n’en sçaurez vous autre chose, ayant en mon ame une telle satisfaction de m’estre bien vangée, que je ne demeurerois pas un moment en cette contrée, où je n’ay jamais receu que ces deux con- tentements : l’un de la jalousie de Lycidas contre Phyllis, & l’autre de celle de Diane contre Silvandre. Et comment, interrompit Tyrcis, peut estre Diane jalouze de Silvandre, si elle ne se soucie point de ce Berger, & si Silvandre ne regarde fille du monde avec amour ? O Tyrcis ! que je voy bien, repliqua Laonice que si leur amour ou leur haine vous eust peu rendre quelque avantage comme à moy, vous y eussiez bien mieux pris garde que vous n’avez pas fait. Il est bon là, adjousta Tyrcis, vous vous figurez que les discours d’amour que Silvandre luy tient procedent d’affection : & ne sçavez vous pas que c’est en jeu, & que la gageure qu’il fit avec Phillis en est cause ? Ah Berger ! s’écria Laonice en sousriant, vous estes encor de ceux qui ont creu ce que vous dites. Ah Tyrcis mon amy ! si vous m’eussiez autant aimée qu’il l’aime, asseurez vous qu’il n’eut jamais esté mon Juge, & croyez moy que Diane l’a aimé autant que Phillis son Lycidas, & je dirois qu’elle l’aime encore, si le bon office que je leur ay rendu ne m’en faisoit un peu douter : & contentez vous que vous n’en sçaurez pas d’avantage, car je ne veux pas que vous y puissiez remedier, encore que quoy je vous puisse dire n’y avanceroit pas beaucoup, puis que les personnes qui pourroient verifier le contraire sont absentes, & ne se verront de long-temps en lieu où l’on leur en puisse demander la verité, & vous fiez en moy, que pour me vanger je n’y ay rien oublié, soit en la façon, soit au temps, ou aux personnes que j’ay alleguées. Tyrcis la laissa parler long-temps de cette sorte, pensant qu’elle declareroit qu’elle avoit esté sa malice, afin qu’il y rapportast quelque remede : mais voyant qu’elle n’en vouloit rien dire, perdant patience, Va, luy dit-il, quatriesme Megere & sortie du profond des Enfers pour le tourment des humains, qui ne retiens rien de la femme que l’habit & le nom que tu en portes, ayant soubs cette figure l’esprit du Demon le plus cruel des Enfers, esloigne-toy de moy & sors de cette bien-heureuse contrée en laquelle on n’a jamais veu un tel monstre, & te souviens esprit impur & malin, que tu peux bien eviter la justice des hommes, mais non pas celle des Dieux, ausquels, dit-il, joignant les mains & haussant les yeux au Ciel, je rends mille graces de m’avoir delivré de tes mains soüillées de tant de malices & de meschancetez.
A ce mot s’en retournant au grand pas d’où il venoit, il laissa Laonice si estonnée de ses reproches, qu’elle cognoissoit estre tres-justes, que pleine de confusion, elle demeura quelque temps immobile, l’accompagnant des yeux sans luy dire un seul mot : enfin voyant qu’il s’estoit desja fort esloigné, elle se jetta d’un autre costé dans le bois, & sans plus se faire voir à personne de la contrée s’en alla aux lieux d’où elle estoit venuë, pouvant dire qu’elle s’en alloit sans laisser aucun regret de son départ à personne qui l’eust cogneüe.
Diane & Phillis qui avoient esté grandement attentives aux paro- les de Laonice & de Tyrcis, & qui n’osoient presque souffler de peur d’estre descouvertes : lors qu’elles les virent partis, demeurerent quelque temps à se considerer l’un l’autre sans se rien dire, ravies d’estonnement de cette vangeance de si loin premeditée : Diane tenoit les mains jointes ensemble, & sousriant regardoit Phillis : mais elle apres s’estre mordu les levres quatre ou cinq fois, & branslé la reste contre Diane, luy mettant les deux mains sur les siennes ; Et bien, ma sœur, luy dit-elle, ne voila pas nos soupçons veritables, que vous semble de l’innocence de ce pauvre Berger, de qui vous avez eu si mauvaise opinion, & de la malice de cette fille à qui vous adjoustiez tant de foy ? J’avouë, dit alors Diane en se relevant, que sans luy faire tort, l’on peut dire, qu’il n’y a rien qui l’égale en artifice & en meschanceté : Mais, ma sœur, continua-t’elle entrant dans la grande allée, & reprenant le promenoir qu’elles avoient laissé, qui eust jamais creu que cette fille eust eu tant de fiel, que de se vouloir donner une si grande peine & si longue, pour se vanger contre des innocents : car veritablement & vous & Silvandre estiez innocents de son desplaisir, puis que ce fut le hazard qui vous esleut pour l’office que vous fistes : mais encore que vous fussiez coulpables, qu’avions-nous fait & Lycidas & moy, pour en recevoir une si grande offense ? N’avez vous pas ouy, repliqua Phillis, qu’elle a dit, que plutost que de ne se vanger d’un de ses ennemis, elle feroit perir cent de ses amis ? Dieu nous vueille garder, adjousta Diane, de semblables amies. Or Diane ; reprit alors Phillis, nous devons estre apprises pour une autrefois, que tout ce que l’on dit n’est pas tousjours vray, quelque apparence qu’il y ait. Vous avez raison, respondit Diane, car qui est celuy qui eust peu éviter de croire cette meschanceté, je vous supplie considerez avec quelle froideur elle nous raconta sa malice, avec quelle feinte nonchalance elle l’alla amplifiant, & sur qu’elle vray-semblance elle l’avoit bastie, vous eussiez dit qu’elle en parloit pour raconter quelque chose à l’avantage de ce berger : Mais, & qui ne fust pas le moindre artifice, elle prit si bien son temps, qu’à mesme heure Madonthe s’en alla, & Silvandre l’accompagna, de sorte qu’il sembloit qu’il vouloit luy-mesme reconfirmer ce qu’elle avoit inventé. O ma sœur, adjousta Phillis que pour vivre parmy ces esprits brouïllons il faut estre bien advisée ! Je confesse, dit Diane, que j’ay esté deceuë ; mais la tromperie a esté ourdie de telle sorte que je n’en ay point de coulpe, & pense qu’au contraire j’eusse esté plus blasmable si je ne m’y fusse pas laissée tromper, puisqu’en cela j’ay fait paroistre que j’avois l’ame si nette & pure de telle meschanceté, que seulement je n’ay peu imaginer qu’elle deust entrer en elle de quelqu’autre. Mais Diane, adjousta Phillis, que dirons-nous du pauvre Silvandre qui meurt de desplaisir, & qui peut estre cherché quelque malheureux licol pour finir sa vie desastrée ? Je serois bien marrie, respondit Diane que Sylvandre en eust du mal, car je voy bien qu’il n’est point coulpable, & la premiere fois que je le verray, la main qui luy a fait la blesseure luy donnera la guerison. Mais Dieu vueille, repliqua Phillis, que le desespoir ne luy ait point fait prendre quelque extreme resolution. Non non, adjousta Diane, il ne faut pas apprehender cela de Silvandre, le desespoir n’emporte pas facillement un esprit fort comme le sien. Si est-ce, reprit Phillis, que ces personnes d’humeur froide comme il est, lors que la tristesse les saisit, font d’estranges resolutions. Voyez vous, ma sœur, dit alors Diane, tout ainsi que les corps robustes lors que la fiévre les saisit, ont bien des accés plus violents que les foibles & delicats, aussi resistent-ils bien mieux à la grandeur du mal & le supportent plus longuement : de mesme est-il des esprits forts comme celuy de Silvandre. Il est certain qu’ils sont bien plus sensibles aux ennuys qu’ils reçoivent, mais aussi sont-ils bien plus forts à y resister. Si est-ce, ma sœur, continua Phillis, qu’il ne faudroit pas sous cette confiance le laisser plus long-temps en cette peine. Je m’asseure, reprit Diane, que nous le verrons une heure du jour, & lors il ne partira point d’avec nous sans recevoir quelque bon remede, puis mesme que vous le voulez ainsi, si toutefois il en a autant de necessité que vous l’estimez : mais cependant je serois d’avis que nous reprissions nostre chemin vers Astrée & vers Alexis pour leur dire la rencontre que par hazard nous avons eüe ce matin. A ce mot elles tournerent leurs pas du costé du logis d’Astrée qui estoit encore dans le lict.
Car dés que ces deux compagnes furent sorties de la chambre, au lieu de s’habiller elle s’amusa à entretenir & caresser Alexis, avec tant de preuve de bonne volonté, que la feinte Druyde n’avoit presque la force de resister à tant de faveurs : & à la verité jamais Amant ne fust plus avant dans toute sorte de delices sans les gouster, qu’estoit Celadon, soubs les habits de fille qu’il n’osoit dementir. Cette contrainte estoit si mal-aisée à cette feinte Druyde, qu’elle changeoit à tous coups de couleur, dequoy Astrée s’estant diverses fois apperceue : J’ay peur, dit-elle ma Maistresse, que vous ne vous trouviez mal, je vous voy changer de couleur, je vous supplie ne vous contraignez point, car vous ne serez jamais en lieu où vous ayez plus de puissance qu’en cette maison. Mon serviteur, répondit Alexis, je ne vaux pas la peine que vous prenez de remarquer les changements de mon visage, il est vray que je ne me porte gueres bien, mais n’en soyez point en peine, car depuis la derniere maladie que j’ay eüe j’ay tousjours eu de ces foiblesses, cela passera incontinent : Et je suis marrie que vous en ayez eu cognoissance : Ah ! ma Maistresse, repliqua la Bergere, vous n’aurez jamais mal qui me semble petit, & vous avez tort de me vouloir cacher celuy que vous dites, puis qu’il est necessaire que comme vostre serviteur je le sçache pour y chercher quelque remede. Mon serviteur, reprit la Druyde, je voy bien que vous aimez plus Alexis qu’elle ne vaut ; mais ne soyez en peine de son mal, puis qu’ell’a le corps plus sain que l’esprit. Et qu’est-ce, adjousta incontinent Astrée, qui vous peut fascher, puisqu’il semble que tout vous vient à souhait ? vous avez un pere qui vous aime ; & qui vous cherit par dessus tous ses enfans : vous estes née avec toute sorte de commoditez, & davantage vous estes estimée & honorée de tous ceux qui vous voyent ; qu’est ce donc qui vous peut donner subject de desplaisir ? Encore oubliez-vous, continua Alexis, l’une des choses du monde, qui me peut rendre la plus contente, & que je veux croire que je possede, qui est qu’Astrée aime Alexis, n’est-il pas vray mon serviteur ? S’il est vray, repliqua-t’elle incontinent, ô Dieux ! dit-elle en l’embrassant & la baisant, ne seroit-ce point une offense irremissible que vous me feriez si vous le pensiez autrement ? Ouy, ma maistresse, je vous aime, puis qu’il vous plaist que j’use de ce mot : & je vous honore de telle façon, que je veux que le Ciel ne m’aime plus, lors que je cesseray de vous aimer & honorer. Ne dites pas, respondit la Druyde, que vous m’aimez, mais que vous aimez Alexis : Je ne sçay, dit Astrée, que vous voulez entendre par là, mais je vous asseureray bien que si j’aime Alexis, ce n’est que d’autant que vous avez ce nom, & que si vous en aviez un autre, je l’aimerois de mesme pour l’amour de vous, & que si vous voulez sçavoir ce que j’aime sans changement, c’est vostre personne, c’est vostre esprit & vostre merite : Et si je n’estois point Druyde, reprit Alexis, m’aimeriez-vous ? Pleust à Dieu, respondit-elle, que sans vostre dommage vous fussiez née pour mon contentement Bergere de Lignon, car j’espererois que l’esgalité qui seroit entre nous vous convieroit mieux à recevoir mon affection, que non pas cette difference que vostre naissance y a mise. Et si j’estois Berger, dit Alexis, me continueriez vous cette mesme volonté ? Or à cela reprit froidement Astrée, je vous respondray franchement, qu’il seroit impossible que je vous aimasse comme je fais : Et à la verité il ne me sieroit pas bien d’aimer un homme comme je vous aime, mais quand il me seroit permis, encor ne croy-je pas que je le peusse faire, il suffist que j’en ay aimé un, sans que jamais plus j’y retourne. Alexis fut bien marrie d’avoir esté si curieuse, toutefois puisqu’elle en avoit esté si avant, elle voulut encore passer plus outre, Je sçavois bien, luy dit-elle, mon serviteur, que ce n’estoit qu’Alexis que vous aimiez, & non pas ma personne, car autrement si les Dieux me faisoient devenir Berger, pourquoy cesseriez-vous de m’aimer ? Si les Dieux, répondit Astrée, me faisoient cette offense, j’aurois occasion de me plaindre d’eux, de m’avoir privé de tout le bien que j’espere jamais recevoir, & dés lors je dirois un adieu à toute sorte de plaisir & de contentement : Mais pourquoy ne m’aimeriez vous pas, dit Alexis, puisque mon corps seroit tousjours mon corps, & que mon ame seroit tousjours la mesme ? Que voulez-vous, ma maistresse, que je vous die, respondit la Bergere, sinon que jamais on ne verra qu’Astrée ait aimé deux Bergers ? & je vous supplie, ma chere maistresse, n’en parlons plus, car encore que je sçache bien que ce changement ne peut estre, toutesfois l’imagination m’en fait glacer tout le sang, & il estoit vray qu’elle en estoit paslie. Dequoy s’appercevant Alexis, & voyant qu’il n’y avoit point d’apparence de continuer ce discours, elle luy dit ; Et bien, mon serviteur, je ne vous en parleray plus, à condition que vous me direz à quoy vous songiez ce matin, quand vous vous estes esveillée. Je le feray de bon cœur, respondit Astrée, pourveu que je m’en puisse souvenir : Mais, ma maistresse, adjousta-t’elle, pourquoy me le demandez-vous ? Parce, repliqua la Druyde, que toute endormie que vous estiez, je vous ouys que vous disiez en vous tournant de mon costé, & d’une voix comme plaintive, Ah Celadon ! Vous avez bien fait, dit alors Astrée, de me remettre en memoire par ce mot une partie de mon songe, car je ne sçay si autrement je m’en fusse souvenüe. J’ay songé, continua-t’elle, que j’estois entrée dans un taillis tellement espais & d’arbres & de ronces, que les espines apres m’avoir rompu presque tous mes habits, & l’obscurité du lieu m’empeschant de voir par où je passois, je sentois à tous coups la pointe de ces espines jusques dans la chair. Apres avoir travaillé longuement en vain pour sortir de ceste peine, il m’a semblé qu’une personne que je ne cognoissois point à cause de l’obscurité du lieu, s’est approchée de moy, & m’a dit, me cachant toutefois son visage curieusement, & me tendant la main, que si je la voulois suivre elle me pourroit mettre hors de la peine où j’estois. Il m’a semblé qu’apres l’avoir remerciée du secours qu’elle m’estoit venu donner, j’ay marché en la suivant. Et quoy que sans y voir toutefois avec beaucoup moins d’incommodité que je ne faisois pas auparavant, mais nous ne pouvions sortir ny l’un ny l’autre du bois où nous estions, en fin il m’a semblé que quelqu’un s’estant mis entre ma guide & moy pour nous separer, elle m’a tellement serré la main, & moy à elle pour ne la lascher point, que l’autre y mettant toute sa force, enfin il a tant tiré & d’un costé & d’autre, que la main que je tenois s’est destachée du bras de celle qui me conduisoit : & en mesme temps il m’a semblé de voir quelque peu de lumiere, cela a esté cause que voulant avec regret regarder la main qui m’estoit demeurée, j’ay trouvé que c’estoit un cœur qui s’alloit enflant peu à peu, jusqu’à ce que celuy qui m’avoit fait perdre ma guide est revenu avec un grand couteau en la main : & qui, quelque deffense que j’y aye peu faire, a donné un si grand coup dessus, & luy a fait une si grande blessure, que je me suis trouvée presque toute couverte de sang : l’horreur que j’en ay a esté cause que je l’ay jetté en terre : mais il n’y a pas esté plustost que j’ay veu ce cœur changé en Celadon, ce qui m’a donné une si grande frayeur, que je me suis escriée comme vous avez ouy, & en mesme temps me suis esveillée.
Vrayment, reprit Alexis, voila un songe qui sans doute signifie quelque chose, car encore que la pluspart soient faux, & seulement des impressions des choses precedentes que nous avons ou veuës ou ouyes, & quelquefois des vapeurs des viandes dont l’estomach est chargé, ou bien selon la complexion, & la bonne ou mauvaise qualité du corps : Si est-ce que cettuy n’a nulle des conditions que les songes faux ont accoustumé d’avoir, d’autant que ceux-là ne sont pas suivis, ou bien viennent dés le commencement du sommeil : mais cettuy-cy a une grande suite, & une grande correspondance en toutes ses parties, outre qu’il est venu sur le matin, que les vapeurs des viandes ne peuvent plus faire d’effect : de sorte que quant à moy, je pen- serois bien vous en pouvoir expliquer quelque chose. Je vous aurois bien de l’obligation, respondit Astrée, s’il vous plaisoit d’en prendre la peine. Ce bois où vous estiez si plein de ronces & d’obscurité, dit Alexis, c’est quelque peine où vous estes, & de laquelle vous avez peu d’esperance de sortir : celle qui se presente & qui vous rend le chemin dans le bois plus aisé, c’est moy : celuy qui nous veut separer, c’est que je seray contrainte de m’en retourner aux Carnutes par Adamas, nous y resisterons & l’une & l’autre tant que nous pourrons : en fin l’on nous separera, mais je vous laisseray mon cœur, qui vous tiendra lieu de celuy de Celadon, & avec la cognoissance que vous en aurez vous vivrez plus contente que vous n’avez pas esté par le passé : ce qui vous est monstré par la clarté, qui depuis vous est apparuë.
Ah ! ma Maistresse, je veux bien, s’escria Astrée, l’explication de mon songe jusqu’à cette separation, mais cela je ne le puis souffrir, & vous mesme le pourriez vous faire ? n’auriez-vous point de regret de ce serviteur, qui vous aime avec tant de passion, qu’il faut croire que le mesme moment qui nous separera sera celuy qui me verra porter dans le cercueil ? Et en disant ces paroles elle serroit la main d’Alexis entre les siennes, & ne pouvoit empescher que les larmes ne coulassent le long de son beau visage. Et parce qu’Alexis la consideroit sans luy rien dire : Mais ma Maistresse, continua-t’elle, vous ne me dites mot, seroit-il bien possible que vous puissiez consentir à nostre separation ; Vous voyez, re- prit Alexis, ce que vostre songe vous en dit, jugez puisque je vous laisse mon cœur entre les mains, si j’y consentiray ou non. O ma Maistresse, repliqua la Bergere, cela ne me contente pas, jurez-moy par la chose du monde qui vous est la plus inviolable. Ce sera par l’affection que je porte à la belle Astrée, dit Alexis. Soit, reprit Astrée, par quoy que ce soit, pourveu que ce serment vous soit inviolable. Jurez-moy, vous dis je ma chere Maistresse, que jamais vous ne m’abandonnerez : Et moy je vous feray serment par l’ame de celuy que j’ay le plus aimé, & par l’amour que je vous porte maintenant, & puis par tous les Dieux domestiques qui nous escoutent, que ny violence de parents, ny incommodité d’affaires, ny consideration quelconque qui puisse tomber soubs la pensée, ne me separeront jamais de ma chere Maistresse, que j’embrasse, dit-elle, luy jettant les bras au col, & que je ne laisseray point sortir des liens de mes bras qu’elle ne m’ait faict ce serment, si pour le moins elle ne veut point que je meure à ceste heure mesme de desplaisir. Alexis alors la liant de semblable façon avec ses bras, & posant sa bouche sur son sein luy dit : Et moy, mon serviteur, je vous jure par l’affection que je vous porte, qui est la seule que j’ay, & que j’auray jamais, je vous jure par celle que vous me tesmoignez, qui est la seule que je veux, & que je desire, je jure par Hesus, Bellenus, Tharamis, le grand Tautates qui nous escoute, & qui nous void. Bref, je jure par vous Astrée, sans laquelle je prie le Ciel de ne me point laisser vivre, que jamais l’authorité de mon pere, ny l’obeyssance que je dois à mes anciennes, ny les devoirs de quelque sorte qu’ils me puissent obliger, ne me separeront de ceste belle Astrée, sur le sein de laquelle je le jure, comme le lieu qui m’est le plus sainct & sacré de l’univers : Et à ce mot se baisant avec un contentement extreme d’Alexis, & une satisfaction incroyable d’Astrée, elles ne se pouvoient separer, lors qu’elles ouyrent ouvrir la porte de leur chambre, qui fut cause que pour n’estre veües, Alexis se remit sur son siege, & Astrée dans le lict.
Et en mesme temps Diane & Phillis entrerent, & d’abord Phillis toute resjouye s’en venoit criant, victoire, victoire, nous avons obtenu victoire, la voila, continua-t’elle monstrant Diane, la voila cette colere, la voila cette dépitée, qui advoüe qu’ell’a eu tort de tout ce qu’ell’a dit, & de tout ce qu’elle a fait : Ah ! ma sœur, interrompit Diane, vous en dites un peu trop, ce me semble, car je n’advoüe pas que j’aye eu tort, mais je dis bien que j’ay esté trompée, & que l’opinion que j’ay euë de ce Berger a esté fausse, mais que j’aye eu tort de l’avoir euë, ou de croire ce que l’on m’avoit dit, tant s’en faut, je penserois avoir failly si j’avois fait autrement. Astrée alors, mais mes filles, dit-elle, je vous supplie expliquez-nous un peu ce que vous dites, afin que cette belle Druyde & moy nous en resjouyssions avec vous. Ah ! paresseuse, dit alors la gracieuse Phillis, ah ! grosse paresseuse, vous voila en- core aussi avant dans le lict que nous vous y avons laissée : Vrayment si nous l’eussions autant entretenu que vous, nous n’eussions pas appris ce que vous desirez de sçavoir, que je ne puisse voir d’aujourd’huy celuy que j’ayme le plus, si je vous le dis. Ce sera donc à moy, la belle, adjousta Alexis, à qui vous le direz : à vous, dit-elle, je le veux, parce que vous avez esté cause vous estant esveillée si matin, que Diane & moy nous sommes levées à bonne heure, & que nous avons eu la rencontre, qui seule pouvoit mettre cette colere Bergere hors de l’opinion où elle estoit. Et le bon, c’estoit que si nous eussions perdu cette occasion, nous ne la pouvions jamais plus recouvrer, car celle qui a fait cette meschante trahison, s’en est allée aussitost, que sans y penser ell’a eu fait ce bon office à Silvandre.
Et là dessus elle raconta tous les discours de Laonice & de Tircis, & sans en oublier un seul mot redisoit les mesmes mots de l’estrangere, aussi bien ceux qu’ell’avoit dit contre elle, que contre le pauvre Silvandre. Or, reprit-elle, la voila maintenant convaincuë cette colere Diane, qui ne vouloit adjouster foy qu’à Laonice, & qui vouloit qu’elle seule sceust dire la verité, & que nous ne fussions que des menteuses. Je loüe Dieu, dit Astrée, qu’il vous ait conduites tant à propos toutes deux, que vous ayez pu ouyr ensemble cette tromperie : car je croy que si vous eussiez esté separées, Diane n’eust pas voulu adjouster foy à ce que vous luy en eussiez dit, & encore qu’elle l’eust elle mesme ouy, s’il n’y eust point eu de tesmoing, elle eust demeuré long-temps sans se vanter de le sçavoir : Il est vray, répondit Diane, qu’il eust esté bien difficile que de long-temps j’eusse eu l’esprit si satisfait que je l’ay Dieu mercy maintenant, & j’en remercie la bonté du Ciel qui a choisi le moyen, qui estoit le seul capable de me bien esclaircir de la doute où j’estois. Par là vous voyez, adjousta la Druide, que jamais l’innocence n’est delaissée sans secours, puisque le pauvre & innocent Silvandre a receu le tesmoignage de la sienne, du lieu d’où il le devoit moins esperer. Mais voicy, reprit Astrée, comme le Ciel est bon, & comme quelquefois pour nostre consolation il fait predire les choses futures à des personnes qui les disent, en se pensant mocquer : je l’ay moy-mesme espreuvé en cet accident : car lors que vestuë des habits de ma Maistresse, je dis à Silvandre que dans trois jours il sortiroit de la peine où il estoit, je le disois seulement pour le retenir en vie par cette esperance, & non pas que je pensasse que cela deust arriver ; mais à ce que je voy, j’auray aussi bien predit la verité, que si j’en eusse esté asseurée par la bouche de quelque Dieu. Il ne reste donc plus, dit Phillis, pour rendre vos paroles entierement veritables, sinon que vous sortiez de ce lict, afin que nous puissions aller en lieu où Silvandre se rencontre, si ce n’est que vous vueilliez porter avec vous vostre lict parmy ce bois, ou que nous allions querit ce Berger pour vous venir donner vostre chemise. Il ne faut pas, répondit Astrée, que ny vous ny luy preniez tant de peine, vous à l’aller chercher, & luy à venir dans cette chambre, où jamais il ne fut encore lors que j’ay esté dans le lict. Est-il possible qu’il n’y ait jamais esté, reprit, Alexis, en ce temps ? Non je vous asseure, répondit Astrée, ny luy ny Berger du monde que je sçache, & de cela j’en feray bien serment. Il ne faut jamais jurer, repliqua Alexis, d’une chose dont l’on n’est pas bien asseurée : je pense bien que vous le croyez ainsi, mais peut estre vous trompez-vous, & que sçavez vous si maintenant il n’y en a point de chaché ? Vous vous mocquez de moy, reprit Astrée ; mais croyez, ma Maistresse, que nous vivons parmy ces Bergers de Lignon avec plus de retenuë que vous ne croyez pas. Ma sœur, dit Diane, il a esté un temps que j’eusse bien fait le mesme serment que vous voulez faire, & toutesfois vous sçavez bien que j’eusse esté parjure. O ! repliqua Astrée, il n’y a qu’une Diane au monde, qui merite que l’on en prenne la peine, & il n’y a plus de Filandre pour l’oser entreprendre. Et toutefois, continuat’elle, s’il vous plaist m’en donner le loisir, ma Mai- stresse, dit-elle, se tournant à Alexis, je m’habilleray pour ne donner pas la peine à Silvandre de venir icy.
A ce mot Alexis se levant de son siege alla querir ses propres habits, & les apporta à sa chere Bergere, qui les recevant de sa main : Voicy qui est bien contre les reigles du devoir, dit-elle, puisque vous qui estes ma Maistresse prenez la peine de me servir, au lieu que c’est moy qui suis vostre serviteur, qui devrois vous apporter les vostres quand vous vous habillés : Mon serviteur, dit Alexis, je veux que quand vous prendrez mes habits, & que vous serez Druyde vous soyez ma Maistresse, & que vous m’appelliez vostre serviteur, & quand je les reprendray, je seray la vostre. Et que dira-t’on de moy, répondit Astrée, si quelqu’un m’entend parler à vous de cette sorte ? Au contraire, répondit Alexis, chacun trouveroit estran- ge qu’estant vestuë en Bergere comme je suis, & vous en Druide, je vous nommasse autrement que ma Maistresse. Quant à moy, adjousta Astrée, j’aime mieux faillir en vous obeïssant, que bien faire manquant à vos commandements : Et pour vous monstrer que je dis vray, mon serviteur, continua t’elle, si vous ne m’aidez à vestir cet habit, je vous asseure que j’y suis encore si peu sçavante, que je ne sçay par où commencer. Alexis alors la prenant par une main luy vestit un bras, & puis la levant du tout sur le lict luy aida à mettre l’autre, mais avec tant de contentement, ou pustost de transport qu’elle ne sçavoit ce qu’elle faisoit : car cette nouvelle Druide la croyoit de sorte fille, qu’elle ne se cachoit en chose quelconque d’elle. Enfin la prenant entre ses bras la mit en terre, la pressant avec tant d’affection contre son sein, que pour peu qu’Astrée en eust eu soupçon, ell’eust bien recogneu la tromperie qu’elle luy faisoit : & toutefois la crainte qu’Alexis avoit de faire penser à ces belles Bergeres quelque chose qui luy fust desavantageuse, la retint en diverses actions ausquelles ell’eust esté sans doute plus licencieuse, s’il n’y eust eu qu’Astrée dans la chambre, d’autant qu’elle avoit desja preparé l’esprit de cette fille de sorte, à l’affection qu’elle luy portoit, qu’elle ne craignoit guiere qu’elle prist aucune mauvaise opinion d’elle.
Astrée finit ainsi de s’abiller, & parce qu’il estoit desja assez tard, sans sortir du logis, elle allerent toutes ensemble donner le bon-jour à Phocion qui les voyant desguisées de cette sorte au commencement, les mescogneut, mais enfin y prenant garde, il en monstra un extreme con- tentement. Et en mesme temps prenant Alexis par la main, les mena à table, où le disner les attendoit, Durant le repas Phocion mit en avant plusieurs sages discours, comme c’estoit sa coustume, mais ces belles Bergeres desiroient de sorte de trouver bien tost Silvandre pour le mettre hors de la peine ou elles sçavoient bien qu’il estoit, qu’à peine purent-elles se donner le loisir de disner, qu’incontinent Phillis addressant sa parole à la Druide ; Vous sçavez bien, luy dit-elle, que Florice, Palinice, & Cyrceine nous ont priées de nous trouver sur le chemin à leur retour de Marcilly pour cette affaire qui leur est de telle importance ! il me semble que si vous voulez leur tenir parole il ne faut guiere retarder davantage en ce lieu. Alexis qui cogneut bien à quel dessein elle parloit de cette sorte, fist semblant de l’avoir oublié, & d’estre bien aise qu’elle l’en eust fait souvenir, & cela fut cause que Phocion sortit plustost de table, pour leur donner commodité d’aller où elles avoient deseigné.
Mais Silvandre, apres s’estre mis dans le bois pour fuyr la compagnie d’Alcandre & de son frere, alla roulant toute la nuict jusques à la pointe du jour, que de fortune estant arrivé sur le bord de Lignon, le sommeil l’assoupit tellement, que le Soleil estoit desja assez haut, lors que quelques chiens des trouppeaux voisins l’esveillerent, en courant des loups, qui de fortune ce jour là estoient venus pres de leurs parcs. Autrefois qu’il n’avoit point le cruel ennuy qui l’affligeoit, s’il eust ouy la voix de ces chiens, il eust esté le plus diligent de tous les Bergers à courre pour la conservation de son trouppeau ou de celuy de ses amis : Mais à ce coup il ne s’en esmeut non plus que s’il n’y eust point eu d’interest, qui monstre que la plus forte passion fait que nostre ame mesprise la plus foible : Et de fortune, presque en mesme temps un Vacie de ceux qui souloient servir à l’Oracle de Mont-verdun, & qui estoit de la cognoissance de ce Berger, passant pres de luy, & ne voyant point qu’il se mit en devoir de secourir les chiens, s’en estonna grandement, & d’abord eut quelque opinion qu’il se trouvast mal, parce que ce n’estoit pas sa coustume d’en user ainsi : mais s’approchant de luy, & ne recognoissant à son visage aucune marque de maladie, d’autant qu’il dissimula son ennuy quand il vid approcher. Et quoy, Silvandre, luy dit-il, que veut dire que vous ne faictes point de conte de poursuivre ces ennemis communs de nos trouppeaux ? Je ne sçay, respondit froidement le Berger, de quels ennemis vous parlez, me semblant qu’il y en a de tant de sortes, que celuy qui voudroit se resoudre de les poursuivre tous, n’entreprendroit pas une petite affaire. Vrayment, reprit le Vacie, je cognois bien que ce n’est pas sans raison que les Dieux nous menacent de quelque grand, & tres-grand malheur : car il n’y a point de signe plus asseuré de la ruïne d’une contrée, que quand Tautates luy oste les grands personnages, par le conseil & la valeur desquels elle estoit conservée, ou bien quand ceux qui y restent perdent le soing de son bien & de sa defense : Et pourquoy, adjousta Silvandre, dites-vous ces paroles ? Parce, répondit le Vacie qu’il y a desja plusieurs jours que toutes les victimes que nous sacrifions se trouvent tellement defectueuses, qu’elles eston- nent tous les Sacrificateurs. Jamais de mon temps telle infortune n’est arrivée, & je la dis infortune, parce que c’est un presage des plus mal-heureux qui nous puisse arriver : Et maintenant je voy Silvandre, qui souloit estre l’un des plus curieux de toute cette contrée à la conservation de son bien, en mesprise le soing, & semble que son mal ne le touche non plus que s’il n’y avoit point de part. Il ne faut pas, reprit alors Silvandre, que vous preniez nul augure de mes actions : car outre que le Ciel ne veut pas que l’on prenne garde à une personne si mal’heureuse que je suis, encore le peu que je vaux ne doit pas estre considerable ; le Vacie alors luy répondit : Il y peut avoir de l’excez, aussi bien à se mespriser, qu’à se trop estimer, & quelquefois ces paroles sont autant signes de vanité & d’ambition, que les loüanges que de sa propre bouche on s’attribuë, comme ce sage ancien fist bien entendre à celuy, qui pour monstrer qu’il mesprisoit les habits & les parures somptueuses, portoit un manteau tout percé de vieillesse, lors qu’il luy dit ; cache la bien cette ambition, car je la vois paroistre par les trous de ton manteau. Prenez garde aussi Silvandre, qu’en parlant de vous moins advantageusement qu’il ne se doit, vous ne soyez accusé d’une mesme faute : chacun qui cognoist Silvandre sçait assez son merite & sa capacité, & en quelle estime il est dans cette contrée : c’est pourquoy d’en dire mal contre l’opinion de chacun, c’est ou se vouloir declarer son ennemy, ou vouloir donner occasion d’estre loüé d’avantage. Et à ce mot sans attendre la responce du Burger, il continua son chemin, laissant Silvandre en quelque sorte honteux de l’estime qu’il faisoit de luy.
Cette pensée l’arresta quelque temps en ce lieu : enfin revenant tousjours à celle qui le touchoit plus vivement, & considerant l’inevitable accident qui luy estoit survenu, & combien innocemment, il creut qu’il falloit que le Ciel fust irrité contre luy, & que par ce chastiment il le vouloit faire rentrer en la consideration de soy mesme, afin que se tournant à celuy de qui toutes les vrayes consolations peuvent venir, il en receust le remede qu’il devoit attendre de luy seul : Cette opinion fut cause que tout à coup se jettant à genous, & tendant les mains au Ciel, il l’invoqua à son aide, & en mesme temps se resolut de consulter l’Oracle de la vieille Cleontine : sur ce dessein il passa la riviere de Lignon, alla à Mont-verdun, consulta l’Oracle, & en receut une telle responce.
ORACLE.
Ton present desplaisir bien tost se finira
Mais celle que tu veux, Pâris l’espousera :
Et tu ne dois pretendre
D’accomplir tes desirs qu’en la mort de Silvandre.
Lors que ce triste Berger receut cette cruelle response, il demeura bien immobile, mais non pas insensible comme un rocher : car le ressentiment qu’il en eut fut tel, qu’apres s’estre croisé les bras, il ne donna fort long-temps autre sine de vie, sinon par les larmes qui luy sortoient des yeux ; de sorte que les Vacies & les Eubages qui s’y trouverent presents furent touchez de tant de compassion, qu’il n’y en eut un seul qui ne s’efforçast de luy donner quelque consolation, mais à tous il répondit avec le silence, tournant seulement les yeux sur celuy qui parloit, mais d’une façon si pitoyable qu’il n’y avoit celuy de qui il n’arrachast des larmes pour accompagner les siennes. En fin une partie du jour estant passée, il sortit de Monverdun sans dire un seul mot, & se retira de cette sorte, dans le grand bois qui touche la grande allée, non point avec autre dessein que pour estre aupres du lieu où Phillis luy avoit fait ce cruel message, luy semblant que tant plus la veuë de ce lieu luy augmenteroit son déplaisir, & tant plustost aussi finiroit-il sa miserable vie, ou il n’esperoit jamais avoir aucun contentement.
De fortune en ce mesme temps, Alexis, Astrée, Diane & Phillis, y estoient arrivées pour y passer, selon leur coustume, la grande chaleur du jour, & Phillis fut la premiere qui apperceust le Berger, qu’aussi tost elle montra à ses compagnes : elle voulut l’appeller, mais Diane l’en empescha, parce, disoit elle, que je ne veux pas qu’il pense que j’aye esté jalouse, cela me seroit de trop d’importance, & mesme ayant affaire avec un esprit comme celuy de ce Berger, qui incontinent en tirera des consequences qui ne seront pas petites. Que voulez vous donc, répondit Phillis, que nous fassions, si faut il bien avoir pitié de sa peine. Je le veux, adjousta la Bergere, mais il faut aussi avoir pitié de Diane, & me semble que ce n’est pas une affaire de si peu d’importance pour moy qu’elle ne merite bien d’y faire consideration. A ce mot elle s’en alla vers Astrée & Alexis, qui estoient un peu retirées, & leur proposa la difficulté qu’elle trouvoit en cecy, C’est un grand cas, adjousta Alexis, qu’il y a une grande peine à cacher une verité. Comment, reprit Diane, de quelle verité, Madame, vous plaist-il de parler ? Vous voulez, répondit Alexis, que Silvandre ne sçache point que vous l’aymez, & pour luy cacher cette verité vous cherchez tous ces artifices, ne vaut il pas mieux vivre franchement avec luy, comme vous voyez que cette belle Bergere & moy en usons ? Vrayment, Madame, encore que j’aymasse Silvandre il me feroit bon voir de le dire aussi librement que vous en parlant d’Astrée, dit Diane, mais fay-je non plus que vous difficulté de dire que je l’ay me aussi cette Bergere, Vous voulez dire, repliqua Astrée, que parce que je suis fille comme vous cela vous est permis, mais que direz vous, ma sœur, de Phillis & de Lycidas ? je diray ma sœur, adjousta Diane, que si Bellinde ma mere, approuvoit le mariage de Silvandre & de moy, comme Artemis celuy de Phillis & de Lycidas, peut estre n’en ferois-je non plus de difficulté que Phillis en fait ; Mais sçachant bien que c’est une chose impossible, pourquoy dois-je faire paroistre à ce Berger ma bonne volonté ? qui ne luy peut estre qu’infructueuse, & me rapporter beaucoup de mal : car je sçay que je ne feray jamais élection d’un mary que ce ne soit par le contentement de Bellinde, & je suis encore plus certaine que jamais elle ne consentira à celuy de Silvandre & de moy. Alexis alors prenant la parole, je ne sçay, dit-elle, de quelle humeur est Bellinde, comme ne l’ayant jamais veuë, mais je trouve Silvandre si accomply que je ne puis imaginer que si Bellinde le cognoissoit elle n’approuvast cette alliance : car croyés moy qu’il vaut mieux avoir un homme que du bien, j’entends un homme tel que Silvandre, de qui les estimables qualitez sont telles que mal-aysément puis-je croire s’en pouvoir trouver un semblable en toutes les Gaules. O, Madame, s’écria Diane, que la vertu maintenant à peu de credit si elle n’est authorisée de la richesse, mais outre cela, mes parens ne consentiront jamais que je sois donnée à une personne qui n’est point cogneuë, & de qui la naissance est si desastreuse qu’il ne sçait luy mesme, ny qui est son pere, sa mere, ny sa partie. Cette consideration est grandement forte, reprit Astrée, mais s’il vray que les rosiers portent des roses, qui peut-on penser, voyant une belle rose, qui l’ait produite qu’un rosier ? & de mesme voyant Silvandre si plein de perfections y a-il quelqu’un qui puisse entrer en doute qu’il n’ait un pere tres-vertueux & tres estimable ? Ces conjectures sont bonnes, répondit Diane, mais ce n’est pas à moy, ny à les mettre en avant, ny à les fortifier & maintenir. Cependant voyons, je vous supplie, comme j’ay à me conduire en cette affaire, afin que puis que vous jugez toutes que je le dois mettre hors de la peine où il est, je n’entre pas en une plus grande. Pour moy, continua-elle, mon opinion seroit que toute la faute en fut rejettée sur Phillis. Sur moy, reprit elle incontinent, & se retirant d’un pas, Et ma sœur quelle coulpe y ay-je que j’en doive estre accusée ? N’est-ce pas vous, dit Diane en sousriant, qui luy avez fait tout le mal en le luy disant ? Voicy une raison admirable, dit Phillis, c’est moy qui luy ay fait tout le mal en le luy disant, & pouvois-je ne luy point dire puis que vous m’en aviez donné la charge, & que vous m’en aviez si fort pressée, qu’il me sembloit que je ne serois jamais assez à temps pour le luy dire, je voy bien, répondit alors froidement Diane, qu’on peut bien donner une charge à quelqu’un, mais non pas la prudence ny la discretion avec laquelle il s’en faut acquiter, & s’il vous plaist, Monsieur l’Ambassadeur, lors que je vous envoyay vers Silvandre luy dire tout ce que la passion me mettoit en la bouche, pourquoy vous a qui cette passion ne troubloit point le jugement ne consideriez vous qu’il falloit un peu attendre & donner loisir au temps, ou d’allentir cette violence, ou la verifier cette doute ou j’estois ? n’eussiez vous pas esté tousjours à temps à faire ce malheureux message qui faillit à luy faire perdre la vie ? Voyez vous Bergeres, je ne vous ay point dit jusques à cette heure, mais il est vray, que je vous ay voulu plus de mal ces deux ou trois jours, que je ne vous sçaurois dire, pour avoir si fort precipité ce que vous ne deviez faire qu’à pas de plomb, & apres en avoir esté priée, repriée, solicitée, & pressée plusieurs & plusieurs fois, & dites moy, je vous supplie, si Silvandre fust mort, avez vous opinion que j’eusse jamais eu contentement, m’en sçachant entierement coulpable ? Et pensez vous que je ne vous eusse hay toute ma vie ? O que ceux qui font ces offices doivent y aller avec une grande prudence, parce que jamais il n’en peut venir que du mal pour celuy qui les manie, & vous qui à l’étourdie avez secondé ma passion, vous estes coulpable de tout le mal, & en devez porter toute la peine. Alexis & Astrée ne se peurent empescher de rire, d’ouïr ces raisons, & de voir que Phillis ne sçavoit que répondre, & cela fut cause qu’elles la condemnerent à tout ce que Diane desiroit. Je vous asseure, interrompit Phillis, que voicy une ordonnance qui est bien gratieuse, & de laquelle toutefois, pour le respect des juges, je ne veux point appeller, mais à quelle peine seray-je condamnée ? Elle ne sera pas si grande que la faute, dit Diane, je veux seulement que quand vous verrez Silvandre vous l’asseuriez que tout ce que vous luy avez dit n’a esté que par mocquerie, & que je n’en ay jamais rien sceu, & de bonne fortune il est advenu que depuis ce temps je ne me suis point trouvée en lieu où il ait esté, de sorte qu’il ne peut rien sçavoir de ma mauvaise satisfaction que par vostre bouche, si bien qu’il le croira aisément, outre que quand il parlera à moy j’en useray comme je soulois faire avant la trahison de Laonice. Je vous asseure, ma sœur, reprit Phillis, que je vous ay bien creu fine, mais non pas tant que vous l’estes. Non, non, dit Alexis, ce n’est pas finesse c’est prudence, car Diane a veritablement raison d’en user ainsi, & quoy que vous n’eussiez pas fait la faute, dont vous estes convaincuë, vous ne devriez pas laisser de faire ce qu’elle vous dit. O, Madame, répondit Phillis, je le ferois bien plus volontiers si je n’y estois pas obligée, car je suis d’une telle humeur que j’ayme mieux faire cent presents que de payer une debte.
Cependant qu’elles parloient ainsi, Silvandre qui s’en alloit pensif & sans hausser seulement les yeux : vint sans y penser à travers le bois, jusques tout aupres du lieu où ces Bergeres discouroient, & de fortune il se rencontra si pres d’elles que quand il les recogneut & qu’il s’en voulut éloigner, elles y prirent garde, & Phillis pour satisfaire au commandement qui luy avoit esté fait, Et bien Silvandre, luy dit elle, vous souvenez vous point du temps que vous fallites de faire perdre patience à Lycidas, quand vous preniez plaisir à luy donner de la jalousie, & par ce qu’il ne luy répondoit point : Or continua-elle, si vous en avés memoire, prenez garde une autrefois de ne point offencer une femme, car elles attendent longuement pour trouver une commodité de s’en vanger, & si vous ne l’avez jamais creu, vous mesme vous en pouvez servir d’exemple. Je ne sçay, répondit froidement Silvandre, ce que vous voulez dire. Je ne veux dire, reprit Phillis, que tout ce que je vous ay dit de Diane & de sa colere, est une chose inven- tée par moy, pour me venger de la peine que vous donnastes à Lycidas & à moy, lors qu’il avoit pris quelque fantaisie de l’ordinaire pratique qui estoit entre nous. Diane, s’écria Silvandre, ne sçait rien de tout ce que vous m’avez dit ? Rien du tout, répondit elle, & je vous en asseure. Diane s’oyant nommer & feignant de ne sçavoir que c’estoit, s’approcha d’eux, & addressant sa parole au Berger, j’entends, dit elle, que vous me nommez, quelle part ay-je dans vos discours ? Je demeure, dit Silvandre, si confus d’ouyr & de voir, ce que j’entends & que je vois, qu’il me semble de songer. Phillis alors faisant un éclat de rire, ma sœur, luy dit-elle, il faut que vous le sçachiez de moy, ce Berger n’en sçait qu’une partie. Et sur ce point elle se mit à raconter la jalousie de Lycidas, les peines qu’elle luy avoit données, combien elle avoit duré, la façon dont Silvandre en passoit son temps. Bref, conclud elle, enfin je pense que si je ne m’en fusse vangée je n’eusse jamais eu un entier contentement. Je sceus que Silvandre avoit accompagnée Madonthe sans nous en avoir rien dit, je creus que ce sujet estoit capable de me vanger, & d’effect demandez luy comme il s’en trouve, & s’il luy prendra une autrefois envie de me donner de l’inquietude. Mais moy, reprit Diane, quelle part ay-je en toute cette affaire ? Vous y avez eu, répondit Phillis, toute la part qu’il m’a pleu, car je vous ay fait dire tout ce que j’ay voulu. Vrayment, ma sœur, dit Diane assez froidement, je vous suis bien obligée de me faire parler lors que je n’y songe pas. Pardonnez moy, ma sœur, répondit Phillis, il falloit que je me vengeasse. O Dieux ! s’écria Silvandre, se reculant un peu, & se pliant les bras l’un dans l’autre, ô Dieux ! est il possible que tout ce que vous m’avez dit de la part de Diane, ne soit point vray ? Non pas, reprit elle, un seul mot, & pour vous montrer que je dis vray, tenez Silvandre, continua-elle, luy rendant le brassellet qu’elle luy avoit osté, je le vous rends, & me contente des larmes que mon larcin vous a coustées. Silvandre alors mettant un genoüil en terre, le receut en le baisant plus de cent fois, Diane pour mieux couvrir sa feinte, Mais ma sœur, luy dit elle, qu’est-ce que vous luy donnez & de quel larcin parlez vous contentez vous, adjousta Phillis, que comme vous n’y avez eu aucune part, il n’est pas raisonnable que vous en ayez à la restitution. Silvandre receut un si excessif contentement d’avoir recouvré ce cher brasselet, que mettant en oubly pour quelque temps les extremes occasions qu’il avoit de passer tristement le reste de sa vie, on luy vid changer tout à coup le visage, & se rapprochant de Phillis, je ne sçay, mon ennemie, luy dit-il, si je me dois plaindre davantage du mal que vous m’avez fait en me dérobant une chose que j’avois si chere, que je suis obligé du bien que vous me faites en me la rendant, car je suis bien empesché de dire lequel est plus grand, ou le déplaisir que j’en ay receu, ou le contentement que j’en ay maintenant. Astrée lors s’entremettant en leurs discours, vrayement Phillis, dit-elle, je suis demeurée ravie en oyant la vengeance premeditée que vous avez tirée de ce Berger, & j’advoüe que je n’eusse jamais pensé que vous eussiez un courage si resolu au mal, que voulez-vous ma sœur, dit-elle, que je vous responde, sinon qu’une autre fois ce Berger s’empeschera mieux de me desplaire qu’il n’a pas fait, ne sçavez-vous que l’impunité donne courage de faire des nouvelles offences ? Alexis qui admiroit l’esprit de cette Bergere, tant pour sçavoir si bien déguiser ceste affaire que pour en avoir si promptement inventé le subject, & avec tant de vray semblance demeuroit ravie à la considerer, luy semblant que l’esprit d’un homme ne sçauroit estre si prompt à inventer, ny si fin à dissi- muler que celuy de cette fille, & de là tirant des consequences qui luy sembloient indubitables, helas ! disoit-il en soy-mesme, à quel infortuné destin est reduit l’Amant qui tombe entre de semblables mains, mais ma maistresse, disoit cependant Silvandre, s’adressant à Diane, ne me voulez-vous pas ayder en la vengeance, puis qu’il s’en est fort peu fallu que vous n’y ayez perdu le plus fidelle serviteur que vous aures jamais ? Berger repondit-elle, si vous m’en croyez, vous ne songerez point à la vengeance, mais seulement à la vous conserver pour amie, puisque vous voyez qu’elle se souvient si bien des offences, pour le moins, adjousta Silvandre, si elle avoit aussi bonne memoire des obligations, elle se souviendroit que ce fut moy qui remit tout en bon estat, & qui gueris (s’il se peut dire ainsi) Lycidas, de la maladie d’esprit qui le travailloit, & s’il vous plaist réprit Phillis, n’en ay-je pas fait de mesme ? si j’eusse voulu combien de temps vous eusse ay je tenu en cette peine ? & je me suis contentée de deux ou trois jours. Vous semble-il que vous ne me deviez pas la vie que je viens de vous redonner ; vous avez raison maintenant, répondit froidement Silvandre, car je ne nommeray jamais vivre ce que j’ay fait depuis ce jour là, mais cruelle ennemie, si vous sçaviez de quel malheur vous avez esté cause, je ne pense pas que le desir de vengeance que vous avez eu contre moy, ne vous laissast avoir pitié de cet infortuné Silvandre, qui ne peut plus esperer de contentement que dans le tombeau, vous avez raison Berger, répondit Phillis de croire que ceste vengeance quoy qu’elle ait esté conservée longuement, ne me sçauroit empescher d’estre marriée si un tel accident vous estoit arrivé, & plus encore si c’estoit à mon occasion, helas réprit tristement Silvandre, c’est bien à vostre occasion mon ennemie, & si je vous asseure que ce malheur est tel, que nul remede ne luy peut donner allegement. Il faut respondit Diane que le mal soit grand puis qu’il est sans remede, & toutefois s’il estoit autrement je condamnerois Phillis à y rapporter de son costé tout ce qu’elle pourroit, me semblant qu’elle y est obligée, & non pas elle seulement, mais nous toutes, voire mesme tous ceux & celles de ceste contrée, parce que sans doute nous devons toutes avoir part au desplaisir d’un si gentil Berger. Phillis alors inter- rompant Silvandre, qui vouloit respondre à ces obligeantes paroles de Diane, non, non, dit-elle Berger, taisez-vous, aussi bien ce que vous voulés dire ne peut de rien servir au mal que vous avez : mais Diane, puisque vous jugez que je suis obligée de guerir la douleur de ce Berger, & vous aussi souvenez-vous en bien & asseurez vous que de quelque qualité qu’il puisse estre je me promets de le guerir, pourveu que de vostre costé vous y apportiez le remede que vous pourriez, Diane alors en sousriant, vous seriez un bon Myre, dit elle, si vous pouviez faire ses cures desesperées, contentez vous reprit Phillis, que je la feray, pourveu qu’il vueille dire son mal, mon mal, dit alors le berger (avec la larme aux yeux) est incurable, sinon avec ma mort, sans vostre mort, répon- dit Phillis, je luy veux donner guerison, si vous avez le courage de le découvrir, & Diane la volonté de le guerir. Quand vous ne verrez la grandeur, adjousta le Berger, vous en perdrez l’esperance ; est il possible, dit alors Astrée, qu’un homme tel que Silvandre, ait moins de courage qu’une fille telle que Phillis, le courage qu’elle a, répondit-il, procede d’ignorer ce que je cognois trop bien. La preuve, dit alors Phillis, rendra la cognoissance de ma presomption ou du deffaut que l’on vous reproche, dittes seulement vostre mal, puis-que le Myre est tout prest & le remede aussi, helas ! s’écria le Berger, contre le Ciel nul ne peut resister. Ce matin pressé du déplaisir que vostre feinte m’avoit causé, j’ay esté à Montverdun consulter l’oracle de la vieille Cleontine qui m’a donné un si deseperée réponce, qu’il eust mieux valu que toute la montagne se fust renversée sur moy, puisque je ne dois plus esperer de contentement parmy les vivans, & quel est cet oracle, dit Alexis, puis qu’il vous plaist, adjousta Silvandre de l’ouir, je le vous diray, & quand vous l’aurés entendu, je m’asseure que vous plaindrés la desastreuse naissance de cet infortuné Berger, il est tel,
Ton present desplaisir bien tost se finira
Mais celle que tu veux, Pâris l’épousera
Et tu ne dois pretendre
D’accomplir tes desirs qu’en la mort de Silvandre.
Que faut-il ô Dieux ! continua le Berger, que j’espere, puisque tous mes espoirs sont pour un Pâris, & que faut-il que je desire, puis qu’en ma mort seule, tous mes desirs se doivent accomplir, ô Diane dit-il alors, se jettant a ses pieds, permettez moy puisque vous devez estre à un autre qu’avant que ce malheur m’advienne je le devance par mon trespas, afin que je ne meure mille fois le jour d’un plus cruel suplice que ne peut estre la mort. Diane qui veritablement aymoit ce Berger, & qui jamais ne s’étoit peu imaginer de pouvoir vivre avec Pâris d’autre façon qu’avec un frere, quoy que discrette, ne se pût empescher de donner cognoisance du déplaisir que cet oracle luy r’apportoit, par quelques larmes que par force le cœur luy envoya aux yeux, dont Phillis & Astrée s’aperceurent bien : mais comme elle estoit sage & bien advisée, incontinent elle se remit au mieux qu’elle put, & parce que cet oracle avoit rendu toute cette troupe muette, horsmis Silvandre, qui ne cessoit point de se plaindre & de moüiller la main de Diane de ses pleurs : Phillis, quelque temps apres, reprit ainsi la parole. Cét oracle est en apparence bien estrange : mais en effect s’il plaist à Diane, il est entierement à vostre advantage. A son advantage dit Diane, ô Dieux ! s’écria Silvandre, à mon advantage, sans doute pourveu que la mort dans un moment m’oste de ceste misere. Non non, adjousta Phillis, il est du tout à vostre advantage, pourveu que Diane le vueille, ou je n’entends point dit Diane, le langage dont nous parlons, ou les paroles de cét oracle ne peuvent despendre de ma volonté, & si tout en despend dit Phillis, vous ayderez vous de ceste volonté ? Diane alors demeura sans respondre quelque temps, qui donna occasion à Astrée & à Alexis de prendre la pa- role, & s’adressant à Diane, luy dire que non seulement elle y étoit obligée, parce qu’elle l’avoit promis mais encore d’autant que si cet oracle se remettoit à sa volonté, il sembloit que les Dieux le luy commandoient. Si les Dieux, dit alors Diane me le commendent, & si Alexis & Astrée me l’ordonnent, peus-je le refuser avec quelque raison ? vous le serez donc, reprit Phillis, je le feray, répondit Diane, puisque toutes vous le jugez ainsi, & que vous dites que c’est la volonté de l’oracle. J’en veux adjoûta Phillis, un serment de vous, car je vous cognois assez pour douter de vostre preudhommie, jurés en par le Dieu de Lignon, & par le Guy de l’an neuf, & que ce soit entre les mains de cette Druide, dit elle, en montrant Alexis. Silvandre qui jusques en ce temps là n’avoit point haussé les yeux, & voyant que Phillis montroit Alexis, qu’elle nommoit Druyde, & qui toutefois étoit vétuë en Bergere, vous vous trompés Bergere luy dit-il, voicy le Druyde, se tournant vers Astrée elles se mirent a sousrire, voyant qu’il les mécognoissoit, & bien dit Phillis, ce sera entre les mains de toutes deux, & lors elle détacha d’un arbre voisin un rameau de chesne, & le leur presenta. Diane alors mettant la main dessus, je promets, dit elle, grande Druide, par le Guy de l’an neuf, & par le Dieu de Lignon, sur ce rameau de chesne & entre vos mains, de vouloir tout ce qui sera necessaire pour rendre cet oracle à l’advantage de Silvandre, pourveu qu’il ne faille que j’y contribue autre chose que de volonté. Or Silvandre levez vous, dit Phillis, apres avoir remercié Diane de la fa- veur qu’elle vous fait, & dor’enavant estimez-vous le plus heureux Berger de Lignon & oyez comment le Dieu vous annonce toute sorte de contentement par cét oracle. Pour le premier vers où il vous asseure que vostre present déplaisir bien tost se finira, il ne faut pas le vous mieux expliquer que l’évenement l’a desja fait, puisque la peine où vous estiez de la mauvaise satisfaction de Diane, vous a esté assez promptement ostée. Quand au second qui vous semble si cruel, il a esté dit pour estre entendu d’autre façon qu’il ne sonne pas, & presque tous les oracles sont de cette sorte, & le tout est sur la force de ce mot, épousera, car il s’entend de deux façons, nous disons qu’un mary espouse sa femme, & que le Druyde épouse le mary & la femme. Et c’est de ceste sorte qu’il faut en- tendre que Pâris espousera Diane : mais avec vous, c’est à dire que pendant l’esperance de l’avoir il se fera Druyde, comme son pere Adamas, & ce sera luy qui vous espousera ensemble, mais interrompit Silvandre, en souspirant : mais tu ne dois pretendre d’accomplir tes desirs qu’en la mort de Silvandre. O ignorant Berger, reprit Phillis, ne nous as tu cent fois enseigné que celuy là meurt en soy-mesme, qui en ayme parfaictement quelqu’autre. Et c’est pourquoy l’oracle t’advertit que tu ne dois pretendre l’accomplissement de tes desirs qu’en la mort de Silvandre, c’est à dire, en aymant de telle sorte Diane, ainsi que tu dois, que tu te meure en toy-mesme. Astrée & Alexis frappant des mains ensemble, c’est sans doute ainsi s’escrierent elles, que se doit entendre cét oracle, & il ne reste plus sinon Diane, que vous satisfaciez à vôtre promesse, la Bergere qui peut estre n’étoit pas moins contente du discours de Phillis que Silvandre pouvoit estre, quoy quelle en donnast moins de cognoisance, je ne voy pas dit-elle, en sousriant, que j’aye rien à faire en cecy. Non pas, dit Phillis, si ce n’étoit point de vous, de qui tout cet oracle dépend, pensez vous, continua-elle, que Silvandre puisse vivre en vous, & mourir en soy-mesme si vous ne le voulez ? l’amour (ô ma sœur) est un de ses métiers qui ne se peut faire par une seule personne ; de plus, pensez vous que Pâris vous puisse épouser avec Silvandre si vous ne le voulez ? il faut pour ne faire point mentir le Dieu, & ne point aussi contrevenir à vostre serment que vous veuïllez tout ce que l’oracle veut, c’est a dire que non seulement Silvandre vous ayme : mais que vous l’aymiez aussi, de telle sorte qu’il puisse vivre en vous, & vous en luy ! Ah ma sœur, dit Diane, se retirant d’un pas, & se tournant un peu de l’autre costé. Non non, dit Phillis, en s’aprochant d’elle, & la prenant par le bras, il n’y a point en cela de milieu, il faut ou estre parjure ou faire ce que je dis, autrement il n’y a point de salut pour ce Berger. Ma sœur, dit Diane, avec une honneste rougeur, & tenant les yeux baissez, que voulez vous que je fasse je ne veux point que vous fassiez chose quelconque : mais je veux seulement que vous là veuillez, car tout ce que je vous demande ne consiste qu’en la volonté, & parce que Diane se teut, & qu’il sembloit que sa mine & son silence fussent un tesmoignage de ne le vouloir pas. Ma sœur, luy dit Astrée, il ne faut plus consulter si vous le devez ou nom, vostre serment est trop grand pour y contrevenir, il falloit y songer avant que de l’avoir fait, maintenant le Dieu de Lignon, & toutes les Deitez de ces forests escoutent vostre responce, pour cognoistre quelle est la crainte que vous avez d’eux, Alexis adjousta à ces paroles, plusieurs autres semblables, pour la convier à observer sa promesse, car outre le serment qu’elle avoir faict, elles sçavoient bien toutes que l’effect de son serment ne luy estoit point desagreable, & que seulement elle desiroit de l’efectuer, en sorte qu’en le disant elle n’eut point de honte. Phillis qui estoit fine, & qui lisoit jusques dans son cœur, or sus dit-elle, c’est assez consulté, venons à la resolution : je vous apelle devant les Dieux en observation du serment que vous avez fait. Et qu’est-ce dit Diane en sousriant, que j’ay promis, vous avez juré répondit Phillis de vouloir tout ce qui seroit necessaire pour rendre cet oracle à l’advantage de Silvandre, il est vray dit Diane, je l’ay juré, & que faut-il que je vueille ? Il faut reprit Phillis, comme je vous déja dit, que vous aymiez de sorte Silvandre qu’il puisse vivre en vous, & vous en luy, cela répondit-elle, outrepasse mon serment, non fait, repliqua Phillis : car l’amitié ne consiste qu’en la volonté, il faut dirent alors Astrée & Alexis, il faut Diane, qu’absoluëment vous le veuillez, ainsi, Diane s’étant longuement fait presser, & bien dit-elle, puis que vous me l’ordonnez je le veux, il faut adjousta Phillis, expliquer cette volonté, & dire, je veux aymer de telle sorte Silvandre, que d’orénavant comme il vivra en moy, je veux vivre en luy. O Dieux dit Diane, nest-ce point trop. Ouy bien dit Silvandre, pour mon merite : mais non pas adjousta Phillis, pour son affection, ny pour satisfaire à l’oracle, & bien, dit alors Diane, je veux ma sœur, tout ce qu’Alexis, Astrée & vous, m’ordonnez : mais s’il y a de la faute, qu’elle soit sur vous, & sur le conseil que vous me donnez, soit ainsi dit Phillis : mais de plus j’ordonne que pour asseurance de vos paroles Silvandre, par vostre consentement, vous baise la main avec protestation de ne sortir jamais de vostre obeïssance, Silvandre se rejettant à genoux transporté de trop extréme contentement, estoit si surpris de ce bon-heur inesperé que prenant la main de Diane, & la baisant, il ne peut de long temps dire une seule parole, & sembla que comme le trop de clarté éblouyt cette joye aussi qui pour luy estoit sans mesure, luy eust presque osté l’usage de raison, il est vray que ce silence, & ce transport estoient plus eloquens qu’il n’avoient jamais esté : car ils declaroient mieux la grandeur de son affection qu’il n’avoit jamais sceu faire par toutes ses paroles, & si ce n’eust esté qu’Alexis & les Bergeres le releverent, il eust longuement esté en cette extase amoureuse sans penser seulement à ce qu’il faisoit. Diane de son costé n’estoit guere moins esmeuë, quoy qu’elle fit beaucoup moins paroistre, mais Phillis qui s’en prist garde, & qui luy vouloit ayder à le couvrir, & bien Silvandre, luy dit-elle, seray-je tousjours vostre ennemie ? Et vous semble-il point que je me sçache bien vanger des outrages qu’on me fait ? Le Berger alors revenant un peu en soy-mesme, j’advoüe Phillis répondit-il, que vous estes la plus aymable ennemie qui fut jamais, mais advoüez de plus adjousta elle, que j’ay autant de puissance que les plus grands Dieux, car en quoy voyons nous mieux paroistre la force qu’ils ont, qu’au bon-heur, & au mal-heur qu’ils donnent quand ils veulent, & n’est il pas vray que quand j’ay voulu, je vous ay rendu mal- heureux, & quand il m’a pleu je vous ay fait le plus heureux homme qui soit sur la terre, & qu’est-ce que la fortune peut plus que moy si du mal-heur au bon-heur, je ne mets point plus de distance que celle de ma volonté. Je confesse ! ô puissante Bergere dit Silvandre, que si vostre authorité s’étend aussi bien sur les autres que sur moy, il n’y a point de doute que l’on vous doit dresser des Autels, pour le moins reprit elle, si les autres ne le doivent pas faire, vous ne niërez pas que Silvandre ne me doive adorer, si parmy nous respondit en sous-riant le Berger, on pouvoit adorer plusieurs Dieux, Phillis sans doute me seroit une deité adorable : Mais puis que cela n’est pas, & que nous n’en pouvons avoir qu’un, je seray excusable si je ne vous rends pas ce devoir. Je me contente bien dit alors Phillis, que vous n’adoriez qu’une deité au Ciel, & une en la terre, aussi fay-je, repliqua le Berger, Tautates au Ciel, & Diane en terre. Ah ! ingrat, s’écria Phillis, & ne m’estes vous pas plus redevable qu’à cette Diane, puisque si vous en avez quelque contentement, c’est de mes mains que vous le recevez, je serois ingrat reprit Silvandre, si je ne recognoissois pas ce que je vous dois, mais je le serois encore d’avantage si j’egallois les obligations que je dois à Diane, à celles que je vous ay : car il est certain que je ne vous en ay point que pour l’amour d’elle, & celles que je luy dois ne sont qu’à sa seule consideration, sans que vous y ayez aucune part. Et pour ce des-abusez vous en cela Phillis, tous les biens que vous me faites, je les reçois de vous, comme venant d’elle, & autrement je ne les estimerois pas des biens. A ce que je voy reprit Phillis, en sousriant, j’ay bien perdu mon temps à vous obliger, puis que tous mes biens-faits vont au conte de cette Bergere. Que voulez vous, répondit Silvandre, que j’y fasse, si telle est l’affection que je luy porte que de la vie mesme que le Ciel me donne, je ne luy en puis sçavoir gré, ny l’en remercier, sinon d’autant qu’il me donne le moyen de servir & d’adorer cette belle Diane, à qui tous les humains doivent rendre les mesmes hommages.
Ce fut de cette sorte que Diane donna une asseurée cognoissance à Silvandre qu’elle l’aymoit, & depuis ce jour elle ne fit plus de difficulté de vivre avec luy, comme Astrée souloit avec Celadon, & comme Phillis traittoit avec Lycidas, toutefois c’estoit lors qu’il ne s’y trouvoit point d’autres tesmoins que ceux qui s’y rencontrerent à ceste fois : car lors qu’elle se trouvoit en quelqu’autre compagnie, elle vivoit avec luy plus retenüe qu’auparavant, ne sçachant encore ce que Bellinde, & ses parens voudroient ordonner d’elle.
Fin du troisiesme livre.
LA QUATRIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE QUATRIESME.
Soudain que Dorinde & ceux qui avec elle estoient allez à Marcilly eurent souppé, Clindor & Leontidas les conduisirent dans leurs chambres, tant pour ce qu’ils estoient las, pour la lon- gueur du chemin qu’ils avoient faict, que d’autant que l’heure les y convioit. Mais avant que de se retirer ils adviserent qu’il seroit à propos que le matin Periandre & Merindor conduits par Clindor, Lycidas & Leontidas allassent trouver le grand Druyde Adamas pour estre presentez à la Nymphe Amasis, leur semblant qu’ils ne devoient point retarder d’avantage à luy faire sçavoir le subject de leur voyage, & apres selon qu’elle l’auroit agreable, Dorinde à quelque heure du jour pourroit avoir le moyen de la salüer. Cette resolution prise chacun se retira dans la chambre qui luy avoit esté preparée, & Dorinde, Florice, Palinice, & Cyrceine voulurent estre ensemble affin de se pouvoir entretenir plus familierement. Et cela fut cause que dés la pointe du jour Dorinde qui avoit trop de subject d’inquietude, ne pouvant reposer, esveilla ses compagnes, & se mettant toutes dans un lict, apres s’estre baisées & caressées comme leur amitié les y convioit, elles se firent mille petites demandes avec curiosité, ausquelles ayant esté satisfait d’un costé & d’autre, enfin Florice reprenant la parole dit à Dorinde, Mais ma parente, d’où pensez-vous que procede le desir que le Roy Gondebaut faict paroistre de nous avoir entre ses mains ? car nous ne sçavons point quel interrest il peut avoir en nous. O Florice ! respondit Dorinde en souspirant, si vous sçaviez ma miserable fortune, vous ne me feriez pas cette demande, j’avois desja commencé de vous en raconter quelque chose en la presence d’Alexis & d’Astrée, mais la survenuë des gens de Gondebaut m’empescha de continuer. Je vous asseure que je ne croy pas qu’une plus desastreuse fille que Dorinde soit jamais née en ces contrées. Il semble, reprit Palinice, qu’il seroit bien necessaire que vos amies en sçeussent quelque chose, puisque la puissance de Gondebaut y estant meslée, ce ne sera pas une petite prudence, si vous pouvez vous conserver. Helas ! dit Dorinde avec les larmes aux yeux, si je n’esperois en la justice du Ciel, mal-aisement pourrois-je attendre quelque salut : & toutefois, adjousta Cyrceine, vous devez vous y ayder vous mesme en tout ce que vous pourrez, car j’ay ouy dire que les Dieux qui ont donné la prudence aux hommes pour s’en servir en semblables occasions, se plaisent d’ayder & d’assister de leurs faveurs ceux qui sans se perdre de courage essayent de vaincre les coups de la fortune, soit avec la prudence, soit avec la force : c’est pourquoy, continua Florice, il est à propos que nous sçachions cette affaire, affin que joignant les forces de nostre esprit avec nostre jugement, nous puissions & vous bien conseiller, & vous servir en tout ce qui dependra de nous, car croyez-moy ma parente, que deux yeux voyent plus que ne fait pas un seul, & il me semble que nous ne sçaurions sçavoir une meilleure commodité que cette-cy, puisque peut estre y a-il plusieurs choses qu’il ne seroit pas à propos de publier, & qu’estans seules comme nous sommes, autre que nous ne pourra entendre. Dorinde qui vit bien qu’il estoit necessaire qu’elles sçeussent ce qu’elles luy demandoient, & qu’il estoit impossible d’en trouver une meilleure commodité, apres s’estre teuë quelque temps reprit la parolle de ceste sorte.
HISTOIRE
De Dorinde, du Roy Gondebaut,
& du Prince Sigismond.
Il y a des personnes, ô mes cheres compagnes, qui sont tant aymées du Ciel que leurs bon heurs sur passent leurs desirs, & d’autres au contraire que la fortune hait de sorte qu’elle leur envoye des desastres plus grands qu’elles ne sçauroient penser. Je puis dire avec beaucoup de raison, que je suis de ce dernier ordre, puis que jamais je ne me fuis imaginé mal-heur qui ne me soit advenu, & bien souvent encore j’en ay eu de ceux que jamais personne n’eust preveus, & toutefois comme j’espere que vous jugerez par ce qui me reste à vous raconter de ma miserable vie, je ne pense en estre coulpable, sinon qu’en tant que je n’abbrege point mes jours par quelque violente resolution, & que mon destin ne prolonge que pour faire jusques où peut arriver l’infortune d’une personne malheureuse.
Vous sçavez aussi bien que moy peut-estre mes compagnes, que Gondebaut eust trois freres, à sçavoir Chilperic, Godomar, & Godegesile, desquels il ne luy reste plus que Godegesile le plus jeune, Seigneur de la Bourgogne superieure, car les autres deux ayants faict un grand amas de Germains, s’estoient emparez du Royaume par le gain de la bataille qui fust donnée dans les champs Authunois que Gondebaut & le jeune Godegesile perdirent, & pensans estre Roys paisibles de tout l’Estat, renvoyerent de là le Rhin leurs trouppes auxiliaires, lors que Gondebaut les voyant desarmez, & vivre sans soupçon, de luy qu’ils croyoient mort tout à coup, les vint assieger dans Vienne, ayant r’allié promptement toutes les forces de son party, & les pressa de sorte qu’il contraignit les habitans de luy rendre la ville, & Chilperic entre ses mains, auquel le jour mesme de son entrée, il fit trancher la teste & precipiter sa femme dans le Rhosne, avec une pierre au col, & puis fit brusler tout vif Godomar dans une tour où il s’estoit sauvé. Or Chilperic laissa deux filles, l’aisnée nommée Mucutune, & l’autre Clotilde, toutes deux si jeunes que sans doute leur aage innocent obtint le pardon de l’offence que leur pere avoit faicte, & toutefois Mucutune peu apres fust mise par commandement du Roy entre les Vestales pour y passer une vie retirée & solitaire. Quant à Clotilde, sa beauté & sa discretion furent telles, qu’elles la firent estimer de chacun, & particulierement du Roy, qui l’ayma autant que si elle eust esté son propre enfant, & d’effect Sigismond son fils ne luy estoit pas plus cher que ceste belle Princesse. Ce jeune Prince avoit esté desja marié avec Amalberge fille de Thierry Roy des Ostrogots, de laquelle quoy qu’ils eussent demeuré peu de temps ensemble, car elle mourut bien tost apres, il eust toutefois un fils & une fille, l’un nommé Sigerie, & la fille Amasinde. Je vous ay voulu rafraischir la me- moire de ces choses, de peur que si le long temps que vous estes demeurées parmy ces bois & ces rives de Lignon vous les avoit faict oublier, vous vous en puissiez souvenir, par ce que la memoire en est grandement necessaire, pour ce que j’ay à vous dire.
Or le Roy Gondebaut apres plusieurs conquestes tant delà les Alpes que sur les Gallo-Ligures & autres nations estrangeres, & jugeant qu’il luy devoit bien estre permis de donner enfin quelques jours aux jeux & aux passe-temps, se resolut de montrer aussi bien la grandeur de sa Majesté par les exercices de la paix, qu’il en avoit faict paroistre la force par ses exploits belliqueux, à tous ceux contre lesquels il avoit tourné ses armes. Il choisit à ce dessein sa grande & riche ville de Lyon oû il fit pro- clamer Tinel ouvert durant les Baccanales, preparant tant de spectacles dans les Cirques, tant de tournois & de Behours, & tant de combats sur l’eau que sa magnificence fit estonner tous ceux que la curiosité y avoit amenez, mais pour rendre les jeux & les assemblées plus agreables, il pensa que ce qui luy manquoit le plus estoit une Cour de Dames, car luy estant veuf dés long-temps, & la Princesse Amalberge femme du Prince Sigismond estant morte depuis deux ans, il n’y avoit point de Dames qui demeurassent dans la maison Royale, cela fut cause qu’il se resolut de retirer de Vienne la jeune Princesse Clotilde sa niepce, où il l’avoit tousjours faict nourrir depuis la mort de Chilperic son pere, d’autant que pour Amasinde fille du jeune Sigismond elle estoit encore presque au ber- ceau, Sigerie son frere qui estoit son aisné, n’ayant pas plus de quatre ans. Clotilde venuë en la presence de Gondebaut, sceust user d’une si grande prudence, & parut si belle & si agreable aux yeux de chacun, que le Roy augmenta de beaucoup la bonne volonté qu’il luy portoit, & comme s’il eust oublié qu’elle estoit fille de Chilperic il ne faisoit point de difference d’elle à ses propres enfants. Mais ce qui est un peu extraordinaire, cette bonne volonté avec laquelle il aymoit Sigismond & Clotilde presque egalement, au lieu de naistre entre eux de l’envie & de la jalousie (comme elle faict bien souvent parmy les personnes d’un tel aage) elle causa en eux un effect tout contraire, les liant de nœuds si estroits d’amitié, que celuy du parentage estoit le moindre. D’abord que Clotilde fut arrivée, & que l’on luy eut fait sa maison, la Cour parust de beaucoup plus belle, parce que Gondebaut mit à son service douze jeunes filles des principaux de son Royaume qu’il sembloit avoir curieusement choisies entre les plus belles & plus agreables qui fussent en tous ses Estats. Je fus esleuë de ce nombre, non pas pour mon merite, mais plustost pour le lieu, d’où j’estois née, ou bien pour donner plus de moyen à la fortune de m’affliger & de me persuader.
En ce temps-là je pensois estre entierement exempte des importunitez de Periandre pour sa legereté, de Bellimarte, pour sa tromperie, & de Merindor pour le change qu’il m’avoit donné de son frere pour luy, mais aussi tost qu’avec le temps, la deformité de mon visage se perdit ; ne voila pas Periandre qui revient vers moy : & comme si tout le temps qui s’estoit passé depuis mon mal, il n’eust fait qu’un sommeil, il s’esveille, & veut que je le croye mon serviteur, & s’efforce de me le persuader avec les mesmes paroles, dont il souloit autrefois user, avant que sa legereté me fut cogneuë, sans espargner ny serment ni protestation, pour fortifier ce qu’il disoit. D’autre costé Alderine vient à mourir pour mon malheur, laissant ce trompeur de Bellimarte en liberté, seulement comme je croy, pour me remettre en la mesme peine, où ses desseins & l’authorité du Roy m’avoyent si longuement tenuë : & pour comble de ma misere, il ne falloit plus sinon que ce mocqueur de Merindor en fist de mesme, & comme si la fortune m’eust voulu surcharger de tous les plus pesans fardeaux qu’elle peust mettre sur tous les mortels, ne voila pas quelques mois apres que cét effronté comme s’il eust beu toute l’eau du fleuve d’oubly, & qu’il eust pensé que j’en eusse fait de mesme, me vient trouver, & avec un visage riant, me tend les bras d’abord, fait semblant de s’estonner de ce que je ne veux plus vivre avec luy, comme je soulois faire avant sa trahison, & se plaint de moy à chacun de mon changement & de mon humeur inesgale. O Dieux ! & en quel pays ouit-on jamais parler d’une telle impudence, & veritablement on la peut dire telle en tous trois, mais beaucoup plus en Merindor, parce que si Periandre m’avoit quittée, lors que la maladie me rendit affreuse, & s’il estoit depuis revenu quand l’este & le beau temps m’avoient rendu ce que le mal m’avoit osté, il estoit en quelque sorte excusable, d’autant que ce n’estoit pas moy qu’il avoit aymée, mais ce peu d’esclat qu’il nommoit beauté, & en cela il y avoit quelque espece d’excuse pour luy. Quant à Bellimart, quoy qu’il commist une tres-grande & in signe mechanceté, si trouvois je encore des excuses pour luy, d’autant que c’estoit en fin l’affection qu’il me portoit, & la bonne estime qu’il avoit de moy qui le poussoient à me vouloir espouser, encore qu’il fust desja marié. Mais pour Merindor je ne sceus jamais trouver autre excuse sinon qu’il estoit homme, & que comme tel il luy estoit permis d’estre inconstant & trompeur, & toutesfois j’advouë que je ressentis plus vivement la desloyauté de cettuy cy, & d’autant que ç’avoit esté avec moins de raison, & que j’avois plus d’inclination à luy vouloir du bien qu’à tous les autres.
Doncques durant ces Bachanales il advint que le Roy un jour apres avoir donné le plaisir à la Princesse Clotilde & aux Dames de divers jeux & spectacles, elle s’alla promener dans ces beaux jardins de l’Athenée, où le Rhosne & l’Arar s’assemblants il se fait une plage tres agreable entre ces deux grands fleuves, qui depuis les Rois l’ont embellie de toutes sortes d’artifices, la peuplant d’arbres, l’enrichissant de fontaines somptueuses, & l’embellissant de parterres & de divers allées, qui se perdans d’une confusion tres agreable, les unes dans les autres, presentent tousjours quelque chose de nou- veau à l’œil curieux de celuy qui s’y promeine. Il est bien vray qu’en ce temps là les arbres se repentoient encore de la rigueur du froid, d’autant que la saison n’estant encore guiere avancée n’avoit eu le loisir de leur rendre l’agreable verdure de laquelle la prochain hiver les avoit despoüillez. Mais le Roy pour en couvrir le deffaut ayant faict ouvrir les voutes où il faisoit conserver grande quantité d’Orangers, les fit arranger si industrieusement le long des allées qu’il sembloit que l’Esté fust revenu au lieu du Printemps. Ce fust en ce temps là & en ce mesme lieu que Periandre, Bellimarte & Merindor firent resolution de renouveler leurs importunitez, & comme si c’eut esté par gageure vindrent vers moy au mesme ordre qu’ils m’avoient trompée. Periandre, comme le premier trompeur, fust aussi le premier à parler de cete sorte : C’est bien aujourd’huy le jour, belle Dorinde, de vos victoires & de vos triomphes, car par tout où vous jettez les yeux il n’y a rien que vous ne voyez ceder à vostre beauté. Je le regarday froidement, & puis sans luy rien respondre je tournay la teste de l’autre costé, & continuay de me promener avec mes compagnes. Mais sans s’estonner de cette froideur il revint devant moy, & me retenant par ma robe, Comment me dit-il, belle dame, vous ne me respondez point ? Est ce à moy, respondis je alors desdaigneusement, à qui vous parlez ? Et comment, repliqua t’il, puisque je vous ay nommée par le nom qui vous est le mieux deu, en pouvez vous douter, & s’il vous plaist, luy dis-je en le regardant en- tre les yeux ? dittes moy je vous supplie comment m’avez vous nommée ? Par vostre propre nom, dit-il, n’avez vous pas ouy que je vous ay nommée belle Dorinde ? belle Dorinde, repliquay je incontinent, il n’y en a plus icy qui ait ce nom ; ne sçavez vous pas bien qu’elle mourust de la petite verolle ? Il rougist à ce mot, & toutefois il respondit, mais depuis elle est resuscitée ; si elle est resuscitée pour d’autres je n’en scay rien, mais asseurez vous, luy dis-je, qu’elle est à jamais morte pour vous : & apres ce mot quoy qu’il me voulust dire je ne daignay jamais tourner la teste de son costé. Alors Bellimarte voyant son compagnon hors de combat, s’approcha de moy & me voulut prendre soubs les bras, mais feignant de ne l’avoir point veu encore, je tournay les yeux sur son visage, & le regardant ferme je luy dis ; Seigneur Bellimarte Alderine que vous cherchez n’est pas icy. Alderine, me respondit il, a esté cause une fois de mon malheur, que sa memoire maintenant qu’elle n’est plus ne me soit pas autant malheureuse qu’elle m’a esté. Les Dieux, luy dis-je, sont si bons que tousjours du mal d’autruy, ils en font le bien de quelqu’autre, & ce malheur duquel tousjours vous vous plaignez a esté mon bon heur, de sorte que je serois bien ingrate si j’en perdois jamais le souvenir : mais en effet, adjousta-il, vous sçavez bien que veritablement elle est morte, & qu’il n’y a plus d’Alderine ny pour vous ny pour moy. Seign. Bellimarte, luy dis-je assez froidement, vivez en repos de ce costé là, & vous asseurez qu’encore qu’il n’y ait plus d’Alderine pour moy, je ne prendray jamais envie de vous espouser, de peur d’estre une autrefois l’Alderine de quelqu’autre Dorinde. A ce mot Bellimarte me quitta aussi honteux que Periandre, & incontinent Merindor vint prendre sa place, & j’advouë, comme je vous ay dit, que c’estoit celuy de tous contre qui j’estois la plus offensée. Madame, me dit-il, apres avoir fait une grande reverence, je loüe Dieu que la fortune m’ait maintenant donné le pouvoir absolu de nous asseurer que je suis vostre tres humble serviteur. Sont ce Merindor, luy respondis-je, les parolles desquelles vous avez instruict vostre frere quand vous me l’envoyates ? Belle Dorinde, reprit il incontinent, quand j’ay souhaitté ce bon heur à mon frere, ç’a esté pour ne vous pouvoir en ce temps là rendre un plus grand tes- moignage de mon affection, mais maintenant que je suis libre, je vous parle pour ce Merindor qui vous a tousjours aymée & qui mourra avec cette passion. Merindor, l’interrompis-je avec un peu de patience, ces asseurances que vous me donnez seroyent bonnes pour en tromper quelqu’autre que Dorinde, & toutefois si j’avois une sœur, pour n’estre point ingrate du bon office que vous m’avez voulu rendre, je la conseillerois de recevoir vostre bonne volonté, mais pour moy n’y pensez plus, car un tres bon Astrologue m’a asseurée que le mariage de vous & de moy n’est point fait dans le Ciel. Et lors me tournant vers mes compagnes, sans vouloir plus parler à eux, nous nous mismes à danser & à sauter aux chansons, selon l’ancienne coustume des Gaulois. Plu- sieurs chevaliers de la Cour ouyrent leurs discours & mes responses. Et d’autant qu’il y en a tousjours un grand nombre qui ne font qu’aller espians ce qui se fait en semblables assemblées pour apres en entretenir le Roy, & par ce moyen s’insinuer en ses bonnes graces aux despens d’autruy ; ils ne manquerent pas de le luy aller incontinent redire, & le Roy qui prist plaisir à mes reproches, les raconta à diverses personnes se mocquant de ces trois Chevaliers. Mais voyez si ce n’est pas avec raison que j’ay dit que la fortune qui à quelques uns donne plus de bon-heur qu’ils n’en peuvent desirer, me donne plus de malheur que je ne puis imaginer, car qui eust jamais pensé que ces reproches que j’avois faites avec tant de raison à ces outrecuidez, me deussent rap- porter tant de peines & de travaux que depuis j’ay ressentis, & toutesfois il advint que le Roy le treuvant à son gré, & oyant raconter la grande affection que ces Chevaliers me portoient, conceut quelque bonne opinion de moy, & depuis ce jour, ne me vid jamais sans m’en faire la guerre. O Dieu ! que ces faveurs quelque temps apres me cousterent cher, car je ne sçay comment le Roy trouva suject d’amour en moy, & s’y opiniastra, comme vous entendrez, pour mon extreme mal-heur, vous protestant que je ne m’en pris grade, que si tard qu’il me fust impossible d’y remedier.
Les grands Roys & les grands Princes encores qu’ils ayent ce pouvoir de commander aux hommes, qu’on dit estre un assaisonnement, qui rend de bon goust toutes les viandes, pour ameres qu’elles soient, si est ce que d’autant plus que le Ciel les a eslevez par dessus ceux ausquels ils commandent, d’autant plus aussi les a-il rendus inferieurs en la liberté, dont jouïssent les personnes privées : parce que tout ainsi que les tours plus eslevées sont veuës de plus loin que les cabanes & les cahuettes des bergers, aussi la grandeur des Rois est tellement à la veuë de tous, qu’ils ne peuvent faire un pas, qu’ils ne soient apperceus de chascun, ni une moindre action qui ne soit subjette à la censure de tout le peuple, & cela est cause qu’il est presque impossible, qu’une Dame en puisse estre recherchée, qu’incontinent toute la Cour ne s’en apperçoive.
Gondebaut qui avoit eu plusieurs autres occasions, & espreuvé à ses des pens cette incommodité qui suit & poursuit les grands Princes, voulant essayer d’y rapporter quelque remede, car il sçavoit bien que s’il faisoit autrement Arcingentorix & le reste de mes parens s’en offenseroient, & que mesme la Princesse Clotilde auroit un tres-juste suject de se plaindre, fit dessein d’user en cette recherche de tant de prudence qu’il pust tromper les yeux des plus clairvoyants. Quant à moy qui estois entierement ignorante du dessein du Roy, & qui n’avois les yeux tendus que sur cette sage Princesse, je taschois par toutes mes actions de gaigner ses bonnes graces, & je m’apperceus par beaucoup de faveurs qu’elle me faisoit, que je ne m’estois point travaillée en vain, dont j’avois un si grand contentement que chascun le pouvoit lire en mon visage, & je cogneus bien alors le proverbe estre veritable qui dit, qu’il n’y a meilleur fard que le contentement : car il est certain qu’il me sembla que j’avois un autre visage, & que je n’estois plus celle que je soulois estre, & mon jugement n’estoit pas seul puisque mes compagnes m’en disoient autant, & mesme la sage Princesse qui par ses faveurs en estoit la cause principale.
Le Roy cependant qui avoit tous ses desseins à me rendre malheureuse, demeura quelques jours bien empesché, ne sçachant par où commencer, pour me faire en quelque sorte cognoistre son intention, car me voyant si jeune, il ne sçavoit si j’aurois assez de retenuë pour me sçavoir bien taire. Un soir en fin que l’on dançoit, & que selon la coustume l’on va desrobant celle qui dan- se, le Roy à son tour s’approcha de moy, & aussi tost qu’il me toucha la main ; j’aymerois mieux, dit-il, avoir desrobé le thresor que je tiens, que d’avoir conquis la terre des Gaules. Je luy respondis en sousriant, Seigneur, le larcin que vous dites, en toute sorte est fort petit, mais il est encore beaucoup moindre au prix d’un si grand Empire. Si ce que vous estimez si peu, me dit-il en me serrant doucement la main, se pouvoit aussi tost acquerir que j’aurois conquis toutes les Gaules, je vous promets ma belle fille que dés cette heure mesme je mettrois le harnois, que je ne laisserois jamais que je n’en eusse fait la conqueste entiere, & à ce mot sans attendre ma response, il passa vers une autre. j’advouë que je demeuray un peu surprise de cette harangue, toutefois ne me pouvant persuader qu’il y eut quelque chose en moy, qui peust arrester ny les yeux ny les pensées du Roy, je creus que c’estoit sa coustume de parler ainsi à toutes, & seulement pour en envoyer le temps, & en cette creance, je ne fis pas plus de fondement sur ses paroles.
Le Roy cependant qui demeuroit aux escoutes pour voir ce que je ferois, n’en oyant point de nouvelle creut que j’avois plus de jugement que celles de mon aage n’ont pas accoustumé d’avoir, & comme l’un des principaux en chantements d’amour, c’est deflatter le cœur qui ayme, & luy faire prendre à son advantage plusieurs actions que la personne aymée fait sans y penser. Ce mesme Amour fist ce mesme en chantement de dans l’ame du Roy, & luy persuada, que la cognoissan- ce qu’il m’avoit donnée de sa bonne volonté, m’estoit agreable. Cela fust cause que devenu plus asseuré de ma discretion, & plus hardy à se découvrir, un jour que nous estions dans les jardins de l’Athenée, & que mes compagnes estoient un peu separées de moy, il y vint voir la Princesse qui se promenoit, & parce que j’estois seule, & presque aupres de la porte, essayant de prendre d’un arbre une fleur qui estoit un peu trop haute, il s’arresta pour me la cueillir, & puis me la donnant, Recevez, me dit il, cette fleur, ma belle fille, pour gage du cœur que je vous ay desja donné & sans s’arrester d’avantage aupres de moy il alla trouver la Princesse, qui desja l’ayant apperceu venoit au devant de luy. j’advoüe que cette seconde declaration ayant esté devancée de celle que je vous ay racontée, faillit de m’ouvrir entierement les yeux, toutefois j’estimois de sorte les pensées de ce Prince estre esloignées de ce qui me pouvoit toucher que je demeuray encore en mon aveuglement sans toutefois me relascher à personne de chose quelconque, & cela fust cause que cognoissant par ces deux tesmoignages que je me sçavois taire, il pensa qu’il estoit temps de l’asseurer en ma discretion, si bien que de là à quelque jours que Clotilde se preparoit pour se desguiser, & danser soubs des habits de Nymphes Dryades, Nappées & Nayades, il fist semblant d’avoir la curiosité de voir comme cette jeune Princesse s’habilloit, & par ce qu’il feignit qu’il ne falloit pas que ces preparatifs fussent veus de plusieurs, il y vint tout seul, & d’abord s’arrestant à loüer Clotilde qui veritablement estoit une tres-belle Princesse, & en qui la nature n’avoit non plus esté avare des beautez de l’esprit que de celles du corps, il fist semblant de nous vouloir toutes voir, & expres il reprenoit quelquefois aux unes quelque chose & en adjoustoit à d’autres, & ayant ainsi passé devant toutes, & qu’il vid que chacune estoit empeschée à se bien ageancer il s’approcha de moy & me dit fort bas, Quant à vous ma belle fille, vous estes si belle qu’on n’y sçauroit rien adjouster ny diminuer sans vous faire tort. La honte m’empescha de luy respondre, & luy qui s’en apperceut à la rougeur qui me monta au visage, Si vous estes, continua-il, aussi discrette à l’advenir que vous l’avez esté jusques icy, je vous rendray la plus grande & la plus heureuse de vostre race, & à ce mot s’approchant encore plus pres de moy il me mit dans le sein un petit billet avec tant de promptitude que si je ne l’eusse senty peut estre ne m’en fusse je pas pris garde.
Ce fust bien à ce coup que je devins aussi rouge, que si j’eusse eu le feu au visage, & je ne doute point pour peu que l’on m’eust regardée qu’il y eust eu personne qui ne s’en fust apperceu, mais toutes mes compagnes estoient de telle sorte empeschées à s’accommoder qu’elles ne virent pas mesme lors que le Roy sortit, je ne doubtay plus depuis ce jour là du dessein de Gondebaut, car je n’estois pas si ignorante des recherches des hommes comme vous avez peu entendre, que je ne l’eusse bien recogneu d’un autre dés la premiere declaration qu’il m’en fit, mais de luy j’advoüe veritablement, que jusques à cette fois je ne me l’estois peu imaginer. Ce fut bien alors que ma peine n’y fust pas moindre qu’avoit esté mon ignorance, ne sçachant comme j’avois à me conduire en une affaire tant importante pour moy, car de la cacher à Clotilde je craignois de faire une grande faute, & de laquelle je pouvois encourir un grand blasme, de la luy dire aussi je prevoyois que je me rendrois entierement à Gondebaut ennemy de cette Princesse grandement offensée contre luy. D’autre costé je sçavois combien les hommes estoient trompeurs, & la preuve que je venois d’en faire estoit encore si fresche, que je l’avois tousjours devant les yeux. Outre ces considerations pourquoy pouvois je penser que le Roy me voulust rechercher sinon pour me ruiner d’honneur, consideration qui me pressa de telle sorte que je faillis de porter à l’heure mesme à Clotilde la lettre qu’il m’avoit mise dans le sein, mais quelque Demon m’en empescha, me remettant devant les yeux la confusion où je mettrois cette Princesse, & comme je troublerois toutes ses resjouyssances. Je me resolus donc de laisser passer les jours qui restoient de Bachanales, & puis de chercher quelque bonne occasion de le faire entendre à Clotilde, qui me faisant l’honneur de me tenir en ses bonnes graces me donneroit le meilleur conseil que je sçaurois prendre, de peur que le papier que le Roy m’avoit mis au sein ne se perdit ou ne fust veu de quelqu’un, je courus l’enfermer dans une layette où j’avois accoustumé de tenir plusieurs autres choses semblables : & quoy que ma curiosité fust assez grande, si est-ce que le dessein que j’avois faict m’empescha de le decacheter : quand je revins je trouvay mes compagnes presque toutes en estat de danser, & la Princesse qui me vid la moins advancée m’appella paresseuse, & elle mesme prist la peine de m’ayder tant elle avoit de particuliere bonne volonté pour moy.
Le Roy cependant de qui l’Amour n’estoit point d’autre naturel que sont tous ceux des hommes desquels les commencemens ne sont qu’impatiences & que transports, n’avoit rien devant les yeux que cette violente passion qui s’estoit d’autant plus accreuë en luy que mon silence luy avoit faict concevoir un espoir qui n’estoit pas petit : il estoit incessamment apres à rechercher les moyens qu’il y devoit tenir, & ne faisoit que penser & representer mille chimeres sur ce sujet, enfin revenant le soir bien tard du bal lors que tous les chevaliers qui l’avoient aydé à mettre au lit furent retirez, il appella un jeune homme qui le servoit en la chambre & auquel il se fioit grandement pour semblables affaires. Il le faict mettre à genoux au chevet de son lict, luy descouvre la passion qu’il avoit pour moy, & luy commande en mesme temps sur sa vie de la tenir secrette & chercher les moyens necessaires à son contentement. Ce jeune homme qui estoit accoustumé à semblables discours, ne s’estonna pas de la violence de cette affection, car depuis peu il en avoit bien veu d’aussi ardente que cette cy quand le Roy ayma Cryseide, mais il jugea bien qu’il y auroit de la pei- ne, parce, luy dit-il, Segn. que cette fille a desja esté recherchée de plusieurs, & de fortune elle a tousjours esté trompée de tous, malaisement se fiera elle en quelqu’un. Le Roi, qui suivant en cela la coustume de ceux qui aiment, se flattoit de cette opinion que j’avois de la bonne volonté pour luy, luy respondit avec asseurance qu’il ne se mit point en peine de cela, & que desja il avoit rompu cette glace, estant bien asseuré que je sçavois qu’il m’aimoit, & que peut estre ne lui voulois je point de mal, mais que toute la peine n’estoit plus que de me pouvoir faire entrer en confiance de quelqu’un, par le moyen duquel il me peust faire entendre bien au long tout ce qu’il desireroit que je sceusse, parce que l’on avoit de telle sorte les yeux sur luy, qu’il ne pouvoit parler à moy qu’à mots interrompus & avec une continuelle crainte que Clotilde ou mes compagnes ne s’en apperceussent, que cette doubte l’empeschoit de me donner loisir de luy respondre ny de venir à quelque conclusion avec moy, & pour ce, adjoustoit il, pensons un peu s’il seroit à propos de nous servir de Periandre, de Merindor ou de Bellimarte ausquels il est permis de l’entretenir autant qu’ils veulent, car encor qu’ils en soient amoureux je sçay qu’ils n’oseroient aller au contraire de ce que je leur commanderay. Ardilan, tel estoit le nom de ce jeune homme, apres y avoir quelque temps pensé sans dire mot luy respondit enfin de cette sorte ; J’ay ouy, Seigneur, tout ce qu’il vous a pleu de me dire, & ensemble j’ay songé un moyen par lequel j’espere que vous pourrez parvenir à ce que vous desirez : Premierement je ne suis point d’opinion que vous vous serviez de ces trois Chevaliers que vous avez proposez pour plusieurs raisons, car je laisse à part qu’ils en sont grandement amoureux & chacun d’eux l’a voulu espouser ; puis vous sçavez qu’ils n’oseroient manquer à vos commandements, mais il faut que vous croyez que Dorinde ne s’y fiera jamais, d’autant qu’ils l’ont desja trompée, qu’elle les hayt, & enfin qu’elle ne leur voudra jamais estre de tant obligée qu’elle ne leur puisse refuser tout ce qu’il luy plaira sans crainte de leur langue : si bien que je croy qu’il n’y a pas un plus asseuré moyen pour ruiner toute cette affaire que de la mettre entre les mains de l’un de ces trois, ayant tousjours ouy dire que si l’on veut obtenir quelque grace de quelqu’un il la faut faire demander par une personne qui luy soit agreable & si l’on veut persuader quelque chose, que celui y doit estre emploié qui est tenu pour homme de bien, mais ceux desquels vous parlez sont ses ennemis, pour le moins elle les estime tels, & il n’y en a un seul qu’elle n’ait espreuvé pour trompeur. Avant tout autre chose donc il faut rejeter leur entremise, & puis il faut prendre garde de ne parler jamais plus à elle en lieu où vous puissiez estre veu, parce que la jalousie de ses compagnes, ou plutost l’envie, pour peu qu’elles s’en appercevront en fera faire un si grand esclat dans la Cour que vous serez contrainct pour mille considerations de vous en retirer, & en fin il est necessaire de gaigner quelqu’un qui soit aupres de sa personne & en qui elle se fie, & apres y avoir bien pensé je n’en trouve point de plus propre que la fille qui la sert à la chambre, parce que celle là trouvera toutes les commoditez qu’il luy plaira de parler à elle, & qu’encore qu’on les voye souvent en conseil, ou n’en entrera point en doubte, outre que Dorinde se fiant desja en cette fille, elle pourra luy persuader aisement tout ce que vous voudrez : & d’autant que la plus grande difficulté de ce dessein, c’est degaigner celle que je dis, je vay songeant une ruze qui nous en fera venir à bout. Il faut Seigneur au commencement l’esblouyr avec ce metail auquel si peu de personnes peuvent resister, & puis je suis resolu de luy persuader que je suis amoureux d’elle, & que je la veux espouser, elle n’est pas trop laide, si bien qu’elle le croira facilement, outre que toutes les femmes pres- que pour peu que l’on leur die de leur beauté, en croyent ordinairement beaucoup, & par ces deux moyens je prendray accés aupres d’elle.
Le Roy oyant la proposition d’Ardilan la trouva si bonne & en fust si aise que luy semblant d’avoir desja tout ce qu’il desiroit il se leva à moitié sur le lict, & l’embrassant le tint long-temps contre son sein luy disant : Je voy bien, Ardilan, que veritablement tu m’aymes, & que sans toy je n’aurois jamais contentement, mais sois asseuré que je recognoistray tes services de telle sorte que comme je te tiens pour le meilleur serviteur qui fust jamais, tu advoüeras aussi qu’il n’y eust jamais un meilleur maistre que le tien, & puis se remettant dans le lict : Va donc mon amy, dit-il, songe à cette affaire, je te la remets entierement entre les mains, & pour ce qu’il faut donner à la fille de chambre de Dorinde, demain nous chercherons quelque chose qui soit à propos.
Le lendemain Ardilan pourveu de tout ce qui luy estoit necessaire, ne manqua point de chercher les moyens de parler à Darinée, tel estoit le nom de la fille qui me servoit, & parce que c’estoit en une saison en laquelle il semble que chacun soit hors du sens & qu’en ce temps là estre sage soit une espece de folie, il en trouva bien tost la commodité parmy ces desbauches & ces deguisements d’habits, car le soir mesme il s’habilla en fille, & avec quelques autres jeunes hommes revestus comme luy alla porter ce qu’ils appellent un momon dans le logis de mon pere, où il avoit esté adverty que ce soir Darinée estoit allée soupper, ainsi qu’elle faisoit bien souvent. C’est la coustume, comme vous sçavez, de ce lieu, & comme je crois aussi, de tout le reste de la Gaule, que ces momons entrent si librement dans toutes les maisons, que jamais on ne leur demande quels ils sont, & soudain ils mettent sur la table un mouchoir où est l’argent qu’ils veulent jouër, & font tout ce qu’ils ont à faire, sans parler ; car s’ils disoient un mot ils perdroient tout ce qu’ils joüent. Ardilan estant donc entré dans la maison d’Arcingentorix l’un de ses compagnons qui avoit la charge de jouër, posa l’argent & les dez sur la table, soudain plusieurs Chevaliers, qui ce soir souppoient avec mon pere, se mirent à jouër contre luy, & cependant Ardilan fist un tour de sale pour voir si Darinée y estoit, de fortune il trouva qu’elle dansoit en une autre salle avec plusieurs filles, il se mit au dessoubs d’elle pour la prendre par la main, d’autant qu’il estoit dispos & qu’il dansoit fort bien, il attiroit les yeux de toutes ces filles, & particulierement de Darinée, qui desireuse infiniement de le recognoistre, le considera long temps, & cela fust cause que la danse estant finie, elle le fist asseoir aupres d’elle pensant que ce fust une fille, luy faisant mille demandes pour le faire parler & ses compagnes aussi. Tant qu’il pensa que les autres les pourroient descouvrir, il ne leur respondit qu’avec des signes, mais quand elles furent lassées de l’importuner & qu’elles se separerent un peu, prenant la main de Darinée, & faisant semblant de la baiser si le mas- que ne l’en eust empesché, il luy dit assez bas, Est-il impossible Darinée ; que vous ne cognoissiez pas la personne du monde qui vous ayme le mieux ? Elle qui avoit fort peu de cognoissance de luy, & qui peut estre ne l’avoit jamais ouy parler, demeura bien estonnée de ces parolles & d’en mescognoistre la voix, c’est pourquoy plus curieuse encore qu’elle n’avoit point esté, Mais la belle fille, luy dit elle, si ce que vous dites est vray, pourquoy ne voulez vous pas que je vous cognoisse ? parce, dit-il, que je vaux si peu que quand vous me cognoistriez, je crains que vous ne me mesprisiez. Ce n’est point, dit-elle, ma coustume d’estre si peu civile envers les personnes qui ont le merite que j’ay recogneu en vous : ce sera donc, reprit il, sur cette asseurance que je vous diray que je suis Ardilan qui suis depuis le jour que vostre maistresse vint en la Cour de telle sorte devenu vostre serviteur que je ne pense pas avoir jamais contentement que je ne recognoisse que vous ayez agreable le service que je vous ay voüé.
Mais à quoy perds je le temps de vous raconter toutes ces choses puisque pour le subject de mes malheurs il suffit que je vous die qu’avant que de partir d’ensemble Darinée qui pensoit cette recherche estre veritable, & qui la jugeoit tres-advantageuse pour elle, consentit d’en estre servie à condition qu’il ne la trompast point, comme elle avoit veu que plusieurs personnes m’avoyent traictée. Ardilan qui estoit fin luy fit tant de protestations & tant d’asseurances, qu’elle qui n’avoit pas plus d’esprit qu’il luy en falloit, fist aysé- ment tout ce qu’il voulust, & pour l’interesser encore d’avantage il luy mist au doigt une bague qui luy pria de garder pour l’amour de luy : elle en fist quelque difficulté au commencement, par ce qu’il luy sembloit qu’elle valoit trop, mais il la pressa de sorte qu’enfin elle la retint à condition que je ne le trouverois point mauvais. Comment, reprit incontinent le rusé, seriez vous bien tant à la bonne foy que de luy parler de semblables choses ? Mais vous, luy dit elle, penseriez vous bien que je voulusse manquer ? He ma fille, repliquat-il, que je ne m’estonne pas qu’il y ait si peu d’affections qui ayent la fin desirée, car il n’y a rien qui ruine tant toute sorte d’affaires que le divulguer, d’autant que s’il y en a quelques uns qui desirent le bien d’autruy, il y en a cent fois au- tant de ceux qui l’envient, si bien que quand la chose qui est advantageuse leur vient aux oreilles, ils n’ont point de repos qu’ils ne l’ayent entierement divertie, & qu’ils n’en fassent rompre les traittez avec d’artifice que ceux là mesmes ausquels ils font le mal les en remercient comme d’une grande grace. Ma fille, continuat-il apres s’estre teu quelque temps, voulez vous que nous vivions tousjours ensemble comme je le desire avec passion, n’en parlez à personne que vous n’y soyez du tout resoluë, autrement asseurez vous que les envies & mesdisances de la Cour sont telles qu’elles traversent tout ce qu’elles jugent estre au gré ou à l’avantage de quelqu’autre. Mais, dict Darinée, si ma maistresse en est advertie par quelqu’autre, quelle occasion n’aura elle pas de me tancer, & se douloir de moy ? O fille, respondit Ardilan, & comment le sçaura elle si vous n’en parlez à personne ? Car quant à moy je n’ay garde d’en ouvrir la bouche puisque je vous prie de ne le point publier, & que je le crains grandement pour plusieurs raisons que je vous diray une autre fois, mais aussi pourquoy le dire à Dorinde ? est ce pour en prendre son advis ? ô Darinée qu’elle a bien plus de faute de prendre vostre conseil que vous le sien, & que si elle eust tousjours esté aussi sage que Darinée elle n’eust pas receu les desplaisirs desquels vous parliez tantost. J’ay peur que l’on ne prene garde à nous, cela est cause que je ne vous en puis dire maintenant ce que j’en sçay, mais la premiere fois que je parlerai à vous je vous en veux entretenir bien au long, & lors vous verrez que toute la faute vient de son costé, & que toutefois nous pouvons encore y apporter du remede pourveu qu’elle vous veüille croire. A ce mot il la laissa seule sans attendre qu’elle luy respondit d’avoir pour ce coup plus faict qu’il n’eust osé esperer. Cependant deux ou trois jours apres qu’Ardilan eust parlé à Darinée quelque bon Demon me remist devant les yeux le danger qu’il y avoit de garder plus longuement ce papier que le Roy m’avoit donné, de sorte que deux ou trois fois je fus preste à le jetter dans le feu sans le lire affin d’esteindre ainsi une flame dans un autre flame, ou bien de le porter à Clotilde & me descharger par là de tout ce qu’on me pourroit blasmer : mais à la premiere opinion je disois en moy mesme, si je brusle peut estre n’y a il rien qui n’offense, & le Roy venant à le sçavoir aura occasion de se douloir de ce mespris : car que luy respondray je lors qu’il m’en parlera ? il vaut donc mieux le lire & puis le brusler, mais si Clotilde aussi en a quelque vent ou par le Roy ou par quelqu autre, combien en seray je blasmée ? & il ne faut point douter que Gondebaut mesme ne soit celuy qui peust estre le luy dira s’il void que je ne vueille consentir à tout ce qu’il luy plaira, ou s’il vient à changer d’humeur, comme Merindor & Periandre m’ont assés appris à mes despends, que la plus longue constance d’un homme ne dure qu’autant que ses yeux ne voyent rien qui leur plaise d’avantage. En cette doute en fin je me resolus d’aller vers Clotilde & luy faire voir cette lettre, mais la supplier de n’en parler à per- sonne. Cette Princesse, disois je en moy mesme, me faict l’honneur de m’aymer, je m’asseure qu’elle ne fera rien qui ne me soit advantageux : mais soit ainsi que le Roy l’entende, ne sçait il pas que mon devoir m’y oblige ? je m’asseure que si promptement il m’en veut mal, lors qu’il aura passé cette humeur il sera le premier à m’estimer & à dire que j’ay eu raison.
En cette resolution je prends la lettre & m’en vay trouver Clotilde : de fortune elle estoit dans son cabinet où elle passoit le temps avec plusieurs de mes compagnes, & par ce qu’elle me faisoit l’honeur de m’aymer plus cherement que pas une des autres, aussi tost qu’elle me vid elle s’en vint à moy : & comme entre les jeunes personnes il y a tousjours mille petites nouvelles à se raconter elle me tira aupres d’une fenestre un peu separée, où elle me raconta non seulement tout ce qu’elle avoit faict depuis que je ne l’avois veuë, mais encore comme je croy tout ce qu’elle avoit pensé, & puis me dit, Mais vous Dorinde qu’avez vous faict depuis que vous n’avez esté pres de moy ? je veux que vous m’en rendiez compte jusques à la moindre pensée. Madame, luy dis-je, je le feray une autrefois tant qu’il vous plaira, mais pour ce coup il faut que je vous supplie de me permettre que je vous entretienne d’une chose qui est de plus grande importance, & par ce que je ne voudrois pas que personne s’en apperceust je vous supplie d’entrer dans vostre arriere cabinet & m’appeller afin que toute seule vous puissiez voir & ouyr ce qui est à propos que vous sçachiez. Cette jeune Princesse curieuse de sçavoir ce que je luy voulois dire, & desireuse aussi de me contenter, fist tout ainsi que je l’avois suppliée, & renfermée dedans, elle s’assit & en mesme temps je me mis à genoux devant elle comme j’avois acoustumé, & la suppliay tres humblement avant que de faire semblant de ce que je luy dirois, de bien prendre garde à ce qui en pourroit arriver, que ce qui me convioit de le luy descouvrir estoit le desir que j’avois de ne point sortir de mon devoir, & de me conduire en toute chose comme elle me commanderoit, & lors je luy monstray non seulement la lettre du Roy, mais je luy dis encore tout ce qui s’estoit passé en ces deux ou trois rencontres, que Gondebaut avoit parlé à moy, ce que je fis avec tant de franchise qu’elle cogneust bien qu’il n’y alloit point de ma faute, mais ce qui la contenta le plus ce fut de veoir la lettre encore cachetée, dequoy apres m’avoir grandement loüée elle l’ouvrit & leut qu’elle estoit telle.
LETTRE
Du Roy Gondebaut à Dorinde.
Vous ne trouverez pas estrange que quelqu’un vous ayme puisque vous l’avez desja tant esté, mais si ferez bien peut estre quand vous considererez que celuy que vous avez maintenant vaincu ne l’a jamais esté des plus puissants de la terre. Que si jusques icy il n’y a rien eu d’invincible à mes armes, ordonnerez vous ma belle fille que la victoire que je souhaitte avec plus de passion, me soit desniée par vous à qui j’offre avec ma couroune & mon sceptre tous mes lauriers & tous mes triomphes ?
Clotilde demeura longuement muette apres la lecture de cette lettre, & enfin reprenant la parolle, Dorinde, me dit-elle, il ne faloit pas me prier avec tant d’instance que je ne parlasse à personne de cette affaire, elle m’est d’asses d’importance pour ne la point publier, & par ce que vous m’en demandez conseil & que je suis obligée de vous le donner non pas à la volée, mais tel que je le voudrois recevoir de quelque autre en semblable occasion, je veux toute cette nuict pour y bien songer. Nous nous separasmes de cette sorte, & pour ne faire point soupçonner à mes compagnes que ce fust quelque chose bien secrette, la sage Princesse sortir en riant & me commanda d’en faire de mesme, comme si nous n’eussions parlé que des comptes ordinaires pour rire. Vous sçavez qu’il y avoit quelque temps que le Prince Godomar jeune frere de Sigismond estoit allé voyager par les Cours des Roys voisins, apprendre les coustumes & meurs des estrangers, & cognoistre & leurs forces & leurs provinces, & que pour faire profit de ses voyages il avoit mené avec luy ce grand & prudent Avite qui avoit non seulement esté son gouverneur, mais celuy aussi de son frere Sigismond. Or ce jeune Prince depuis peu estoit de retour au grand contentement du Roy & de tous ses peuples, car veritablement Sigismond & Godomar ayans esté si bien instruicts donnoient une grande esperance d’eux à ceux qui les voyoyent. Ce prudent gouverneur sur toutes les choses qu’il leur avoit le plus recommandées ç’avoit tousjours esté l’amitié & concorde entr’eux, leur remontrant que les petites choses s’accroissent par l’union, & les grandes se diminuent par la discorde, que celle qui avoit esté entre leur pere & ses freres outre l’horreur qu’elle avoit rapportée à toutes les Gaules de leur ambition & inimitié, encore avoit elle failly de leur faire perdre entierement leur Estat. Que cette playe saigneroit longuement dans leur maison si eux avec un contraire dessein n’y remedioyent, c’est à dire en s’entr’aymans autant que les autres s’estoient hays. Ces sages remontrances avoient eu tant de pouvoir sur les esprits de ces jeunes Princes que l’on ne sçauroit s’imaginer une plus grande amitié ny union que celle qui estoit entr’eux mais d’autant que ce sage homme recogneust bien à la physionomie & aux actions, quoy qu’enfantines, de Clotilde qu’elle seroit un jour une tres-grande & tres-prudente Princesse, il creut que c’estoit l’avantage de ces deux Princes de se lier d’une estroitte amitié avec elle, puisque celle que le sang & la proximité pouvoient faire naistre entr’eux estoit fort foible pour les homicides & cruautez extremes que leurs dissentions avoient produites. Ces bons advis & les bonnes qualité des Clotilde qui n’avoit rien qui ne fust grandement aymable, furent cause que ces Princes l’aymerent de telle sorte que les racines de la hayne de leurs peres furent non seulement attachées entierement, mais de plus ces jeunes cœurs se lierent ensemble d’une si forte affection, qu’ils avoient autant de soing de la conservation l’un de l’autre que de la leur propre, il n’y avoit rien de secret entre eux, & d’autant qu’ils cognoissoient l’humeur de Gondebaut un peu violente & sanguinaire, ils se trouvoient bien souvent ensemble pour prendre conseil de ce qu’ils avoient affaire, & sur toute chose suyvoient ordinairement le prudent advis du sage gouverneur : & toutefois comme il y a de certaines inclinations aveugles qui nous portent plus à aymer une personne qu’une autre, il est certain que la Princesse avoit quelque naturelle affection plus grande envers le Prince Sigismond, qu’envers son frere Godomar, & cela fust cause que ceste fois le trouvant à propos elle ne voulust parler qu’à luy seul de mon affaire. Elle luy raconte donc tout ce qui s’estoit passé, luy montre la lettre du Roy & luy demande ce qu’il est d’advis qu’elle me die & qu’elle fasse. D’abord Sigismond en demeura grandement estonné, & apres il luy demanda comment elle avoit sçeu toute ceste recherche ; & de quelle façon je l’avois receuë : A quoy la Princesse respondit, Dorinde s’y conduit comme elle doibt, & contentez vous qu’elle n’y fera rien que par mon advis, car c’est d’elle de qui j’ay receu cette lettre toute cachetée, & qui m’a advertie de tout ce que je vous ay dit.
Or voyez je vous supplie combien il est dangereux de donner de telles cognoissances aux jeunes hommes, jamais Sigismond n’avoit tourné les yeux sur moy, que pour me regarder indifferemment comme toutes mes autres compagnes, & si j’estois tou- sjours en lieu où il me pouvoit bien considerer : car je n’abandonnois guieres Clotilde d’ou il ne bougeoit une grande partie du jour, & oyant ces discours, comme si l’amour de son pere eust deu allumer le sien, il commença de me desirer. O Dieu ! mes cheres compagnes, ne vous estonnez point si souvent qu’il y a des personnes ausquelles de bon heur qu’elles n’eussent osé esperer & d’autres ausquelles des infortunes accourent qu’on n’eust jamais pensées : car ne suis je pas une de ces malheureuses à qui il semble que la fortune ne veuille espargner une seule infortune ? Qui jamais eust pensé que Clotilde en blasmant le pere d’une faute eust donné envie au fils de la commettre ? ne faut-il pas advoüer que sans mon malheur cela ne fust jamais advenu ? Voila donc ce jeune Prince qui fait dessein sur moy, & d’autant qu’il ne sçavoit si la recherche me seroit aussi desagreable que celle de son pere, il resolut de cacher pour le commencement cette affection à Clotilde, sçachant assez qu’elle l’en destourneroit en tout ce qui luy seroit possible, & peut estre en feroit de mesme envers moy. Il se met donc à desappreuver grandement le dessein du Roy, montre de s’en estonner, & de treuver si peu de suject d’amour en moy, qu’il luy sembloit que j’estois la fille de toute la Cour qui luy en donneroit le plus tard : & puis revenant à ce qui estoit de Gondebaut, Ma sœur, luy dit il, car c’est ainsi qu’il la nommoit, il faut bien prendre garde que cette recherche ne passe plus avant : car encore que Dorinde en ait usé jusques icy, comme elle a deu, si est-il à craindre qu’une longue poursuitte ne luy fasse changer de dessein, une place resiste bien aux premiers & seconds efforts, qui sera forcée enfin aux troisiesmes, outre qu’il faut que vous sçachiez que l’amour est un mal contagieux, & qui se prend bien souvent l’un de l’autre. Mon frere, respondit la sage Princesse, je suis fort peu informée de la qualité de cette maladie, mais j’en ay bien l’opinion que vous dites, & c’est pourquoy j’ay desiré d’en avoir vostre advis. En cecy, respondit le Prince, je vay fort retenu, tant par ce que c’est une affaire qui touche le Roy, que c’est un Roy encore qui est mon pere, mais l’honneur de nostre maison & le vostre particulier, ma sœur m’oblige de vous en parler plus librement que je ne ferois pas. Je vous diray donc, que je prevoy, veu l’humeur du Roy, qu’il pourroit arriver beaucoup de mal de cette affaire, si vous ne vous opposez à la naissance de cette affection, & ayez cette creance pour asseurée, que quand elle aura pris ses racines profondes, vous ne les attacherez jamais, ou si vous le faites ce sera avec de si grands efforts, que malaysément en aurez vous du contentement. Laissez prendre force au mal, c’est chose fort dangereuse en toutes maladies, mais en Amour plus qu’en toutes les autres. Voy la donc mon advis, pour le commencement si nous voyons que le mal fasse progrés, il faudra recourre à d’autres remedes, que le temps & les occasions nous produiront. Mais sur tout, prenez garde que Dorinde ne se trompe elle mesme, ou qu’elle ne vous trompe, car l’Amour est si fin que bien souvent il se saisit d’un cœur sans qu’il s’en apperçoive, & si cela avenoit, asseurez vous, ma sœur, que vous travailleriés apres longuement en vain. Ce malheur, respondit la Princesse, pourroit bien arriver, mais je ne le croy pas, car Dorinde est si sage fille, que mal aysément penseray-je qu’elle manque jamais à ce qu’elle doit, ny à elle, ny à moy.
Le lendemain aussi tost que Clotilde m’eust retirée à part, j’ay pensé, me dit elle Dorinde, à vostre affaire, ou pour mieux dire, à nos affaires, car j’y ay ma part aussi bien & peust estre mieux que vous. Il faut que vous montriez quelle vous estes en cette occasion & que vostre prudence & vostre courage se fassent paroistre, vostre courage à mespriser tout ce qui peut nuire à vostre reputation & vostre prudence à le mespriser en sorte que le Roy ne se puisse offenser ni contre vous ni contre moy. Pour le premier poinct vous devez vous representer que le Roy ne vous recherche que pour vous ruiner, & qu’aussitost que l’on s’en appercevra vous estes perdue d’honneur, car quel dessein pourroit-il avoit qui ne fust ruineux pour vous ? souvenez vous des genereux Ancestres desquels vous estes issue, & avec combien de peines & de hazards ils ont acquis la reputation qui en est demeurée à vostre race, & ne veüillez avoir si peu de courage d’estre la premiere qui mette une honteuse tache à vostre maison, & pour ce qui est de la prudence il faut Dorinde combatte cet ennemy non pas en luy resistant ou bien en l’offensant, mais en le fuyant. Tout Amour est de telle nature qu’il se laisse plus aysement surmonter par la fuyte que par la resistance, mais plus encore l’amour des Rois que toutes les autres, d’autant que les Princes puissants ne peuvent avoir un plus grand desplaisir que quand ils trouvent quelque chose qui leur resiste, leur semblant que c’est grandement offenser leur puissance que de leur en opposer une qui arreste le cours de leurs volontez. Je vous conseille donc qu’usant de la prudence & non point de la resistance, vous fuyez cet ennemy, c’est à dire que vous evitiez toutes occasions de vous trouver en lieu où Gondebaut puisse parler à vous, & s’il advient qu’il en trouve quelqu’une feignez de n’entendre rien en ce qu’il vous dira, & de ne vous jamais persuader qu’il vous ayme, voire jusques là de ne point enten- dre que c’est à dire qu’aymer. Peut-estre que si vous vous conduisez de la sorte il s’en destournera de luy mesme, ou pour le moins s’en lassera, & sur tout souvenez vous qu’il ne s’y passe chose quelconque dont je ne sois advertie, & soyez asseurée que tant que vous en userez ainsi je ne vous abandonneray point.
Ce fust le sage conseil que Clotilde me donna, & que je me resolus d’observer religieusement, tant pour les raisons qu’elle m’avoit alleguées, que pour avoir esté si mal traittée de tous ceux qui m’avoyent tenu les mesmes langages que je voyois dans la lettre du Roy. Je remerciay donc le mieux qu’il me fust possible la Princesse de l’honneur qu’elle me faisoit & confirmay encore les serments que j’avois faicts de ne sortir jamais de ses commandements avec les protestations plus grandes que je pus imaginer ; & apres luy avoir baisé la main pour tesmoignage de l’affection que j’avois à son service, nous sortismes du cabinet, affin que si de fortune quelqu’un y prenoit garde il ne pust soupçonner que nous eussions traité d’affaires plus importante que de nos passe-temps ordinaires.
Or le Roy demeura quelques jours sans parler à moy, fust qu’il attendit de voir quel effect auroit eu sa lettre, fust que m’en prenant garde je ne luy en donnasse pas la commodité qu’il eust desirée, mais Ardilan cependant ne perdoit point de temps, par ce, comme il estoit fin & ingenieux, qu’ayant trouvé moyen de parler à Darinée presque tous les matins lors qu’elle alloit au temple, il l’avoit de sorte gaignée & par ses belles parolles & par ses presents que cette fille estoit entierement à luy, & le tout avoit esté conduit si finement par eux que jamais personne de la Cour ne s’en estoit apperceuë. Le Roy d’autre costé depuis qu’il s’en estoit descouvert à cet homme soubs l’esperance qu’il luy avoit donnée & pour ne faire point recognoistre son dessein, se tenoit tellement retiré que n’eust esté ce que j’en avois dit à Clotilde elle ne s’en fust jamais pris garde. Il passoit fort peu de jours qu’à quelque heure elle ne prist la peine de m’en parler & de s’enquerir de moy s’il n’y avoit rien de nouveau, & tousjours me donnoit quelque bon advis comme j’avois à me conduire, & une fois enfin qu’il y avoit desja assez long temps que nous n’en oyons plus parler, je luy dis que je croyois que le Roy au- roit changé d’opinion puis qu’il demeuroit muet si longuement, mais elle mettant la main sur la bouche ; Non non m’amye, me dit elle, ce feu se couve plus ardent soubs la cendre, vous le verrez esclorre lorsque vous y penserez le moins, n’ayez point opinion d’estre hors de ce danger que vous ne voyez que Gondebaut en ayme une autre alors, je le croiray, sçachant assés que les nouvelles pensées effacent les premieres : mais jusques à ce que nous voyons ce que je dis demeurons plus soigneusement sur nos gardes & asseurons nous que l’ennemy faict semblant de dormir lors qu’il se prepare à une plus dangereux attaque.
Mais voyez mes compagnes si toute cette affaire fust conduitte secrettement, & si l’on ne se trompe pas bien quand on dit que ce que deux personnes sçavent ne peut plus estre estimé secret, puisque le Roy, Ardilan, Clotilde, le Prince Sigismond & moy estans bien advertis de cette affaire, toutesfois elle demeura si secrette dans la Cour, que Periandre, Merindor ny Bellimarte n’en eurent jamais aucune cognoissance, & cela fust cause qu’ils continuerent leur recherche, ou plustost leur importunité, & non point à cachette comme le Roy, mais tout ouvertement. Au commencement le Roy ne le pouvoit supporter, luy semblant que c’estoit l’offenser, mais le ruzé Ardilan luy dit, que tant s’en falloit, c’estoit chose qu’il devoit desirer, parce que la recherche de ses Chevaliers arresteroit la veuë des plus fins, n’y ayant celuy qui ne sceust bien qu’ils n’estoient pas personnes qui osassent y penser, si seu- lement il y avoit tourné les yeux. Et d’autant que j’estois infiniment offensée contre tous trois, mais beaucoup plus contre ce perfide & ingrat de Merindor, & que cela estoit cause que je ne pouvois presque tourner les yeux sur luy sinon avec desdain & par despit, il se plaignoit continuellement que j’eusse manqué envers luy de la promesse que je luy avois faite, & sur ce suject un jour que Clotilde luy commanda de chanter, car il avoit la voix tres-bonne, je me souviens qu’il dit tels vers.
SONNET.
Il la void infidelle & il ne se peut
empescher de l’aymer.
Elle me la promis la menteuse qu’elle est,
Et maintenant Amour elle s’en veut desdire.
Et croit qu’ayant sur vous un souverain empiré
Rien ne peut l’obliger sinon ce qui luy plaist.
Mais puisque sa parole à rien ne le soubsmet,
Et que de sa promesse elle ne faict que rire,
Promettre à son langage est-ce peut estre à dire
N’observer jamais rien de ce qu’elle promet ?
Si son langage est tel, son amitié promise
Avec tant de serments n’est donc qu’une feintise,
O Dieu je le vois bien, & qui ne le void pas ?
Mais à quoy me sert-il, si les beautez sont telles
Qu’il me les faut aymer jusques à mon tres pas
Quoy que je sçache bien qu’elles sont infidelles.
Mais madame riez je vous supplie de ce que je vay vous dire, & par là jugez quell’est l’humeur des hommes. Periandre, Bellimarte & ce trompeur de Merindor estoient avant que je leur voulusse mal, de telle sorte ennemis que je les vis plusieurs fois prests à venir aux mains, mais dés l’heure qu’ils virent que je les hayssois tous esgalement, ils se rendirent si grands amis, que pres- que ils n’estoient jamais les uns sans les autres, & à ces Tournois qui se firent durant les Bachanales ils faisoient tousjours toutes leurs parties ensemble, & d’effect à l’un de ces Behors ils se presenterent tous trois en sauvages fort proprement accommodez, & les vers qu’ils presenterent estoient tels.
Les Chevaliers Sauvages,
AUX DAMES
STANCES.
Nous ne sommes pas si sauvages
Qu’on jugeroit à nos visages,
Amour en peut estre vainqueur,
Et peut faire brusler nos ames
Aussy bien que tout autre cœur,
Dedans le feu des belles Dames.
Sçachez les belles qui nous sommes
Tout ainsi que les autres hommes,
Subjects aux coups de la beauté,
Il est vray que nostre courage
Tout plein de generosité
Ne peut supporter un outrage.
C’est la beauté qui nous attire
Dessoubs les loix de vostre empire,
Mais les faveurs de la beauté
Rend nos cœurs comme insensibles
Et ravissent la liberté
A nous qui sommes invincibles.
Qui voudra donc pleine de gloire
Avoir de nos cœurs la victoire,
Qu’elle appreste avec ses appas
La faveur & la recompense,
Ou bien qu’elle ne pense pas
D’en avoir jamais la puissance,
Et c’estoit le bon que leur reconciliation sembloit une ligue de tous trois contre moy pour ne me laisser jamais sans l’importunité de l’un d’eux dés que j’estois en lieu où je pouvois estre veuë, & ils estoient plaisants, car chacun essayoit bien de faire son advantage, mais non pas au desadvantage de ses compagnons, comme il souloit faire, que s’ils ne me servirent à autre chose je croy pour le moins que cela fust cause que le Roy eust de la peine à me trouver en lieu où il pust parler à moy sans estre apperceu. Mais oyez je vous supplie l’artifice en fin dont il usa. La forest d’Erieu, que quelques uns nomment de Mars, est esloignée de la ville d’une bonne lieuë & demye, comme vous sçavez, & d’autant qu’ell’est en lieu plain, & que les arbres de haute fustaye laissent le dedans du bois fort net & fort aise à y courre à cheval, Clotilde qui se plaisoit infiniment à l’exercice de la chasse y alloit souvent lors que le temps estoit beau & que les veneurs luy venoyent rapporter qu’il y avoit quelques bestes dans les toiles & presque tousjours elle y alloit à cheval si la chaleur du soleil le luy permettoit. Or ce jour selon sa coustume elle estoit à Cheval & toutes les Dames aussi. Avez vous point veu mes compagnes comme l’on peint Harpalyce cette genereuse fille Thracienne lors que à course de cheval elle poursuivoit en pleine campagne le Cerf dispost, ou le javelot au poing elle attaquoit les plus furieux sangliers ? figurez vous que nos habits estoyent encore plus beaux, car nos robes de couleurs toutes chargées & d’or & d’argent jointes au corps, les manches à demy couppées, les escharpes en broderie r’attachées à gros chattons sur l’espaule, le reste flottant au gré du vent, les chappeaux dont les cordons de pierreries estinceloient autant que les rayons du soleil, les pennaches qui couvroient presque une partie du chappeau, nos cheveux qui relevez & annelez au droict du front s’en alloient ondoyant le long de nos jours comme si c’eust esté par nonchalance, les tours de perles qui separoient le col de la gorge & les pendants d’oreille qui sembloient autant d’estoilles esclattantes, bref tout le reste de nostre habit augmentoit de sorte la beaute naturelle qui pouvoit estre en nous, que veritablement nous y avions toutes un tres-grand avantage.
C’estoit la coustume que nous allions comme il nous plaisoit où ensemble ou separées, pourveu que nous fussions tousjours à la veüe de nostre Gouvernante, & lors que quelque Chevalier nous vouloit entretenir, il le pouvoit tant que le chemin le luy permettoit. Ce jour Merindor estoit aupres de moy & sans que je luy respondisse alloit continuant ses ordinaires importunitez, Gondebaut qui avoit tousjours l’œil sur moy, soudain que nous eusmes passé le pont du Rhosne & que nous commençasmes d’entrer dans la plaine, ne faisant pas semblant de me regarder appella Ardilan & luy commanda qu’aussi tost que je mettrois pied à terre, pour entrer sur les eschafauts qui estoient aupres des toiles, pour voir le combat des Chevaliers & des sangliers, il fist semblant qu’un fer fust mal attaché au cheval que je montois, & qu’il y mit un clou si avant dans le pied, que le pauvre cheval ne se peut soustenir dessus qu’à grande peine. Il faut que vous sçachiés que cette chasse se faisoit de telle sorte, que les bestes estans enfermées, apres les avoir travaillées quelque temps, & fait revenir cent fois devant les yeux des Dames, s’ils y rencontroit quelque sanglier qui fust grand, l’on abbatoit les toiles du costé où il faisoit le plus beau courre, & avec les chiens on la prenoit à force.
Or ce jour apres que plusieurs Chevaliers eurent fait voir leur courage, & leur addresse en la mort de plusieurs sangliers : le Roy qui avoit le dessein que je vous diray, leur commanda à tous de sortir & monter à cheval, & faisant abbatre les toiles du costé d’une grande plaine, il con- traignit un grand sanglier de sortir, & incontinent, & les Dames & les Chevaliers se mirent apres les veneurs. Merindor, comme c’estoit la coustume me mit à cheval, & puis alla rendre ce mesme devoir à ma compagne ; quand à moy, qui voyois desja Clotilde bien esloignée, je poussay mon cheval, qui encore qu’à moitié estropié du clou qu’Ardilan luy avoit mis dans le pied, ne laissa de galopper sans que je m’en prisse garde, mais à la premiere fois que quelque mauvais passage me contraignit d’aller le pas, je fus toute estonnée qu’à peine le pauvre cheval pouvoit toucher la terre du pied, cela fust cause que Merindor & ma compagnie m’attraperent bien tost, & que nous ne peusmes joindre Clotilde, qui au grand galop alloit suivant la chasse. Le Roy qui tout ex- pres estoit demeuré bien loing derriere avec fort peu de gens nous atteignit bien tost, & feignant de ne sçavoir quel estoit le mal de mon cheval, me demanda comme il s’estoit blessé, & si ce n’avoit point esté en sautant quelque fossé : Je luy dis que je ne sçavois pas ce qu’il pouvoit avoir, mais que je craignois fort s’il continuoit de marcher ainsi, que je ne ferois pas grand voyage sans beaucoup de temps, il fist semblant de regarder, si en toute la compagnie il n’y avoit point de cheval sur lequel je peusse monter, mais ils se trouverent tous trop vicieux, ou pour le moins trop incommodes, il n’y avoit plus rien qui donnast de l’incommodité au Roy que Merindor, & toutefois il s’estoit reculé avec beaucoup de respect : mais il ne laissoit d’avoir tousjours les yeux sur nous. Cela fust cause qu’il luy commanda de courre apres Clotilde & avertir nostre Gouvernante que je ne pouvois joindre la trouppe afin qu’elle donnast ordre de m’envoyer un autre cheval, ou qu’elle me vint tenir compagnie, n’estant pas à propos de me laisser ainsi seule. O Dieu ! comme quelquefois ceux qui font plus de semblant de vouloir mettre l’ordre, sont ceux qui en desirent plus le desordre. Merindor partit à course de Cheval & ma compagnée par respect demeura derriere nous, où quelque Chevalier de la suitte du Roy l’alloit entre tenant. Mais luy sans vouloir perdre temps ; Et bien ma fille, me dit-il, que respondez vous à la lettre quez vous avez euë de moy ? quel jugement donnerez vous de ma vie ou de ma mort ?
Je previs bien soudain que je vis le Roy que je serois attacquée & qu’il n’y avoit point de moyen d’eviter ceste rencontre, de sorte que j’allois songeant en moy mesme quelle response je luy serois. j’avois bonne memoire de ce que Clotilde m’avoit dit & j’y estois bien resoluë, mais les Bacchanales n’estoient pas encore passées & je craignois de faire esclat, qui estoit ce qu’elle m’avoit le plus deffendu, de sorte que j’estois bien en peine, en fin je me resolus de remettre la response que je luy voulois faire à un autre temps, si bien que je luy dis avec un visage assés riant, Seigneur la response que vous voulez de moy je ne la puis faire à cette heure, & je vous supplie tres-humblement de ne m’en point vouloir presser de quinze jours, & lors vous sçaurez la raison qui me le faict faire, j’attendray, me respond il, tant qu’il vous plaira, mais je croy bien que ce delay est inutile : toutefois ma belle fille, puisque vous le voulez ainsi, & que je ne veux jamais aller au contraire de vostre volonté, promettez moy qu’en ce temps là vous me ferés asseurément response. Seigneur, luy repliquay-je, je vous le promets, sur tout ce que je puis jurer de plus asseuré. Or ma belle fille, me dit-il alors en sous-riant, il faut que vous sçachiez, que pour avoir le moyen de parler à vous, c’est moy, qui ay rendu vostre cheval en l’estat que vous le voyez, & jugez par là que je n’auray point faute d’invention pour en trouver encore la commodité quand il me plaira. Permettez moy Seigneur, luy respondis-je, de vous dire que vous estes bien mauvais de faire estropier ce Cheval qui n’en peut mais. Souvenez vous ma fille, reprit il incontinent, que je vous ayme d’une si entiere affection qu’il n’y a rien que je ne fasse pour avoir vos bonnes graces. Vous vous donnez, luy dis-je, beaucoup de peine pour une chose qui ne le vaut pas, mais Seigneur, puisque vous avez faict le mal à ce pauvre cheval, je vous supplie ayez en pitié & le guerissez ; & je dis ces dernieres parolles pour rompre le discours où il alloit entrer : Vous pensez peut estre, repliquat il, que j’aye autant de puissance que vous qui pouvez guerir quand il vous plaist les blessures que nous faites. O Seigneur, interrompis-je, nous parlerons de cecy une autrefois, mais cependant parlons de ce pauvre animal qui ne me peut plus porter. Cette compassion, dit il, seroit bien mieux employée ailleurs : mais puisque vous l’ordonnez ainsi je ne veux pas desobeyr au moindre de vos commandements ; & lors se tournant vers Ardilan il luy commanda de faire venir un mareschal : & par ce qu’il y en avoit tousjours quantité qui suivoyent ses chevaux il luy en presenta un incontinent, Voy tu mon amy, luy dit-il, le pied de ce cheval, il y a un cloud que je vois plus haut que les autres, oste le luy, car c’est sans doubte celuy là qui l’a blessé : le mareschal mettant pied à terre cogneust bien que le Roy disoit vray, & par ce qu’il estoit fort entendu en son mestier il l’eust bien tost tiré sans le rompre, dequoy le Cheval fust tellement soulagé qu’il n’eust pas faict vingt pas qu’il ne s’en sentit presque plus. Cependant Merindor avoit faict son message & la Gouvernante revenoit avec luy & me faisoit conduire un autre cheval, dequoy le Roy s’estant apperceu ; Voicy, me dit il, la fin de tout le contentement que j’auray d’aujourd’huy, & poussant son cheval se mit à courre par le mesme chemin que Merindor venoit, me laissant seule avec ma compagne & deux Chevaliers, qui s’arresterent avec nous. Luy cependant ayant rencontré Merindor, & sa compagnie, Allez, allez, luy dit-il, vous n’aviez pas pris garde que le cheval estoit encloüé, vous verrez qu’il est presque guery. Le Roy leur dit ces parolles en galoppant & sans s’arrester, pour montrer qu’il ne s’en soucioit guiere & passant plus outre atteignit bien tost la chasse, parce que le sanglier avoit donné dans un fort où il se faisoit battre encore.
Or considerez combien les hom- mes nous sont mortels ennemis & quelle peine ils prennent à nous ruiner : mais o Dieu qu’il est malaysé de se garder de leurs trahisons & mesme quand on tumbe entre les mains d’une personne rusée & qui a une grande authorité. J’avois assés de cognoissance de leurs tromperies & les blessures de leurs perfidies mesaignoient encore dans l’ame : je n’avois point faute d’un tres bon conseil & la resolution en estoit prise, comme je vous ay dit, & toutefois je ne me pouvois empescher d’avoir les flatteries de Gondebaut agreables & de ne me plaire aux soubmissions d’un si grand Roy. De sorte que je conseilleray tousjours celles qui me voudront croire de se deffendre de tels ennemis, comme des sirenes en ne les point escoutant.
Soudain que je fus arrivée je ne manquay de raconter à Clotilde tout ce que Gondebaut m’avoit dit, & ce que je luy avois respondu, & elle jugea que j’avois faict fort prudemment, mais lors que je luy dis sa ruse d’encloüer mon cheval pour parler à moy, O Dieu, me dit elle, Dorinde voyez avec quel artifice il vous recherche, je crains en cecy quelque grand malheur, & je vous diray librement que s’il ne s’en retire quand vous luy aurez faict entendre vostre resolution, je suis d’opinion que l’on vous marie. Madame, luy respondis-je, je m’y conduiray en sorte, que j’espere que vous n’en aurés jamais que du contentement, mais pour me marier, je vous supplie tres humblement que ce soit le dernier remede, je hay tellement tous les hommes, que je ne croy pas pouvoir vivre avec un mary, que comme la plus miserable fille de la terre. A ce mot nous fusmes interrompus, parce qu’on la vint advertit que les tables estoient couvertes. Clotilde dés le soir mesme en advertit Sigismond, qui voyant la franchise de mes discours, cogneut bien que je n’avois point encore de bonne volonté pour le Roy. Mais craignant que je ne changeasse, & desirant de le prevenir, ma sœur, luy dit-il, j’ay envie de parler à elle, je cognoistray mieux que vous son intention, car il faut que vous scachiez, que si elle a cette recherche desagreable, le Roy y travaillera longuement en vain, que si au contraire elle s’y plaist, toute la peine que nous y prendrons sera inutile & vous nous mettrez en grand danger. Je ne la croy pas si fine, respondit Clotilde, qu’elle se pust bien ca- cher à moy, toutesfois essayez ce que vous dites, je m’asseure qu’elle ira bien plus retenuë avec vous qu’avec moy, remettez vous en sur moy, dit-il, & vous verrez que dans deux ou trois fois je vous en diray des nouvelles. Le Roy d’autre coste fist entendre le soir mesme à Ardilan tout ce que je luy avois dit, & à l’heure mesme ils resolurent qu’il estoit necessaire que Darinée fut advertie de l’affection que le Roy me portoit, parce que le fin Ardilan l’ayant entierement gaignée, fust par les dons, fust par les promesses de mariage qu’il luy faisoit, il n’y avoit pas apparence qu’elle ne fist tout ce qu’il luy ordonneroit : mais pour rendre l’entremise un peu plus honorable ils furent d’advis de faire semblant que le Roy me vouloit espouser pensant non seulement de tromper soubs cette proposition Darinée, mais aussi de m’attirer sous cette esperance à tout ce qu’ils desireroient. Le lendemain Ardilan ne manqua point de trouver la commodité de parler de Darinée, & apres quelques discours de son affection & luy avoit faict des nouvelles asseurances de mariage, il luy dit, Mais Darinée pour vous faire entierement cognoistre combien je veux estre inseparablement à vous je vous veux remettre entre les mains un secret qui est de telle importance pour moy, que s’il estoit sçeu mon entiere ruine s’en ensuivroit, & je veux bien me lier de telle sorte à vous par cette franchise que vous ne puissiez jamais penser qu’il y ait quelque chose qui m’en separe. Sçachez donc Darinée, que le Roy est tellement amoureux de Dorinde qu’il n’a contentement ny repos que quand il la void, & toutefois il en use avec tant de discretion que je ne pense pas que personne s’en soit encore pris garde. Sans mentir, respondit Darinée avec beaucoup d’admiration, vous m’estonnez de me dire que le Roy ayme ma maistresse puis qu’il est bien malaysé que telles personnes puissent avoir de l’amour sans qu’on s’en apperçoive bien tost, mais elle comment l’a elle receu ? je ne scay, luy respondit il, elle ne luy en a point encore faict de response, elle seroit bien malavisée, si elle rejettoit une fortune tant advantageuse. Avantageuse, reprit incontinent Darinée, & comment l’entendez vous ? Avantageuse sans doubte, repliqua-il, & peut estre de telle sorte que vous en estonnerez plus encor que vous n’avez faict : car il est certain que si elle faict envers luy ce qu’elle doibt le Roy est resolu de l’espouser. Le Roy, interrompit elle en joignant les mains dans son giron, est resolu d’espouser Dorinde, & par ainsi ma maistresse seroit Reyne des Bourguignons. Elle le sera sans doubte, lui dit-il, si elle sçait bien mesnager cette fortune. O Ardilan, lui dit elle, en lui mettant un bras au col, tu te mocques de me dire ces choses : je vous proteste, adjousta-il, sur la foy que je dois au Roi mon maistre, que je ne me mocque point, & que vous en verrés les effects tels que je dis, si elle est bien conseillée, & comment le trouvez vous tant estrange, ou tant impossible, si vous vous souvenez de l’affection qu’il a portée à Chriseide, lors qu’il la voulust espouser, & vous semble il que cette estrangere fut de meilleure maison, ou eut plus de merite que Dorinde ? Non, Darinée, croyez moy, je ne vous ments point, le Roy y est resolu, il me l’a dit plusieurs fois avec telles paroles, que je sçay bien que c’est son intention, mais je vous diray la verité, je crains que vostre maistresse ne soit mal conseillée, & qu’au lieu d’estre Reyne des Bourguignons, elle ne se rende la plus malheureuse fille de ce Royaume : car si elle en faict semblant à Clotide, c’est une chose asseurée qu’elle la conseillera mal pour plusieurs raisons, mais principalement, parce quelle ne supportera jamais qu’avec un desplaisir extreme, qu’une personne qui luy est de tant inferieure devienne sa Dame & maistresse, & qu’il faille qu’elle obeysse à celle qui luy obeyt maintenant : & de plus, il faut que vous sçachiez, mais cecy ma chere Darinée, il faut que vous n’en fassiez point de semblant, il faut, dis-je, que vous sçachiez qu’elle veut mal de mort au Roy, & que cette hayne est irreconciliable, car Chilperic son pere, ayant voulu ravir la Couronne des Bourguignons à Gondebaut son frere aisné, il prit si mal ses mesures, qu’il se laissa assieger dans Vienne, où apres avoir esté pris, il perdit la vie par le juste commandement du Roy, & quoy que ce chastiment luy fust donné, avec beaucoup de raison, si est-ce que Clotilde en a la blessure bien cuisante dans le profond du cœur : & je ne crois pas que jamais elle l’oublie de sorte que non seulement en cette-cy, mais en toutes les autres occasions qu’elle pourra, elle essayera de luy rendre du desplaisir, & c’est enquoy il est necessaire que vostre maistresse, se prenne bien garde de ne luy parler de chose quelconque qui concerne le Roy, si elle ne veut ruiner toute cette affaire. Vrayement, dit Darinée, vous m’avez raconté une chose que je suis bien aise d’avoir entenduë, car ell’est pleine de grande importance, & puis que vous m’en avez parlé si avant, je voy bien que vous desirez que je m’en mesle, & je vous promets que je le feray tant parce que ce me fera tousjours un tres-grand contentement de faire chose que vous ayez agreable, que d’autant que le Roy ayant le dessein que vous me dittes, faict un honneur à ma maistresse qu’elle seroit tres malavisée refuser. Dans peu de jours je vous en diray d’avantage, cependant prenez garde que cette affaire ne se descouvre avant qu’elle soit entierement resoluë, car cela pourroit y mettre beaucoup d’empeschement.
Tels furent les discours qu’Ardilan tint à Darinée, qui les creut si asseurement que depuis je cognus bien estre vray ce que j’avois si souvent ouy dire à mon pere, je veux dire que quand un Prince en veut tromper quelqu’autre il faut premierement qu’il abuse l’Ambassadeur qu’il luy envoye, par ce que cettuy cy ayant opinion que ce qu’il dit soit vray il invente des raisons & les dit avec une asseurance tout autre que s’il pensoit de mentir. Darinée aussi qui par l’esperance de mon mariage qu’elle croyoit asseuré, prevoyoit des futures grandeurs & pour moy & pour elle par dessus tout ce que nous pouvions esperer, mouroit d’impatience de m’en pouvoir parler, je cognoissois bien qu’elle en alloit cherchant la commodité, mais d’autant que je pensois que ce fut pour quelques affaires domestiques, & que jamais je n’eusse pensé qu’elle eust cognoissance de cette affaire, je ne m’en souciay pas beaucoup. Le soir toutefois que nous nous trouvasmes toutes seules, par ce que je l’aymois pour sa fidelité & pour son affection la voyant si desireuse de m’entretenir ; Et bien, luy dis-je Darinée, qu’y a il de nouveau ? elle me respondit en sousriant. Pour vous, Madame, il n’y a rien de nouveau à ce que je croy, mais seulement pour moy qui advouë n’avoir eu jamais tant de contentement que quand j’ay appris cette nouvelle. Et dequoy veux tu parler, luy dis-je, car quant à moy je ne sçay ce que tu veux dire. Vous estes bien, me repliquat-elle, la plus dissimulée du monde quand vous parlez de cette sorte ; mais pensez vous qu’il y ait quelqu’un soubs le Ciel qui vous ayme plus que moy ? Je proteste Madame que je ne le cede pas mesme à l’amitié que vous vous portez, & toutefois vos avez bien le courage de vous cacher à Darinée ; Darinée, dis je qui ne se soucie ny de pere ni de mere pour vous servir, & qui a mis soubs les pieds tous les liens du parentage & toutes les obligations qu’on y peut avoir pour n’avoir jamais autre pensée que d’estre aupres de vous : j’aurois bien quelque occasion de me plaindre si je voulois, mais Dieu ne veuille que je fasse cette faute de desappreuver chose quelconque que vous ayez agreable. Je te jure, luy dis-je en sousriant, que je ne sçay dequoy tu te plains, & je vous jure, me respondit elle de mesme facon, que vous parlez au plus loing de vostre pensée. Mais pourquoy Madame vous cachez vous à moy d’une chose que je desire autant que vous ? croyez vous peut estre que je ne le sçache pas ? vous estes bien deceuë, car j’en scay peut estre plus de particularitez que vous mesme. Dy moy pour le moins, luy respondis-je, dequoi tu veux parler ; Et bien, dit-elle, puis que vous voulez que ce soit moi, qui vous die ce que vous me deviez avoir dit il y a long temps, je le veux bien, à condition qu’une autrefois vous ne vous tiendrez plus si cachée à vostre fidelle Darinée. Avez vous opinion, Madame, continua elle, que je ne sçache que Dieu mercy, le Roy est amoureux de vous ? De moy, interrompis-je, & luy met- tant la main sur la bouche, tais-toy folle, ne parle point de cela, tu ne sçais ce que tu dis. Darinée alors se retirant d’un pas, je ne scay ce que je dis, reprit-elle, si fay, je vous en asseure, je le sçay, & je le sçay si bien que je vous diray encore qu’il ne tiendra qu’à vous, que vous ne soyez Royne des Bourguignons. A ce mot de Reyne je rougis, & mettant une main sur les yeux, Je pense, luy dis-je, que tu n’es pas bien sage, & si quelqu’un t’oyoit tenir ce langage, que penseroit il de toy & de moy ? je vois bien, respondit-elle, que personne ne nous escoute, mais croyez moy, que si j’estois en vostre place, j’aurois bien tost conclud cette affaire, & vous souvenez que (dittes & faites tout ce que vous voudrez) jamais la fortune ne vous fera plus de grace qu’elle vous en presente, com- ment ma maistresse, pouvoit estre Reyne des Bourguignons & ne la vouloir pas estre, vous dites que vous pensez que je sois folle, souvenez vous que vous le serez bien d’avantage si vous ne vous prevalez du bon heur qui se presente. Elle continua encore le discours avec de semblables raisons, de sorte que je ne pus m’empescher de voir l’affection avec laquelle elle en parloit. Mais lors qu’elle me vit sousrire, moitié en colere elle bransla la teste, en me disant, Et bien bien ma maistresse, vous riez de ce que je vous dis, voulez vous gager, que vous regretterés les larmes aux yeux, de ne m’avoir pas voulu croire. Je ne me peus empescher de rire alors tout à faict, qui fut cause que presque en cholere, à bon escient, elle s’en voulut aller, jurant, que puisque je me mocquois d’elle, elle ne me parleroit jamais d’affaire quelconque, ni ne m’advertiroit jamais de chose qu’elle ouit dire : mais je la retins, desireuse de sçavoir au long ce quelle disoit, & comment elle l’avoit sceu : je luy dis donc en la tenant par la robe ; Mais Darinée ne veux tu pas que je rie quand tu me dis quelque chose qui me plaist ? penses-tu que d’estre Reyne, ce soient de si mauvaises nouvelles qu’il en faille pleurer ? Il est vray que tu le dis d’une façon que je ne sçay si tu en parles à bon escient, ou si tu te mocques. Di moy, je te prie, bien au long cette affaire, & comment tu la sçais. Madame reprit elle alors avec une affection que je ne sçaurois vous representer, je vous dis que veritablement si vous voulez, le Roy Gondebaut vous fera Reyne des Bourguignons, & qu’il ne tiendra qu’à vous que cela ne soit bien tost. Et que faut il que je fasse, luy respondis je ? il faut seulement, dict elle, que vous vueillez espouser le Roy qui vous ayme plus que sa vie. Et comment, adjoustay je, sçais tu ce que tu dis ? O, respondit elle incontinent, c’est ce que vous ne sçaurez pas avant que vous m’ayez dit si vous le voulez ou non, car si vos refusiez ce que l’on vous offre, à quoy faire voulez sçavoir qui vous le presente ? Et peux tu douter Darinée, luy dis je, que je ne reçoive volontiers la coronne des Bourguignons s’il y a apparence que je la puisse avoir ? il faudroit bien que j’eusse perdu le sens si je faisois cette faute, mais la difficulté n’est pas en ma volonté, c’est en celle du Roy qui peut estre se mocque de moy. Le Roy, me respondit-elle, ne se moque point, & si vous voulez vous conduire com- me vous devez je mettray la vie & l’autre encore que j’attends apres cette cy, que vous en verrez l’effect plustost peut estre que vous ne pensez.
Cette fille parloit avec tant d’asseurance que j’advoüe Madame que je commençay de croire qu’elle en sçavoit plus que moy, & incontinent apres, l’ambition qui ne s’esloigne guiere des courages genereux, me vint chatoüiller de sorte qu’oubliant tout ce que la sage Clotilde m’avoit commandé & que je luy avois promis, je fis resolution de suivre le conseil de Darinée si je voyois qu’il y eust apparence, & pour ce apres y avoir pensé quelque temps sans parler & les yeux en terre, enfin je luy respondis ; Voy tu Darinée, si tu me parles clairement de cette affaire & que je voye qu’il y ait apparence à ce que tu dis je te promets que je ferai tout ce que tu voudras, je sçay bien que tu m’aymes, & que par ainsi tu desires mon bien & mon advancement. Soyez en asseurée, Madame, me dit elle, que j’ayme vostre bien, & le desire plus que vous mesme. j’ay esté tousjours nourrie aupres de vous, & s’il plaist à Dieu, je finiray mes jours en vous servant, & ayant ce dessein, pourriez vous bien croire que je ne desirasse vostre bien & vostre advancement ? Or, Madame : puisque je vous voy resoluë de faire en cecy ce que vous devez, sçachez, je vous supplie, que le Roy est tellement assotté de vous, que si vous voulez il vous espousera, & Ardilan que vous cognoissez bien, me l’est venu dire de sa part il y a desja cinq ou six jours, & par ce que du premier coup je n’en ay rien voulu croi- re, je ne vous sçaurois dire avec quelle instance il m’a pressée. Mais Darinée, luy respondis je en souspirant, ne sçais-tu pas combien les hommes sont trompeurs : & puis qu’est-ce qui peut convier le Roy à ce que tu dis ? Madame, me respondit elle incontinent, tous ceux qui jusqu’icy vous ont recherchée, ils l’ont tous fait pour leur advantage, parce que ce luy en estoit beaucoup de vous espouser, mais en la recherche que le Roy vous faict, si ce n’estoit l’amour qu’il vous porte, quel advantage en pourroit-il pretendre ? & n’avez vous pas veu qu’il a bien voulu espouser Chryseide, cette estrangere pour laquelle il a faict tant d’Edits & tant de poursuites, & ne valez-vous pas bien autant qu’elle ? vostre beauté ne cede point à la sienne, vostre race vaut mieux, & vostre alliance aussi pour le moins vous n’estes point estrangere, vous n’estes point captive, ny n’avez jamais esté, Dieu mercy, le butin des soldats. Or dittes donc avec moy, Madame, si le Roy a pris tant de peine pour espouser cette Cryseide qui vous estoit tant inferieure, pourquoy, puis qu’il le dit, n’espousera il pas Dorinde ; & qui a tant d’avantages pardessus cette Cryseide ? Mais, luy dis-je, posons qu’il soit ainsi, que veut Ardilan que je fasse ? il veut, repliqua-elle, incontinent en premier lieu, que vous aymiez le Roy, & puis que vous preniez bien garde d’en parler à personne, & sur tout à Clotilde, car il faut que vous sçachiez, Madame, que cette Princesse a beaucoup d’occasion de vouloir mal au Roy, parce que Chilperic, qui estoit frere du Roy, voulust usurper ce Royaume, mais le Roy qui est si vaillant le prist dans Vienne & le fist mourir. Clotilde qui le sçait, se voyant entre ses mains, n’en ose rien dire, craignant qu’il ne la renferme parmy les Vestales comme sa sœur. Mais soyez asseurée, que si elle estoit en liberté, elle luy feroit bien paroistre les effects de sa mauvaise volonté. Tant y a Madame, que vous devez vous cacher plus d’elle que de personne du monde, quand ce ne seroit que d’autant que vous estant à son service elle mourroit de desplaisir de vous voir eslevée en tel estat qu’il faudroit qu’elle vous obeyt & respectast, autant qu’à cette heure vous luy rendez & de respect & d’obeissance.
Darinée me sceust de telle sorte representer toutes ces considerations, & elle treuva en moy un esprit si disposé à les recevoir, qu’avant que de nous separer je luy promis de faire tout ce qu’elle voudroit, pourveu qu’elle s’empeschat bien que nous ne fussions trompées. O combien il est dangereux de mettre des personnes interessées pres des jeunes filles, deslors quelque resolution que j’eusse faicte au contraire ayant oublié tous les sages conseils de Clotilde & les serments qu’elle avoit receus de moy, je fis dessein de ne luy en parler plus, ou pour le moins de bien voir si le Roy ne se mocquoit point avant que de luy rien descouvrir de cette derniere affaire. Darinée transportée de joye, me voyant faire cette resolution me prit la main, Et moy, me dit elle Madame, je vous baise à ce coup la main, non pas comme à Dorinde, mais comme à la Reyne des Bourguignons telle que desja je vous tiens.
Nous nous separasmes ainsi, & dés le lendemain faisant sçavoir à Ardilan qu’elle vouloit parler à luy, elle raconta par le menu tout ce qui s’estoit passe entre nous, dont il fist paroistre tant de contentement que cette sorte fille en demeura encore beaucoup plus abusée.
Le jeune Prince Sigismond par l’advis du prudent Avite avoit des long temps secrettement acquis un des valets de chambre de Gondebaut, par lequel il estoit adverty de tout ce qui se faisoit de plus particulier dans sa chambre, & cela sans nul mauvais dessein sinon pour remedier quelquefois aux passions trop violentes du Roy, lors qu’il se mettoit en colere contre quelqu’un, ainsi qu’il y estoit assez subject, ou bien pour donner ordre aux affaires de l’Estat selon qu’il estoit adverty que ce seroit le contentement de Gondebaut. Or de fortune quoy que Ardilan fust bien fin & qu’il se prit garde de n’estre point ouy de personne lors qu’il parloit au Roy de telle affaire, si est ce qu’il ne peust si bien faire que ce jeune homme n’entendit toute cette negotiation, par ce que cettuy cy qui n’avoit autre dessein que d’escouter, aussi tost qu’il voyoit que quelqu’un parloit bas au Roy, c’estoit alors qu’il avoit plus de soing de se mettre en lieu où il pust entendre quelque chose. Cette fois donc d’autant qu’il avoit desja remarqué que depuis quelques jours cet Ardilan traittoit fort particulierement quelque chose de nouveau, & qu’il n’en avoit encore rien peu descouvrir, il se cacha derriere une tapisserie lors qu’il vid Ardilan, se doubtant bien que le Roy estant seul il ne failliroit pas de luy en parler, & il ne fut point deceu, car d’abord qu’il ne vid personne dans la chambre il s’approcha du Roy & au commencement luy parla assés bas, mais apres relevant la voix il commença de nommer Darinée & Dorinde, ce qui luy fist juger que c’estoit d’amour, & peu à peu se mettant à se promener dans la chambre il en ouit tout ce qu’il pouvoit desirer, dequoy il donna incontinent advis au jeune Prince, qui receust avec un contentemét extreme l’advertissement, non pas qu’il ne luy faschat fort que le Roy continuast ma recherche, cognoissant bien qu’ayant un mesme dessein il ne pourroit qu’en recevoir beau, coup de peine, mais il estoit bien aise de le sçavoir affin d’y remedier le mieux qu’il luy seroit possible : il le remercia donc, & apres luy avoir faict quelque present & prié de vouloir continuer avec asseurance de faire pour luy de grandes choses quand l’occasion s’en presenteroit, il luy donna congé & le lendemain au soir que nous estions dans la chambre de Clotilde, & que mes compagnes estoient attentives à divers jeux, & que de fortune j’estois seule à un des bouts de la chambre, il s’approcha de moy, & voyant que je ne prenois pas garde à luy comme estant entierement toute en mes pensées, il me passa les mains devant les yeux deux ou trois fois, sans qu’au commencement je le visse, tant j’estois distraitte ailleurs : Vrayement, me dit il, Dorinde, c’est à bon escient que vous entretenez vos pensées. A cette voix je reviens à moy, & me frottan les yeux, comme si je fusse sortie d’un profond sommeil, j’allois cherchant quelque mauvaise excuse de la faute que j’avois faite, mais luy, en m’ostant les mains de devant les yeux, Il ne faut point, me dit-il, la belle fille, que vous ayez honte de vous entretenir toute seule, car je feray tousjours l’un de ceux qui soustiendront que vous faites fort bien, puisqu’il est vray que vous ne sçauriez trouver un meilleur ny un plus bel entretien. Seigneur, luy dis-je, je voudrois bien avoir pas tant de raison de vous desdire que j’en ay, le respect que je vous dois seroit cause, que si vous n’aviez parlé que de la bonté, je n’aurois pas la hardiesse de vous contredire, parce que la bonté n’estant pas chose qui se voye, on peut la dire telle que l’on veut : mais ayant mis en avant la beauté de laquelle tous les yeux peuvent juger, vous me permettez de dire, que c’est un exces, ou de courtoisie, ou de flatterie. Si vous pouviez vous voir, me dit-il, avec les yeux desquels Sigismond vous void, vous ne parleriez pas ainsi, mais laissons ce discours qui vous doit estre trop ordinaire : car je m’asseure que tous ceux qui parlent à vous vous en dient autant, & me respondez je vous supplie, si vous voulez gager avec moy, que je devineray ce à quoy vous pensiez quand je suis venu. Il seroit bien mal ayse, luy respondis-je, que vous le peussiez faire, puis qu’à peine le pourrois-je dire moy mesme, & si j’osois gager avec vous, je le ferois bien sans crainte de perdre : vous ne perdrez jamais rien avec moy, me dit-il, que ce que vous voudrez : car je suis tellement vostre, que personne ne le sçauroit estre davantage, & si vous vouliez quelque chose de moy, quand ce seroit ma vie elle ne vous feroit jamais refusée. Je luy respondis en sousriant, C’est sans doute, Seigneur, ce soir que vous avez resolu de vous mocquer de moy, mais vous avez toute puissance, & je recevray tousjours tout ce qui viendra de vous avec le respect que je doibs. Vous auriez bien plus d’occasion, reprit il incontinent, de faire ce jugement de quelqu’autre que de moy, & celuy de qui je vous parle c’est celuy en qui vous pensiez quand je suis venu vers vous. Je ne sçay, repliquay je, ce que vous voulez entendre, & moins encore quand vous dites que c’estoit en luy que je pensois, car je n’avois autre pensée que de dormir. Vous estes trop dissimulée, adjousta il d’une voix un peu plus basse, car vous repassiez en vous mes- me les discours que le Roy vous tinst quand il fist encloüer vostre cheval. A ce mot veritablement je rougis, & fus si surprise que luy le recognoissant il continua, Non, non ma belle fille, ne rougissez point de ce que je vous dis, car lors que vous scaurez l’affection que je vous porte vous ne serez point marrie que je sçache les affaires desquelles je vous parle, vous offrant de vous y servir avec tant de franchise que peut estre ne trouverez vous jamais personne qui vous en puisse tesmoigner d’avantage : & pour vous montrer par l’effect la verité de mes parolles, je sçay le dessein du Roy & je vous advertis que si vous n’y prenez garde il vous trompera : mais, & ce qui est encore plus à considerer, Ardilan est tellement descrié dans la Cour qu’aussi tost que l’on verra l’acces qu’il com- mence d’avoir avec Darinée, chascun le jugera à vostre desadvantage, & croyez que cet advertissement que je vous donne est le plus salutaire que vous puissiez recevoir de personne.
Il adjousta encore quelques parolles à celles cy qui me firent bien cognoistre qu’il sçavoit tout le dessein du Roy & la menée d’Ardilan : & par ce que je creus que de le luy nier tout à faict ce seroit luy en faire croire d’avantage & qu’aussi il me sembloit que ce qu’il me representoit, n’estoit pas sans apparence de raison, je luy respondis : Vous me parlez Seigneur d’une chose que si je pensois en vous la celant la pouvoir cacher à moy mesme, je mourrois plustost que de la vous advoüer, mais puisque quoy je fasse je ne puis pour mon malheur en estre ignorante, je confesse que le Roy a faict ce que vous m’avez dit, & que depuis j’ay fort bien recogneu qu’Ardilan a plus de communication avec Darinée que je ne voudrois : mais Seigneur, quel remede y a t il puis que c’est le Roy, sinon de m’en aller si loing de ses Estats que jamais personne qui me cognoisse maintenant n’oye nommer mon nom ; car ne croyez pas, continuay-je, que je ne sçache bien que le Roy se mocque de moy, mais ce qui m’en fasche, c’est que cependant chascun en jugera ce qu’il luy plaira : & puis Seigneur que vous m’en parlez si avant, & que le tiltre que vous portez de Chevalier, outre celuy de grand Prince, vous oblige d’assister les Dames affligées, je vous supplie de me dire ce qu’il vous semble que je doive faire. Ma belle fille, me respon- dit, il, croyez que l’affection que je vous porte ne me permettra jamais de vous refuser ny assistance ny conseil que vous vueilliez de moy. j’ay peur que l’on ne prenne garde que nous parlons trop longuement ensemble, à la premiere fois que je pourray vous entretenir je vous en diray d’avantage, cependant fuyez l’amour du Roy, & croyez moy qu’elle est grandement ruineuse pour vous, & sur tout gardez vous d’Ardilan.
Tels furent les premiers discours qu’il me tint, & parce qu’il s’estoit apperceu que Clotilde avoit jette les yeux deux ou trois fois sur nous, il s’en alla en mesme temps vers elle luy raconter ce qui s’estoit passé entre nous : mais il se garda bien de luy dire les asseurances qu’il m’avoit faites de sa bonne volonté, seulement il luy fist entendre ce qu’il m’avoit dit du Roy, & qu’Ardilan commençoit de parler à Darinée. Et voyez s’il estoit fin expres pour faire qu’elle essayast avec plus de peine de me divertir du Roy il fist semblant d’avoir recogneu que je n’estois pas tant esloignée de cette recherche que je luy faisois paroistre, & qu’Ardilan estoit si fin & si cauteleux, que si l’on n’y prenoit bien garde, il m’y embarqueroit insensiblement : Clotilde, qui veritablement ne vouloit point que je fus trompée, luy promit d’y avoir l’œil de telle sorte que ny elle ny moy n’y serions point deceuës, mais aussi que de son costé il prist la peine de luy ayder, car il leur seroit bien plus aisé, lors que tous deux y travailleroient, de divertir les desseins du Roy & de recognoistre les finesses de cet homme.
O Dieux ! que c’est une cruelle destinée que la nostre, d’estre contraintes de vivre parmy nos ennemis, car quel ennemy plus cruel pouvons nous avoir que l’homme, puis que jamais il ne se lasse de nous travailler. Si ce n’eust esté cet impitoyable naturel qu’ils ont tous, pourquoy le Roy en l’aage où il estoit ne m’eust il laissé vivre en repos au service de cette sage Princesse ? Pourquoy Ardilan eust il pris la peine de gaigner Darinée avec tant de soing ? Mais pourquoy le jeune Sigismond eust il laissé tant d’autres bons desseins qu’il pouvoit avoir pour tromper & Clotilde & moy ? Quand j’ay long temps pensé sur ces choses il faut enfin que j’advouë estre vray ce que l’on dit que tous l’univers se maintient par des choses contraires, & que nostre contraire c’est l’homme, ou pour mieux dire, que les Dieux ne voulans pas qu’il y eust en terre un parfaict contentement pour nous, y ont produit des hommes seulement pour nous tourmenter : & voyez je vous supplie, jusqu’où passa la finesse & l’artifice de ce jeune Prince, depuis ce jour, il ne trouva jamais occasion de parler à moy qu’il ne me fist des nouvelles asseurances de sa bonne volonté, & cependant il faisoit soubs main que Clotilde me parloit continuellement coutre Gondebaut & contre Ardilan, & ils y travaillerent bien de telle sorte qu’en fin je commençay d’entrer en doubte des promesses du Roy, me semblant que les raisons que Sigismond m’alleguoit avec tant d’apparence de bonne volonté n’estoient point mauvaises, mais ce qui m’estonna le plus, ce fust les longueurs & les dilayements du Roy depuis ma response : & parce que j’avois jusques alors tenu caché à la Princesse le dernier discours qu’Ardilan avoit faict à Darinée, je me resolus enfin de le luy declarer, tant parce que j’eus peur, que le Prince qui en sçavoit quelque chose ne le luy dit, & qu’elle n’en fut offensée contre moy, que pour estre tres-asseurée, que la Princesse m’ayant, comme elle me faisoit paroistre, elle se resjouiroit de ma future grandeur, s’il y avoit apparence que la promesse que l’on me faisoit peust avoir effect, ou qu’autrement elle m’ayderoit à me desabuser. Un soir donc qu’elle estoit dans le lict, & que suivant sa coustume elle m’appella, je luy dis, non pas sans rougir : Cette bougié, Madame, que je tiens en la main, car tant que j’estois à genoux aupres d’elle, j’avois accoustumé d’y en avoir une, vous fera bien voir que j’ay honte de ce que j’ay à vous dire : mais mon devoir qui est plus puissant, me contraint de vous faire un discours qu’il est necessaire que vous entendiez. Sçachez donc, Madame, que ce matin Darinée m’aporté une parolle de la part du Roy qui est bien gratieuse (& je feignois que c’estoit le jour mesme, de peur qu’elle ne creust que je le luy eusse voulu celer,) mais, Madame, je ne sçay si j’auray la hardiesse de la vous dire. Clotilde en sousriant, comme en colere me respondit ; Le Roy ne se lassera il jamais de m’offenser en vous desobligeant ? j’advouë que c’est trop opiniastrer un meschant dessein : Mais Dorinde dites hardiment ce que c’est, & croiés qu’autant que je suis en colere contre lui, autant vous en sçay-je bon gré, n’est- ce pas encore quelque lettre, ô Madame, luy dis je, c’est bien autre chose qu’une lettre, est-ce point, reprit elle, quelque present ? c’est bien, repliquay je, un present, & des plus grands qu’il puisse faire, mais il n’est qu’en discours. Si vous vous repaissez de paroles, adjousta elle, je m’asseure que vous aurés bien le moyen de vous maintenir en bon poinct : car c’est une viande de laquelle il ne vous laissera jamais avoir faute Mais en effect, qu’est-ce que Darinée vous a dit de sa part ? je vous supplie, luy dis-je en sousriant, d’en rire donc avant que je le vous die, car je vous asseure que ce message le vaut : sçachez ; continuay-je, apres m’estre teuë quelque temps, que Darinée toute empressée m’est venuë trouver dans le lict, pour me dire que le Roy me veut espouser, jugez Madame si je me suis mocquée d’elle autant qu’Ardilan a faict de moy, lors qu’il luy est venu porter ces nouvelles, le Roy, reprit Clotilde, vous veut espouser ; Ardilan, repliquay je, l’a juré avec mille serments à Darinée, & luy adonné charge de me le dire. O ma fille, s’escria incontinent la Princesse, donnez vous garde de le croire, c’est une pure meschanceté, le poison est caché soubs ce sucre, ce n’est que pour vous ruiner, & pour vous le faire paroistre : dittes à Darinée qu’elle fasse response à ce cauteleux, que si le Roy a ce dessein si honorable & si avantageux pour vous il faut seulement qu’il me le die, & que pour certain je n’y contrediray jamais, s’il en faict refus croyez qu’il vous veut tromper, car à quelle occasion le Roy se voudroit il marier à cachette, ou encor qu’il le voulust comment pourroit il penser qu’une telle action peust demeurer secrette. Non Dorinde, soyez asseurée que ce n’est pas le dessein du Roy, mais celuy là seulement d’Ardilan qui ne se soucie d’engager son Maistre à quelque prix que ce soit pourveu qu’il obtienne ce qu’il desire : c’est pourquoy je suis d’advis que si vous ne voyez promptement les effects de ces parolles vous deffendiez si absolument à Darinée de parler à Ardilan qu’il n’ait plus suject d’esperer de vous pouvoir tromper : & sur ce discours, continuat-elle, je m’estonne que Darinée ait eu si peu d’entendement que d’avoir voulu non seulement se charger de le vous dire, mais de l’escouter, & asseurez vous qu’il faut que cet homme l’ait gaignée ou par presents ou par quelque autre artifice. & si cela est je suis d’advis que vous vous defassiez d’elle le plustost que vous pourrés, car ce n’est pas fait sagement que de nourrir aupres de soy des personnes de cette humeur. Madame, luy respondis-je froidement, je ne manqueray point en chose quelconque que vous m’ayez commandée, & quant à ce qui est de Darinée, c’est la verité que j’en suis demeurée aussi estonnée que vous estes, & n’eust esté que je vous en voulois donner advis, pour sçavoir comme j’avois à m’y conduire, elle ne s’en fust pas allée sans response, mais j’espieray de telle sorte ses actions, que j’en descouvriray la verité.
Quelques jours s’escoulerent avant qu’eusse le courage de rompre entierement avec le Roy, car l’esperance d’une telle grandeur, avec laquelle j’estois chatoüillée, me faisoit aller dilayant. Cependant le jeune Sigis- mond, qui estoit adverti de tout ce que je vous ay dit, feignant de me vouloir destourner de l’amour du Roy ne perdit pas la moindre occasion de me faire paroistre la sienne, mais toutefois avec tant de discretion, que Clotilde ne s’en pouvoit appercevoir, au contraire il montroit de desappreuver de sorte cette façon de vivre, qu’elle eust plustost creu toute autre chose que non pas Sigismond amoureux, mais lors qu’il estoit en lieu où personne ne pouvoit ouir ses discours, il ne cessoit jamais de me donner des nouvelles asseurances de sa bonne volonté : & j’advouë que si j’eusse eu à choisir, l’amour du fils m’eust bien faict quitter celle du pere, & cela fust cause que je ne dis jamais à Clotilde celle qu’il me portoit, quoy que je cogneusse bien que je le devois faire, mais la crainte outre cela, que j’eus de mettre contre moy en mesme temps, & le pere & le fils, m’empescha de le luy dire. Un jour que nous estions dans les jardins de l’Athenée, car desja la rigueur de l’hyver estoit passée, & les arbres commençoient de reprendre leur chevelure. Sigismond, qui depuis quelque temps estoit tousjours parmy nous, me prist sous le bras, & m’ayant un peu separée de mes compagnes : Ma belle fille, me dit-il, je m’asseure que vous ne pouvez plus doubter de l’affection que je vous porte : & cela estant, est-il possible que vous n’ayez point de compassion de mon mal ? Seigneur, luy dis-je, encore que ce que vous me dites, soit en vous joüant, si est-ce que je ne laisse pas de vous estre grandement obligée, que vous preniez la peine de le dire comment que ce soit, & je le reçois de cette sorte du Prince Sigismond, avec le respect que je dois : Si je pensois, adjousta-il, que vous crussiez ce que vous me dites, je jure que je me plaindrois bien fort de vous, mais je sçay que cette response est ordinaire dans la bouche des belles qui vous ressemblent, & c’est pourquoy je vous conjure par la chose du monde que vous estimez le plus, de me dire si vous ne cognoissez pas asseurement que le Prince Sigismond est amoureux de vous. Vostre abjuration, luy dis-je, est trop forte, pour ne retirer la verité de mon ame, pour cachée que je l’y voulusse tenir. Sçachez donc Seigneur, qu’il est vray que je croy que vous ne me voulez point de mal, mais comme en voudriez vous à une personne qui vous honore comme je fay ? Vous avez raison, ma belle fille, reprit-il incontinent, d’avoir cette creance, car il n’y a rien au monde d’asseuré, si mon affection ne vous l’est, & j’eslirois plustost de me hayr moy mesme, que de ne vous aymer point. Cette creance, lui dis-je, ne vous peut servir de rien & me peut estre fort desavantageuse. Cette creance, reprit-il, est ce qui me peut donner le plus grand contentement que j’espere en toute ma vie, & ne vous peut jamais rapporter aucun desplaisir, & vous en pouvez tirer une asseurance infaillible, puisque jamais chose qui vous puisse estre ennuyeuse ne me sçauroit plaire. Je sçay bien que le Prince Sigismond, lui respondis-je, est la mesme courtoisie, & qu’il est serviteur de toutes les Dames. Il est vrai, reprit-il incontinent, que j’honore toutes celles de vostre sexe, mais pour l’amour de vous. Mais seigneur, luy dis-je en l’interrompant, cette peine que vous prenez, si vos parolles sont veritables, ne vous fera ce pas un travail inutile & à moy un honneur bien cher vendu si l’on vient à s’en appercevoir, car que pouvez vous esperer de moy, & quels discours n’en fera on point à mon desadvantage si l’on le scait ? Dorinde, me respondit-il alors avec un visage plus serieux, je ne vous diray comme le Roy, que je vous espouseray, car je ne vous tromperay jamais, mais je vous diray bien par la foy que je voudrois vous pouvoir espouser, & je ne croy pas que quand ce que je dis viendroit à estre sceu de tout le monde, il y eust personne qui vous en pust blasmer, au contraire puisque nul homme d’honneur n’a cette envie pour personne qu’il n’ho- nore & n’estime beaucoup, je crois qu’on n’en sçauroit faire jugement qui ne vous fust advantageux. Quant à l’utilité que j’en pretends, vivez ma fille avec cette creance que je vous estime si fort que je n’en veux autre chose que le contentement de vous aymer, & si avec cette cognoissance vous preniez quelque volonté d’avoir agreable cette affection, je pourrois dire que mon plus grand desir seroit accompli. Je voulois luy respondre lors qu’une de mes compagnes me vint dire que Clotilde avoit affaire de moy, cela fust cause que nostre discours fust interrompu, dequoy je ne fus pas marrie, car je voyois bien que l’affection & la submission de ce jeune Prince commençoient de m’enbarrasser. Mais ô Dieux ! avec combien de soing celles de nostre aage se doivent elles garder de semblables rencontres, le venois d’estre deceuë de trois ou quatre personnes, je n’estois pas encore hors de la tromperie que le pere me brassoit, & je ne sçay comment je me laissois peu à peu prendre aux flatteries du fils, & le pis, que je le cognoissois & ne m’en pouvois garentir. Depuis ce jour, ce Prince continua de sorte cette recherche que Clotilde faillit de s’en prendre garde, mais luy qui estoit & fin & advisé, aussi tost qu’il s’en appercevoit, demeuroit tellement retiré avec une telle indifference en ce qui estoit de moy, qu’elle en perdoit incontinent l’opinion, outre que de mon costé j’aydois à cet artifice en tout ce que je pouvois, l’advertissant quand quelquefois il se descouvroit trop, & le conjurant autant qu’il m’estoit possible de vivre avec dis- cretion : & je ne prenois pas garde que ces advertissements estoient autant d’asseurances que je luy donnois de la bonne volonté que j’avois pour luy, ce qui luy donna tant de hardiesse qu’il commença de m’escrire, & peu apres de me faire des petits presents qu’au commencement il couvroit par une bien-veuïllance qu’il portoit à toutes celles qui servoyent Clotilde, ausquelles à mon occasion il en faisoit de mesme pour avoir la commodité de me donner sans qu’on le pust soupçonner d’une plu particuliere affection : d’autres fois il joüoit avec moy & se laissoit perdre à dessein des discretions, & quoy que ses presents ne fussent jamais sans le congé de la Princesse, si est ce que tousjours il les accompagnoit secrettement de quelque lettre ou de quelques vers. Je me sou- viens qu’il me donna un esventail qui estoit fort beau & ensemble tels vers.
SONNET.
Sur un esventail.
Trop heureux évantail que je porte d’envie,
Quand je me considere, au bon heur qui t’attend
Que je serois heureux si j’en avois autant,
Et que j’estimerois la douceur de la vie.
Tu baiseras la main qui m’a l’ame ravie
Et le feu de ses yeux quelquefois évantant
De cent & cent baisers elle tira flattant
Comme pour payement de l’avoir bien servie.
Je te donne évantail à celle à qui je suis,
Tu seras aupres d’elle, & moy je ne le puis,
Tout est grand ton bon heur & mon malheur extreme.
Que le cruel destin se mocque bien de moy,
Puis heureux évantail que je fay plus pour toy,
Qu’il ne m’est pas permis de faire pour moy mesme ;
J’eus plusieurs autres semblables vers en diverses occasions, & des lettres aussi, selon le suject des presens, ou des accidens qui nous arrivoient, mais tousjours avec tant de discretion, que jamais la Princesse ne s’en apperçeut ny Gondebaut. Et parce que je sçavois quelle part Ardilan avoit en la confidence de Darinée, je me cachay autant d’elle que de tout autre, car j’advouë que la jeunesse de ce Prince & le bon naturel que je cognoissois en luy avoient tant gaigné sur moy, que peu à peu je m’estois grandement destachée de Gondebaut, parce qu’outre l’amitié de Sigismond, Clotilde estoit continuellement aupres moy, à me representer l’humeur changeante du Roy, & combien les affaires de son Estat esloignoient l’effect des esperances qu’il me donnoit. Je disputay lon- guement en moy mesme, mais en fin quelque bon Demon m’ouvrit les yeux, & me fist voir que tout ce qu’Ardilan me disoit n’estoit qu’un artifice. Je me resolus donc par le conseil de Clotilde de l’essayer, affin de ne demeurer pas plus longuement en cette tromperie. Un soir que Darinée, par le conseil de ce fin & rusé Ardilan, me pressoit plus que de coustume ; Darinée, luy dis-je, croyez vous bien qu’Ardilan soit veritable ? Ah ! Madame, me respondit-elle, il mourroit plustost que de me mentir, M’amie, luy dis-je, que vous estes abusée, je sçay d’asseurance qu’il se mocque de vous & de moy, & pour vous monstrer que je suis fort bien advertie, vous m’avez dit qu’il vous avoit promis de vous espouser, Il est vray, Madame, me respondit elle, mais avec vostre congé : C’est bien ainsi, luy dis-je, que je l’entends. Mais respondez moy, je vous supplie, s’il n’est point un abuseur, à quoy tient il qu’il ne le faict ? Madame, me dit elle, je ne l’en ay pas pressé, mais je croy bien qu’aussitost que je feray semblant de le desirer, il s’y portera encore avec plus d’affection que moy. Or bien, Darinée, adjoustay-je, des petites choses on vient bien souvent à la cognoissance des plus grandes, n’est-il pas vray, que si Ardilan vous trompe en la promesse qu’il vous a faite, il y a apparence qu’il en fasse de mesme en ce qui me touche ? Je le croy tres asseurement, me respondit elle, c’est pourquoy, repris-je, pour cognoistre s’il ne ment point en ce qui est du Roy, je suis d’avis que nous en fassions la preuve par luy mesme, pressez le donc de vous espouser, & dittes luy pour vostre excuse, que toutes vos compagnes, & mesme Clotilde desappreuvent cette estroitte practique, & qu’il faut qu’il fasse cognoistre à chascun son dessein, en vous tenant la parole qu’il vous a donnée, ou bien qu’il se retire tout à faict de vous, & je m’asseure, adjoustay-je, que vous le verrés bien tost refroidy. Je ne sçaurois m’imaginer, dit Darinée, qu’une personne telle qu’il est manque à sa parole, & tout ce qui m’en fasche, c’est qu’il faudra que je m’esloigne de vostre service, qui seroit bien le plus sensible desplaisir que je sçaurois jamais recevoir. Et disant ces dernieres paroles les larmes luy vindrent aux yeux : je sousris de voir sa simplicité & je luy dis, Non non m’amie, ne pleurez pas, & vous asseurez qu’Ardilan vous empeschera bien toutes deux de nous separer.
Ce qui me faisoit luy en parler de cette sorte, c’estoit, comme je vous ay dit, que la Princesse Clotide me l’avoit ainsi commandé, & que je faisois un grand fondement sur la bonne volonté que le Prince Sigismond me faisoit paroistre : & voyez ce qui advint : Darinée ne faillist de parler à Ardilan à la premiere fois qu’elle le vid, comme je luy avois commandé, & quoy que ce cauteleux fust des plus fins, & des plus rusez de la Cour, si est-ce qu’il fust surpris & qu’il demeura long temps sans luy respondre ; enfin il reprit la parole, & luy demanda qui luy avoit donné ce conseil : Celuy qui me l’a donné, luy dit elle, ne veut pas me tromper, & moins encore desire il que l’on parle plus longuement à mon desavantage de nostre pratique, & ne croyez pas que vous soyez non plus que moy exempt de ce blasme, car outre que l’on dit que vous me voulez abuser, ce que je ne sçaurois croire, encore fait on courre le bruit que la tromperie que vous me faites est seulement pour avoir le moyen de parler ou de faire parler à Dorinde de la part du Roy. O Dieu ! dit incontinent le cauteleux : vous vous estes infailliblement declarée à quelqu’un de ce qui concerne le Roy, & par ce moyen vous m’aurez ruiné aupres de mon maistre. Darinée luy respondit, Ne pensez pas que je sois si peu dicrette, mais il est vray que je ne pouvois parler à Darinée des choses que me disiez sans luy declarer par quel moyen je les sçavois, & soubs quel pretexte vous me les aviez dittes, Et est ce Dorinde reprit il, qui vous a donné le conseil duquel vous parlez ? Prenez, adjousta Darinée, que ce soit elle, tant ya que qui que ce soit il a raison, car je sçay bien que la plus grande partie de mes compagnes desapreuve nostre estroitte practique : c’est par ce, reprit Ardilan, qu’elles ne sçavent pas nostre dessein, & c’est bien pourquoy, adjousta elle, pour n’estre plus long temps cause qu’elles ayent cette opinion de moy. Je vous supplie si vous avez volonté de m’espouser de le faire promptement, car pour vous dire la verité, Clotilde s’en offense & ne trouve pas bon si vous ne vous declarez que nous continuons de vivre comme nous avons faict. Il demeura quelque temps sans luy respondre tenant les yeux arrestez contre terre, qui donna suject à Darinée toute offensée de dire ; Et qu’est ce Ardilan qui vous empesche de me respon- dre, sont ce les mauvaises nouvelles que je vous ay dittes ? & quoy je pensois que quand je vous ferois ce discours vous le recevriez à bras ouverts, & que vous remercieriez le Ciel de vous faire obtenir ce que vous montriez de desirer si fort, & au contraire je vous voy muet comme si l’on vous avoit couppé la langue. Darinée respondit alors, Ardilan le silence que vous avez remarqué en moy, & qui vous a donné occasion de me soupçonner du peu de bonne volonté envers vous, n’est pas procedé de ce que vous, avez pensé, mais d’une difficulté que je vois en cette affaire que vous ne jugerez pas petite. Lors que j’ay faict sçavoir au Roy le desir que j’avois de vous espouser, il me dit qu’aussitost que je serois marié je ne me souscierois plus de l’amour qu’il porte à Dorinde : & parce que je luy juray le contraire, il me repliqua, Je sçay mieux que vous combien la possession de ce que l’on ayme, occupe l’esprit d’une personne, que si cela arrivoit il vaudroit autant que je fusse mort : car de qui me pourrois je servir en cette affaire ? c’est pourquoy je vous commande sur tout ce que vous desirez de me plaire de ne penser point à ce mariage que le mien ne soit faict.
Mais Darinée, dit il la prenant par la main, asseurez vous sur moy que je vous contenteray bien tost. Alors Darinée cognoissant presque la tromperie que l’on nous vouloit faire, ne pouvant dissimuler le desplaisir qu’elle en avoit, Et s’il est vray, luy dit elle, que le Roy ait dessein d’espouser Dorinde, à quoy tient il qu’il ne le fasse ? O Darinée, luy respondit-il, les affaires des Roys ne se gouvernent pas comme celles des particuliers un grand Prince a des considerations pour son Estat & pour le bien de son peuple que nous ne pouvons penetrer. Si vous sçaviez l’affection que le Roy porte à Dorinde, vous vous estonneriez aussi bien que j’ay faict plusieurs fois comme mettant en arriere toute autre consideration, il ne court à l’execution de ce mariage, mais au contraire il est si sage & si prudent, que surmontant cette violente passion, il va temporisant jusques à ce qu’il ait mis tel ordre au bien de ses affaires, que sans nul peril il puisse jouyr de ce contentement que sur toute chose il desire, & croyez que quand il sera temps il ne faudra point que personne l’ensollicite, car l’amour qui porte à Dorinde l’en faict assez souvenir. Alors Darinée cognoissant que l’advis que je luy avois donné n’estoit que trop veritable ; Or bien, luy dit elle, Ardilan, j’entends si peu aux affaires d’Estat que je m’en remets bien à ceux qui les manient, mais puis que vous ne me pouvez espouser que le Roy ne soit marié, & que son mariage ne se peut accomplir que les affaires de son Estat ne le luy permettent, je suis d’advis que vous ne me voyez plus, ny par mesme moyen vous ne me parliez plus de Dorinde, que la prudence du Roy n’ait mis ordre à ses affaires, qu’il luy puisse permettre de faire ce qu’il a promis & vous donner le congé qu’il vous faut pour tenir vostre parole, & à ce mot sans vouloir l’escouter plus long temps, elle se retira dans ma chambre si en colere contre Ardilan & contre le Roy, qu’aussi tost quelle me vid elle ne peust s’empescher de me raconter tout ce qu’elle luy avoit dit, mais avec tant de passion qu’encore que j’eusse bien du suject d’estre faschée de ceste trahison, toutefois je ris de sa colere : mais voyez je vous supplie comme la fortune ne me veut jamais laisser en repos, & comme il semble que sans cesse elle attache pour moy un mal à un autre plus grand. Lors que Darinée s’en alla de cette sorte, encore que elle ne voulust tesmoigner le desplaisir qu’elle en recevoit, si ne pust elle empescher que les larmes ne luy en vinssent aux yeux, & cela fust cause que voulant prendre son mouchoir, elle tira ensemble de sa poche les vers que le Prince Sigismond m’avoit envoyez lors qu’il me donna l’évantail duquel je vous ay parlé, & qu’elle avoit pris sans mon sceu dans ma poche en nettoyant mes habits. Et par ce que ce papier estoit petit & qu’elle estoit à moitié hors d’elle mesme, elle ne prist garde lors qu’il tomba, mesme qu’elle s’en alloit le plus viste qu’elle pouvoit pour n’ouyr les excuses d’Ardilan. Ce cauteleux le releva promptement, & le voyant plié fort menu, comme sont ordinairement semblables escrits, il pensa qu’il y pourroit apprendre quelque chose qui lui feroit descouvrir d’où cette resolution de Darinée procedoit : il s’en alla donc le plustost qu’il pust en son logis, & là n’estant veu de personne il desplia ce petit papier, le leut & releut diverses fois sans pouvoir juger qui l’avoit escrit ny à qui il s’adressoit, toutefois il eust bien opinion que ce devoit estre quelque chose qui s’addressoit ou à elle ou à moy, & qu’à laquelle des deux que ce fust il luy serviroit d’une grande excuse aupres du Roy, en luy disant le changement de sa negotiation, & pour ne perdre point de temps s’en alla à l’heure mesme trouver Gondebaut, auquel il ne cacha une seule parole de Darinée, & apres en avoir longuement discouru ensemble, & que le Roy eust monstré de ressentir grandement la perte de l’esperance qu’il avoit conceuë, Ardilan continua de cette sorte. Or Seigneur je ne me puis imaginer quel malheureux demon a voulu contrarier vostre contentement, car de penser que ce soit Clotilde je ne me le puis figurer, quoy que Darinée m’en ait bien dit quelque chose, mais je croy que c’est pour couvrir avec plus d’artifice celuy qui en est la vraye cause, je tiens Clotilde pour plus avisée qu’elle ne seroit pas si elle avoit commis cette faute puis que l’obligation qu’elle vous a est si grande & en un moment vous la pouvez traitter de telle façon que son ingratitude & son imprudence seroyent extremes, si elle pensoit à chose qui vous peust desplaire : mais ce qui me le faict encore mieux juger, c’est que cette sorte de Darinée en tirant son mouchoir a laissé cheoir ce papier que j’ay relevé sans qu’elle l’ait veu, & par luy j’ay appris qu’il y a quelque amant caché ou d’elle, ou de Dorinde ; je n’ay peu recognoistre l’escriture & s’il vous plaist, dit il luy tendant le papier, vous pourrez voir Seigneur que je dis vray : le Roy alors le prenant il n’eust pas plustost jetté l’œil dessus qu’il ne recognust l’escriture du Prince Sigismond, ce qui luy fist dire en s’escriant ; Ah Ardilan, il ne faut point aller au devin pour sçavoir qui l’a escrit ny moins pour juger d’où vient le changement de Dorinde, c’est Sigismond qui l’ayme, & qu’elle ayme sans doubte, voila sa main, & voila le sujet du discours de Darinée. A ce mot jettant le papier sur une table, & se pliant les bras l’un dans l’autre il se mit à marcher à grands pas par la chambre, tellement estonné de cét accident, qu’il demeura plus d’un quart d’heure sans proferer une seule parole : enfin tout en furie, Je veux dit il, que cét outrecuidé, & cette malavisée se repentent à bon escient, l’un de la hardiesse qu’il a euë, & l’autre de son imprudence, & si je ne les chastie tous deux, comme ils meritent, que l’on ne me tienne jamais pour le Roy Gondebaut, & pour commencer, continua il, se tournant vers luy, allez Ardilan à cette heure mesme trouver Clotilde, & luy dit- tes que j’entends que Dorinde luy fait tant de honte, par sa façon de vivre, que je veux que ce soir mesme elle la renvoye chez Arcingentorix, & luy fasse entendre le suject pour lequel elle ne la veut garder, & de là allez trouver Sigismond & luy dittes qu’il se retire dans les Galloligures, où je le confine jusques à ce qu’autrement il sçache ma volonté, & qu’il parte demain de si grand matin, que personne ne le voye, que s’il manque d’obeyr à mon commandement je le mettray en lieu où je luy apprendray son devoir. Et apres se remettant à marcher il frappoit du pied en terre, enfonçoit son chappeau & faisoit des actions d’une personne transportée. Ardilan le voyant en cet estat fust le plus empesché du monde, car d’aller faire ces messages & à Clotilde & à ce Prince il prevoyoit bien que ce seroit sa ruine & qu’il couroit la plus dangereuse fortune qu’il sçauroit avoir par le desplaisir que Sigismond en recevroit, qui desja ne luy vouloit pas beaucoup de bien de ne faire aussi ce que le Roy luy avoit commandé il le voyoit si transporté de colere qu’il en craignoit encore quelque chose de pire, si bien qu’il ne fust jamais plus empesché, & se repentit plusieurs fois d’avoir montré ce papier puis qu’il estoit pour causer tant de maux.
Il n’y avoit personne dans chambre sinon le Roy &, Ardilan, mais en la garderobe qui la touchoit de fortune il s’y rencontra celuy que Sigismond avoit gaigné, & qui oyant nommer le nom de Sigismond presta l’oreille fort attentivement à ce que disoit le Roy : il entendit donc le rude commandement qu’il avoit faict à Ardilan, dequoy il jugea qu’il falloit à l’heure mesme advertir Sigismond, & pour cet effect il sortit promptement par un degré desrobé & s’en courut vers ce jeune Prince qui estoit alors retiré dans un petit cabinet, & de fortune avoit en ce temps achevé de m’escrire ces vers qu’il me donna depuis.
MADRIGAL.
Voy Dorinde quels sont tes charmes,
La neige se fond au Soleil,
Mais mon cœur se fond tout en larmes
Quand je suis loin de ton bel œil.
Seigneur luy dit-il, je viens le plus diligemment que je puis vous advertir d’une chose à laquelle il faut que vostre prudence pourvoye, au- trement je crains qu’il ne vous en arrive quelque grand desplaisir. Il y a quelque temps qu’estant aux escoutes suivant le commandement que vous m’avez faict, au lieu d’ouyr quelque chose qui vous concernast, j’appris que le Roy estoit grandement amoureux de Dorinde & qu’il se servoit en cette affaire d’Ardilan comme je vous ay dit, mais aujourd’huy Ardilan a porté au Roy des vers que vous avez faicts pour Dorinde en luy donnant un évantail : & d’autant que Darinée fille de chambre de Dorinde a faict une response à Ardilan tout autre que de coustume, le Roy a creu que cela venoit de Dorinde qui estoit amoureuse de vous. Vous sçavez Seigneur qu’il n’y a point de passion plus violente en l’amour que la jalousie, le Roy est entré en une telle colere contre vous & contre elle qu’il a commandé à Ardilan de dire de sa part à Clotilde qu’elle la renvoye incontinent à Arcingentorix, & luy fasse sçavoir que c’est à cause que ses deportements sont si honteux, qu’elle ne veut plus la tenir en sa compagnie. Est il possible, interrompit le jeune Prince, que le Roy se laisse de telle sorte transporter à sa passion, qu’il ne voye pas l’injustice qu’il exerce contre cette sage fille ? O Seigneur, reprit il, cela n’est pas tout, son despit s’estend encore contre vous : contre moy, dit Sigismond ; contre vous, adjousta il, mais Seigneur, je ne sçay si je vous oseray dire : Dittes, dittes hardiment, repliqua le Prince, ne craignez point qu’il y ait rien qui me puisse fascher davantage, que la honte qu’il prepare à Dorinde : Seigneur, continua cét hom- me, il a commandé à Ardilan de vous venir trouver, & de vous dire de sa part que vous partissiez demain de si grand matin, que personne ne vous vid pour vous aller confiner dans les Galloligures, jusques à ce que vous receussiez autre commandement de luy, adjoustant tant de menaces à ce message que je ne croy pas qu’il ne soit hors du sens. Mon amy, dit le Prince en sousriant, le Roy passera sa colere avec le temps, & il ne vous fera peut estre pas tout le mal qu’il dit, cependant je vous remercie de la peine que vous prenez pour moy que je vous prie de continuer, & de croire que je mourray jeune, ou que je vous donneray sujet de dire, qu’en me servant vous n’avez point servi un Prince ingrat ni mescognoissant : allez donc pour essayer si vous entendrez quelque autre nouvelle sur cette affaire, & ne faillez de m’en advertir incontinent, affin que j’y puisse donner quelque remede.
Ils se separent de cette sorte, & Sigismond me vint trouver, mais en une si grande colere contre Gondebaut, que si je ne l’eusse retenu, je croy qu’il fust sorti du respect que le fils doit à son pere, & j’advouë que cette action me pleut infiniment en ce jeune Prince. Dorinde, me dit-il, apres m’avoir raconté tout ce que vous avez entendu, je voy bien que tout ce mal vous est procuré par l’affection que je vous porte, & que c’est mon malheur qui vous enveloppe en ma mauvaise fortune, mais si faut-il que je vous die l’opinion que j’ay. Je ne croy pas que le grand couroux du Roy procede entierement de l’amour qu’il void que je vous porte, mais beaucoup plus de la bonne volonté qu’il craint que vous ayez pour moy, que si j’estois si heureux que sa crainte fust veritable, je vous donnerois le conseil que je suis resolu de prendre : Vous ne devez point douter, Seigneur, luy dis-je, que vostre bonne volonté ne m’ait obligée à vous honorer comme je dois. De l’honneur, me respondit-il, je n’en demande que de ceux qui me le doivent comme à leur futur Seigneur, mais de Dorinde, je ne requiers pas une chose de si peu de valeur ny si commune, je veux d’elle de l’amour, d’autant que la marchandise que je luy vends ne se peut acheter qu’avec cette monnoye. Si ce mot, repliquay je, estoit bien seant dans la bouche d’une fille, je pense que je le dirois pour vous contenter. Dorinde, reprit-il incontinent, so- yez certaine que l’affection que j’ay pour vous est telle, que j’aymerois mieux la mort, que si j’avois jamais pensé à chose qui vous fust peu honorable : & puisque vous me rendez ce tesmoignage de la bonne volonté que vous me portez, je m’en contente, & dés icy, je me dis le plus heureux homme qui vive, & affin que vous sçachiez quel est le conseil que je prends pour moy, & que je vous veux donner, je suis resolu, ma belle fille, en despit du Roy, que je ne veux point nommer mon pere, puis que ses actions sont du plus fier ennemy que j’aye, en despit de luy, dis-je, je vous veux aymer au double de ce que je vous ay aymée jusques à cette heure : & vous Dorinde, prendrez vous la mesme resolution que vous voyez en moy ? Et moy, Seigneur, luy respondis-je, je proteste de vous aymer en despit de tout l’univers, autant que mon honneur me le pourra permettre. Je vis alors en ce jeune Prince un si grand & si prompt changement, que j’en tiray une certaine cognoissance du contentement que ces parolles luy avoient apporté, mais le discours qu’en mesme temps il me tint, m’en asseura bien encore davantage : Et moy, me dit-il en me prenant la main, je vous jure & vous promets Dorinde par toutes les choses qui me peuvent estre plus sainctes & plus sacrées, que je feray tout ce que je pourray pour n’avoir jamais autre femme que vous, & si j’estois en ma puissance absoluë dés à cette heure je vous recevrois pour telle, mais dependant d’autruy comme je fay, je ne puis sans vous abuser vous en dire davantage ; seulement je vous supplie, continuat il, me remettant une bague au doigt, de recevoir & garder cette bague pour gage de ce que je vous ay promis, & de plus que je ne me marieray jamais que nostre mauvaise fortune ne vous ait contrainte de l’estre auparavant, & lors que vous me la renvoyerez je recognoistray que vous estes mariée & je penseray estre libre de la parolle que je vous ay donnée. Seigneur, luy dis je toute rouge de honte, quand je ne recevrois jamais autre contentement de l’honneur que vous me faittes de m’aymer que cettuy cy, je me dirois toute ma vie la plus heureuse fille qui fust jamais, & pour tesmoignage de l’estime que j’en fay je reçoy cette bague avec les mesmes ferments qu’elle m’est donnée. Mais seigneur, continuay je, l’on prend garde à nos actions, je vous supplie rompons nos discours. Ma fille, me dit il, j’ay maintenant trop d’interest en vous pour ne penser à ce qui vous touche, c’est pourquoy je ne voudrois pas que le Roy se laissast emporter par sa passion à vous rendre le desplaisir duquel en son extreme furie il vous a menacée : car il est certain que je ne le souffrirois pas aysement, si vous le trouvez bon je le luy feray dire tout ouvertement, ne me souciant guiere de la cholere en laquelle il sera, puis que ce n’est pas en ce pays un crime de leze Majesté que d’aymer une belle fille : je croy bien qu’au commencement il se faschera fort, mais enfin il reviendra en soy mesme & alors il recognoistra que nous avons eu plus de raison de nous entr’aymer en l’aage où nous sommes, qu’il n’a pas eu de penser que vostre jeunesse se pust apparier avec son vieilage, ny que les fleurs de vostre beau visage pussent demeurer avec l’hyver de sa vieillesse. Mais mon Dieu Seigneur, luy dis je, prenez bien garde que les Roys lors qu’ils sont contrariez entrent en une plus grande colere, Ma fille, me respondit il, nous ferons la guerre à l’œil, & y userons de toute la prudence que nous pourrons, mais c’est la verité que je souffriray, quelque mal qui me puisse advenir, pourveu que Dorinde n’y soit point comprise : & à ce mot sans attendre autre response il s’en alla pour apprendre des nouvelles du Roy, qui cependant estoit en grand conseil avec ce traistre Ardilan, car aussi tost presque que celuy qui avoit adverty Sigismond fust party, le Roy tournant les yeux & voyant encore cet homme, & comment, luy dit il, Ardilan vous n’estes pas enco- re allé où je vous ay commandé ? Seigneur, respondit il, j’attendois pour sçavoir si vous me commanderiez encore quelque autre chose : je n’ay, repliquat-il autre chose à vous dire : mais allez promptement executer ma volonté. Ardilan alors s’approchant de luy, Mais Seigneur, luy dit-il, si le Prince me demande pour quel suject vous luy faictes ce commandement encore faut il que je luy en scache dire quelqu’un. Dittes luy, repliqua Gondebaut, que c’est pour le peu de respect qu’il m’a porté, en ce qui concerne Dorinde, & afin qu’il ne le puisse nier, tenez, dit-il, prenant le papier sur la table & le luy tendant, tenez & luy montrez la cognoissance que j’en ay euë. Seigneur, dit Ardilan, en recevant ce papier, je sçay la response qu’il me fera, & si vous me le permetez je vous la diray, & que sçauroit il respondre, dit le Roy, sinon d’advoüer sa faute si ce n’est qu’il veüille mentir. Il ne mentira point Seigneur, pardonnez moy s’il vous plaist, reprit Ardilan, car il dira qu’il n’a jamais creu qu’Ardilan aymat Dorinde, & que s’il l’eust pensé, ou que quelqu’un le luy eust faict sçavoir, il ne se fust jamais mis à la servir, & à la verité il ne se faut pas estonner qu’il ne s’en soit point apperceu, car vous y avez usé d’une si grande prudence, que la chose a esté jusques icy si secrette, que je ne croy point qu’autre que vous, Dorinde, Darinée & moy en ait rien sçeu, cela estant il me semble qu’il n’y a pas tant de sa faute qu’au commencement j’avois jugé, & que peut estre les affaires n’estans point entierement desesperées, ce ne vous seroit pas chose fort honorable de les divulguer de cette sorte ; Et qu’est ce donc, adjousta le Roy que vous voudriez que nous fissions ? & à ce mot il recommença à marcher, mais d’un pas beaucoup plus posé qu’au commencement. Ardilan qui vid d’avoir gagné quelque chose sur la colere du Roy, Seigneur, reprit il en sousriant, je n’eusse jamais creu que les grands Rois sceussent si bien aymer que vous faites, je vous asseure que vous n’estes pas peu sensible de ce costé là, & qu’il ne faut vous y donner gueres grand coup pour vous y faire une grande blesseure, pour quelques meschants & malheureux vers qui peut estre auront esté faicts sans dessein, & seulement pour passer le temps, vous voila à tout rompre & tout mettre en desordre. Pardonnez moy, Seigneur, vous estes un peu trop prompt. Vrayement, dit alors le Roy en sousriant aussi de son costé, tu n’as pas mauvaise grace Ardilan de m’accuser de la faute que tu as faite, car n’est-ce pas toy qui m’as dit que Sigismond aymoit cette fille, & qu’elle s’estoit retirée de moy pour ce sujet ? Il est vray Seigneur, je le vous ay dit, mais ce n’a esté que par opinion, & j’advoüe bien que si je vous eusse creu si aysé à offenser, je ne vous en eusse pas parlé tant à l’estourdie, mais je suis apris à ce coup pour une autre fois : car voyez, je vous supplie, Seigneur, en quelle confusion nous avons failly à mettre toute chose, premierement de ruiner tout le contentement que vous pouvez esperer en cecy, & puis d’oster l’honneur à Dorinde & à toute sa famille, mettre une tache en la maison de la Princesse Clotilde, & de vous faire peut estre perdre vostre fils. Or soit à jamais loüée vostre bonté, ou plustost vostre prudence, qui enfin a surmonté la violence d’une si forte passion, & nous pouvons marquer ce jour comme l’un des plus heureux de vostre regne, & auquel vous avez obtenu l’une des plus signalées victoires que vous eustes jamais. Ardilan continua encore longuement ses flatteries, car nous les sceusmes par celuy, qui auparavant avoit adverti Sigismond, & en fin il conclud. Or Seigneur, je serois d’advis, si l’affection du Prince est tant incompatible avec la vostre, que vous le fissiez advertir de l’amitié que vous portez à Dorinde, & que vous le priassiez de faire deux choses pour l’amour de vous. L’une, de tenir cette affaire secrette, & l’autre de s’en vouloir retirer entierement, si luy ayant fait cette ouverture, il continuë, ce sera alors que vous aurez occasion de vous plaindre de son peu de respect, & toutesfois encore n’auriez vous point de sujet de vous douloir de Dorinde, avant que de sçavoir asseurément si elle l’ayme, car bien souvent ceux qui sont amoureux font bien par finesse prendre de semblables escrits, sans que celles qui les reçoivent le sçachent. Je serois donc d’advis que Clotilde de vostre part luy deffendit de plus parler au Prince Sigismond, & moins de recevoir chose quelconque qui vint de sa part, car apres ceste deffense il n’y aura plus d’excuse, ny pour l’un ny pour l’autre, s’ils continuent à vous rendre du desplaisir.
Tel fust l’advis d’Ardilan qui y adjousta encore quelques autres paroles, pour faire mieux entendre son conseil, & le Roy qui avoit une grande croyance en luy, apres y avoir quelque temps songé trouva bon tout ce qu’il avoit dit, & en mesme temps luy commanda d’aller mettre en effect ce qu’il avoit proposé : ce qu’il fist avec plus de contentement qu’il n’eust pas faict le premier commandement. Il alla donc premierement trouver la Princesse à laquelle il fist sçavoir l’opinion que le Roy avoit de la recherche de Sigismond envers Dorinde, & pour luy montrer qu’il ne l’avoit pas fondée sans raison, il luy fist voir les vers que Darinée avoit perdus, de quoy la Princesse demeura fort estonnée : toutefois comme sage & prudente elle respondit que ces vers pouvoient bien estre faicts sans aucune mauvaise intention, mais qu’elle ne laisseroit d’obeyr à tout ce que le Roy luy commandoit.
De fortune en ce temps Sigismond ne se trouva point dans la ville estant allé l’apresdisnée à la chasse du costé de la forest d’Erieu, & c’estoit sa coustume de venir tousjours descendre à son retour au logis de Clotilde pour l’amitié qu’il luy portoit, & parce qu’il revint tard, Ardilan ne pust parler à luy de tout le soir : cependant Clotilde qui ne l’aymoit pas moins qu’elle se voyoit estre aymée de luy, ne manqua apres souper de le retirer à part & de luy raconter le message que Gondebaut luy avoit fait faire par Ardilan ; & en mesme temps, mon frere, luy dit elle en sousriant, je serois bien colere si vous m’aviez ainsi trompée. Ma sœur, respondit froidement le Prince, vous plaist il m’obliger en cecy extraordinairement ? Vous sçavez bien, adjousta Clotilde que je vous rendray tousjours toutes les cognoissances que vous voudrez de ma bonne volonté. Ayez donc agreable, reprit le jeune Prince, que je responde à ce que vous m’avez dit en la presence mesme de Dorinde. Clotilde qui eust opinion qu’il la vouloit mettre du tout hors de cette doute, parlant franchement devant moy ne fist point de difficulté de m’appeller, & nous tirans de plus loing que nous pusmes de ceux qui estoient dans la chambre, le Prince commença de parler de cette sorte le plus bas qu’il peust de peur d’estre ouy de quelque autre.
Ma sœur je n’ay point voulu respondre à ce que vous m’avez demandé que je ne fusse en la presence de celle qui y a le plus d’interest, affin que la response que je vous feray soit d’autant plus aisement creuë qu’elle sera exempte de tout soupçon de dissimulation. Vous m’avez fait entendre que le Roy a sçeu que j’aymois Dorinde, & qu’elle n’avoit point ma bonne volonté desagreable, & qu’à cette occasion il vouloit que vous fissiez deffense à cette belle fille non seulement de me plus aymer, mais ny mesme de souffrir que je parle jamais à elle, & il me semble qu’il fonde la cognoissance qu’il a de l’amour que je luy porte sur quelques vers que j’ay escrits, & que Darinée a perdus : il me semble que c’est tout ce que le Roy vous a mandé & à quoy vous avez adjousté la demande que vous me faites à sçavoir s’il est vray que nous nous entr’aymons. A ce qu’il vous plaist de sçavoir de moy & que je vous puis dire, je ne feray point d’autre response sinon que vous regardiez bien Dorinde, & qu’apres vous jugiez sans passion s’il est impossible de la voir sans l’aymer, & en cela ma sœur je ne pense pas vous avoir offensée, puisque s’il y a offense c’est de vous qu’elle est procedée, qui avez adjousté à la beauté de cette fille tant & tant de perfections par la bonne nourriture que vous luy avez donnée, que de toutes les fautes que l’on fera en aymant une chose si parfaite, avec raison, & vous & la nature en devez estre accusées. Mais encore diray je bien d’avantage, que l’honneur & le respect que je vous doibs, n’ont jamais esté blessez en ceste affection, protestant par Hercule, & par tout ce qui punit plus rudement le parjure, que j’eslirois plustost la mort que de rechercher d’elle chose qui puisse contrevenir à son devoir. Or ma sœur voi- la donc la premiere declaration sur ce que vous m’avez demandé ; maintenant pour vous respondre à ce que le Roy vous a mandé, qui pense par semblables deffenses me divertir de cette affection ; je vous declare & je vous supplie ma sœur, de le luy dire s’il vous en parle, je vous declare dis-je, que tout l’univers ensemble ne me sçauroit empescher d’aymer Dorinde, qu’elle ne parle point à moy, qu’elle me fuye, qu’elle s’esloigne : cela peut bien me donner de la peine & du torment, mais non pas jamais me divertir de la bonne volonté que je luy porte. Voila, ma sœur, la verité de ce que vous m’avez demandé : c’est à Dorinde maintenant à resoudre le Roy de ce qui la touche :
Le jeune Prince parla de cette sorte, & Clotilde en sousriant, Vraye- ment mon frere, dit-elle, voicy une plaisante invention pour destourner Dorinde de l’amour du Roy. Mais vous Dorinde, dit elle, se tournant vers moy, que respondez vous sur ce que le Prince vient de dire ? Madame, luy respondis je en rougissant, que puis-je dire sinon que je ne merite pas ce que le Prince dit, mais que je voudrois bien les meriter. Comment, reprit Clotilde, vous aymez Sigismond & voulez bien estre aymée de luy ; & quelle pretention pouvez vous avoir en cette amitié ? Le jeune Prince alors prenant la parolle, car il vid bien que la honte me deffendoit de parler, ma sœur, luy dit-il, il est malaisé que vous puissiez avoir une plus ample declaration de cette belle fille, mais je la feray pour tous deux, & je m’asseure qu’elle m’advouëra, & lors me prenant la main, Voyez vous, lui dit il ma sœur, cette bague que Dorinde porte, je la luy ay donnée pour gage, que si je pouvois l’espouser à cette heure mesme je le ferois, mais qu’estant soubs l’authorité d’un pere & ne pouvant disposer de moy sans offenser les loix de Dieu & des hommes, j’attendray que sa volonté y consente ou que le temps me dispense de ce devoir, avec serment que je luy ay faict & que luy refais encore en nostre presence, de ne me marier jamais à quelqu’autre qu’elle ne soit pour mon mal-heur mariée ailleurs, & elle m’a promis de garder cette bague à la condition de me la r’envoyer si nostre mal-heur est si fort qu’il la puisse contraindre à d’autres nopces.
La Princesse oyant ce discours demeura si estonnée & si confuse qu’elle ne faisoit que regarder tantost l’un & tantost l’autre, sans pouvoir dire une seule parolle, enfin estant demeurée quelque temps de cette sorte revenant à nous & se tournant au Prince, Vrayement mon frere, luy dite elle, si l’amitié que je vous porte n’estoit encore plus grande que l’injure que vous m’avez faicte, j’aurois une tres grande occasion de me douloir de vous, qui sans mon sçeu avez lié de telle sorte une fille qui est à mon service. Ma sœur, reprit incontinent le Prince, si je vous ay offensée je vous en demande pardon, & sur tout je vous supplie si vous jugez qu’il y ait de la faute de la rejetter toute sur moy sans que cette belle fille y en ait point de part, & si vous voulez l’effacer il faut ou mon sang ou ma vie, me voicy prest à tout ce que vous ordonnerez, seulement je vous supplie & vous conjure par cette amitié que vous dittes, me faire l’honneur de me porter, de n’en sçavoir point de mauvais gré à Dorinde qui n’en peut mais, bien vous asseureray-je ma sœur, que si en cecy je vous ay offensée, ç’a seulement esté en la forme, car en effect, nous avions resolu de vous declarer librement toute chose, & nous remettre entierement entre vos mains : mais ma sœur, continua il, serois je bien assez mal-heureux pour vous avoir despleu ? Ce seroit bien en cela que je me dirois infortuné, puisque je jure Tautates, n’avoir jamais eu autre dessein, que de vous rendre tout honneur & tout respect. Mais, mon frere, reprit la Princesse, si vostre intention estoit telle, pourquoy ne m’en avez vous advertie dés le commencement ? dés le commencement reprit le Prince, je ne le pouvois, parce que je ne sçavois pas alors si je l’aimerois, & si elle auroit agreable l’affection que je luy porte, & depuis, adjousta Clotilde, que vous en avez esté asseuré, que ne me l’avez vous dit, & elle mesme qui me parloit si librement de la recherche du Roy, pourquoy n’en a elle autant fait de la vostre ? Ma sœur, repliqua le Prince, quand vous aurés de l’amour pour quelqu’un, vous respondrez vous mesme à la demande que vous vous faites, sçachez que quand on vient à aymer, ce n’est pas une œuvre qui se commence avec dessein : figurez vous que c’est comme celuy qui marche sur un penchant de glace : pensez vous qu’on se laisse choir à dessein ? nullement, c’est une surprise que la polisseure de la glace fait à nos pieds, de sorte que l’on est plustost tumbé que l’on n’a pas pensé d’estre esbranlé, c’est de mesme de l’amour, quand on void une beauté c’est insensiblement & par surprise que cette beauté nous faict glisser en son amour, & nous sommes plustost amants que nous n’avons pensé de vouloir aymer : nous vous jurons ma sœur, & je puis respondre pour cette belle fille aussi bien que pour moy, qu’il n’y a pas deux jours que nous ne pensions point en venir si avant, mais l’advis qui nous a esté donné que le Roy vouloir user d’extreme tyrannie pour separer nostre bonne volonté, a esté cause que nous avons faict la resolution que nous vous avons dite, mais elle n’a pas esté plustost resoluë, que nous n’ayons eu dessein de la vous dire & de suivre en cela & en toute autre chose vostre sage & prudent advis bien que nous soyons marris de ne l’avoir pas faict plustost pour vous donner tesmoignage de l’honneur & du respect que nous desirons de vous rendre. Mais, ma sœur, de chose faite on dit que le conseil en est pris, que pouvons nous faire autre chose que de vous demander pardon ?
La Princesse alors tournant les yeux vers le Prince, Mon frere, luy dit elle, je demeure grandement satisfaite de feux choses, l’une, de voir la franchise avec la quelle vous vous estes asseuré sur mon amitié, me declarant une affaire, qui estant sceu du Roy mal à propos sans doubte vous fera dommageable ; & l’autre, que vostre affection ait pour but un dessein tant honorable, & en cela je cognois bien qu’il n’y a point de vostre faute, car vous ne me devez que ce qu’il vous plaist, mais toute l’erreur a esté commise par Dorinde qui sçavoit bien que c’estoit son devoir de m’en advertir, & au contraire elle me parloit ordinairement de la recherche du Roy & me cachoit la vostre si curieusement, que je ne sçay quand je l’eusse sceuë sans la sottise de Darinée : toutefois, mon frere, pour l’amour de vous, non seulement je luy pardonne, mais de plus je vous promets à tous deux d’en perdre la memoire, ou que si je m’en souviens ce sera seulement pour vous ayder en tout ce que je pourray, prevoyant assés qu’il se prepare un grand combat contre le Roy & vous, l’authorité & le respect, & la puissance & la patience, car ne doutez point que le despit ne fasse des efforts extraordinaires en l’ame de Gondebaut. Ma sœur, reprit incontinent le Prince, si cette belle fille & moy osions nous mettre à vos genoux, nous le ferions sans doubte pour vous remercier & du pardon & des asseurances que vous nous donnez : & quant à ce qui est du Roy, nous avons assez de resolution pour resister à tout ce qu’il pourra faire contre nous, nous ne sommes point coulpables de leze Majesté, si le Roy sort des termes du pere envers le fils, je sortiray de ceux du fils envers le pere, & pourveu que nous vous ayons & la raison pour nous, nous sommes plus contents que nous ne sçaurions vous representer.
Le Prince apres quelques autres paroles de remerciement se voulust retirer, par ce qu’il estoit las de la chasse, mais Clotilde le retint, encore faut-il, luy dit-elle, que nous avisions à ce que j’ay à dire au Roy [sur] le message qu’Ardilan m’a faict de sa part, Ma sœur luy respondit-il, vous luy direz s’il vous plaist, que vous avez commandé à Dorinde ce qu’il vous a mandé, & qu’elle vous a respondu qu’elle n’oseroit demeurer muette quand je parlerois à elle, ny moins me deffendre les paroles, & que quant à elle elle ne viendra jamais me chercher, mais aussi qu’elle n’oseroit me fuir ; car ma sœur je meurs d’envie que le Roy m’en parle ; preparez vous y, dit Clotilde, car je suis bien asseurée, que si ce n’est luy, ce sera Ardilan qui vous viendra trouver de sa part, & si cela est, je vous supplie souvenez vous que Gondebaut est Roy, & de plus, pere du Prince Sigismond : & à ce mot apres luy avoir donné le bon soir, il se retira pour se reposer, si toutesfois ces nouvelles le luy pouvoient permettre.
Le matin Ardilan fust de si bon- ne heure au logis de Sigismond qu’il le trouva encore au lict, luy ayant faict dire qu’il estoit là de la part du Roy il le fist incontinent entrer ; & parce qu’Ardilan ne desiroit pas que personne ouït ce qu’il avoit à luy dire, il le supplia de commander qu’on le laissast seul aupres de luy, ce que le Prince fist incontinent, & lors il reprit la parole de cette sorte.
Seigneur je viens vous trouver de la part du Roy vostre pere, pour vous communiquer quelques nouvelles qu’il a euës du Roy Alaric, parce qu’y ayant le principal interest, il est necessaire que vous en soyez adverti. Ardilan parloit ainsi, parce que Gondebaut ayant un peu pensé à la harangue qu’il vouloit faire faire au Prince, jugea qu’il estoit plus à propos de commencer à luy en parler de cette sorte ; à quoy le Prince Sigis- mond, qui n’aymoit pas beaucoup Ardilan, & qui estoit mesme un peu picqué contre luy, respondit en sousriant ; je pensois Ardilan, que la charge dont vous vous mesliez, au service du Roy, n’estoit que de messager d’amour : mais à ce que je voy vous estes devenu homme d’Estat, puisque le Roy vous communique les nouvelles des Roys estrangers. Ardilan, qui estoit des plus fins hommes de ce temps, entendit bien ce que le Prince Sigismond vouloit dire, mais feignant de n’y prendre pas garde, Encore, Seigneur, reprit-il, ne vous trompez vous pas beaucoup, car le message que j’ay à vous faire, est veritablement tout d’amour, puisque le Roy a eu response des Ambassadeurs qu’il a envoyez vers ce Roy des Visigots, pour faire alliance de sa fille avec vous, & ils luy mandent qu’ils en ont eu fort bonne response, & qu’ils esperent que bien tost ils feront icy avec une heureuse conclusion de cette affaire : or le Roy qui desire comme il doibt vostre bien & vostre grandeur, m’a commandé de vous en venir avertir affin que vous vous tinssiez prest pour faire ce voyage, auquel il veut que vous vous acheminiez avec un equipage digne du Prince de Bourgongne.
Le Prince Sigismond qui avoit desja este adverti de tout cet artifice dés le matin, luy respondit froidement : Et où sont les lettres des Ambassadeurs ? le Roy repliqua, Ardilan les a gardées, par ce, comme je croy, qu’il y doibt avoit quelque chose qu’il ne veut pas que je sçache. Comment Ardilan, reprit le Prince, le Roy at-il quelque secret qu’il vous veuille cacher ? Il n’est pas croyable que cela soit, car il me semble qu’à celuy à qu’il ne cache pas ses propres pensées il ne doit pas celer quelque autre chose. A moy, Seigneur dit Ardilan, le Roy ne cache pas ses pensées, & qui vous faict ces comptes ? Vrayement, adjousta Sigismond, toute la Cour en est pleine, tesmoing le mariage que vous traittez pour luy si secrettement, tesmoing la plainte de ce pauvre cheval que vous encloüastes & qui n’en pouvoit mais, & bref tesmoing les belles remontrances que vous faites faire à la Princesse Clotilde pour nous ayder en vos desseins, & maintenant vous me voulez faire accroire que le Roy ne se fie pas à vous d’une lettre. Ah Ardilan je ne fuis pas de si loing que je ne sçache bien le credit que vous avez aupres de luy ; & que pleust à Dieu que son fils y en eust autant. Ardilan oyant ce discours demeura le plus empesché qu’il fust jamais ; mais comme personne qui avoit l’esprit vif & present, il se remit assez tost, & pensa qu’il falloit mettre le tout en mocquerie & porter le discours ailleurs. Ah Seigneur, luy dit-il, ce que vous dites ce sont des jeux de Baccanales, vous sçavez qu’en ce temps là chacun faict tout ce qu’il peut pour passer son temps, mais maintenant je vous parle à bon escient. Vous sçavez bien, Seigneur, que cecy importe à vostre Estat, vous n’avez point de voisin que vous puissiez redoubter que Thierri, Alaric & le Roy des Francs : pour Thierri, vous avez desja alliance avec luy par le mariage que vous avez faict : quant au Roy des Francs, il est tellement vostre voisin que l’on peut craindre avec raison que, comme l’on dit, que la commodité faict le larron, aussi ce voisinage ne luy donne & la volonté & les moyens d’entreprendre sur vos Estats, & vous sçavez que cette consideration fust celle qui convia le Roy d’envoyer ses Ambassadeurs vers le Roy des Visigots, la puissance duquel jointe à celle de vostre Royaume & des Ostrogots, est telle qu’elle vous couvrira tousjours des mauvais desseins que l’ambition des Francs pourroit faire contre vous. Maintenant que ce traitté est conduit au poinct que vous l’eussiez sceu desirer, il semble qu’au lieu de vous en resjoüir, comme de la meilleure nouvelle qui vous peut arriver, au contraire vous la mesprisiez, ou au moins qu’elle ne vous touche point. Ardilan respondit le Prince avec une froideur ex- treme, j’advouë que vous estes tres-grand personnage, & que mon pere auroit tort s’il ne vous faisoit son premier Conseiller d’Estat, mais quant à moy qui n’en sçay pas tant que vous, je ne puis respondre autre chose, sinon qu’il me semble tres à propos de rechercher pour le Roy, le mariage que vous luy procurez avant que le mien, car il est bien raisonnable qu’il se marie avant que moy, puis qu’il est mon aisné : & à ce mot, faisant tirer son rideau, il ne voulust plus parler à luy, s’estant tourné de l’autre costé.
Ardilan qui craignoit grandement la colere de Sigismond, apres avoir demeuré quelque temps en ce lieu, fut contraint de s’en aller sans luy parler de l’amour qu’il me portoit, ny moins aussi de celle du Roy, auquel il raconta de mot à mot tout ce que le Prince luy avoit dit, & puis adjousta, Seigneur, vous me permettez bien de vous dire que je croy n’y avoir personne qui puisse remedier à ce desordre que la Princesse Clotilde, premierement elle a toute puissance sur Dorinde, & puis je voy que le Prince l’ayme, & croit fort en elle ; Si elle y peut quelque chose, reprit le Roy, il ne faut point douter qu’elle ne le fasse, quand je le luy commanderay, car elle n’oseroit me desplaire, elle sçait bien les obligations qu’elle m’a, & quel bien, & quel mal je luy puis faire, mais je crains fort que cette affetée de Dorinde, ne se soit laissée prendre à la jeunesse de Sigismond, & si cela est, asseurez vous qu’il n’y a point de remede sinon de l’esloigner autant de nous que je l’en ay approchée.
Celuy qui estoit aux escoutes pour le jeune Prince, ne manqua pas de prester l’oreille à tout ce qui se disoit, & cela fust cause qu’il ouyt la resolution du Roy, qui fust que luy mesme en parleroit à Clotilde, affin de luy commander de destourner Sigismond de l’amitié qu’il me portoit. Aussi tost que le Prince en fust adverti il alla trouver Clotilde, à laquelle il dit les gratieux discours qu’il avoit eus avec Ardilan, & puis adjousta : Or ma sœur, le Roy vous doibt venir trouver pour vous dire que vous ayez à rompre l’amitié qui est entre Dorinde & moy ; vous sçavez comme cela se peut faire, quant à moy je proteste que la mort me seroit moins malaisée que cette separation, & toutefois ce cauteleux d’Ardilan qui n’ayme guiere ny vous ny moy, luy a faict entendre le pouvoir absolu que vous aviez sur Do- rinde, & le respect & l’affection que je vous porte, de sorte qu’il faut bien prendre garde que le Roy vous ayant priée de cette affaire, si elle ne reussit à son contentement, comme dés icy pouvez estre asseurée qu’elle ne fera pas, ne croye que vous n’y ayez voulu employer tout vostre credit, & qu’il ne vous en veüille mal, & le seul remede que j’y vois c’est que vous le preveniez, je veux dire que avant que vous ayez de ses nouvelles vous envoyez vers luy, le supplier qu’il vous donne quelque heure du jour où vous puissiez l’aller voir pour luy communiquer une affaire qu’il est necessaire qu’il sçache, & lors que vous le verrez je suis d’opinion que vous fassiez une grande plainte contre moy de l’amour que je porte à Dorinde, que vous le suppliez d’y vou- loir remedier avec le plus de prudence qu’il luy sera possible que quant à vous, vous n’y pouvez rien, puis que lors que vous m’en avez parlé je vous ay dit librement qu’il estoit vray que j’aymois Dorinde, & qu’il m’estoit impossible de m’en separer, & que le pis que vous y voyez c’est que vous avez opinion que Dorinde m’ayme, & que les choses sont si avancées que vous craignez qu’il n’y ait quelques promesses entr’elle & moy.
Je ne doute point, continua le Prince, que le Roy ne se mette en colere contre moy, mais ma sœur de deux maux il faut eslire le moindre ; si c’estoit contre vous ce seroit bien pis, vous sçavez comme il a traitté le Roy Chilperic vostre frere, la cruelle mort de Godomar nostre oncle, les massacres qu’il a faicts de leurs enfants masles, la violence de laquelle il a usé contre vostre sœur Mucutune la renfermant par force parmy les Vestales. Bref ma sœur cet esprit tout sanglant de tant de parricides de ceux desquels vous estes descenduë, me faict avec raison redouter sa colere pour vous, mais pour moy que peut il faire, il me chassera de sa presence, comme il l’a desja voulu faire, & je proteste Clotilde que j’ay tellement ses violences en horreur que s’il n’estoit mon pere, & que par consequent je suis obligé de l’honnorer & de le servir, il n’y a personne au monde que j’eusse plus à contrecœur que Gondebaut, ny de qui j’esloignasse plus volontiers la veuë, de sorte que la punition qu’il me fera me sera une gratification.
La Princesse qui aymoit grandement Sigismond, tant pour l’amitié qu’il luy faisoit paroistre que pour les bonnes qualitez qui estoient en luy, apres l’avoir remercié du soing qu’il avoit d’elle, elle tascha par toutes les raisons qu’elle peust de le retirer de l’affection qu’il me portoit, luy remonstrant à quels inconveniens cela le pouvoit porter, le peu que je valois, & par consequent la foible, pour ne dire, honteuse alliance qu’il pretendoit, le desplaisir qu’il faisoit au Roy, le respect qu’il luy devoit comme estant son pere, & bref les peines, les soings, & les travaux d’esprit, que ceste affection nous rapporteroit à tous deux, avec le peu d’esperance d’en avoir jamais du contentement : mais à toutes ces considerations ma sœur, luy dit-il, quand vous sçaurez que vaut ce mot vous cognoistrez que toutes ces raisons sont trop foibles pour me divertir de la resolution que j’ay faicte. Puis que cela est, reprit Clotilde, & que vous le trouvez bon, je parleray au Roy comme vous m’avez dit, & je vous en feray sçavoir la response, & à l’heure mesme elle donna charge à l’un des siens d’aller trouver le Roy ainsi qu’ils avoient resolu. Gondebaut oyant ce message, luy demanda qu’aussi il avoit quelque chose à luy communiquer, & que l’apresdinée il l’iroit voir : le Prince sçachant ceste response, & ne voulant s’y trouver monta à cheval feignant d’aller à la chasse, & demeura dehors presque tout le jour.
Durant toutes ces choses il y avoit desja quelques jours que mon pere Arcingentorix chargé de trop d’âge, & d’une fievre qui l’avoit surpris, s’estoit mis au lict où le mal le pressa de sorte que n’y ayant plus d’espe- rance de vie, il fit supplier Clotilde qu’il me peust voir avant que de mourir, cela fust cause qu’incontinent elle me commanda d’y aller, & de lui dire de sa part qu’elle luy offroit pour sa santé tout ce qu’elle avoit, & mesme me donna quelques curieux remedes que je luy portay : mon pauvre pere lors qu’il me vit & qu’il ouyt ce que la Princesse luy demandoit, monstra un grand contentement, & me tendant la main ; Je prie Tautates, me dit-il, ma fille, qu’il te pourvoye de quelqu’un qui te puisse assister en la conduite de ta jeunesse, car tu dois faire estat que tu n’as plus de pere, c’est pourquoy tu diras à la Princesse que je la supplie par sa bonté de vouloir avoir pitié de Dorinde comme d’une jeune orpheline qui est delaissée de toute sorte de support & d’assistance, sinon de Dieu & d’elle : que je lui predis que ce bien faict ne sera point perdu, & que le Ciel le luy rendra au double ainsi que bien tost elle espreuvera : depuis ce temps mon pere alla tousjours diminuant, si bien que quelque remede qu’on luy pust donner il mourust ce jour là mesme sur le soir.
Je ne vous rediray point le desplaisir que sa mort me donna, car cela est hors de propos, & que ce seroit un discours qui ne feroit que vous ennuyer. Sçachez donc que le Roy ne manqua point d’aller incontinent apres disner chez la Princesse, où apres l’avoir retirée à part il voulust commencer à luy faire ses plaintes contre le Prince, mais elle qui avoit esté bien instruite le devança, & luy dit qu’elle avoit grandement desiré de parler à luy pour une affaire qui la pressoit infiniment, & à laquelle elle le supplioit tres-humblement de vouloir donner quelque ordre, & là dessus elle luy raconta que m’ayant tancée des vers que le Prince m’avoit escrits & que j’avois receus sans qu’elle le sçeut, elle avoit recogneu & mesme apres s’estre plainte au Prince Sigismond, d’avoir traitté de cette sorte avec une de ses filles, qu’il y avoit bien encore quelque chose de pire puisque veritablement nous ne luy avions peu cacher une tres-grande amour entre nous, mais qu’encore tout cela n’estoit rien au prix de la folie du Prince, qui, à ce qu’elle jugeoit l’avoit porté jusques à me faire quelque promesse. O Dieu ! s’escria Gondebaut, Sigismond a faict quelque promesse à Dorinde, & seroit il possible qu’il eust perdu jusques là le jugement ? Seigneur, dit Clotilde, je ne voudrois pas le vous asseurer entierement, mais les apparences me le font croire, & je m’asseure que quand vous le sçaurez vous en ferez le mesme jugement. Lors que vous me commandastes de deffendre à Dorinde de parler plus au Prince, elle me respondit que s’il venoit vers elle, elle ne le pouvoit pas chasser, & quand je luy demanday pourquoy elle avoit receu ces vers sans que je le sceusse, elle me respondit que la bonne volonté que le Prince luy faisoit l’honneur de luy porter, estoit à telle intention qu’elle ne pouvoit offenser personne ; & quand je la voulus presser de me dire quelle estoit ceste intention, Madame, me dit-elle, le Prince vous la sçaura mieux dire que moy, s’il vous plaist de la luy demander, & depuis je ne sçeus tirer une seule parole d’elle, quoy que je luy puisse dire, ces discours me troublerent grandement, & ce matin qu’il a pris la peine de venir icy je luy en ay parlé le plus discrettement qu’il m’a esté possible, mais lors que je l’ay pressé pour en descouvrir la verité, & que je me fuis grandement plainte des discours de Dorinde, il m’a respondu froidement, Ma sœur ne m’aymez vous pas comme si j’estois vostre frere ? & luy ayant dit qu’ouy, or ma sœur, at-il repliqué, si cela est, aymez donc Dorinde comme si elle estoit vostre belle sœur. Jugez Seigneur que veulent dire ces paroles, quant à moy je suis demeurée muette en les oyant, & par ce qu’incontinent apres il s’en est allé j’ay pensé devoir vous en advertir pour y mettre tel ordre que vostre prudence avisera.
Ces nouvelles toucherent si bien le Roy qu’encore qu’il fust homme qui se commandat assés quand il vouloit, & qui faisoit profession de ne se laisser cognoistre qu’à ceux qu’il luy plaisoit, si ne se put il empescher de donner de tres-grandes cognoissances de son desplaisir, car apres estre demeuré muet quelque temps il reprit la parolle & dit avec une voix lente & assez basse, Et quoy, Sigismond a donc le cœur si bas qu’il veut espouser cette fille de qui le plus grand honneur seroit de servir celle qu’il devroit espouser ? donc il a bien eu l’outrecuidance de disposer sans moy de ses nopces, & encore si mal à propos ? Cette faute est telle que si je n’en faisois le ressentiment que je doibs on pourroit avec raison m’en dire coulpable avec luy, & cela sera cause que j’en feray de telles demonstrations que si l’on sçait que le fils du Roy Gondebaut a faict cette faute on ne pourra jamais juger que Gondebaut pour le moins y ait en rien consenti : & puis se tournant vers Clotilde, Vous m’avez obligé, lui dit il, de m’en avoir adverti aussi tost que vous l’avez sceu, & je vous tesmoigneray le gré que je vous en sçay par tous les effects de bonne volonté que vous sçauriez desirer de moy : j’avois desiré de parler à vous ayant esté adverti de la folie de Sigismond, non pas toutefois que je la creusse estre parvenuë à telle extremité ; mais je voy par le discours que vous m’en faites que vous avez prevenu la priere que je voulois vous faire, vous estant desja efforcée de destourner cet inconsideré de ce ruineux dessein, si vous continuez à m’obliger de cette sorte je vous tiendray au lieu de Sigismond, & luy me sera plus in- different que le moindre homme de mes Estats. Seigneur, respondit Clotilde en accompagnant le Roy qui se retiroit, je ne sçaurois jamais vous rendre les services ausquels vostre bonté m’a obligée, mais je vous supplieray tres-humblement de ne vouloir priver le Prince mon frere de l’honneur de vos bonnes graces pour des petites jeunesses desquelles il se retirera sans doubte lors qu’il cognoistra que vous ne les aurez point agreables, & vous souvenez Seigneur qu’il est vostre fils, & que c’est aux peres que Dieu donne la prudence pour redresser leurs enfants quand ils se destournent du droict sentier. Clotilde, reprit Gondebaut prenant congé d’elle, vous estes trop sage en un age si tendre, & pleust au Ciel que Sigismond ou prit exemple à vostre obeissance, ou fust desja dans le tom- beau de mes peres.
Incontinent que le Roy fust dans son logis il se r’enferme dans sa chambre avec Ardilan & luy raconte tout ce que Clotilde luy avoit dit, où apres cent & cent effroyables menaces tantost contre le Prince & tantost contre moy, enfin il leur fust impossible de prendre une entiere resolution pour ce coup, d’autant que l’esprit du Roy estant blessé de deux si violentes passions comme estoyent l’amour & le despit, il ne luy estoit pas possible de se pouvoir bien resoudre. Cependant la nuict survint & le Roy ne pouvant manger se mit au lict pour y passer son desplaisir esloigné de toute compagnie.
D’autre costé le Prince estant revenu de la chasse ne manqua pas d’aller incontinent vers la Princesse pour sçavoir ce qui s’estoit passé entre Gondebaut & elle, & ayant appris tout ce qu’elle en sçavoit sans s’esmouvoir de tout ce que le Roy avoit dit & faict, Je louë Dieu, dit-il, ma sœur, que son fiel se soit espandu sur moy, & vous en soyez exempte, j’attendray avec beaucoup de repos d’esprit, la resolution qu’il voudra prendre, me semblant, quoy qu’il sçache dire de ma faute, que quand tout le monde desapreuveroit ce que j’ay faict, luy seul me devroit deffendre, puis que ce n’est qu’à son imitation : & à ce mot luy ayant demandé où j’estois, & ayant esté adverty de la mort de mon pere. Si j’osois, dit-il, je luy irois aider à plaindre sa perte, mais puis que cela ne me peut estre permis, vous voulez bien pour le moins ma sœur que je l’envoye visiter ; Vous m’obligerez fort, respondit la Princesse d’en user ainsi & de vivre avec la mesme discretion que vous avez jusques icy vescu, & lors le Prince luy ayant donne le bon soit se retira en son logis d’où il m’escrivit incontinent cette lettre.
LETTRE
Du Prince Sigismond à Dorinde.
Je sçay bien qu’en la perte d’une personne si proche la plainte est si naturelle, que celuy seroit bien desnaturé qui la voudroit refuser à la belle Dorinde, mais je ne doute pas aussi que si elle doit estre permise ce ne soit à condition d’estre mesurée, & qu’il n’est loisible de se plaindre desmesurément, qu’en la perte de celuy que l’on ayme de mes- me, non pas en pere, mais en parfait amant. Attendez donc ma belle fille à pleurer de cette sorte que vous en ayez perdu, ce qui n’adviendra jamais que par la mort de Sigismond, qui est le seul qui vous sçait aymer infiniment, & qui pour cette extreme affection, merite que vous l’aymiez à mesme mesure.
Je receus cette lettre par un jeune homme du Prince, & je vous asseure mes compagnes que j’espreuvay bien estre vray ce que l’on dit, que les remedes font beaucoup plus d’effect pour la guerison, lors que le malade a bonne opinion du medecin, car la croyance que Sigismond estoit le seul qui m’aymast, ou pour mieux dire, le seul homme qui n’estoit point trompeur, ce peu de mots que je leus dans sa lettre me rapporta plus de soulagement que toutes les consolations que plusieurs autres s’estoient efforcez de me donner, outre qu’il me sembloit que si je ne faisois ce qu’il me mandoit j’offencerois nostre amitié.
Le Roy cependant qui avoit songé toute la nuict à cette affaire qui le pressoit si fort, dés la pointe du jour appella Ardilan, qui expressement avoit couché cette nuict dans sa chambre, & apres s’estre plaint & du Prince & de moy, mais de moy beaucoup plus encore que du Prince, & qu’il eust juré & protesté que je m’estois renduë tant indigne de l’honneur qu’il m’avoit voulu faire qu’à cette heure il me hayssoit au double de ce qu’il m’avoit aymée, il luy demanda quelle estoit son opinion & par quelle voye il pourroit se vanger de moy & remettre le Prince à son devoir ; il luy respondit, Si je croyois Seigneur que veritablement vous fussiez bien delivré de l’affection de cette fille, je penserois vous donner un advis tel que vous pourriez en un coup faire les deux effects que vous desirez. Comment, reprit Gondebaut, si tu croyois que je fusse delivré de cette fille, il faut que tu sçaches que non seulement je ne l’ayme plus, mas que je la hay plus que je ne sçaurois dire ; & c’est le bon qu’autant qu’autrefois je l’ay trouvée belle & agreable, autant me semble elle maintenant & laide & fascheuse, de sorte que je suis tout estonné quand je me la presente telle que les yeux de mon esprit la voyent à cette heure, comment il est possible que j’aye trouvé quelque chose en un tel visage digne de mon amitié : si bien que je te jure Ardilan que j’ay honte de l’avoir aymée. Seigneur adjousta alors Ardilan, je louë Dieu que la verité enfin ait esté plus forte que vostre passion, & je diray bien maintenant que je me suis estonné diverses fois comment vous vous arrestiez à une fille qui n’estoit ny belle ny avisée, car quelque affeterie qu’elle puisse avoir si ne merite elle pas d’estre nommée belle, c’estoit sans plus vostre malheur qui vous avoit clos les yeux, il faut à ceste heure remercier le sainct demon qui vous les a dessillez. Or Seigneur puis qu’il est ainsi oyez un moyen avec lequel vous pouvez faire toutes vos vengeances, & retirer le Prince du goulphre d’où vous estes sorti. Il faut contraindre Dorinde de se marier, car si elle ayme le Prince vous ne sçauriez la punir plus rigoureusement, & en mesme temps le Prince aussi qui aura le desplaisir de voir une personne qu’il ayme si ardemment en la possession d’une autre qui luy oste toute esperance de la pouvoir jamais avoir en la sienne : mais respondit Gondebaut, cette affettée ne voudra jamais consentir à ce mariage que tu dis. Seigneur, repliqua ce meschant, les Roys sont les tuteurs de tous leurs sujects, & comme nous croyons que les Dieux sçavent mieux ce qui est necessaire aux hommes que les hommes mesmes, de mesme aussi les Roys, qui sont des Dieux en terre, sont estimez sçavoir mieux le bien & l’advantage de leurs subjects qu’eux mesmes. C’est pourquoy lorsque vous direz qu’il faut que Dorinde se marie, qui est ce qui dira que vous ne luy procurez pas ce qui luy est necessaire, puis qu’il semble que les filles ne sont au monde que pour cela ; & si elle ne le veut qui vous blasmera Seigneur de la marier par force, puisque le sage medecin faict bien prendre à son malade des breuvages qu’il refuse & qu’il rejette, & d’autant plus en serez vous loüé de chacun que son pere estant mort vous pouvez couvrir vostre dessein soubs le manteau de la pitié, ne voulant, pour les services que vous avez receus d’Arcingentorix, que cette fille orpheline demeure sans estre logée, outre qu’il y a bien dequoy de luy faire faire sans user de l’authorité Royale. Il y a une loy, Seigneur, qui des Visigots est venuë jusques à nous, par laquelle il est ordonné que le pere ayant promis sa fille à quelqu’un, s’il vient à mourir sans l’avoir mariée, sa promesse apres sa mort soit effectuée, Mais Clotilde, respondit le Roy, m’a dit qu’elle croit y avoit quelque promesse entr’eux desja faicte. Il n’importe ; repliqua il, car sçachez Seigneur, qu’il y a encore une autre loy qui dit que la fille dispose d’elle mesme autrement que le pere avoit faict, & elle & celuy qui l’aura espousée soient remis entre les mains de celuy à qui le pere l’avoit promise, pour estre vendus & traittez tout ainsi qu’il luy plaira, puisque ces loix sont observées dans vos Estats, & quelle difficulté y peut il avoir de marier Dorinde, ou à Periandre ou à Merindor, puis qu’Arcingentorix la leur a promise ainsi que chascun sçait. Je serois donc d’advis qu’au commencement vous fissiez sçavoir à cette fille que vous la voulez loger à son contentement, & que ce soing procedé de l’amitié que vous luy avez portée, & à ceux dont ell’est issuë, & que vous luy donnez le choix de l’un de ces chevaliers que vous luy promettez de luy faire avoir pour mary. Vous le pouvez faire dire aussi à ses parents, affin qu’ils vous soient obligez de cette bonne volonté : car ce n’est pas une petite prudence à un Roy d’obliger plusieurs personnes avec un seul bien faict : je m’asseure que si elle en faict difficulté ses parens le luy persuaderont, & que si elle s’opiniastre au contraire ils feront les premiers qui la blasmeront & qui vous loueront lors que vous y userez de force & de violence, & Dieu sçait ce qu’elle deviendra quand elle ne sera plus supportée de personne, car pour la Princesse Clotilde je m’asseure qu’ayant recogneu son humeur elle sera bien aise d’en estre deschargée, outre qu’elle est bien assez advisée, pour ne jamais se roidir contre chose qu’elle pensera vous desplaire. Le Roy trouva ce conseil d’autant meilleur que luy mesme avoit desja eu une semblable opinion. Ce fut donc sur cet advis qu’il s’arresta, & en mesme temps commanda à Ardilan de l’aller dire de sa part à la Princesse qui ne pust luy respondre autre chose sinon que elle essayeroit de m’y porter par toutes les voyes qui luy seroient possibles, & à l’heure mesme ayant faict sçavoir au Prince qu’elle avoit quelque chose à luy dire, & qu’il fut venu vers elle, elle le fist entendre afin qu’il vid ce qu’il desiroit qu’elle fist, d’autant qu’encore qu’il y eust beaucoup de danger pour elle, si aymoit elle mieux en avoir du mal que de faire chose qu’il n’eust pas agreable. Sigismond fust bien estonné de ce dessein, & plus encore que celuy qui avoit accoustumé de l’advertir ne l’eust pas faict à ce coup, mais c’e- stoit d’autant que la resolution avoit esté prise avant que la porte de la chambre fut ouverte, si bien qu’il ne l’avoit peu ouyr, mais il apprist bien au retour d’Ardilan tout ce qu’il avoit faict envers la Princesse, & de plus les ferments que sur ceste response le Roy avoit faicts, de faire marier par force ou de bonne volonté Dorinde. Et que si pas un des Chevaliers qu’il luy proposoit n’y vouloit plus entendre, il en trouveroit bien quelqu’autre, quand mesme ce devroit estre Ardilan.
Le Prince ayant sçeu ces nouvelles, & voyant que le Roy recouroit aux extremes remedes, il creut qu’il n’y avoit aussi que les extremes resolutions qui le pussent guarentir de ses violences. Il proposa donc à Clotilde de sortir & luy & moy hors des Estats de Gondebaut, & d’effectuer le mariage qu’il m’avoit promis, mais elle rejettant infiniment cet advis elle trouva qu’il valoit mieux que je m’en allasse seule pour éviter l’outrage que l’on me vouloit faire, & qu’il demeurast pres du Roy sans faire semblant de s’en émouvoir, qu’apres avec le temps on essayeroit de remedier à ce desordre & de ramaner le Roy à la raison. Mais quand la resolution de mon esloignement fust prise, ils demeurerent long temps à penser où je pourrois aller ; car de là les Alpes il ne se pouvoit, d’autant qu’ils estoient alliez avec les Ostrogots : vers les Francs il y avoit encore moins d’apparence, d’autant qu’ils ne faisoient que de chasser leur Roy, & estoient encore tellement en trouble entr’eux pour la nouvelle eslection qu’ils ont faict que tout y est en desordre, ou- tre, que la Reyne Methine où j’eusse bien peu me retirer, estoit tant necessiteuse d’ayde & d’assistance qu’il ne falloit pas penser qu’elle osast me retirer contre la volonté d’un si puissant Roy son voisin. Pour les Visigots le voyage en estoit si long, car il falloit aller en Espagne, outre que y traittant le mariage de Sigismond comme j’ay dit, j’y eusse esté sans doute mal asseurée ; en fin ils conclurent qu’il m’en falloit venir en Forests vers Amasis, avec laquelle Clotilde avoit beaucoup de correspondance, & parce qu’ils ne sçavoient si l’authorité de Gondebaut ne luy osteroit point la volonté de me garder aupres d’elle, ils furent d’advis que je me déguisasse des habits où vous me voyez, affin que si la protection d’Amasis me manquoit, celle au moins des solitaires demeures des bergers de Lignon me pust conserver incogneuë.
Cette resolution prise la Princesse m’envoya querir, & quoy que la perte que j’avois faite me pust bien dispenser de demeurer un peu plus long temps sans estre veuë de personne de la cour, si est-ce que je jugeay bien puisque la Princesse me rappeloit qu’il y avoit quelque grand suject. Cela fust cause que sur la nuict je me retiray aupres d’elle où je ne fus pas plustost qu’elle me mena dans son cabinet, où estans toutes seules & me voyans pleurer, Dorinde, me dit elle, il n’est plus temps de pleurer ny de plaindre, il faut songer à faire une plus forte & plus genereuse resolution : mais souvenez vous Dorinde, quoy qu’il vous advienne, que jamais le Ciel ne nous envoye plus d’affliction que nous n’avons la force d’en supporter, & par ainsi ne vous perdez point de courage & vous verrez que vous ne ferez delaissée ny de Dieu ny des personnes d’honneur. Le Roy, si toutesfois il a encore ce nom pour vous, vous donne le choix de Merindor & de Periandre, mais il veut qu’espousiez l’un des deux, & si vous ne le faictes de bonne volonté, ou si ceux que je vous ay nommez pour estre Chevaliers trop bien nez, ne veulent vous espouser contre vostre gré, il est resolu de vous donner Ardilan pour vostre mary, voyez ma fille à quoy vous vous resolvez. Comment, luy respondis-je Madame, devenuë plus pasle que la mort, il faut que j’espouse l’un de ces Chevaliers, ou ce meschant Ardilan Et quelle loy seroit celle la ? Celle, me repliqua elle, que le plus fort impose au plus foible ; il veut que Sigismond espouse une Princesse de laquelle il pretend un grand avantage ; & il sçait bien qu’il ne s’y disposera jamais que vous ne soyez mariée ailleurs ; c’est pourquoy il veut vous sacrifier à des injustes nopces pour voir celles de son fils desquelles il attend beaucoup de contentement, & il m’a donné charge de le vous dire pour sçavoir à quoy vous vous resolvez. A la mort Madame, luy dis-je incontinent, voire à la plus cruelle que jamais Tyran comme luy ait peu inventer.
A ce mot le Prince Sigismond qui frapa à la porte du cabinet nous interrompit ; car Clotilde ne sçachant qui c’estoit, voulust elle mesme aller ouvrir, & voyant le Prince ; Venez, dit-elle assez bas, venez mon fre- re & vous verrez une fille bien desolée, & ayant repoussé la porte le conduisit où j’estois toute couverte de larmes : Ma fille, luy dit le Prince, consolez vous, que celuy pour qui vous souffrez ces desplaisirs vous ayde à plaindre vostre ennuy, & qu’autant de larmes que vous verrez il jette de gouttes de sang qui luy sortent du cœur ; mais je jure que ny la puissance d’un Roy, ny l’obeissance qu’on peut devoir à un pere ne me feront jamais manquer à ce que je vous ay promis. Je voy bien que la resolution de Gondebaut à vous vouloir contraindre à de si injustes nopces, ne procede que de la croiance qu’il a que je ne me marieray jamais que vous ne le soyez, mais il se trompe bien s’il espere pouvoir venir à bout de ce qu’il a entrepris, puisque je perdray plustost la vie que d’y con- sentir, & que celuy se prepare à la mort qui sera si hardy que de vous espouser contre vostre volonté, protestant que sans en excepter personne il ne survivra point d’une heure la cognoissance que j’en auray euë. Il vouloit encore parler lors que Clotilde l’interrompit en luy disant, lors que les affaires feront aux termes qu’il faille prendre ces extremes & dernieres resolutions peut estre n’en ferez vous blasmé de personne si vous le faites, mais maintenant que l’on n’y est pas encore parvenu Dieu mercy il vaut mieux avec prudence y pourvoir en sorte que ce mal-heur n’arrive point, & c’estoit dequoy je parlois à cette pauvre fille. mais d’autant qu’avant que de luy donner quelque bon conseil il falloit sçavoir quelle estoit sa volonté, je luy demandois à quoy elle se reso- lvoit. A la mort, repliquay je encore un coup, & d’aussi bon cœur que jamais personne s’estre soluë à la vie : la mort, reprit le Prince, est le dernier remede, mais avant que vous soyez contrainte de recourre à celuy là je proteste que la moitié des Bourguignons mourra pour deffendre une cause si juste. Ah Seigneur, luy respondis-je, je m’estimerois trop infortunée : si j’estois cause d’une guerre entre le pere & le fils, & il vaudroit bien mieux que Dorinde fust morte dans le berceau. Non non, reprit alors Clotilde, il ne faut jamais recourre à la mort que quand il n’y a plus de remede, mais il ne faut pas aussi se sousmette aux injustes violences d’un Tyran qu’on peut bien eviter. La prudence nous a esté donnée du Ciel pour nous conserver contre semblables desseins, usons donc de cette prudence comme nous devons & je m’asseure que le Ciel benira nos intentions.
A ce mot elle me proposa ce qu’ils avoyent desja resolu Sigismond & elle, & me dit que si je prenois cette volonté elle pourroit grandement m’y ayder, d’autant que la sage Amasis avoit des grandes correspondances avec elle, & que si de fortune quelque consideration empeschoit cette Princesse de me recevoir, je pourrois me tenir cachée avec les bergers de Forests sur les rives de Lignon pres d’Astrée, & de Diane, où je ne vivrois que fort heureusement, puis que c’estoient les plus belles, les plus vertueuses, & les plus accomplies filles de l’Europe, & par ce que je respondis que pour fuyr l’injuste violence que l’on me vouloit faire, je n’irois pas seulement en Forests, mais dans le plus profond des Enfers, & que la seule chose que je craignois c’estoit de n’en pouvoir trouver le chemin, ou que je ne fusse prise par quelqu’un. A cela, respondit le Prince, j’y pourvoiray ; car je vous accompagneray si bien que vous ne rencontrerez personne qui soit assez forte pour vous faire du mal & lors se tournant vers la Princesse, Ha sœur, luy dit il, je vous supplie qu’elle puisse s’en retourner en sa maison pour donner ordre à son depart sans qu’on s’en prene garde, car si vous le trouvez bon je suis d’opinion qu’elle parte le plustost qu’elle pourra, me semblant que je ne seray jamais en repos qu’elle ne soit hors de ce lieu où l’injustice a tant de puissance. La Princesse qui avoit pitié de mon infortune & qui desiroit mon bien autant qu’aucun de nous deux, le permit aysément, & en partant elle me dit souvenez vous Dorinde d’emporter avec vous ce que vous avez de plus pretieux, & qui peut estre facilement caché, par ce que la necessité est un monstre qui n’a point de loy, point de honte, ny point de raison & une fille sur toute chose doit craindre la rencontre d’une si fiere & dangereuse beste. Cet advis fust cause qu’aussi-tost que je fus en mon logis je cherchay dans mes cabinets ce qu’il y avoit de meilleur & de plus portatif, dont je fis une petite ceinture avec de la toile que je me ceignis soubs ma juppe affin de l’emporter plus commodement, & lors que j’estois la plus occupée en ce que je dis, le Prince n’ayant avec luy qu’un jeune homme auquel il se fioit grandement, entra dans ma chambre, dequoy je fus tellement surprise, que je faillis de m’en fuyr dans une chambre voisine pour m’y enfermer toute seule ; mais enfin me souvenant de l’extreme discretion dont il avoit tousjours usé, je pensay que cette fuitte l’offenseroit & qu’il ne falloit faire semblant de craindre une chose de laquelle il ne m’avoit jamais donné occasion de prendre le moindre soupçon. Il le recogneust bien toutefois au trouble, que je ne pus entierement luy dissimuler, & cela fust cause qu’il me dict. Je voy bien Dorinde que ma venuë vous met en peine, mais sortez en, puis qu’elle n’est pour autre subject que pour vous continuer les asseurances que je vous ay données de mon inviolable affection & pour vous dire que l’amour que je vous porte est telle que je ne veux pas que vous vous bannissiez du lieu de vostre naissance pour moy, sans moy, je veux dire, que je vous veux accompagner par tous les lieux où vous irez, sans que je puisse permettre d’estre separé de vous que par la seule mort. Vous voulez Seigneur, luy dis-je, vous en venir avec moy ; & que dira le Roy, ou bien que ne ferat-il pas ? Gondebaut, dit-il, que je ne veux plus ny pour mon pere ny pour mon Roy, pourra & dire & faire ce qu’il luy plaira, mais de moy je n’en doibs faire non plus d’estat que d’une personne qui n’est plus au monde. Je veux qu’il apprenne par moy que les Roys sont Seigneurs des corps, mais non pas des esprits, & qu’il n’y a rien qu’un bon courage supporte avec plus d’impatience qu’une injuste contrainte, & ne faut point que vous refusiez ma compagnie, car je proteste au grand Tautates que jamais je ne vous rechercheray de chose qui vous puisse importer que nous ne soyons mariez ensemble, de telle sorte que je ne puisse jamais estre autre que mary de Dorinde, & Dorinde femme de Sigismond. Seigneur, luy dis-je, les esperances qu’il vous plaist de me donner me rendent si contente & si satisfaite que quand il n’en arriveroit jamais rien de plus à mon advantage, je ne changerois pas mon bon heur à celuy de quelqu’autre fille qui ait jamais esté estimée la plus heureuse. Mais Seigneur comment entendez vous de vous en venir avec moy, & que dirat on de ma fuyte pour estre avec vous ? & dequoy vous devez vous soucier, me respondit-il, si jamais nous ne reviendrons où l’on nous cognoist que nous ne soyons mariez ensemble ? Mais Seigneur, repris-je, que dira le Roy quand il vous aura perdu ? Le Roy, repliquat il, s’il vouloit avoir un fils sans courage en devoit faire un autre qui ne me ressembla pas, & s’il vouloit qu’il en eust il devoit le traitter autrement, s’il avoit à dessein de le retenir aupres de luy. Mais, luy dis-je, la Princesse Clotide est elle advertie de vostre dessein ? Nullement, me respondit-il, & si je ne veux point qu’elle le sçache, car je ne doubte point que n’ayant pas l’affection que j’ay pour vous, elle n’appreuvera jamais le dessein que cette affection me faict faire, mais s’il advient jamais qu’elle sçache aymer, elle ne m’excusera pas seulement en cette action, mais de plus m’en aymera & m’en aymera d’avantage.
Mais à quoy me vay je amusant & pourquoy vous raconte je tous ces discours, puis qu’en fin il fallust que je consentisse à tout ce qu’il voulust, & ainsi il fust resolu que le troisiesme jour de grand matin nous nous trouverions au temple de Venus, par ce que c’estoit par cette porte qu’il falloit sortir, & que le premier qui y arriveroit consulteroit l’oracle, pour sçavoir de quel costé nous devions aller, estans tres certains que la deesse, qui est celle qui favorise les Amants, ne seroit point avare pour vous de ses bons conseils, & que de peur que nous ne fussions recognus il falloit estre desguisez Darinée & moy en l’habit que vous me voyez, & que luy mesme me fist apporter, & luy en berger, & qu’avec luy il n’y auroit que ce jeune homme en qui il avoit tant d’asseurance, & affin de prevoir tout ce qui pourroit advenir, nous promismes de nous attendre au temple jusques à cinq heures du matin, mais ce temps là passé si l’un de nous n’y venoit point, l’autre l’iroit attendre à un petit pont hors de la ville sur le chemin d’Iseron, jusques à quatre heures du soir, par ce qu’en ce lieu là il y avoit des taillis dans lesquels on se pourroit tenir caché aussi long temps que l’on voudroit, & que pour sortir plus aysément, nos chevaux nous attendroyent dans le taillis aupres du pont.
Cette resolution ainsi prise, & le troisiesme jour estant venu, je ne manquay point de me lever de si grand matin, que le jour ne faisoit que de poindre quand je fis consulter l’oracle de la Deesse Venus qui me respondit.
ORACLE.
En Forests se trouvera
Ce qui ton mal guerira.
J’avois oublié de vous dire qu’avant que de partir j’avois escrit une lettre à la Princesse Clotilde pour la descharger de ma fuitte envers ce cruel Tyran, & je la laissay sur la table de ma chambre, m’asseurant que l’on ne failliroit pas de la luy porter lors que l’on verroit que je ferois partie.
Jusques icy il est certain que le Prince Sigismond m’avoit faict croire qu’il se pouvoit trouver quelque homme qui ne fust pas meschant ny traistre, mais à ce coup il me fist bien paroistre que le vice de nature ne se peut jamais si bien corriger qu’il n’en de- meure tousjours quelque tache. O Dieu ! qu’il est difficile de contraindre longuement une ame en une chose qui luy est entierement contraire, mais aussi où estoit mon esprit, ou plustost qu’estoit devenu mon jugement apres avoir esté tant de fois trompée, ne devois je pas estre assés bien instruite de la perfidie des hommes, & si j’ay maintenant occasion de me plaindre, que Sigismond m’ait deceuë, de qui faut il que je me plaigne sinon de moy qui pour quelque belle apparance qui peut estre estoit en ce jeune Prince ay dementy tant & tant d’experiences que j’avois euës qu’il n’y eust jamais homme qui ne fust trompeur ny jamais personnes trompées que celles qui se sont fiées aux hommes.
Les cinq heures donc frapperent sans que Sigismond parust, & voyez combien ses belles parolles m’avoyent sceu abuser, encore que je visse qu’en effect il ne venoit pint, je ne pouvois encore me figurer que je fusse deceuë. O Dieu que peut la bonne opinion que l’on a conceuë de quelqu’un ; encore que je visse qu’il ne venoit point, je ne pouvois m’imaginer qu’il ne deust point venir, & j’allois cherchant des occasions de son retardement telles que sans Darinée, il est certain que je me fusse arrestée à la porte de ce temple le reste du jour, mais elle me dit, & je cogneus qu’elle avoit quelque raison, que peut estre le Prince nous attendoit à ce Pont où nous avions resolu de nous trouver, & que n’ayant osé venir au Temple de peur d’estre recogneu, il nous y estoit allé attendre où peut estre il vous blas- moit desja de ce dequoy nous l’accusions. Cét advis fust cause que prenant une ruë à main droitte nous allasmes à la porte, non pas sans beaucoup de crainte d’estre recogneus : Toutefois je jure que la crainte que j’avois pour le Prince estoit encore au double plus grande, tant l’affection que je croyois en luy m’obligeoit à luy vouloir du bien. Quand nous fusmes hors de la ville & des fauxbourgs : car nous en sortismes fort aisément, estans si bien desguisées qu’il estoit impossible que nous fussions recogneuës, nous fusmes bien estonnées de nous voir seules parmy ces campagnes, sans sçavoir le chemin ny l’endroit où nous devions aller, & ce qui nous mettoit plus en peine c’estoit que le long de ce grand chemin nous trouvions tant de passants que nous avions assés à faire à ne nous laisser point acoster, enfin apres beaucoup de peine nous vismes en un fonds ce pont à ce qu’il nous sembla, car encore que pas un de nous n’y eust esté, si est ce que nous jugeasmes que c’estoit celuy là pour le taillis & le petit souslas, qui estoit de l’autre costé du ruisseau, & parce que nous estions encore assez esloignées, tout ce que nous voyons aupres de ce lieu là nous nous figurions que c’estoit le Prince qui nous y attendoit, & cela nous faisoit redoubler le pas encore que nous fussions assez. Mais quand nous y fusmes, & que nous n’y trouvasmes personne ; ce fust bien alors que nous fusmes estonnées, & plus encore quand nous vismes qu’il estoit desja plus de Midy, au moins à ce que nous pouvions juger au Soleil, nous jettions la veuë le plus loing que nous pouvions le long du chemin d’où nous estions venuës, & toute chose nous sembloit ce que nous attendions & puis enfin toute chose nous trompoit.
Le Soleil commençoit fort à baisser quand emportée d’impatience je me resolus de m’en retourner à Lyon & sçavoir à quoy il tenoit que le Prince ne venoit point : mais lors que je me voulois mettre en chemin, je vis venir par le mesme sentier que nous avions tenu, cinq ou six hommes à cheval qui me contraignirent de peur d’estre veüe de me remettre dans le plus espais du taillis & de m’y tenir cachée jusques à ce qu’ils furent passez. Darinée qui avoit tousjours esté de contraire opinion, & qui ne vouloit point que je m’en retournasse ; Et bien me dit-elle, Madame, si ces gens vous eussent rencontrée, dictes moy je vous supplie en quel terme en eussiez vous esté ? Ma mie, luy dis-je, tu as raison, mais que veux tu que nous fassions en ce lieu, ne vaut il pas mieux que nous soyons recognuës que de passer icy la nuict ? O ! me respondit elle, les jours sont longs, il ne sera nuict que huict heures ne soyent passées, il ne faut encore desesperer de rien, peut estre le Prince arriveroit par quelque autre chemin à l’heure mesme que vous feriez hors d’icy, mais si l’impatience vous presse si fort, je vous diray ce que je feray, je vay prendre de la fange & je me barboüilleray tout le visage, & puis je m’en iray le long de ce chemin le plus avant que je pourray, & aussi tost que je le verray je m’en reviendray courant vous en advertir, par ce moyen je ne seray point cog- gneuë & vous pourrez vous tenir cachée icy sans vous lasser afin que quand le Prince sera venu vous puissiez supporter le travail du chemin, & aller où il luy plaira cette nuict.
Le desir que j’avois de voir bien tost Sigismond, me ferma les yeux de sorte qu’encore qu’il me faschast fort de demeurer seule, toutesfois j’y consentis me semblant qu’elle le feroit haster & qu’il seroit vers moy tant plus tost, & puis l’asseurance que personne ne me pouvoit voir en ce lieu, me donna assés de courage pour y demeurer seule. Darinée donc broüillant de la fange dans ses mains s’en farda si bien le visage qu’il me fust impossible de m’empescher d’en rire. Or va Darinée, luy dis-je & reviens tost, si tu jouës aussi bien le personnage de la barboüillée que tu en as le visage, il n’y a point de nos momes qui ne te doive ceder. Si Ardilan, me dit elle, me voyoit telle que je fuis, je m’asseure que si autrefois il n’eut peu mourir d’amour il en mouroit maintenant de rire ; & à ce mot elle me vint embrasser, & s’en alla par où nous estions venuës.
Helas si j’eusse preveu les desplaisirs que ce despart me devoit rapporter, j’eusse plustost consenti à ma mort qu’à son esloignement. Mais le Ciel que je puis dire cruel envers moy, ne se contentant pas de m’avoir fait bannir volontairement du lieu de ma naissance pour un perfide, m’a encore voulu faire ressentir les desplaisirs, ou plustost les desespoirs d’une espouvantable solitude. Et comme j’avois tout abandonné pour ce seul homme je fus aussi delaissée à son occasion de tout secours humain & de toute consolation. Tant que je la pus avoir je l’accompagnay de l’œil, mais quand elle fut tant esloignée qui je ne pouvois plus la voir, ce fust alors que je commençay à recognoistre la faute que j’avois faite, au commencement je me mis dans le plus profond du bois pour me tenir cachée, mais l’impatience m’en fist bien tost sortir craignant quelquefois que Sigismond vint & que ne me trouvant point il ne passa outre & ne s’en retournat : d’autrefois j’avois peur que quelque loup ne me fit du mal : d’autrefois je faisois dessein de m’en aller apres Darinée, mais deux ou trois fois estant en chemin j’oyois ou je voyois quelque passant qui me faisoit reculer plus viste que je n’estois pas sortie de ce buisson. Tous ces commencements n’estoient rien au prix de la frayeur qui me saisit lors que le Soleil se coucha, car me voir tout seule en ce lieu champestre sans ayde ny support de personne : jugez mes compagnes en quel estat je pouvois estre & plus encor quand la nuict me ravit entierement la clairté du jour. O Dieu ! quels effroys, l’horreur du lieu & l’obscurité des tenebres ne me donnerent elle point ; le moindre vent qui faisoit bransler une feüille me faisoit fuyr en sursaut d’un autre costé, & quelquefois que quelques ronces prises à ma juppe m’arrestoient je me figurois que c’estoient des Loups ou quelques autres bestes farouches qui me vouloient devorer. Quand j’oyois du brui, ou par le cry de quelque chat huant, ou de quelque Orphraye, j’estois transie de frayeur, jamais je n’avois ouy faire conte des larves & fantosmes qui se rencontrent la nuict, qui ne me revint en la memoire & qu’il ne me semblat desja de voir de moment à autre, & d’autant, comme je croy, que c’estoit un grand chemin j’ouys diverses fois des gens de cheval qui y passoient, & Dieu sçait avec quel soing je me tenois cachée dans le profond du bois. Vous pourrois je redire les pleurs que je jettay & les plaintes que je fis en detestant la perfidie de Sigismond, & le peu d’affection de Darinée que je creus alors s’en estre allée expres pour m’abandonner en cette extreme necessité pour ne vouloir se mettre au hazard du voyage que j’avois entrepris. O ! qu’il est bien vray, disois-je en moy-mesme, que chacun craint d’estre avec une personne malheureuse, il n’est pas jusques à Darinée que j’ay nourrie, avec tant de demon- stration de bonne volonté qui ne redoute ma compagnie. O misere des humains, qui ne peuvent cognoistre leurs amis qu’aux adversitez, & qui à mesme heure qu’ils les recognoissent, sont asseurez de les perdre. Mais figurez vous qu’il faudroit une nuict aussi longue que me fust celle là, & un esprit aussi affligé, qu’estoit le mien, pour redire & mes justes plaintes, & vous representer mes extremes frayeurs. Tant y a que le jour parust avant que la peur me permit de clorre l’œil pour dormir, lors que le Soleil parust je me trouvay si lasse du travail que j’avois eu des frayeurs qui m’avoyent tourmentée, du chemin que j’avois faict, & bref de n’avoir point mangé de tout le jour passé, qu’estant un peu rasseurée par la venuë du jour je m’endormis si longuement qu’avant que je m’esveillasse il estoit desja bien tard. Alors voyant que le Soleil commençoit de baisser, le souvenir que j’eus des horreurs & des frayeurs de la nuict passée, outre que la faim me pressoit, je me resolus de prendre ainsi seul que j’estois quelque sentier, & le suivre jusques à ce qu’il m’eust conduitte en quelque hameau où peut estre je pourrois trouver quelque personne qui par pitié me donneroit l’addresse du chemin que j’avois à tenir.
Ce fust bien alors que mes pleurs se renouvelerent & mes doleances, je m’allay representer les esperances que peu de jours auparavant j’avois euës d’estre Reyne des Bourguignons, & puis Princesse, & maintenant je me voyois la plus miserable & la plus desolée fille de tout ce Royaume : & sur cette consideration vous pouvez penser que la Tyrannie de Gondebaut n’y fust pas oubliée. Cette pensée me rendit en memoire les promesses du perfide Sigismond, qui, à ce qu’il me sembloit, n’avoit jamais faict semblant de m’aymer que pour estre traistre & meschant. Mais, disois je en moy mesme, n’estois-je pas bien sotte & n’avois-je pas perdu le jugement quand je creus qu’il pouvoit estre autre que trompeur, s’il est homme, & si tous les hommes le sont, comment pensois-je que cettuy-cy seul fust different de tous les autres ? mais outre cette consideration celle qui me devoit entierement empecher d’estre deceuë, ne sçavois-je pas bien que les pommiers portent des pommes, & que pouvois-je esperer que ce perfide de Gondebaut pust produire autre chose qu’un desloyal. Ces tristes ressouvenirs, & ces veritables pensées m’entretindrent jusques sur le soir sans que je prisse presque garde au chemin par lequel je passois. Enfin revenant un peu en moy, & voyant que la nuict s’approchoit, je jettay les yeux pleins de larmes tout à l’entour pour essayer de voir quelque hameau ou quelque cabane où je pusse recevoir quelque soulagement, & de fortune j’apperceus une petite maison couverte de chaume qui estoit sur ma main gauche & non point trop esloignée du chemin. Je tournay donc les pas de ce costé là avec esperance d’y rencontrer quelque bonne femme qui auroit peut estre compassion de moy, car j’avois tant d’horreur des hommes que j’en redoubtois autant la rencontre que celle de la plus cruelle & farouche beste qui fust dans le bois. Et voyez si la fortune ne se mocquoit pas bien de moy, lors que je fus à la porte de cette cahuette je ne vis que six petites filles autour d’un vieux homme qui leur donnoit dans des escuelles de bois quelque laict à manger. La plus aagée de toutes n’avoit pas plus de huict ou neuf ans, à ce qu’il sembloit, mais, comme je vis bien tost apres, si jolies & agreables sembloient de meilleure naissance, que celle de ce pauvre lieu. D’abord que ces petits enfants me virent, laissans le vieux homme elle s’en vindrent autour de moy, les plus jeunes m’offrans à manger ce qu’elles avoient & les deux plus aagées me convians d’entrer dans la cabane, mais la crainte que j’avois qu’il n’eust quelqu’autre homme m’empescha d’y entrer jusques à ce que le vieux homme, qui jusques alors estoit demeuré attentif à leur apprester leur petit repas, ne m’avoit point encor apperceuë, releva de fortune la teste pour voir où tout son petit peuple estoit allé, & me voyant sur le seüil de la porte s’en vint incontinent vers moy, & avec tant de courtoisie m’offrit sa demeure & tout ce qui y estoit, que je pensay que le Ciel, ayant pitié de mauvaise fortune avoit touché le cœur à ce vieillard, & qu’encore qu’il fust homme, peut estre le trouverois-je pitoyable, & à la verité je ne fus point deceuë, car m’ayant receuë avec toute sorte de courtoisie, & cognoissant bien à mes yeux & au reste de mon visage que j’estois grandement troublée il me fist asseoir aupres du feu, me presenta du laict & quelques fruicts desquels la necessité me fust manger, & apres me voyant continuellement pleurer & souspirer ; ma fille, me dit-il, car l’aage que j’ay plus que vous me permet de vous appeller ainsi, la terre n’est pas, comme l’on dit, ferme & immobile, c’est le Ciel qui l’est, & ce lieu où nous sommes ne demeure jamais un moment en un poinct, pour nous enseigner que du bien ny du mal qui nous arrive il n’en faut point estre ny trop eslevé ny trop abbatu, car comme vous voyez les rayons d’une roüe qui tourne, estre tantost haut & tantost bas, de mesme est il des hommes, tant qu’ils sont sur cette terre inconstante, de sorte qu’il se faut contenir aux bon heurs, comme en une chose qui passe legerement, & aux malheurs, comme en ce qui ne peut durer guiere longuement. Vous voyez bien que j’ay asses vescu pour avoir espreuvé diverses fortunes, je n’en ay jamais eu ny de bonnes ny de mauvaises qui n’ayent tousjours esté moindres que l’apprehension ne me les avoit fait juger : croyez qu’il est de mesme du mal qui vous presse maintenant, & qu’avec le temps vous cognoistrez que l’experience me faict parler avec verité : mais cependant haussez les yeux aux Cieux & croyez que celuy qui les a faicts n’a pas eu la puissance de les faire qu’il n’ait aussi la prudence de les conduire, & si vous le croyez ainsi, comme veritablement il est, pouvez vous trouver mauvaise la fortune qu’il vous ordonne, puisque cette souveraine prudence ne sçauroit faillir en chose qu’elle fasse, consolez vous donc & esperez qu’a leur tour, vous jouyrez des plaisirs & des conten- tements qui vous sont necessaires, & cependant je vous offre toute l’assistance que vous voudriez retirer de moy.
Les sages discours de ce vieil homme me toucherent grandement le cœur, & de telle façon que je creus que veritablement quelque bon demon m’avoit addressée en ce lieu pour m’empescher de me laisser du tout emporter au desespoir. Cela fust cause qu’apres m’estre essuyé les yeux je luy respondis ; mon pere, tel vous puis-je bien nommer, puisque les offices que vous me rendez sont tels que ce nom peut faire produire ; pleust à Dieu que je sceusse aussi bien quell’est la fermeté des Cieux que par experience je sçay quell’est l’inconstance & l’instabilité de la terre, lors qu’il plaira aux Dieux que j’aye du con- tentement ils m’en donneront à la mesure qu’il leur plaira ; car pour ceste heure ils ont tellement versé sur moy les torrents de toute sorte d’affliction que je croy que sans vostre consolation je serois asseurement noyée, & emportée dans le desespoir. Ma fille, reprit le vieillard, je suis bien ayse que le Ciel se soit voulu servir de moy pour r’apporter quelque soulagement à vostre mal, & puisque vous trouvez quelque amandement esperez que bien tost vous en serez du tout deschargée, car croyez moy qui l’ay plusieurs fois experimenté, comme vous voyez les corps estre subject à diverses maladies, nos ames en sont de mesme, car les maladies des corps sont les sensibles que nous esprouvons ordinairement, & celles des autres ce sont les passions qui sont esmeuës en nous par les bonnes & mauvaises fortunes : & tout ainsi que les maladies du corps ont leur naissance, leur progres & leur declin, de mesme est il de celles de l’ame, & j’ay espreuvé, dis-je, que depuis que le mal, soit du corps, soit de l’ame, commence à decliner, bien tost apres il est gueri, parce que le corps reprend ses forces, & chasse la mauvaise humeur qui luy cause son mal : tout ainsi que le plus fort chasse le plus foible de sa maison, & de mesme aussi la raison reprenant sa force chasse ces opinions qui troublent l’ame par leurs fausses apparences. Mais encore faut-il que je vous die une experience que j’ay faitte, jamais un corps n’est entierement gueri que par des remedes ou autrement, il n’ait jetté dehors le mal qui le travaille : de mesme le plus souve- rain remede qu’une ame affligée puisse avoir c’est de mettre hors de soy mesme ce mal qui l’afflige, & cela se faict ordinairement en le racontant à quelqu’un qui vous sçache consoler, car alors il est tout certain que l’ame se descharge de la plus noire humeur qui l’oppresse, & qu’apres elle est capable de recevoir les consolations qu’un prudent amy luy peut donner. Je sçay bien que je ne fuis pas celuy qui vous peut soulager, mais je seray bien, si vous me le voulez confier, ce pitoiable medecin qui essayera de vous adoucir le mal autant qui luy sera possible. Mon pere, luy dis-je, l’offence que j’ay receuë de la fortune est encore si fraische que malaisément peut elle recevoir allegement par le discours, mais si vous estes veritablement touché de compassion de mon mal, comme je le croy, le meilleur remede que vous puissiez maintenant me donner c’est de me faire condire au lieu de ma naissance, qui est le Forests, où je sçay bien asseurement que si je doibs recevoir quelque consolation, c’est en ce lieu là que je la trouveray, & outre le gré que les Dieux nous en sçauront, car ils ne laissent jamais un bien faict sans recompense encore ne fuis je pas née si miserablement que je n’aye les moyens de vous satisfaire de la peine que vous y prendrez.
Le vieillard alors regardant ses enfans avec un œil de compassion, vous voyez tout ce qui est ceans, il y a quelques mois que ma femme qui estoit toute ma consolation me laissa avec ces petites creatures chargé d’aage & de pauvreté. Pour la pauvreté je m’en defends le mieux que je puis avec un grand soing de mon petit mesnage, il est vray que si je le laisse d’un jour mes petits en patissent, de vous donner quelqu’un qui vous conduise, vous voyez que je n’ay personne icy, de mes voisins il n’y en a point à qui je voulusse fier vostre tendre jeunesse, me semblant que je serois coulpable envers les Dieux qui vous ont envoyée vers moy s’il vous arrivoit du mal & que je suis obligé de leur en respondre : que faut-il donc que je fasse, car de vous manquer d’assistance les Dieux sans doubte me regardent pour voir comme je m’acquitteray pour l’amour d’eux de la charge qu’ils m’ont donnée de vous, de delaisser ces petits enfans je ne sçay ce qui leur pourra advenir, mais ma fille voyla mon lict que je vous laisse, ayez agreable que mes deux plus grandes filles couchent avec vous, & recommandez cette affaire au grand Tautates, j’en feray de mesme de mon costé, luy qui ne manque à personne ne nous fera pas avare d’un bon conseil.
A ce mot d’autant qu’il estoit nuict il alluma une sorte de bois sec duquel il se servoit de chandelle, & l’ayant mis dans une grosse rave qui servoit de chandelier il le posa sur une petite table, & ayant bien fermé la porte avec un tortis de coudre, il se retira dans un petit entre deux fait de claye où il se coucha sur de la paille avec ses autres petits enfants. Quant à moy me jettant dans son lict toute vestuë avec ses deux filles je dormis avec plus de repos que le miserable estat où je me trouvois ne requeroit, mais le grand travail que j’avois eu & l’esperance que j’avois en la prud’hommie de cet homme, me firent prendre un sommeil asses reposé. Il est vray qu je m’esveillay de grand matin, non toutefois si tost que le vieillard, qui desja avoit donné ordre à tout ce qui estoit de son petit ménage, avec une ferme resolution que la nuict il avoit prise, que quoy qui luy en pust arriver il ne m’abandonneroit point que je ne fusse en Forests, esperant, à ce qu’il me dit que les Dieux garderoient sa petite famille mieux qu’il ne sçauroit faire, cependant qu’il useroit envers moy d’une telle charité. Je remerciay le Ciel qui luy avoit touché le cœur de cette sorte, & incontinent apres qu’il eust ordonné aux deux plus grandes de ce petit troupeau ce qu’elles avoient à faire il se mit devant pour me gui- der avec promesse qu’il leur fist de revenir avant qu’il fut nuict, par ce, me dit-il, qu’il n’y a pas plus de quatre lieuës d’icy en Forests, & quoy que je sois fort chargé d’aage si est ce que le desir que j’ay de revoir bien tost mes enfans m’atachera des aisles aux pieds qui me feront marcher aussi viste que quand j’estois en ma plus forte jeunesse. Nous nous mismes donc en chemin chascun avec un baston en la main pour nous ayder à passer les passages plus incommodes, & par ce que je le priay de me conduire par les chemins les moins frequentez de peur que j’avois d’estre rencontrée, il le fist avec tant de soing qu’avant qu’il fust midy sans que nous fussions entrez dans nul grand chemin sinon pour le croiser, il me rendit sur une montagne assés haute, où s’estant arresté il me montra avec son baston la ville de Feurs asses proche & un peu plus en là celle de Marcilly & par consequent la grande plaine de Forests, me disant que je loüasse Dieu, de ce que sans nulle mauvaise rencontre il avoit permis que je fusse arrivée en lieu où j’esperois de recevoir quelque consolation ; & sur cela luy ayant demandé où estoit la riviere de Lignon. Voyez vous, me dit-il, celle là qui passe aupres de cette ville que je vous ay nommée Feurs, c’est Loire : or tournez les yeux un peu à main droitte, & voyez comme un peu au dessous de là il y a une petite riviere qui entre dans Loire, prenez garde comme elle vient de ces montagnes voisines, & prend son cours contre la coustume de presque toutes les autres, du couchant au levant, c’est Lignon que vous demandez, vous voyez entre ces deux colines, qui sont comme le pied des plus hautes montagnes, une petite ville, elles s’appelle Boën, & c’est contre ses murailles que Lignon passe, vous pouvez remarquer d’icy une partie de son cours qui va serpentant par cette delectable pleine, comme le plus beau lieu de l’Europe. Ce bon vieillard me dit ainsi, & apres m’avoir priée de luy donner congé, afin de ne laisser pas plus longuement son petit mesnage, je le fis, me semblant que je trouverois aysément le chemin des lieux qu’il m’avoit enseignez, & sortant de mon doigt une bague, tenez, luy dis-je, mon pere, vous recevrez cecy de moy, pour tesmoignage que je ne pourray jamais faire quelque chose pour vous que je ne m’y emploie comme je doibs. Ma fille, dit-il, vous m’ostez un plus grand loyer que j’attendois des dieux, toutefois je ne refuse point ce qu’il vous plaist de me donner, affin que vous aussi vous fassies paroistre aux Dieux que vous n’estes point ingrate, & à ce mot il me laissa avant hier, environ une heure apres midy, pouvant dire n’avoir jamais trouvé homme de bien que celuy là seul.
Ainsi finit Dorinde, ne pouvant retenir les pleurs par le souvenir de ses cruelles advantures & par ce que son discours avoit esté long & qu’il estoit heure de sortir du lict, elles tascherent de luy donner quelque consolation, & puis incontinent apres l’avoir embrassée diverses fois pour tesmoignage de la bonne volonté qu’elles luy portoient, chascune commença de s’habiller.
Fin du quatriesme livre.
LA QUATRIESME PARTIE
DE
L’ASTRÉE.
DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ.
LIVRE CINQUIESME.
Trois jours n’estoient point encore accomplis depuis que Leonide estoit revenuë à Marcilly, & où toutefois la Nymphe Galathée l’avoit auparavant grandement desirée sans pouvoir trouver une bonne excuse pour la faire retourner vers elle, car la colere & la jalousie qu’elle avoit conceuës s’estant peu à peu esvanoüies son bon naturel luy fist diverses fois souhaitter qu’elle revint, & l’amitié qu’elle luy avoit portée regretter son esloignement. D’autre costé Silvie qui aymoit Leonide ne parloit point d’occasion de la faire r’appeller sans luy rendre ce bon office aupres de Galathée, & ce fust bien la cause que la Nymphe ne perdit pas le temps lors que chez Adamas elle pust avec une si bonne couverture la redemander au Druyde : elle revint donc avec son oncle & en la compagnie de Damon & de Madonthe, mais en resolution qu’aussi tost qu’elle pourroit s’en demesler elle reverroit les rives de Lignon où elle avoit laisse la chose du monde qu’elle aymoit le mieux, à sçavoir Celadon, car encore qu’elle sçeust l’amour qu’il avoit pour Astrée, si ne pouvoit elle se desgager de son affection, montrant bien que l’opinion de ceux là est bien fausse qui croyent n’y avoir point d’amour sans esperance, puis qu’elle n’en avoit point en Celadon, de l’amitié duquel elle n’avoit jamais peu se separer.
Soudain qu’elle entra dans le chasteau, d’autant que Silvie l’avoit veuë venir de loing, elle fust rencontrée par toutes les Nymphes ses compagnes avec tant de bon visage, qu’elles firent bien paroistre le contentement qu’elles avoyent de son retour, mais sur toutes Silvie l’embrassa & baisa plusieurs fois, ne se pouvant lasser de luy donner des tesmoignages de son plaisir. Cependant Amasis & Galathée receurent Damon & Madonthe avec tout l’honneur qu’elles purent, & Adamas faisant porter le Chevalier dans une chambre la plus commode que l’on pust choisir quantité de Chirurgiens l’y vindrent incontinent visiter, qui ne l’abandonnerent qu’il ne fust entierement guery. Quant à Madonthe elle fust logée en une chambre assés pres de celle de Damon, à laquelle Amasis fust presenter des habits semblables à ceux que Galathée & ses Nymphes avoient accoustumé de porter, luy semblant qu’elle seroit mieux ainsi vestuë que non pas en bergere. Madonthe les receut avec beaucoup de remerciements, & les ayants mis elle se montra si belle qu’elle fist bien paroistre combien l’habit donne de l’avantage à une belle fille.
Cependant Leonide baisa les mains à la Nymphe & à Galathée qui la receurent avec un fort bon visage, mais le soir estant venu & ayant eu commandement de coucher cette nuict dans la chambre de Galathée, lors que toutes les autres furent retirées la Nymphe la fist venir au chevet de son lict & apres l’avoir considerée quelque temps, Et bien Leonide, luy dit-elle, estes vous tousjours en colere contre moy ? contre vous madame, respondit elle, & pourquoy me faittes vous cette demande puisque si cela m’estoit arrivé je penserois avoir perdu le sens, je vous supplie tres-humblement de croire que Leonide ne se mescognoistra jamais de sorte, qu’elle ne vous rende tousjours l’honneur & le respect qu’elle vous doibt : Mais madame, dit elle en sousriant, vous oserois je faire la mesme demande ? Vous le pouvez juger, respondit la Nymphe, puisque je traitte avec vous comme je fay, mais faisons icy une confession entiere, afin que nous n’ayons jamais plus occasion de nous rien reprocher, veritablement vous avez esté en colere contre moy, & moy contre vous. Quant à moy, j’avouë l’avoir esté par jalousie, & vous Leonide pourquoy ? Si vous voulez, repliqua elle, Madame, que je l’aye esté, il faut de necessité que ce soit pour cette jalousie. Comment, reprit Galathée, vous estiés jalouse de moy ? nullement, respondit elle, Madame, mais si j’estois en colere, c’estoit pour voir que vous estiez jalouse, & qu’injustement vous me soupçonniez d’une faute dont je n’estois point coulpable. Or dit alors la Nymphe, je veux que tout le passé soit oublié, & que s’il y a eu un peu de promptitude de mon costé vous l’excusiez, & en accusiez l’erreur où j’estois, car il est certain que j’avois opinion que ce que le Druyde m’avoit dit, fust chose aussi certaine, que si la bouche d’un Oracle l’eust proferé. Ah, Madame, reprit Leonide, que c’estoit un grand abuseur, & que s’il vous eust pleu de me croire, vous eussiez aisément averé sa meschanceté. Que vous plaist il que je vous die sur cela, respondit elle, j’estois tellement abusée par ses paroles que tout ce qu’on me disoit au contraire m’estoit une offense : & depuis, adjousta Leonide, avez vous sçeu la verité ? O mamie, dit la Nymphe, en souspirant, que j’ay bien eu loisir d’apprendre à mes despens qu’il est trompeur. j’en louë Dieu, Madame, dit Leonide, car par là vous aurez recogneu mon innocence. Ne parlons plus de ce qui vous touche, repliqua la Nymphe, j’en suis entierement hors d’opinion, & croyez que si j’eusse peu trouver plustost la commodité de vous rappeller pres de moy je l’eusse faict, mais je ne voulois pas qu’on peust soupçonner en sorte quelconque le sujet de nostre mauvais mesnage, & toutefois je vous jure Leonide, je ne vous ay jamais voulu mal, je me fuis bien offencée contre vous pour la raison que je vous ay dite, mais jamais je n’ay laissé de vous aymer plus que toutes les autres qui sont en mon service, & si il ne faut pas que je laisse de vous blasmer de la façon dont vous traités avec moy, car avoüez la verité, vous fistes sauver Celadon, & vous sçaviez bien que j’en estois abusée, & n’eustes vous pas tort de vous op- poser si fort à mes volontés ? & confessez le seulement Leonide, car à cette heure je ne m’en soucie plus. Madame, respondit elle avec un petit sousris, vous avez bien envie de me faire advoüer une chose que je n’ay point faite : & que je ne ferois point de difficulté de confesser maintenant que vous n’y avez plus d’interest, mais je vous proteste, que je ne fis autre chose que de changer Celadon en Lucinde, & vous mesmes vous appreuvastes mon dessein, lors que je l’habillois en fille, & pourquoy vous l’eusse-je voulu faire perdre, & quel interest y pouvois-je avoir ? Si vous n’y en aviez point, reprit la Nymphe, pourquoy me poursuiviez vous continuellement, pour le laisser retourner vers son Astrée ? Plusieurs raisons, respondit Leonide, me le faisoient fai- re, premierement je craignois que cét homme ne fust veu parmy nous ; car quelle offense n’eussiez vous point faite à vostre reputation, si l’on en eust eu cognoissance ? & puis l’ingratitude & le mespris de ce berger me desplaisoient grandement, me semblant qu’il estoit indigne de l’honneur que vous luy faisiez, puis qu’il le sçavoit si mal recognoistre, mais ce qui m’y faisoit le plus opiniastrer, c’est que je sçavois asseurément que vous estiez trompée, & que cette trahison avoit esté inventée par ce meschant homme de Polemas, avec le Druyde, ou pour mieux dire, avec l’abuseur Climanthe. Et comment sçavez vous si asseurément dit elle, cette meschanceté ? Je le vous dis - bien en ce temps-là, Madame, mais la passion vous empescha de me croire. Vous m’envoyastes chercher Adamas pour la maladie de Celadon : & de fortune, arrivant fort tard à Ponfins, je fus mise dans la chambre où Polemas & Climanthe, tous seuls se trouverent couchez, & le matin qu’ils ne pensoient estre escoutez de personne, j’ouys toute la tromperie qu’ils vous avoient faite, que s’il vous eust pleu de la verifier alors, vous l’eussiez fait fort aisément car ce trompeur estoit encore dans le bois de Savignieu où il continuoit ses finesses. Ah Leonide, repliqua la Nymphe, je m’en souviens, mais malaisément l’eussions nous peu si bien faire que le temps seul me l’a depuis faict recognoistre, car il faut que vous sçachiez qu’Amasis en estoit aussi abusée que moy, & que jamais elle n’eust souffert que ce meschant homme eust esté chastié comme il le merite. Mais voyez comme il n’y a rien de si caché que le temps ne descouvre, elle a depuis recogneu que c’est un imposteur, d’autant que tout ce qu’il nous a dit du pauvre Clidamant s’est trouvé faux, si bien que ma mere le hayt maintenant autant que je fay. Je suis bien aise, reprit Leonide, que la meschanceté de cet homme ait esté recogneuë, & plus encore que vous ne soyez plus en l’erreur où il vous avoit mise, mais j’eusse eu un grand contentement de le voir chastié pour faire peur aux autres ses semblables. Ne vous en mettez point en peine, dit Galathée, je croy que vous en verrez bien tost la vengeance, car il faut que vous sçachiez qu’il est revenu depuis quelques jours, & que c’est le suject que j’ay pris pour vous faire retourner avec moy. Comment Madame, s’escria d’aise Leonide, cet imposteur est revenu ? Il l’est, vous dis-je, repliqua la Nymphe, & il a bien des affaires de plus grande importance, à ce que l’on croit, car c’est le grand conseiller du traistre & outrecuidé Polemas. Mon Dieu Madame, adjousta Leonide, que vous me rendez contente lors que je vous oy parler ainsi de ce meschant homme, mais s’il m’est permis de vous le demander qu’est ce qu’il a faict ? Ah mamie, dit incontinent la Nymphe, ce sont des choses telles que quand vous les entendrez vous demeurerez ravie de sa perfidie & de son outrecuidance, mais le silence est tellement important en cecy, qu’il n’y va rien moins que de la perte de nous toutes & de la ruine de toute la contrée, & toutefois pour vous tesmoigner que je ne suis plus mal satisfaite de vous & qu’au contrai- re je vous ayme plus encore que je ne soulois, car en vostre absence j’ay mieux recogneu l’amitié que vous me portiez & vostre discretion, je veux vous confirmer une chose qu’il n’y a qu’Amasis, Adamas & moy qui la sçachions, & lors s’estant teuë quelque temps elle reprit ainsi.
Vous sçavez, Leonide, que lors que cet affronteur estoit au commencement de Savignieu, ma mere aussi bien que nous toutes, alla sçavoir de luy ce qui arriveroit du voyage de mon pauvre frere Clidamant. Ce trompeur, entre autres choses, luy dit qu’apres avoir acquis beaucoup d’honneur & de gloire il reviendroit en santé & plein de contentement, tout au contraire il y a quatre ou cinq jours que nous eusmes des nouvelles de Lindamor par lesquelles il nous advertit que Cli- damant est mort, & luy tellement blessé qu’il a esté contraint de s’arrester avec la Reyne Methine dans la cité des Rhemois. O Dieu Madame, s’escria Leonide, Clidamant est mort ; parlez bas, respondit elle, que quelqu’un ne vous oye, car il le faut tenir encore caché pour quelque temps, si nous ne voulons tomber soubs la plus indigne tyrannie qui se puisse imaginer. Et pourquoy, Madame, dit elle, avez vous cette doute, & de qui craignez vous l’insolence ? De celuy, respondit la Nymphe, qui a desja eu la hardiesse & le courage de me tromper, j’entends de Polemas, il faut que vous sçachiez que cet outrecuidé porté d’une presomption incroyable a non seulement eslevé ses desseins à m’espouser, comme vous avez entendu par sa bouche & par celle de Climanthe, & comme nous avons appris par diverses conjectures, mais de plus à m’espouser, quoy que ce fust contre ma volonté, & à cet effect il a premedité de loing une tres insigne trahison & contre moy & contre tout l’Estat, affin de se rendre maistre en mesme temps de tous les deux : vous aurez sçeu les meschantes actions qu’il a faictes contre Damon, & nous avons esté adverties des tres grandes intelligences qu’il a avec Gondebaut le Roy des Bourguignons sans nostre sceu, & il n’y a point de doubte que desja il eust esclos sa trahison n’eust esté qu’il redoubte Clidamant ; mais s’il en sçavoit la mort il n’y auroit plus rien qui le retint, & c’est pourquoy Amasis a escrit à Lindamor qu’il vint la en plus grande diligence qu’il luy seroit possible, à quoy je m’asseure qu’il ne manquera pas, mais il y a si loin d’icy où il est, que nous en sommes grandement en peine, nous voyons que Polemas a tous nos Ambactes & Solduriers à sa devotion, parce que ma mere pensant bien faire, luy a donné un si ample pouvoir, qu’il a eu le moyen de se desobliger en diverses occasions à nos despens. Je vous asseure, Madame, dit alors Leonide toute estonnée, que vous avez raison de dire que ce sont des affaires de grande importance, car je ne croy pas qu’il y en puisse avoir pour vous, qui le puissent estre d’avantage. Or mamie, reprit Galathée, ce traistre, qui ne sçait pas encore la perte que nous avons faite, va temporisant, & cependant a faict revenir celuy que vous appelez Climanthe, au mesme lieu où il souloit estre : quant à moy je croy que c’est pour essayer, si par quelque autre ruse il pourra point attirer ma volonté pour espouser Polemas. Et Adamas qui estoit, comme je croy, adverti par vous de la meschanceté de cét homme, a supplié Amasis de le faire bien cognoistre, & si c’est bien le mesme abuseur, le vouloir faire prendre : car par luy l’on sçaura toute la trahison de Polemas y ayant bien apperceu, puis qu’il se fie en luy de ce qui me touche, qu’il ne luy aura pas caché le reste de son dessein.
Nous estions en la maison d’Adamas quand ce dessein fust faict, & parce que je desirois grandement que vous ne fussiez pas plus long temps esloignée de moy, je dis qu’il n’y avoit personne qui se peut mieux acquitter de toute cette affaire que vous, qui avez fort souvent parlé à luy : cependant nous sommes venuës icy, & faisons avec Adamas tout ce que nous pouvons, pour trouver quelque asseurance, mais nous sommes de sorte desnuées d’hommes de deffense, que nous ne sçavons de quel costé nous tourner, outre que ce meschant, qui, comme je vous disois, a ourdy cette trahison de loing, nous a reduites à tel poinct, que nous ne sçavons à qui nous fier. Voila, m’amye, l’estat de nos affaires qui est bien deplorable, à qui le considere : car nous avons perdu Clidamant, & tous nos plus asseurez subjets sont ou morts avec luy, ou hors de l’Estat, & nous sommes presque entre les mains d’un insolent, de qui l’outrecuidance nous menace d’une servitude insupportable.
A ce mot la Nymphe ne pust retenir les larmes ny Leonide aussi, qui apres s’estre essuyé le yeux, luy respondit ; De toutes les plus extremes trahisons il faut advoüer, Madame, que cette cy est l’une des plus nsignes, & qui outre cela estant meslée, avec une si grande ingratitude, il faut esperer que le Ciel ne permettra jamais qu’elle parvienne à la fin que le meschant desire. Les Dieux sont trop justes pour le favoriser en un tant injuste dessein, & vous verrez qu’ils vous envoyeront en ceste necessité du secours d’où peut estre vous l’attendés le moins. Ayez Madame, ceste asseurance en eux, & vous verrez qu’ils ne vous delaisseront point, outre que vostre cause est telle que quand il n’y auroit personne pour la deffendre, que les femmes seulement de cette ville, je croy que nous serions suffisantes de la maintenir contre tous les hommes de la terre, & pour moy il me semble qu’en semblables occasion je serois plus vaillante que Lindamor : mais Madame, puisque vous m’avez envoyé querir pensant que je vous puisse estre utile en cet affaire, quel service vous plaist il que je vous rende ? Il faut, dit la Nymphe, que vous alliez recognoistre cet abuseur, sçavoir si c’est luy, ou quelque autre, & si c’est Climanthe, comme je le croy, je desire que vous feigniez de parler à luy comme si je vous y envoyois desireuse de pouvoir conferer de quelque chose qui m’est de grande importance, & s’il est possible, vous le fassiez venir icy pour parler à moy, car si nous l’y pouvons tenir il n’en sortira pas quand il voudra : Que si vous ne le pouvez, car les meschants sont tousjours sur les mesfiances, prenez jour avec luy où je le puisse trouver en ce lieu là, d’autant que comme vous sçavez, il y a de certains jours qu’il se tient caché, & si l’on y alloit avec main forte & qu’il n’y fust pas, ce seroit l’effaroucher & perdre l’occasion de l’avoir.
Apres quelques autres semblables discours Galathée envoya Leonide du lict, qui le matin ne faillit de raconter à Adamas ce que la Nymphe luy avoit dit, & ayant apris de luy que ce dessein estoit selon l’advis qu’il en avoit donné à Amasis & à Galathée, elle s’y en alla avec Silvie, & trouvant le feint Druyde à genoux devant son autel, car il les avoit veuës de loin, & les ayant recognues, s’estoit mis en cest estat pour se mieux couvrir du manteau de la saincteté, feignirent de n’oser entrer dans le petit Temple, de peur que n’estans pas nettoyées des vices de leur humanité comme elles l’avoyent esté l’autre fois par sa feintise, elles n’irritassent la deité qu’il servoit en ce lieu ? dequoy le cauteleux s’estant apperceu, il crut que sa finesse n’estoit point encore recogneuë, & pour donner plus de crainte de son Dieu, & plus de credit à les paroles, il dit fort haut, donnez m’en un signe, ô puissante Deité, & tout à ce coup, tirant le poil de cheval qui soustenoit la petite aix ferrée qui estoit au devant du miroir, elle fit l’effect accoustumé, car donnant sur la pierre, le feu qui en sortit s’éprit avec tant de promptitude à la mixtion qui estoit au dessoubs, & la flame s’en vid esclairer tant inopinément, qu’encore que les deux Nymphes fussent asseurées de l’artifice, elles ne laisserent de tressaillir, tant l’éclair les surprit tout à coup, & parce qu’elles firent du bruit il feignit de tourner la teste pour voir qui c’estoit, & les ayant veuës, apres une grande reverence à son Autel s’en alla vers elles leur deffendant comme il fist la premiere fois l’entrée de ce lieu où rien de profane ne pouvoit estre admis.
Les Nymphes le recogneurent incontinent & ne pouvoient assez admirer l’effronterie de cet homme, elles toutefois pour ne luy en point donner de cognoissance, feignirent de le reverer plus encore qu’elles n’avoient pas fait la premiere fois, & Leonide avec une façon soubsmise & pleine de respect, apres luy avoir rendu l’honneur deu à l’habit qu’il portoit de Druyde, & à la saincteté qu’il vouloit faire croire estre en luy, ne manqua point de luy faire entendre ce que Galathée luy avoit commande, mais luy qui vou- loit qu’on pensast que toutes ses actions estoient guidées par la volonté de la Deité qu’il servoit, je ne puis, respondit-il, disposer de ce corps que vous voyez, ny sortir des limites de ce lieu que par l’expres commandement de cette Deité : c’est pourquoy je ne puis vous rendre response sur ce que la Nymphe desire de moy que je n’aye consulté son Oracle, vous reviendrez donc dans trois jours, & je vous diray ce que je pourray faire, & ayant dit ce mot, apres quelques petites ceremonies, il joignit les mains, leva les yeux au ciel, & s’en retourna au mesme lieu où elles l’avoient trouvé. Elles furent ravies de voir une ame si peu craignant les Dieux, & qui se servit du manteau de la pieté avec tant d’impieté. Car encore que Silvie ne sceust pas tout ce qui estoit du des- sein de Galathée, & de ce qui estoit advenu à Clidamant, & moins encore l’entreprise de Polemas, si est-ce qu’elle estoit advertie des long temps de la tromperie dont cet homme avoit usé, & à leur retour elles ne s’entretindrent d’autre chose.
Mais Climanthe cependant ne vid pas plustost ces Nymphes bien acheminées, que revestu d’un autre habit, il prit le chemin au travers le boys, dont il estoit fort pratiqué, pour aller vers Polemas, luy faire entendre tout ce qui s’estoit passé, & consulter avec luy comme il avoit à se conduire. Polemas receut un grand contentement de sçavoir que la Nymphe eut encore la curiosité de parler à Climanthe, luy semblant que c’estoit un signe infaillible qu’elle n’avoit point recogneu son artifice, & de plus, qu’elle estoit encore en volonté de suivre ses advis. Apres plusieurs discours, ils resolurent de sursoir encore pour quelques jours l’entreprise qu’ils avoient faite, de se saisir des personnes d’Amadis & de Galathée, & de tout l’Estat, par ce que bien qu’ils eussent toute la force en la main, & que par consequent elle fust infaillible, si est-ce qu’ils jugeoient bien qu’il estoit beaucoup plus à propos de faire la mesme chose avec la douceur, qu’avec la violence, tant pour la reputation que pour la seureté.
A ces mots finit ce volume, en attendant la suitte.
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Extraict du Privilege du Roy.
Par grace & Privilege du ROY, il est permis à Damoiselle Gabrielle d’Urfé, de faire imprimer par tel Imprimeur & Libraire qu’elle advisera bon estre, & en telle marge, caractere, & volume que bon luy semblera, un livre intitulé, LA QUATRIESME PARTIE DE L’ASTRÉE de Messire Honoré d’Urfé, Marquis de Bagé, Verromé & Virieu le grand, Comte de Chasteau-Morant, & Chevalier de l’Ordre de Savoye, son oncle, & par ledit sieur Marquis composé. Et defences sont faites à tous Imprimeurs & Libraires, tant étrangers que de ce Royaume, & à tous autres, de quel estat, qualité, & condition qu’ils soient, d’imprimer, faire imprimer, vendre & debiter ledit livre, sans le consentement de ladite Damoiselle d’Urfé, ou de l’Imprimeur & Libraire auquel elle aura donné le pouvoir d’imprimer, faire imprimer, vendre & debiter les impressions dudit livre, & ce durant le temps de dix ans, à compter du jour que ledit livre sera achevé d’imprimer, sur peine de confiscations de tous les exemplaires qui seront trouvez d’autres impressions que dudit Imprimeur & Libraire auquel ladite Damoiselle aura donné le pouvoir d’imprimer, vendre & debiter ledit livre, ou de ceux qui auront droit de luy, de trois mil livres d’amende, & de tous despens, dommages & interests. Et voulons que mettant en chacun exemplaire dudit livre, un extraict dudit Privilege, il soit tenu pour bien & deuëment signifié, & que les coppies col- lationnées à l’original par un de nos Conseillers Notaires & Secretaires, servent en tous lieux qu’il appartiendra, & que foy y soit adjoustée, comme audit Original, le tout ainsi qu’il est plus au long specifié audit Privilege. Donné à Paris, le vingtiesme jour de Novembre, l’an de gaace mil six cens vingt trois. Et de nostre regne, le quatorziesme, ainsi signé, PAR LE ROY EN SON CONSEIL, RENOVARD, & seellé du grand seau de cire jaulne.
Ladite Damoiselle Gabrielle d’Urfé, a cedé & transporté le Privilege cy dessus, ensemble tous les droicts qu’elle a par iceluy, à François Pomeray, marchand Libraire, & Imprimeur à Paris, suivant le contract qui pour cet effect en avoit esté passé entre eux, pardevant Parcq & son compagnon, Notaires au Chastelet de Paris, le sixiesme jour de Novembre, 1623. Ledit transport passé par devant Chapelain & Desquatrevaulx, Notaires audit Chastelet, le 22. jour desdits mois & an.
Et ledit Pomeray a associé avec luy Toussainct du Bray, la veufve Olivier de Varenne, & Jacques de Sanlecque, marchands Libraires, pour imprimer par ensemble ledit livre, intitulé La quatriesme partie de l’Astrée, suivant le Privilege dont l’extraict est cy dessus, & durant le temps de dix ans y contenu, & ce pour les parts & portions mentionées aux contracts d’association qui pour cet effect ont esté passez entre eux pardevant les Notaires du Chastelet de Paris.
Achevé d’imprimer le deuxiesme jour de Janvier. 1624