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Épîtres morales et amoureuses


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Sommaire :



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LES EPISTRES MORALES ET AMOUREUSES  DE MESSIRE HONORÉ D’URFÉ, MARQUIS DE VEROME, COMTE de Chasteau-neuf, Baron de Chasteau Morand, Chevalier de l’Ordre de Savoye, &c. Reveu, corrigé, &augmenté en ceste derniere Edition.
A PARIS,
Chez GILLES ROBINOT, demeurant ruë Vieille Drapperie, &en sa boutique au Palais. M. DC. XIX.
AVEC PRIVILEGE DU ROY.



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DISCE PUER VIRTUTEM EX ME
VERUMQUE LABOREM.


PROTESTATIO NOBILISSIMI VIRI D.
Honorati d’Urfé.


HIC



 Alibíve si quid à nobis dictum sit alienum ab Ecclesia Catholica, Apostolica &Romana, repudiatum, reprobatum, minimeque dictum volumus.

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A
TRES-HAUT,
TRES-PUISSANT,
ET SOUVERAIN
Prince, CHARLES EMANUEL,
Duc de Savoye, &c.




Antoine Faure, Senateur au Souverain Senat de Savoye, &President en Genevois, S.


 MONSEIGNEUR,


 ESTANT ces jours passez monsieur d’Urfé en telle extremité de maladie, qu’au jugement des Medecins il ne restoit espoir d’autre vie en luy que de l’eternelle, il luy advint entre les propos que la force de |p. lime06| l’amitié peut arracher de sa foiblesse, de parler de moy, comme de celuy dont il regrettoit l’absence &auquel il donnoit un rang principal entre ceux qu’il avoit chery le plus : Et pour m’honorer en peu de paroles d’un tesmoignage qui en porta la memoire jusques à la posterité, il en chargea l’un des plus confidens de ses amis là present, de garder soigneusement les discours qu’il avoit n’agueres composez en forme d’Epistres morales, avec une bien estroitte recommandation de me les remettre, pour en faire ce que je voudroy, comme de chose qu’il faisoit mienne. Dieu voulut, &mon bon-heur, quoy que ja presque esperdu, par la seule apprehension d’une si griefve perte, qu’au premier advis que j’eus de son mal, ayant accouru, &m’estant rendu pres de sa personne, plustost pour recueillir, &conserver religieusement dans mes larmes, les derniers souspirs de ses faveurs, que pour esperance que j’eusse de pouvoir jamais plus luy rendre service, je le trouvay sur les approches d’une convalescence : laquelle dés ce temps là s’avançant de jour à autre, luy donna tost apres autant de force qu’il avoit de courage de me declarer à bouche : mais bon Dieu, avec quelle affection ! combien il m’aimoit, &ce qu’il avoit ordonné de ses escrits, &de moy tout ensemble. Il n’eust pas esté bien seant que sa guerison, laquelle j’avoy tant desirée, m’eust ravy, ou |p. lim07| envié un si precieux gage de sa bien-veillance. S’il ne m’en eust honoré que par forme de Legat je n’y auroy point eu de droict pendant sa vie : mais puis que ç’a esté par titre de donation, qui n’a eu autre chose que sa pure liberalité, ny autre but que mon honneur, je la doy tenir de tant plus precieuse, que Dieu par sa bonté luy redonnant une seconde vie, pour de plus fort animer ceste premiere affection sienne en mon endroit, il a fait que la donation soit desormais irrevocable, &comme entre vifs, qui autrement eust semblé n’estre que pour cause de mort. Dès lors ne doutant point que je ne deusse suyvre le conseil, lequel je luy avoy souventesfois baillé, bien que jamais il n’y eust voulu entendre, de publier ces beaux &rares discours, comme tres-propres &convenables à toute condition de personnes, en tout temps, mais principalement en cestuy-cy où nous sommes. J’estimay quant &quant, que ceste grace m’estoit arrivée du Ciel pour me mettre en main dequoy pouvoir faire un present agreable à V. A. Et en cela (quoy qu’il semblast qu’en quelque sorte j’y fusse obligé) je n’y voulu demander ny attendre plus particuliere permission de luy, craignant que ses considerations ordinaires n’interrompissent mon desseing. Et cela je l’ay faict, tant pour maintenir le don de son amitié, que pour sçavoir qu’en l’offrant à V. A : ce n’estoit |p. lim08| luy presenter rien de nouveau, mais continuer seulement le vœu qu’il luy a fait de tout temps de tout ce qu’il est, &de tout ce qu’il a : comme moy encores de tout ce peu qui jamais pourra despendre de moy, si ma bassesse ne permet de joindre mon devoir au sien, pour le rendre tant plus honorable. V. A. qui a veu tant de preuves de sa rare valeur en toutes les occasions de ses guerres, &singulierement en la reprinse de sa Mauriane, treuvera encores en ces discours, combien il est vaillant &adroit Champion des Muses, tant ils sont esloignez de ceste vulgaire façon de discourir &escrire, qui ne plaist communément qu’à ceux lesquels n’ont rien de rare. Ce sont discours qui ne respirent autre qu’une extréme generosité d’une belle ame, &relevée, qui ne se plaist en autre assiette qu’au mespris de la mort &des vicissitudes de ce monde. Philosophie de laquelle plusieurs font profession pour en braver, mais dans les chaires : bien peu comme luy dans le lict de la mort, &en l’Escole de la Fortune. J’adjousteray librement, &sans rougir, que quand je ly ces Epistres, il me semble que c’est un nouveau Seneque : n’estoit l’advantage qu’à cestuy-cy sur l’autre, d’avoir mieux sçeu que luy, conformer ses mœurs à ses escrits. La vie de celuy là, selon ce que plusieurs en rapportent, démentoit ses escrits de toutes parts. Sa mort ne fut louable que parce qu’elle démen- |p. lim09| tit sa vie. Et en cela, s’il est ainsi, sa memoire doit beaucoup à l’execrable cruauté de Neron, qui luy fournit le subjet d’une si fiere constance. Cestuy-cy au contraire, ayant appris de bien faire, aussi tost que de bien dire, n’a formé les enseignemens qu’il donne de la vertu, sur autre moule que sur sa propre vie : &ayant soustenu &surmonté courageusement les plus durs assauts de la mort, &recogneu son visage de si pres, que tout ce qui estoit au delà ne luy pouvoit estre ny douloureux ny effroyable. Il a fait voir sans mourir qu’il scait bien mourir encores, &qu’il n’y a rien de plus aisé à quiconque sçait vivre. Les escrits de celuy là ont survescu, non seulement à sa cendre, mais aussi à la mauvaise renommée de ses actions vitieuses. Ceux-cy vivront avec leur autheur (si mes souhaits ont quelque lieu) à longues années : survivront à sa cendre sans doute, &mesurans leur durée par l’estendue des siecles, qui retiendront tant soit peu de marque des lettres, &de la vertu, ils porteront un fidele &venerable tesmoignage à nos nepveux de sa reputation, &du bon-heur qu’il a eu de naistre &de vivre sous un si bon &si grand Prince, &d’avoir esté tant chery &favorisé de V. A. qu’en faveur de ses merites elle aura daigné prendre encor en bonne part, qu’un si digne present luy ayt esté offert par les mains du moindre de ses serviteurs, &qui |p. lim10| n’eust peu, ny de soy mesme, ny du sien, offrir autre chose à V. A. qu’un pur zele de luy rendre autant de tres-humble &perpetuel service, que luy en peut devoir celuy qui est, &sera perpetuellement,


 Monseigneur,


 De V. A.
Tres-humble, tres-fidele, &tres obeissant subject &serviteur.


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IN EPISTOLAS NOBILISSISSIMI VIRI D. D’URFÉ. EPIGRAMMA.




 Quæ canit arma Maro &Latium neglecta pericla,
Hœc Anchesiades arma fuere manus.
Summum ambo mervisse decus sœcla illa fatentur :
 In dubium tamen est, plus quis honoris habet.
Sed tua tu pariter factis scriptísque notasti,
 Et quod agunt duplices, perficit una manus.
Quœ tibi, quœ laudum prœconia ? prœmia quœnam,
URFÉ, tuis meritis Gallia digna canet ?


 G. DE LA THEOLIERE.

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AU LECTEUR.




 Ces discours que je te presente, ne te sçauroient estre si desagreables, que l’occasion de leur naissance me l’a esté. Ils sont naiz d’un fascheux loisir, que m’a donné la prison où je suis encores. Toutesfois comme des fleurs plus ameres l’abeille tire son miel, j’ay pensé que de ce fascheux temps je pourroy tirer quelque soulagement par ma plume. Or tel qu’il a esté je te le mets devant les yeux, non point pour en recevoir ton jugement, mais afin que tu t’en serves si tu en as affaire. C’est pour ta necessité, &non point pour ta dispute que je t’en fay part. L’experience plus que la science luy fait voir le jour. Car si je suis Medecin de la Fortune, je ne suis point de ceux qui se servent de la vie des malades, pour s’asseurer en leur doctrine : mais de ceux qui presque du tout fondez sur la preuve, cognoissent mieux quelles herbes sont propres au mal, qu’ils n’en sçavent la raison. Ce n’est point sur autruy que j’ay fait ces experiences : moy seul en suis &le patient &le Medecin. Par ainsi |p. lim12| n’en fais difficulté, puis que je te traitte comme moy-mesme.


 Quelles ont esté mes playes, sans les rechercher de plus loing que depuis un an en çà, mes amis le sçavent, à qui l’affection les a faict ressentir autant qu’à moy la Fortune. Tant y a que mes coups ordinaires ont esté la mort de mes amis, que la guerre en plusieurs sortes m’a devorez : d’un frere que j’avoy tousjours particulierement tant aimé, que sa memoire sera en mon ame, comme l’esperance qui en naissoit en chacun, à jamais regrettée. Et pour conclusion, de ce Prince, pour la consideration duquel j’avoy desdaigné toute autre consideration. Les moindres blesseures ont esté deux prisons, l’une n’attendant entierement l’issue de l’autre. Et encor que toutes deux par trahison : l’une toutesfois par mes ennemis, &l’autre par ceux que je tenoy pour mes amis. De sorte que je puis dire avec beaucoup de raison,


 Quelle terre, ou quell’eau me recevra en fin ?
 Ou que reste il plus à mon cruel destin ?
 Puis qu’avecques les Grecs je n’ay point d’asseurance,
 Ny avec les Troyens, qui cherchent pour vengeance
 Mon sang comme offensez.

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 Juge donc que je ne rougiray jamais de parler devant la Fortune, de la Fortune mesme : ny ne craindray qu’elle puisse dire de moy, ce que Hannibal de ce Phormion, qui osa parler devant luy des choses de la guerre. Puis que s’il est permis à Fabius Maximus, &à Marcellus, l’un l’escu, &l’autre l’espée des Romains, de parler de ces ruzes, il ne me le doit estre moins à discourir de celles de la Fortune : à moy di-je, qui ay si long temps amorty ses desseins, en temporisant : &qui luy ay si souvent faict quitter le champ de bataille, sans que vainqueur ny vaincu, j’aye peu demeurer en repos. Et encor que mon sang ayt tousjours remarqué mes combats avec elle : si est-ce que la victoire m’en est jusques icy demeurée, &les playes que j’en ay rapportées ne me doivent estre que marques honorables d’un asseuré soldat. Ce fut Cleomenes aussi, qui oyant un Orateur traitter de la vaillance, s’en mocqua : &luy demandant pourquoy estant un grand Prince il prenoit tels discours en jeu : Pource, luy respondit-il, que si une Arondelle comme toy m’en parloit, j’en feroy tout autant : mais si c’estoit un Aigle, je l’escouteroy en admiration. Ce Roy me permet donc de discourir de la Fortune, puis qu’il veut que chacun parle des choses qu’il met en œuvre. Toi fay moy ceste mesme grace : &croy que chasque parole qu’à si bon marché je te donne, me couste tant de peines &tant de sang, que si comme un soigneux Caton j’avoy en cela tenu compte de ma despense, je m’asseure que tu en aurois le don plus cher, puis que si cher il m’a esté vendu. Et aurois peut estre horreur des troubles, des travaux, &des sueurs qui comme imposts d’un trop cruel Tyran, par ceste Fortune, ont esté tirez de ma vie. Car fay estat que ces paroles ne sont point escrites d’autre ancre que de mon sang : &que chasque traict de ma plume est un traict de ceste ennemie. Par ainsi,


 Je vy vrayement, mais quoy ? je vay trainant ma vie,
 Par toute chose extresme.


 Que si ces considerations ont quelque pouvoir en toy, que ce soit seulement pour donner assez d’authorité à mes paroles : afin qu’elles soient creuës comme les conseils de ses vieux &experimentez Capitaines. Mais que ces choses ne te persuadent, que si je t’escry, ce soit en dessein que mon escriture survive mon aage. Je sçay qu’il faut une plume mieux coupée, &une ancre plus heureuse que la mienne. Je n’ay tracé ces lignes que pour tromper le temps ennuyeux. Et si je me suis en cela deceu, mes amis qui me voyent quelquesfois, en rendront tesmoignage. Cela sçay-je bien, qu’en ces derniers ennuis, je ne suis point allé chercher du soulagement ailleurs qu’en moy. |p. lim15| Doncques le but, où j’ay dressé ces petits discours, estant desja attaint, il n’y a pas apparence de les plaindre s’ils n’effectuent rien davantage. Car c’est assez d’avoir d’une semence une moisson. Toutesfois je n’ay point si peu de volonté de porter quelque bon secours à mes amis, qui peut estre poussez d’une mesme Fortune, pourroient avoir affaire de semblables remedes, que je ne sois tres-aise qu’il s’en servent. Aussi soubs ceste esperance je mets en avant ces fueilles, sur lesquelles à l’imitation de la Sybille j’ay escrit non point les choses futures, mais celles que j’ay espreuvées. Et veux bien que le vent les emporte comme il luy plaira, assemblées, ou separées. Car en leur voyage elles n’ont point affaire l’une de l’autre. Que si l’une seulement profite à l’un de mes amis, je tiens leur Fortune &leur perte de toutes pour bien employée. Car quoy qu’elles me rapportent à l’advenir, ce sera outre le premier dessein qui leur donna naissance.


 Mais, Lecteur, il y a trois choses principalement qui empeschent les effects des plus souveraines receptes. L’une quand elles tombent entre les mains de ces malades peu courageux, qui apres avoir d’un extreme desir de santé demandé la medecine, depuis qu’ils l’ont seulement approchée du nez, n’ont assez de force à vaincre leur goust : &ainsi se laissent mourir, de peur d’avoir du mal. |p. lim16| L’autre, quand les malades se contentent d’opiniastrer &disputer avec le Medecin : &ne veulent user des remedes. La troisiesme beaucoup plus dangereuse (car il y va bien souvent de la vie du patient) c’est quand sans nulle eslection on se sert en tous maux de toutes medecines. Pour les premiers, leur peu de courage leur rend inutile ce qui est preparé : &ainsi pour n’offenser leur goust ils perdent la vie. Pour les seconds ce n’est pas en opiniastrant : mais en usant des medecines qu’elles font leur effect : &ainsi ne font que s’alterer &enflammer davantage leur mal. Et pour les derniers, ils recognoissent, mais tard, que la monnoye ordinaire dont l’imprudence paye ceux qui la suivent, est une porte &ruine tres-asseure : car selon la disposition des corps, il faut user de differents remedes. De sorte que si toutes personnes pensoient courre à ceste boutique, &de la premiere boeste qui leur viendroit à la main, en prendre la drogue qui s’en presenteroit, sans aucun chois. ils se procureroient aussi tost la mort que la santé, Il faut que celuy qui en voudra user soit traversé des accidens, troublé de la fortune &du malheur, combattu, voire presque abattu. Si les humeurs sont ainsi disposées, qu’il ne face point de difficulté de se servir de ce que je luy presente : je m’asseure qu’il en recevra bien tost allegement. Et quoy donc ? dira quelqu’un, si ce n’est à un mal- |p. lim17| heureux ce livre est inutile. Ouy certes. Aussi celuy qui est sain, à quoy a-il affaire des remedes ? Mais pour cela ne le desdaigne point : Car croy moy que tu n’as pas attaché la rouë des affaires du monde d’une chaine d’airain, si forte qu’elle ne se puisse rompre. Et peut estre ne seras-tu si tost en ton logis de retour, que tu ne sois celuy pour qui j’auray escrit ces choses.


 Il reste de satisfaire au desir, qu’à l’advanture tu auras, de sçavoir qui est celuy dont je plains la perfidie, Sçaches que c’est une personne qui a pensé,


 Pour se mettre en honneur, de se prendre à Ronsard :


 &qui se voyant incogneu, a creu que brusler le temple de Diane le feroit renommer. Que cela te suffise, attendant que mon espée t’en rende plus claire cognoissance. Car c’est elle &non pas ceste plume qui m’a esté donnée en partage, pour marquer mes ennemis. Adieu.

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A MON LIVRE.




Or va, mon fils : mais sage ne t’adresse
 Qu’entre les mains de mes plus chers amis,
 Ne pouvant plus que ce qui est permis,
 Je veux au moins y mettre ma richesse.
Va, car entr’eux pour tesmoing je te laisse,
 Que la Fortune à mes pieds je sousmis,
 Lors que l’envie arma mes ennemis,
 Pour m’attaquer, d’assez de hardiesse.
Ainsi A Enée, en la nuict qu’Ilion
 Estoit sans plus une confusion,
 Dans le millieu du sang &des allarmes,
Vainquit Abbas, puis sur le creux airain
 De son bouclier engrava de sa main


DES GRECS VAINQUEURS
 A ENÉE APPEND CES ARMES.

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Approbation des Docteurs.


 Nous soussignez Docteurs Regents en la sacrée Faculté de Theologie à Paris, certifions avoir veu &leu ce present livre intitulé Les Epistres Morales de Messire Honoré d’Urfé, auquel livre nous n’avons trouvé chose qui soit contraire à la Religion Catholique Apostolique &Romaine, ne qui puisse empescher d’estre mis en lumiere, en foy de ce nous avons signé la presente approbation. A Paris le vingtiesme jour de Mars, 1608.


 F. I. ARDIER.


 C. PETIT-JEAN.

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Extraict du privilege du Roy.




 Par lettres patentes de sa Maiesté données à Paris le deuxiesme Aoust, l’an de grace mil six cens dix-neuf, sellées du grand sceau, Par le Roy en son Conseil Bergeron, &Gallart. Il est permis à Gilles Robinot marchand Libraire à Paris, d’imprimer ou faire imprimer un livre intitulé, Les Epistres Morales &Amoureuses du sieur d’Urfé. Et deffenses sont faites à tous autres de quelque estat, qualité ou condition qu’ils soient, d’imprimer ou faire imprimer ledit livre, jusques au temps &terme de six ans, &ce sur peine de mil livres, confiscation des exemplaires, &de tous despens dommages &interests, à commencer du jour &datte que ledit livre sera achevé d’imprimer, ainsi qu’il plus à plain contenu esdites lettres de Privilege sur ce données.


 Achevé d’imprimer le sixiesme Aoust 1619.

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TABLE DES LETTRES AMOUREUSES, PAR le sieur d’Urfé.




Responce de Celadon à Lycidas. fol. 493
Lettre de Celadon à la Bergere astrée. f. 494
Lettre d’Amarilis à Alcippe. f. 495
Lettre d’Astrée à Celadon. ibid.
Lettre d’Astrée à Celadon. f. 496
Lettre d’Astrée à Celadon. 497
Lettre de Ligdamon à Silvie. 498
Responce de Silvie à Ligdamon 499
Billet de Leonide à Lygdamon, dans la response à Silvie. 500
Lettre d’Aristrandre à Sylvie. ibid.
Billet de Leonide à Ligdamon. 501
Lettre de Celadon à la Bergere d’Astrée. 502
Lettre de Lycidas à Phillis. ibid.
Lettre d’Astrée à Celadon. 503
Lettre de Celadon à la Bergere Astrée. 504
Lettre contrefaite d’Astrée à Celadon. 505
Lettre d’Astrée à Celadon. ibid
Lettre de Corilas à Stelle. 506
Lettre de Filandre à Diane. 507
Lettre de Hylas à Carlis. 508
Response de Carlis à Hylas. 509
Response de Stilliane à Hylas. 510
Lettre de Lindamor à Galathée. 511
Response de Leonide à Lindamor pour Galathée. 512
Billet de Leonide à Lindamor. 513
Billet de Lindamor à Leonide ibid.
Response de Leonide à Lindamor 514
|p. lim22| Replique de Lindamor à Leonide 515
Lettre de Celion à Bellide. 516
Lettre d’Amaranthe à Celion 517
Response de Celion à Amaranthe, ibid.
Lettre de Celion à Bellinde. 518
Responce de Celion à Bellinde en son transport. 520
Lettre de Bellinde à Celion. 521
Lettre de Lindamor à Galathée. 523
Lettre de Ligdamon à Sylvie. 524
Lettre d’Astrée à Celadon. ibid
Lettre de Dorinde à Hylas. 526
Response de Dorinde à Hylas. ibid.
Lettre de Dorinde à Hylas. 527
Lettre de Florice à Hylas. 528
Lettre de Hylas à Florice. 529
Lettre de Hylas à Florice. ibid.
Lettre de Florice à Hylas. 530
Lettre de Florice à Hylas. 531
Lettres de Florice à Hylas. ibid.
Oraison à la Déesse Astrée. 532
Lettre de Thersandre à Madonthe. 533
Deffy de Damon à Thersandre. 534
Lettre de Damon à Madonthe. ibid.
Lettre d’Astrée à Celadon. 536
Lettre d’Astrée à Celadon. ibid.
Lettre d’Astrée à Celadon. 537
Lettre de Celadon à la Bergere Astrée. 538
Lettre de Lindamor à Leonide. 540
Lettre de Lindamor à Galathée. 541
Lettre de Leonide à Lindamor. 542
Lettre d’Eudoxe à Ursace. 543
Lettre d’Eudoxe, à Ursace. 544
Requeste qui se presente au conseil des six cens, demandant le Poison. 545
Demande d’Ursace. ibid.
Demande d’Olymbre. 546
Jugement du conseil des six cens. 547


FIN


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EPISTRES MORALES DE MESSIRE HONORÉ d’Urfé.





LIVRE PREMIER.





Que nous ne sçaurions avoir cognoissance asseurée de nos amis, que par la preuve que nous en faisons aux adversitez.



EPISTRE PREMIERE.




 Il est vray, Agathon mon amy, quelques fois les plus experts lapidaires sont trompez de la belle apparence des pierres falsifiées. La prudence est abusée de l’artifice : &quelquesfois l’or faux a plus d’esclat que le bon. A celà la preuve peut estre un bon remede, encore qu’elle soit bien dangereuse : Car celuy ne nous manquera en une occasion legere, qui aura dessein de nous tromper |p. 2| en chose de plus d’importance. Que faut-il donc que nous facions ? L’Aigle ayant espreuvé ses petits au Soleil, reçoit pour siens ceux de qui les yeux soustiennent ses rayons sans siller : &nous au contraire, nous recognoistrons les nostres aux tenebres de nos adversitez, ceux desquels la foy esclairera, avec autant de vive lumiere qu’en noz bon-heurs doivent asseurément estre tenuz des nostres. Elamor (dit Perez) es como carbunco que se haze luz en lo obscuro. Mais en cet essay il ne faut pas croire que tout ce qui nous fasche soit adversité : non plus que les esgratigneures d’espingles ne se doivent nommer playes, encores que le sang en sorte. Pour avoir ce nom, &pour nous rendre ceste preuve de noz amis, il faut que ce soit un grand changement de bonne en mauvaise Fortune : ou de si grandes &cuisantes pertes, qu’elles ayent accoustumé d’esbranler la constance d’autruy. Quoy donc ? si nous ne sommes malheureux, nous ne pouvons avoir asseurance de noz amis ? Non certes : car ceux qui en nos bonnes fortunes nous pressent les costez, sont les mouches de Plutarque. Malheureux donc celuy qui met sa felicité en l’amitié, puis qu’il n’en peut estre as- |p. 3| seuré qu’avec son propre dommage.


 Piacevol figlio di Padre crudele.


 Mais qui sera celuy qui n’aura eu plusieurs commoditez de faire telle preuve ? Croy, amy Agathon, que l’homme quand il naist, ne naist point autre qu’homme. C’est a dire, qu’à sa naissance il traine comme un destin inévitable, une longue chaine d’infortunes &de miseres. Qui est celuy, si tu l’enquiers, qui en son ame ne trouve un exaim d’ennuis : &qui ne croye sa charge plus mal-aisée à supporter que celle de tout autre ? Et il est vray, sans mentir, que chacun en soy-mesme a les plus grans mal-heurs. D’autant que le desastre n’est point, s’il n’est cogneu. Et il n’y en a point qui le soit mieux que celuy que chacun ressent. Pourquoy donc estimerons nous celuy mal-heureux qui faict profession d’amy, encor que par le malheur seulement il puisse estre asseuré de ce qu’il desire, puis qu’il ne peut vivre sans ces pierres de touche de son affection : &que le Ciel, comme favorisant à si belles actions, nous donne tant d’irreprochables occasions de nous asseurer de la fidelité de nos amis, que c’est faute d’entendement si nous ne le sçavons faire ?

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 Pour ne chercher des exemples plus esloignez, regardons quelle a esté ceste vingt-septiesme année de mon aage ? Le plus cher de mes freres par sa mort me marqua de noir le premier d’Octobre. Incontinent le mois de Fevrier d’apres, pour ne m’estre plus heureux, me veid vendre à Feurs, sous l’entreprise d’autruy. Depuis je n’ay plus esté à moy-mesme : car apres avoir languy quelque temps en une tres-estroite prison, &plaint longuement la maladie du Prince que je suivois, la nuict du quinziesme d’Aoust de l’année 1595. ravit toutes mes esperances de la mesme main dont elle trancha le filet de la vie de ce grand Prince. Ces occasions, que coup sur coup le Ciel m’a données, ne sont elles suffisantes à me faire recognoistre mes amis ? Aussi aurois-je honte de m’y estre trompé. Que si tu demandes que vouloit signifier ceste estroite pratique avec cet homme. Croy que ce n’estoit point amitié, mais arres d’un fondement, où encores les premieres pierres n’estoient bien jettées. Car je cherchois l’argille, afin que sur le fort je peusse asseurer mon edifice. Que si je n’ay point à me plaindre de ma cognoissan- |p. 5| ce, encores moins le doy-je de luy. Tant s’en faut : il m’a desillé les yeux, me monstrant la rougeur de son or faux. Et encores que j’en aye receu quelque desplaisir, si ne laissé -je de l’avoir agreable, considerant que les plus souveraines medecines ne peuvent faire leur effet sans laisser quelque amertume à la bouche. Il a preveu que la pesanteur de mon amitié estoit un trop grand fardeau pour ses foibles espaules, &qu’il ne pouvoit endurer la touche dont mes adversitez ont accoustumé d’esprouver mes amis. Et en celà, certes, il a monstré d’avoir une tres-grande cognoissance de soy mesme, &de moy. Aussi la perte d’un Prince, dont pour lors dépendoit ma fortune, pour un essay premier, estoit un peu bien difficile. Il n’importe, c’est ainsi que le veut mon humeur : il faut qu’à la premiere occasion je cognoisse si l’on est pour moy : &, comme dit Ennius,


Je suis d’un naturel si rond,
Que je porte dessus le frond,
D’abord ou l’amour ou la haine.


 Et semble que la Fortune en celà vueille seconder ma volonté. Car au commen- |p. 6| cement de mes amitiez, elle m’offre tousjours de ces preuves, qui me rendent du tout asseuré, leurs difficultez estans telles qu’il faut ou qu’il soit vrayement amy, en les surmontant, ou qu’il la rompe entierement avec moy, en les refusant. De sorte que pour le moins je suis tenu de celà à ma mauvaise Fortune, qu’elle ne me laisse longuement deceu.


 Voilà, Agathon mon amy, comme je me vay consolant remerciant le Ciel en ceste Fortune, que ce venim, qui se couvoit si dangereux contre moy, se soit esclos sans nul plus grand effect, qu’en donnant cognoissance de soymesme.



Du changement de la Fortune. Et des choses qui sont en nous &hors de nous.

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EPISTRE II.




 N’en doutes plus, Agathon, s’en est fait. Ce grand Prince nous a laissé, &lassé la Fortune par la force de son courage. Mais pour Dieu ! regarde quel beau Theatre a esté sa vie aux divers evenemens des choses du monde ! Le voilà comblé de trophées, & |p. 7| de puissances, &à peine avons nous tourné l’œil qu’il ne luy reste plus que le ressouvenir de ces choses. Quel de ses voisins n’a desiré, &recherché son amitié ? Et quel de ses ennemis n’a craint &fuy sa haine ? De quelle grandeur se desesperoit la grandeur de sa Fortune ? Et quels desastres sembloient estre suffisans de divertir le cours de ses esperances ? Quelles colomnes d’Hercule ne promettoit-il d’outrepasser ? Et quelles mers se monstroient estre assez difficiles pour interrompre la suite de ses victoires ? Toutes ses grandeurs : toutes ses esperances : toutes ses forces : toutes ses victoires que sont elles devenuës ? Un seul malheur les a accablées &esgarées à la terre. Aussi de la grandeur à la ruïne d’Ilion quelle separation plus grande y mirent les Destinées que d’une seule nuict ? Si bien que le Soleil, qui se couchant se resjouyssoit d’esclairer de ses rayons un si bel Empire, se levant eut occasion d’en pleurer les ruines.


E : monstro l’ombra d’una breve notte
All’hora quel ch’el longo corso éllume
De mille giorni non havea monstratto.


 O folle asseurance des mortels ! qui se figurent pouvoir trouver fermeté pour eux |p. 8| en ce qui n’en a point pour soy-mesme. Les batteries de la Fortune ne sont pas à coup de belliers, mais de canons, ou plustost de tonnerres, dont l’esclair ne paroist plustost que le coup ne donne : &le coup ne vient si tost, que le fracas de ce qu’il rencontre ne s’en ensuive entierement. Il est vray que ces demolitions ne demeurent pas inutiles, mais comme d’un marrain desja tout trouvé, elle en bastit le bon-heur de quelqu’autre.


 En celà il n’en faut rechercher autre raison : (Car la Fortune &l’Amour sont des Deitez aveugles.) Sinon que comme l’eau coule tousjours en bas, &le feu s’esleve tousjours en haut d’un estre naturel, poussée de mesme puissance elle refait ce que peu auparavant elle a desfait : &ne le void plustost en estre, qu’elle ne coure à le destruire. C’est ce Saturne malicieux, qui mange &devore ses propres enfans aussi tost qu’ils sont nais. Mais ces femmes, qui par leurs chansons &haultbois cachoient la voix du petit Jupiter à sa naissance, ne nous ont elles appris que pour tromper ceste muable Fortune, il faut feindre de n’avoir point de fortune ? Il me semble que le Peintre, qui voulant figurer celle |p. 9| d’une personne, peindroit son ombre pres de son corps, le feroit avec beaucoup de jugement. Car veux-tu que ton ombre te suive ? fuis-la : veux-tu qu’elle te fuye ? poursuis-la : &la veux-tu prendre ? jette toy en terre. Aussi jamais, qui poursuivra la Fortune, ne la prendra. Car elle est du naturel, en celà, du chasseur, qui desdaigne la proye prise, &ne desire que celle qui fuit. Or celuy qui poursuit ceste Fortune est desja pris d’elle, &de ses sorciers allechements. Mais qui en est desireux, il faut qu’il la fuye : &il s’en verra talonner à tous les pas. Et plus encores la possedera-il, s’il se jette en terre : &si pour quelque faveur qu’il ait d’elle il ne s’esleve point. Et cela d’autant qu’elle est comme ces personnes foibles d’esprit, qui recherchent ceux de qui elles sont mesprisées. Tu treuveras peut-estre estrange, Agathon, de m’ouyr dire que la Fortune fuye ceux qui la suivent, &suive ceux qui la fuyent : mais considere avec quelle importunité Catilina l’a poursuivie dans sa Republique, &avec quelle opiniastreté elle s’est esloignée de luy : au contraire pren garde comme Timoleon le plus heureux Capitaine des Grecs s’estant retiré apres la mort de son frere loing |p. 10| de la veuë de toute Fortune, fut par elle recherché dans les plus esloignées cachettes de ses affaires domestiques, pour assembler sur sa teste toutes ses plus agreables faveurs, &clorre ainsi heureusement les dernieres journées de son aage. Regarde outre celà ce grand Senateur Romain, qui s’estoit tellement esloigné de ceste Fortune que tous ses plaisirs estoient enfermez dans le clos de sa metairie, cependant qu’il s’amuse à conduire une penible &vile charruë, elle le fait saluër Empereur de la plus grande &genereuse nation de la terre : remettant ainsi le Sceptre dans la mesme main qui estoit encore toute empoulée du travail &du labourage. Le Soleil, &la Fortune ont une grande difference en la communication qu’ils font d’eux-mesmes. Car le Soleil esclaire plus aux yeux qui sont plus capables de sa clairté : &la Fortune ordinairement se donne plus à ceux qui le sont moins d’elle. De là vient qu’elle semble si volage : toutesfois au changement qu’elle fait de la pluspart des personnes, elle n’y est pas seulement poussée de son inconstance : ains de leur incapacité, qui ne la sçait plus longuement retenir. J’ay veu des grandes tours, &de fort som- |p. 11| ptueux bastimens, qui n’estoient si tost élevez en leurs perfections, que leurs fondemens venans à manquer, ou pour leur foiblesse, ou pour estre mal posez, ils tomboient en une deplorable ruine. Et en celà le haut du bastiment doit-il estre accusé, ou le fondement ? Aussi si un esprit foible ne peut plus longuement soustenir le faix d’une grande Fortune, que peut-mais le fardeau si on le laisse tomber ? En celà je ne la nomme pas volage, mais imprudente, de ne sçavoir recognoistre ceux qui meritent de jouyr d’elle. Et pouvons avec beaucoup de raison luy reprocher comme Accius en son Philoctete :


Ah Mulciber, à un homme de peu,
Tu as forgé des armes invincibles.


 Que dirons-nous donc de ces beaux &divins esprits ? Et sans aller plus loing, que dirons-nous de ce grand Prince, de qui nous avons veu la Fortune s’eslever comme le vol de l’Aigle, presque plus haut que nostre veuë ne pouvoit s’estendre ? De sorte que comme un autre Ganimedes, il sembloit que l’oyseau de Jupiter le deust porter au Ciel. Que dirons-nous que tout à coup nous l’avons veu fondre comme le gibier, qui en volant est frappé dans le |p. 12| cœur ? En celà, Agathon, outre qu’il advient bien souvent, que comme l’aveugle rencontre quelquefois par hazard le droict chemin, quoy qu’il ne le voye point, que la Fortune aussi face des faveurs à celuy qui veritablement les merite, lesquelles elle va par apres retirant lors qu’elle recognoist qu’il n’est pas des siens : Encores y a il une autre consideration. De tout temps la Vertu &la Fortune ont guerre declarée l’une contre l’autre : &ont sous leurs enseignes tout ce qui est au monde. N’advient-il pas bien souvent que l’on prend ses ennemis prisonniers ? Que si celà est, pourquoy celuy qui est soldat de la Vertu ne pourra-il quelquesfois prendre cette Fortune ? Quand celà luy arrive, il se sert d’elle comme de son esclave, &de ses mains mesmes se fortifie contre elle : Mais qu’il se donne bien garde qu’elle n’eschappe. Car comme le captif fait tout ce qu’il peut pour se sauver, elle n’oublie rien pour sortir de ses prisons : quelquesfois faussant ses deffenses : quelquesfois corrompant ses gardes : &d’autresfois en les ensorcellant par ses enchantemens. Lors on appelle sa fuite volage : &toutesfois ce n’est qu’un desir |p. 13| de liberté. Que si pour la perte d’un prisonnier on ne tombe pas en plus de honte : tant s’en faut, si celà ne nous touche presque point, au prix de l’honneur qu’on s’est acquis en le prenant, le vertueux ne doit pas estre plus blasmé de la perte de sa fortune, qu’honoré pour l’acquisition qu’il en avoit faite auparavant. Epictete separe fort bien, ce me semble, tout le genre des choses, sur ce sujet. Les unes, dit-il, sont hors de nous : &les autres en nous. Hors de nous sont les grandeurs, les Empires, la richesse, les enfans, la santé, &telles autres choses subjectes à la Fortune. En nous est la constance, la prudence, la force, la justice, la magnanimité, la vaillance, &bref tout ce qui procede de l’esprit. Or s’il mesadvient des choses qui sont de nous, nous en sommes coulpables : car elles sont entierement en nostre puissance : &n’y a personne qui en ait la disposition que nous. Mais des autres, tant s’en faut que nous en devions estre taxez, que la perte, qui en est supportée avec prudence, en est loüable. Parce que n’ayant nul pouvoir sur telles choses, la disposition en est à ceux de qui elles dependent.


 Donc si la Fortune a voulu disposer de |p. 14| ces biens qu’elle avoit donnez comme en garde à ce Prince, celà ne le touche nullement. Ou bien si elle estant sa prisonniere luy a quelque temps servy comme d’Esclave, il ne doit estre blasmé si sa bonté a esté deceuë par la malice de sa prisonniere : mesme n’y ayant eu faute de vigilance à la bien garder : ny de prudence à s’en sçavoir servir. A ceste heure, Agathon mon amy, sans que je t’en face plus grande ouverture, tu pourras juger ce que tu me demandes du changement de ceste Fortune : &m’asseure, si tu suis le chemin que je t’ay frayé, que tu ne manqueras d’en trouver la verité. Mais me diras tu, comment recognoistrons-nous ceux qui la tiennent prisonniere, ou à qui par hazard elle s’est addressée, de ceux ausquels elle se donne de bonne volonté ? Fort aisément si tu consideres, Agathon, ce que je te vay dire. Ceux ausquels elle se donne, se voyent sans peine &sans prudence obtenir ses faveurs, &naistre comme quelques herbes en une nuict, sans que les plus advisez puissent treuver quelque raison à la naissance de leur bon heur, ny suitte en la continuation de leurs prosperitez : Au contraire ceux qui la prennent prison- |p. 15| niere c’est avec peine, avec longueur de temps, &suivant les voyes de la raison &de la prudence. Et quoy que ceux ausquels elle s’adresse par hazard ayent un commencement presque semblable, si est-ce que la suitte les fait assez recognoistre, par ce que ceux-cy la conduisent avec le frein de la raison, &les autres se laissent emporter à elle &à son impetuosité. Mais on les cognoist encor plus aisément lors qu’ils en sont despoüillez, parce que celuy qui l’a prise avec la vertu, ou le vertueux à qui elle s’est adressée par hazard, si elle eschape de ses mains il supporte ceste fuitte avec la mesme prudence dont il en a jouy, ainsi que nous lisons dans la Perside :


 Quel estat qu’à chacun ordonne la Fortune,
 Elle ne peut pourtant un grand cœur abaisser.


 Les autres au rebours s’abatent de telle sorte qu’ils ne retiennent que le nom de ceux qu’ils souloient estre.


 Mais comme que ce soit, je concluray cestefois par la sentence de ce grand Prince des Medecins : La plus grande medecine est ne point user de medecine : Aussi la plus grande Fortune est ne point user de Fortune : mais de la Vertu seulement. Et adieu, |p. 16| Agathon : Aime moy tousjours, si tu ne veux sortir de ma prison ma plus grande Fortune.



Que le mal produit le bien, &le bien le mal. Et que la mort advancée des grands personnages, pour plusieurs occasions n’est pas tousjours regretable.

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EPISTRE III.




 Cela est estrange, Agathon, que quelque chose produise son contraire : &toutesfois nous le voyons en ceste grande Princesse, de qui tu m’escris la desolation. Lebon heur d’avoir tant de beaux enfans : les voir tous Princes tres estimez, aimez des leurs, &des estrangers, chargez de victoires &de reputation, &gouverner partie de la Chrestienté, Agathon mon amy, c’estoit un grand don du Ciel. Mais de ce bien quel mal luy est-il advenu ? Sans doute le plus grand &plus insupportable qu’une mere peut avoir. Car lors que ces grands Princes revenoient triomphans de ceste incroyable victoire des Reistres que la France sembloit leur tendre les mains, comme à des Dieux tutelaires, elle en a veu tuër deux devant ses yeux : à presque ouy craqueter le feu qui les a consommez : &n’a eu le contentement de leur dire le dernier Adieu : d’arroser leur tumbe de ses larmes : ny mesmes de leur rendre un seul office de pitié. Et là ne s’arrestant le desplaisir, que son plaisir luy devoit rapporter, apres telles pertes, ayant mis toute son affection de telle sorte en cestui-cy, qu’elle n’avoit rien devant les yeux que luy, ny nul dessein que sa grandeur : elle l’a veu deux fois prisonnier. Et le beau cours de sa Fortune ayant esté rompu par ses ennemis, il a fallu en fin qu’elle l’ait pleuré comme ses freres, non pas meurtry par le glaive, mais cruellement empoisonné.


 Or n’eust-il pas mieux vallu, pour ceste Princesse, je veux dire pour son repos, qu’elle n’eust jamais eu le contentement de se voir tels enfans, que d’avoir à ceste heure l’occasion de les regretter ? ces larmes, dont à toute heure elle arrouse son lit : ces souspirs, dont elle interrompt incessamment le repos de son estomach, pouvoient-ils estre acheptez par les felicitez de ses plaisirs passez ? Eh non ! Aga- |p. 18| thon : car croy moy, qu’il y a bien difference des contentements que telles choses nous donnent, aux ennuis que leur perte nous rapporte. D’autant que ces joyes ne sont jamais sans estre moderées, &peut estre surmontées du doubte qui nous va à toute heure poursuivant, qu’il ne mesadvienne à ce qui nous acquiert ce contentement. Et au contraire le perdant, la tristesse n’en est soulagée, non pas mesmes de l’esperance. Ceux le sçavent qui ont quelquefois perdu ce qu’ils ont eu de cher. Hô comme la Fortune vend finement ses biens, &avec un prix bien haut : puisque ses bonheurs sont peu asseurez, &ses mal-heurs si certains, que rien ne les peut soulager. Toutesfois puis qu’outre les autres considerations, le service que nous avons voüé au fils, nous commande de servir la mere, entant qu’il nous sera possible, presentons luy les mouchoirs, dont elle pourra non pas tarir, mais secher les larmes de sa juste douleur.


 Qu’elle se ressouvienne, que quand elle fit voir le jour à ses enfans, elle ne leur donna plustost l’asseurance de la vie que celle de la mort. Parce que l’obligation |p. 19| humaine d’une chaine d’airain, comme dit Crantor, nous lie à ceste fatale destinée du trespas. Doncques les choses inévitables leur estant advenuës, elles ne doivent effacer le contentement des biens dont ils ont jouy, non point par destinée, mais par leur propre vertu. Et mesmes ayant esté tels, que leur vie peut plustost estre admirée, que leurs actions imitées : ayant esté en leur vertu si eslevez que la mort des uns a esté accompagnée de tant de morts de leurs ennemis, que je ne sçay si la vengeance de Cesar en a trainé d’avantage : &de l’autre tellement regrettée, que ses ennemis mesmes l’ont plainte.


 Il me semble que quand l’on parvient à ce que l’on entreprend, que comme l’entreprise est parfaite, nous en devons aussi avoir un parfaict contentement. Or ceste Princesse n’avoit pas entrepris de faire des hommes immortels, ains des Princes vertueux, suivant &honorant leurs Ancestres. Mais ils n’ont pas vescu tant qu’ils eussent fait si on ne leur eust advancé leurs jours. A quoy servent ces longueurs, si au peu de temps qu’ils ont demeuré entre nous, ils ont par mille preu- |p. 20| ves donné cognoissance qu’ils estoient vrayement issus de ces grands Princes leurs ayeuls ? Ils ont tellement vescu, que pour les rendre plus honorez il ne faut pas rapporter avec leur gloire celle de ces grands Regnaults, de ces grands Boüillons, ny de ces tres-grands Berols. Tant s’en faut, ce sont eux qui en leurs tumbes se doivent resjouyr de l’honneur de tels descendans. Je ne sçay (&cecy soit dit sans flatterie) quel de tous ces anciens a esgalé par ses faits les actes de ceux-cy.


 Et c’est, me diras-tu, l’extreme desplaisir qui la presse, que telles perfections ayent si peu de temps demeuré entre nous. Il faut qu’en celà elle prenne pour raison, que ce n’est pas le longuement vivre, mais le bien vivre, qui est estimé : Que le bien de la vie ne se contente pas par ses jours, mais par les belles actions. Et que celuy a vescu assez, qui s’est tousjours monstré vertueux. Qu’elle se ressouvienne que les Tragedies les plus longues ne sont pas estimées les plus belles : ains celle qui ayant esté bien conduite en tous ses actes, particulierement se clost par quelque action fort remarqua- |p. 21| ble. Et sur quel acte de leur vie l’eussent-ils mieux fermée, que de laisser tout le monde en admiration d’eux, &en attente de leurs faits heroïques ?


 Et puis qu’elle se mette devant les yeux à l’esgal de l’eternité, que peuvent estre vingt-cinq ou trente ans. Elle trouvera que c’est beaucoup moins qu’un poinct : car encor le poinct a quelque chose en la ligne, mais les siecles mesmes tous entiers ne sont rien à comparer à ceste eternité. A peine le sera donc une si petite partie d’eux. Or puis que la mort estoit inévitable à ces Princes, à quoy se tourmenter pour ce rien ? Parce, dira elle, que s’ils eussent vescu leur aage, ils eussent peu faire de grandes choses. Je luy advouë : mais aussi elle me permettra de dire, que la Fortune les eust paravanture defavorisez. Posons encores que celà n’eust pas esté : croira-elle toutesfois qu’au peu de temps qu’ils avoient à vivre ils eussent peu parfaire tous leurs loüables desseins ? Advoüons luy encor cela : ne sçait-elle pas qu’un projet est attaché à l’autre : &que lors que selon leur aage ils eussent deu mourir, elle en eust eu, peut estre, plus de regret, voyant de si belles entre- |p. 22| prises demeurer imparfaictes, par le defaut d’un peu de jours ?


 Mais or sus qu’il soit ainsi : qu’ils ayent tous les contentements qui se peuvent desirer : qu’ils soient parvenus à toutes les grandeurs des Alexandres, &des Cesars : qu’elle se figure de les voir avec toutes les couronnes de l’Univers triompher de leurs ennemis : encores faut-il qu’ils meurent, &qu’elle confesse en son ame si ces sceptres &ces couronnes n’augmenteroient pas ses pleurs, &ne feroient rechauffer leurs tombeaux de plus chaudes larmes ? Si le regret à ceste heure de leurs desseins imparfaits luy donne du desplaisir : en ce temps-là ce seroit celuy de leur voir laisser tant de grandeurs acquises avec tant de peines, sans avoir eu, paravanture, le loisir de les jouyr, ou gouster seulement.


 Que ceste derniere consolation luy demeure pour tres-souveraine en l’ame : La reputation de ces grands Princes ses enfans, estoit parvenuë à si haut degré, en l’opinion de tout le monde, que quoy qu’ils eussent peu faire à l’advenir, à peine eussent ils satisfait à son attente : &la mort qui avec le regret qu’elle nous lais- |p. 23| se de leurs pertes, nous fortifie en ceste creance, que s’ils eussent vescu, ils fussent parvenus plus haut encores que leur reputation nous fait plaindre avec plus d’impatience leurs ravissemens precipitez.


 Je ne doute point qu’elle ne se plaigne de les avoir survescus : &que le Ciel, apres tant d’accidens, l’ait reservée à ces sanglantes tragedies, &à voir la France toute rougissante de son sang. Mais qu’elle se remette devant les yeux ce que je disoy un peu auparavant : Le mal cause le bien, &le bien le mal. Si elle n’avoit le desplaisir de regretter ses enfans, elle n’auroit pas le contentement de les avoir eu, &de les ouyr loüer &estimer de telle sorte, que si la cognoissance Chrestienne ne le nous defendoit, ils seroient pour estre adorez comme Dieux, n’ayant en leur vie donné marque d’estre hommes, sinon par leur mort. Et quant à ce que le Ciel l’a destinée à les plaindre au cercueil, comme autres-fois à les cherir en leurs triomphes, ce n’est sans quelque grand mystere de Dieu, qui tousjours dispose toutes choses pour le mieux. Et qui sçait si ce n’est point pour la conser- |p. 24| vation, &pour la conduite encor de ces valeureux Princes ses enfans, qui luy restent ? les vertus, les actions, &les esperances desquels ne sont moindres que celles de ceux qu’elle regrette ?


 Voilà, Agathon, quelques petits soulagemens aux grandes douleurs de ceste Princesse. Car pour luy donner des remedes, pour l’entiere guerison, je croy qu’il n’y a Medecin qui l’entreprenne : &quoy que le temps soit un fort hardy &sçavant Chirurgien pour les douleurs de l’ame, &qu’il en face ordinairement des cures presque desesperées, encores m’asseuré-je que la cicatrice en sera tousjours tant profonde &endoluë, que pour peu qu’on y retouche, elle aura des grands ressentimens de douleurs.


Le mesme fer d’Achille autresfois fut la cure
De sa mesme blesseure.


 Aussi faut-il attendre l’entiere guerison de celle-cy, non pas de nostre secours, ou de celuy du temps : mais de ceste puissante &celeste main, dont toutes les affaires du monde sont conduites.


 Il est temps de finir. Pour conclusion, je te conseille, puis que des grands biens viennent les grands regrets &desola- |p. 25| tions : &que tout ainsi que les elements se transmuent les uns aux autres, que de mesme les adversitez semblent estre conceuës des grandes felicitez : qu’à l’imitation de ce grand Philippe, père d’Alexandre, ayant eu quelques contentemens, tu face prieres au Ciel de te moderer ses faveurs par quelque legere Fortune. Que si ce temps dure, je n’auray gueres d’occasion de luy faire ceste requeste, pouvant dire qu’il ne m’est resté contentement, sinon celuy que me donne ma plume, &ton amitié. Et pourveu que celuy qui me vient de toy me demeure tousjours, je ne me diray point encores trop mal traitté de la Fortune. Et adieu.



Qu’il ne faut temerairement se figurer de pouvoir resister aux coups de la Fortune. De quelles choses on se doit pourvoir contre elle, &contre la crainte.

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EPISTRE IV.




 Garde, amy Agathon, qu’il ne t’advienne comme à ces Mariniers peu expers, qui dans le port se vantent sçavoir &pouvoir resister à tout ce qui est des hazards de la mer : mais commençans à perdre terre, ils commencent aussi à perdre le courage : &restent tellement hors d’eux-mesmes, qu’ils oublient &comment il faut guider le timon &tendre les voiles. Cependant que la Fortune ne te donne point d’occasion d’exercer ton sçavoir, ne te figures temerairement de luy pouvoir resister : afin qu’estant en pleine mer, ceste quantité d’eau inaccoustumée ne te rende esperdu. Combien que ceste Fortune ne face ses plus grands effects que par la force des illusions dont elle trompe la cognoissance de la verité : si est-ce que la puissance que nostre imagination luy donne, est en effet si grande que la seule opinion de son pouvoir estonne la pluspart de ceux qui n’ont accoustumé ses esblouïssemens.


 As-tu point pris garde aux fables de nos Romans, quand ils parlent d’une Vrgande, Alquiphe, Zirphée, ou quelque autre comme cela ? ne vois-tu que toute la plus grande puissance qu’ils leur donnent, n’est que de faire paroistre les choses autrement à nos yeux qu’elles ne sont en effect : &toutesfois il y en a tant qui |p. 27| flechissent sous leur artifice ? C’est pour enseigner que ce ne sont aussi qu’apparences fausses celles qui viennent de la Fortune : &que, comme dit Perez, Fortuna no es mas que estimation, opinion, vanidad y humo. Mais qu’il ne faut croire pour cela que ce ne soit un grand ennemy. Avec quelle peine surmonta jadis Hercules les divers changemens d’Achelois ? Et Bellerophon fut le seul qui peut vaincre, avec le secours encores de Pallas ce monstre imaginé de la Chimere. Par ainsi preparons-nous de bonnes armes, &ne nous fions tant sur sa vanité, que nous n’empruntions tous les justes artifices que nous croirons pouvoir resister aux vaines, mais vehementes Idoles de ceste Urgande.


 Il y en a qui contre ces imaginations s’arment d’autres imaginations, se contentant quand ils reçoivent un coup de Fortune, de se figurer que c’est une faveur à l’imitation de ceux qui donnent remede à leur brusleure en l’approchant, &presque rebruslant au mesme feu. Mais ces garants sont trop foibles : &c’est peu de conduite, &de prudence de fier ses biens, sa vie, &son honneur |p. 28| sous une si legere defence. Il faut tousjours avoir plustost barres sur l’ennemy, s’il est possible, que de luy estre seulement esgal : l’esgalité ayant cela, qu’elle ne nous asseure point davantage de la victoire que de nostre perte. Et puis qu’il faut que nous attendions les coups de l’ennemy : &que c’est à luy de frapper : &à nous d’estre frappez, l’advantage en est si grand, que si nos armes ne sont beaucoup plus fortes que les siennes, nous devons plustost craindre nostre ruïne, que seulement esperer nostre conservation.


 Laissons donc ces imaginations pour ceux qui ne peuvent avoir d’autres deffences, &recourons de bonne heure à ces Numes invincibles, l’experience des choses, la constance, &l’honneur. L’experience nous dira, que nul malheur, pour grand qu’il soit, ne peut nous accompagner longuement, Et que no ay danno que no tenga dos caras, una de dolor à la primera vista, otra de consuelo à la consideration : la constance par la magnanimité de son naturel nous preparera à resister à toutes sortes d’accidens : &l’honneur par sa beauté nous maintiendra tousjours en nostre devoir : poussé de ceste mesme |p. 29| puissance nous voyons que dans Euripide Aodipe dit à Creon,


Quel mal-heur qui me presse,
Je ne perdray pourtant ma premiere noblesse.


 Ce sont là les armes que tu dois preparer : &estre bien soigneux qu’il n’y manque pas une seule piece. Mais d’autant qu’il ne se presente pas tousjours occasion de s’en servir, &que si elles se roüilloient, elles perdroient beaucoup de leur bonté : Tu les dois visiter bien souvent, &avec l’estude &la prudence, les tenir en estat, que tu n’ayes à les nettoyer quand l’occasion requerra que tu t’en serves. Car comme la Mandragore, dit Plutarque, croissant pres des vignes, donne au vin qu’elle produit une certaine force &douceur qui endort facilement ceux qui en boivent : Aussi la Prudence donne à toutes les choses où elle est meslée, une certaine force &douceur, qui rapporte un tres-grand repos à ceux qui en usent. De là vient que les ennemis avec tant d’artifice taschent de nous surprendre : &mesmes des costez que nous n’avons preveus. Demande au guerrier quelle difference il y a de rompre un camp vigilant &preparé à tous |p. 30| accidens : à un autre qui aura remis d’y prouvoir à l’extreme occasion ? Demande au Marinier quelle difference il y a de resister à une tempeste preveüe, ou à celle qui le surprend ? Sans doute ils te respondront tous deux qu’ils estiment l’un d’autant plus aysé qu’ilz croyent l’autre moins possible, &delà est venu que ces anciens Philosophes tenoient, le mal ne se faire pas de tous les mauvais accidens qui nous advenoient, mais de ceux là seulement qui nous surprenoient. Il faut donc se preparer. Mais en cela ne fais pas comme ces temeraires, qui tousjours croyent leurs forces plus grandes, &celles de l’ennemy plus petites qu’elles ne sont. Tu ne peux sçavoir encor quel tu es, puisque jamais tu n’as eu la Fortune en teste armée, ny preste seulement à t’attaquer. Que sçais tu quels sont ses coups, combien ils blessent, ou combien ils pesent : ny quelles sont tes forces, puisque la necessité ne t’a jamais fait essayer ce qu’elle peut, &ce que tu peux ? Croy que l’œil qui voit des choses qu’il n’a pas accoustumées, est cause bien souvent que le cœur se dispose à des effets qu’il n’a jamais pensez. Tu n’oserois dire que ton |p. 31| cheval ne craigne point les harquebuzades s’il n’en a jamais ouy le bruit. Et tu oseras asseurer que ton cœur ne s’esperdra point aux infortunes, encor que jamais tu n’en ayes tiré preuve ? Tu diras peut estre que la raison retiendra ton cœur à son devoir : Maistiens pour certain, Agathon, qu’au lieu où la peur se loge, la raison ne sçauroit habiter : car, comme dit Ennius,


La peur alors oste toute prudence
Du cœur humain.


 Ceste craintive passion ne laissant en l’ame une seule retraitte qu’elle ne recherche pour se cacher. Et comme la neige n’est pas seulement froide, mais refroidit aussi tout ce qui est autour d’elle : ceste froideur de l’esprit n’est pas seulement telle en soy-mesme, mais glace encor tout ce qu’elle touche, &par tout où elle passe. Et les raisons gelées deviennent comme une main surprise d’un froid extreme, du tout inutiles &sans actions, d’autant que la peur est une poison froide, comparée à la ciguë, &a ceste consideration comme je croy, Accius a dict dans l’Epinausmachus.


Je suis assez armé
Si je marche animé,

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 Or veux tu bien y remedier : car de penser fermer la porte à ceste passion, c’est une chose vaine : elle entreroit mesmes par les trous de la serrure, ou par les fantes des aix. Fay de longue main, par la prevoiance, un grand amas de ces belles &valeureuses resolutions, qui sont les vrayes nourrices d’un cœur genereux : &en remply de sorte toute ton ame, qu’il n’en reste un seul poinct de vuide, afin que la peur s’y voulant loger n’y puisse treuver place, ny s’y arrester, à cause de l’antipathie que le chaud &le froid ont ensemble. Car ces resolutions sont des vrais feux. Mais en cecy il ne faut attendre le danger. Alors quelquesfois la crainte masquée s’escoule facilement en nous sous apparence de raison. Aussi les personnes prevoyantes n’attendent jamais la necessité à se pourvoir : mais en l’attendant se pourvoyent.


Que Tempé ny ses beaux lieux,
Ny les matins sommeilleux,
Ne t’endorment de paresse,


 Dit le prudent Hesiode, entre les conseils qu’il donne à son frere.


 Sophocles ceste fois finira ma lettre.


 Celuy qui donne un bon commencement,
|p. 33|  Mauvaise fin gueres ne le dément.


 Cela s’entend ainsi : La difficulté en toutes choses n’est qu’au commencement. Si nous faisons bien ce qui est plus difficile, nous devons par raison faire aussi bien ce qui est plus aisé. Doncques celuy qui la premiere fois qu’il prend les armes surmonte son ennemy, ne donne-il presque cognoissance certaine, qu’y estant plus accoustumé il le vaincra encor plus facilement. Et si le jeune enfant, la premiere fois qu’il prend le pinceau à la main, tire un trait bien net &asseuré, qui fera doute qu’il ne reüssisse avec le temps un tres-grand peintre ? Ainsi du commencement on prevoit la fin. Ressouviens-t’en, Agathon, afin que tu resistes de sorte à la Fortune, la premiere fois qu’elle t’assaudra, qu’elle perde le courage de te pouvoir vaincre : &nous l’opinion que tu puisses estre vaincu. Et à Dieu.



D’ou procedent les envies. En quoy se deçoivent ceux qui aspirent aux grandeurs d’autruy. Et la difference des richesses aux charges &offices.

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EPISTRE V.




 La nature prudente apprend au Castor de se priver soy-mesme de ce qu’il doit avoir en son corps de plus cher pour eviter la poursuitte du Veneur, pour faire entendre à celuy qui ne veut estre envié qu’il se doit rendre incapable de l’envie. Mais quiconque vit entre les hommes, n’en peut fuyr les effects, s’il en a la cause. Car comme dit l’Espagnol. Meritos y favor manantiales de inuidia. Or sçaches, Agathon mon amy, que nous sommes composez d’esprit &de corps : dont ce dernier est tout terrestre, &le premier tout divin. S’il advient que par la foiblesse de l’esprit, le corps s’en usurpe la domination, c’est un valet qui commande à son maistre, &le despoüille de ses propres volontez, pour le vestir de ses conditions honteuses &serviles. De là vient que ces esprits, lesquels à cause de leurs actions nous nommons terrestres, sont serfs &esclaves de toutes ces passions, ausquelles les corps sont soubsmis. Toutesfois encores que l’esprit soit abruty dans les voluptez, si ne |p. 35| laisse il d’avoir cet instinct de nature d’aspirer tousjours à son contentement, qui est la supreme felicité. Mais n’eslevant point plus haut le vol de ses pensées ny de ses desirs, que jusques où les corps peuvent atteindre, il va beant apres ses vanitez d’enfant, desquelles par plusieurs essais estant deceu, il recognoist qu’il faut acquerir encore d’autres choses beaucoup plus grandes. Car l’esprit qui est eternel ne peut estre satisfait en ses desirs, que par les choses eternelles. Et encor qu’il en ait perdu la cognoissance, la volonté ne luy en est ostée : mais comme le feu sans sçavoir pourquoy, eschauffe &s’esleve tousjours en haut : l’eau moüille &coule tousjours en bas, ou plustost comme le chien sans autre dessein que de l’instinct de nature va cherchant à manger. Aussi cet esprit sans avoir la cognoissance pourquoy il desire, ne laisse toutesfois de desirer cette felicité : Mais en cela il est plus miserable que les brutes, lesquelles ne mangent pas les pierres au lieu du pain : &luy sans eslection de ce qui peut luy rapporter ce bien qu’il desire, se jette sur le premier object qu’il rencontre, estimant qu’il consiste en la jouïssance de |p. 36| tout ce qu’il n’a point espreuvé, &c’est comme je pense pour ceste consideration que Hesiode fait parler Jupiter de ceste sorte à Promethée quand il luy eut desrobé le feu.


O enfant de Japet entre tous le plus fin,
Tu te resjouys fort du feu de ton larcin
Et d’avoir finement peu tromper ma pensée,
Mais à toy &aux tiens mon ame couroucée
Un beaucoup plus grand mal bien tost adressera,
Car à eux pour le feu un mal je leur prepare
Où chacun se plaisant son mal embrassera.


 De là les envies prennent leur source, dont les effets sont si contagieux &mortels, que les Royaumes, les Empires, &les Monarchies s’en voyent renversées. Car l’envieux voyant le sage conduire discretement sa Fortune, &s’en servir comme d’un batteau pour passer ce large Ocean des affaires du monde, il le juge estre parvenu à ceste felicité où il aspire, &se persuade que s’il pouvoit la luy soustraire, il n’auroit rien plus à desirer, pour estre heureux. Soudain que ceste opinion est née en luy, qui est serf de toutes ses passions, que laisse-il d’intenté pour y parvenir ? Ne faut-il que mantir ? il luy est |p. 37| aisé. Ne faut-il que trahir une amitié ? (liens toutesfois les plus forts qui soient entre les hommes) il s’en moque. Ne faut-il que tuer ? le sang luy plaist. Ne faut-il que manquer à Dieu ? il se feint de n’en estre pas veu. Bref, l’homme qui est reduit à ceste extremité, de son sang propre, s’il en estoit necessaire, se feroit le cyment pour eslever son edifice. A peine donc espargnera-il quelqu’autre chose. Et de fait escoute comme dans Euripide Eteocle parle à sa mere Jocaste :


Quant à moy librement je t’avoüe, ô ma mere,
Que par les Astres mesmes,
Au lever du Soleil hardy je monterois,
Et descendrois au fonds du plus creux de la terre,
Pour des Dieux usurper la haute Tyrannie.


 Ce fut un vray effet de ceste passion, que la mort de ce grand Jule Cesar, qui par les siens mesmes circonvenu dans un conseil, fut contraint de ceder à sa force. Et dieu sçait si Brutus mesme, que l’on croyoit estre son fils, eust faute de couverture à sa conjuration. O miserable sort que celuy de l’homme ! puis qu’il ne se |p. 38| peut deffendre d’estre envieux, ou envié, l’archer, ou la butte : Et bien souvent, si ce n’est une particuliere faveur du Ciel, comme la fievre donne &froid &chaud, le tremblement &la sueur, &de l’un fait entrer en l’autre : aussi l’un de ses mal-heurs traine l’autre apres soy. D’autant que parvenu en la place de celuy qui estoit en prosperité, son desir n’est pas satis-fait pour cela : Car encor que le sage monstrast de s’en contenter, luy qui n’a pas l’esprit de se conduire de mesme façon, n’en fait peu, ou rien, pour son contentement. De mesme l’ignorant à l’escrime ; encor qu’il prenne l’espée des mains du Maistre, ne s’en deffendra pas toutesfois &n’offencera pas comme luy. Car les dons de la Fortune sont choses d’elles mesmes indifferentes, elles peuvent estre &bonnes &mauvaises, selon qu’elles sont employées. Ainsi void on que la mesme chose dont la Grenoüille se nourrit &fait sa chair, le Crapaut en engendre son venin. Aussi ce que le sage tenoit pour assouvissement de ses affections &necessitez, l’envieux le change en aiguillon pour inciter d’avantage ses passions &son ambition. Car comme |p. 39| plus nous nous eslevons en haut, &plus nostre veuë s’estend au loing : Aussi plus il est haussé par ses grandeurs nouvellement acquises, plus il luy semble de voir par dessus luy d’autres plus grands biens, que ceux qu’il possede : &vray chien d’Esope, en l’ambition de les acquerir, perd, &desdaigne la jouyssance de ceux qui sont en ses mains. Et ainsi il court, sans nul autre profit plus grand : la mesme Fortune que le malheureux oyseau de proye, qui cherchant sa vie, &rencontrant quelque autre oyseau paisible, &sans defense, le prend &s’en repaist au mesme lieu où il l’a pris. Et cependant le chasseur, qui est au pied de l’arbre, &qui desja avoit visé contre sa miserable prise, delasche le trait contre luy, afin qu’en le tuant il ait aussi sa proye : &par ainsi nous voyons veritable ce que dit Hesiode.


 Du mal se prepare celuy
 Qui en prepare pour autruy.


 Ceux qui sont moindres de Fortune que luy, levent les yeux en haut, souspirent &aspirent à luy, &bien souvent le Ciel favorise leur entreprise, afin qu’il ne laisse point de malefice impuny :


 Car tres-juste est la loy, qui fait punition
|p. 40|  Des inventeurs des morts, par leur invention.


 Juges par là, Agathon, d’où est venuë la chasse que mon ennemy m’a faite. Je n’ay pas toutesfois esté pris à force, comme ce Castor est poursuivy d’ordinaire : mais surpris à l’espere. Autrement j’auroy honte de ma prise : au lieu que je n’ay que regret de sa perfidie.


 Ben che trafitto
Io piango il feritor, non le ferite
Che l’error suo piu ch’el mio mal mi pesa.


 Mais combien l’esperance des hommes est fautive ! Il se figuroit de se prevaloir de ma charge, si je demeuroy les mains liées : &il luy est advenu, non autrement qu’à l’enfant peu advisé, qui voyant la flamme de la chandelle, épris de sa beauté, y porte la main sans jugement, pour la prendre : &pensant l’estraindre entre les doigts, treuve que tuant la beauté de ceste flamme, il ne luy en reste autre chose qu’une brusleure, qui luy en cuit par apres longuement. Les thresors &les charges sont bien richesses differentes : les thresors servent non à ceux à qui ils sont par raison, mais à qui les a, de quelle façon qu’il s’en soit donné la jouyssance : Au contraire les charges sont |p. 41| des pesants faix à ceux qui les usurpent : &quoy que distraittes de ceux ausquels elles sont deuës, ne laissent de rapporter presque autant à leur gloire, que s’ils les avoient encores. Et la dissipation qui s’en fait, est plus à leur advantage, que si elles estoient conservées en leur entier. Quel fardeau fut celuy de l’Empire de Babylone à ces Mages, qui l’avoient usurpé ? Et Coriolanus ne fut jamais plus estimé, que quand démis de sa charge par les Romains, il fut contraint se retirer aux Volsques, desquels estant fait chef, il fit venir ses ennemis aux plus humbles &indignes requestes, dont jamais Rome ait abbaissé la grandeur de son courage. J’espere aussi que ma gloire, par la ruine que cestui-cy m’y procure, s’eslevera avec plus d’effort, à l’imitation de la poudre, plus elle sera pressée. Si le Marinier entre les lieux de la mer les plus dangereux, &contre la plus forte tempeste, a bien sçeu maintenir sa navire, desja auparavant tellement froissée qu’il ne luy restoit pour la sauver que le timon : Celuy qui le luy oste des mains n’est-il coulpable de sa perte si elle s’abysme par apres ? Cela, diras-tu, n’empesche le Marinier de se noyer. |p. 42| Et bien j’advouë que cela n’empeschera pas que je ne me perde : mais puis qu’il faut que par le changement des choses humaines tout d’un mouvement eternel se hausse &baisse, ne me doit ce estre une grande satisfaction que chacun voye qu’en volant j’ay usé de mes aisles : &qu’en me baissant j’ay esté tiré des envies de mon ennemy, comme par des contre-poids trop violans. C’est pourquoy en toute ceste derniere fortune, dont peut estre tout autre qui n’eust point eu ceste consideration, se fut laissé abattre.


Perpetuo goso alegra y accompanna
Mi vida que penando esta en sossiego,
Y siente en los dolores gloria estranna,
La pena me es deleyte, el llanto juego,
De scanso el sospirar, gloriala muerte,
Las llagas sanidad, reposo el fuego.


 Car puis que l’occasion de ma gloire procede de ce qui est en moy, ne dois-je me resjoüir que mon ennemy le fasse recognoistre pour moy ? Avec tels discours en moi-mesme je me contente. Je prie toutesfois le Ciel, Agathon mon amy, de ne te donner tels contentements, parce que ces viandes de dure digestion nuisent quelquesfois beaucoup aux estomachs, |p. 43| qui n’y sont pas accoustumez.


 Je t’envoye autant de bons jours, que tu m’en desires : &je m’asseure, si mon souhait t’advient, qu’à jamais tu passeras tes jours heureusement. Ainsi le vueillent les Cieux, afin de rendre mes infortunes moins insupportables par la douceur de tes felicitez.



Que les malheurs, comme tout autre chose se peuvent accoustumer. Que les adversitez viennent pour nostre gloire, aussi bien que pour nostre punition. Que nous ressentons mieux les playes de noz amis que les nostres mesmes.

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EPISTRE VI.




 Mais que te sert-il de me plaindre ? Penses-tu le Ciel tant injuste, qu’il voulust m’affliger plus que mes forces ne pourroient supporter ? Ou moy si lasche, que je ne resiste à tout ce que l’on peut resister ? Vy avec ceste creance, que la Fortune a tant accoustumé de m’attaquer, que je m’y suis endurcy : &passé de sorte ceste coustume en nature, que le mal m’est à ceste heure comme le boire, le |p. 44| manger, le dormir, ou telle autre chose naturelle.


 Tu m’escris que d’autant que les mal-heurs sont divers, tu ne peux croire qu’ils puissent estre accoustumez. Chasse je te prie, cet erreur de ton ame. Encor que les couleurs soient differentes, elles ne laissent toutesfois d’estre tousjours couleurs. Les malheurs aussi en eux-mesmes, encores que divers, ne peuvent estre autre chose que malheurs. De sorte que, comme disoit ce grand Capitaine Romain, c’est tousjours une mesme viande : mais par les saul ces un peu desguisée. Et crois tu qu’il y ait rien plus mortel que le poison ? Toutesfois Mytridates s’y accoustuma si bien, que quand il voulut s’empoisonner, il ne le sçeut faire : tant s’en faut, il changea en nourriture ce qui la luy devoit oster.


 La plainte que tu fais de moy, m’offenseroit beaucoup, si je ne cognoissoy de quelle affection elle procede. Car il semble, ou que tu me croyes bien foible, ou que tu me vueille oster la gloire de ceste prochaine victoire. Laisses donc, Agathon mon amy, ces regrets &vœux pitoyables, pour quelque autre qui crai |p. 45| gne les coups, &avec moy.


Laborieux Athlete, &poudreux d’exercice,
Qui ne trembla jamais pour un petit Novice.


 Resjouïs-toy que le ciel ne me vueille laisser longuement croupir en oysiveté, sans me donner occasion nouvelle de faire paroistre ce que j’ay appris à mes adversitez passées. Ne sçais tu que le parfum ne donne jamais plus de senteur que quand il est agité ? Et quand aussi est-ce que la vertu donne plus de cognoissance de soy-mesme, que lors que les occasions se presentent de donner preuve de ce qu’elle est ? C’estoit à ce propos que Platon disoit, les adversitez advenir aux hommes pour deux occasions : pour leur punition, ou pour leur gloire. Pour leur punition elles s’appellent justice : &pour leur gloire, essays, ou tesmoignages. D’autant que comme le ballon s’esleve plus haut, plus il est violemment abbatu : aussi la vertu plus elle est oppressée, &plus elle donne tesmoignage de sa force. Si j’eusse deu estre accablé par les mal-heurs, il y a longtemps que je ne serois plus. Car outre ceux qui apparoissent à |p. 46| chacun, les plus violens sont ceux que je retien en mon ame cachez, &desquels je ne fay part qu’à moy-mesme, qui tout ainsi que les maux interieurs du corps, sont &plus douloureux &plus dangereux. Il est bien vray que si tu n’estois esloigné, je ne te les cacherois point : car un amy qui est un autre nous-mesmes, &qui fait resolution de vivre de nostre méme vie, &respirer, pour dire ainsi, un mesme air, doit bien sçavoir tous noz desseins, &n’y doit avoir nul reply en nostre ame, qui ne luy soit entierement estendu, &esclairé. Mais je suis contraint, Agathon, en ceste Fortune de les contraindre en mon ame, &


 Quoy que le feu couvert ait plus de violence,


 J’esly plustost de souffrir son extréme embrazement, que d’en faire part à mes ennemis, par la cognoissance que je leur en donroy si je fiois ces secrets à mes lettres. Par là considere que les machines dont la fortune a voulu demolir les fondemens de ma constance, m’ostant ce soulagement de pouvoir librement parler à Agathon, j’en ay fait des soustiens tres-asseurez, &des resolutions immuables. Si c’estoit la premiere attaque de tels enne- |p. 47| mis, il y auroit quelque apparence de devoir douter : Mais puisque desja par tant de fois ces mesmes armes m’ont servy de trophées, pourquoy mettre en doute, ce que la preuve ne laissa jamais douteux ?


 Veux-tu que je te die quelle est l’offence qui m’a le plus vivement atteint ? C’est le desplaisir que mes amis ont ressenty de mon accident : &tout ainsi que les esguilles passent à travers des mailles, où les espées, pour fortes &trenchantes qu’elles soient, sont arrestées : aussi ceste consideration de mes amis a trouvé place de m’attaindre jusques au vif, quoy que mes armes ayent assez heureusement resisté aux grands coups de la Fortune. Je sçay que mon malheur leur a donné jusques au cœur, &peut estre plus vivement qu’à moy. D’autant que l’apprehension est tousjours beaucoup plus grande que le mal mesme. Et comme quand le Soleil se commence à retirer, les ombres sont beaucoup plus grandes que les corps. Aussi quand la Fortune se retire de nous, les apparences des desastres, &le bruit qui en court, sont tousjours beaucoup plus grands que l’effect mesme que nous en |p. 48| ressentons. Ceste consideration née, non pas de la douleur, mais de la pitié, m’a plus offensé que je n’eusse pas creu. Car tout ainsi que deux Luths, l’un contre l’autre opposez, &accordez à mesme ton, rendent tous deux un mesme son, encores qu’il n’y en ait qu’un qui soit pincé : aussi noz ames, accordées de mesmes volontez, ne peuvent qu’elles ne reçoivent les biens, &les malheurs qui viennent à l’une seulement. C’est pourquoy je te prie, &si nostre amitié me donne quelque plus grand pouvoir que la priere envers toy par tout ce que je puis, je te conjure que tu les conseilles tous de veiller autant à leur guerison, qu’à ma liberté. Car ma prison me sera tres-agreable quand je les sçauray bien gueris. Et ma delivrance me seroit tres-ennuyeuse, si elle n’estoit accompagnée de leur santé. Toy, sois le premier à faire paroistre ta guerison, afin que comme à plus grand mal nous donnions commencement à ma cure, par l’accident le plus fascheux.


 Pour cet effect je te conseille d’user des mesmes remedes dont je me suis servy. Car il y a apparence que noz maux venans d’une mesme cause, puissent d’une |p. 49| mesme herbe estre tous deux gueris. Que si tu les trouves un peu difficiles,


Souvent j’ay beu, encor qu’à contre cœur,
Quand j’avoy mal, de tres-amers breuvages.


 Ce n’est pas toy, Agathon, qui te dois adoucir les remedes amers avec le miel des flatteries. Laisse cet artifice pour les enfans, &à l’imitation de ce grand Capitaine Grec, sortant le dard de ton flanc, tues en ton ennemy. Quelle marque plus honorable peut rapporter un soldat, d’avoir bien fait son devoir, que quand ses playes, ses prisonniers, &l’adveu mesme de l’ennemy, sert de tesmoignage à ses actions ? De quelles blesseures, bien que grandes, peut-il ressentir l’incommodité, ayant un si bon Chirurgien ? Les plus profondes sont alors celles, si je ne me trompe, qui luy donnent plus de contentement, comme plus certaines apparences de sa vertu &de son courage.


 Mais, me diras-tu, nous ne voyons point ny ceste bataille gaignée, ny ces ennemis vaincus : &si faisons bien tes blesseures : Ayes patience ; Agathon ; il faut que toutes choses aillent par ordre. N’est-ce pas l’ordinaire que les coups se reçoivent, &se donnent avant que la bataille soit gai- |p. 50| gnée ? Si j’avoy vaincu, il n’y auroit plus personne qui me blessast en ce rencontre. Il faut donc selon la suitte des choses, courre le hazard du combat, avant que d’obtenir le triomphe. S’il te semble qu’il y ait long temps que ceste bataille dure, &que desormais la victoire devroit estre ou à l’un ou à l’autre : Tu juges de ces choses, parce que tu en vois aux combats ordinaires : mais il y a bien difference du combat des corps à celuy des esprits. Les corps sont incontinent ou blessez ou tuez : &où la perte est apparente, la pluspart s’enfuit. Mais les esprits qui sont immortels ne peuvent par leur mort finir ceste bataille, ny par leur fuitte. Car en quel lieu du monde où ils puissent se cacher, la fortune les treuve. De sorte qu’ils ne peuvent estre vaincus que par leur volonté, qui ennuyée de tant de troubles &de traverses, ayme mieux flechir que de continuer en ceste peine. Miserable ! qui ne cognoist pas la servitude estre plus insupportable à l’esprit de l’homme genereux que des liens de fer, voire de feu ne peuvent estre douloureux au corps. Mais aussi la consideration de ceste captivité honteuse &servile, fait plustost resoudre |p. 51| ces beaux &grands esprits à tous les ennuis, voire à toutes les croix, que de flechir à leur ennemy. C’est pourquoy noz combats sont si longs. Car la patience, ou l’impatience, le plus souvent sont cause du gain, ou de la perte. Ne t’en estonne donc plus, &attendant que la Fortune ennuyée quitte le camp, resjoüis-toy avec moy, cognoissant l’occasion que le Ciel me presente de nouvelle gloire, comme le soldat, quand il est aux mains avec l’ennemy, sous l’esperance qu’il a de faire paroistre sa valeur. Pour ceste heure je ne te veux donner autre asseurance de ma victoire que celle de ce docte Pybrac,


La verité d’un Cube droit se forme,
Cube contraire au leger mouvement,
Son plan carré jamais ne se dément,
Et en tous sens a tousjours mesme forme.


 Juge, puis que c’est le chef qui me conduit, quels sont les ennemis que j’ay à combattre.



Combien la cognoissance des esprits est peu asseurée. Quel empeschement l’œil nous y donne : &quel remede il y a.

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EPISTRE VII.




 O la rude main que tu as pour une blesseure douloureuse ! Ta sonde est si pointuë, qu’au lieu de taster la playe, tu en fais une nouvelle. Te semble-il point que je sois assez rudement traitté de sa perfidie, si tu ne m’en rejettes une partie de la faute dessus. Et encores il semble que tu te vueille armer de mes armes mesmes, pour me blesser. Tu as fait, me dis tu, la mesme faute que l’Architecte, qui sur des mauvais fondemens esleve une tres-grande &haute tour. Tu te trompes, Agathon, je n’ay point fait le bastiment, mais avant que de mettre la main à l’œuvre, j’ay bien fait des preparatifs pour cet effect, &avant que de commencer, j’ay voulu recognoistre si ces fondemens que tu me reproches, estoient bons &sains : Il ne faut point que je cache la faveur que la Fortune m’a faite en cela. Et faut advouër que sans elle je m’y fusse trompé. D’autant qu’ils sembloient par dessus estre assez bien cimentez. Pour le fond je ne le pouvoy recognoistre : car la |p. 53| terre de ses flatteries &dissimulations, qui s’eslevoit haute des deux costez, m’en ostoit la veuë : de sorte que j’estoy du tout porté à l’erreur de l’imprudent maslon. Mais tout à coup ne voilà pas de grands tremblemens de terre, desquels ils furent esbranlez ? Les vents depuis suivis de quantité de pluye les descouvrirent, &destremperent, de sorte qu’au premier coup que je leur donnay, la premiere escorce s’en deffit. Et alors je cogneu qu’à la verité il y avoit des pierres, mais tres-glissantes, &liées ensemble, avec un peu de terre seulement. Or si au premier orage qui survint par apres, tout tomba de soy-mesme en ruïne, doy-je estre coulpable du peu de valeur de ce fondement ? Non certes, Agathon : ce n’estoit pas moy qui l’avoit commencé : c’estoit la dissimulation. Et faut-il s’estonner si ces feintes n’ont peu soustenir le choc des grandes traverses de la Fortune ? que si quelquesfois les pures &sinceres affections en sont esbranlées. Permets moy donc de luy dire si je plains quelque chose ce n’est pas mon amitié :


Porque tanto en bien quererte
 No pretiendo haver errado
|p. 54|  Como en haver me tardado
 Tanto tiempo à conoscerte.


 La cognoissance des esprits est bien differente de celle des corps : Car il y a plus de cachettes en l’ame, que de muscles, de tendons, de nerfs, d’arteres, ny de veines au corps. Que si la cognoissance de cestuy-cy, que nous touchons, est si difficile, encores qu’il n’y ait qu’une legere peau qui nous en empesche la veuë, combien à plus forte raison nous le sera celle de l’esprit, qui en premier lieu est caché de toute ceste masse du corps : &qui outre cela est invisible, &ne paroist que comme il luy plaist ? Mayor sçiençia que conosçer de pellejos conosçer del pellejo à dentro. Si le Chirurgien ne peut sçavoir quels sont les nerfs mesmes les plus grossiers, ny les autres choses presque plus apparentes du corps humain, sans avoir veu les Anatomies ; qui sera celuy qui se vantera de sçavoir les parties interieures de l’esprit, puis qu’il est impossible d’en descouvrir, non pas les petites parties &plus cachées seulement : mais ny mesme le tout ensemble, si ce n’est par sa volonté ? Que l’on se contente donc d’en avoir quelque legere conjecture, par la longue |p. 55| experience, comme des evenements des songes. Mais pour une verité asseurée, qu’il n’y ait personne qui soit outrecuidé jusques-là que de s’en glorifier. Car l’esprit de l’homme est un Cameleon, qui prend la couleur de toutes les choses sur lesquelles il passe. Et croy pour certain qu’encores que le souhait de ce grand personnage eust esté par la nature mis en effect, je veux dire que nous eussions eu une fenestre au droit du cœur, afin que l’œil fust juge de ses esmotions, il eust esté neantmoins impossible de recognoistre la volonté. Car puis que nous commandons à noz yeux, qui sont les miroirs de l’ame, de la representer faussement : puis que nous ordonnons à nostre langue, qui est l’interprete de la volonté, de mentir en ses desseins : &puis que nous contraignons noz actions, qui sont les tesmoings plus asseurez de nostre pensée, de disposer faussement leurs effects, pour trahir ceux qui les croiront, n’eussions nous pas bien commandé au cœur d’allantir ou haster d’avantage ses mouvemens pour le temps que l’on eust eu l’œil à sa fenestre ? Cognoi toy-mesme, disoit ce grand Oracle : comme s’il nous eust vou- |p. 56| lu dire, Profonder les secrets des cœurs appartient à moy, &à toy les tiens seulement. Que si c’est une particuliere science de Dieu, celuy qui la veut aussi avoir, n’est ce un temeraire qui veut ravir la masse des mains d’Hercule ? N’est-ce un nouveau Titan, qui veut escheller le ciel ? N’est-ce un autre Promethée, qui veut en voler le feu ? Non non, Agathon, que l’homme qui à peine sçait ce qu’il pense luy mesme, ne se vante de sonder les pensées d’autruy. Pour moy il ne faut point que j’en mente, je recognoy fort bien mon incapacité en toute autre chose : mais principalement en cela. Car il n’est pas en ma puissance de n’adjouster un peu de foy, &peut-estre toute entiere, aux paroles, &mesme si je croy la personne qui me parle, ou estre homme de bien, ou principalement mon amy. Mais puisque ceux qui restent moins de temps deçeus de ces fausses apparences, sont en cela les plus favorisez du Ciel.



 Diche lagnarmi,
Meco non o che più lo devol parmi
Vaneggiar breve, oue il pentir s’honori.


 Marquons donc de blanc ce jour, comme celuy qui tres-heureux m’a fait des- |p. 57| couvrir ces Idoles mensongeres, &ces larves faintes de la Circe de son ame. Circe pour certain en soy-mesme, mais bien differente de l’autre, car sa science n’est pas de transformer autruy, mais ses discours, son visage, &ses actions, propres en diverses metamorphoses. Je ne doy donc pas estre taxé de mon eslection : ains loüé du bien que j’ay eu de recognoistre si promptement sa fiction. Estant un grand, &indissoluble labirinthe que celuy de la perfidie.


 Et me semble que celuy ne rencontreroit point mal, qui diroit la partie en l’homme, qui empesche davantage la bonne veuë, estre l’œil : d’autant que par la fidelle representation qu’il fait à nostre entendement, de l’objet sur lequel il arreste ses rayons, il l’empesche de sonder entierement la verité, produisant en luy des conceptions, &des opinions, qui creuës par apres retiennent les forces de l’esprit comme avec des chaines liées à ces vaines Idées. En cela l’œil est un fidele miroir. Il ne cache point à nostre jugement une seule tache qu’il recognoisse en l’object opposé. Mais aussi il n’est pas en sa puissance de ne le representer. Delà |p. 58| vient qu’il repaist nostre esprit aussi tost de vanitez que de veritez. Car pourveu que le visage soit bien dissimulé, en son plaisir &en sa tristesse, il ne recherche pas la verité, mais se contente de l’apparence. Representation certes tres dangereuse : d’autant que l’entendement, qui l’a pris pour son guide, le suit &ne se prend garde que


 Il sent qu’il est tombé entre les ennemis.


 Mais, me diras-tu, quel remede pour eviter ce mal ? non autre, Agathon, sinon de croire que nos yeux ne nous veulent pas tromper, mais que plusieurs les veulent bien tromper eux : &avec ceste creance ne se laisser guiere esmouvoir à leur tesmoignage. Tu t’en peux servir tout ainsi que de ces Vedettes, que nous mettons au haut des clochers. Ils marquent d’un coup de cloche tous les chevaux qui viennent en la ville, autant les amis que les ennemis : c’est apres à ceux qui sont ordonnez à la garde de recognoistre quels ils sont. Aussi tous ceux qui t’accosteront, il faut que tes yeux t’en advertissent, mais c’est par apres à ton jugement de discerner tes amis, ou tes ennemis. Et pource il ne faut pas qu’il escoute |p. 59| seulement les rapports des yeux, ains se remette de tout à ce tres-certain bransle du temps, qui ne laisse rien de caché, tournant toutes choses de tous costez. Car la dissimulation, est comme le fard, qui dure pour un jour : mais par apres son grand lustre s’en va, &laisse le taint si terni, &cendré, qu’il n’y a celuy qui ne le recognoisse. Aussi ces ames doubles, qui taschent d’élever leurs trophées, des tromperies qu’ils font à autruy, si on les laisse quelque temps sans faire semblant de recognoistre leurs recherches, elles s’allantissent, &se faschent de travailler plus long temps inutilement. Ainsi,


Le paon loüé aussi tost fait la rouë,
Et la recache alors qu’on ne le louë.


 Il n’y a que ce seul vainqueur à cet ennemy : &tout autre qui l’attaquera courra Fortune de remarquer sa temerité par sa perte.



Qu’il faut de longue main se resoudre aux adversitez. Comment on s’y doit preparer. Et que toutes les infortunes ne viennent pas pour nous accabler.

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EPISTRE VIII.




 Je te l’advouë, Agathon, à l’instant que la Fortune nous a frappez, nous sommes un peu esperdus du coup. Car nos sens, que l’estourdissement a assoupis, ne peuvent si promptement revenir à leurs offices. Si ne t’accorderay-je pas que pour cela nous devions, comme les enfans, remettre aux larmes, &aux cris la guerison de noz blesseures : au contraire il faut aussi tost que le tintouyn nous est passé, comme personnes courageuses, ou nous resoudre à la vengeance : ou s’il se faut mettre sur la defensive, n’oublier pour la douleur rien de ce que doit une personne prudente. Et s’il faut que la mort nous aye, que nous l’allions trouver, accompagnez de l’honneur &de la vertu : &non pas attendre qu’elle vienne à nous. Car ce dilayement, aux choses qui ne peuvent s’eviter, ne peut que donner tesmoignage de peu de cœur.


Je ne croy point que celuy-là soit sage,
Qui à sa mort veut vaincre par pitié
L’effroy dernier de ce mortel passage,

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 dit une jeune fille dans Euripide.


 Si ne faut-il se tromper en ces choses. Car la difficulté est tres-grande de leur resister, si comme le prudent Marinier nous ne prevoyons en temps calme à tout ce qui est necessaire pour soustenir la tempeste. Le Gouverneur d’une forteresse ne sera blasmé, encore que son ennemy le vienne assieger : n’estant pas chose qui dépende de luy. Mais si sera bien, si ayant la commodité il n’a donné ordre à ce qui luy failloit, pour soustenir tel effort. Par ainsi il faut prevenir le mal, &en paix songer aux evenemens de la guerre. C’est en Esté que les bons mesnagers font amas de bois pour l’Hyver. Alexandre le jour de la grande bataille contre Darius cassa un soldat de ses ordonnances, parce qu’il le veid lors qu’il rangeoit ses troupes, accommoder encor la corde de son Javelot : D’autant, dit-il, qu’il falloit que cela fust desja faict. Commençons donc de bonne heure, ô Agathon mon amy, à nous preparer à ceste grande bataille, afin que nostre General n’ait une semblable occasion de nous casser : les Vignerons nous monstrent en leur art ce que nous devons faire en nostre profes- |p. 62| sion. Ils cultivent le terrain comme nous devons cultiver nostre esprit. Ils essermentent les seps, comme nous devons aussi couper toutes les superfluitez de nostre ame : ausquelles si nous ne les ostons, elle donne quelque fois plus de nourriture qu’aux bons fruits qu’elle doit porter. Et en fin ces prudens Laboureurs appuyent de paisseaux ou eschalars les vignes, craignant que les pluyes &les vents ne les jettent en terre, &que le raisin ne se pourrisse : Aussi appuyons-nous de ces vertus, qui peuvent resister aux adversitez, afin que quand elles viendront nous assaillir, nous ne nous laissions abatre &perdre tous ces fruicts, que l’esperance qu’on avoit de nous, avoit promis à nostre patrie.


 Plutarque souloit dire que pour rendre une personne parfaictement vertueuse, trois choses y doivent estre unies, la Nature, la Raison, &l’Usage. Il faut que la Nature nous incline, que la Raison nous force, &que l’Usage nous retienne. La Nature nous est un don du Ciel, la Raison s’acquiert, &l’Usage se fait. La Nature c’est le commencement, la Raison l’accroissement, &l’Usage l’accomplis- |p. 63| sement : &les trois ensemble la perfection. La Nature sans la Raison, &l’Usage, c’est un bon champ qui demeure en friche pour n’estre ny semé, ny labouré. La Raison sans la Nature &l’Usage, c’est une semence qui ne germe point, pour n’estre point mise en terre. Et l’Usage sans la Nature &la Raison, c’est un Laboureur qui chaume pour n’avoir ny semence ny terre. Trois choses qui separées sont du tout inutiles, &joinctes ensemble toute l’utilité de la vie humaine. Que jamais donc ce bon Laboureur ne cesse, ô Agathon, de labourer &semer tes terres, afin que tu n’ayes occasion de regretter quelquesfois la perte du temps.


Les hommes &les Dieux
Hayssent l’ocieux,


 dit Hesiode en ses Georgiques.


 Encor que je t’aye dit que la Nature soit un don du Ciel, toutesfois elle ne laisse par l’artifice de se rendre meilleure, comme ou en fumant, ou en arrousant, ou bien en labourant les terres on peut les engraisser, &les rendre plus capables du grain. Et en cela resouviens-toy des chiens de Lycurgus.


 Mais n’as-tu jamais pris garde pour |p. 64| quoy il y a des chevaux qui ne veulent tourner à une main : &d’autres sont aussi prompts presque que nostre volonté, à tout ce qu’il nous plaist. Cela vient que l’un n’a point esté dressé, &l’autre a passé par les mains d’un bon escuyer. Par ainsi, il ne faut pas desdaigner par la raison acquise de s’acquerir une meilleure nature : &faire comme le bon mesnager, qui ayant herité de beaucoup de biens, non seulement ne les laisse pas perdre, mais tasche honnestement de les aggrandir par sa vigilance. Ayant donc semé ta terre des plus beaux preceptes de ces grands &illustres personnages, considere leur vie, &tasche par l’usage à te rendre tel qu’ils ont esté. Car il est certain que les bonnes conditions, &les bonnes mœurs, sont qualitez qui s’impriment par longs traits de temps : &qui s’acquierent par habitude. Ne crains point en cela de ressembler à l’avaricieux, je veux dire, imiter en ta vertu la diligence &le soing dont il use en son vice. Assemble le plus que tu pourras de ces thresors en ton ame : &comme l’hydropique, qui ne peut, quoy qu’il boyve, estancher sa soif, n’estanche aussi jamais la |p. 65| tienne des vertus : mais demande tousjours à tes yeux nouveaux exemples, à ton entendement nouvelles raisons, &à tes mains nouvelles actions.


 Quand tu te seras de longue main de cette sorte preparé, attends seulement ton ennemy en bonne devotion, &asseure toy que s’il t’attaque, tu luy feras plus de mal qu’il n’y aura pour toy apparence de peur. Quelquefois l’estre presque accablé des forces de nos adversitez nous a rapporté une gloire &un contentement extreme : &les grands coups ont esté souvent la felicité de ceux que l’on a pensé d’accabler. Car de resister, est plus honorable, que d’attaquer. Parce qu’estant inferieur en puissance, on se rend égal par la vertu. Qui eust jugé voyant George Castriot, qui depuis par la grandeur de ses faits fut nommé des Turcs Scanderbeg, comme s’ils eussent voulu dire, Alexandre le Grand : Qui eut jugé, dis-je, voyant ce grand Amurates paisible possesseur de tout son païs d’Albanie, luy &ses freres entre ses mains, pour hostages en apparence, mais en effet esclaves : que tout seul apres avoir veu meurtrir cruellement tous ses freres, il peust enlever & |p. 66| maintenir ce mesme Royaume des mains d’Amurates, qui peu auparavant l’avoit usurpé sur Jean Castriot son pere. Ne faut-il pas croire, voyant tel changement, que son abaissement soir venu exprés, pour faire mieux paroistre son accroissement ? Si bien qu’il semble que la Fortune, comme on dit, l’eust reculé pour le faire mieux sauter.


 Mais, afin que tu ne te trompes, toutes les traverses que nous avons ne viennent pas de la Fortune : Quelquefois la vertu pour nous esprouver nous donne ces alarmes pour voir nostre resolution &nos volontez. Ne te souviens-tu point d’avoir leu, que Cyrus envoya demander tout l’or &l’argent de ses amis, pour essayer leur affection ? D’autresfois ce n’est pas pour essay : mais pour exercice qu’elle nous travaille, afin que l’oysiveté ne nous roüille. Ainsi Scanderbeg, duquel je te parloy peu auparavant, de deux en deux jours desplaçoit son camp, tant afin d’accoustumer au travail sa gendarmerie, que pour luy apprendre la façon de camper. Mais n’as tu pris garde que le meilleur champ s’il n’est labouré ne jette que ronces &chardons : &que le plus maigre avec une soigneuse cure se rend bon |p. 67| &fertile ? C’est pourquoy si ce n’est la Fortune, c’est la vertu qui nous fait sentir le soc de tant en tant, afin que nostre vertu oyseuse ne s’aneantisse : mais comme bonne nourrice, ayant laissé quelque temps le desir du tetin à son enfant, librement par apres le luy abandonne. Et d’autant qu’il est difficile de recognoistre qui est celuy qui nous frappe quand nous avons le dos tourné, preparons nous à toutes occasions, comme si nous estions desja aux mains avec nos plus grands ennemis. Et ainsi nous ne rendrons jamais une defense douteuse : mais, comme dit Chrysippus, quand nous mettrons la main à l’espée, ce sera une asseurance infaillible de nostre victoire.



Que la compassion plus que tout autre accident touche vivement une ame genereuse : &que c’est la mort qui rend tesmoignage de la vie.

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EPISTRE IX.




 Tu le veux donc en fin, Agathon, que je te die de quel costé les Destins m’ont laissé la peau plus tendre : car tu as opi- |p. 68| nion que comme Achille, j’ay quelque endroit qui peut estre percé. Et tu as raison. Et pour ne manquer à ta volonté je te la veux descouvrir, &encor que je la devroy celer, pour ne donner opinion de peu de courage, si estimeroy-je l’offense de ne te plaire beaucoup plus grande que la faute que je pourroy faire en cela. Mais que te pourroy-je cacher ? non pas mesmes si j’avoy le tison de ma vie, tant s’en faut je ne le voudroy point en plus seure garde que la tienne. C’est peu souvent que les lieux foibles des forteresses sont publiez par leurs mesmes Gouverneurs : Aussi est-ce peu souvent que l’on rencontre des Agathons. Bref j’ayme mieux courre le hazard qui m’en peut venir, que de te desdire de chose que tu vueilles de moy.


 Reçoy donc l’ouverture que je te fay, non pas pour obligation, mais pour gage de mon amitié : &le tout soit remis à ta discretion.


 As-tu jamais ouy dire aux Orfevres que le Diamant ne peut estre coupé ny rompu à force de tranchans, ny de coups : mais que quand on le trempe dans le sang de bouc, il s’amollit, de sorte que l’on luy |p. 69| donne par apres plus aysément qu’à toute autre pierre, la forme que l’on veut ? Fay estat que ma durté est de mesme, qu’il n’y a coup de Fortune, pour aspre qu’il soit, qui puisse m’entamer. Mais me veux-tu couper, comme tout autre, &peut estre encor plus facilement ? Approche la pitié de mon ame : trempe-la toute dans ce sang-là : &ne l’en sors point que tu ne l’ayes reduite en l’estat que tu veux. Tu trouveras qu’il n’y a rien de si mol que moy, ny qui face moins de resistance. Ceste passion ayant la mesme puissance sur ma durté que le Soleil sur la glace. Car aussi tost qu’elle se presente à mes yeux, s’ils ne luy empeschent d’esclairer jusques en mon ame, elle la fond &dissoult toute par sa chaleur. Et afin que je t’en die une preuve tres-remarquable, pour l’accident qui m’arriva, escoute moy je te prie : &si tu n’as plus de force contre ceste passion que moy, prepare toy de bonne heure au mouchoir.


 Au sortir de ma premiere prison j’allay en Savoye vers ce grand Prince, que nous avons suivy, qui peu auparavant y estoit venu de Vienne, comme si les Destins le guidoient, afin qu’il vint fermer |p. 70| les yeux dans la Province, où desja tant d’autres Princes de son sang avoient &regné &finy leurs jours. Il avoit desja souffert un tres grand assaut de son mal, &fut à tel terme que plusieurs l’avoient tenu pour mort. Il sembloit que le Cïel nous le voulust conserver encores, luy redonnant assez de force pour monter à cheval, &pour rejoindre ses troupes. Mais apres avoir supporté plus avec le desir qu’il avoit de ne nous point abandonner, sentant l’ennemy si pres, que par force qui luy fust restée de sa derniere maladie, il fut en fin contraint de se retirer à Annecy, où avec quelques particuliers il faisoit dessein de se guerir en repos. Mais helas ! celuy qui dispose de nous ne voulant nous le laisser plus long temps, l’appella, apres une tres-longue &inaccoustumée maladie. Tres-longue, car il eut quatre mois la fievre continuë : inaccoustumée, d’autant que jamais les Medecins ne sçeurent recognoistre au vray quelle elle estoit.


 Mais pour revenir à ceste pitié dont je fus viancu ! au commencement croyant son mal proceder de tristesse, je me figuroy qu’il estoit plustost long que dange- |p. 71| reux. De sorte qu’attendant sa guerison je me retiray pres de là, avec mon frere de Bussi, employant le temps tantost à la lecture, tantost aux promenoirs, &tantost à visiter ces grands Rochers &agreables precipices des ruisseaux. Mais lors que j’attendoy quelque nouvelle de sa santé, ne voilà pas un de mes amis, qui m’advertit qu’on ne luy esperoit plus de vie. Quel tressaut fut le mien ! &quel le desplaisir qui m’en demeura ! luges-le, Agathon, si jamais ce que tu as aimé a esté en telle extremité. Je monte à cheval, &ne prens repos que je ne soy pres de luy. Je le treuvay tellement abatu de la perte du sang qu’on ne pouvoit luy estancher, qu’il n’avoit presque la force de lever les bras. Aussi est-il allé traçant ses derniers jours de son sang : &la derniere goutte a esté le dernier moment de sa vie.


 O quelle veuë me fut celle-là !


Eh quel m’apparut-il ! &de combien changé
D’Hector, quand il tournoit des despouilles chargé
D’Achille, &de lancer le feu dans les navires
Des Grecs ?

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 Il avoit les yeux haves &enfoncez, les os des jouës eslevez : de sorte que la mâchoire au dessous, couverte seulement d’un peu de peau, sembloit s’estre retirée &abatuë : car ses mouvemens en estoient si apparens, qu’il sembloit qu’elle ne tint plus qu’à quelques nerfs la barbe herissée, le teint jaune, ses regards lents, ses soufles abatus monstroient bien à quel poinct son mal l’avoit reduit. Mais sa main, qui autresfois avoit emporté le prix sur les plus belles, n’estoit du tout point cognoissable : car sa jauneur, sa maigreur, ses rides, ses os eslevez &grossis, ses doigts qu’à peine pouvoit-il joindre, &joints tenir droits, la rendoient si dissemblable de ce qu’elle souloit estre, qu’il n’y avoit personne qui ne s’estonna de tel changement. Ses bras décharnez, dont les tendons paroissoient comme en une Anatomie : &ses cuisses, qui estoient de la grosseur dont devoient estre ses bras, ne pouvoient que faire esbahir ceux qui les voyoient, qu’une personne sans mourir fust reduite à ceste extremité. Sans mentir, Agathon, quand je vy ce Schelette, les larmes aux yeux donnerent tesmoignage de mon peu de force. Est-ce |p. 73| là le Prince, disoy-je, qui n’agueres de son nom emplissoit tout le monde ? &de qui la belle ambition ne pouvoit estre remplie de l’Univers ? Sont-ce là ces bras que tant de milliers d’ennemis ont si fort redoutez, &qui ne pouvoient redouter personne ? Et ceste voix que j’oy plaindre, est-ce celle-là qui donnoit tant d’espouventement aux ennemis, &tant d’asseurance aux siens ? Et parce que sa foiblesse estoit si grande, qu’il falloit le tourner quand il s’ennuyoit d’un costé. Est-ce celuy là, disoy-je, que je voy tourner dans ce linceul, de qui le courage promettoit de tourner toute la France ? Et lors comme ravy de ce que je consideroy en luy, je demandoy au Ciel :


Quel le Nume offensé, ou dequoy despitée
Junon poussa cet homme en vertu signalée
Si grand, &pitoyable, à souffrir tant de maux,
Rouler tant de hazards ?


 Il ne faut point que j’en mente, j’avoy desja sort effacé les desplaisirs de ma premiere prison. Que s’il y en restoit encor quelque tache, croy moy que la considera- |p. 74| tion de ce grand Prince l’osta bien entierement.


 Comme j’estoy sur ce penser, ne voilà pas ce Demon, qui tousjours m’accompagne, qui vint à l’oreille me respondre : Ce Prince, dit-il, que tu vois, ces bras, ceste voix, &ceste force que tu consideres dans ce lict, ne sont point ces choses que toute la France craignoit, ou aimoit si fort. Mais c’est l’esprit qui est couvert de ce corps : &duquel la grandeur se peut juger, non point par l’exterieur de ses membres, que la foiblesse du mal tient impuissans : mais par l’interieur de ses belles resolutions, dont ses paroles prennent leurs lumieres si claires, que dans la nuict mesme de ses plus cruels travaux, elles reluisent &r’allument un beau jour. Considere quelle constance est la sienne à essuyer les larmes de ses serviteurs, les exhortant à la resolution de sa mort. Et encor que ses discours soient comme mettre feu à feu, larmes à larmes, &morts à morts dans le cœur de ceux qui le voyent : si est-ce qu’ils donnent tesmoignage que cet esprit invaincu durant sa vie, ne peut estre esbranlé de ses desseins par la plus prochaine horreur de la mort.

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 Ce fut donc le desir de l’ouyr qui me portoit d’ordinaire pres de luy. De la bouche duquel il ne sortoit desja plus des paroles humaines, mais des Oracles. Et afin que tu juges combien en un corps si malade il avoit l’esprit sain. Oy je te prie ce qu’il me dit aussi tost que je fus de retour.


 Il est vray, disoit-il, au commencement de mon mal, je me suis moy-mesme esmeu à pitié. Il me faschoit qu’au plus beau de mon aage il me fallut fermer les yeux, &laisser mes chers amis.


 J’avoy veu, continuoit-il, le Duc de Nemours plein de tout ce qui pouvoit plaire au monde, estimé, honoré &redouté : &considerant qu’il luy falloit si promptement laisser toutes ces choses : sans mentir j’avoy quelque pitié de tant de chaleurs souffertes, &de tant d’hyvers desdaignez pour cette gloire. Mais depuis recognoissant qu’en toute façon il faut partir : &que personne ne peut s’en exempter, ô que je l’ay estimé estre favorisé du Ciel : puis qu’il luy est permis de s’en aller, non point à la desrobée, ou à l’impourveuë, mais tellement disposé à son voyage, que si la Fortune luy estoit |p. 76| redevable de quelque chose, par ceste faveur, elle sort entierement de ses debtes. Laissons donc, disoit-il, en fin ce desir de mourir en une bataille pour nous signaler. Car celuy qui meurt comme il doit, ne se peut signaler d’avantage. Que s’il est honteux de ne nous vanger de l’injure que l’on nous fait : il est bien plus honorable d’estre tué de la fievre que d’un soldat : puis que l’on ne peut en estre taxé, ne s’estant encor trouvé personne qui luy ayt peu resister. Et mourir de la main d’un soldat, c’est tousjours estre inferieur en quelque sorte à un homme. Contentons-nous donc d’avoir vescu jusques icy : &de n’avoir pas tousjours vescu en vain. Et remercions Dieu de l’eslection qu’il a faite de cette mort pour moy. Je te jure, Agathon, que voilà les mesmes termes, &beaucoup des mesmes paroles dont il usa. Mais je te prie escoute le reste.


 Deslors qu’il se recogneut en danger, il se fit promettre aux Medecins, que quand ils le jugeroient pres de sa derniere heure, ils l’en advertiroient. Se sentant reduit à l’extremité, &recognoissant à peu pres la grandeur de son mal, il leur |p. 77| demanda luy-mesme, sans s’estonner, si sa fin estoit proche. Et ayant sçeu qu’il estoit en tres-grand danger si la veine se r’ouvroit : Or sus, dit-il, ne faut pas attendre l’extremité : il vaut mieux avoir beaucoup de temps de reste, que s’il nous en manquoit un moment. Et lors, apres avoir fait ce que nous devons tous comme Chrestiens, il joint les mains : &les yeux tendus au Ciel :


 J’ay, dit-il, autres fois esté aussi pres de la mort que je le sçauroy estre à cette heure : &la mesme priere que je te fis, je la fais encores. C’est (ô mon Dieu) que ta volonté soit faite. Apres il fit appeler son frere, &tous ses Gentils-hommes, qui estoyent pour lors pres de luy : &les nommant tous par leurs noms, &leur disant le dernier Adieu, les toucha tous en la main. A l’un luy recommandant une chose : &à l’autre le faisant ressouvenir de sa particuliere affection. En fin d’une voix de tant en tant de la foiblesse interrompue : Il leur parla à tous ainsi.


 Dieu me soit tesmoing, mes A mis, s’il y a rien, que je laisse avec tant de regret que vous. Je sçay que vous avez desdaigné tout ce qui vous devoit estre |p. 78| de plus cher pour moy ; &toutesfois je suis contraint de vous abandonner. Mais pour mon contentement, vivez avec ceste creance que, de n’avoir encores peu satisfaire à voz merites est mon plus grand desplaisir. Toutesfois je vous laisse un autre moy-mesme, qui comme de toute autre chose, heritera particulierement de ma bonne volonté envers vous tous. Je vous supplie de remettre en luy, à ma consideration, toute l’amitié dont vous m’avez obligé : &je m’asseure que la Fortune que avec vous j’avoy commencée, luy permettra de recognoistre voz services &voz affections. Lors reprenant un peu d’haleine il tourna les yeux languissans sur son frere ; &apres l’avoir quelque temps consideré : Et vous, mon frere, luy dit-il, si vous avez quelquesfois creu que je vous aye aymé, recevez, je vous supplie, à ce coup mes paroles, non seulement comme venant d’un frere, mais d’un frere &amy. Entre les plus chers thresors que je vous laisse, je vous donne mes amis, à qui je viens de dire Adieu, &plusieurs autres, que je sçay qui ne vous manqueront. Aymez les, &les cherissez : &pour leurs merites, &pour |p. 79| mon amitié, faictes qu’ils ressentent de vous les fruicts de l’esperance qu’ils ont eu de moy : &desquels non moy, mais ma fin precipitée les a deceus. Vous pouvez avec eux vous bastir une tres belle &tres honorable Fortune, qui le seroit desja, si la Fortune mesme dés le commencement n’eut fait dessein de contrarier mes desseins : &certes je partiroy trop content, si je vous eusse laissé vos affaires asseurez. Toutesfois je ne pense y avoir peu advancé en l’acquisition que je vous ay faite de tant d’honnestes hommes. Puis qu’ils se sont donnez à moy, comme de chose mienne, je vous en fay mon heritier. Mais avec cette condition, que toute autre chose que vous aurez de moy, ne vous sera rien à l’esgal de celle-cy.


 Voilà la premiere requeste, que je vous fay. La seconde, je l’accompagneray de cette authorité que l’aage m’avoit donnée sur vous : par laquelle je vous adjure de ne vous esloigner jamais de l’Eglise Catholique. Et en cette derniere occasion qui vous a mis les armes à la main, ne vous separez jamais de nostre S. Pere. Quand il n’y aura plus de l’interest de la Religion, je remets à vostre discretion |p. 80| de poursuivre vos affaires, comme le temps le portera. Mais sur tout ayez en toutes vos actions Dieu tousjours devant les yeux : &recerchez de luy toutes vos Fortunes. N’ostez jamais de vostre memoire le lieu d’où vous estes yssu : &quels exemples de Vertu vos Ancestres vous ont laissez, afin qu’à leur imitation, vous ne fassiez chose indigne d’eux. Et vivez tousjours avec ce dessein, de laisser à ceux qui viendront de vous plustost de la gloire de vostre memoire, que de grands biens de vostre heritage. En ce lieu la voix luy defaillit. Et s’estant un peu renforcé, il continua.


 Que si vous avez à observer quelque priere que je vous ay faitte, apres celle de Dieu, ayez cette-cy en memoire ; Vous sçavez, mon frere, que nous avons une Mere, à laquelle, outre l’obligation generale, nous sommes particulierement tant redevables, que ce seroit double ingratitude si nous ne le recognoissions. Je vous supplie, puis que je ne puis avoir ce dernier contentement de luy baiser la main, &recevoir sa benediction, à la premiere veuë que vous en aurez, de la recevoir en mon lieu. Et luy faire entendre, |p. 81| combien le desplaisir m’est grand, de n’avoir peu luy rendre le service que je luy devoy. Et que je la supplie que l’affection qu’elle m’a fait paroistre revive en vous : afin que de vous elle reçoive les services à quoy mon devoir m’obligeoit. Honorez là, &la servez : &si vous ne voulez que Dieu vous en punisse, ne sortez jamais de ses commandemens. Et pour le dernier bien que j’espere recevoir des hommes, promettez moy, mon frere, que mes prieres me sont accordées de vous : lors à toute peine il luy tendit la main. Son frere, qui fondoit en larmes, plus par ses sanglots que par les paroles (car ils la luy interrompoient) luy donna asseurance de ne point sortir de ses commandemens. Lors


Tendant contre le Ciel les yeux ardants en vain,
Les yeux : car les liens luy retenoient la main.


 Liens helas ! de sa foiblesse, il dit : O mon Dieu que je meurs content, ayant les trois biens que j’ay tousjours le plus requis : Dire A dieu à mes amis : voir mon frere : &mourir advisé. Et se tournant à l’Evesque il luy demanda sa benediction, tant pour mourir en l’obeyssance de l’Eglise, que pour luy tenir lieu de celle de sa mere.


 Dy moy, Agathon, qui eust peu tenir les larmes en telles occasions, n’eust il pas esté insensible plustost que constant ? Quant à moy s’il n’y en eut point eu d’autres que mon sang, je croy que le cœur me l’eust envoyé aux yeux. Mais considere la constance dont il poursuivit.


 La peine qu’il avoit euë à parler luy fit venir une foible sueur par tout le corps. Il se tourne froidement aux Medecins : La sueur de la Mort, dit-il, est elle chaude ? Et luy estant respondu, que non : Nous avons donc, adjousta-il, encores quelque temps à combatre. Sur cela la veine se vint à r’ouvrir. Voila le sang qui luy sort en si grande abondance, qu’il y en eut mesmes des gouttes qui luy passerent par les yeux. Le bon Pere Esprit, qui estoit pres de luy ; ne pouvoit presque cacher ses larmes. Se cognoissant alors &pour ses forces affoiblies, &pource que les Medecins luy en avoient dit, qu’il estoit au dernier moment de sa vie, il fit appor- ter le Crucifix. Et apres l’avoir baisé, comme il saignoit incessamment : Mon pere, dit-il à ce sainct Religieux, nostre Seigneur ne mourut-il pas aussi en seignant ? Et luy ayant respondu qu’ouy : Or prions le donc, continua-il, puis qu’il honore la fin de mes jours de quelque ressemblance de la sienne, que comme il respandit son sang pour laver la faute d’autruy, que celuy que je respands puisse tellement laver les miennes propres, qu’elles en soient effacées en sa presence. Lors comme ravy en cette consideration, il arresta de sorte les yeux sur les playes qu’il voyoit au Crucifix, que quelque abondance de sang qu’il perdit, quels remedes qu’on luy fit, on ne veit jamais qu’il les en retira.


 Mais une chose des plus loüables de sa maladie, c’est que durant cette grande seignée il ne voulut oncques souffrir recepte de parole, parce que tels moyens de guerir sont defendus de l’Eglise. Et comme quelqu’un de ses serviteurs l’en importuna fort, luy representant le danger qu’il y avoit pour sa vie. Et quoy ? respondit-il, s’il n’y avoit point de sorciers, le Duc de Nemours ne vivroit donc |p. 84| point ? Quelques autres luy vouloient faire venir un Medecin Huguenot ; les Huguenots, dit-il, sont ennemis du Dieu que je sers. Recourre à eux pour luy sauver un serviteur, n’est-ce pas offenser sa puissance ?


 Je te jure, Agathon, que le ressouvenir de ces choses m’efforce encores de telle sorte, que je ne puis m’y arrester, sans flechir encor un coup à la pitié. Permets moy donc de couper icy mon discours, puis que la poursuitte m’en couste autant de larmes que de lettres à l’escrire. Qu’il te suffise que je t’aye monstré le lieu foible de ma forteresse, sans me commander encores que j’y face la breche. Et pour clorre ce fascheux ressouvenir, servons nous à ce coup de Seneque : La mort, dit-il,est la seule qui prononce l’Arrest diffinitif de ce que nous avons esté, ou non. Par elle donc juge quelle a esté la Religion, la vertu, &la grandeur du courage de ce grand Prince. Et preparons-nous de donner, à l’imitation de la chandelle qui rend sur sa fin plus de clarté, tel lustre à noz actions passées, par nostre mort, que rien n’en demeure douteux. Ainsi nous nous ferons paroistre vrais imita- teurs &dignes serviteurs d’un tel Prince. Et adieu.



Que le conseil est creu dont le Conseiller mesme se sert. Que le bien acquis avec peine est le plus honorable. Que les faveurs de la Fortune sont tesmoignages de nos defauts. Et que c’est signe de vertu que d’estre souvent attaque du malheur.

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EPISTRE X.




 Veux-tu que je croye ton conseil estre bon ? fay toy-mesme ce que tu me conseilles : N’imite point la trompette, qui se contente d’animer &d’eschauffer les guerriers au combat. Avant que d’entreprendre ma cure, Medecin, gueris toy-mesme. Puis que du coup qui me blessa tu as senty la douleur du contre-coup, qui est dangereux d’un sac. Fay paroistre qu’en la guerison de ta blesseure, tu te sers des mesmes ferremens, &de mesmes onguents que tu me proposes. Ce qui authorise davantage les conseils, c’est quand le Conseiller mesme s’en sert. Car fais |p. 86| estat que pour les raisons, les menteries sont quelquefois si bien desguisées, qu’il est impossible du premier coup de les discerner. Qui est celuy s’il veut persuader quelque chose, qui ne se couvre, &ses conceptions aussi, de quelque apparence vray semblable ? A peine que je croye tes remedes estre bons pour moy, tant que je te les verray inutiles. Toutesfois pour te monstrer par l’experience combien la bonne opinion que le malade a de son Medecin peut profiter à sa santé, encor que je ne voye point la preuve de tes remedes, asseuré toutesfois sur ton amitié je ne laisse de m’en servir, comme s’ils estoient tres-experimentez.


 Or tu me dis que j’aye bon courage, &que je me ressouvienne qu’il n’appartient qu’aux grands esprits d’estre butte aux grands coups de la Fortune. Il me semble, mon amy, que si depuis le temps que je suis en son eschole je n’avoy appris quelque chose d’elle, elle auroit bien occasion de plaindre les instructions qu’elle m’a données, &moy le temps que j’ay employé à estudier. Fay ton compte, &par là tu cognoistras combien j’y suis ac- |p. 87| coustumé : que toutes les Lunes qui se passent sans me donner quelque nouvelle leçon de ce maistre, je reste beant comme le cheval à l’avoine, quand il cognoist approcher l’heure de son ordinaire. Et pour te parler ouvertement de ma vanité, puis qu’elle ne peut estre aux bonnes, je la mets aux mauvaises Fortunes. De sorte que quand à l’imitation du Paon je veux faire la rouë de mes gloires : je mets au premier lieu les desplaisirs, les traverses, les pertes, &les malheurs que j’ay supportez : &les plus grands sont les yeux de mes plumes que je juge les plus esclatans.


 Mais aussi parlons avec raison. Quelle gloire est-ce à un Prince de se voir seigneur d’un peuple qui se donne à luy, sans qu’il mette la main à l’espée, ou qu’il y employe ny artifice d’esprit, ny peine du corps : au prix de celle qu’il acquiert, quand apres avoir sous un Mars douteux gaigné plusieurs batailles, forcé une à une toutes les villes, en fin il fait son entrée dans la principale : &que la breche de ses canons luy en ouvre la porte, &à toute son armée : De laquelle alors les estendars rompus, les harnois décloüez, |p. 88| &yvres du sang des ennemis, &du leur mesme, sont augmentation &de gloire &de contentement ? N’est-ce pas cela s’acquerir par sa vertu, ce qu’autrement il semble que l’on reçoive en don, &sans nulle autre apparence de son merite que la seule faveur du Ciel ? Les pleurs d’Alexandre, quand il oyoit les conquestes de son pere, ne procedoient que de ceste seule consideration. Qui sera celuy qui ne sçaura suyvre la Fortune, quand, comme Ænée son petit Julus, elle le conduira par la main ? Mais qui sera celuy qui vaincra ses coups, qui desdaignera ses playes, &qui du sang propre qu’elle tirera de son corps, sans flechir à sa cruauté, aura le courage de l’estouffer ? Se vante donc de ses bonnes Fortunes qui voudra. Quant à moy j’estime mille fois plus mes malheurs. Car ils sont esclaves de leurs Fortunes : &sont contraints de leur obeïr, comme ses playes, &mercenaires : mais j’appelle mes malheurs miens, d’autant que je les ay surmontez, &que comme serfs je les tiens sous moy. Lors qu’ils content, pour tesmoignage de leur gloire, les biens que ceste Fortune leur a faits, ils ressemblent à ceux qui pour se dire ri- ches, racontent les Banquiers ausquels ils sont redevables de tres-grands emprunts. Fort à propos Jocaste remonstre dans Euripide à son fils Eteocle, que


Les mortels n’ont point de biens propres.
Ils ne sont que les Procureurs
Des Dieux, qui donnent &retirent
Les richesses comme il leur plaist :
Si bien qu’elles ne sont point stables,
Mais journalieres seulement.


 Si les choses que la Fortune preste ne se devoient jamais rendre, il y auroit certes quelque apparence de se resjouyr de ses faveurs. Mais l’usuriere qu’elle est, ou elle retire incontinent son principal avec une tres grande perte de celuy qui l’a eu : ou si elle le laisse pour quelque temps, c’est avec de si grands interests, qu’ils trainent avec eux la ruine entiere du debteur. Donc nous loüer des faveurs de la Fortune, c’est proprement estaler noz necessitez.


 Et si je te diray une chose, que de long temps j’ay remarquée, &dont je veux que tu te ressouvienne. Il y a deux sortes de Fortune, plus coustumieres : l’une ve- |p. 90| hemente, &l’autre lente. Alexandre &Cyrus furent favorisez de la premiere en leurs conquestes. Et non seulement ceux là, mais tous les autres grands Capitaines, qui ont par des grands changemens donné cognoissance de leur prosperité, comme Cesar, Octave : &mesmes encor de moindres que ceux-cy, comme Annibal, Pompée, &bref tous ceux dont les armes ont donné cognoissance de leurs effects. De l’autre ont esté favorisez tous ceux de qui le repos seulement a esté la Fortune. Or la pluspart de ces derniers, à qui l’on croit qu’elle rie, ne reçoivent point d’autres faveurs d’elle, sinon qu’elle ne les defavorise point : Car leur laissant ainsi trainer la vie doucement, il semble qu’ils soient heureux. Et c’est de ceux-cy que parle Ennius, quand il dit :


Celuy-là est heureux qui ne ressent du mal.


 Et Euripide en son Electre :


Qui avec la santé n’a nul coup de Fortune,
Vit entre les mortels bien &heureusement.


 Mais pourquoy penses-tu qu’il y ait tant de petites rivieres qui n’ont point de pont : &que nous ne voyons point de grands fleuves, comme le Rosne, Seine, Loyre, Garone, qui n’en ayent en divers |p. 91| lieux ? Il semble que ces grands fleuves soient plus subjects que les petits ruisseaux, puis que par l’industrie des ponts ils sont presque comme coupez, &contraincts de recevoir la terre sur eux, qu’ils ont accoustumé dessous, sans que leur fureur nous puisse retarder de leur passer dessus en toute asseurance. Cela, Agathon mon amy, ne vient d’ailleurs que pource que nous desdaignons ces petites rivieres, desquelles le cours ny la profondeur ne peuvent retarder ny la profondeur ne peuvent retarder ny interrompre noz voyages. Ce que feroient bien ces grands fleuves, si par l’artifice des ponts nous ne r’attachions une terre avec l’autre. Aussi la Fortune ne fait point de mal à ces personnes de peu : parce qu’eux mesmes n’en peuvent faire à personne. Ceste Chymere, (car ainsi il me plaist d’appeller la Fortune) a ceste coustume, de ne dresser jamais ses traits en lieu où la peine qu’elle y prend, ne puisse estre égalée par l’effect qui en reüssit. C’est pourquoy.



Si comme il folgore non cade
In basso pian, ma su l’eccelse cime,


 Elle les fait descendre sur les grands Empires seulement. Que si quelquesfois |p. 92| elle pointe plus bas, c’est pour peu à peu rapporter ces changemens à de plus hauts desseins. Car comme pour renverser une muraille il faut commencer d’en oster une pierre, qui au prix de la masse entiere semble n’estre rien : aussi ces coups qu’elle donne aux personnes particulieres, ne sortent jamais de sa main que pour commencer quelque plus haute ruïne. Or se vantent donc à cette heure ces personnes à qui la Fortune ne daigne seulement tourner les yeux, &ils cognoistront que c’est pour estre trop inutiles à ses desseins. Quand les Romains domptoient ces peuples de la Grece, ou les autres leurs ennemis, &que leur victoire meritoit le triomphe, qui est-ce, à ton advis, Agathon, qui accompagnoit le chariot du vainqueur ? Les Roys, les fils de Roys, les grands Capitaines, ou telles autres personnes remarquées, &desquelles la vertu vaincuë pouvoit estre augmentation à leur gloire. Mais que penses-tu qu’ils fissent de la tourbe du menu peuple ? Ils la laissoient en leurs maisons, sans autre plus grand mal, que d’estre tributaire du Senat : d’autant que la Fortune jugeoit cette populace indigne de res- |p. 93| sentir ce grand coup. Et tout ainsi qu’aux duels on ne perd pas le temps à frapper l’ennemy sur les doigts, ou sur le bout des pieds, mais on tasche d’adresser tous les coups aux parties qui sont les maistresses de la vie : de mesme la Fortune dans ce duel qu’elle a avec toute une Monarchie, n’essaye d’atteindre que les parties nobles d’un Estat, sçachant bien que les moindres ne subsistent que par la vie des autres.


 Or considere, mon amy, si ces remedes, joints avec ceux que tu m’as envoyez, ne sont capables de consolider une plus grande playe que la mienne ? Aussi tant s’en faut que je me plaigne du sang que j’ay respandu estant blessé, ny de la douleur que j’ay ressentie avant que d’estre pensé ; que je m’en louë, &la remercie du jugement qu’elle fait de mon merite, me croyant indigne de ses coups, &si souvent redoublez. Car deux vanitez tout à la fois me naissent de cette consideration. L’une, que puis que je me fay voir à elle, il faut que ce soit quelque chose que de moy : &l’autre, que puis que nullement soustenu de ses faveurs il faut qu’elle perde tant de coups l’un sur l’au- |p. 94| tre eslancez, pour me pouvoir abattre, que ma force ne soit pas petite.


 Il me souvient sur ce propos d’un discours que fait un certain Philosophe que je te diray pour la conclusion de cette lettre : La Fortune, qui ne veut les actions des mortels estre conduites que par sa seule puissance, s’offence infiniment quand elle void le sage s’appuyer sur sa seule vertu. C’est pourquoy à ceux-là plus qu’aux autres elle fait ressentir sa force. Fay donc estat, quand tu vois que par diverses fois elle attaque une mesme personne, que c’est sa vertu, &non pas luy qu’elle combat. Car les autres du premier coup elle les accable, sans qu’il luy faille recourre aux secondes armes. Bon soir, Agathon, &te console par cette sentence des divers assauts que la Fortune nous donne, comme tres-asseuré tesmoignage que ce n’est pas nous qu’elle combat : mais ce qui est en nous.



 Que le bon-heur le plus souvent est de n’avoir tous les maux que nostre imprudence &le desastre nous ont preparez. Que la Vertu est la butte de la Fortune. Que toutesfois il est plus honorable de souffrir pour la suyvre, que d’avoir du bien autrement.

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EPISTRE XI.




 Fay ainsi : s’il y a apparence que quelque mal te doive arriver, prepare toy à ce qui est plus insupportable : &te persuade qu’il ne se peut éviter. Par ce moyen s’il t’advient, tu le supporteras d’autant plus aysément, que les coups preveus nuisent moins. S’il ne t’advient pas, tu t’en resjouyras, non comme ayant evité un mal, mais comme ayant acquis une bonne Fortune.


 C’est ainsi que la plus part de ceux que nous estimons tant heureux en use, sans y penser. Si un prisonnier se sauve, ne dit-on pas qu’il est heureux ? Si le pied glisse à quelqu’un, &qu’il tombe du haut d’une tour sans s’offencer, n’est-il pas heureux ? S’il a eu quelque grande playe, &qui ait esté jugée mortelle, s’il en guerit ne dit on pas qu’il a de l’heur ? Si cela est estre heureux, l’on ne l’est donc, que d’autant que l’on a esté malheureux ? Je trouve bien, quant à moy, que celuy l’est d’a- |p. 96| vantage, qui n’a point l’heur de se sauver, d’autant qu’il n’est point prisonnier : Qui n’a point la Fortune de tomber de si haut, sans se blesser, d’autant que le pied ne luy est pas glissé : &qui n’a point la faveur de guerir d’une playe mortelle, pour ce qu’il n’a point esté blessé. Et toutesfois d’autant qu’il n’aura eu ce premier mal-heur, il ne sera pas estimé heureux. Et cela parce qu’estant prisonnier, que tombant, &que se sentant si fort blessé, &luy, &ceux qui le voyoient, s’estoient imaginez qu’il deust avoir le plus grand mal qui peut advenir de ces desastres : &s’estoient tellement figuré impossible, que ces choses se peussent eviter, que venant à se sauver, hors de toute esperance de leur salut, ils ne le prennent pas comme esloignement du mal : mais comme un bon-heur particulier. Et sans mentir celuy-là se peut dire heureux. Mais j’eusse creu qu’il l’eust esté davantage si la Fortune ne luy eust donné juste occasion d’apprehender ce mal. Vy donc avec cette creance d’ores en avant, que la Fortune en plusieurs n’est que de n’avoir pas tous les maux que leur imprudence ou le desastre leur a preparez. De cette façon en toutes mes infortunes je me suis tousjours trouvé heureux : pource qu’il me pouvoit tousjours advenir pis. Et me semble que le creancier, qui se contente de la moitié du payement, pouvant par ses mains propres se payer du tout, use d’une tres-grande courtoisie.


 Mais tu me dis par ta lettre, que la Fortune en cela fait envers moy comme le tyran envers ses subjets. Car encores qu’il ne les aime, ou qu’il n’en aye point de pitié, toutesfois il ne les ruine point du tout, de peur que par apres il n’en puisse plus tirer de service : Qu’elle aussi ne m’accable entierement, pour avoir tousjours une butte à ses traits. O que tu me fais de faveur de me dire cela ! Et pleust à Dieu que ce fut l’occasion de mes traverses, &de mon vivotter ! Il faudroit bien que mon mal fust grand, s’il estoit esgal à mon plaisir. Car si la Fortune avoit ce dessein, croy moy, que comme Hannibal, je ne cederoy le second, ny le premier rang à personne de mon siecle.


 C’est la seule vertu qui est la butte de la Fortune. Et où tu vois plus de ses traits de cochez, c’est où la vertu a plus de for- |p. 98| ce. A ces vieilles &foibles murailles, il ne faut que deux ou trois volées de canon, à les mettre en poudre : mais aux rempars qui sont faits avec l’artifice necessaire, ô qu’il faut rapointer de coups ! O qu’il faut r’affrechir de fois, avant que d’avoir seulement rompu l’ordre des gazons ! Toutesfois je te veux dire quelle opinion j’ay de moy, afin que tu ne me croyes si remply de vanité, que par tes paroles je me laisse emporter hors de la cognoissance de moy-mesme. Entre les personnes d’honneur je ne doute point que je ne sois en quelque consideration : &peut estre plus grande que je ne merite. Mais en cela, les ennemis de la fortune m’ont plus aydé, que chose qui soit en moy, exceptée l’eslection que des mon enfance j’ay faite du chef, que je n’ay jamais eslongné.


 Et me sçaurois tu dire pourquoy on estime si fort les soldats des vieilles bandes, encores que bien souvent ceux qui sont ainsi estimez, en tout le temps qu’ils auront porté les armes, n’auront pas ensanglanté deux fois leurs espées : &selon que le hasard l’aura voulu peut-estre auront ils passé les plus grands dangers |p. 99| dans le milieu de douze ou quinze mille hommes. Si bien que quand ils eussent voulu fuir, ils ne l’eussent peu faire, pour estre de tous costez encernez de leurs compagnons. Et toutefois ils sont bien souvent plus estimez que plusieurs autres, qui en divers rencontres se seront valeureusement signalez ? Cela ne leur vient point d’ailleurs que d’avoir esté soldats dans les troupes qui ont acquis tant de reputation. Doncques leur eslection les honore plus que les propres vertus. Non autrement, si pour avoir esté en tant de rencontres contre la Fortune, j’ay merité quelque gloire, c’est seulement à mon eslection, &non point à mon merite à qui elle est deuë. Car je me suis tousjours proposé pour chef ce grand Capitaine de la Vertu : &ay tant accoustumé de me ranger aux occasions qui se presentent sous l’estendart qu’elle porte de l’honneur, que je ne croy pas que la Fortune espere plus de m’en pouvoir divertir.


 Or si je te semons de prendre le mesme sentier que j’ay esleu, je crains que tu ne vueilles plustost l’éviter pour ne recevoir les payemens que je tire de mon service. |p. 100| Mais si te veux-je prier de te ressouvenir, que tous les soldats qui un jour de bataille tiennent un mesme rang, ne rencontrent pas tous une mesme Fortune : car les uns par leur sang, &par leur mort, acquierent la victoire, dont les autres jouyssent : De mesme encor que tu tiennes ton bouclier joint au mien, pour cela tu n’auras pas ma mesme avanture. Et que ceste crainte ne te face esloigner de ton devoir, non plus que le soldat ne fuit pas de sa place, pour voir son compagnon mort à ses pieds. Si tu manquois pour la consideration de mon mal à suivre ce que tu dois, tu tomberois en un beaucoup plus grand malheur, que celuy que tu pense rois d’eviter. Car il est plus honteux de se conserver en la suite des vicieux, qu’il n’est dommageable de mourir avec les personnes d’honneur.


Il est beau de mourir enterré dans ses armes.


 Une vie honteuse, est plus ennuyeuse que la mort : Et une belle mort plus agreable, que la vie douteuse en son honneur.

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 Prens donc cette belle Amazonne pour guide, de qui le seul tiltre d’estre soldat, raporte plus de contentement, que ne peuvent donner de peine les difficultez que la Fortune nous y oppose. Toutesfois s’il advient que tes rencontres sympathisent en quelque sorte avec les miens, sers toy de mes armes, &te fie à ton amy, qu’elles sont fort à preuve. Or je te les envoye de bonne heure, à fin que quand l’occasion s’en presentera, tu t’en puisses servir. Car il n’est pas temps de les chercher quand l’ennemy est aux mains avec nous.


 Dernierement lisant Gil Polo, il me donna un tel conseil,


 Mas pues que la Fortuna en el bien, y en el mal, tiene por tan natural la inconstancia : lo que toca al hombre prudente, es no bivir confiado en la possesion de los bienes : ny desesperado en el suffrimiento de los males : antes bivir con tanta prudentia que sepassen los deleytes, como cosa que no ha de durar, y los tormentos como cosaque puede ser fenescida.


 Mais moy je te conseille que si tu as du bien, tu en jouïsses, avec asseurance que tu en peux avoir encor davantage : &si tu as du mal que tu le supportes le plus dou- |p. 102| cement que tu pourras. Car la patience suffit pour nous rendre superieurs de toutes les plus facheuses infortunes. Et lors tu t’acquerras cette vertu plus facilement, si tu l’accompagnes de l’opinion du bien. Et encor que se trouvant vaine elle rapporte quelque desplaisir, si n’est-il point si grand que de vivre parmy les plaisirs en continuelle alarme. Car avoir du bien, &craindre de le perdre, c’est desja l’avoir presque perdu. Attendons doncques de nous en priver quand il s’en ira, ou quand la Fortune le r’appellera : sans advancer &precipiter son depart par nos doutes.


 Qui pourra jouïr du bien d’une amitié, avec opinion de la devoir perdre quelquefois ? Je ne me ressouviens d’avoir jamais leu une plus indigne sentence d’un homme de bien que celle de ce Philosophe, qui disoit qu’il falloit vivre de sorte avec nostre amy, que nous nous ressouvinssions qu’il pouvoit estre nostre ennemy. Car dés l’heure que ce soupçon est nay, l’amitié meurt C’est la vipere qui en naissant tuë sa mere. Tant s’en faut, c’est la lampe qui meurt à faute d’huyle, parce que le soupçon n’est que faute d’a- |p. 103| mitié, puis que l’amitié engendre la confiance, qui est le contraire de ce vice. Mais quand elle ne mourroit pas, pourquoy est-elle aimable, que pour le don qu’elle nous fait d’un autre nous mesmes ? Que si l’on oste l’asseurance d’entre les amis, c’est comme ce puissant homme, rompre le pilier principal du Temple, &avec sa ruïne s’y ensevelir. Je veux donc jouïr de la tienne, non avec cette crainte : mais avec asseurance que comme


Ce grand Arbre ombrageux ne fut qu’une houssine :


 Qu’aussi puis que l’extremité des choses humaines ne peut mettre borne aux affections des hommes, elle ira tousjours augmentant, &nous comblant de nouvelles joyes, &de nouvelles felicitez.



 Comment on doit user du bien &du mal. Quelle sorte de guerre la Fortune &la Vertu ont ensemble. Et d’où vient qu’il y en a quelquefois qui n’ont point de malheurs.

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EPISTRE XII.




 Regarde en cela quel est mon humeur. Je suis plus aise que tu ayes reprins mon conseil, que si tu t’en estois contenté. Car je ne reçoy pas tant de contentement de voir mes opinions suyvies comme loix, que de cognoistre le progrés que tu fais en la vertu. Si tu n’eusses recogneu le defaut qui estoit en la conclusion de ma lettre d’hier, j’eusse creu que ton esprit n’estoit capable de plus haute volée : Que si tu me demandes pourquoy je t’escry de ceste sorte, je te respondray que


Cossi a l’egro fanciul porgiamo aspersi
Di soave licor gli orli del vaso
Succhi amari ingannato in tanto ei beve,
Et da l’inganno suo vita riccue.


 Il s’est trouvé quelquesfois des personnes si rudes en leurs preceptes, que leur parole estoit plus mal-aisée à supporter que leurs comandemens. Ce qui bien souvent en a plus esloigné de la vertu, |p. 105| que les difficultez mesme qu’il y a à la suyvre. Car trouvant à l’entrée de ce Temple ces aspres Druides, que pouvoient-ils croire qu’il y eust dedans que des supplices insupportables ? Ne voulant donc tomber en cet erreur, quand il m’a fallu respondre à Gil Polo : car je sçavoy que tu en avois le livre entre les mains, je n’ay voulu t’eslever du bas de la terre incontinent jusques sur le Ciel : mais m’a semblé de choisir un milieu, d’où, apres t’y avoir un peu laissé reprendre haleine, mon dessein estoit de te hausser au second coup jusques à la perfection. Mais puis que sans te reposer tu sens ton aisle assez forte pour me suivre, tiens ce mors de Pallas, avec lequel tu guideras d’ores en là ce cheval volant de ton esprit, contre les vents de tes affections. Gil Polo a failly en ce qu’il a osté la douceur des contentemens, y joignant ceste crainte asseurée de les devoir perdre : &moy en la trop grande esperance de devoir tousjours augmenter en ces biens : mais c’estoit comme l’eslisant pour moindre mal, duquel par le commandement des plus sçavans nous devons tous-jours faire eslection.

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 Or à ceste heure, avec Epictete, je t’instruiray brievement, mais veritablement, comme il en faut user. Figure toy que dés l’heure que nous naissons, Dieu nous convie à un banquet, duquel nous ne partons que quand nostre âme nous abandonne. Les bons vivres sont les bonheurs : &les mauvais sont les infortunes. Or pour estre dits bien civilisez, il faut qu’en ce grand banquet nous observions ce qu’ordinairement on void en tels lieux s’observer entre les honnestes personnes. Quand on vient porter la viande, il ne faut pas gouluëment la devorer des yeux dés l’heure que l’on l’a posée au haut bout : mais attendre modestement que l’on l’aye portée jusques à toy. Et alors il ne t’en faut pas outrer, ains repaistre. Je veux dire que tu t’en serves tant que tu en auras necessité, &non point pour saouler ta volupté. Que s’il advient que le maistre d’hostel te la leve trop promptement de devant, pour la pousser plus bas, il ne faut pas la retenir par force, ny la suyvre de l’œil, comme l’enviant à ceux qui l’ont apres toy. Et si l’on sert quelque viande qui te desplaise, il ne faut quand tu la vois appro- |p. 107| cher, tourner la teste d’autre costé, comme si tu en avois mal au cœur : ny moins la rejetter, ou s’en plaindre, si le maistre du banquet t’en sert : mais la recevoir doucement, &n’en faire point de semblant, afin que l’on ne te tienne ou pour trop delicat, ou pour trop friand. Tu attendras donc que selon le cours du service celuy l’oste de devant toy qui luy avoit mise. Use ainsi du bien, &du mal, Agathon : &tu seras parvenu à ceste victoire de la Fortune, &à ceste perfection de la vie, qui est bien de plusieurs desirée, mais atteinte de fort peu de personnes. Fay comme cela : ne desire ny ne crains point le bien ou le mal qui te doit arriver : ains use de l’un &de l’autre, comme venans tous deux d’une mesme main de Dieu. Si le bien t’est osté promptement, ne t’en monstre point insatiable, ny envieux, que quelque autre apres toy le possede. Mais au contraire, tres-content d’en avoir jouy pour le temps qui t’aura esté permis. De mesme ne rejette point les malheurs avec trop de delicatesse. Mais supporte leur incommodité, en sorte que ceux qui s’en appercevront contemplent plustot ta magnanimité, que ton mal.

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 Vivant ainsi, dy moy, Agathon, où est le regne &la puissance de ceste Fortune ! C’est cecy sans doute qu’entendoient ces Anciens, qui disoient que les Sages domineroient les Astres : c’est à dire, vaincroient toutes les infortunes, &toutes les mauvaises influences, que les Astres peuvent verser sur eux. C’est à peu de personnes à qui ceste perfection de vie est permise. Et c’est pourquoy je faisois difficulté de te l’escrire. Car encor que la Constance &la Magnanimité soient en la bouche de plusieurs, si est-ce qu’il y en a peu qui les ayent dans le cœur, sans nulle condition. Et toutesfois ceux qui entre les hommes sont en quelque consideration, ou qui d’eux-mesmes vallent quelque chose, sont sans doute en la puissance de la Fortune, s’ils n’ont ces vertus en leurs ames, &pures &entieres : car il les faut du tout suivre ou du tout estre à leur contraire, n’y ayant en cette guerre nulle place qui soit mise en neutralité : Il est vray que le peu de merite des personnes semble de rompre quelquefois cette reigle : &cela pour la raison que je te diray. La guerre que ces vertus font contre la Fortune, a esté establie de cette sorte, |p. 109| que la Fortune attaque tousjours, &les vertus soustiennent. Aussi si celle qui attaque n’emporte la victoire, elle ne peut pas se retirer du combat : mais faut qu’elle y demeure vaincuë. Si bien que les armes offensives de ces vaillantes &sages Amazones ne sont que de se deffendre. Mais c’est une chose estrange que tous les traits que la Fortune leur délasche, si leurs escus sont assez forts pour resister aux coups, ils reviennent plus violens contre celle qui les a poussez, &luy font la mesme blesseure qu’elle avoit intention de faire en ses ennemies. Car jamais les coups lancez de sa main ne peuvent tomber vuides. Estrange sorte de guerre ! Mais toutesfois tres-dangereuse, à cause des grandes puissances de celle qui assaut. Les Principautez, les Royaumes, les Empires, les Monarchies, &bref toute la terre sont les artifices dont elle emplume &appointe les traits de l’ambition. Les pertes de ces choses luy servent pour assaillir la Constance. Les repos oyseux, les delices &la volupté, pour la Temperance. Les autels, les sacrifices, &les faux honneurs s’adressent contre la Magnanimité. Et les finesses, les tromperies, les flatteries, &les trahisons contre la Prudence. Puissances certes si grandes, qu’il faut de bons rempars pour soustenir leur batterie.


 C’est pourquoy ces grandes &vaillantes Amazones, ayans souvent esprouvé ces forces, sçavent fort bien ce qui leur peut ou ne leur peut pas resister. Et parce que jusques icy elles ont tousjours esté invaincuës, elles n’ont garde de s’engager en une place, qui n’ait apparence de pouvoir soustenir les efforts ennemis, pour ne perdre tout à un coup, estant prises, la gloire que par tant de victoires elles se sont acquises.


 De là vient qu’aussi tost que nous naissons elles viennent visiter nostre cœur. Si elles le trouvent defensable, elles le marquent pour une de leurs retraittes. Si elles recognoissent qu’il soit commandé par trop de vices, ou qu’il ne soit capable d’estre bien munitionné des vertus necessaires, ou tel autre grand defaut, elles l’abandonnent à l’ennemy, &n’y r’entrent plus, si nous ne venons à vaincre par apres avec l’artifice la mauvaitié de la place. Voilà pourquoy comme je te disoy, il y a si peu de cœurs qui ayent ces |p. 111| deux vertus parfaictement.


 Mais veux-tu sçavoir ce qui est du tien ? fay que ta memoire te rende compte des accidens qui te sont arrivez, &considere quels ont esté les assauts de la fortune : &quelle la guerre, qu’elle t’a faicte. Si du premier coup elle t’a emporté : croy que jamais tu n’as eu ces Déesses pour ta deffence. Si souvent elle est venue brusler ton pays : si elle t’a diverses fois attaqué : &si tes cicatrices donnent tesmoignage de son inimitié, dy asseurement que tu es marqué pour une de leurs retraittes. Mais si tu n’as jamais veu son fer dans tes entrailles : si oncques sa main n’a fumé de ton sang : &bref si elle ne t’a jamais visité : fais estat que ces vertus t’ont abandonné à l’ennemy : &que c’est si peu de chose de toy, qu’il ne veut seulement te sommer. Car les premiers malheurs sont les herauts dont d’ordinaire la Fortune somme les places, avant que de les assieger. Et c’est ainsi que je t’ay dit, que le peu de merite de quelques uns, les mettoit en neutralité. Mais non autrement que nous voyons ces villages, encor que les ennemis entrent en nostre province, demeurer sans |p. 112| garnison de nostre costé, &de celuy de l’ennemy : aussi parce que ceux qui y demeureroient ne seroyent pas asseurez. Donques tout ainsi que la fertilité de l’Italie fut autrefois cause que les Gots y descendirent, &la mirent presque toute à feu : &comme l’infertilité du pays des Suysses est leur plus grande defence. Aussi la vertu de quelques uns, &leur merite est bien souvent cause de la descente de la Fortune en eux : Et aux autres leur repos naist de leur peu de merite. Et afin de ne vivre plus ainsi, regarde quels vices a ta place, &y remedie.


 Mais peut estre tu me respondras, que puis que tu es en repos de cette sorte, tu aymes mieux demeurer foible tousjours, que si en te fortifiant tu attirois sur toy une guerre continuelle. O cœur abattu, &trop indigne d’estre joint avec la raison : Pourquoy penses-tu que tu sois nay homme ? Si c’estoit seulement pour vivre, pourquoy t’auroit-on fait different des autres animaux ? Est-il possible que ce rayon de la divinité, qui a esté mis en toy soit tellement estouffé sous la cendre de tes ordures, qu’il ne luy reste encores quelque peu de chaleur pour t’esmou- |p. 113| voir aux actions du vray homme ? Saouler son corps de viandes, du repos, &de telle autre volupté, n’est pas la fin de l’homme. Comme la plus petite piece de la Calamite se laisse tirer à la plus grande, par un certain instinct que toute partie a de se rejoindre à son tout : De mesme il faut que ceste estincelle de la Divinité, qui est en nostre ame, revole tousjours à ceste grande flamme, dont elle est partie, pour se reünir avec son tout, qui doit &peut estre seulement son repos. C’est donc la fin de l’homme de chercher avec la raison son principe, &non pas croire que ce bourbier du corps soit la plus belle eau de l’Univers. En cela n’imitant pas le Crapaut, qui n’ayant jamais esté qu’en quelque mare verdissante de saleté, ne pense point qu’il y ait d’autre plus belle source.


 Or c’est par ces vertus que nous devons monter à la nostre : mais il ne faut pas douter que les vices, &la fortune, de l’onde de leur volupté, ne taschent de nous en empescher le cours.


 Toutesfois puis qu’à ce dessein nous sommes créez par cette eternelle bonté, |p. 114| qui sera la lasche &indigne creature qui en voudra dementir la volonté ?



 Que la mécognoissance du lieu où nous sommes, &du bien que nous jouissons, nous en rend la perte plus ennuyeuse. Que les pleurs sont inutiles aux adversitez : &qu’il ne faut avoir autre dessein que d’estre vertueux.

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EPISTRE XIII.




 Entre les preceptes de ce grand Pythagoras, nous lisons, Ne mange pas ton cœur.


 C’est à dire, ô Agathon, qu’il ne nous faut consommer l’ame &l’esprit par trop d’ennuis, &de solicitudes. Si tu observois ce commandement, je n’auroy que faire de mettre si souvent la main à la plume, pour delivrer ton ame des maux qu’elle se prepare elle mesme. Et tout ainsi qu’en une dangereuse playe, on n’a plustost proveu à un mal, qu’un autre se met en avant : si bien qu’il faut tousjours avoir les remedes, &le fer entre les mains.


 Il semble aussi que ton ame ulcerée, n’attende presque la guerison d’une de ses |p. 115| passions qu’elle n’en face renaistre incontinent quelque nouvelle. De sorte qu’avec toy il ne faut jamais laisser chomer les raisons, &la plume. Il seroit toutesfois desormais temps que de ton costé tu t’y aidasses, sans attendre ton salut de moy entierement. Aussi tost, me dis-tu, que j’use de tes remedes, je gueris bien : mais si quelque nouveau mal me survient, ne faut il pas que je recoure au Medecin pour avoir une nouvelle ordonnance ? Ah ! si tu avois bien mis en memoire, &en effet mes receptes, pour certain, Agathon, qu’elles te serviroient à plus que d’un mal : Mais bien j’auray tousjours bonne esperance de toy, tant que le desir de ton salut te demeurera. Commençons donc de mettre la main à ta cure.


 Tu regrettes, dis-tu, la mort de ce grand Prince, de sorte que tu voudrois ne l’avoir jamais cogneu. Que tu le regrettes, tu fais ton devoir, pourveu que ce soit modestement, &que tu ne donnes cognoissance, ny d’estre foible, ny d’estre flatteur. Car ton regret trop dissolu te pourroit acquerir l’un de ces deux tiltres. Mais je ne puis trouver bon que tu desires de ne l’avoir jamais cogneu. E- |p. 116| picure disoit, Souhaitter que ce qui a esté n’ait point esté, c’est desirer plus que Dieu mesme ne peut faire. Voila ton premier erreur.


 Mais sur quoy fondes-tu ceste volonté ? Sur le regret de n’avoir plus ce que tu as eu autresfois. Et ne voudrois-tu avoir un contentement s’il n’estoit eternel ? Si cela est, c’est en vain que tu en attends en ce monde. Or regarde d’où ton desplaisir est procedé à ce coup : c’est de la mesme cognoissance : &du lieu où tu es, &du bien que tu as eu.


 Tant que tu as servy ce maistre tu n’as jamais dit en toy mesme, ce grand Prince est un homme : &moy je suis au monde. Car si tu t’en fusses ressouvenu, ceste memoire t’eust incontinent dit, il est donc mortel : &le bien que je joüis ne peut estre de durée, puis que le monde dresse ses actions, &ses mouvemens à la regle de l’inconstance. L’homme ne va vivant que comme allant à la mort, &ne vivra plus lors qu’il n’aura plus à mourir. Car à tous ceux à qui le Ciel donne la vie, c’est avec cette irrevocable condition. Il suffit donc de dire homme, pour entendre mortel. C’est une sentence prononcée par toutes les Destinées ensemble, dés le commencement de la vie des choses : Et ne s’est jusques icy trouvé personne qui n’y ait obey. Car ceste loy n’est pas comme celles des hommes, que l’on dict ressembler aux toilles d’Araignes. Tous Princes &Roys, aussi bien que les simples laboureurs y sont subjects : les Philosophes aussi bien que les ignorans : les riches comme les pauvres.


La mort n’a point d’esgard à la grandeur Royalle.
Au sceptre le plus grand la houlette ell’egale.


 C’est donc une vraye punition du Ciel, que la peine que tu ressens pour avoir mescogneu une chose si cognoissable.


 A cette heure que nous sçavons la nature &le principe de ton mal, apportons y les remedes. Dy moy, je te prie, as-tu opinion que tes regrets puissent r’appeller ton maistre, ou te rapporter quelque allegement ? Depuis que l’une des Parques a coupé le filet de la vie, les autres deux ensemble ne sçauroient renoüer.


La descente aux Enfers à chacun est aisée :
|p. 118| Mais r’appeller ses pas, &en haut remonter,
C’est là l’œuvre &la peine.


 Quand tu auras pleuré une Mer de larmes, crois-tu effacer le moindre desplaisir que tu ressens ? Si cela estoit, je te conseilleroy de ne te contenter des tiennes : mais d’en acheter, quoy qu’elles fussent cheres, de tous ceux qui en voudroient vendre : comme anciennement quelques peuples faisoient en la mort de leurs plus chers amis : Mais c’est esperer en vain que penser sortir de ce dedale des desplaisirs, qu’avec le filet de la raison, ou du temps.


 Quand tu desires de n’avoir point veu ce Prince, il faut aussi souhaiter qu’il n’eust point esté. Car quel regret plus grand, que de n’avoir point servy celuy qui meritoit le mieux de l’estre ? Ce seroit estre au monde, &n’avoir point veu le Soleil, &semblable aux Cimeriens dont parle Orphée :


Qui seuls entre les hommes
Sont privez de clarté.


 Je m’asseure, amy, que tu regretterois ta vie, &que tu ne le voudrois pas. Et |p. 119| n’es-tu pas bien miserable, de vouloir que le monde fust privé de ce que tu crois estre son plus bel ornement ? Non, non, Agathon, aimons-en autant la memoire que nous en avons aimé la veuë : &cherissons nos yeux d’avoir autrefois esté esclairez de si belle lumiere, &nostre esprit, pour estre à ceste heure plein de si belle Idée. Et nourrissons en nostre ame ceste opinion : Que comme personne n’a jamais eu plus d’heur que nous, en l’election que nous avions faite de le servir, que personne aussi ne le sera jamais davantage qu’il a esté au rencontre qu’il a eu de telles affections que les nostres. Ceste vanité pourra en quelque sorte nous aider, contre ce regret que tu opposes d’avoir perdu de si longs services par sa mort.


 Mais je te supplie ne parle plus de ceste sorte. Je cognoy bien que le desplaisir de sa mort te trouble le jugement. Telles paroles sont indignes du courage d’Agathon, &de celuy qui est nourry dans le sein de Pythagoras, de Platon, de Seneque de Plutarque, &de tant d’autres grands personnages. Crois-tu que Pythagoras ne se fasche de t’avoir dict souvent, La vertu se forme d’un Cube droict : &de quel costé qu’il sera tourné il est tousjours de mesme forme. Puis que tu dis que la mort a emporté tes services ? Que si c’est pour la vertu que tu as servy, la mort renverse en toy ce Cube. Que si ce n’a point esté pour la vertu, ah ! tu n’es point Agathon : Penses-tu que Platon ne soit marry de t’avoir enseigné que la vertu est son mesme loyer : Puis qu’il void que d’un desir servile tu cherches recompense ailleurs ? Et ce grand Stoïque avec quel soucy te reprendra il ? puis que tant de fois il t’a dit : Desseigner d’estre vertueux, pour autre dessein que pour estre vertueux, c’est prophaner les choses sainctes &celestes : &mesler les sacrées avec les soüillées : Puis que tu monstres de regretter la recompense de ta vertu. Mais comment oserois-tu approcher de ce grand Plutarque, puis que par moy mille fois il t’a dit que, Toutes les choses sont subjettes à la Fortune, sinon la Vertu. Et toutesfois tu plains le coup qu’elle t’a donné, comme si ta vertu y estoit offensée ? Eh non, Agathon, croy moy, il te sera plus honorable avec Stilpon, de dire à Demetrius, qu’au sac de la ville de Megare tu n’as rien perdu, d’autant que la vertu ne |p. 121| craint point telles armes, que non pas en ceste perte generale plaindre celle de ton service. Puis que toute personne comme toy, doit croire que nulle recompense ne peut estre digne de luy. Ce qui se peut acheter est chose mercenaire, &le soldat mesme qui sert pour la paye n’est pas personne d’honneur. Cela seulement est digne de l’homme libre, qui ne se peut acheter que par la vertu, &c’est l’honneur. Dieu ne recevroit mesme noz sacrifices, si ce n’estoit pour tesmoignage des vertus admirables que nous croyons en luy, &pour lesquelles nous t’adorons. Mets donc icy fin à tes larmes, Et t’asseure que si elles continuënt, elles t’offenseront davantage que l’occasion mesmes qui te les fait naistre. Je t’envoye pour conclusion ceste sentence tant remarquée d’Euripide,


Il faut pour t’asseurer chercher ton fondement
Hors de la terre, où rien ne dure asseurément.


 Bastis donc d’oresnavant sur le rocher de l’âme, &non pas sur le gravier du |p. 122| corps : &des prosperitez de la Fortune. Excuse si ma plume est un peu trop rude : il est necessaire d’user du fer quand on void que la gangrene commence à monter.



 Qu’un homme peut en tout temps bastir sa Fortune. Pourquoy les jeunes semblent plus heureux que les vieux. Et que ceux qui commencent plus tard, continuent plus longuement en leurs prosperitez.

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EPISTRE XIIII.




 Tien pour certain, Agathon, que la Fortune est comme la fievre, qui vient en tout temps, en tous lieux, à toutes sortes de personnes. Et ne sois plus en l’erreur où je te voy, qu’un vieux ne la puisse rencontrer aussi bien qu’un jeune homme. Car encor qu’il y en ait eu plus qui ont adoré le Soleil levant que le couchant, si est-ce que ny l’un ny l’autre ne demeuroit sans ses sacrifices &ses Autels. Il est vray que la Fortune de l’humeur en cela des fem- |p. 123| mes, semble favoriser davantage les jeunes. Mais comme de fruict trop verd, elle s’en agace incontinent les dents : &trouve bien meilleurs par apres ceux qui sont meurs, &s’y arreste plus long temps. Si est-il bien vray toutesfois que ces personnes qui sont desja bien fort advancées en leur vieillesse, n’en jouyssent si aisément que ces jeunes hommes, à qui le menton d’un peu de poil ne commence qu’à cottonner.


 Et de cela l’ambition en est une cause, de laquelle ils sont beaucoup plus atteints que les jeunes. Car encor que ce soit un mal chaut, toutesfois le sens de l’homme vieux en est plus capable que le sang du jeune : d’autant que l’ambition quelquesfois procede de la cognoissance du propre merite : &lors elle se peut aussi appeller Magnanimité : ou bien des occasions, qui se presentent de parvenir aux grandeurs : &lors comme la commodité faict le larron, il se rend vrayement ambitieux. Car proprement l’ambitieux, c’est celuy qui aspire plus haut qu’il ne merite, par quelle voye que ce soit. Or le jeune homme ne peut avoir encor la cognoissance de son merite. Car |p. 124| il n’a eu le loisir de faire les choses qui la peuvent donner : d’autant que celuy qui ne fait que commencer n’a encor rien de finy, ny ne peut avoir les occasions &commoditez, par ce qu’il ne fait qu’entrer au chemin de les trouver. Mais l’homme vieux a peu tirer ceste cognoissance par ses actions passées : &par les choses qui luy sont tombées és mains, il peut avoir veu ces occasions, les vrayes nourrices &les vrays eslancemens de ce brazier. C’est pourquoy il en est aussi plus souvent tourmenté. Or c’est un mal si ardant, que tousjours il laisse alteré celuy qui en est atteint. Et parce que, comme en toute autre espece de mal, le prudent Medecin tasche tousjours d’oster la fiévre avant l’alteration. En cestuy-cy aussi ce grand Medecin veut avant que d’estancher la soif de ces ambitieux qu’ils soient gueris de leur fiévre. De là vient qu’à eux il ne leur donne à boire qu’entant qu’il leur en faut pour les maintenir : mais aux autres qui sont sains, leur laisse le breuvage à leur volonté.


 Je ne nie pas qu’il ne s’en treuve plusieurs, qui encores que nullement attains de ce vice, ne laissent d’estre infiniment |p. 125| contrariez de la Fortune : &s’ils veulent aller sur Mer, il faut que sans attendre nul secours de leurs voiles, ils se preparent aux rames entierement. A cela il y a une autre consideration : Ne sçais-tu point pourquoy ces enfans qui commencent d’avoir les jamais asseurées pour marcher, tombent plus souvent que ceux qui du tout trop foibles ne peuvent presque se soustenir ? C’est d’autant que la soigneuse mere va tenant par les cordons, &asseurant les pas chancellans des plus jeunes. Car autrement elle sçait bien qu’ils tomberoient. Mais les autres elle les laisse sur la garde d’eux-mesmes : sçachant bien que pourveu qu’ils prennent garde à leurs pas, ils ne tomberont point. Et ceux cy au moindre rencontre qui les fait chopper, ils vont par terre : &les autres retenus par les bras de la mere quand ils choppent, tant s’en faut qu’ils tombent, qu’elle les soustient en l’air : &bien souvent les met entre ses bras. Doncques la force nuist, &la prudence humaine aux sages : &la foiblesse, &l’inexperience profite aux jeunes hommes. Car cet eternel Estre des Estres, nous aimant tous esgalement, où le defaut |p. 126| propre nous empesche de nous sçavoir conduire, il nous conduit &nous remet à nous mesmes, quand il nous juge assez forts. Mais non toutesfois (&cela à l’imitation de la bonne mere) sans avoir tousjours l’œil sur nous. Que s’il est vray, comme tu dis, que veritablement la Fortune ayme davantage les jeunes, c’est qu’elle ayme ceux qui sont entierement à elle. Tout ainsi que le Prince ayme &favorise davantage celuy d’entre ses serviteurs qu’il cognoist ne despendre que de luy seul, &en luy seul avoir toutes ses esperances. Car ces jeunes hommes, sans nulle autre consideration, ny resource, se jettent entre ses bras : &les sages ont tousjours un refuge, qui est leur propre vertu.


 Nous pouvons joindre à ceste consideration celle de Virgile,


La Fortune ayde à un homme qui ose.


 Ce sang chaut de la jeunesse qui peu à peu s’amortit &se consomme en l’homme aagé, comme l’huyle en la lampe qui va tousjours bruslant, peut bien sans mentir rapporter beaucoup &à entreprendre &à executer. Et pour moy je tiens, que si la prudence ne supplée à ce defaut, il pourra estre cause d’eslongner l’homme vieux |p. 127| entierement de ce but : mais aussi si la hardiesse seule est au jeune, elle ne l’y fera pas asseurement parvenir. Tout ainsi qu’il ne suffit pas que l’arc soit bien fort pour donner dans le blanc : mais faut encores qu’il soit juste, &ce n’est pas assez qu’il soit juste, mais faut encores qu’il soit assez fort pour y porter la fleche. C’est pourquoy ny le jeune sans prudence, ny le vieillard sans courage ne doivent jamais esperer de grandes choses : Car l’un ne les frappera pas : &l’autre il luy en adviendra comme à Priam : estant affoibly de son vieux aage se voulant toutesfois defendre.


Son dard, sans faire coup, il eslança en vain :
Car l’airain enroüé le repoussa soudain,
Si bien qu’il ne pendist seulement à la bosse
Du bouclier tant soit peu.


 Voila, ce me semble, pourquoy on dit que les vieux sont moins heureux : mais si sainement on y veut regarder, on les verra plus souvent joüir des grandeurs de la Fortune que les jeunes. Et cela dautant que la prudence, est comme gardienne &conservatrice de toutes les choses qui |p. 128| sont bonnes, de laquelle les jeunes estans privez pour la plus part, ne peuvent arrester le cours fuytif de ces choses volages. Ne croy donc plus que ma Fortune soit perduë voyant celle que j’avoy bastie jusques icy demolie, de sorte qu’il y a peu d’apparence qu’elle se puisse relever. Je suis encor de mon aage au trois fois neuf : ce n’est qu’à cette heure que je la devroy commencer. Aussi tout ce que j’ay fait jusques icy, je veux que ce ne soit que comme avant que le Musicien jouë sur son Luth, on luy void tirer quelques fredons dessus, tant pour voir s’il est bien d’accord, que pour cognoistre s’il a la main en bonne disposition : Et encor que je fusse beaucoup plus vieux, je ne perdroy toutesfois l’opinion de pouvoir atteindre un jour à quelque conclusion heureuse de mes desirs. A cela me donnant courage, l’exemple d’Epaminondas, qui jusques au quarantiesme an de son aage, demeura incogneu aux Thebains : &depuis parvint à telle Fortune, qu’il se pouvoit dire luy seul avoir coupé les liens de la servitude des Grecs : rendu Thebes leur chef : &avoir sinon vaincuë, pour le moins bien fort abaissée la ville indom- |p. 129| ptée de Sparte. Jules Cesar estoit dés-ja bien vieux quand il prit ceste Fortune prisonniere, aussi la garda-il longuement. Mais Alexandre, à qui elle se donna comme amoureuse de luy dés le berceau, en son plus bel aage, en fut abandonné. J’ay beaucoup remarqué les evenemens du monde, il ne me souvient d’avoir jamais leu, qu’une mesme Fortune ait tousjours d’un mesme visage accompagné les desseins d’une personne. Et le plus souvent les beaux commencemens sont couronnez de quelque estrange ruine. Esperons donc quelque chose debon : puisque nostre commencement est si difficile &traversé. Il n’en est que plus ressemblant à la vertu, qui au commencement, comme dit Virgile, offre aux regardans si difficile son visage. Mais sçais-tu, que nous servira cet avant-jeu : car ainsi puis je nommer ces dix ans que j’ay desja courus, à m’avoir apris les chemins, par lesquels il me faudra conduire à l’advenir ? Les plaies que j’ay receuës en mes desseins, me seront comme cicatrices honorables, les asseurez tesmoings d’un hazardeux soldat : les victoires gagnées par les efforts, soustenus de la fortune, don- |p. 130| neront cognoissance, que si par les troubles qu’elle m’a faits, elle n’eust arresté mon cours, je me fusse peut-estre acquis plus d’envie, mais plus aussi sans doubte de moyens de luy resister. Bref, mon Agathon, nous n’avons point vescu en tenebres. Nos actions ont tousjours esté au plus clair rayon du soleil. Et me contente aucunement de cette vanité, que pour me rendre cogneu des personnes d’honneur, il ne me faut point brusler le temple de Diane. Et quelle fortune plus grande dois-je desirer, que celle-cy ? Quoy, des Richesses ? Ah ! loyer trop honteux, pour payer le salaire de mes services. Des grandeurs ? Et n’en ay-je pas eu ce que j’en ay deu desirer ? Des faveurs des Princes ? ressouvien-toy de celuy que nous avons suivy. Des amis ? Et ne m’ayme tu pas ? Bref r’assemble en ton esprit le cours de ma vie : &tu verras que le Ciel ne m’a jamais defavorisé. Que s’il me defaut quelque chose, c’est la constance de la Fortune : mais qui jamais a peu fixer ce Mercure ? Qui est celuy qui a mis le pied sur sa roüe, &n’a fait le tour avec elle ? Ne sçais tu qu’elle est


Inconstante &fragile, &perfide, &glissante ?

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 Ne vueillons donc point nous fascher contre le Ciel, &si le feu est chaud, si l’eau mouïlle, &si ce qui est pesant descend en bas : c’est une loy eternellement establie, que ces choses auroient ce naturel, &non point davantage, ny plus propre en eux que l’inconstance en ceste Chymere.


 Et avec ceste consideration laisse les regrets de mes travaux perdus : car je les tiens pour bien employez, puis qu’ils m’ont donné cognoissance de ce que je suis. Que si c’est en me renversant mes desseins entierement, il n’importe : car un grand ordre ne se peut mettre qu’avec un grand desordre, à ce que dient les Politiques. Disons donc avec ce grand Capitaine Grec, Que nous estions perdus, si nous n’eussions esté perdus.



 Combien sont dangereuses les felicitez. Que la Fortune nous les envoye quelquesfois pour nous abuser. Et que le bien est nostre ennemy caché, &le mal le declaré.

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EPISTRE XV.




 Et je le croy pour certain, Agathon, que nous estions perdus si nous n’eussions esté perdus.


 Les faveurs de la Fortune ayant une certaine demangeaison, qui contraint de gratter jusques au sang, &ne s’en distraire plustost que la cuyseur ne nous ait fait recognoistre que nous nous y sommes trop abusez.


 C’est un escalier fort gracieux pour descendre à la mescognoissance de soy mesme : C’est la voix des Sereines, qui endort la prudence des plus advisez : c’est le breuvage de Cyrcé qui transforme la raison en volupté : &bref c’est la trompeuse musique de Mercure, contre laquelle les cent yeux d’Argus ne peuvent resister : &n’estions-nous perdus si nous n’eussions esté perdus ? Si le Ciel, qui en cela monstre d’avoir quelque soing particulier de moy, ne m’avoit osté les occasions de ceste demangeaison, rompu les degrez de ce trompeux escalier, rendu ces Sereines enroüées, cassé les vases de ces mortels breuvages, &chassé de nous ce Mercure flateur : comment n’eussions-nous esté perdus ? Il le faut advoüer. Il y a de la peine à supporter la perte des biens de Fortune. Mais croy, Agathon, que ses defaveurs sont comme ces medecines salutaires, dont l’amertume demeure bien quelque temps en la bouche : mais l’effet salutaire beaucoup plus longuement au cœur. Et ses faveurs au rebours sont comme les grandes ondes, desquelles si le nageur se laisse surprendre, il se void presque en un instant en haute Mer. Quand Jupiter se transforma en Taureau : &qu’ainsi changé &chargé d’Europé il la voulut ravir :


Au petit pas il la porte au rivage.
Puis tout à coup il se jette à la nage.


 La Fortune feint quelquesfois toute flatteuse, de n’estre que pour nous, &qu’à nostre dessein seulement elle vueille tourner sa rouë : mais ce n’est que pour nous faire fier en elle, &nous donner l’asseurance de luy mettre le pied dessus. Car quand elle nous tient tout à elle, &qu’elle est chargée de la proye qu’elle veut : elle se jette alors à nage, &ne craint plus de nous effrayer, n’estant plus |p. 134| en nous de ressauter au rivage. La veuë seule nous en est permise : &faut, si nous ne voulons nous abysmer dans ses flots, la suyvre où il plaist à son inconstance de nous porter. Mais veux tu vaincre ce Jupiter dissimulé ? Veux-tu abuser les ruzes de ceste Fortune ? Si elle te regarde d’un œil attirant, ne fais pas semblant de la voir. Si elle te promet, ne fay pas semblant de l’oüir : &si elle se donne à toy, ne te donne pas en eschange à elle : car elle ne seroit deslors plus à toy. Mais des plus fortes chaisnes que tu pourras, lie là, &la remets captive sous la garde de la Vertu. Il ne faut point que j’en mente, qu’elle vienne contre moy à guerre ouverte tant qu’elle voudra : qu’elle desploye toutes ses forces pour m’attaquer, je ne crains point ses coups. Ces armes là ne me peuvent offenser : mais je redoute ses douceurs, son amitié plus que sa haine, &sa paix plus que sa guerre. Car à sa haine j’oppose mes armes, &à ses efforts mes defenses ; &je me laisse endormir à ses amitiez &à sa paix. C’est pourquoy je veux tellement rompre toute sorte d’accord entre elle &moy, que l’esperance mesme n’ose s’entre-mettre-à les renoüer. Par |p. 137| ainsi je ne seray plus pris au despourveu : &ne mettray jamais mon General en soupçon de la fidelité que je luy ay jurée.


 Dy doncques avec moy, Agathon, que la perte que nous avons faite de ses biens, nous a sauvez. Les dons de l’ennemy sont tousjours soupçonneux. Et ne faut point penser qu’il ne les donne pour son profit. C’estoit donc pour me corrompre que ceste ennemie avoit hazardé ceux-cy : mais cognoissant que ma fidelité ne pouvoit estre esbranlée, vois-tu comme tout à coup elle a fait paroistre sa mauvaise volonté. Et Dieu me soit tesmoing, si je n’en suis bien aise. Car il me faschoit que l’on creust la Fortune, &non pas la Vertu, estre l’aisle de laquelle je m’eslevois. Et encor que nous trouvions les tenebres plus obscures, venans d’une grande clarté : si est-ce que la perte de ses biens ne m’estonne point davantage, que si je n’en avoy point eu. Tant s’en faut, il me semble estre sorty d’un grand trouble d’esprit, &venu en un tres-grand repos, comme cet ancien Grec apres le naufrage de tout son bien. Aussi y suis-je tousjours esclairé de ceste lumiere de Xenocrates, quand il disoït :

|p. 136|


 Prepare-toy de telle sorte qu’en toutes les choses qui te pourront advenir, ta pensée ne soit point deceuë.


 Il est honteux, Agathon, de dire, je ne le pensoy pas : mais encor plus difficile à rompre ces coups de Fortune, qui contraignent d’user de ces mots : Dés l’heure qu’elle commença non pas à me rire : (car jamais cela ne luy advint) mais seulement à me regarder d’un œil moins noir, je jugeay qu’elle avoit dessein de me tromper. Et mon jugement ne fut point faux. Je trouve que celuy ne rencontra point mal, qui apres avoir eu &du bien &du mal, dit, Que le mal estoit l’ennemy declaré ; &le bien le couvert, &que ce dernier estoit plus dangereux. D’autant que si le mal nous donne du mal, nous n’en avons esperé du bien : &si nous avons du jugement, nous y avons deu remedier. Car il vient l’enseigne desployée, &le tambour battant nous assaillir. Mais le bien, comme ennemy dissimulé, il se coule parmy nous : &tout ainsi que le perfide masqué du visage d’amy, s’il entre en nos conseils, ses conseils seront faux &abuseurs : s’il pratique nos soldats, il les corrompra : s’il est nostre guide, il nous per- |p. 137| dra. De mesme le bien, si nous l’escoutons, &si nous ne le rejettons comme la plus dangereuse chose qui puisse joindre un esprit.


 Car comme les maux sont les plus dangereux qui s’approchent le plus des parties nobles : cestuy-cy pour se joindre entierement en nostre ame, pour attaquer tousjours la raison &s’approcher, voire quelquesfois se mesler en nostre raison, &tousjours en nos desirs, est plus à craindre que tout autre. Aussi est ce un argent vif qui se coule dans la moindre ouverture qu’il trouve en nostre ame : &si penetrant qu’il faut que le puits soit bien cimenté, s’il ne trouve passage pour se perdre, &perdre l’eau.


 Remercions donc le Ciel, Agathon, qui nous a fait perdre cet ennemy dissimulé, pour nous empescher d’estre perdus. Car depuis qu’une personne a perdu la possession de soy mesme, quel gain peut il faire d’ailleurs ?


 Ohi me come possio ?
Altri trouar, se me trouar non posso ?
Se perduto hò me stesso, quale acquisto
Faro mai che mi piacia ?

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 Disoit le pauvre Aminte. Mais qui est plus perdu que celuy qui se donne à la Fortune ? car elle (de l’humeur en cela de la pluspart des personnes) fait cas de ce qu’elle ne peut avoir : &desdaigne ce qui luy est acquis : Et afin que nous jouyssions long temps de ceste faveur, prions Dieu de nous oster du tout des mains de Fortune : ou d’oster du tout la Fortune de nos mains.



 Que les prosperitez amolissent l’esprit : Que la Fortune nous les envoye pour nous corrompre. Quel contentement a l’homme vertueux : &quel regret le vicieux en ses actions.

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EPISTRE XVI.




 C’est l’ordinaire, Agathon, que les couleurs teignent les choses sur lesquelles sont posées du mesme lustre qu’elles ont. Jamais l’incarnat ne teint en verd, ny le verd en incarnat. Car puis que l’effet ne peut estre different de sa cause : &que nul ne peut donner que ce qu’il a, à peine qu’une |p. 139| teinture, qui procede d’une couleur, luy soit differente.


 Et pourquoy douterons nous que les choses douces &molles n’adoucissent &n’amollissent ; &que celles qui sont fermes &dures, n’affermissent &n’endurcissent ? Cyrus, ce grand dompteur de Babylone, l’entendit fort bien, quand il ne voulut laisser changer de region aux Perses : &au lieu de la leur aspre &bossuë, en prendre une autre douce &plaine. Car (disoit-il) les semences des plantes, &les mœurs des hommes, deviennent en fin semblables aux lieux où ils demeurent. Et y a il une plus delicieuse contrée que celle du bon-heur ? ny qui soit plus molle &vaine ? Il n’est point plus naturel au feu d’eschauffer, ny à l’eau de moüiller, qu’aux delices &mollesses de la Fortune de dissoudre les forces de l’esprit. On dit bien que la Salemandre ne brusle point au feu : &que la loutre ne se moüille point dans l’eau : mais aussi entre tant d’animaux qui sont au monde, il n’y en a que fort peu qui ayent ces privileges.


 Advoüons aussi qu’il y a bien des esprits si parfaits que le feu de l’ambition ne les peut brusler, encores qu’ils soient |p. 140| dans son brazier, &que les douceurs des voluptez ne peuvent moüiller, encores qu’ils soient dans leur plus haute mer. Mais, Agathon, que c’est à peu à qui Jupiter amy, a fait ceste grace ! Entre toute ceste si grande &infinie quantité de Grecs &de Latins, desquels la memoire est venuë jusques à nous, à peine que nous entrouvions trois ou quatre, qui ne se laissent ou brusler au feu, ou emporter à l’onde des bonnes fortunes, ou des delices.


 C’est pourquoy le Ciel retire de ces grands dangers ceux qu’il ayme, avant presque que de les en avoir approchez, ou les ravit tout à fait du monde avant qu’y estre entrez gueres avant. Peut estre pour ceste raison ce grand sainct Louys n’a pas esté de nos Roys le plus heureux : mais plustost autant contrarié que tout autre. Et peut estre aussi à ceste consideration le Ciel ne nous a voulu plus long temps laisser le Prince que nous suyvions : les breches que les canons ennemis font à nos murailles ne sont point si dangereuses ny espouventables, que les mines qui par dessous nos fondemens tout en un coup enlevent nos bastions entiers. De mesmes les plus dangereuses attaques |p. 141| de l’ennemy sont celles qui tout à la fois emportent, quoy qu’insensiblement, les defenses de l’esprit, avant qu’elles facent paroistre de menacer seulement celles du corps.


 Philippe pere d’Alexandre, quand il voulut conquerir la Grece, se sçeut si à propos servir de ceste ruse, que ses Orateurs luy vainquirent plus de villes que son espée. C’estoit luy aussi qui ne croyoit point de place imprenable, pourveu que un asne chargé d’or y peust entrer. Aussi y a-il peu d’esprits qui puissent resister aux douceurs, &presens de la Fortune : si elle les peut aborder : car elle les coule bien plus finement dans nos ames que les Princes ne font pas leur present. Il faut tousjours que celuy qui reçoit d’eux, sçache que c’est d’eux que cela luy vient. Et quelquesfois la honte l’en retire autant que toute autre chose : mais elle esblouït de sorte ceux qu’elle favorise, qu’il n’y en a guere qui croyent tels biens venir d’elle, mais de leur vertu &merite : &ainsi abusez ils se vendent, &leur liberté aussi.


 De ceste sorte on veit autresfois Athenes &Thebes marchandes de la liberté des Grecs qui estoient en Asie : Car ce- |p. 142| pendant que ce grand Agesilaus y combatoit pour les sortir de servitude, suscitées par l’or des Perses, elles esmeurent la guerre contre la ville de Sparte, qui contraint les Ephores de le r’appeller. Aussi en retournant, plein de regret de voir une si belle entreprise interrompuë, il souloit dire, Le Roy de Perse me chasse de l’Asie avec trente mille Archers. Car autant de Dariques d’or où estoit empreinte la figure d’un Archer, avoient esté portez en deux villes, &distribuez aux Orateurs &Gouverneurs, pour vaincre leur esprit avant que leur corps. Ils ne cognoissoient pas de faire une si honteuse marchandise : mais fit si bien Epaminondas, quand Diomedes de la part du mesme Roy luy vint offrir grande quantité d’or : Comment, luy dit-il, as tu bien entrepris une si longue navigation, pour cuider corrompre Epaminondas ? O que ce grand personnage comprenoit bien le dessein de ce Roy : Aussi ces presens que la fortune nous fait, sont seulement pour corrompre la fidelité que nous avons promise à la vertu. Elisons donc avec ce grand Epaminondas, d’emprunter plustost cinquante dragmes d’argent de nos amis, que de rece- |p. 143| voir en don plusieurs talents de ceste fortune. Ne mandions point pour nous maintenir au service d’un Prince la bourse de son ennemy : Car non seulement cela nous rend ses obligez : mais encor soupçonnez envers nostre Prince ; &par ainsi puis que tu sers la vertu, veux-tu parvenir à quelque grandeur ? recours à la vertu. Veux tu sortir de quelques affaires ? Que ce soit par les voyes de la vertu. Te veux-tu maintenir en l’estat où tu es ? Fay tes soustiens de la vertu. Et si tu ne parviens à ton desir, ou que tu te voyes encor plus enfoncé en tes affaires, ou descheu du repos où tu estois : pour le moins tu dois avoir ce contentement que ce mal t’est advenu en servant ton maistre : &la peine t’en sera par ainsi plus honnorable que les grandeurs, où tu aspirois : plus desirable, que le soulagement de sortir de tes affaires : &plus gratieuse que le repos où tu estois. A ce propos ce grand Platon disoit que le vertueux en ses actions ne pouvoit estre sans un tres-grand loyer : ny le meschant sans un tres-grand supplice. Car si le dessein du vertueux reüssit, il a ce plaisir que chacun espreuve quand il obtient ce qu’il desire : |p. 144| Et s’il ne l’obtient pas, il a ceste satisfaction en son ame, de sçavoir qu’il n’a point manqué à son devoir. Et c’est pourquoy Ausonius, pour sçavoir quel est le comble du bien en ceste vie, demande &respond fort à propos ?


Quel l’abregé du bien ? La conscience nette.


 Au contraire, si le vicieux ne paracheve ce qu’il desseigne, il a le desplaisir d’avoir manqué &à la raison &à son dessein : &s’il le paracheve, il a ceste eternelle syndereze d’avoir manqué à Dieu, pour ne manquer à sa volupté, qui n’est pas un leger supplice : car, comme dit Plaute,


Il n’y a rien plus miserable,
Qu’un esprit qui se sent coulpable.


 Mais pour revenir à nostre propos, fuy, Agathon, ces mollesses qui alentissent les nerfs de nostre entendement : &sans chercher les delices, accoustume toy à courre par ce chemin difficile de la vertu. N’ayes peur de ces hauts rochers &montagnes escarpées, car il vaut mieux avec les penibles Perses dompter ces voluptueux Babyloniens, qu’avec ces lascifs vaincus fleschir sous la domination des Perses. Mais, diront quelques courages perdus : Le travail de contrarier à la Fortune est si grand, qu’il vaut mieux, puis que nous sommes au courant de l’eau, nous laisser emporter, que non pas le pensant rompre nous rompre nous mesmes, &nous tuer de ces difficultez. Est il possible que la crainte du travail vous oste la volonté de vostre salut ? Et bien j’y consens, mourez, de peur d’avoir du mal, &de la peine. Puis que la mort vous est plus douce que la douleur des playes : ensevelissez vous. Et puis que la servitude vous semble plus belle que le combat, soyez esclaves. Ce n’est pour telle espece de personnes que j’escry : mais pour ceux seulement qui ont perdu la cognoissance, &non l’amour de la vertu. Or pour ces malades, qui ont à la verité le goust, mais non pas la volonté du goust depravée : qui ont perdu la santé, mais non pas le soucy ny l’envie de la guerison : la veuë, mais non le desir de la lumiere. Pour ceux-là sans plus j’escris ces remedes &à ceux là seulement je te |p. 146| prie d’en faire part. Car des autres, il en faut faire comme les Medecins, qui aux malades, dont ils n’ont point d’esperance, ne daignent rien ordonner : tant s’en faut, leurs permettent ce qu’ils veulent. Et à Dieu.



 Que d’avoir souvent des adversitez nous rend plus forts à les supporter. Que la resolution est celle qui y peut le plus : &pourquoy quelques uns ayans commencé de suyvre la vertu s’en retirent &l’abandonnent.

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EPISTRE XVII.




 Et il est vray, que j’ay des desastres, &que la fortune m’a beaucoup poursuivy. Mais veux-tu cognoistre qu’elle ne m’a peu vaincre encores ? Elle continue sa batterie : elle rechauffe ses assauts : &pour m’offencer ne se donne nulle trefve. On luy pourroit peut estre bien reprocher cela mesme qu’Antalcidas dit à Agesilaus, quand il fut en une bataille blessé par les Thebains. Voilà, dit-il, le juste payement de ton appren- |p. 147| tissage. Car les continuelles attaques qu’elle m’a données, m’ont rendu par force tant aguerry que je recognoy desormais la pluspart de ses embusches &de ses ruses : &m’a tellement endurcy à ses coups, qu’à peine quand elle teint la terre de mon sang, me semble-il qu’elle m’ait touché.


 L’Athlete qui mille fois abbatu, s’est plus ardant relevé ; qui tout meurtry de coups s’est veu le corps déchiré en cent endroits : avec quelle asseurance descend-il sur l’Areine ? Et avec quel visage va-il attaquer l’ennemy ? Toutes choses inaccoustumées sont facilement espouventables : &les plus espouventables par la coustume se desdaignent. Quel estonnement nous donneroit le Tonnerre, si nous ne l’avions jamais ouy gronder, ou veu esclairer dans la nuë ? On nous r’apporte qu’en ces terres nouvellement descouvertes, quand ces pauvres hommes oyoient nos canons, ils en estoient tellement espouventez, qu’un seul coup estoit suffisant d’en faire fuïr cent ou deux cens mille. Car ils croyoient les nostres estre des Dieux, qui eslançassent leurs foudres sur ceux qu’ils vouloient, &les |p. 148| balles qui tomboient par hazard, ils pensoient qu’elles fussent conduites sur ceux qu’elles frappoient à dessein : Mais les ayant accoustumez ils ne les ont point redoutez davantage que nous. Il est bien tantost temps, que je ne craigne plus les effrois de la Fortune : ayant tant de fois rebouché ses armes contre mes os, que je ne croy pas qu’elle en aye une seule, qui ne soit ou teinte de mon sang, ou portant les marques de ma durté. Ce sera donc sans raison, si l’on me reproche, quand je parle de ses effets, ce que Eudamonidas le Laconien, frere d’Agis, dit à un Philosophe, qui discouroit de la guerre devant luy : Mais pourquoy t’en croira-on puis qu’en un camp tu n’ouis jamais la trompette ? Car j’ay mille fois ouy sa trompette : j’ay mille fois veu ses bataillons : j’ay mille fois soustenu ses coups : &autant de fois je les ay veus vains &sans effet. Doncques si je me dis Medecin de la Fortune, ce n’est point par vanité que je me donne ce nom : puis qu’en son escolle mesme j’ay fait mon cours : &que d’elle mesme je tiens mes preceptes.


 Mais sçais tu comment ? Non autrement qu’Hannibal apprit aux Romains |p. 149| ses ruses &la façon d’y remedier. C’est à coups de foüets, que cette science se donne : &non point par instructions. En toutes les sortes de maladies dangereuses, quand les Medecins en sont attains, ils n’osent se penser eux mesmes. Mais en celle-cy si le patient ne se sert de Medecin, à peine que jamais un autre luy recouvre sa santé.


 Nous pouvons bien de l’experience des autres tirer divers remedes : mais il faut que nous mesmes par apres nous les appliquions sur nostre mal : D’autant que le vray Dictame de telles blesseures est la resolution. Les semences nous en peuvent bien naistre d’ailleurs : mais il faut qu’elles soient semées en nostre ame : &que nous ne craignions de nous offenser du soc, quand nous la labourerons. Et bref pour dire en un mot : les conseils nous peuvent venir des sages : mais les resolutions de nous seuls ; &des deux les executions : Desquelles ou nous soustenons, ou nous rebastissons nos fortunes chacelantes ou abatuës.


 Vois-tu comme Stilpon se sçeut bien à propos servir des conseils de la Science ? Quand on luy vint dire la mort de |p. 150| son fils, Il respondit froidement, Je l’avoy engendré mortel. Et vois-tu comme ces Spartiates se servirent bien des remedes de Lycurgus, qui respondirent à ceux qui les menaçoient de la venuë d’une tres-grande armée ennemie : Que nous peut-elle apporter de mal, puis que nous ne hayssons point la mort ? C’est ainsi qu’il faut aussi que nous nous servions de celuy que les grands personnages nous donnent. Et quand nous oyons qu’Ænée dit.


Par divers accidens, &par tant de dangers,
Nous cherchions l’Italie, où les Destins nous monstrent
Nos sieges reposez,


 Pourquoy ne croyons-nous qu’il le die à nous aussi bien qu’à ces Troyens ? Et si nous le croyons, pourquoy ne nous resolvons-nous à vaincre les difficultez qui s’offrent en nostre navigation ? C’est chose toute certaine que le Temple, &le siege des vertueux est au haut d’une montagne, de qui, comme dit ce grand Poëte Grec,


Long hault &mal-aysé &d’un abort bien aspre
|p. 151| Le sentier se presente.


 Et dautant que nostre ame liée avec ce corps ne s’y peut eslever seule, elle a une tres-grande difficulté d’y porter ce pesant fardeau. C’est pourquoy si l’aymant, dont elle est touchée de la Vertu, n’a assez de force pour vaincre la pesanteur des voluptez, apres s’estre un peu eslevée en ce loüable chemin, elle retombe, comme tirée d’un poids trop fort. Et ainsi il advient que son dessein rompu,


Les feux qu’il a sacrez de son sang il prophane.


 Mais au contraire ceux qui d’une vraye vertu sont attirez, nous les voyons invincibles au travail, desdaignans toute commoditez, &incommoditez qui les en peuvent eslongner, n’avoir autre repos que de parvenir à cette heureuse Italie. Et quoy ? Agathon, serons nous donc de ceux qui lavez retourneront à leurs ordures ? Serons nous de ces folles Phrigiennes, qui croirons à la voix de nos flatteuses voluptez : &qui pour nous arrester hors de tant de tempestes, mettrons le feu dans les navires de nostre Ænée ? |p. 152| Non, non, amy, mais plustost comme personnes de courage,


Allons où les Destins nous poussent ou repoussent :
Et quoy qu’il en advienne il faut en supportant
Vaincre toute fortune.


 Et ayons tousjours cette voix de Crantor à l’oreille : Les dessains qui par leurs difficultez restent imparfaits, rapportent plus de honte à leurs entrepreneurs, qu’à ceux qui n’ont osé les entreprendre. Car l’imprudence y a precipité les uns, &la prudence en a retiré les autres. Devant que Jules Cesar aspirast à l’Empire, il avoit moins de peine qu’il n’eut oncques depuis. Mais il ne mit jamais ceste charge sur son dos qu’il ne previst bien à quoy il s’obligeoit : Un cœur toutesfois si genereux que le sien, pour quelque difficulté qui s’offrit, ne peut démentir une si belle volonté. Aussi receut il tous les travaux, &toutes les incommoditez qui luy en vindrent, avec le mesme œil, ou plustost avec le mesme cœur qu’il receut l’Empire. Celuy qui se marie n’espouse pas seulement les con- |p. 153| tentemens que la femme luy peut rapporter : mais aussi tous les soucis du mariage. De mesme que ceux qui espousent la vertu, facent estat d’espouser ensemble la guerre contre la Fortune &les vices : Et parce qu’au lieu des joyaux que ce jour-là l’on donne coustumierement aux espousées : ceste Déesse n’en veut point d’autres que le tesmoignage des victoires que l’on a obtenu contre tels ennemis. Il faut qu’à l’exemple des Perses, qui portent à l’arçon de leurs selles les testes des ennemis qu’ils ont vaincus, qu’ils portent pour marque, non pas la teste des vices, mais bien un asseuré tesmoignage d’avoir surmonté la principale puissance des ennemis qui les auront attaquez, comme de l’amour, la volupté : des richesses, l’avarice : de la Fortune, le bon-heur : de l’infortune le malheur : &ainsi des autres.


 Or dy moy, Agathon, celuy que l’occasion contraint de vaincre ses ennemis, encor que ce soit outre sa volonté, ne luy est-il pas beaucoup obligé ? Et pourquoy me croiray-je donc mal-heureux, puis que la Fortune par la guerre continuelle qu’elle me fait, me couvre presque par |p. 154| force de ses Lauriers ? Car toutes les fois qu’elle attaque, &qu’elle ne surmonte, elle demeure vaincuë, comme je t’ay desja dit. O que si j’espouse ceste Déesse, à qui il faut presenter les testes des ennemis vaincus, combien luy en offriray-je ? Il me semble de te voir sousrire, en disant, que je pourray faire monstre de plusieurs, mais non pas du bon heur. D’autant que tu estimes que celuy-là ne m’a point approché. Il est vray, Agathon, qu’il n’est point venu si souvent que les autres : mais si en ay-je un que je tiens encor prisonnier que je ne veux point relascher qu’il ne m’ait payé la rançon promise. Quand je l’auray je te la feray voir. Et si des ongles on peut cognoistre quel est le Lyon, je m’asseure que tu diras que j’ay obtenu une tres-belle victoire de n’avoir esté surmonté d’un si fort &puissant ennemy. Voyla mes armes : arme t’en si tu ne crains de renouveller la Fortune de Patrocle sous les armes d’Achilles.



 Qu’en tous nos accidens il se faut ressouvenir de l’inconstance de la Fortune. Que l’esperance est cause de tous les ennuis des hommes. Que |p. 155| les vrays biens ne sont pas ceux qui s’achetent par la peine, mais qui nous viennent pour le merite.

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EPISTRE XVIII.




 Ne bastis donc plus tes desseins sur un sable si mouvant que cette Fortune : puis qu’en toy mesme tu as tant d’exemples de sa constante inconstance. Arreste ferme cela en ton esprit, que son Empire, que ses thresors, ses officiers, &ses loix ne sont que les divers changemens des choses mortelles. Que s’il semble que quelque temps elle retarde davantage arrestée en un objet, croy qu’elle luy veut donner un plus grand choc. Comme tu vois que quand nous retirons davantage le bras en arriere, c’est signe que nous voulons donner un plus grand coup. Si tu t’imprimes ces characteres bien vivement en la memoire, à peine que jamais tu t’oublies en ses bon-heurs, ou adversitez.


 La fortune fait de nous comme le Banquier des gettons quand il compte. Car celuy qu’à ceste heure il faisoit valoir |p. 156| cent ou mille, incontinent il le remet à ne valoir qu’un, &quelquesfois rien du tout : &en sa place met celuy qui peut estre en estoit le plus esloigné Si tu te ressouviens que la Fortune en use de mesme par le moyen de sa volage rouë, jamais ses biens ne t’abuseront, ny ses malheurs ne t’abatront Et mesmes quand tu n’en aurois autre cognoissance, ne sçais tu qu’une rouë ne peut finir son tour que le rayon qui estoit en bas n’ait esté en haut ? Que si tu eusses consideré qu’il n’appartient pas au rayon d’enhaut de vouloir eslever celuy qui est en bas : mais à celuy seulement qui tourne la rouë comme il luy plaist, tu n’eusses fait ce dessein de vouloir par l’establissement de ta Fortune, relever la mienne accablée, mais eusses jugé que cela devoit estre fait par ce grand Maistre, qui tourne ceste rouë des affaires du monde comme il luy vient à gré. En tes plaintes tu me fais ressouvenir de la Venus de Virgile :


Par cela de la cheute, &des ruines de Troye,
Je m’alloy consolant en mon plus grand soucy :
Les Destins par destins recompensant ainsi.
Mais quoy ? le mesme Sort poursuit &importune
|p. 157| Ces hommes agitez de tant d’autre Fortune ?
Quelle fin à ces maux, ô grand Roy donnes-tu ?


 Encores s’adresse-elle aux prieres : mais tu ne fais que plaindre, &regretter ta cheute. Ce n’est pas ainsi qu’il me faut guerir. Si ce n’est me faire une nouvelle playe : c’est pour le moins remettre le fer bien avant dans celle dont desja je me deulx. Une peine qui reüssit inutile, donne au malade qui l’a receuë, double desplaisir. Car outre la douleur du corps l’esprit encores se sent blessé bien avant, d’avoir travaillé en vain. Juge par là quelle double douleur je ressens, de voir que la cognoissance que la perte de ma Fortune te pouvoit donner ne t’a peu profiter ny apprendre combien les esperances sont vaines, qui se vont allumant en nos ames par les souffles heureux des succez humains. Si me semble-il que le choc que mon desastre a donné contre la Fortune, a esté assez grand pour te faire recognoistre ses tromperies. Aussi je croy que,


 Si lors l’entendement n’eust gauchy, pour certain
De son coup il eust peu descouvrir la cachette
|p. 158| Des Grecs : &toy encor Troye tu serois droitte,
Et tu n’aurois bougé grand Chasteau de Priam.


 Epicure avoit accoustumé de dire que pour oster du monde tous les ennuis des hommes, il n’en falloit bannir qu’une seule chose, à sçavoir l’esperance. Et tres à propos, certes, le disoit-il : car sans la Fortune, quel mal nous peut arriver ? Et quels attraits plus violents ? Mais plustost quels autres attraits a elle pour attirer les hommes ? Ostez-moy ceste esperance, qu’ay-je affaire de la Fortune ? Et si je n’espere rien de mieux, qui me fera mettre au hazard le peu que j’ay d’asseuré ? Que si je demeure content de ce que je possede, n’ay-je pas obtenu desja cette souveraine perfection tant celebrée des Stoïques. Certes les Dieux presque nous rendroient Dieux, s’ils nous delivroient de ceste cruelle captivité de l’esperance : Car celuy est seulement heureux, dit Zeno le Coryphée des Epicures, qui joüit du bien qui luy est present.


 Il est vray qu’elle est douce aux affligez : mais qui nous rapporte d’avantage d’amertume en nos desseins que ce peu |p. 159| de douceur ? Figure-toy je te prie, un esprit qui espere, sur quelles espines repose il la nuict ? Quelles esguilles se cachent le jour en ses habits &s’ensevelissent en son flanc ? Le retardement luy fasche. Il precipite toute chose, pour se haster la cognoissance de son mal. Si son malheur dément son attente, quels enfers ressent-il ? Et si la Fortune pour le tomber de plus haut luy seconde quelquefois ses desseins. Je ne sçay, si nous mettions le contentement qu’il reçoit de telle jouissance, &la peine qu’il a eu en l’esperant, dans la juste balance de Cleobule, lequel des deux peseroit le plus. Au contraire si tu n’esperes rien, en quoy te peut offenser la fortune ?


 Mais advoüons encore qu’elle te puisse atteindre (ce que toutesfois je ne croy pas, car la mer ne tourmente guieres les vaisseaux qui ne bougent du port) si m’advouëra-on aussi, que tu souffriras plus aisément ce rabais, que celuy qui avoit esperé de s’eslever. Car il tombe d’autant plus haut que toy, que son esperance l’avoit plus haussé. Que s’il t’advient du bien, comme c’est chose indifferente que le bien &le mal à la Fortune mesme, tu auras cette parfaicte felicité de joüir de la douceur, sans avoir gousté l’amertume, ny de l’esperer, ny de le rechercher, ny par consequent de le desirer. Que si tu me dis que le plaisir ne peut estre grand si la sueur ne le rend tel : &que


Non sa que val’la place, &non la stima
Chi prouato non à la guerra prima :


 En eschange je te diray l’Adieu d’Aenée aux Troyens venus en la Chaonie : &demeurant en la ville de Butrotte, quand il fut contraint de les laisser pour suivre ses destins :


Nous sommes appellez d’un en autre destin,
Mais à vous le repos est acquis &certain :
Et n’avez de la Mer nul flot à sillonner.


 Et quoy donc, Agathon, le sucre ne sera pas doux, par ce qu’il n’a point d’amertume ? Doncques le feu ne sera pas chaud, parce qu’il n’a point de froideur. Doncques le Soleil ne sera pas clair, parce qu’il n’a point de tenebres ? Et les Dieux n’auront donc un parfaict contentement, parce qu’ils n’ont point de peine ? Tien cela de moy, que les grands &souverains biens ne sont pas ceux qui s’acquierent par le travail : mais qui nous viennent pour nostre merite. Et par ainsi que les parfaicts contentemens ne sont pas ceux que nous derobons à la Fortune : ains que nous recevons de la juste liberalité du Ciel. A ceste consideration Hesiode dist à Perse :


Les biens non point ravis, mais donnez par les Dieux,
 Sur tous valent le mieux.


 C’est pourquoy ceux que la Nature nous donne sont encor plus parfaicts que ceux que nostre artifice nous acquiert. Quel Alchimiste nous peut faire un metal plus pur que l’or ? Et quelle industrie peut faire le moindre fruict d’un arbre.


 Laissons donc là le desir de nous acquerir les biens, que nous devons jouyr. Et ne nous persuadons que les seuls cuisiniers puissent se plaire au goust des viandes qu’ils ont accommodées. Contentons nous de manger le pain sans en |p. 162| vouloir estre les Boulangers. Mais sur tout, si tu veux te conduire par moy, chasse cette esperance de toy, comme le fer le plus aigu que nostre ennemy ait pour nous offenser. Il n’appartient qu’à Telephe de demander remede à celuy qui l’a blessé : Et d’où viennent nos playes que de cette fortune, que tu recherches ? Et de quel glaive plus mortel s’est elle servie que de cette esperance ? Tien pour certain, que la fortune, à l’imitation des Sorciers ne peut faire mal qu’à ceux qui la prient, ou la craignent : Et plus son amitié est grande envers quelqu’un, &plus elle luy fait ressentir ses enchantemens. Fuyons donc &hayssons cette sorciere, à fin que nous soyons par ainsi garantis du bien faux que son amitié rapporte.



Doù procede le bien &le mal : &que la constance n’est pas de ne point ressentir le mal : mais de le supporter avec discretion.

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EPISTRE XIX.




 Il me sembe, que je te voy d’icy estonner de mon estrange humeur, touchant les evenemens de mes adversitez. Si cet homme, dis-tu, ne se ressent de ces infortunes, c’est d’autant que la grandeur de son mal luy assoupit les sens. Et en cela il est comme ces malades, qui desja plus pres de la mort, que de la vie, sans plus ressentir de douleur, ne font que pantheler aux trances de leur derniere heure. Autrement si ses mal-heurs passez ne l’ont peu esmouvoir, ceux où il est plongé à ceste heure pour le moins le devroient esveiller. De tels discours, Agathon, il te semble devoir commencer mes obseques prochaines. Mais afin que je ne te voye plus en telle &si sinistre opinion de moy,


Regarde, car des yeux je t’osteray la nue,
Que des yeux des humains rend moins claire la
veuë.


 Les escrits de ces Anciens, qui ont peu |p. 164| estre plus admirez qu’imitez, ne nous enseignent pour la pluspart, quand ils viennent à discourir de la Fortune, que trois occasions principales des divers accidens des choses humaines, les uns dient que du commencement à la fin du monde tout ce qui s’y fait n’est qu’une Comedie, dont l’Univers est le theatre, les hommes les personnages, les Dieux auditeurs, &la Fortune le Poëte. Quelques autres qui ne veulent donner a ceste Déesse la disposition des actions humaines, nous representent deux chemins, qui dés nostre naissance sont à nostre eslection : l’un est celuy du vice : &l’autre de la vertu. Celuy du vice ils nous le monstrent large, aisé &fort frayé : celuy de la vertu au contraire plein de ronces &de difficultez. Mais comme le premier se finit en un precipice, cestuy cy conduit en un lieu tres-beau &desirable. D’autres encores qui ne veulent donner entierement les hommes aux hommes mesmes, dient que le grand Dieu au devant de son siege a deux tonneaux, l’un du bien &l’autre du mal : &que c’est luy sans autre, qui nous les envoye comme il luy plait. Quelle de ces opinions que |p. 165| nous vueillons suyvre, y a-il apparence que nous plaignions des choses qui nous adviennent ? Car si la fortune nous fait entrer sur le theatre, à qui est l’eslection des personnages, &la disposition du jeu qu’à celuy qui l’a composé ? nostre devoir n’est pas de changer la personne que l’on nous a donnée, mais de la bien faire. Dautant qu’en ces lieux là l’on ne loüe pas d’avantage celuy qui representera un Achilles, ou un Cresus, que celuy qui contrefera un Thersites, ou un laboureur. Ceux sans plus qui ne faudront point en ce qu’ils auront à representer, seront ceux qui auront l’applaudissement des auditeurs, l’honneur n’estant pas en la grandeur du personnage, car en eux mesmes ils sont tous esgaux en ces lieux-là. Mais le sçavoir bien, ou mal faire.


 Tu me diras, peut estre, je veux bien estudier mon personnage, &tascher de le faire parfaictement, mais quand je suis mieux en chemin, c’est lors qu’il m’advient quelque triste ou estrange accident, qui changeant l’estat où j’estoy, m’interrompt tout mon dessein. Et voylà que c’est de ton ignorance : c’est en cela mes- |p. 166| mes que tu jouës mal ton personnage : Car pour la suitte du jeu il faut que les choses se passent ainsi. N’as-tu jamais veu sur les theatres des changemens encor plus grands que les tiens ? Et si celuy qui jouë ce roolle se mettoit à plaindre de ce que l’autheur de la Comedie l’auroit fait decheoir de son grade, ne seroit-il pas digne de risée ? Croy moy que tu ne l’es moins, de vouloir controoller la Fortune de ce qu’elle dispose les evenemens de son jeu comme il luy plaist.


 Ressouviens-toy, Agathon, que pour acquerir la gloire, qu’il semble que chacun recherche en ses actions, il faut lors qu’elle nous hausse, que nous nous haussions ; &nous abbaissions quand elle nous abbaissera. Quand elle nous vestira en Laboureur, ne trouvons point honteux de conduire la charruë : mais aussi quand elle nous mettra le Sceptre en la main, faisons que nos actions reprensentent dignement un tel personnage : Et ceux-là sont encor les meilleurs joüeurs qui peuvent contrefaire la palleur, la rougeur, le ris, &les larmes mesmes. Mais prens garde icy, Agathon, que je ne dy pas que tu prennes l’ame du Labou- |p. 167| reur, ny du Thersites : ny que si la Fortune t’abaisse, elle te contraigne de rabaisser ton courage ny ta constance Mais je dy bien que par la temperance, &par la force, tu uses d’une telle prudence, que l’on die te voyant en tel estat, que la Fortune te fait tort, de ne te donner un plus digne personnage : &que toutes fois tu sçais bien &sagement representer celuy où elle t’aura mis.


 Que si nous aymons mieux suivre la seconde opinion, qui est celuy sans jugement qui se fasche de l’amertume d’un breuvage, s’il l’a esleu plustost que le doux ? Dés l’heure que nous laissons le tetin, ou pour le moins dés l’aage que nous avons la cognoissance du bien &du mal, la vertu &le vice se presentent à nous : le vice nous monstre ses richesses, ses voluptez, &le chemin pour y aller tres-aisé. Au contraire, la vertu nous propose une tresbelle couronne : mais pour y aller elle nous monstre un chemin raboteux, &tellement plein de ronces &d’espines, qu’il est à juger que peu de personnes le vont frayant. Pour moy j’esleu la couronne de la vertu, sans que la hauteur presque inaccessible des rochers |p. 168| qui se presenterent au commencement à mes yeux m’en peut divertir. Et à cela je fus particulierement poussé de la cognoissance que j’eu, qu’au lieu de l’or que le vice feignoit de me presenter, ce n’estoit que d’alchimie : &au lieu des diamans, du verre seulement. Mais encor ce qui me divertit le plus de luy, fut qu’il me sembla voir : &certes en cela j’eu la veuë bonne que de tant en tant, le long de son beau chemin il y avoit de grands abysmes qu’il tenoit cachez par quelques fueilles, pour y perdre plus aisément ceux qui le suivoient. Et qu’au lieu que la vertu nous monstroit du doigt la couronne, qui nous attendoit au sommet de cette aspre montagne, dont les fleurons esgalloient en clarté les rayons du Soleil qu’il taschoit de cacher à nostre veuë la fin de sa carriere. Mais il ne le peut faire en mon endroit si finement, que je n’y apperçeusse de grandes tenebres, de flammes horribles, qui sortoient avec des fumées si espoisses, que la pluspart de l’air en estoit à l’entour obscurcy. Doncques, Agathon mon amy, si j’ay choisi le chemin aspre &difficile, de qui ay-je à me plaindre de mon chois ? Si les pierres me |p. 169| coupent bien souvent les pieds : si la difficulté me met tout en sueur : &si les espines &les ronces me deschirent en lambeaux mes habits, &me percent bien souvent jusques au sang ? Laissons donc ces plaintes pour ceux qui dés l’entrée du chemin perdent courage : pour moy elles sont vaines, qui à l’imitation de ce Geant, qui combattit contre Hercule, toutes les fois que je touche la terre, je veux dire qu’elle m’abat, de ma cheute je repren nouvelles forces, &nouveau desir. Et en cela j’espreuve bien que le desir est du naturel du feu : Car tout ainsi qu’il s’esprend plutost au bois qui luy est dessus, qu’à celuy qui luy est dessous, &que plus il en treuve, plus aussi il se rend grand &violent : De mesme c’est aux difficultez plus hautes qu’il se va plustost esprenant : &lors qu’il en treuve le plus, c’est lors qu’il se renforce &se rend plus ardent. C’est pourquoy tu vois que mon esprit aspirant tousjours à cette couronne de la vertu guidé de la raison.


Et pien di sè, di Zelo, ogni mortale
Gloria, Imperio, Thesor mette in non cale.


 Que si avec le grand Homere nous ai- |p. 170| mons mieux la derniere opinion, puis que c’est Dieu qui nous envoye le bien &le mal, recevons &l’un &l’autre comme venant d’un tres-juste &tres-amiable pere. Et qui sera le prophane qui jugera que Dieu doive plustost luy obeir en ce qu’il voudra, que luy à Dieu ? Et sans mentir puis que c’est luy qui nous verse le bien &le mal, si la disposition en estoit nostre, il ne seroit plus Dieu, ains nostre ministre seulement : car que luy vaudroit d’avoir ce que nous desirons, s’il avoit à se guider selon nos desirs ? Qu’est-ce cela autre chose que luy vouloir oster le Ciel, &le rendre nostre échançon ? Mais que celuy qui voudroit ainsi rendre ceste grande Deité esclave des volontez humaines, se ressouvienne s’il n’a point jamais desiré la mesme chose qu’une autre eust voulu avoir. Et comme eust il peu estre contenté sans le mescontentement d’un autre ? Et si la loy à tous les humains estoit esgale, comment se pourroient contenter ces deux desirs de la possession d’une mesme chose ? Mais quelle est la folie des hommes ? Avant que j’eusse ressenty la perfidie de celuy que je regrette, si le Ciel eust ouy mes vœux, crois tu |p. 171| que j’eusse laissé goutte de bon-heur dans le tonneau de Jupiter ? Non certes, je l’eusse tout versé sur sa teste. Or considere quel ennemy j’eusse agrandy, &quel mal je me fusse preparé ? Sans doute où ma patience a esté suffisante, ma vie y eust esté employée. Il vaut donc mieux que ces bon-heurs ne soient pas au choix de nostre imprudence, mais à la disposition de celuy qui de son propre mouvement nous les envoyera quand il sera necessaire. Comme desja, sans nostre requeste il nous a donné l’Estre, quand il a cogneu qu’il le falloit ainsi : d’autant qu’il sçait mieux ce qui nous est necessaire, que nous ne sçavons le luy demander. Et puis que serviroit-il aux hommes en ce monde de suer aux vertus, si seulement les souhaits avoient lieu ? Ce seroit oster la justice des mains de Dieu, &la vertu du cœur des hommes.


 Juge donc à ceste heure, Agathon, si la grandeur du mal me tient les sens assoupis, &si ce n’est point la grandeur de la raison qui assoupit mes plaintes. Ne croy plus si je ne me deulx, que ce soit faute de ressentiment : car je l’advouë, je ressens mes coups, &peut estre plus vivement |p. 172| que tout autre ne feroit pas semblable blesseure. Mais j’ay tousjours à mes oreilles ceste voix, &sans mentir, je croy qu’elle est de ce grand Demon, qui a soucy de moy : car mes desastres ne luy peuvent encor oster la volonté de ma conduite.


Que te sert-il en fin de flechir si long temps
A ta fole douleur ? ces choses ne t’adviennent
Sans le vouloir des Dieux.


 Ce n’est pas que je croye ce que Pyrrho (Philosophe duquel les Pyrrhoniens ont pris leur nom) a dit sur ce sujet : Ce barbare (tel pouvoit-il estre nommé pour ceste opinion) vouloit que le sage fust vuide d’affection, &que sans vouloir, ou sans rejetter une chose plus qu’une autre il fust indifferent en toutes, sans se plus esmouvoir au bien qu’au mal, &ainsi le rendant inaccessible à la douleur, luy ostoit le choix que la nature mesme ne refuse pas aux animaux plus imparfaits : car quant à moy, je ne tiendray jamais opinion impossible, &je croy que ceste indoleance, s’il est permis d’user de ce |p. 173| mot, l’est entre les hommes entierement, &en cela j’appreuve l’opinion de Crantor : car, dit-il, de ne ressentir point les douleurs, est en l’ame une cruauté, &au corps une lethargie. Mais au contraire je veux que le sage les evite, si honestement il le peut : &s’il le peut &qu’il ne le face, qu’il ne soit point tenu pour sage : que si l’occasion luy oste les moyens de le pouvoir, je veux bien qu’il les ressente comme homme : mais j’ordonne aussi qu’il les supporte comme sage homme.


 Je ne te croy si transporté de la douleur, que si tu te mets ces considerations devant les yeux, tu ne donnes trefve à ton dueil. Essaye le donc, je te prie, &me mande quels effects tu en auras ressenty. Mais garde toy bien que l’amertume qu’elles semblent avoir du commencement ne t’en retire : Car celuy ne merite la guerison, qui en redoute par trop les remedes.



 Que la crainte est quelquesfois plus louable que l’asseurance en mesme subject. Que sur toute chose il faut se conserver l’honneur acquis. Et que c’est signe d’un grand defaut de ne ressentir |p. 174| vivement ce qui offense la reputation.

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EPISTRE XX.




 Tu dis en te mocquant, Agathon, qu’en mes resolutions Stoïques tu n’as jamais veu un Achille plus impenetrable que moy, ny en mes actions nul des Grecs plus sensible : &cela quand tu consideres avec quel soin je tasche de remedier aux blesseures de la calomnie. Je te l’advoüe, mais permets moy de dire avec Ænée.


Moy qui auparavant aux traits qu’on me lançoit
Demeuroy immobile, immobile aux Grecs mesme,
Le moindre vent qui bruit maintenant me rend blesme,
Le moindre son m’esveille, &me rend entrepris,
Craignant du compagnon, &du faix que j’ay pris.


 Il y a des craintes, Agathon, qui partent d’un meilleur courage que les as- |p. 175| seurances en mesmes occasions. Caton aimoit mieux voir rougir que paslir les jeunes hommes. Et pour ce qui dépend de la pitié, il n’y a Stoïque qui deffende que quelque souspir ne se desrobe de nostre estomach, voire mesme (quand c’est une extreme compassion de nostre amy) quelque larme. Aussi n’y a il personne qui nous vueille rendre insensibles : ouy bien assez forts pour resrster aux ressentimens, pour grands qu’ils soyent. A cela tend la plus part de la Philosophie : Et en cela se bornent presque toutes les plus belles resolutions des ames vertueuses.


 Doncques il ne nous est permis de fleschir aux ennuis, mais si est bien de les ressentir. Il nous est deffendu de les craindre, mais non pas de les eviter, sans honte, comme le Soldat doit bien parer aux coups, mais non pas les redouter Et encor qu’il les ressente : si est ce qu’il ne doit reculer un pas pour les fuyr. Et estant blessé il peut donner remede à sa playe : mais non point des-honnestement. Et pourquoy ne me veux-tu estre aussi doux que ces plus rudes &desnaturez Stoiques ? Permets, puis que je suis blessé, &que je n’ay peu eviter le coup, de cher- |p. 176| cher ma guerison, pourveu que ce soit honorablement.


 Toutesfois le seul ressentiment de ma douleur n’est pas ce qui me rend si curieux de ma guerison. Ænée n’a pas honte de dire que portant son Pere sur le col, menant son petit fils Julus par la main, &conduisant Crëuse sa femme apres luy, toute chose l’estonne, &le moindre vent le rend surpris &douteux. La pitié du Pere, la charité du fils, &l’amour de la femme, est ce qui le change si fort de naturel : aussi croy pour certain, Agathon, que ce changement &cette foiblesse dont tu me reprens, procedent du compagnon, &de la charge que j’ay pris, c’est à fin que tu l’entendes mieux, que je desire de sauver des ruines de ma Fortune, comme Ænée son Anchises de celle de Troye, ceste reputation que mes peres m’ont laissée : &ce petit Julus mon fils, j’entends l’honneur que je me suis par mes actions acquis, je porte ceste ancienne gloire à son imitation sur ma teste, &la jeune je la conduis par la main. Et te semble-il que le soucy que je prens pour leur conservation ne me soit aussi honorable que necessaire ? Aussi je ne |p. 177| doute nullement que pourveu que je les sauve tous deux de cet embrazement d’Ilium, je ne refonde bien tost une nouvelle Troye.


 Les ennemis, au fer desquels tu me dis si sensible, ne sont pas de ceux qui attaquent les corps, mais la reputation. Et ne sçais tu qu’elle est si delicate, que comme à l’œil le moindre festu luy rapporte une extreme douleur ? De là vient que d’estre chaud en telle occasion, c’est estre tiede : &qui vrayement est tiede se doit dire glacé. Cet Achilles, comme tu sçais, tant impenetrable, l’est bien pour les choses du corps : mais quand on luy touche l’esprit, y a il personne qui plus au vif en ressente les coups ? Tesmoing son courroux contre Agamemnon : tesmoing sa fureur contre Hector : &toutesfois plus encor douloureuses que tout cela sont les calomnies. Ce Grec en avoit bien compris la force, qui à celuy qui luy demandoit si son espée estoit bien pointuë, respondit, Plus encor qu’une calomnie : Mais


Faire mourir à dessein son enfant,
N’est-ce l’effect d’une mere cruelle ?

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 Et ne seroit-ce une grande impieté que la mienne ? si je faisoy mourir mon petit Julus (car celuy est bien l’homicide qui permet que l’on tue,) si luy voyant tomber le fer de l’ennemy sur le chef, je ne le couvroy de mon rondache, n’auroit il occasion de me reprocher sa mort ? Et les services desquels il ma desja fait paroistre qu’il merite l’amitié de son pere ? Mais si


Ce n’est moins de vertu garder que d’acquerir.


 Ce n’est moins de se conserver l’honneur acquis, que d’en acquerir un autre. Que si c’est chose digne d’une homme de bien de faire paroistre la verité, quel Stoïque sourcilleux me peut defendre que je ne fasse paroistre la fausseté des impostures qui me calomnient ?


 J’ay encor un esguillon qui m’esveille à cette vigilance, que tu me reproches, c’est ton amitié : Car celuy meriteroit il de t’aymer &estre aymé de toy qui l’airroit couler sans ressentiment une telle injure sur sa reputation ? Non certes, puisque les calomnies qui ne sont point esclaircies, ont lieu de verité, d’autant que la |p. 179| foy est je ne sçay quoy de si blanc, que la moindre tache luy fait perdre son lustre.


 Tu sçais, comme dit Seneque, que toutes les vertus sont enchainées l’une avec l’autre, si bien qu’il est impossible d’en avoir une parfaictement sans les posseder toutes. Fay estat que les vices ne sont gueres plus separez entre-eux : car encor que je ne vueille pas dire qu’ils soient enchainez comme les vertus, d’autant que nulle vertu ne contrarie à une autre vertu, &si font ordinairement les vices qui sont les deux contraires extremes ; si est-ce que comme quand on a choppé d’un pied on est contraint pour se reprendre d’y porter l’autre contre la mesme pierre, &puis aller bien loing chancelant : que de mesme un vice en attire apres soy plusieurs autres. De mesme espere &peut estre encores tous ceux qui ne sont point incompatibles entre-eux : de sorte qui en reçoit l’un pour son maistre, nous pouvons dire que des l’heure mesme il est esclave de maints autres. Doncques celuy qui se laisse tant soit peu blasmer sans ressentiment, il faut qu’il ait ou un grand defaut de courage, ou une grande superabondance de vice, puis |p. 180| que, comme dit Dionysius, S’il faut que la calomnie s’efface par le sang, il ne faut pas mesmes que le sang y soit espargné.



De l’Ambition. Que la mediocre n’est pas blasmable. Et que c’est un grand esguillon à la Vertu.

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EPISTRE XXI.




 Je te l’advouë, Agathon, que l’ambition est un perpetuel bourreau, qui par ses supplices ne donne jamais cesse à nostre ame : Que c’est le vase percé des Danaides. Que c’est une soif hydropique, &un Dedale qui ne peut estre desbroüillé. Mais que ce seul mal osté, peut emporter tous les vices des hommes, permets-moy que j’use de la mesme responce d’Alexandridas à ce Laconien, qui soustenoit ta mesme opinion. Il faudroit donc confesser, luy dit-il, que les voleurs, &les sacrileges, ne fussent point vicieux : car comme pourroit on prouver qu’ils eussent de l’ambition ? Et certes de tout ce que nous avons à fuyr, ce vice est le moins esloigné de la vertu, tant s’en |p. 181| faut, il en est si voisin, &luy est si ressemblant, que bien souvent l’un est pris pour l’autre. Arreste cela en ton esprit que jamais homme ne fut vrayement ambitieux, &du tout eslongné de la vertu : Car d’où procede l’ambition ? sans doute du desir de gloire. Et le desir de gloire ? d’estre tenu meilleur, plus sçavant, ou plus grand que les autres. Mais telle volonté n’est elle commune à la Vertu ? Qui est le vertueux qui n’a voulu avoir reputation de vertueux ? il n’est pas mesme jusques à Diogenes le Cynique, qui n’en ait esté touché : Car à quelle occasion cette vie si austere ? à quoy se chercher un homme en plain jour, avec une lanterne ? à quoy vivre dans un tonneau ? &bref, à quoy rompre son escuelle, derniere &seule relique de ses meubles, sinon pour acquerir cette reputation entre les hommes, d’avoir la cognoissance des choses, le desdain des voluptez, &la victoire des vices ? Voy doncques que cette ambition, pour n’estre parée de pourpre, ou d’or, ne laisse d’estre aussi bien ambition : &dans le tonneau, &dans la lanterne, &dans l’escuelle rompue de ce Cynique, que dans les palais, &entre les sceptres |p. 182| des plus grands Rois : comme aussi,


Dessous un fer roüillé n’est moins preux un Achille.


 O que ce Philosophe dit tres à propos à celuy qui pour paroistre plus desdaigneux des richesses portoit un manteau tout rompu, Cache la bien, dit-il, car je la voy paroistre ceste ambition par les trous de ton manteau. Il n’y a que ceste difference de l’ambition au desir d’honneur, que quelques-fois quand elle est extreme, il faut justement ou injustement, que nous parvenions à ce dessein. Que si elle est vicieuse, c’est d’autant qu’elle est extreme : &d’ordinaire les extremes aux vertus morales, eu égard à nous, sont vicieux : Mais prenons celle qui est moderée, &nous trouverons qu’elle ressemble non seulement à la vertu, mais est vertu elle mesme. Car qu’est-ce autre chose la magnanimité que ceste moderée Ambition ? D’elles sont nées ces belles pensées qui eslevoient à tant de gloire ces Alexandres, ces Cesars, ces Augustes : &de son contraire ces honteux repos de ces Sardanapales, de ces Heleogabales, qui |p. 183| pourrissoient dans les ordures de leurs voluptez, &de leurs vices.


 C’est un des plus grands esguillons dont la vertu nous incite que cestuy-cy : car ce chatoüillement nous alleche aux difficultez d’un attraict incroyable.


 Juge donc, Agathon mon amy, qu’encore que ce vice ait peu de puissance sur toy, que la perfection que tu te figures ne t’est pas encore si prochaine, que tu n’ayes beaucoup à travailler.


L’Italie desja que tu penses prochaine,
Et ces ports où tu crois t’arrester si soudain,
Sont encor separez d’un chemin sans chemin,
Par des terres lointaines,


 Et sur tout prens garde qu’en voulant blasmer l’ambition, tu ne sois toy-mesme ambitieux : Car c’est seulement pour estre creu plus parfait : l’Ambition est bien en l’ame du vertueux l’une des plus dangereuses maladies dont il puisse estre attaint. D’autant que,


Le vent nourrit le feu, &en souflant l’allume :

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 Aussi elle s’allume, &se nourrit de soy mesme, &principalement de son merite. Mais à celuy qui commence d’entrer dans la carriere de la Vertu : c’est, peut estre, une folie de la fuyr. Ne te mocquerois-tu de celuy qui voudroit faire peindre les murailles &les solives de sa maison, avant que de l’avoir bastie ? Ou plustost qui au premier fondement mis chercheroit d’une solicitude extreme des remedes pour empescher que les araignes ne fissent leurs toiles à son bastiment ? Ou bien qui n’ayant encor entierement cardé la laine dont il veut faire le drap de ses habits, lairroit toutes choses pour tascher de prendre quelques petits oiseaux, qui empeschent que les hartes ne se prennent au drap ? Croy moy, que tu n’es moins digne de risée, de prendre tant de peine à oster l’ambition de tes vertus, avant que tu sois bien asseuré de les avoir. Sçais-tu quelles sont les semences de ce fruict ? C’est l’opinion certaine d’estre juste, prudent, magnanime, sçavant, vaillant : &bref d’estre possesseur de beaucoup de vertus. Ce sont ces feux qui allument nostre ame, &jettent en nos desseins ces estincelles, comme nous |p. 185| voyons de nuict ces vapeurs flambantes sortans des estoiles. Mais quelle apparence y a il de craindre de se brusler quand on gele ? Et quelle raison de craindre l’ambition, quand la cognoissance que nous avons de nous mesmes, nous juge en nostre ame desja indignes des honneurs que nous possedons ?


 Doncques avant que chercher les remedes contre ce mal, ou bien avant que te nettoyer de ceste tache, attends que tu sois taché. Veux tu que je te die quelle marque est l’ambition ? la mesme que celle qu’une soldat rapporte, quand il vient d’un assaut, noircy de poudre, &tout cendreux des ruines de la breche. Et quoy que ces taches qui luy paroissent au visage soient sales, &que le visage en soy-mesme seroit plus beau s’il ne les avoit point, toutesfois elles luy sont honorables. Car c’est un signe certain qu’il y a esté. Et lors il luy doit estre permis de se laver. Mais si quelque jeune frisé vouloit, pour se laver aussi, se feindre hazardeux soldat, ne meriteroit-il qu’on se mocquast de luy ? Ne te lave point aussi avant qu’estre soüillé. Fay naistre en toy les Vertus dont ce vice procede : &lors apres avoir vaincu l’avarice, la volupté, la colere, &telles autres passions, il sera tres à propos que tu tasches de couronner les precedentes par ceste derniere victoire. Il est tres-aisé de s’abstenir de manger quand on n’a point d’appetit : de dormir quand on n’a point de sommeil : &de n’estre point aussi ambitieux quand on ne le peut estre. Lors que la cognoissance vient en l’homme, du bien &du mal, l’Ambition y vient aussi : mais elle se nomme alors Conservation. Depuis quand la cognoissance se rend plus forte en l’ame, elle change son nom, &s’appelle Volonté du bien. Et quand l’homme est en sa perfection, elle se nomme Desir d’honneur, ou magnanimité. Et en fin, ayant passé quelque peu ses limites, Ambition.


 Regarde donc de quels bons predecesseurs ce vice procede, &juge par là, que pourveu qu’il ne s’allie point des autres, la noblesse de sa race le peut bien rendre recommandable en quelque sorte. Pour conclusion, ressouviens-toy de ce qu’escrit ce grand Picus de la Mirande à un sien amy : Estre honoré de toy (dit il) c’est estre rendu glorieux : car tes honneurs sont des |p. 187| gloires, &quiconque desire meriter telles gloires est ambitieux. Par là tu cognoistras qu’il rend aucunement l’ambition non blasmable, mais honorable, d’autant que c’est un desir de perfection. Ne fuy donc plus si fort ses blesseures : car les remedes que je t’en donray, sont tres-experimentez, &les playes en sont pleines d’honneur, comme celles que nous recevons en une bonne occasion : encores que ce soit plustost par temerité que par vaillance.



 Qu’il ne faut seulement estre vertueux : mais qu’il est necessaire d’estre tenu pour tel. Et que c’est que nous rapporte la bonne ou mauvaise reputation entre les hommes.

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EPISTRE XXII.




 Conduis-toy de cette sorte. Ne vueille pas seulement estre vertueux, ains aussi tasche de faire paroistre que tu le sois. Une des plus grandes punitions du vice est, d’estre tenu pour vicieux : &une des plus grandes |p. 188| recompenses de la vertu, est d’estre recogneu pour vertueux. Demosthenes Lacedemonien proposa un advis qui estoit tres-utile, &tres bon : mais à cause qu’il estoit estimé tres-meschant, &de vie tres-dissoluë, le peuple rejetta son conseil. Les Ephores, qui en recogneurent l’occasion, firent faire la mesme proposition par un des plus sages du conseil qu’ils esleurent, &lors le peuple l’approuva, &s’en servit : non autrement que nous voyons advenir bien souvent des viandes, qui encor que bonnes d’elles-mesmes, toutesfois nous dégoustent infiniment si elles sont servies dans des plats sales &couverts d’ordures. Il ne faut point douter que cette opinion n’ait une tresgrande force en l’ame des plus advisez. De sorte qu’il semble que par elle toutes nos actions soient tournées ou en bien, ou en mal. Aussi ne croirons-nous si nostre amy nous presente quelque chose, qu’elle n’est point empoisonnée ? Et s’il nous en vient de nos ennemis, qui croira que ce soit pour nous nuire ?


 Croyez vous aucun don des Grecs estre sans fraude ?

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 Mais qui se persuadera que le poison luy puisse rapporter la santé, &la bonne nourriture la mort ? Et y a-il plus grand poison que le vice ? ou quelque meilleure nourriture pour nostre ame que la vertu ? Mais, diras-tu, l’opinion que l’on a de moy ne me fait estre ny plus ny moins homme de bien : Non pas en toy mesme, mais si faict bien en la creance que les autres ont de toy : Que si tu avois à vivre tout seul, ceste reputation seroit vaine : mais puis que tu ne peux t’esloigner ny separer des hommes, il faut qu’à l’imitation de la rose, non seulement tu ayes la bonne senteur en toy-mesme, mais que tu la faces aussi ressentir à ceux qui s’approcheront de toy. Vois-tu que sert l’opinion : En temps de peste si quelqu’un vient d’une ville suspecte, nous l’esloignons de nous, &luy faisons faire la quarantaine : &encor qu’il n’ait point de mal, nous ne toucherions quoy que ce soit du sien : Au contraire un autre, qui peut estre viendra du mesme lieu, mais qui par quelque moyen aura eu une attestation du contraire, nous le recevons parmy nous, nous mangeons à mesme table, beuvons à mesme verre, &peut estre couchons en |p. 190| mesme lict : &à l’adventure que cestuy-cy aura desja la glande, comment veux-tu que je croye les remedes que tu me donras estre bons, si je n’ay opinion que tu sois bon Medecin ? A plus forte raison, si un homme que je croiray vicieux me conseille, je fuiray son conseil, craignant qu’il me traine à son precipice : qui est celuy qui ne doit desirer de n’estre point contraint de chercher ses actions ? Et toutes-fois il faut que celuy qui est creu mauvais, les tienne cachées : car telle creance les fera interpreter toutes selon le vice dont il sera taxé. Si c’est un homme plein de volupté, c’est pour desbaucher quelque personne : s’il est avare, c’est pour quelque usure : s’il est larron, pour quelque vollerie : Au contraire, si nous voyons faire quelque chose de mauvais à ceux dont nous avons bonne opinion, nous croyons que c’est pour quelque desseing, qui doit estre ainsi caché. Et comme ces disciples affectionnez à quelques uns de ces grands Philosophes, chefs de l’une des sectes, se consomment l’ame &l’esprit pour tourner à bien quelque opinion fausse des leurs : aussi nous travaillons à rendre mesme leurs mau- |p. 191| vaises actions, loüables : Et suffit pour dire qu’il est vray de rapporter qu’ils l’ont dit ainsi. Quand il me souvient de l’honneur que les Atheniens firent à Xenocrates pour la bonne reputation qu’il avoit entre eux, je ne puis qu’estimer infiniement ce bruit, que quelques uns croyent devoir estre desdaigné. C’estoit la coustume de leur Republique, apres avoir déposé de quelque chose, de jurer sur l’Autel, qu’on avoit dit verité : Mais quand il s’y presenta, tous les juges se leverent, &luy dirent, La parole de Xenocrates nous est plus asseurée que le serment d’un autre : Au contraire, le peuple Romain, quand Carbon luy asseura quelque chose avec serment, plein d’execration, tout d’une voix, jura hautement, qu’il n’en croyoit rien : toutesfois ce mesme Senat, quand Metellus fut appellé devant luy en jugement, lors que ceux qui l’accusoient presenterent leur livre, tous les Senateurs en detournerent les yeux, pour ne monstrer seulement de douter de sa vertu : &quelqu’un d’entre eux respondit aux imposteurs ; Il vaut mieux, pour juger Metellus, lire sa vie en ses actions, que en vos livres : Mais quand |p. 192| par le mesme Senat Publius Rutilius fut banny en Asie, où il avoit retranché les Thresoriers generaux, tant s’en faut qu’il y fut traitté en banny, que ceux de la Province luy envoyerent des Ambassadeurs, qui le festoyerent par toutes les villes où il passa ; non point comme chassé de sa patrie, mais presq ; comme venu parmy eux pour triompher. Ce fut sa seule bonne reputation, qui au lieu de la honte prepara tant d’honneur à ce grand personnage. Et par là nous cognoissons tres-veritable ce que dit Valere le grand, que cette reputation est un honneur perpetuel, &sans office. Que faut il donc autre chose à l’ambitieux ? Quoy davantage au magnanime ? Et quoy au vertueux ? Aux premiers, pour saoüler le desir d’honneur, qu’ils ont tant en l’ame : Et aux seconds, pour recompence de leurs vertus, que cette bonne Renommée. Quelques ouvriers promettoient à Livius Drusus, Senateur Romain, de faire en sorte que ses voisins, qui descouvroient &voyoient en plusieurs endroits de sa maison, n’auroient plus de veuë sur luy, pourveu qu’il leur donnast trois mille escus. Mais je vous en donneray six |p. 193| mille, leur dit-il, &faites en sorte que l’on voye en ma maison de tous costez. Cet homme sage &grave cognoissoit combien la vertu cogneuë rapporte de bien aux vertueux. Mais que profite le thresor caché à l’Avare ? Et la science au docte Legiste, quand personne ne le sçait ? nul jamais n’ira prendre son conseil, ny l’employer à sa cause, s’il n’a reputation de sçavant, ou d’eloquent : &s’il t’advenoit d’avoir affaire de quelque grande somme de deniers, ne t’adresserois-tu pas plustost à un Banquier incogneu, qu’à moy qui te suis amy ? Il n’en advient point autrement de ceux que nous croyons ou mescroyons gens de bien. Vivons donc : mais vivons en public, &n’observons point ce vieux proverbe, Cache ta vie : pour le moins tant que nous serons parmy les hommes, vivons au jour, &donnons plustost grandes sommes d’argent si nous les avons, pour faire chanter nos actions, que non point pour les couvrir de silence. Considere quels oiseaux sont ceux qui vont de nuict, &tu cognoistras que ce sont ceux qui ne peuvent supporter la lumiere : de mesme ceux qui fuyent ce Soleil de la veuë de chacun, c’est pour ne se ressentir |p. 194| assez forts pour telle lumiere. Ceux qui aiment les tenebres craignent d’estre esclairez, &c’est une marque presque certaine de se cognoistre difformes en quelque sorte : car la nuict cache telles laideurs. Mets toy donc au jour, afin que si tu es beau, tu te puisses acquerir la reputation que merite telle beauté ; &si tu es laid, tu regardes par l’artifice de racommoder au mieux qu’il te sera possible, le vice de la nature. Mais as tu jamais pris la peine de voir faire les rempars : Figure toy que pour bastir cette bonne opinion, il en faut user de la méme sorte. Combien de hottées de terre ? combien de licts de fascines ? combien de rangs de gazons faut il coucher l’un sur l’autre, avant que telles fortifications soyent mises en deffence ? Pour mettre en mesme estat cette reputation, il faut de toutes les Vertus faire un si grand amas qu’estant disposées chacune en leur place par la prudence, il s’en esleve comme une grande montagne ? Il faut avoir donné cognoissance de justice, tenant la main à ce que les foibles ne soient oppressez, &que les autres ne demeurent impunis. De la magnanimité, se maintenant dans les plus hautes |p. 195| gloires sans gloire. De force, vivant, d’une esgale balance, en la bonne comme en la mauvaise Fortune : De temperance, ne se laissant non plus vaincre aux voluptez qu’aux douleurs. De vaillance, ayant cent fois ensanglanté l’espée de son ennemy, &la sienne du sang l’un de l’autre, pour le service de la patrie, ou du Prince qu’il sert : &ainsi des autres vertus.


 Mais comme il ne suffit pas d’une hottée de terre, d’un lict de fascine, &d’un rang de gazons, pour parfaire un rempar : Aussi ce n’est point assez d’avoir de chacune de ses Vertus donné un seul tesmoignage, il faut en toutes les occasions y en rejoindre de nouvelles : &ne faut seulement les prendre quand elles se presenteront, mais les rechercher avec la mesme curiosité, que les choses plus necessaires à nostre vie. Ne te ressouviens-tu point de la responce que Phocion fit aux Ambassadeurs d’Alexandre ? Ce grand Roy luy avoit envoyé, par eux, cent talents. Il leur demanda, pourquoy leur Maistre envoyoit à luy seul tels presents, veu qu’il y avoit tant d’autres Atheniens ? Ils luy respondirent que c’estoit parce qu’il l’estimoit entre eux tous, seul homme de bien, &vertueux : Qu’il me laisse donc, leur respondit-il, &l’estre &le sembler. O que ce Phocion cognoissoit bien &le merite de cette reputation, &comme il la falloit conserver ! Une houssine rompra plustost les reins à un serpent, qu’un plus gros baston : Et un coup de baguette sur le nez tuëra plustost un Tesson, qu’une masse qui luy donnera ailleurs sur le corps : Aussi les grands coups ne sont pas ceux qui peuvent abattre ces rempars : les tonnerres de la Fortune y perdent bien souvent leurs forces : mais le soupçon les ruine entierement. Il ne faut s’estonner, si, si peu de chose a tant de puissance contre une forteresse, qui couste tant à bastir. Le Lyon, qui est si fort &courageux, s’espouvante de sorte, oyant le cry du coq, qu’il se r’enferme tremblant dans sa caverne. On dit que les choses plus parfaictes sont plus aysement alterées, &que les plus parfaictes complexions sont plus sujettes à toutes sortes d’inconveniens.


 Ne t’esbays donc qu’un soupçon puisse offençer la reputation : mais à l’imitation des prudens Capitaines, taschons |p. 197| de remparer, de plus forts artifices, les advenues les plus foibles de nostre camp. Je vouloy clorre cette lettre, mais j’ay tant devant les yeux la memoire de ce grand Prince que nous avons suivy, qu’à la plus part de mes conceptions, il faut que le ressouvenir de ses actions ait lieu. Apres que Vienne luy eust esté soustraite de la sorte que tu sçais : il tomba en cette grande maladie, dont il ne releva depuis. Et encor que ses affaires allassent en decadence, à cause du grand coup que cette ville luy avoit donné, si ne laissa-il d’estre fort recherché de ses ennemis. Je vis lors quelques uns de ses serviteurs, qui le conseilloient d’accommoder ses affaires, puisque le temps le requeroit, &que l’occasion en estoit belle : Tant s’en faut (leur respondit-il) c’est à cette heure qu’il faut que nostre resolution se change, s’il est possible, en opiniastreté, pour faire paroistre que non point l’Ambition, mais la Religion nous a mis les armes à la main : &en ma mauvaise Fortune, pour le moins j’ay ce contentement, de pouvoir rendre preuve irreprochable de mon intention : Car s’y tenant fort peu en France, &ayant opinion d’y devoir tenir encor moins, dans peu de temps, toutesfois, à cause de ma Religion, je |p. 198| refuse de tres-belles &honorables conditions des ennemis, où est l’ambition dont autresfois on m’a tant accusé ?


 Et il est tres veritable, amy Agathon, que par ce moyen ce grand Prince ne laissa personne en doute que ce ne fut ce sainct dessein du service de Dieu, qui l’eust armé en ces dernieres guerres : Puis que se voyant delaissé des siens, &ses ennemis tres grands, &s’accroissans de jour en jour, le requerir toutesfois d’amitié, avec de tres belles offres, il ne les voulut jamais escouter. A son exemple, ô amy, desdaignons tout ce qui peut amoindrir la bonne opinion qu’on peut avoir de nous : &nous ressouvenons de ce qu’il sauloit dire si souvent : Que le serviteur qui avoit reputation d’estre vaillant plusieurs fois, estoit plus honoré que son Maistre.

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 Qu’il se faut quelquesfois arrester, apres avoir long temps couru : Qu’il est bon de servir au public, tant qu’on luy est utile, &quelle doit estre la retraitte que nous avons à faire.

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EPISTRE XXIII.




 Or sus, Agathon, c’est assez couru : Plions les voiles : laissons les rames hors de l’eau : tournons la veuë au rivage, &entrons desormais dans le port. Nous avons assez essayé les vents : nous nous sommes assez fiez à la Mer : courons à la terre ferme, &ne nous laissons plus endormir au doux bransle de l’onde. O que ce grand personnage respondit à propos à Pyrrhus, quand il comptoit les victoires desquelles il esperoit dompter tant de peuples divers : Et au partir de là, que ferons nous, Pyrrhus ? Nous conquerrons encores, respondit-il, telles &telles Provinces qui nous restent, &qui desja nous tendent les bras. Et puis, repliqua-il, quand cela sera fait, que ferons ? Ah ! mon amy, dit alors |p. 200| Pyrrhus en l’embrassant, nous vivrons à l’heure en repos. Et qui nous empesche, adjousta ce Sage, que dés à ceste heure nous n’y vivions ?


 Aussi, Agathon, quand nous aurons monté le haut de la rouë de cette Fortune, qu’est ce qu’il nous en restera ? Sans doute rien autre chose, que plus d’empeschement au repos, dont à cette heure nous pouvons jouïr plus facilement. Je ne voudrois pas te donner conseil de faire une retraitte honteuse : mais si la Fortune t’en presente quelque bonne occasion. Eh ! amy, je te prie uses en bien. Que peux tu esperer davantage d’elle, que Jules Cesar ? &regarde que par les siens mesmes il est massacré : Et quand les destins te donroient un moindre, mais plus asseuré bon-heur, que peut-il pour surmonter le repos ?


 Ne va donc point mendier chez autruy, avec beaucoup de peine, ce que facilement tu peux trouver chez toy. Je ne voudroy te conseiller, que voyant un grand naufrage, tu ne jettasses ton esquis en l’eau, &ne te servisses en toute diligence des rames, &de tout ton sçavoir, pour essayer de sauver quelqu’un. En cela ton repos seroit blâmable : Mais l’oc- casion estant passée, ou si tu cognois ne pouvoir profiter à personne de ton travail,


Fuyez chetifs, rompez vos cables du rivage :
Car tel qu’est Polypheme, en son antre sauvage,
Resserrant ses brebis, &le laict leur tirant,
Cent Cyclopes encor vont par ces monts errant,
Et hantant d’ordinaire en ces rivages courbes.


 Fuy, Agathon, ces Cyclopes horribles, ou plustost ces vices, qui n’y voyent que de l’œil de la volupté, ayant de nature perdu celuy de la raison à leur naissance, &qui vont errant le long du rivage des affaires du monde. Ce n’est pas, comme je t’ay desja dit, que je te deffende si ta Patrie brusle, que tu n’y portes de l’eau : mais le feu esteint, ne t’arreste au pillage du bien d’autruy, comme il advient d’ordinaire en tels embrasemens. Diogenes, plustost que d’estre seul oysif à Athenes, voyant le peuple pour le bien de la Republique tout en travail, rouloit son tonneau du haut d’une montagne en bas : Et puis, comme un autre Sysiphe, le remontoit. Je ne louë ny ne meslouë telle action : car, sans mentir, il est bien honteux, en une occasion publique, de demeurer les bras croisez, mais il ne le doit estre moins de travailler en une chose inutile. Je te conseille donc, que si ton Prince, ou ta Patrie te jugent capable de les pouvoir servir, que tu travailles pour eux : Et si encor ta Patrie ne le juge point, &que tu cognoisses que sans y estre appellé tu le puisses, ce seroit trahir l’occasion pour laquelle tu es né, si tu y espargnois ta peine, ou si tu attendois d’y estre semond. Autrement de voler aux affaires du monde, au premier vent qui court, sans s’y cognoistre ny utile ny desiré, c’est imiter les mousches, qui accourent au premier bruit du bassin, que quelque enfant peut-estre sans y penser aura frappé.


 Vis en repos, &jouïs du fruict que le Ciel fait naistre en ton propre terroir, sans te vouloir picquer aux hayes &aux buissons, pour entrer &voler le champ d’autruy.


Le mauvais gain est esgal au dommage.


 Dit Hesiode tres-à propos.


 Toutes ces faveurs que tu vois au mon- |p. 203| de, sont de l’heritage de la Fortune : &tout ce repos que la Vertu te donne, c’est de ton propre bien : Jouys donc du tien, &te contente, sans vouloir desrober ny usurper celuy de la Fortune. Que s’il advient qu’elle t’en donne, tu t’en peux servir, &toutesfois comme d’une chose suspecte.


 Mais, me diras-tu, j’ay un si grand appetit des biens de ceste Fortune &un si grand dégoustement des miens propres, que je ne puis juger, puis que la nature nous pousse, &monstre tousjours nostre mieux, qu’ils ne soient beaucoup meilleurs. La difficulté de l’un, Agathon, t’en fait naistre le desir : &la facilité de l’autre, le desdain. Nostre ame ressemble en celà à l’arc : car plus la corde le plie &l’efforce, plus aussi jette il sa flesche loing. De mesme, plus la difficulté empesche l’execution de nos pensées, &plus elle jette ses desirs forts &violents : Mais veux tu oster la force à ceste flesche, délasche la corde : Aussi veux-tu oster l’ardeur de ce desir, rend tes desirs faciles : c’est à dire, ne desires point plus que tu ne peux. Si tu avois gousté à bon escient ces faveurs de ceste Fortune, tu ne les |p. 204| trouverois point plus delicieuses que celles que tu jouys de la Vertu. Mais sçais tu d’où vient que tu en as plus de volonté ? c’est parce que tu ne les as encores point goustées. Aussi qui les mesprise d’avantage que celuy qui en a eu en abondance ? En toy l’apparance est cause de ceste erreur, &aux autres la preuve est la cause de ceste prudence.


 Qui a esté plus accompagné de bonheur, &qui pour un temps a plus ressenty de ses douceurs, que ce grand Prince que nous avons suivy ? Je croy que de toutes ces choses qui peuvent avoir ce tiltre, une fois ou autre il en a esté possesseur : Toutesfois quand on luy dit que le S. Pere recevoit son ennemy au giron de l’Eglise ; Tant mieux, dit-il, nous vivrons en un repos honorable. Tu vois comme il avoit desir de se rendre au port, apres avoir tant voyagé : Et comme il jugeoit que pour le repos les maniemens honorables mesmes estoient à desdaigner.


 Or si tu croyois que la retraitte que je te sonne fust pour te clorre dans les montagnes affreuses, ou pour te separer, comme un Timon, entierement de la compagnie des hommes, tu te trompe- |p. 205| rois beaucoup : Je veux que tu te retires seulement de la Mer sur le rivage : afin qu’estant là tu puisses jouyr d’un estat asseuré : &considerer le danger que tu auras evité, par le naufrage des autres : &s’il est necessaire, pour adverti encor ceux qui tenteront le voyage, de quels dangers ils ont à se garder : &d’autant qu’il y a plusieurs Phares qui sont faux, que la Fortune allume seulement pour nous faire perir, leur donner les marques de celuy auquel ils doivent dresser leur routte.


 Par ainsi tu ne vivras point miserable : car tu seras en un extreme repos, ny inutile, secourant ceux qui seront capables de tes instructions. Et en quoy pouvons-nous mieux ressembler à Dieu ? puis que, comme dit Platon, il jouït d’une eternelle paix : &conduit les affaires du monde. Je sçay que tu me mettras devant les yeux, puis que c’est un bien si souverain, pourquoy je ne me l’eslis ? S’il m’estoit permis, Agathon, avec quel contentement le ferois je ? Je suis trop engagé au combat, il faut que nous sçachions à qui le champ de bataille demeurera : Et si j’ay la victoire, tu cognoistras que je |p. 206| ne te donne conseil, que je ne vueille prendre pour moy. Mais à ceste heure elle seroit estimée fuitte &non pas retraitte. Et adieu.


Fin du premier Livre.

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EPISTRES
MORALES


DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ



LIVRE SECOND.





Qu’il ne faut point perdre le temps pour brief qu’il soit : &que c’est qui rend l’homme vray homme.

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EPISTRE PREMIERE.




 Or sus, Agathon, puis que le Ciel nous donne quelque loisir, ne le laissons point escouler inutilement : Car encores qu’il semble court, si ne faut il pas que nous imitions ces imprudens qui voyants leurs heritages à leur |p. 208| gré trop petits les laissent desdaigneusement en friche. Ceux qui reçoyvent les dons que le ciel leur fait ainsi qu’ils meritent, arrachent presque d’autres dons plus grands des mains du mesme donneur.


 Jamais les choses mesmes plus parfaictes n’apportent avec leur naissance leur perfection, &semble qu’aux mortelles le temps soit le vray artisan qui les perfectionne. Qui jugeroit, voyant un enfant au berceau, qu’il peut estre quelquefois capable de sauter, de courre, ou de luiter ?


 Les petits commencemens ne laissent d’estre l’origine de grandes choses. Une gerbe de blé qui fut jettée dans le Tybre s’arresta par hazard à quelques bois plantés dans le fleuve, &depuis y en retint tant d’autres que le courant de l’eau, (avec le sable, &le limon) lia de telle sorte ensemble qu’en fin il s’y fit une belle Isle dont mesme Rome s’honore.


 Plusieurs petites pieces jointes font une grande toile. Plusieurs gouttes d’eau une fontaine, plusieurs fontaines une riviere, &plusieurs rivieres une mer ; de plusieurs moments separez si nous les unissons par un bon mes- |p. 209| nage nous en ferons aussi des jours, de ces jours des mois, &des mois des années.


 Crantor avoit coustume de dire que le commencement de l’ingratitude estoit de ne recognoistre pas la grace, &que de desdaigner les petits bien-faits en estoit l’accomplissement. Prenons garde, Agathon, que le Ciel ne nous face mesme reproche. Car châque moment de loisir est un loisir : Et qui le desdaigne pour estre trop petit, tant s’en faut qu’il en merite un plus grand qu’il n’est pas mesme digne de celuy qu’il a.


 Si te diray-je bien toutesfois que si nous voulons estre aussi bons mesnagers du temps, que les Laboureurs mesme plus grossiers monstrent de l’estre, nous ne trouverons pas ces moments si cours que nous les figurons. Mais ce qui les abrege, c’est que quand ils viennent à nous, nous consultons alors au lieu de nous en servir : &tant s’en faut nous devons l’avoir préveu avant qu’il vienne, pour aussi tost venu le mettre en œuvre.


 Que si ces Laboureurs faisoient la mesme faute que nous, &si alors qu’il faut vendanger, ils commençoient de couper |p. 210| les vignes, ou quand il faut moissonner de semer leur blé, toute la saison ne s’écouleroit-elle vainement ?


Ayes doncques chez toy tous outils necessaires,
Afin que s’il advient qu’il t’en faille servir
On ne te les refuse, &n’en puisses chevir :
Tandis le temps s’écoule, &ton œuvre en est moindre.


 Dit ce grand Poëte Grec dans sa Georgique.


 L’office de l’œil, c’est de voir ce qui est devant le corps, l’office de la prudence, c’est de devancer par sa prevoyance tous évenements. Car ce poinct qui est au temps, avant, &apres lequel nulle chose ne peut estre bien faite, ne se peut plus r’appeller quand une fois il nous a outrepassé. Et c’est ce que proprement nous nommons l’occasion, qui pour cette cause fut peinte chauve par les sages anciens.


 En fin chasque saison a sa particularité. Et par ainsi quand le loisir nous permet de tenir la plume à la main, n’attendons pas qu’il ne retentisse de tous ce- |p. 211| stez que trompettes &tambours. Ce qui en ce temps reposé est vertu, seroit alors estimé vice.


 Et quoy que ces loisirs soient des sommeils interrompus qui laissent à peine une paupiere baiser l’autre, si ne faut-il pas se resoudre à ne point dormir du tout, parce qu’ils ne sont pas entiers. Pour le moins encores que bien cours, gardons qu’ils ne soient oysifs. Car s’ils estoient tels, ils ne seroient encor que trop longs, puis qu’il n’y a rien si tardif &honteux que l’oysiveté. Au contraire changeons les par nostre prudence en honnestes loisirs, &r’attachans ensemble ces momens espars, en faisons un temps qui soit capable de nous faire paroistre hommes.


 L’homme, si mesme nous en voulons croire celuy qui met Dieu en un si profond repos qu’il ne veut point qu’il conduise les affaires du monde, n’est pas ce corps composé de bras, &de jambes : car autrement un signe pourroit estre nommé homme, &celuy à qui viendroit à defaillir un de ses membres apres l’avoir esté ne le seroit plus. Mais le vray homme c’est l’ame raisonnable avec ce corps. L’ame qui ne suit la raison ne peut |p. 212| pas avoir ce tiltre. Doncques celuy qui sort hors des termes de ceste raison, devient quelque autre chose que homme. Et puis qu’il laisse la partie qui le fait ressembler aux Anges, il faut par force qu’il se laisse tomber en celle des brutes, lesquelles aussi communément nous ne nommons point autrement qu’animaux irraisonnables.


 Je sçay qu’Agathon a l’esprit trop genereux, pour s’abaisser à ce qui est dessous soy : mais encores que je n’en doute point, si est-ce que la preuve ne laisse de nous estre agreable, qui nous asseure de ce que nous desirons, qui soit ainsi. Encore que d’ailleurs nous l’ayons sçeu. C’est pourquoy je ne laisse de te demander des tesmoignages de ce que tu es : car ces tesmoignages ne peuvent estre autres que des actions vertueuses, puis que c’est par elles que nous descouvrons quels nous sommes. Tout ainsi que par les caracteres nous faisons part de nos conceptions à ceux qui sont esloignez de nous : car l’escriture, l’action, &la parole sont les trois interpretes de nostre ame.


 Mais d’autant que la vertu morale ne consiste pas ny en l’intelligence, ny en |p. 213| l’instruction, mais en l’action ; laissons, Agathon mon amy, &la parolle &l’escriture qui instruisent, &qui descouvrent nostre sçavoir, car l’un ny l’autre ne nous font pas estre plus gens de bien : &embrassons les actions vertueuses, puis que par elles, non seulement nous nous rendons meilleurs, mais encor à un mesme coup nous nous acquerons les deux autres utilitez que la parole &l’escriture nous peuvent donner. Par l’exemple, nous instruisons, &élisant pour nos actions les vertus, nous donnons aussi cognoissance de nostre sçavoir. Puis que si nul ne peut aimer sans cognoistre la chose aymée, sans doute celuy qui monstrera d’aymer la vertu, fera paroistre aussi qu’il la cognoit.


 Que si, comme dit Platon, l’une des plus grandes recompenses du vertueux, est que sa vertu soit recogneuë, comment nous pouvons nous faire mieux recognoistre aux esprits qui sont hors de nous, je veux dire hors des retraittes particulieres de nostre ame que par les effets ?


 Je ne croy point qu’il y ait personne qui mette en doute que l’on ne recognoisse beaucoup mieux la bonté de l’ar- |p. 214| bre par le fruict, que par la fleur, ou par la fueille Et pourquoy aussi nos actions qui sont les vrais fruicts de nostre ame ne rendront elles plus de cognoissance de ce que nous sommes, que non point une parole empoulée des vanitez du bien dire, ny une arrogante escriture fardée par les artifices d’un orateur ?


 Celuy, à mon advis, eut mieux rencontré, qui dit à un jeune homme : Parle si tu veus que je te cognoisse : s’il luy eut dist, Tay toy, &fay ; car il ne suffit pas d’avoir les semences de la vertu, il faut, qui en veut avoir le fruit, la semer, &la cultiver d’ordinaire.


 Or, Agathon, escoute pour la conclusion de ma lettre, ce que recommande Hesiode à Persa son frere : &si tu le mets bien en ta memoire, tu auras appris en peu de mots ce que je t’ay dit en plusieurs :


Ne differe jamais de demain à demain,
Nul qui fuit le travail n’aura son grenier plein :
Ny moins le differeur. Le soing accroist l’ouvrage,
Tousjours le dilayeur combat à son dommage.


 Si tu remasches quelquesfois ces pa- |p. 215| roles en ton ame, je m’asseure que tu n’y trouveras pas peu de goust, ny peu de nourriture. Et adieu.



Qu’il ne faut point souhaitter que nos amis ne soient point traversez de la Fortune, &que les peines sont les semences de la gloire.

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EPISTRE II.




 Encores que ta lettre soit remplie de toute la bonne volonté qu’un amy peut faire paroistre à un autre, si est-ce que sa fin me contraint de me douloir de toy en quelque sorte. Car prier Dieu, comme tu fais, que la Fortune ne me travaille plus, qu’est ce autre chose que d’avoir mauvaise opinion de ma constance ? Ce n’est pas ainsi, ô Agathon, qu’il faut prier pour ses amis : mais, plustost de ceste sorte : O Dieu, donne leur grace qu’ils se puissent tousjours faire paroistre tels qu’ils sont. Car ce n’est moins les offenser de leur desirer qu’ils ne ressentent point la Fortune ennemie, que de faire mauvais jugement du courage d’un homme d’honneur.


 Celuy qui craint de s’attacquer à quelque grand soldat, donne cognoissance de sa foiblesse cachée. Et que peut on croire de celuy pour qui son amy craint le rencontre de la Fortune ? Le guerrier s’offenseroit avec beaucoup de raisons pour qui l’on souhaitteroit qu’aux combats il ne se rencontrast jamais contre un homme de courage. Car outre que c’est mettre en doute sa valeur, encor est ce luy desrober ou une fin honorable, on un tres grand commencement de gloire.


 Cesse donc, amy, de prier que la Fortune ne r’attaque plus ma constance. Que si tu veux m’obliger, souhaitte plustost que je puisse tousjours me faire paroistre tel que je suis.


 Quel de tous ces anciens, de qui le nom a vescu jusques à nous, n’a acquis ceste immortalité par les contrarietez de la Fortune ? Cesar doit sa gloire aux armes de Pompée. Octave à la separation d’Anthoine. Philippe à l’éloquence &aux armes de la Grece. Mesme ce grand Alexandre, duquel il sembla que la Fortune fut amoureuse, n’eust pas eu tant de gloire sans la puissance de Darius, &sans |p. 217| les incommoditez &difficultez de ses voyages. Et Rome, que l’on peut dire avoir tenu la Fortune mesme sous son Empire, si pour le moins en ce temps là la Fortune habitoit en la terre cognuë : De qui a elle ses plus beaux trophées que de l’espée d’Hannibal, de Pyrrhus, des Gaulois, &de tant d’autres qu’elle a veu si souvent fumer de son sang ? Tout ainsi que le caillou outragé esclaire tout de feu, qui autrement demeure &froid &sans lumiere : de mesmes l’homme fait alors estinceller ses perfections, quand la Fortune l’outrage plus cruellement.


Il fut fort agité &en terre &en mer,
Par la force des dieux.


 Dit ce grand Poëte, quand il veut loüer son Ænée. Celuy qui craint de s’esprouver tel qu’il se dit estre, voudroit bien, mais n’a pas encor la perfection de laquelle il se vante. Le vaillant Capitaine desire tousjours par des grands recontres de signaler sa valeur. Et celuy qui en fuit sans raison les occasions, ne doit desja plus estre estimé tel : &ainsi demeure vaincu sans combattre. Eviter les tes- |p. 218| moignages de soy-mesme, c’est éviter sa gloire : car nul n’est honoré que pour sa vertu : le respect qu’on rend aux autres, est ou tyrannique ou flateur. La vertu ne se peut voir que par les actions : les actions honorables &vertueuses sont produites plus en necessité qu’en l’abondance du bon-heur. Car c’est bien plus de valeur de se maintenir à soy-mesme, estant attaqué de plusieurs, que quand on n’a point d’ennemy. Et aussi d’avoir un jugement bien sain entre toutes les maladies de la Fortune, qu’en la santé &au repos du bon-heur.


 Ne croiras-tu pas celuy avoir meilleure veuë qui verra aussi loing en un temps couvert &plein de tenebres, qu’un autre en un jour clair &sans nuage ? Et ne croirons-nous la vertu de celuy plus parfaite qui paroistra autant aux tenebres de ces adversitez, qu’un autre en la clarté de sa Fortune heureuse ? O que la gloire est petite qui procede d’un action aisée !


 Le champ de l’honneur est bien different des autres, d’autant que ceux-là se sement du grain qui apres estre germé fleurit &fructifie : mais cestuy-cy se seme d’espines, lesquelles estans creuës ne |p. 219| fleurissent que du sang, que leurs pointes nous désrobent par leurs blesseures. Et comme bien souvent l’abondance des fleurs donne cognoissance de celles du fruict, de mesmes plus ces espines sont fleuries de nostre sang, plus aussi nous promettent elles d’honneur &de gloire. C’est pourquoy il me semble que la Nysida de Cervantes dit fort à propos dans sa Galathée :


Mil penas cuesta una gloria,
Un contento mil enoios,
Saben lo bien estos oios,
Y mi cansada memoria.


 Car tout ainsi qu’en la nature,


Un corps naistre ne peut qu’un autre corps ne meure :


 De mesme une gloire ne peut naistre qu’avec la mort d’une chose honteuse, par ce que l’homme ne peut acquerir de l’honneur qu’en faisant une action, que si à telle occasion il n’eust faicte, il eust manqué à son devoir. Et par ainsi l’homme de bien achete sa gloire avec le mes- me argent dont il paye le tribut d’homme de bien.


 Marsilius Ficinus finira ceste lettre : La cognoissance,dit-il, des choses les rend estimées, ou mesprisées. Ne pouvons-nous donc pas dire à celuy à qui la Fortune donne occasion de se faire cognoistre tel qu’il est :


Qui que tu sois, je croy que mal voulu des Dieux,
Tu ne vis point ça-bas.


 Car puis qu’il n’y a rien entre les choses mortelles qui soit digne de l’homme vertueux que l’honneur, celuy à qui le Ciel donne plus d’occasion d’en acquerir, ne doit il pas estre plus aimé de luy que tout autre ? Et adieu.



Quelle difference il y a de la vie publique à la vie privée.

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EPISTRE III.




 Me veux-tu croire, Agathon, laisse avant que d’estre laissé d’elles les faveurs de la Court, quand tu t’y seras vieilly, qu’y peux-tu gaigner ou profiter davantage qu’avec la perte de tes jours avoir la cognoissance du changement universel ? &n’es tu point encor assez instruit :


Que les jours &les mois s’en vont,
Et que l’oubly seul en demeure ?


 Encore seroit-ce bien peu si les jours &les mois seulement estoient devorez du temps : mais face le Ciel qu’il y ait quelque chose ça bas qui ne soit sujete à son inhumaine tyrannie, de laquelle toutesfois, quoy qu’inhumaine, nous ne devons nous plaindre, puis que luy-mesmes se soubmet à la mesme loy qu’il nous impose. De tous ces siecles passez que la Gaule a veu escouler, qu’est-ce que l’oubly n’a couvert sinon cette petite partie des dix années des conquestes de Cesar ? & |p. 222| depuis qu’elle est France, que sont devenus tant d’aages, desquels nous pouvons bien nous figurer quelque chose, mais non point asseurer avec verité, sinon de ce dernier siecle, dont la memoire, pour estre jeune, est encore si babillarde que l’oubly ne l’a peu si tost soumettre sous les loix du silence. Mais il ne faut pas douter qu’elle ne soit sujete à cette ordonnance, qui oblige toute chose de revenir à son principe.


 Si tu veux considerer le cours éternel des rivieres, ne naissent elles de la mer, puis se purifiant par les veines de la terre aussi tost qu’elles commencent leur cours, ne s’en vont-elles d’un viste pas se rejetter dans le sein de la mer ? Les semences aussi tost qu’elles ont donné leur fruict, ne se consomment elles en la mesme terre qui les a produites ? Les animaux par la fin de leur vie r’entrent au mesme repos d’où les sortit le commencement de leur naissance ? Et ce corps mesmes que nous tenons de la terre, nous le rendrons à la terre du tombeau. Nostre vie qui fut prise dans le sein du Temps retourne dans le mesme temps par nostre mort. Et comme tout le Temps en soy n’a point de se- |p. 223| paration : car un instant ne peut finir qu’un autre ne commence, aussi nostre vie qui n’est pas mesme un poinct à tout le temps, ne peut y mettre separation telle qu’en fin il ne se l’unisse entierement, &ne l’engloutisse en soy.


 A quoy est ce donc, amy, que nous nous travaillons, puis qu’en fin toute chose doit estre couverte de l’oubly ? nous qui ne sommes qu’une moindre parcelle de ce tout, croirons nous avoir plus de privilege que ce tout ensemble ? Ces grandes Monarchies de Babylone, de la Grece, &de Rome que sont elles devenuës ? Et que nous en reste il en apparence sinon des ruines, &des ruines telles que si ce n’estoit que tousjours on idolastre l’antiquité, à peine pourroit on croire que si peu de chose fust restée pour tesmoignage d’une si grande.


 Or dy moy, Agathon, je te supplie, durant tant de Monarques qui ont regné en Perse, tant de Rois qui ont vescu en Grece, tant d’Empereurs &de Cesars qui ont dominé en Rome, crois tu qu’il n’y ait point eu de courtisan dont la vaine ambition ne se soit au moins autant promis &de gloire &de faveur que la tien- |p. 224| ne ? Et si cela est, que ne consideres tu que sans doute tu entreras dans la confusion du mesme oubly où il est à cette heure ? Et alors que te profiteront toutes ces veilles, toutes ces incommoditez, tous ces chagrins, &toutes ces contraintes de la Cour, puis que non seulement tu perds ton aage avec peine : mais le temps aussi que tu employes pour t’éterniser ? Je dis pour t’éterniser, recognoissant assez ton courage estre tel qu’il s’offenceroit si on pensoit que tu suivisses la Cour à autre intention que pour acquerir de la gloire à ton nom &en laisser plustost beaucoup à tes heritiers que de grandes possessions. Mais si toutes ces choses là doivent finir, &si ton dessein est de perpetuer ton nom, que n’achete tu cette immortalité, en te rachetant de la vanité de la Cour ?


 Tu me diras, peut estre, puis que toute chose doit revenir à son commencement, que ta liberté te sera autant inutile que la prison où tu es. Escoute, Agathon, quelle difference il y a.


 Ce grand Dieu qui a creé de rien tout ce que nous voyons, apres que l’Univers fut parachevé, crea l’homme capable de |p. 225| cognoistre, &de joüir de cet œuvre si parfait. Or cet homme il le composa du corps &de l’ame. Le corps il le fit de cette terre que desja auparavant il avoit creé de rien, &l’esprit il l’inspira de sa divinité, &le fit à sa semblance. Par ainsi, puis que tout retourne à son commencement, le corps qui est formé de terre, &cette terre de rien, se doit luy mesme, &tout ce qu’il produit premierement à la terre, &puis en fin à ce Rien. Mais l’esprit qui est un rayon de la divinité, au lieu de revenir à rien, doit en fin se rejoindre à cette divinité, &ses actions n’estant point sujettes de leur naissance à ce rien, doivent toutes se parachever, &conclure en fin en ce grand Dieu, d’où elles procedent.


 Vois tu comme ces anciens desireux de se perpetuer à la posterité, ignorans ce qui le pouvoit faire, ont longuement &vainement travaillé. Ces grandes obelisques, ces superbes Pyramides, ces admirables Mausolées : &bref tout ce qu’ils ont nommé les merveilles du monde, ne sont plus sinon en une legere memoire que les escrits nous ont laissée : mais en effect il n’en reste que la poudre que le |p. 226| vent a peut estre emportée en autant de lieux que la vanité de leur nom s’est estenduë. Ce qui est fait par le temps ne se peut perpetuer outre le temps. Et c’est pourquoy ces grands bastimens, ces superbes Empires, ces faveurs de la Fortune, ces ambitions de dominer, ces voluptez honteuses, &bref toutes ces actions qui du corps reviennent au corps, comme luy doivent en fin s’enclorre dans la terre, &dans le temps qui se l’unira tout ainsi que ce grand Ocean une goutte d’eau.


 Au contraire nostre ame, encor qu’elle face toutes ses actions avec le temps, si est ce qu’estant produite, ou pour mieux dire estant un rayon de la divinité, elle a en Dieu commencé ses actions avant le temps. Et d’autant que les actions de l’ame ne peuvent entre elles se finir que par le commencement d’une autre, nous pouvons dire qu’elle n’a jamais mis nulle separation à son action, tout ainsi que le temps, quoy qu’il soit divisé en momens, n’a point eu d’intervalles depuis qu’il a commencé d’estre temps. Si bien que toutes les actions de l’ame ne sont qu’une seule qui a commencé en Dieu |p. 227| avant le temps, &doit par raison continuer apres le temps. De là vient que nostre corps se lasse au travail, &que nous sommes contraints de luy donner du repos, &qu’au contraire nostre esprit agit tousjours, soit que nous dormions ou que nous veillions.


 Hier nous allasmes à Ripaille, qu’autrefois on nommoit Ripa alta, parce, comme je croy, que c’est un rivage un peu plus relevé que les autres qui sont autour de ce grand lac de Leman. Là, Agathon, nous vismes certes une belle memoire de ce grand Amé de Savoye. Et quoy que grande, beaucoup moindre toutesfois, que sa vertu. Car ayant vescu heureux autant que Prince de son aage, il voulut laisser cet heur qui estant du monde, devoit en fin se finir avec le monde, &despoüillant toutes ces vanitez mortelles, se revestit de ce qui ne le devoit abandonner. Et ainsi ayant quitté les grandeurs de la terre, la puissance des hommes, &l’ambition du monde, il se retira en ce lieu qu’il fit bastir, accompagné de sept de ses principaux serviteurs, avec lesquels, comme frere il vesquit le reste de ses jours achetant prudemment avec la |p. 228| petitesse de la terre, la grandeur du Ciel ; avec la foiblesse des hommes, la puissance de Dieu ; &avec la vanité du monde, la vraye gloire des bien-heureux.


 Plusieurs autres grands Princes, &Empereurs, ayant recogneu ce que je te dy de l’imperfection des contentemens qui sont aux choses mortelles, s’en sont volontairement distraicts pour se donner du tout à ce qu’ils jugeoient les pouvoir contenter, qui estoit à un repos d’esprit avec la douceur duquel ils servoient à Dieu. Je t’en alleguerois plusieurs, &des plus grands, comme l’Empereur Charles le Quint, avant luy Charles le Grand, &une infinité d’autres : mais ceux-là estans éclairez de la vraye lumiere de la foy, ne sont point si remarquables que ceux à qui la cognoissance seulement naturelle a fait faire le mesme effet. Alhacen Arabe Historien de ce grand Tamerlanes escrit que Og frere de l’Empereur des Tartares, Prince de Sachetay, &pere de Tamerlanes, aussi tost qu’il veit son fils en l’aage de quinze ans, luy remettant son Royaume &tout le gouvernement du Sachetay se retira en une vie privée pour servir Dieu, &achever le re- |p. 229| ste de ses jours en tranquilité.


 Et ce grand Tamerlanes mesmes, ayant vescu le plus grand &le plus heureux Prince qui fut jamais, n’a rien desiré avec tant d’affection que de parachever paisiblement au service de Dieu le reste de ses jours. Il faudroit rougir de honte d’apprendre de ceux qui sont dans les tenebres, nous qui sommes esclairez de la lumiere de Dieu. Et toutesfois entre tant d’obscuritez leurs foibles yeux ont bien veu ceste verité, que plusieurs de nous ne pouvons voir.


 Epicure ceste fois clorra ma lettre : Les biens, dit-il, qui sont meslez avecques des plus grands maux ne se doivent pas appeller biens, d’autant que la moindre cede à la plus grande partie. Juge par là, Agathon, quels doivent estre ceux de la cour, &fais-en une juste separation &tu verras quelle partie sera la plus grande, &puis te conseilles toy-mesme en amy, &non point en ennemy, ou flateur.



 Que l’amour naist de surabondance de vertu.
 Que tout desir en soy est louable. Quels sont les degrez de beauté en l’univers, &que c’est |p. 230| que l’homme doit aimer.

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EPISTRE IIII.




 Tu me demandes quelle opinion j’ay de ces ames, qui jeunes encores se laissent si fort transporter à une amour effrenée. Celle là mesme, Agathon, que les escuyers ont des jeunes chevaux, qui font des sauts plus hauts &plus desesperez &qui sont plus difficiles à dompter. Que si nous demandons à Federic Grison que c’est qu’il attend de bon des chevaux qui à leur commencement sont tels ; je m’asseure qu’il nous respondra qu’il les espere d’autant meilleurs qu’ils auront plus donné de peine à estre vaincus. Et en verité plus la flesche fait grand coup, plus aussi doit on juger l’arc, d’où elle est partie, devoir estre fort. De mesme nous dirons avec beaucoup d’apparence de raison, que plus cette ame jette ses premieres passions violentes, plus aussi donne elle cognoissance de la force, &de la vivacité qui est en elle. Qui toutesfois ne pourroit fuir d’estre taxée de surabondance si l’amour souffroit qu’il y eust quelque mediocrité en soy : Mais cela ne peut estre, car tout ainsi que celuy qui est fidele ne le peut estre un peu qu’il ne le soit à l’extreme : de mesme il est impossible d’aimer que ce ne soit extremement, &que ceux qui croyent aymer en quantité mesurée, n’aiment point du tout : parce que l’amitié imparfaite ne se doit pas nommer amitié, mais abus en l’amitié : &l’extreme seule est celle qui en doit avoir le nom. Que s’il y a vice en son extremité ; c’est un vice qui naist de trop de vertu, chose peut estre difficile à croire, si la raison ne nous l’apprenoit ainsi. Et afin que tu ne penses que je vueille flatter ou ta playe ou la mienne, lis je te prie attentivement ce que je t’en vay escrire.


 L’amour, c’est un desir de beauté, la beauté &la bonté se confondent ensemble. Car rien ne peut estre beau qui ne soit bon, ny bon qui ne soit beau, ainsi que Platon nous enseigne dans le Sympose. Or la bonté, c’est Dieu : car Dieu est seul bon, lequel ne se pouvant diviser, il s’ensuit que desirer la beauté, c’est desirer la bonté ; &desirer la bonté, c’est desirer Dieu. C’est pourquoy Hesiode parlant d’amour, dit :

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Amour tres-beau entre les immortels.


 Ceste consideration a meu ce divin Philosophe de dire que le desir estant des choses qui sont hors de nous, &lesquelles toutefois la cognoissance, qui est en nous, nous represente estre bonnes, il n’y en eut jamais qui en soy-mesme ne fut bon. Voire mesme ceux des plus detestables tyrans, &des plus voluptueuses ames. Car toute chose estant plus obligée par la loy naturelle, à sa conservation propre &à son bien, qu’à celuy de tout autre, sans doute le desir est loüable qui nous veut faire avoir ce que sa cognoissance luy dit estre bon, ou pour son estre, ou pour son bien estre. Car le desir est tousjours du bien, ou de ce qui est estimé bien, n’y ayant nul homme raisonnable qui puisse desirer pour soy ce qu’il cognoistra estre mauvais. Que s’il est loüable en quel suject qu’il soit, à plus forte raison le sera il quand il procede des choses qui le sont desja d’elles mesmes : &qui le peut estre davantage que la beauté que nous avons dit estre Dieu ?


 La beauté aux Anges, c’est les Idées, |p. 233| aux ames les raisons, en la nature les semences, &aux corps les formes. Et comme les Idées ont leur beauté de Dieu, plus ou moins parfaictement, selon le degré de leur perfection : aussi nos ames &nos corps l’ont selon la leur, plus ou moins, ainsi qu’ils en sont plus ou moins capables. Mais telle qu’elle puisse estre, elle est tousjours un rayon qui s’eslance du visage divin, aussi bien en nostre essence qu’en celle des Anges. Par ainsi qui aime la beauté en nous, y aime aussi bien Dieu que s’il aimoit ces tres-pures intelligences. Car si nostre beauté est un rayon de celle de Dieu, sans doute en l’aimant nous aimons Dieu sans y penser : tout ainsi que nostre œil ne peut voir les couleurs, sans voir en mesme temps la lumiere.


 Veux-tu, Agathon, que je Cabalise avec toy ? Escoute ce que les Cabalistes en dient. Dieu, disent ils, qui est la souveraine perfection de toute chose, est sur le haut d’une montaigne toute faite de miroirs : dans ces miroirs, selon qu’ils sont plus ou moins parfaits, on y void sa figure plus ou moins parfaictement : au bas de ceste montaigne il y passe une riviere, dans |p. 234| laquelle la figure qui est dans les miroirs voisins se represente, mais tant troublée du cours de l’onde, &des autres empeschemens, qu’il ne s’y en void que des legers lineamens. A l’autre bord de ceste eau il y a une coline faite aussi de miroirs, mais moins clairs beaucoup que les premiers desquels les uns qui sont les plus pres du bord ne representent que la figure troublée qui est dans l’eau, non seulement par la reflexion de l’eau, mais aussi par celle qu’ils ont des miroirs mesmes qui sont à l’autre bord.


 Ceste montagne, c’est le monde intelligible sur lequel Dieu est qui se represente dans ces miroirs, qui sont les Anges, lesquels par la veuë qu’ils ont de Dieu, reçoivent les Idées de toutes choses, &ainsi s’embellissent. Ceste riviere, c’est le monde materiel, où la nature, par changemens ordinaires continuë, comme une source perpetuelle, le cours de la production des choses.


 Or la matiere ne reçoit pas ses formes directement de Dieu, mais par une cause seconde, qui est la reflexion de ces miroirs en l’eau où ceste beauté de Dieu se represente troublée &changeante, d’au- |p. 235| tant que la matiere par ses changemens, va diversifiant ses formes. La coline qui est de l’autre costé, c’est le monde animé raisonnable : c’est à dire nos ames, qui reçoivent la beauté de Dieu, tant par la cognoissance qu’elles ont de ce monde materiel ; que par la reflexion des Idées, dont elles forment les raisons par la suitte des discours. Les ames qui sont plus voisines du corps, c’est à dire plus adonnées aux choses corporelles, ne retirent leur cognoissance que de ce qui est des corps : mais celles qui sont plus relevées, forment aussi leurs raisons par la cognoissance des Anges, qui leur sont au dessus, ainsi que nous avons dit de ces miroirs.


 Vois-tu pas bien, Agathon, comme les Cabalistes nous ont voulu apprendre que la beauté de nos corps, aussi bien que celle de nos Ames &des Anges, procede de la beauté de Dieu ? Je te diray bien toutesfois que d’autant que celuy est blasmable, qui pouvant faire deux loüables actions se contente de la moindre, (car c’est tesmoignage, ou de peu de courage, ou de peu de prudence) que celuy aussi qui s’arreste entierement aux beautez du corps, sans s’eslever à cel- |p. 236| les de l’ame, ne peut estre excusé de l’un de ces deux defauts.


 Lors que Platon a dit, que pour rendre un homme entierement parfait, il falloit seulement qu’il aimast, il entendoit sans doute qu’il deust aimer ces deux beautez de l’ame &du corps. Car, dit-il, l’amant n’a nul desir plus grand que d’estre aimé de ce qu’il ayme. Pour estre aymé il faut avoir les choses aymables. Ce qui est seul aymable, c’est la vertu. Donc pour estre aymé, le vray amant se rendra vertueux. Il est tout certain que le corps peut bien estre aymé, mais non pas aymer. Doncques si l’amant veut estre aymé de ce qu’il ayme, comme dit Platon, il faut par necessité que ce soit des beautez de l’ame.


 Et parce que de la vertu il sort quelquesfois des legeres actions, qui d’elles mesmes ne sont pas parfaictes vertus, &qui toutes-fois sont tres-necessaires à la vie des hommes, voire presque les plus necessaires : tout ainsi que du fer ardant on void sortir plusieurs étincelles, qui ne sont pas vrays feux. Tu nous as ouy dire plusieurs fois que, Pour estre honneste homme il faut estre amoureux.


 Et en voicy la raison :

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Tout ce qui est aymé n’est pas aymable.


 Et cela procede de la corruption du jugement. Il est bien vray que tout ce qui est aymé est jugé aymable. Et de là vient que les pures vertus sont quelquesfois fuyes, parce qu’elles sont revestuës de trop de severité, &qu’elles n’ont point ce visage flatteur dont les vices s’insinuent aisément dans les ames. En quoy certes il y en a plusieurs qui faillent : Car, comme dit Aristote, Puis que nous avons à vivre entre les hommes, il est necessaire que nous donnions à nostre pratique une certaine forme qui ne soit pas flatteuse, mais aussi qui ne soit pas affreuse.


 Or ceste moderation doit venir de l’amour, parce qu’il ne desire rien que d’estre aymable : &ce desir doit adoucir en quelque sorte l’aspreté de la pure vertu. Comme pour exemple il seroit honteux au magnanime de flechir sous quelqu’un, &toutesfois Homere ne croit pas qu’il le soit à Achilles de se soumettre à celle qu’il ayme : &cela c’est d’autant que l’amour luy adoucit avec la courtoisie, la pure aspreté de la vraye magnanimité.

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 Tu pourrois demander si une extremité peut estre vertueuse : pour prevenir ta demande, je te diray que les vertus morales consistent certes en mediocrité, eu égard à nous : mais que les contemplatives ne peuvent avoir nulle extremité vicieuse. Il seroit trop long de disputer icy si l’amour est vertu morale, ou non. Pour brieveté je te diray seulement que les vertus morales sont habitudes qui sont comme passées en Nature en nos ames, &qu’un homme juste, clement, temperant, ne peut, sans se faire force, estre autre. Mais de croire que l’amour soit ainsi une habitude, il faudroit donc dire qu’un amant ne sçauroit s’empescher d’aymer tout ce qu’il jugeroit de beau. Vice, ce me semble, trop grand pour une vertu si parfaicte, &du tout dissemblable au vray amour.


 Doncques nous dirons qu’amour est une vertu contemplative, qui par la cognoissance du beau, esmeut le desir à le posseder. Mais encor que l’amour fust vertu morale, je croy qu’il n’y sçauroit avoir nulle extrémité. Ouy bien plus aisément du defaut, car il y a peu d’action de l’ame de qui ce qui est extremité aux |p. 239| uns, ne soit mediocrité aux autres, selon les objects sur quoy elle agit.


 La valeur d’Horatius Cocles de deffendre un pont contre toute une armée ne fut pas temerité, eu esgard au suject qui luy faisoit faire. L’acte que Caton commit en soy-mesme en se tuant, entant que Caton, ne fut pas cruauté, mais courage &magnanimité. La prodigalité en Alexandre, donnant tant de villes, fut liberalité, si on considere quel il estoit. Mais ceux qui ne sçavent aimer, &qui veulent que toute chose se mesure à l’aune de leur opinion, trouvent estrange de voir ces effects demesurez à la verité pour eux : mais reiglez &mesurez pour ceux qui ont conçeu une si belle ardeur.


 Disons donc, Agathon, pour resolution de ce doute, qu’aux esprits grossiers les moindres ressentimens sont des extremitez. Mais à ces belles ames qui ont recogneu le rayon du visage divin, les plus violentes passions sont mediocres. Et encor est il bien mal aisé qu’elle puisse parvenir à ce poinct, ayant esgard à ce qui les produit, d’autant que la beauté estant une chose divine, l’affection humaine peut elle estre trop grande pour aymer la divinité.

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 Que si l’amant, comme dit Platon, se transforme en la chose aymée, qui peut estre taxé de se changer trop en Dieu ? Et voicy ce que j’en croy : S’arrester entierement à la beauté du corps c’est un amour digne du corps. Et comme dit Trismegiste en son Pimandre, cet amour est à cause de la mort, c’est à dire pour perpetuer son espece, mais pour l’ame elle est honteuse en quelque sorte, si elle ne s’esleve à ce qui est de sa qualité, &ainsi que dit Orphée,


Il faut Sage fuyant le violent effort
De l’amour terre-né s’eslever de la terre
A la grande beauté.


 Car Dieu donne plusieurs &divers degrez pour attirer à son amour, toute chose. Aux Anges les intelligences pures, d’autant que de la beauté de leur cognoissance naist leur perfection. Et de cette perfection, l’union avec ce qu’ils ayment.


 Car cognoistre &s’unir leur est mesme action. Aux hommes, d’autant qu’ils sont creatures meslées d’ames, &de corps, &ainsi que dit Pimandre, Seuls entre tous les animaux terrestres ayans double na- |p. 241| ture, il a donné deux eschelles pour parvenir à son amour. La premiere des formes qui sont en la matiere, la seconde des raisons qui sont en l’ame. Et cela d’autant que l’homme parfaict ayant l’ame, &le corps, il est necessaire pour eslever tout l’homme à luy, d’avoir les aymans de l’un &de l’autre. Or tout ainsi que plus l’aymant attire violemment le fer à soy, plus aussi ce fer montre d’avoir de sympathie avec luy : de mesme plus une beauté attire un amant à elle, plus cet amant a de sympathie avec la chose aimée, &il s’ensuit, la beauté estant une partie de Dieu invisible, que celuy qui aime plus ceste beauté a plus de divinité : Mais d’autant, comme je t’ay dit, qu’il y en a deux en l’homme : celuy qui n’en aime qu’une, a quelque imperfection en son essence, &celuy est parfait qui les aime toutes deux. Et voicy les noms que je donne à leur difference : Celuy qui n’ayme que le corps, s’appelle corporel ; qui le seul esprit, spirituel ; &qui tous les deux, homme. Le premier est vertu honteuse, le deuxième vice glorieux, &le dernier la vraye vertu humaine.

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Que l’homme de bien doit sur tout craindre le bon-heur. Et d’où vient la cognoissance &mescognoissance de soy-mesme.

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EPISTRE V.




 Veux-tu sçavoir, Agathon, ce que l’homme de bien doit craindre le plus ? En peu de mots je te le diray. C’est le bonheur. Et en voicy la raison. Ce qui démolit plus aisément &plus promptement nostre principale forteresse, est l’arme de l’ennemy que nous devons la plus craindre. La principale forteresse du sage, c’est la cognoissance de soy-mesme. Et y a-il quelque chose qui la démolisse plus promptement que le bon-heur ? Comme lors que le Soleil nous donne droit dedans les yeux, nous demeurons esblouïs plustost qu’esclairez. Quand aussi le Soleil de la bonne fortune donne à plomb dessus nous, nostre entendement malaysement se peut recognoistre, esbloüy par la vaine opinion d’estre plus que nous ne sommes pas.

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 De là vient que ce grand Alexandre, emporté de la vanité de son bon-heur, permettoit qu’on luy dressast des autels, comme aux Dieux, &ne se cogneut, ny recogneut jamais mieux ses flatteurs que quand blessé, il leur dit,


C’est là du sang, &non de l’humeur telle
Qu’il sort aux Dieux, de nature immortelle.


 Les Philosophes naturels tiennent que la vertu unie a plus de force. Il s’ensuit donc par son contraire que la desunie est la plus foible.


 Quand est-ce que l’homme est plus fort que lors que l’on tasche de le jetter en terre ? On luy void roidir les bras, asseurer fermes les pieds, &n’y a partie en luy qui soit participante à la force, qui ne se joigne ensemble pour se maintenir l’une l’autre. Aussi nostre esprit ne roidit jamais mieux les nerfs de ses puissances, &ne se rappelle jamais mieux à la defence de soy-mesme, que quand il se sent esbranler, &qu’il void la Fortune s’efforcer contre luy à le vouloir abatre. Alors il se cognoist homme, c’est à dire exposé au changement des choses mortelles, le joüet de la Fortune qui sur ce grand Ocean des affaires du monde, avance, &recule ainsi qu’il luy plaist le vaisseau de ses desseins : &que pour resister il ne luy reste que la vertu, avec laquelle il faut qu’il se conduise en un port asseuré. Au contraire ces grandes lumieres des felicitez, l’esbloüissent de sorte qu’en l’opinion d’estre plus que Dieu, il devient moins qu’homme. Ce que considerant Phocilides il commande tres-à propos.


Garde toy bien qu’aux malheurs la douleur,
La joye au bien ne te trouble le cœur.


 Mais sçais-tu, amy Agathon, quel remede il me semble qu’on peut user en la bonne Fortune ? Il faut faire ce que la nature nous apprend lors que nous voulons voir estant au Soleil. Car de peur qu’il ne nous esbloüisse, elle apprend, voire mesme aux plus petits enfans, de mettre la main sur les sourcils pour faire ombre à nos yeux. De mesmes entre nous &le bon-heur, mettons quelque chose qui face ombre, afin que cette separation nous desunisse en quelque sorte de luy, &que nous le puissions laisser avant qu’il nous laisse.

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 Or ce qui nous doit faire cet ombre, que penses tu, Agathon, que ce puisse estre ? C’est la cognoissance de sa legereté, &de la flaterie de ses douceurs. Ces peuples qui se resjouïssoient quand ils voyoient plouvoir, sous l’esperance qu’ils avoient du beau temps : &qui au contraire s’attristoient quand ils l’avoient beau, par la prevoyance qu’ils avoient des orages &des pluyes futures, sçachant bien que rien n’est de durable en terre, &que


Tousjours ne tempeste enragée,
Contre ses bords la mer Egée,


 Nous apprennent assez comment nous devons recevoir le bon-heur, &nous faire ombre avec la cognoissance de son peu de durée. Xerxes fils de Darius indigné contre les Babyloniens, à cause de leur rebellion, apres les avoir reconquis, leur defendit toute chose penible, comme de porter armes, de se travailler mesmes à la conservation de leur païs, &leur commanda tout au rebours, de danser, joüer, &d’user de toutes sortes de delices, punissant par la volupté, ceux que des autres eussent punis par des peines |p. 246| Mais il jugea que ce chastiment estoit le plus grand de tous, comprenant bien que tout ainsi que par l’infortune &par le travail nous nous rendons plus que nous n’estions, que par le bon-heur aussi, &par les voluptez nous devenons moindres que nous avons esté. Les delices de Capouë apprindrent bien à Hannibal, à ses despens, quel est l’effect qu’elles produisent en nos ames, puis qu’en fin elles le rendirent vaincu de ceux desquels sa vertu l’avoit fait triompher mille fois.


 Phillippus Roy de Macedoine souloit dire qu’il estoit bien tenu aux harangueurs des Atheniens parce que medisans de luy, ils estoient cause de le rendre plus homme de bien. Car je m’esforce tous les jours, dit-il, de les faire trouver menteurs.


 L’homme de bien est de mesmes obligé aux adversitez, d’autant que si elles l’accusent de foiblesse, il les dément par sa constance. Si elles luy reprochent un corps sujet à tous inconveniens, il leur oppose un esprit qui ne peut estre blessé. Et si elles veulent usurper sa domination, il leur fait paroistre que le sage ne domine pas seulement la terre, mais aussi les astres, avec sa prudence. Et c’est ce qui |p. 247| me fait dire que nous sommes obligez à nos adversitez, puis qu’elles nous donnent occasion de nous servir des armes de nostre vertu. Et au contraire, Agathon, je te dy encore qu’il n’y a rien qui soit plus à craindre que la bonne Fortune.


 Bias souloit dire que celuy qui estoit porté d’un grand heur, couroit la mesme Fortune que le vaisseau qui en pleine Mer estoit emporté d’un vent tres impetueux, parce qu’il estoit bien vray qu’il faisoit beaucoup de chemin d’une vistesse extreme : mais que au moindre escueil qu’il recontroit, il se brisoit d’autant plus aisément que le vent estoit plus violent. Et de fait nous n’avons jamais veu une grande Fortune qui se soit ruinée peu à peu. Les exemples de nostre aage ne seroient que trop familiers si nous voulions les rapporter. Mais chacun en peut encor avoir la memoire fraische sans les relire icy. Et me suffira d’alleguer celuy de ce grand Baniazet, surnommé la foudre du Ciel, qui de Monarque de presque tout l’Orient, se vit en un jour le marchepied de son ennemy. Et Brennus Roy des Gaulois, ayant surmonté toute l’I- |p. 248| talie, vaincu les Romains, pris &saccagé Rome, d’un Soleil à l’autre se veit entre les mains de ses vaincus, son armée deffaicte, &sa Fortune tellement tout à coup accablée, qu’il n’y avoit plus rien qui peust augmenter d’avantage son malheur que la continuation de sa vie.


 Les Medecins dient qu’entre toutes les maladies, celle là est la plus dangereuse qui assoupit de sorte le malade qu’en l’extremité de son mal il demeure sans ressentiment de douleur. Et nous, ne dirons nous pas que la plus grande maladie de l’ame est celle qui luy empesche de pouvoir resentir le sien ?


 Il n’y a rien qui puisse guerir l’ame que le jugement : mais le jugement estant attaint de ceste maladie, ou plustost flatté par la douceur apparente du bon-heur, n’est plus juge capable pour discerner la verité. Et ainsi son mal demeure sans espoir.


 Quel homme, s’il n’a esté particulierement favorisé du Ciel, a rendu preuve estant en un extreme bon-heur de se recognoistre ? Qui est-ce qui ne s’est laissé emporter au delà de la raison, ou par l’ambition, ou par la vengeance, ou par |p. 249| l’avarice, ou par la volupté ? Et cela c’est d’autant que quand tout reüssit à souhait, la presomption nous empesche de tourner les yeux à ce que nous sommes. Et au contraire les malheurs nous font r’entrer en nous mesmes, nous tesmoignent ce que nous sommes, nous monstrent une à une toutes nos fautes, &nous apprennent, si nous ne les recognoissons, qu’ils en sont les chastimens. Et outre les maux que l’esprit en reçoit en soy-mesme, encore en traine-il une chaisne infinie du dehors. Car infailliblement les flatteurs, qui n’ont autre Dieu que ceste grandeur de Fortune, adorent le bonheur en celuy qui le possede. Et ainsi n’ont garde de reprendre ce qu’ils y recognoissent de mal, &ne se souciant que comme que ce soit de s’insinüer en la bonne grace de celuy qui est puissant, ne luy remplissent les oreilles que de ses loüanges, &quoy qu’il fust de moindre courage qu’un Thersites, plus avare qu’un Midas, &plus cruel qu’un Andropophage, pourveu qu’il soit heureux, ils le diront plus vaillant qu’un Achilles, plus liberal qu’un Alexandre, &plus clement qu’un Jules Cesar. Antiochus, ce- |p. 250| luy qui fit deux voyages contre les Parthes, s’estant esgaré à la chasse, logea en une cabane de paysans, là où en soupant il s’enquit que l’on disoit du Roy. Il luy fut respondu que le Roy estoit un bien bon Prince, mais que pour estre trop addonné à la chasse il se remettoit de ses affaires à certaines personnes qui s’en acquittoient tres-mal. Pour l’heure il ne respondit rien : mais le matin, que ses gardes furent arrivées, reprenant son habit Royal de pourpre, &le diadesme. Depuis, dit-il, que je vous pris premierement à mon service, jusq ; à hier au soir, je n’avois entendu une seule parole veritable de moy.


 Les adversitez, Agathon, par ainsi ne sont pas seulement chastimens de nos erreurs, mais aussi les soufflets quelques fois qui vont alumant nos ames en la vertu, d’autant que comme un souffle fait sortir bien souvent mille estincelles d’un tison à moitié assoupi, aussi une seule adversité fait plusieurs fois estinceller mille genereuses actions de l’homme genereux.


 Il y en aura peut estre à qui ces conditions de la vertu sembleront bien rudes, mais qu’ils se ressouviennent qu’il n’y a |p. 251| que ceux qui se sont lavez dans le fleuve d’Eurotas, qui puissent trouver bon le boüillon noir de Sparte.



Que la mort n’est point redoutable. Et quelles sont les Passions &douleurs de l’ame &du corps.

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EPISTRE VI.




 Je viens de recevoir ta lettre, par les mains de Lidias, en laquelle j’ay leu le contentement que ma guerison t’a rapporté. Et parce que tu juges qu’il est plus aisé de Philosopher en discours, qu’en effect, tu me demandes quel j’ay esté en ceste maladie, &si l’horreur de la mort n’a point esbranlé la constance qui est en mes enseignemens. Je te diray, Agathon, pour respondre à ta curiosité, que je croy la mort estre plus espouventable à l’ame que douloureuse au corps, &beaucoup plus espouventable à qui seulement en a ouy parler, qu’à celuy qui l’a veuë &recogneuë de pres. Si bien qu’on la peut comparer à ces pein- |p. 252| tures, qui de loing nous representent, en decevant nos yeux, des monstres hideux en des formes estranges, mais qui de pres sont recogneus par le jugement pour n’estre que peintures. Car l’horreur de ce nom de mort, de loing fait fremir l’homme par l’opinion qu’il a que c’est une chose mauvaise : mais de pres, la raison &l’experience luy tesmoignent que s’il y a quelque chose de mauvais, c’est qu’elle est susceptible du bien &du mal. Je t’en puis parler avec plus d’asseurance que je n’eusse pas fait il y a quelque temps. Car en cette maladie je l’ay veuë d’assez pres pour la pouvoir recognoistre, &sçavoir par quels chemins on va à elle. Et d’autant que je n’ay jamais creu quelque chose devoir estre honorable à une personne vertueuse qui ne la deust estre à moy aussi, dés que je recogneus le peril de mon mal, je me resolus à le supporter avec le mesme visage, &la mesme constance que j’avois loüée aux personnes de vertu. Cela fut cause que me remettant devant les yeux les exemples de plusieurs grands personnages, entr’autres je me ressouvins de Caninius, auquel estant demandé sur le poinct de son sup- |p. 253| plice à quoy il pensoit. A cet instant la respondit : Je considere si je pourray prendre garde au passage que fait l’ame de la vie à la mort.


 Ceste fermeté de courage qui me pleut en luy me fit desirer de l’imiter en quelque sorte. Et par ainsi durant toute ma maladie, ce à quoy je me suis le plus estudié, a esté de remarquer quelles estoient les douleurs qui devançoient la mort, quelles celles qui l’accompagnoient, &quelles celles qui la suivoient. Que si je puis aussi bien te les representer que la preuve m’en a fait ressentir une bonne partie, j’espere que tu cognoistras que l’horreur de la mort est plustost en une imagination blessée, qu’en une saine raison.


 L’homme estant composé d’ame &de corps, est sans doute passible en tous les deux, car l’estroite union qui est entre eux, ne peut permettre que l’un ait du mal, sans que l’autre s’en ressente. De là vient que l’ame se deult des blesseures du corps : &que les passions de l’ame affoiblissent les forces du corps, le rendent malade, &quelquesfois le conduisent au tombeau. Doncques toutes les passions &les douleurs naissent en l’homme de l’ame &du corps.

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 Les passions s’escoulent principalement en l’ame, par la crainte, par le regret, &les douleurs au corps par le toucher. Car pour les autres esmotions de l’ame, comme le desir, l’espoir, la cholere, &semblables, ce sont plustost affections que passions, comme au corps les demangeaisons ne se doivent nommer douleurs. Et quoy qu’il ait les cinq sentimens par lesquels il represente à l’ame tout ce qui luy plaist ou desplaist, si est ce qu’il n’y a que le toucher qui s’appelle douleur. Car nul ne dira un son desaccordant, une veuë fascheuse, une mauvaise odeur, ou un goust amer estre une douleur, mais plustost une offense aux sentiments. Doncques par ces trois du toucher, du craindre &du regretter, vient en l’homme tout ce qui peut se nommer douleur &passion Que s’il y a quelque chose en la mort de mauvais pour l’homme, elle ne peut estre que pour la douleur que nous croyons estre en elle, ou pour la passion dont elle blesse l’ame. Parce que malaisément se peut on figurer que ces liens estroits qui joignent ensemble l’ame, &le corps, viennent à se délasser sans grand effort, & |p. 255| que cet effort n’apporte une extreme douleur, &par ainsi le corps se ressent de ceste desunion de l’ame, qui est sa perfection, &l’ame le laisse à regret, l’ayant tant aymé, &craint les choses qui luy peuvent advenir apres cet esloignement. Voyla, ce me semble, Agathon mon amy, ce qui peut rendre la mort mal-aisée. Or voyons si ces choses ne consistent point plus en l’apprehension qu’en la verité. Et pour ne rien confondre, commençons à la douleur.


 En toutes les choses humaines il y a trois temps, celuy qui devance, celuy qui est, &celuy qui suit. Ceux qui craignent la douleur de la mort, peuvent de mesme craindre ces trois temps. Mais pour le premier, avant que d’arriver à la mort, toutes douleurs ne nous sont elles douces pour l’eviter ? Quelle difficulté faisons nous, sous l’espoir de guerison de souffrir toutes les plus aspres douleurs du fer, &du feu ? Quel d’entre nous a jamais refusé, s’il n’y a point eu d’autre remede, de se voir couper un bras, ou une jambe pourveu que la mort se contente de cette rançon ?


 Qui dira donc que nous craignons les |p. 256| douleurs qui devancent la mort, puis que les plus aspres nous sont douces pour l’éviter ? Mais c’est, peut estre, ce qui suit le corps apres la mort. Et pouvons nous estimer qu’il y ait difference entre n’avoir oncques esté, &cesser d’estre apres avoir esté ? Fort à propos certes dit le philosophe Archesilaus. Ce mal qu’on appelle mort, seul entre tous ceux que l’on estime maux, ne fit onc mal à personne luy estant arrivé. Et Simonides se conformant à cette mesme opinion demande à ceux qui en ont peur.


Quel mal ressentois tu lors que tu n’estois pas ?
Et quel redoutes-tu n’estant plus icy bas ?


 Le corps esloigné de l’ame, tout ainsi que despoüillé des mouvemens, l’est aussi des sentimens. Car ce n’est que par elle qu’il se meut, &ressent. Et par ce que je ne croy point qu’il y ait personne qui ait si peu de cognoissance de soy mesme qui puisse penser le corps estre sensible sans sentiment, je ne m’arresteray point davantage sur ce poinct, &viendray au dernier qui est de la douleur qui accompagne la mort.

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 Nous avons desja dit que les sentimens seuls produisent la douleur. Or si avant que de venir à cette extremité de la mort nous esprouvons que la veuë s’éblouit, l’oüye se perd, le goust se pervertit, pourquoy ne jugerons nous que l’attouchement s’assoupisse de mesme ? Pour moy, Agathon, je te diray avec verité qu’en mon mal j’avois tous les autres encor plus sains que cestuy-cy : car ceux qui se presentoient à moy, je les recognoissois, &les oyois parler. Mais je ne ressentis en telle extremité jamais douleur égale à plusieurs autres que j’avois eu auparavant. Que si nous esprouvons que le sentiment de la veuë, de l’ouye, &des autres, se perd sans douleur, pourquoy ne croirons-nous que de mesme celuy du toucher nous doive laisser sans nous faire mal ? C’est sans doute, que nous perdons la veuë, l’ouye, &le goust sans y prendre garde, &nous croirons que le sentir ne nous puisse laisser sans un extreme ressentiment ? Les personnes mieux composées sont celles qui ressentent plus vivement la douleur. Il s’ensuit donc par les contraires que les plus mal composées la ressentent moins. |p. 258| Et par ceste raison toutes personnes malades ne la doivent pas beaucoup ressentir : car si elles n’estoient mal composées, elles ne seroient pas malades.


 La douleur ne vient que de la force des sentimens, avant que l’on vienne à ceste extremité, du mal qui fait mourir, ils sont tant abbatus qu’ils ont peu ou point de force. Que la foiblesse des sens amoindrisse la douleur, on l’espreuve aux parties offensées où la nourriture defaut, qui sont beaucoup moins sensibles que les autres, &aux vieillards, ausquels diminuant la force, les forces aussi de la douleur diminuent. Outre que ce qui est capable de ressentir, ce sont les esprits vitaux qui en l’homme sain sont espanchez par tout le corps, &pource par tout le corps il est capable de la douleur. Mais aux malades nous voyons que peu à peu les parties plus esloignées du cœur, demeurent froides, &que desnuez de la chaleur naturelle toute la douleur qu’elles ressentent c’est de ne pouvoir ressentir la douleur. Or tout ainsi que sans que le malade le recognoisse, ses esprits se sont retirez de toute l’estendue du corps, autour du cœur ; de mesme abandonnent- |p. 259| ils le cœur sans nul ressentiment, ny effort, ainsi que la flame s’esloigne de la mesche quand l’huyle luy defaut sans nulle violence.


 De dire que cet instant apporte une extreme douleur, cela ne se peut, car si les esprits vitaux sont ceux qui sentent, lors qu’ils se perdent, toute douleur aussi se perd. Mais c’est, peut estre, la separation que nous croyons estre douloureuse. Cela ne peut estre sensible, puis que les sens, comme nous avons dit, sont desja assoupis. Et si des semblables on peut tirer quelque cognoissance, pourquoy croirons nous la separation des esprits vitaux, &du cœur, estre tant douloureuse, puis que nous esprouvons que celle qu’ils font des autres membres, ne se peut à peine ressentir ? comme nous venons de dire.


 Mais quand il seroit ainsi que ce fust une extreme douleur, que peut-ce estre qu’un instant ? Car ainsi que nous enseigne Aristote, Les sens ne peuvent agir en nous qu’avec le temps. Or ce temps estant moins qu’un moment, quelle en peut estre la douleur ? Car le moment que nous voyons bransler la flame, n’est pas celuy de la mort du flambeau, ny celuy qui suit aussi apres sa mort. Si bien que c’est un certain temps sans temps qui est entre ces deux momens. Chose si briefve que puis que l’esprit la peut à peine comprendre, il n’y a pas apparance que le ressentiment en soit beaucoup plus capable.


 Il est vray que quelques uns pourroient peut estre dire que encore que la flamme meure, la méche ne laisse de demeurer chaude quelque temps, &que aussi apres cet instant de la mort il peut demeurer encore quelque ressentiment qui doit estre grand, puis qu’on void ces convulsions des nerfs, &des membres, qui sont tesmoignages de grandes douleurs.


 Mais cela, comme je t’ay dit, est digne de risée, de penser qu’un corps mort ressente du mal. Et quant aux retiremens &contractions des nerfs, qu’ils se figurent de voir des cordes de luth tenduës, qui venant à estre laschées se retirent d’elles mesmes à leur repos. Car de mesme les nerfs de tout le corps, qui respondent au cerveau, venant à estre destenduës, par le defaut de ses forces, font ces mesmes effects sans se donner du mal, avec relaschement de leur travail continuël. Et |p. 261| tout ainsi que la queuë du Lezard va longuement sautant apres qu’elle est divisée du corps, sans toutesfois que le Lezard mort en sente quelque chose. Il peut bien estre aussi qu’aupres la mort, le corps ait quelque mouvement que les Latins appellent palpitation, mais cela sans sentiment, tout ainsi qu’un arc courbé par violence de sa corde, lors qu’elle vient à rompre, se va de soy mesme remettant en son premier estat.


 Je sçay, Agathon, que tu me pourras respondre que ces raisons pourroyent estre valables pour ceux qui languissent longuement en un lit, ou pour les vieillars, desquels Aristote asseure la mort estre si aysée qu’à peine est elle ressentie d’eux, mais que pour ceux qui sont emportez d’une mort violente, &prompte, il n’y a pas apparence que la douleur ne soit extreme. Je te respondray, Agathon, que si la mort est prompte, elle ne donne le loisir d’estre ressentie, ainsi que je t’ay desja dit. De sorte que la douleur ne doit pas estre crainte qui est finie aussi tost que commencée. Et toutesfois je t’avouëray bien que comme il y a diverses sortes de mort, aussi y a il en elles diverses sortes |p. 262| de douleurs. Mais quelles qu’elles puissent estre, elles ne sont point redoutées comme douleurs, mais comme mort, c’est à dire comme fin de toutes nos actions en ce monde. Et par là nous pouvons conclure que l’horreur que l’on a de la mort ne procede pas de la douleur du corps, mais de la passion de l’ame qui regrette, &qui craint.


 Et à la verité qui regardera seulement à la commune opinion, s’y lairra en quelque sorte emporter : car laisser la lumiere du jour, les douceurs de ceste vie, les richesses, les commoditez, les parents, les amis, la femme, les enfans : &bref le propre corps avec lequel l’on a si longuement, &estroittement vescu. Il faut advouër qu’il est bien mal-aisé de le pouvoir faire sans regret. Et il y a bien apparence que si la perte d’une seule de ces choses nous rapporte un extreme desplaisir, qu’à plus forte raison les perdant toutes, nous en devons estre infiniment offensez. Mais, Agathon, il faut avoir une autre consideration, si la perte particuliere de quelqu’une de ces choses nous est fascheuse cependant que nous vivons, c’est que nous demeurons en lieu où nous |p. 263| en avons affaire. Mais si pour perdre une maison nous en recouvrions quantité de plus belles &de plus commodes, à peine regretterions nous la perte que nous aurions faite. L’experience en cela nous servira de raison. Il n’y a rien que les avaricieux ayment davantage que l’or : &toutesfois ils se contentent bien de changer cet or, en achetant les moindres choses qui leur sont necessaires. Je veux dire aussi que si nous perdions toutes ces choses que j’ay nommées, demeurant en un lieu où nous puissions en avoir necessité, c’est sans doute que la perte en seroit regretable. Mais nous en allant de cette vie par la porte de la mort, nous laissons avec le corps toutes les choses qui peuvent estre necessaires au corps. Et ne faut point croire que le regret au partir de là nous en demeure, parce que comme dit Crantor, On ne regrete jamais que ce que la necessité nous remet en memoire. Ces opinions, qu’il soit fascheux de laisser les gouvernemens des Republiques &des Royaumes, les douceurs de la vie, &la societé des hommes sont des tributs de l’humanité. Et lors que nous lairrons toute cette humanité, nous nous despoüillerons aussi de toutes ses perfections. Et afin qu’estant encor en vie, tu en puisses recognoistre quelque chose, ne te ressouviens-tu point d’avoir leu dans Homere,


Le sommeil &la mort sont frere &sœur jumeaux.


 Peut-estre n’as-tu jamais songé à quelle occasion il les appelle jumeaux. Je te le diray avec Plutarque, c’est à cause de leur ressemblance, parce que les jumeaux d’ordinaire se ressemblent. Que si cela est, comme ces grands personnages nous enseignent, voyons par les effects du sommeil quels doivent estre les effects de la mort. Et me respons, Agathon, si lors que tu es profondement assoupy, tu as quelque memoire des freres, parens, femme, ny enfans, ou si tu as soucy de tes biens, honneurs, authoritez, ou domination quelconque ? Et si cela n’est point, pourquoy n’advouëras tu que la mort, comme sœur de ce frere, ne te lairra non plus de regret de toutes les choses laissées, que le sommeil quand tu en es le plus assoupy ? Ce qu’Orphée nous a voulu enseigner dans l’Hymne du sommeil, quand en luy parlant il luy dit :

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Tu es frere engendré &d’oubly &de mort.


 Car s’ils sont frere &sœur de l’oubly, &si les freres se ressemblent, sans doute la mort &le sommeil font oublier toute chose. Juge par là, Agathon, que ce regret n’est seulement qu’en apprehension durant la vie, &non pas en effect apres la mort. Et responds luy avec moy lors qu’il te viendra attaquer, &qu’il te dira, tu laisses ce monde. Je parts d’un long exil pour aller en ma patrie. Tu laisses tant de biens divers : je laisse encor plus de divers maux. Tu laisses tes richesses : ce que je laisse est à autruy, mais ce qui est mien je l’emporte. Qui les peut laisser : sort de servitude. Tu laisses ta femme &tes enfans : je les laisse à celuy à qui ils sont comme moy. Il est bien fascheux que tu laisses ceux que tu ayme : ils me suivront bien tost, &ne peuvent faillir le chemin. Tu es comme arraché d’aupres de tes chers amis : je vay en un lieu où il y en a encore de plus agreables, &eux estant personnes vertueuses, ne peuvent demeurer longuement sans s’en acquerir plu- |p. 266| sieurs autres. Puis que la vertu, comme dit Aristote, ne peut estre veuë sans estre aymée.


 Bref, Agathon, tu peux aisément respondre à cette sorte à toutes les oppositions que le regret te fera. Car c’est sans doute que la raison ne demeurera jamais muete, si tu la veux ouyr en semblable occasion.


 Mais ce n’est pas peut estre le regret de toutes ces choses qui nous fait apprehender la mort : car pour peu que nous vueillions tourner les yeux sur celles que nous laissons en mourant, nous verrons bien qu’elles trainent beaucoup plus d’incommoditez que de commoditez : &que l’esloignement ne doit pas estre regretable, de ce dont la presence est si peu utile. Puis que, comme dit Panetius, si le nom doit convenir à la plus grande partie de la chose, sans doute ce que nous appellons les biens en cette vie, se doivent appeller maux, nous causant beaucoup plus de travail que de repos.


 Que si nous les voulions particulierement appeller chacunes en jugement, nous trouverions qu’il n’y en a une seule qui ne donne plus de peine à l’acquerir, que de plaisir à la posseder, &plus de soucy à la conserver, que de repos en sa jouys- |p. 267| sance. Mesme que la misere humaine s’est je ne sçay comment asservie à ceste loy, que rien ne nous plaist tant que ce qui nous a causé beaucoup de peine. Et semble que le prix seul, &non pas leur valeur, les nous face estimer. De sorte que la saine raison ne les regrettera jamais à la mort. Que s’il y a quelque chose qui la blesse en ce poinct là, ce sera plustost la crainte de ce qui nous doit advenir, apres la separation du corps &de l’ame.


 Diogenes qui commanda que l’on luy mist quand il seroit mort un baston aupres pour se deffendre des animaux qui le voudroient manger, nous enseigne que le soucy du corps ne doit gueres nous travailler.


 Et à la verité les honneurs des sepultures sont plustost pour le contentement des survivans que des morts. De sorte que ceux qui craignent ce qui doit advenir, redoutent sans plus le chastiment de leurs mauvaises actions passées, le jugement desquelles ils croyent esloigner demeurant en terre, ignorants, qui ne sçavent pas qu’en quel lieu que le vice soit, il traine son supplice avec luy, &que s’il n’y a point eu de cachette au Ciel pour |p. 268| l’orgueil, qu’encore moins y en aura il en terre pour leurs vices. Si bien que nous pouvons conclure que ceux qui craignent ceste punition future, sont ou meschans ou ignorans, d’autant que s’ils craignent d’estre punis, il faut que ce soit de Dieu. Car s’il n’y a point de Dieu, nul ne les peut condamner : &s’il y en a un, ne sçavent ils pas qu’il est tout bon ? la bonté, &la misericorde ne peuvent estre l’une sans l’autre. S’il est bon &misericordieux, pourquoy en redoutent ils le jugement ?


 Fort à propos, dit Mercure Trisinegiste : Nul ne cognoist si bien quelque chose que celuy qui l’a faite, &nul ne la flatte d’avantage que luy-mesme, parce qu’il l’ayme plus que tout autre. Dieu qui nous a fait, sçait mieux que nous mesmes les vices ausquels l’homme est de nature incliné, &ainsi l’excuse &le patiente. Et d’autant qu’il l’ayme comme son ouvrage, il ne le chastie jamais sans y appeller ensemble son amitié &sa misericorde.


 Que si entre nous nous esprouvons que nul ne supporte tant les vices des enfans que les pere &mere, comment ne croirons-nous que Dieu n’en face de mesme envers nous ? Doncques la mes- |p. 269| cognoissance de la bonté de Dieu est celle qui les fait craindre.


 Et si tu veux considerer de pres ce poinct, tu trouveras que c’est le chastiement de la vie passée que l’on craint, &non pas la mort. Mais ce chastiement est inévitable, puis que si Dieu veut, il peut aussi bien le donner en la vie qu’apres. De sorte que c’est l’ignorance &le vice qui nous fait trembler. C’est pourquoy Orphée dit,


La fin des bons est beaucoup plus aisée.


 Et tant s’en faut que nous devions craindre, qu’au contraire nous devons esperer tant de biens que Platon mesme dit que c’est par la seule mort que nous pouvons parvenir à nostre perfection. Et ce sera la conclusion de ceste lettre : Il est force, dit-il, puis qu’il n’est pas possible qu’avec le corps on puisse rien cognoistre nettement que l’un de ces deux soit, ou que du tout l’homme ne puisse jamais rien sçavoir, ou que ce soit apres sa mort. Car alors l’ame sera à son apart separée de son corps, d’autant qu’il n’est pas permis que ce qui n’est pas pur &net, touche &atteigne à ce qui l’est.

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 Par là il nous a voulu monstrer combien la mort doit plustost estre desirée que redoutée, puis que la perfection de l’homme, estant la cognoissance, &ceste cognoissance ne pouvant estre entiere qu’apres sa mort, celuy ne hayra point sa mort qui aimera sa perfection. Et à la verité n’y ayant peu ou point de douleur en la mort, les choses que nous laissons en ce monde, n’estant point regretables, ny à craindre celles que nous attendons en l’autre, je ne voy point, Agathon, pourquoy ce passage doive estre si redoutable aux hommes, puis mesme, comme dit Archesilus, que


La mort sans plus est guarison certaine
De tous les maux dont nostre vie est pleine.



 Que les passions &affections d’elles mesmes ne sont point mauvaises. Comme elles s’esmeuvent en nos ames, &comment on y doit remedier.

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EPISTRE VIII.




 Scay-tu, Agathon, ce que je croy des passions, &des affections de l’ame ? cela mesme que de l’esmotion de l’eau. Car nous voyons bien souvent un torrent estre si impetueux qu’il ne rencontre rien qu’il ne renverse : &toutesfois les grands lacs du Bourget &de Lauzane, qui peuvent se nommer de petites mers, ou pour le moins de grands abysmes d’eau, sont si paisibles que bien souvent il n’y a qu’une petite frizure qui leur replisse le front.


 Doncques ces furies, &ces ravages ne procedent pas de l’imperfection de l’eau, mais du lieu où elle est. Car si elle tend tousjours en bas, ce n’est pas pour le dommage d’autruy, mais pour chercher son repos. De mesmes les passions, &les affections ont leurs effects selon l’ame où elles se rencontrent. Si elle est unie, elles demeurent sans impetuosité, si au contraire elle est inegale en un lieu, on les verra couler furieusement, &en un autre boüillonner en escume, &ailleurs s’élargissant hors de ses limites, se des- |p. 272| border autant que l’ame a d’estenduë. Parce que proprement la forme des passions, &des affections, c’est la perfection, ou l’imperfection de l’ame. C’est pourquoy ny au bien, ny au mal, on ne doit ny loüer, ny blasmer que l’ame seule.


 Phaëton, duquel les fables sont si pleines devoit estre taxé, &non les chevaux du Soleil, si ne les sçachant guider ils prindrent autre routte que celle qu’ils devoient.


 Personne ne blasmera la couleur si elle n’est pas bien disposée au lieu qu’elle doit estre selon l’art de la peinture, mais ouy bien le peintre, qui n’aura sçeu s’en bien servir. Aussi Ciceron considerant que chacun se rendoit tel qu’il vouloit estre, dit fort veritablement, chacun est artisan de sa fortune.


 Toute ame a ses passions, autrement elle seroit impassible, mais toutes les ames n’ont pas mesme volonté, ny mesme jugement. Et de là vient que les passions, &affections, semblent estre differentes, à cause des divers effets qu’on en void reussir. Nous en voyons plusieurs qui meurent librement pour la justice, & |p. 273| plusieurs pour l’injustice.


 Cela vient que ce qui plaist aux uns desplaist aux autres : car en elles-mesmes toutes les affections sont esgales, quoy que diversement appropriées, tout ainsi que d’un mesme feu on se peut chauffer &se brusler. Et afin que tu cognoisses mieux ce que je t’en dy, considerons un peu les actions des hommes, &nous verrons qu’une mesme personne usera bien quelquesfois, &quelquesfois abusera de ses mesmes affections. Que si elles estoient toutes bonnes ou toutes mauvaises, elle ne le sçauroit faire.


 Mais, me diras tu, tout ainsi qu’une valée ne peut faire que les torrens qui s’y desgorgent, ne courent avec impetuosité : aussi une ame qui est raboteuse &precipitée ne peut empescher que les passions qu’elle a ne soint violentes, &ne roulent furieusement je te respondray, Agathon : L’eau coule impetueusement, pour trois occasions : La premiere, comme je t’ay desja dit, quand elle rencontre un lieu qui baisse en des endroits, &releve en des autres, comme nous voyons Isaire, &Arc entre ces montagnes de Moriane, &de la Tarenteze.

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 La seconde, quand elle descend de montagne si haute, &si escarpée, que la force qu’elle prend en ses descentes, la rend encor impetueuse quand elle est en bas, quoy que le lieu soit esgal &plain, comme nous voyons le Rosne, qui durant tout son cours retient sa ravissante impetuosité, quoy qu’il passe par un pays assez plein. Et cela d’autant que prenant sa source en ces grandes montagnes de Valley, il se donne tel bransle qu’il ne peut s’arrester que dans la mer.


 Et la derniere, c’est quand le vent d’une grande furie, l’esmeut, &leve ses ondes en montagnes, mais cela ne peut advenir gueres souvent que dans les grands lacs, ou dans les grandes mers : car ailleurs les bords voisins rompent l’onde avant qu’elle ait le loisir de s’empouller, ou d’en esbranler un autre.


 Or ces trois mesmes occasions se treuvent en l’impetuosité des affections &des passions. L’inegalité de l’ame c’est quand quelque sorte de vice rompt en des lieux sa vertu contraire. Car il n’y a ame si vicieuse qui ne retienne encore quelque vertu, &alors aux endroits où ces vertus defaillent, les passions se lais- |p. 275| sent couler d’une tresgrande impetuosité. Que s’il advient que ces passions rencontrent quelque partie de vertu en leur violence qui soit encor restée en cette ame, elles l’emportent avec elles, ou bien comme le courant de l’eau va rompant son lict peu à peu par le heurt que l’onde donne continuellement : de mesme par succession de temps, cette violence emporte le peu de vertu qui est restée : de là vient que le voluptueux, l’avaricieux, le colere, &le cruel, en leur jeunesse ont tousjours quelque chose qui les retient, &qui dispute bien souvent en eux mesmes contre leurs vices. Mais lors qu’ils y ont continué longuement, ils n’y treuvent nulle espece de resistance.


 Pour la deuxiesme occasion, qui est l’impetuosité que l’eau retient jusques à sa fin en l’ame, ce sont quand les passions &affections naissent d’une grande ambition, ou temeraire outrecuidance. Car encor que l’ame en soy-mesme soit juste, clemente &fidele, toutesfois le bransle que cette passion a pris de si haute source, l’emporte tousjours avec impetuosité. De là est venu qu’Ennius a dit que si le droit se doit violer, que ce doit estre pour regner.

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 Et la derniere qui procede de la tourmente que le vent esmeut dans les grandes eaux, ce sont les esperances que les plus grands nous font concevoir, ou que nostre courage mesme esmeut en nous. Et tout ainsi que ce ne sont qu’aux mers, &aux grands lacs où ces ondes peuvent ainsi estre esmeuës : de mesmes ces grandes esperances ne peuvent naistre qu’en ceux qui sont grands déja d’eux-mesmes : car aux autres les effets les destrempent incontinent.


Le tourbillon des esperances
Va roulant parmy la cité.


 Dit le Poëte Tragique.


 Voilà, Agathon, les trois occasions pour lesquelles les passions &affections s’esmeuvent violentes en nostre ame. Et comme les unes &les autres procedent ou de nonchalance, ou de volupté, ou d’erreur, de mesme on leur peut remedier par leur contraire. Car en fin l’esprit est tel qu’il veut estre. Et quoy que le vice aussi bien que la vertu soit une habitude, si est ce que comme une vertu se peut perdre, aussi peut on laisser un vice si l’on |p. 277| veut. Nous l’avons cogneu en ce grand capitaine Grec qui en sa jeunesse, plein de vice, jaloux de la victoire &de l’honneur de Miltiades, se rendit par apres un des plus grands personnages de la republique. De mesme Socrates fut jugé par la Phisionomie un des plus meschants hommes de son temps, &il avoüa librement que de son naturel il estoit incliné à toute sorte de vice, mais que par la Philosophie, il avoit corrigé tels defaut. Et qu’est ce autre chose cela qu’aplanir son ame, &remedier aux defauts qui y sont ?


 De mesmes ces grandes ambitions ne peuvent elles estre fuies, ou pour le moins corrigées par la raison ? Si font certes. Ce Roy Lacedemonien qui relascha à son peuple beaucoup de son authorité, respondit fort à propos à la femme, qui luy reprochoit qu’il ne lairroit pas la Royauté si grande à ses enfans que son pere la luy avoit laissée. Aussi, dit-il, la leur lairray-je plus asseurée. De mesme doit on beaucoup craindre les esperances que les plus grands esmouvent en nostre ame, oü dont nous mesmes esmouvons nos passions, &nos affections, &les reigler avec la prudence.

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 On vid jadis par ces esperances plusieurs fois à Rome, changer le bon naturel des citoyens, lors que pour renouveller leurs loix, les Romains envoyerent Spurius Postumius à Athenes pour avoir celles de Solon. Ils esleurent dix d’entre-eux pour en faire le rapport au peuple, entre lesquels Appius Claudius fut du Decem-virat, homme vif, &fin, &qui avec l’esprit n’embrassoit rien moins que l’ambition de tout l’Empire. Cestuy-cy à son commencement nourrissoit quantité de jeunesse en toute sorte d’honnestes exercices : si bien que sa maison estoit une eschole de vertu. Mais lors qu’il se haussa à la tyrannie, il n’y eut un seul de tous ceux qu’il avoit si bien nourris, qui alleché de ses belles promesses, ne se laissast emporter par l’esperance au delà de son devoir. Et non point seulement ces jeunes gens, mais ses neuf compagnons aussi, qui tous aux despens de leur vie, &de leur devoir, tascherent de le porter à l’usurpation de leur patrie mesme, quoy que tout le peuple les eust esleus pour les plus gens de bien.


 Or contre ces vents impetueux, la prudence, comme je t’ay dit, doit estre |p. 279| opposée, &se ressouvenir des deux preceptes qui estoient escrits au temple d’Apollon en Delphe :


COGNOY TOY-MESME, ET RIEN DE TROP.



 Aux premiers je responds avec Agesilaus : Amy jusqu’à l’autel, &à toy. Que le moindre doit ceder au plus grand. Juge par là, Agathon, que nos passions &nos affections telles qu’elles sont, sont les vrais tesmoins de ce que nous sommes, &qu’elles sont indifferentes en nostre ame comme le reste de ses puissances.


 Voicy ce que ce matin, sur ce propos j’ay leu dans Marcilius Ficinus : Tout ce qui nous esmeut est passion ou affection, aussi bien ce qui nous pousse à la vertu qu’au vice : &n’y a rien en nostre ame qui donne plus de force au bien &au mal.


 Doncques, Agathon, il n’y a rien que l’homme prudent doive avec plus d’estude, tenir sous les loix de la raison, ny qui luy soit plus honteux ny plus loüable que de se laisser vaincre, ou de vaincre ceste puissance. Et a dieu.

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Que l’inconstance de nos desseins procede de l’ignorance, &quel remede il y a.

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EPISTRE VIII.




 Considere, je te prie Agathon, que c’est que de l’inconstance de nos desseins. Quelquefois quand tous nos amis se mettroient ensemble pour nous persuader le contraire de ce que nous avons desseigné : &quand toutes les incommoditez qui se peuvent imaginer, s’y opposeroient, nous ne voudrions pas changer un seul poinct de ce que nous avons resolu. Et quelquefois au contraire, nous mesmes sans nulle apparence de raison nous en divertissons. Et semble qu’il n’y ait rien qui nous y puisse encor un coup rapporter. Et tout celà c’est d’autant que comme toute chose resiste à son contraire, nostre volonté s’efforce contre ce qui la contrarie, d’autant que l’esprit de l’homme genereux est si libre qu’il n’y a nulle tyrannie qui le puisse forcer. Au contrai- |p. 281| re comme plus une voute est chargée, plus aussi elle est forte : De mesme un grand courage, plus il se sent surchargé, &plus il s’évertuë contre son faix. Je dy cecy pour cet amy qui a passé les Alpes avec tant de diligence, durant les ardentes chaleurs, qu’il sembloit que sa vie despendist de la haste &de la vitesse des chevaux de poste. Et toutesfois estant arrivé icy, on diroit qu’il a beu toute l’eau de l’oubly, tant il se soucie peu de parachever son voyage.


 L’imperfection de nos desseins ne procede pas tousjours de l’impuissance, mais de l’ignorance bien souvent qui nous fait vouloir des choses que nous ne devrions pas, &là dessus enchantez des imaginations qu’elle nous presente, nous nous laissons emporter à l’entreprise de plusieurs choses, qui depuis estant esclairées en nous par la raison sont recogneuës ou mauvaises ou inutiles. Ce que l’Espagnol Cervantes appelle.


Querer que nunca sable lo que quiere.


 Il est vray que cet éclarcissement de la raison doit venir de nous-mesmes, ou si |p. 282| c’est par le moyen d’un amy, il faut que ce soit sans violence. Car l’ame qui a receu cette opinion pour bonne, la fortifie d’opiniastreté lors que la raison luy defaut, si on la luy veut arracher par force, d’autant que nul ne veut découvrir son imperfection, &moins encores l’ame que le corps. Or la plus grande imperfection du jugement, c’est de recevoir le faux pour le vray. De sorte qu’on ne luy peut faire une plus grande offense que de monstrer qu’il s’est trompé en son eslection.


 Si bien que celuy qui pretend de divertir une ame genereuse de son dessein, doit y aller en flechissant, &non pas en combattant. Car nous plions bien des arbres peu à peu, qui se romproient si de violence on le vouloit faire tout à coup. Quant à moy je méprise autant ceux qui legerement se mettent à une entreprise, que je blasme ceux qui ayant commencé un dessein, le laissent à moitié, d’autant que du premier erreur procede le dernier, &semble que d’ordinaire ceux qui commencent avec peu de discretion, s’en retirent avec beaucoup de confusion.


 C’est pourquoy quand Dieu crea l’hom- |p. 283| me, voyant que nostre propre naturel estoit d’estre en perpetuel mouvement &desir, d’autant que nous ne pouvons en rien nous arrester qu’en luy-mesme, comme en nostre propre centre, il voulut, pour empescher que nous ne suivissions à plein vol les biens perissables &vains, mettre au sommet des trois puissances de nostre ame, une sentinelle bien éveillée, qui l’advertit des perils qu’elle doit éviter, &des ennemis dont elle devoit se deffendre, laquelle, comme dit le mesme Cervantes sous la personne de Tirsis, Fue la rason que corrige y enfrena nuestros desordenados desseos.


 Car c’est sans doute que si la raison ne tenoit la bride de nos desirs, ils nous traineroient avec eux en mille desordres honteux, parce que nostre ame renfermée dans ce corps, qui ne void que par eux, comme par des lunettes avantageuses, juge toutes choses plus grandes qu’elles ne sont pas. Et lors qu’elle en a la jouyssance, elle recognoist bien son erreur. Mais cela n’empesche point qu’elle n’ait desja failly.


 C’estoit Phocylides qui nous conseilloit à ceste occasion que noz desirs fussent communs, &moy j’adjousteray, & |p. 284| qu’il soit de chose cognuë. Tout ainsi que la mescognoissance nous fait desirer les choses mauvaises comme estans bonnes, aussi la cognoissance nous les fait fuyr comme mauvaises. De là vient que l’ignorant qui fait une meschanceté, peut estre en quelque sorte excusé, mais nullement celuy qui sçait bien ce que c’est.


 Or, Agathon mon amy, veux-tu sçavoir quelle juste reigle je trouve pouvoir bien dresser nos desirs, &nos desseins, ne confondons rien ensemble, je veux dire, ne desirons point pour l’esprit ce qui est du corps, ny pour le corps ce qui est de l’esprit. Le corps est content de peu, &pourveu qu’il soit couvert du froid, il ne se soucie pas si c’est pourpre, ou bureau. C’est l’esprit d’où dépend ce choix. Mais pourquoy voulons-nous donner quelq ; chose à l’esprit, moins qu’il n’est ? A l’esprit il faut les choses spirituelles. Les choses spirituelles sont les vertus contemplatives &morales : Et pourquoy voulons nous hausser le corps par dessus les choses corporelles, luy recherchant les grandeurs des Empires, les honneurs entre les personnes mesme vicieuses, &les faveurs en fin de la Fortune qui sont en |p. 285| quelque sorte des choses qui touchent à l’ame, &que toutesfois elle ne souhaitte que pour le corps ? Et au contraire, pourquoy voulons nous abaisser ceste ame à desirer ces vanitez, qui ne la peuvent ny rendre meilleure, ny entierement contenter ? Fay donc ainsi, Agathon, ne mets rien en confusion. Et quand il se presentera quelque chose que tu vueilles desirer, interroge toy toy-mesme, &te demande sans flatterie ; Souhaitté-je ces choses pour mon corps, ou pour mon esprit ? Si c’est pour le corps, ne vueille rien davantage que ce que la loy de nature t’oblige, qui est de vouloir justement sa conservation sans superfluité. Si c’est pour l’esprit, ne vueilles pour luy que ce qui le peut contenter, ou rendre meilleur, &ne l’abaisse point par tes desirs à rien de moindre qu’il n’est. Pythagoras concluera ceste fois ma lettre,


Ne fay jamais ce que tu ne sçay pas,
Mais fay cela qu’il est bien que tu sçache.


 Car si nous avions bonne cognoissance de ce que nous desirons, l’ayant voulu une fois, nous le voudrions tousjours, |p. 286| d’autant que le bon ne peut changer de nature. Et si nous ne faisons que ce qu’il est bon que nous sçachions, nous ne ferons jamais que ce que nous devons faire, d’autant que l’esprit ne doit sçavoir que ce qu’il doit exercer, soit pour s’en retirer, ou pour le mettre en effect.



 Que la grandeur est une chaine continuée des hommes jusques à Dieu : des trois especes de grandeurs. Que la vertu, si elle n’est extreme n’est point vertu.

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EPISTRE IX.




 Puis que tu veux, Agathon, que je te nourrisse des mesmes viandes que je donne à mon esprit, je te veux dire ce que ce matin je luy ay donné pour nourriture.


 Dieu est si bon que non content de nous avoir donné l’estre &le bien estre encor, nous ayant créez à sa semblance, il nous attire secrettement à luy par toutes les volontez de nostre ame. Et semble qu’il n’ait voulu nous laisser nul moyen |p. 287| de nous separer de luy, de peur que si nous nous en esloignons, nous ne perdissions le sentier qui nous peut conduire à nostre parfaite felicité.


 Tu trouveras, peut estre, estrange que je die que toutes nos volontez tendent à luy, puis que la pluspart des hommes a devant les yeux toute autre chose que luy. Mais si avec moy tu veux considerer ce que je te vay dire, je m’asseure que tu advouëras que j’ay raison.


 Toutes les volontez de nostre ame sont ou aux choses de la terre, ou à celles du Ciel. Celles de la terre sont ou aux douceurs &voluptez de la vie, ou aux ambitions &grandeurs de courage qui nous eslevent à ce desir de dominer, ou bien à la perfection de la vertu morale. Et celles du Ciel sont ou en la cognoissance des choses, ou en la jouissance spirituelle de ce qui est spirituel. Je m’asseure que tu ne doute nullement que ceste jouissance spirituelle ne s’adresse directement à Dieu, de sorte qu’il faut seulement que je te parle des autres, que nous diviserons en trois chefs.


 Le premier qui comprendra les grandeurs de la domination, &des voluptez.

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 Le deuxiemsme, la grandeur de la science. Et le dernier la grandeur de la vertu morale. Or escoute comme ces trois grandeurs nées en l’homme se vont conclure en Dieu.


 Celuy qui à son heritage adjouste celuy de son voisin, penses tu qu’il n’ait rien à desirer outre cela ? Et s’il desire, penses-tu que sa grandeur soit entiere ? Tout ainsi qu’une flame esprise au bois, en allume une autre, &plusieurs encore jusques à l’infiny, si la matiere ne luy defaut. De mesme le desir espris en ces choses mortelles, en allume un nouveau, &eux ensemble plusieurs autres, autant qu’ils trouvent suject de desirer. Or les sujects du desir, sont toutes les choses estimées bonnes qui ne sont point nostres. Si bien que comme le bois allume le feu en le nourrissant : de mesme l’acquisition d’un Empire allume ce desir d’avoir encor celuy qui luy defaut, &ce second joint à luy n’esteint pas cette ambition, mais l’allume d’autant plus violemment, qu’elle luy donne plus de nourriture. De sorte qu’elle va s’agrandissant tousjours jusques à la monarchie de tout le monde.

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 Mais pense-tu que celuy qui regrettoit de ne pouvoir dominer qu’un monde, eust esté satisfait s’il en eust eu encore un autre ? Nullement, Agathon mon amy. Tant s’en faut, comme je t’ay dit, son desir eust esté plus violent. Car tout ainsi que les triangles ne sçauroient entierement remplir le rond, nostre ame qui est ronde comme dit Platon, ne peut estre remplie de ces triangles des choses du monde. Et ne l’estant point, il y reste tousjours quelque place vuide. Et par ce que le vuide ne se peut souffrir en la nature, nostre ame va tousjours recherchant quelque chose qui la remplisse. Voila pourquoy apres la Monarchie de la terre, elle est contrainte de hausser les yeux au Ciel, ainsi qu’ont fait les plus grands personnages, &parvenuë à ce poinct, elle se joinct à Dieu, où tout estant en unité, qui joüit de cet un, joüit de ce tout. Et d’autant que le tout en soy est rond, alors l’ame se remplit &contente.


 Quant à la grandeur des voluptez, qui semble estre une eschelle bien imparfaicte pour se hausser à Dieu, si est-ce que par elle encor l’ame y peut monter par les mesmes raisons que je viens de te de- |p. 290| duire. Car il est tout certain que nulle volupté ne peut contenter nostre ame. Et c’est pourquoy Marcilius Ficinus dans le Sympose, demande fort à propos à l’amant, d’où viennent ses souspirs &ses plaintes, quoy qu’il ait la joüissance de la chose aymée. A quoy il respond fort doctement, que l’ame spirituelle ne peut assouvir ses desirs aux voluptez du corps. De sorte que les possedant entierement, elle cognoist qu’il luy defaut encore beaucoup pour la perfection du plaisir qu’elle pretend de la personne aymée, si bien que desabusée des menteuses propositions, que les yeux du corps par les sens luy ont faites, elle cognoist que rien ne la peut contenter, ny remplir entierement sa volupté, que ce qui est comme elle spirituel. Et par ainsi elle est contrainte de s’eslever en haut, où se joignant à Dieu, elle trouve cette infinité de plaisirs, dans laquelle seule elle se contente.


 Quant à la grandeur de la science, il est aysé de cognoistre qu’elle nous esleve à Dieu, &que la chaisne des cognoissances, sans se destacher, continuë jusqu’à luy. Et cela selon l’opinion mesme d’Aristote qui nous enseigne que la cognoissance |p. 291| d’une chose nous donne le desir de celle qui le touche. Or tout l’Univers n’estant qu’un corps, &les membres ne pouvant estre separez du corps sans le rendre imparfait, &defaillant en cette partie, il s’ensuit que tout ce qui est en ce corps de l’Univers doit estre joint ensemble comme les membres les uns aux autres. Et tout ainsi que la main ne peut finir que le bras ne commence, &le bras que l’espaule n’y soit attachée : de mesme la moindre parcelle de ce tout ne peut estre separée d’une autre partie, si bien que tout enchaisné ensemble, ne se peut desjoindre sans rendre cet Univers imparfaict. Mais ce seroit accuser Dieu d’ignorance. Et c’est pourquoy nous tenons que n’y ayant nulle imperfection, il n’y a aussi nulle separation.


 Que si cela est, celuy qui aura la cognoissance d’une des moindres parties de cet Univers ne peut l’avoir entiere sans cognoistre en quelque sorte celle qui la touche. Et de cette cognoissance vient le desir d’en avoir la science parfaite, qui ne peut s’acquerir sans venir à quelque lumiere de la troisiesme. Et ainsi de l’une à l’autre, sans se pouvoir arre- |p. 292| ster, l’ame va recherchant la cognoissance du tout, laquelle elle ne peut avoir qu’en Dieu, où tout se void parfaictement. Et parce que la cognoissance de quelque chose unit cette chose en nostre ame, venant à cognoistre Dieu, elle s’unit à luy, &unie à luy, ne peut plus rien ignorer.


 De là vient que les plus sçavans mortels ont esté ceux qui ont le plus desiré d’apprendre, &que Herillus auditeur de Zenon a tenu que la science estoit le supresme bien, &que rien ne devoit estre desiré pour soy-mesme que elle seule.


 Juge par là, Agathon, si ceste souveraine bonté ne nous faict pas hausser à elle par les degrez de la science : &si ceste grandeur n’est pas une chaine continuée, qui des hommes va jusques à Dieu.


 Quant à la grandeur des vertus morales, c’est sans doute que de nous elles vont continuant jusques à luy. Et afin que tu l’entendes mieux, reçois pour fondement ce Paradoxe que je te vay dire. Nulle vertu, n’est vrayement vertu, qui ne soit extremement vertu. Or n’y ayant rien d’extréme qui soit petit, il faut |p. 293| que la vertu soit extremement grande pour estre vertu. Tout homme donc qui desire estre vertueux, faut qu’il recherche de l’estre extremement, autrement il ne meritera point ce nom. Mais si rien ne peut contenir que ce qui est moindre que soy, il faut avoüer que rien ne peut contenir l’extremité, que ce qui est extreme. Rien n’est extreme que l’infiny, ny rien infini que Dieu, &ce qui est en Dieu.


 J’ay nommé cette proposition un paradoxe, d’autant que la commune opinion est, &mesme d’Aristote, que les vertus morales sont mediocres, &que elles ont deux extremitez vicieuses, l’une du plus, &l’autre du moins, &toutefois je dy qu’il faut que pour estre vertus, elles soyent extremes. Mais afin de m’expliquer, &que tu cognoisses que je ne m’esloigne pas de l’opinion d’Aristote, voicy quelle est la diffinition qu’il en donne : La vertu est une habitude par eslection consistant en mediocrité, ayant esgard à nous, qui se gouverne avec raison, selon le jugement d’un homme prudent. Doncques si la vertu doit estre mediocre, ayant esgard à nous, Aristote n’entend pas que ce soit ayant esgard à la vertu.

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 Et en cela il nous montre comme par apres il l’explique, qu’il faut avoir esgard au lieu, au temps, &aux personnes. Car il est tout certain que la liberalité commande quelquesfois de donner plus ou moins, selon ces trois choses : mais cela ne touche point à la vertu, qui en effet doit estre entierement vertu, &à laquelle rien ne peut estre adjousté. Or ce à quoy on ne peut estre adjousté. Or ce à quoy on ne peut rien adjouster est sans doute extreme. Mais c’est à nous à qui ceste mediocrité touche, c’est à dire aux effects que nous devons produire par elle. Et afin que tu entendes mieux ce poinct, il faut que tu sçaches que ceste vertu consiste en deux choses, c’est à sçavoir en la volonté, &en l’action. Car nul ne sera dit vertueux, qui ayant la volonté bonne, aura toutesfois ses actions mauvaises, ny celuy qui aura des actions bonnes, ayant la volonté mauvaise. Or l’action doit estre mediocre, c’est à dire avec ses effects, suivre, &se conformer au temps, au lieu, &aux personnes. Mais la volonté doit estre aussi bien extreme de bien faire aux petites actions qu’aux grandes. Car le pauvre en donnant peu, a aussi bien la parfaite liberalité que le riche en donnant |p. 295| beaucoup. Juge donc par là, Agathon, que ce Paradoxe, qui au commencement semble estre tant contre la commune opinion, est toutesfois entierement fondé sur la doctrine d’Aristote. Et concluons ensemble que celuy qui recherche la grandeur de la vertu morale, recherche une chose extreme, &que n’y ayant rien d’extreme qui ne soit infiny, &l’infiny ne pouvant estre qu’en Dieu, sans doute il recherche, &s’esleve en Dieu.


 Mais diras tu, la vertu morale gist en la volonté &en l’action : Et quelle volonté &action donnera-on à Dieu, qui est un &mesme ? Toutes, Agathon, en leur perfection &en leur union. Jamais il ne sera clement sans estre extremement clement, &il n’aura jamais ceste clemence sans la justice. Car rien ne paroist de separé en Dieu, ny d’imparfaict en luy. Et parce que tu demandes quelle action &quelle volonté Dieu peut avoir, escoute ce que Zoroaster en dit, Dieu (dist) se fait soy-mesme : Et Plotinus s’explique de ceste sorte : Dieu c’est un acte, non point d’un autre, ny au tour d’un autre, mais de soy-mesme, &au tour de soy-mesme.


 Car c’est un acte demeurant en soy. Et |p. 296| parce que l’acte, à cause de la nature du bien infiny, est infiniment second, c’est sans doute qu’il ne peut estre sans effect, &cet effet ne peut qu’estre infiny. Et parce que Dieu seul est infiny, ce qui est engendré de cet acte en Dieu, c’est Dieu mesme entierement de soy, en soy, &à l’entour de soy.


 Voila, Agathon, quelle est l’action de Dieu, qui est de faire un acte parfaict &vertueux, qui est luy mesme. Peut estre veux tu sçavoir quelle est sa volonté ?


 Où il n’y a point de volonté, qui est une inclination de l’entendement au bien, là aussi n’y peut-il point avoir de plaisir pour l’entendement, qui est ce qui fait estendre la volonté au bien, &qui luy fait trouver son repos : Que s’il n’y a point de plaisir au bien, pour certain il n’y en a point du tout : mais aussi, (comme il est sans doute) si le plaisir y est, la volonté y est aussi. Que si ces affections sont aux creatures, le commencement de la generation, sans doute au createur, ce sont l’origine de la creation.


 Que si toutes les choses bonnes sont dressées à une fin, j’entens les particulieres qui sont bien ordonnées : à plus forte |p. 297| raison le bien universel, Dieu, dresse toutes ses actions à quelque fin : mais si la fin est la perfection de la chose qui luy est adressée, quelle autre fin peut avoir Dieu que sa bonté mesme ? Que si la bonté de Dieu est sa propre fin, Dieu à sa façon, ayme sa propre bonté. Or Dieu estant intellectuel, &sa bonté intelligible, il l’ayme d’une amour intellectuelle. Mais cet amour gist en la volonté, Dieu donc veut soy-mesme.


 Par là considere, Agathon, que Dieu veut, &fait toutes choses bonnes, &afin que quelque Epicure ne die que Dieu en ses actions &volontez ait de la peine &du soucy, il faut que tu sçaches que s’il ne veut, il n’a affaire de conseil, ny d’eslection, parce qu’il agit par son propre estre. Et tout ainsi que le Soleil esclaire le monde, que le feu eschauffe, &que l’ame anime le corps par leur propre estre, c’est à dire par la vertu naturelle qui est en leur estre : de mesme Dieu, comme Dieu fait par son estre toute chose. Or toute action qui se fait par l’estre, se fait sans soucy &travail. Il y a ceste difference en ce qu’agit le Soleil par son estre, &Dieu par le sien, que le premier agent, qui est Dieu, |p. 298| agit par un estre pur, le Soleil par l’estre, c’est à dire par une certaine vertu naturelle : de sorte que l’action qui procede du conseil, &de l’eslection, est plus que cell’qui procede de ceste vertu naturelle, mais aussi celle de l’estre pur est sans comparaison par dessus celle de l’eslection.


 C’est, peut estre, trop Platoniser que ce que j’ay faict ce matin avec toy, mais il faut que tu m’excuses, puis que tu m’as prié de te nourrir des mesmes viandes que j’use pour moy. Que si tu relis ceste lettre plusieurs fois, je m’asseure que tu trouveras que veritablement la grandeur est une chaine continuée des hommes jusques à Dieu, &que le desir de dominer, de sçavoir, &d’estre parfaictement vertueux, nous va peu à peu eslevant en Dieu, &par divers milieu, nous conduit à la fin en luy, comme le parfait centre, &repos de nostre ame.



Que la vertu nous approche plus de Dieu que toute autre grandeur. Et qu’elle est plus aisée à acquerir que les autres.

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EPISTRE X.




 Selon ta response je juge, amy Agathon, que l’espineuse lettre que je t’escrivis hier, t’a esté plus aggreable que je n’eusse creu. Car tu me mandes que je t’ay ouvert les yeux à des choses que l’opinion commune t’empeschoit de voir entierement, &qu’à ceste heure tu cognois qu’il est vray que toute grandeur tend à Dieu, &qu’il est impossible autrement : mais ne te contentant pas de ce que je t’en ay dit, tu desires de sçavoir encor deux choses de moy sur ce propos, &me pries bien fort de t’en escrire mon opinion.


 Tu sçais bien, Agathon, que mon amitié t’a donné dés long temps tout ce que tu peux desirer de moy, &que ce seroit manquer au devoir d’amy si je ne te rendois tous ceux ausquels elle me lie envers toy. Il n’y a qu’un mal en celà, peut estre ne pourray je pas si bien satisfaire à tes demandes que tu le desirerois. Mais nul n’estant obligé à ce qui est outre sa puissance, tu te contenteras, amy, de ce que je pourray.

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 Tu veux donc sçavoir de moy, puis que la grandeur de la domination, de la science, &des vertus morales va jusques à Dieu, par laquelle de ces trois on peut s’approcher davantage de luy, &puis que nul n’en peut avoir la perfection laquelle on peut acquerir moins imparfaictement. Voicy, Agathon, quelle est mon opinion.


 Plus un portraict ressemble au visage sur lequel il est faict, plus aussi disons nous qu’il approche de sa ressemblance. Ce qui representera donc en nous plus parfaictement la ressemblance de Dieu, sera sans doute ce que nous dirons nous en approcher davantage. Car nous avons esté créez par luy sur ce modele là. La grandeur de la domination est plustost contraire que ressemblante à Dieu : puis qu’encores que nous le dissions le Seigneur des Seigneurs, si est ce que c’est d’autant que telle domination est justement sienne. Mais nul entre les mortels n’est né Seigneur universel du monde. S’il l’aquiert, il en despoüille les particuliers qui en jouyssoient auparavant. Et en cette usurpation ne contrevient-il à la loy de nature, qui commande de ne |p. 301| faire à autruy que ce que nous voudrions qui fust fait à nous-mesmes. Et qu’est-ce cette loy de nature que Dieu mesme ?


 Par ainsi celuy qui usurpe, se rend entierement dissemblable &contraire à Dieu. Dissemblable, d’autant que Dieu est juste, &que celuy qui ravit le bien d’autruy est injuste : que Dieu faict tousjours bien à chacun, &que cestuy-cy ne rapporte que du mal : que Dieu nous donne à tous ce qui est à soy, &que l’autre s’attribuë ce qui n’est pas sien. Et au contraire, d’autant qu’il va contre ses commandemens, &que mesme pour se hausser à l’entiere domination, il faut qu’il s’esleve à celle du ciel, puis qu’elle ne finit point en ce qui est de la terre. Les Poëtes nous ont voulu representer ce vice par les Titans outrecuidez, qui essayerent de monter aux Cieux : &les Historiens nous en font foy, par les temeraires &prophanes sacrifices qui ont esté voüez à quelques mortels.


 Quant à la grandeur de la science, elle est en quelque sorte plus ressemblante, mais toutesfois encore fort imparfaicte, car elle a deux milieux fort differens de luy : l’un qui est l’outrecuidance, &l’au- tre la tromperie. Pour l’outrecuidance elle s’adresse à Dieu contrevenant à sa volonté, &l’autre aux hommes : Car Dieu se reserve l’entiere cognoissance des choses. Et pour attirer nostre ame à son admiration, &à son desir, d’autant que l’on ne souhaitte point ce dont on n’a point de cognoissance, il luy en donne quelques legers lineamens, mais non point jamais le sçavoir entier, non pas mesmes des choses qui nous tombent dessous les sens. Je veux dire que nous voyons, que nous touchons, que nous sentons, que nous goustons, &que nous oyons. Je ne veux pas dire que nous ignorions toutes choses, car je sçay bien qu’il y a des semences de la verité en nostre ame, &que nous sçavons bien que Dieu est, que nous sommes, que nous oyons, que nous parlons, &que nous mangeons : mais je dy bien que nul asseurément ne peut dire comme ces choses se font, &que ce seroit quelque espece de science asseurée, si on pouvoit dire comment l’œil void, comment la main touche, l’oreille oyt, la langue gouste, &comment le nez sent.


 On me dira, peut estre, que l’esprit optique fait voir, mais qu’est-ce que |p. 303| cet esprit optique, &pourquoy ceste humeur gluante a elle ceste vertu plustost que tant d’autres qui tiennent bien en apparence autant de la lumiere ? Mais qui dira comment l’œil peut comprendre ceste lumiere, comment sa vertu se peut mesler avec l’esprit, d’une telle promptitude, qu’à peine semble il que son action se fasse avec quelque temps ?


 Mais pourquoy est doux le fenoüil, &la rue amere ? à cause de leur qualité. Et comment est-ce que cette qualité se tire d’une mesme terre : car nous les voyons quelques fois avoir les racines entre lassées l’une dans l’autre ? On respondra sans doute que c’est la propriété de la greine : &qui voudra rechercher plus avant, quelle raison pourra-il trouver, sinon en fin s’abysmant dans ce grand Ocean de la nature, dire pour toute resolution que le naturel de la greine est tel.


 Que si tu veux encore mieux recognoistre l’extreme foiblesse de nostre sçavoir, considere, Agathon, que de ce qui est faict par quelque autre on pourroit, peut estre, ne trouver tant estrange que nous en ignorassions la cause. Mais n’est-ce pas un grand defaut de ne pou- |p. 304| voir sçavoir ce que nous faisons nous mesmes ? demande aux Musiciens pourquoy il y a des tons faux, d’autres parfaicts, &d’autres imparfaicts, ils ne t’en sçauroient dire autre raison, sinon que l’oreille le juge ainsi, &toutefois il est tres-certain que nous faisons la musique. Pauvre &foible cognoissance que celle des hommes avec laquelle toutesfois ils se hazardent comme nouveaux Promethées, de monter au ciel, &là ravir le feu propre de Jupiter. Je veux dire qu’ils ont bien la hardiesse d’essayer d’entrer dans les secrets de Dieu, &là ravir par leurs vains jugements la cognoissance des choses futures.


 Les livres sont pleins de ces vanitez, &l’Astrologie judiciaire en rendra tesmoignage : la Chyromantie, Pyromancie, les Augures, &autres semblables sortes de deviner ce qui doit advenir, que sont-ce autres choses que des arrogances extrémes, avec lesquelles on tasche de parvenir à ce que Dieu a voulu retenir à soy particulierement ? Et de cet erreur procede la tromperie dont je t’ay parlé cy dessus. Car ceux qui s’attribuent ce nom de sçavant, pour estre honorez des autres, |p. 305| &estre estimez divins, comme nouveaux Empedocles, sont contentes de se perdre eux mesmes dans le feu ardant de l’ambition, pour estre honorés de ce tiltre de sçavans. Ainsi vont ils voilant leur ignorance de l’opinion qu’ils conçoivent en autruy de leur sçavoir.


 Mais je ne sçay quelle espece de sçavoir celuy peut avoir qui ne sçait pas comment il faict, ce qu’il faict, ny comment il nous peut apprendre ce qui se faict au ciel, puis qu’il ignore les choses mesmes qu’il touche en terre, ny comment predire ce qui est futur, puis que le present luy est incogneu.


 Tres-à propos certes, ce Philosophe fut mocqué, qui considerant le cours du ciel, se laissa choir dans un fossé, qu’il ne voyoit pas. Et toute personne le sera tousjours, avec beaucoup de raison, qui s’abusera aux recherches des choses qui sont outre sa capacité, &ignorera celles qu’il touche, &qu’il devroit sçavoir. Or Agathon, revenons à nostre discours, &voyons si les traits du mortel, qui se dit sçavant, ont quelque ressemblance du visage divin. Premierement cette arrogance qui le pousse outre sa capacité, ne |p. 306| peut estre qualifiée d’un plus favorable nom que celuy d’imprudence, &cette tromperie avec laquelle il tache de se faire croire sçavant comment la peut-on plus doucement nommer que deception ? Quelle ressemblance à ton advis peuvent avoir ces deux imperfections, avec la perfection de Dieu ? Nulle certes, tant s’en faut, c’est plustost un visage du tout dissemblable au sien.


 Or voyons maintenant si la vertu morale nous en rend si differents.


 Brievement, Agathon, nous le pouvons faire, dépeignant en peu de mots le vertueux. Que si on te demandoit à quoy tu le cognoistrois du vicieux, ne dirois tu pas que cestuy cy est juste, &le vicieux injuste ; cestuy cy est veritable, &l’autre menteur ; cestuy cy liberal, l’autre prodigue ou avaricieux ; cestuy clement, l’autre colere ou sans ressentiment ; cestuy cy ayme les bons, l’autre les hayt ou envie. Bref que le vertueux ne conduit les actions que selon les loix de la raison, &l’autre de sa passion ; le premier ayant pour son ennemy le vice, &l’autre la vertu. Et dy moy, Agathon, je te supplie, est-il possible dans un si petit crayon de represen- |p. 307| ter plus vivement un visage, que Dieu l’est dans les qualitez que le vertueux doit avoir ? Car nous éprouvons journellement que Dieu est juste &veritable, qu’il est clement &liberal, qu’il est prudent &sage : bref qu’il combat &corrige les vices par tous les chastimens que sa justice &sa clemence peuvent permettre.


 Mais, me diras-tu, puis qu’il faut que la vertu soit extréme, nul n’y sçauroit parvenir selon les raisons que je t’ay desja alleguées : je te respondray, &ensemble satisferay à la seconde partie de ta demande, c’est à sçavoir laquelle de ces trois grandeurs on peut acquerir moins imparfaictement : la vertu comme je t’ay desja dit, consiste en la volonté &en l’action. Il est tout certain que l’action difficilement peut estre en sa perfection mais il ne tiendra qu’à nous que la volonté ne le soit, car elle est toute puissante en l’homme. Doncques ayant ceste volonté parfaite de ne faire jamais rien contre la raison, nous pouvons nous approcher bien fort de Dieu de ce costé là. Que si la foiblesse humaine rend nos actions en quelque sorte imparfaites, &par ce moyen nous recule un peu de ceste souveraine bonté, c’est pour nous faire paroistre que nous sommes hommes, &non pas Dieux, &que nous devons reclamer à luy comme à l’origine &à la cause de toute perfection.


 Je voulois finir ceste lettre, mais lisant Plotinus j’ay trouvé une sentence qui clorra nostre discours : La domination, dit-il, &la science dans un cœur genereux, tendant secretement à la vertu. Voicy, Agathon, comme je l’explique. Un esprit genereux ne desire de dominer, ny de sçavoir que pour estre honoré. Le vray honneur ne procede point de ce qui est hors de nous, ou que nous ne possedons pas. La domination n’est point en nous, ny nous ne possedons nulle science asseurée, doncques l’honneur ne peut proceder de ces deux. Mais la vertu est en nous, &qui est vertueux, en est possesseur, &ne pouvons point dire de posseder vrayement autre chose. Doncques l’honneur peut seulement naistre d’elle, &cette conclusion est prise des Ethiques d’Aristote. Que si le vray honneur est seulement en la vertu, celuy qui cherche l’honneur, ne cherche-il la vertu sans y penser ? Et quoy que par des lignes obliques, va toutefois tirant à ce centre.

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 Et il est vray, Agathon, que toute domination, &toute science treinent avec elles, si ce n’est la vraye vertu, au moins une couverture d’elle, par laquelle on desire de paroistre meilleur, ou en l’esprit, ou en puissance, que le reste des hommes, &La bonté, comme dit Trismegiste, est le comble de la vertu. Et adieu.



 Que tout ce qui nous advient procede de la main de Dieu. Et que les afflictions, encore qu’elles ayent apparence de mal, sont tousjours pour nostre bien.

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EPISTRE XI.




 Hier, lors que j’estois prest à te faire sçavoir de mes nouvelles, selon ma coustume, je fus prévenu des tiennes, par lesquelles j’appris la mort de ce genereux Prince, au retour de ce long voyage chargé de tant de bonnes Fortunes, &de tant de gloire, que je creus, quant à moy, le ciel ne luy pouvant augmenter son bon-heur en terre, l’avoir voulu ravir pour parfaire du tout sa felicité. Il |p. 310| faut que j’advouë que d’abord je ressentis le desplaisir de sa perte, si telle sa mort se doit nommer. Mais plus encore me toucha la compassion de sa femme, de ses amis, &de ses serviteurs. Car il est tout certain que plus un bien est grand, plus aussi quand il est ravy donne il de regret. Que si l’effet a quelque proportion avec sa cause, quelle amitié &quelle affection pouvons nous croire que sa vertu si grande ait produite en ceux qui le pratiquoient ? Sans doute, Agathon mon amy, il faut advouër qu’elle estoit extreme, &que par consequent le desplaisir de son ravissement ne doit point estre moindre.


 Tu m’escris que Leonidas ton cher amy, &qui d’enfance a esté eslevé pres de luy, a de telle sorte ressenty ce coup de Fortune, que sa lettre t’a fait participer à sa douleur, par sa compassion.


 Puis que l’amitié rend toute chose commune entre les amis, &que ceste loy te fait partager avec ton amy, ses desplaisirs, c’est sans doute aussi que je dois avoir part à ta pitié. Et d’autant que les playes qui s’envieillissent sans remede, sont de plus difficile guerison, je n’ay pas |p. 311| voulu tarder davantage de mettre la main à ma propre cure. Et si tu juges que je sois bon Chirurgien, tu pourras te servir de la mesme recepte. Si la terre, &tout ce que nous voyons en cet Univers, est disposé &conduit par la particuliere providence de Dieu, &non point du hazard, ny de soy-mesme ; qui dira l’homme pour qui ces choses ont esté creées, estre une vague tourmentée sur la mer, joüet du rencontre &de la Fortune ? Ne seroit-ce pas blasphemer contre le Createur de toutes ces choses, &l’accuser de faute de jugement s’il avoit seulement soing de ces choses inanimées, &qu’il a creées pour l’homme, &qu’il laissast à la Fortune la libre disposition de cet homme, qu’il a voulu former à sa semblance ?


 Que si nous advoüons (comme necessairement toutes personnes raisonnables y seront forcées) que les choses qui nous arrivent sont conduites de la mesme main qui nous a créez, &qui à nostre naissance nous a tenu lieu de pere, &au cours de nostre vie de gouverneur &de protecteur, comment pourrons nous nous plaindre de ce qui nous advient, puis que celuy qui l’ordonne ainsi sçait &veut mieux nostre bien que nous ne le sçavons desirer ?


 Avoir opinion que Dieu vueille mal à ses creatures, ce seroit non moindre ingratitude que tres-grande impieté, veu que nous avons tant de tesmoignages de son amitié, que nous ne pouvons ouvrir les yeux que tout à coup nous n’en voyons une infinité se presenter à nous.


 Que s’il nous aime, qui pourra penser que l’amitié de Dieu soit plus froide que nos affections mortelles, ou qu’elle n’ait pas autant de puissance en luy que nous en esprouvons en nous ? Mais si entre nous l’amy n’espargne rien pour ce qui est du service de son amy, &qu’il croit estre son advantage, pourquoy aurons-nous opinion que ceste infinie bonté, qui est tout amour, defaille envers les hommes de ceste mesme volonté ?


 Que si nous confessons que Dieu vueille nostre bien, ne faut-il pas conclure que nous aimant comme il nous aime, s’il nous envoye du mal, c’est ou pour ne cognoistre que ces choses soient mauvaises, ou pour ne nous en pouvoir donner de meilleures ? Mais qui seroit celuy qui |p. 313| oseroit taxer Dieu d’ignorance, ou d’impuissance ? Par ainsi s’il est tout sçavant, tout puissant, &tout amour, pourquoy ne croirons-nous toutes les choses qu’il nous envoye, estre les meilleures que nous puissions recevoir ?


 La nature imite Dieu en ses œuvres, nous voyons que de la matiere qu’elle trouve, elle en produit ce qu’elle peut de plus parfait. De mesme Dieu fait de nous ce qui se peut de mieux. Mais tout ainsi que la nature ne crée pas la matiere, mais la forme, &perfectionne seulement : aussi Dieu nous laissant nostre libre volonté, fait de nous, &tire de nos actions tout le mieux dont nous sommes capables. Et de vouloir rechercher l’apparence qu’il y en a en tous les accidents qui nous arrivent, outre que ses jugements sont incomprehensibles, encore ne seroit-ce une moindre faute que de douter de sa bonté.


 Si anciennement, comme il me semble de t’avoir dit autres-fois, les Atheniens creurent bien à la seule parole de Xenocrates, &encore que ce fust la coustume, ne le voulurent laisser jurer, pourquoy ne croirons-nous à ce que Dieu nous dit, |p. 314| sans rechercher par l’intelligence de ses desseins, comme presque un nouveau serment de luy, puis qu’une fois il nous a dit que tout ce qui nous advient est envoyé de luy, &que c’est pour nostre bien, pourquoy ne le croirons-nous ? Parce, pourroit on respondre, que les adversitez nous viennent trouver, accompagnées de tant de maux, &de tant de douleurs, qu’il n’est pas croyable qu’un visage tant ennemy couvre un effect qui nous puisse rapporter du bien : &comment est il possible que nous ayons plus d’asseurance aux hommes qu’en Dieu ? &toutesfois quand le Medecin nous presente un bruvage, encor qu’il soit amer, qu’il sente mauvais, &que l’œil &le goust ne puissent rien juger de pire, nous ne laissons de le prendre, &de croire qu’il nous est salutaire : &nous ne croirons pas que les afflictions que Dieu nous envoye, que la disposition qu’il luy plaist faire de nous, soit pour nostre advantage, &pour nostre salut, parce qu’elles sont ameres, qu’elles sont penibles &fascheuses à supporter ? Ce grand Alexandre eut bien tant d’asseurance en son Medecin, qu’encor qu’il receut ad- |p. 315| vis au mesme temps qu’il luy offroit le bruvage, qu’il le vouloit empoisonner, d’une main il luy tendit la lettre, &de l’autre il print la coupe, &au mesme temps la beut : &nous à qui toutes choses vont criant que ce grand Dieu nous aime, &que tout ce qui nous vient de luy ne peut estre que pour nostre bien, toutes-fois nous n’en croyons rien, ou pour le moins quand il nous presente ses medecines nous tournons la teste à costé, ou les refusons, &fremissons à l’odeur qui nous en vient au nez. Que si nous sommes contraints de les avaller, combien de larmes y beuvons-nous ensemble, combien de plaintes &de querelles faisons nous contre luy ? Recognoissant ainsi avec ingratitude son amitié, &le soing qu’il luy plaist de prendre pour nous.


 Et ne sçay quel aveuglement si espais nous couvre de tenebres, que pour quelque fascheuse apparence que ces evenemens portent avec eux, nous croyons que Dieu nous vueille blesser, &non point guerir, puis qu’encor que nous voyons d’ordinaire les Apoticaires mesler du poison aux medecines mesmes qu’ils nous donnent, sans en redouter la |p. 316| force, nous nous en servons comme asseurez que par leur sçavoir ils ont osté ce qui estoit de mortel, &nous ne voulons pas croire que Dieu ait osté par sa science tout ce qui peut estre de mauvais aux adversitez qu’il nous envoye, parce qu’elles ont quelque apparence de mal.


 Quant à moy, Agathon, qui sçais fort asseurément que la moindre fueille d’un arbre ne peut tomber, sans que Dieu le face, qui sçay aussi que Dieu ayme l’homme comme son œuvre : je ne doute pas que tout ce qui nous arrive ne soit pour nostre bien. De sorte qu’oyant la mort de ce Prince genereux, je me suis incontinent persuadé que puis que Dieu l’avoit permise, c’estoit ce qui luy pouvoit arriver de mieux : &que s’il en avoit privé la terre &les hommes, c’estoit pour leur advantage.


 Et quoy qu’en apparence ceste mort, &ceste perte semble estre fort amere, si est-ce que veritablement tout homme qui ne voudra point blasphemer contre Dieu, doit croire que ceste medecine est la meilleure, &la plus aisée que pour guerir, peut estre, quelque maladie secrette, Dieu peut user en semblable oc- |p. 317| casion. Car comme dit Euripide dans sa Troade :


Qui que tu sois en fin, incogneu Jupiter,
Soit la necessité qui est en la nature,
Soit l’esprit des mortels qui gouverne ce tout,
Je te rend grace, ô Dieu : car sage tu moderes
En ta juste equité toutes choses mortelles,
Par sentier incogneu les conduisant au bout.


 Voila, Agathon mon amy, les premiers appareils que j’ay mis sur ma playe. Je m’asseure qu’ils ne te seront point inutiles, ny à tes amis, si tu en veux bien user.


 Mais ressouviens toy (&ce sera la conclusion de ma lettre) de ce qu’Aristote dit en ses Ethiques, Il ne suffit pas pour guerir un mal, de discourir souvent avec un sçavant Medecin, mais faut user de ses conseils, &de ses remedes.



 Que celuy qui se laisse aller à la douleur, l’augmente. Et que les prosperitez de la Fortune ne peuvent rendre personne heureuse.

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EPISTRE XII.




 Tu me remercie, &pour toy &pour ton amy, de ce que je t’escrivis hier pour le soulagement que les considerations que je t’ay representées ont rapporté à vos desplaisirs. Je suis bien aise, Agathon, de t’avoir peu servir en cela, comme je seray tousjours en toute autre chose que tu voudras de moy. Mais la priere que tu me fais à la fin de ta lettre, d’escrire quelque consolation à ceste Princesse, me met peut-estre plus en peine que tu ne croirois pas. Car plusieurs difficultez s’opposent à ta demande, pour m’empescher de mettre la plume en ce suject, &les loix aussi de nostre amitié m’obligent à ne jamais te dédire. Mais toutes choses considerées, je me resous de faillir plustost à moy-mesme qu’à toy, je veux dire à ton amitié. Toutesfois afin aussi de ne mespriser pas tant ce qui me touche. Parlant à toy, tu pourras tourner ma parole à elle. Et si tu le trouves à propos, tu luy en feras toy-mesme telle part qu’il te plaira.

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 Tout ainsi, Agathon, que les rivieres se vont augmentant par la continuation de leurs cours, &que celles qui à leurs sources peuvent à peine surpasser le pied, avant qu’elles se dégorgent en mer, semblent elles mesmes de petites mers. De mesme le pleur qui au matin ne pouvoit presque moüiller le mouchoir, au soir noye &nos linceux, &nostre lict. Soit que comme un fin sorcier, il ne fasse mal qu’à ceux qui l’ayment &le pratiquent, ou soit que comme nous voyons les corbeaux, au croassement les uns des autres s’aller assemblans : que de mesme, au cris des infortunes, les infortunes accourent ensemble. Tant y a qu’il n’est point plus propre à l’aymant d’attirer le fer, qu’à une larme, d’attirer l’autre apres soy.


 C’est pourquoy les anciens disoient le pleur estre du naturel du chien qui retourne souvent où il est bien traité, &s’enfuit de ceux qui le rudoient. Or le bon traictement est de le recevoir, non point comme chez nous, mais comme en sa maison propre, &puis en luy donnant toute authorité dessus les puissances de nostre ame le servir de larmes, de regrets, d’opinion, de miseres &de tout |p. 320| esloignement de consolation. Ceux qui en usent ainsi, sont en danger d’avoir longuement cet hoste avec eux. Et tout ainsi que le feu ne peut estre sans brusler, ny le pleur aussi sans affliger, &de cette affliction, comme de la bruslure, naist une si aspre cuiseur, que de nouveau elle renouvelle les plaintes, &les plaintes le pleur. Ainsi void on une maison quelquefois pour un commencement de démolition s’accabler elle mesme entierement, car le feste venant à tomber sur le plus haut estage, l’enfonce, &les deux tout à coup sur le second, l’emportent, &ainsi vont l’un l’autre se ruinant jusques au fond. Et de là procede que nous ne voyons jamais venir une infortune seule, y ayant fort peu de personnes qui ne se laisse emporter plus outre, qu’il ne doit à la douleur. Mais qui voudra éviter la pratique d’un si fascheux voisin, qu’il ne fasse jamais familiarité avec luy, &sur tout qu’il ne l’envoye jamais querir. Que s’il vient, avant que de le recevoir, qu’il le fasse longuement demeurer à la porte, pour sçavoir à quelle occasion il vient. Et s’il le faut recevoir comme à la verité quelquefois la nature nous y oblige, qu’il |p. 321| ne luy donne autre permission que de visiter le logis, &en chasser la cruauté, &l’impitié, si de fortune il les y retreuve, mais qu’en les chassant qu’il s’en aille aussi luy mesme, &laisse en sa place la raison.


 Or, Agathon, ceste raison demandera à ceste sage Princesse, si elle plaint ce grand Prince à son occasion, ou à la sienne propre : Si c’est pour la sienne, c’est qu’elle l’estime plus heureux en terre qu’au Ciel. Et si cela peut estre, je le demande à son seul jugement, encore qu’il puisse estre partisan de la douleur. Car qu’est-ce que nous appellons heur ? A peine que ce puissent estre les richesses, puisque le vray heur ne consiste point en ces choses qui ne peuvent rendre l’homme suffisant à soy-mesme, parce que ce doit estre un bien si grand &si entier, qu’il ne puisse avoir affaire de nul autre bien. Mais tant s’en faut que la richesse soit telle, qu’elle rend celuy qui la possede d’autant plus qu’elle est grande, d’autant plus aussi necessiteux de l’ayde d’autruy, pour resister à la force de ceux qui en ont moins. C’est à ceste occasion qu’Euripide dit.


 Toute richesse est chose fort craintive.

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 Et puis, où a jamais esté le riche qui n’ait desiré l’absence, ou la presence de plusieurs choses ? Mais si celuy est necessiteux qui desire, sans doute,


Ensevely dedans l’or il est pauvre.


 comme dit le tragique Senecque.


 Sera ce donc aux dignitez, &grandeurs que cet heur consiste ? Mais quel heur peut rapporter à autruy ce qui ne se peut soy mesme esloigner du vice ? Et combien de personnes indignes du nom d’hommes, ont ces dignitez, &ces grandeurs ? Quelle felicité peut on avoir en ce qui s’acquiert difficilement, se conserve malaisement, &est impossible presque de le retenir ?


 Que si la vie de soy-mesme, est sujette à tant d’incommoditez, ce qui l’incommode encor d’avantage ne doit-il estre estimé mal-heur plustost que bon heur ? Qui considerera la vie des grands, à combien de perils &d’incommoditez la verra-il exposée ? Ce Roy en rendra tesmoignage, qui à un foible filet fit attacher l’espée sur la teste de Damocles, qui luy avoit demandé de pouvoir demeurer en |p. 323| son throsne Royal : &toutesfois ceste grandeur ne rapporte rien aux bons, pour les rendre meilleurs, ny aux meschans pour les rendre plus gens de bien : tant s’en faut, il semble que ce soit un venin qui se mesle entre les vertus, pour peu qu’elle les treuve separées, &les va corrompant avec un si doux assoupissement, que bien souvent les plus advisez ne s’en apperçoivent. Neron, qui par sa cruauté, &ses vices a à jamais diffamé ce nom, avoit durant les premieres années de son Empire donné autant de bonne esperance de soy à l’opinion de chacun, que Prince qui l’eust devancé.


 Mais toutesfois, dira quelqu’un, c’est une douce chose de commander aux hommes. Qui ne riroit si entre les formis, &les mousches, ou autres semblables petits animaux, il y en avoit quelqu’un qui eust ceste ambition de commander entr’eux ? Et qu’est-ce autre chose que l’homme qui veut commander aux autres animaux de son espece ? Il n’y a point certes de difference, ayant esgard à tous les deux. Car ce corps sur lequel les authoritez s’estendent, n’est-il mesme sujet à ces moindres animaux. d’autant que pour l’esprit il ne peut estre forcé, comme Socrates fit bien paroistre aux trente tyrans.


 Outre cela, comment peut estre un heur asseuré la puissance sur les hommes, que mesme ne nous peut oster de la puissance des hommes ? Combien d’Empereurs avons nous veu tuer, &par les leurs, &par ceux qu’ils avoyent auparavant vaincus ? Comment mourut Cesar ? Et Hannibal, apres avoir tant pris de Romains, un Romain ne le prit il pas ?


 Que si la mesme chose qui fait une personne heureuse par sa possession, la rend mal-heureuse par sa privation ; que ne croyons nous les Roys mesmes plus grands estre beaucoup plus miserables qu’heureux, puis qu’ils sont beaucoup plus impuissants, qu’ils ne sont puissants ?


Qui peut trop, veut pouvoir plus encor qu’il ne peut,


 dit Seneque dans Hyppolite, outre que mal aisement peuvent-ils commander à une si grande partie de la terre, qu’il ny en ait une beaucoup plus grande à la- |p. 325| quelle ils ne commandent point. Et mesme qu’en leurs Royaumes &Empires, ce n’est pas eux qui commandent, mais les loix, ausquelles ils sont contraincts d’obeir, s’ils ne veulent changer leur domination en tyrannie. Que s’ils le font, ils se voyent incontinent reduits aux miseres de Dionysius qui pour ne se fier à nul des siens, fut contraint de se faire couper le poil à ses filles, &puis en fin de s’y servir du feu.


 Et qui croira cela pouvoir rendre l’homme heureux, qui ne le peut pas mesme rendre asseuré ? Et comment pourra celuy trouver la felicité, qui ne cessera jamais de craindre ?


Le Pin plus eslevé est plus battu du vent,
Plus est grande la tour, &plus sa cheute est grande,
Et les monts les plus hauts ressentent plus souvent,
Les outrages du foudre !


 Ce n’est donc point en nulle de ces choses qu’elle a creu qu’il peut estre heureux en terre.


 Ce sera, peut-estre, en l’honneur, en |p. 326| la gloire, &en la reputation. Et en cela, à la verité, elle en a quelque occasion. Car si en terre il y a quelque chose, comme dit Aristote, qui puisse estre digne du vertueux, c’est l’honneur. Et ce Prince qu’elle regrette en a eu autant qu’autre qui ait vescu de son aage, ny qui l’ait de beaucoup de siecles devancé.


 Mais encore ne sçay-je pas comment peut estre un si grand bien, ce qui s’enclost en si peu d’espace.


 La terre eu esgard au ciel, n’est de nulle qualité sensible, mais est comme un poinct seulement. Car l’horison qui termine nostre veüe, coupe le Ciel comme en deux moitiez, ce qui ne se pourroit faire si la terre avoit quelque qualité, à sa comparaison. De mesme les estoilles ne nous apparoistroient tousjours de mesme quantité, car où la terre s’esleveroit en montagnes, en haut, comme plus pres du ciel, elles nous sembleroient plus grandes ; &en bas, comme plus esloignées, plus petites, ainsi que nous enseignent les reigles de la perspective. De sorte qu’il faut par necessité advoüër que le ciel estant esgalement distant de tous costez de la terre, que la terre n’est qu’un |p. 327| poinct. Et qu’est ce autre chose le poinct qu’un certain indivisible, duquel la ligne esgalement esloignée, fait le cercle : &quoy qu’il soit indivisible, si faut il le separer en plusieurs parties : car plus des deux tiers de la terre, est ou englouty des eaux, ou inhabité par les deserts, ou encore incogneu ? Et ceste tierce ne tient pas une mesme chose, honorable ny glorieuse. Par ainsi de ce poinct en plusieurs parties soudivisé, que peut-il rester qu’une chose qui ne peut presque tomber sous l’imagination. Et toutesfois cela est le grand champ de la gloire, c’est là où elle peut estendre ses aisles. Et comme est il possible qu’une chose si petite (puis que nul ne peut donner davantage que ce qu’il a) puisse estre capable de nous donner un grand heur ? Mais soit ainsi que la gloire soit quelque chose de grand, soit qu’elle puisse esgaler de sa hauteur le Ciel mesme, puis qu’elle a à durer si peu, qu’elle grandeur nous peut-elle rapporter ?


 L’oubly engloutit la memoire de tous accidents, soit de bien, soit de mal, parce que le temps est cause de la corruption des choses temporelles. Et qui ne dira la |p. 328| gloire estre temporelle, qui mesmes ne peut croistre sans le temps ? Que si c’est une si belle chose que d’estendre ses aisles de son nom, il doit donc estre miserable de ne le pouvoir pas faire. Mais estant impossible qu’il puisse voler en la plus grande partie de la terre, il s’ensuit que infailliblement celuy qui vit, doit estre en la plus grande partie miserable.


 Outre que ce qui ne vient point du juste jugement de la raison, ne doit estre estimé bon. Qui croira que ce qui vient de la loüange par la bouche du peuple, le puisse estre, puis qu’il est tout certain qu’il suit plustost l’inclination des sens, que la verité des choses ? Et de là vient le peu de durée qu’elle a, parce que selon ses diverses passions il se va changeant, ne jugeant rien que par la seule opinion. De sorte que le plus souvent il est comme ces oyseaux, desquels la veuë est obscurcie par le jour, &esclairée par la nuict. Ce n’est donc point en la gloire que cet heur se trouve. Sera-ce aux plaisirs, &à la jouyssance de choses humaines ? Je ne sçay comment la felicité peut estre en ce qui traine apres soy une chaine infinie d’incommoditez : &toutesfois qu’est-ce |p. 329| qui en est plus suivy que le plaisir, &la volupté de ces choses : Desracinez principalement, dit Seneque, les voluptez qui ne nous embrassent que pour nous estrangler. La volupté, dit Crantor, est ennemye de la raison, &ne veut avoir nul commerce avec la vertu. Ce que Demosthenes cogneut fort bien quand il ne voulut acheter de Taïs si cherement un repentir. Que si le bon heur procedoit de ces plaisirs, il faudroit dire que les brutes pouroient estre heureuses, parce qu’elles sont capables de les recevoir.


 O Alexandre, dit Aristote, evite l’alliance des voluptez brutales, qui sont corruptibles, d’autant que le desir du corps incline aux voluptez corporelles qui affligent l’entendement. Car ce desir par son effort, engendre l’amour, l’amour l’avarice, elle le desir des richesses : ce desir oste la honte de mal faire, de ceste honte ostée n’aist la presumption, de la presumption l’infidelité, &de l’infidelité le larcin. Et pour eviter tous ces maux il faut fuyr la volupté. Tu vois donc, Agathon, que laquelle de ces choses que ce Prince ait laissée en terre, ne pouvoit luy donner nulle espece de bon-heur, que tant s’en faut elles sont suivies de tant d’incommoditez que proprement |p. 330| elles se doivent plustost appeller malheur.


 Mais quand il seroit ainsi qu’elles peussent luy donner du contentement, de laquelle est-ce qu’il peut estre privé estant au lieu où il est maintenant ? Sont ce les richesses ? Quelle apparence y a il que l’on ait faute de bien pres de celuy qui de rien a faict tout le bien que nous avons ? Or ce grand Prince estant dans le sein du Createur de toutes choses, peut il avoir defaut où jamais le defaut n’a esté ? Est ce aux dignitez &aux grandeurs ? S’il a commandé autresfois sur la terre, il commande à ceste heure sur les cieux. S’il a roulé des canons, il lance maintenant des foudres : &s’il a faict autresfois quelque chose de ce qu’il vouloit, il ne peut, où il est, vouloir quelque chose qu’il ne face.


 Que si la gloire a porté son nom par tout l’Univers, &qu’elle ait remply les oreilles de tous les hommes vivans, ceste gloire ne s’esteindra pas pour cela, mais vivra autant que celle des plus grands Cesars, &de plus elle remplit à ceste heure la bouche de ces bien-heureux esprits, qui en le recevant entre’eux, vont |p. 331| redisant les victoires qu’il a gaignées, &pour luy sur les vices, &pour Dieu sur les infideles. Et qu’en cela, Agathon, l’ambition de ceste sage Princesse n’outrepasse autant les bornes des desirs raisonnables, que la gloire de celuy qu’elle regrette a outrepassé toute attente, d’autant que s’il y a quelque chose humaine, où l’esprit en ses conceptions demeure inferieur à l’effet, je croy que sa reputation peut estre dicte la seule. Car encor que les Lauriers autant accoustumez en France sur le front des Princes de sa race, que la couronne sur celuy des Cesars, semblassent en toutes ses actions naistre particulierement sur le front de cestuy-cy, si est ce que l’opinion n’en a jamais esté si grande que l’effect que nous en avons veu, &l’eternelle providence, qui a monstré d’en avoir tousjours un soing particulier, la retiré au ciel sur le poinct qu’elle a cogneu qu’il pouvoit estre le plus regretté, &le plus estimé des François &des estrangers.


 Quant aux plaisirs de ceste vie, comment en peut-il avoir faute en celuy qui est l’abysine des voluptez &des plaisirs parfaits, je dy de ces voluptez, &de ces |p. 332| plaisirs qui n’ont nuls defauts, &qui ne defaillent jamais.


 Que si autresfois, lors qu’il s’est presenté occasion d’augmenter en quelque sorte sa fortune, pour le rendre plus grand &plus puissant qu’il n’estoit pas, elle n’a refusé nulle sorte d’incommodité.


 Et si elle s’est resjouïe des bonnes fortunes qui luy arrivoient, comment à ceste heure souffre elle avec impatience ce brief esloignement ? &comment ne s’esioït-elle du bon-heur qui luy est advenu estant d’homme devenu Dieu ?


 Tu trouveras, peut-estre, estrange que je die qu’il soit devenu Dieu, &toutesfois, Agathon, il est tres-veritable. Car la beatitude &Dieu, c’est une mesme chose : d’autant que si Dieu n’a la beatitude, il n’est point Dieu, parce que c’est le supréme bien. Que s’il l’a, elle ne luy peut estre differente, car s’il y avoit quelque chose en luy de differend, il seroit composé, &non point d’une essence simple, outre que tout ce qui est different en quelque chose, c’est un accident, ou une partie d’elle. En Dieu la beatitude ne peut estre accident, d’autant qu’il n’est sujet d’aucun accident. Que si c’estoit une partie |p. 333| de luy, puis que la partie devance le tout, il faudroit advouër que quelque chose eust esté devant que Dieu. Et bref ce qui est different de quelque chose, n’est point le mesme de ce qu’elle differe. Ce qui de sa nature est different du supréme bien, n’est donc point le supréme bien. Mais n’est-ce une trop grande impieté, de dire que Dieu ne le soit pas ? Donc la beatitude &la Divinité sont une mesme chose. Or ceux qui meurent en Dieu, ont la beatitude, ils doivent donc avoir la Divinité. Que si les mesmes choses font les mesmes effects, il s’ensuit, puis que celuy qui a la Divinité est Dieu, que celuy qui aura la beatitude le sera aussi.


 Et peut-elle plaindre les biens, les grandeurs, les gloires, les plaisirs, voire la vie mesme de ce Prince qu’elle ayme tant, puis que c’est par ceste monnoye, &par ceste dépense qu’il s’est acquis ceste Divinité, qui le rend Dieu ? Non, non, Agathon, je ne sçaurois croire que nulle de ces choses le luy face regretter. Et par ainsi il faut advouër que ce n’est point à la consideration de ce Prince qu’elle plaint, mais à la sienne propre.


 Mais pourquoy cela ? Est-ce point pour |p. 334| n’avoir plus le contentement de jouir de sa veuë ? Et combien a elle laissé écouler d’années sans le voir, cependant que ces voyages le luy ont retenu ? Est-ce pour ne sçavoir de ses nouvelles ? Et quelles plus belles &plus agreables en peut-elle desirer que de sçavoir tresasseurément qu’il est en lieu où il ne peut estre sans toute sorte de felicité &de contentement ? Est-ce pour ne luy pouvoir faire sçavoir des siennes ? Et comment les ignorera-il voyant celuy en qui toutes choses sont ? Est-ce pour ne pouvoir plus estre assistée de luy en ses affaires ? Peut elle croire qu’il luy soit moins secourable, qu’il n’a esté, &que s’il a peu quelque chose comme un des Princes de la terre, il ne puisse beaucoup davantage comme un des Princes du Ciel ? Que si un Prince amy des hommes le pouvoit, un Prince amy des Anges ne le pourra pas ? Et bref, si un homme en avoit la puissance à cette heure, comme je t’ay dit, qu’il est devenu Dieu, le croira-elle plus impuissant ?


 Est-ce pour ne pouvoir plus recevoir ses conseils, ny ses advis ? Est-il possible que celuy d’où procedent les bons advis &les bons conseils, qui est Dieu, lors que |p. 336| elle voudra l’escouter, luy puisse defaillir en cela ?


 Juge par là, Agathon, que ces regrets, &ces pleurs ne sont pas prodiuts par une juste douleur, mais d’une foiblesse naturelle, à laquelle mollement elle se laisse aller, &qui peut bien en quelque sorte estre permise estant moderée, mais non pas outrepassant les termes de la raison comme la sienne, de laquelle toutesfois elle ne peut esperer nul soulagement, &fait deux grandes offences contre elle, &contre luy. Contre luy par ce que voyant toutes choses en Dieu, il void ses larmes, &oyt ses plaintes &desolations. Et ne croit-elle point que s’il estoit aussi capable de ressentir le mal comme il est impossible que nulle douleur entre au lieu où il est, que cette veuë ne luy amoindrit beaucoup le bien qu’il possede ? Il n’en faut nullemement douter : car il l’a trop cherement aymée pour se plaire à ses desplaisirs. Mais la passion luy estant ostée, la compassion ne l’a pas abandonné pour cela. Si bien qu’ayant augmenté cette affection que en luy elle a recogneuë envers elle à la mesure de ses autres vertus (car c’est vertu d’aymer ce que l’on doit) cette triste veuë que elle luy donne se change en pitié ! Et la pitié (si quelque chose le peut toucher) diminue en quelque sorte son entier contentement.


 Et contre elle, parce que s’il y a quelque chose qui apres la consideration de la volonté de Dieu, luy puisse apporter du soulagement, ce doit sur tout estre la memoire des perfections, &de la gloire de ce Prince que elle regrette. Mais quoy, l’on nous dit qu’aussi tost qu’elle en ouyt le nom, elle fond en larmes, elle fremit, elle meurt. Hé qu’est ce autre chose celà que se desrober à soy-mesme, ce qu’elle doit avoir de plus cher de luy.


 Les serviteurs de ce grand Prince, &les siens estant loing d’elle en racomptent entre-eux les vertus, en chantent l’honneur, en continuent la gloire, &le font de nouveau revivre par la memoire qu’ils ont de ses actions passées. Et si elle le leur demande, ils luy diront que c’est un des plus grands soulagements qu’ils ayent trouvé à leurs douleurs. Mais estant pres d’elle ils sont contraincts de passer ces choses sous un profond silence, &ainsi sans raison elle en demeure privée, &semble qu’elle mesme soit complice de son en- |p. 337| nuy. Car s’il est mort, il est mort comme homme, mais s’il a vescu, il a vescu plus qu’homme. Il ne faut pas qu’elle tourne seulement les yeux sur ce qu’il a eu de commun avec tous les autres, qui est la vie &la mort : mais sur ce qui luy a esté particulier avec les plus grands personnages, qui est la vertu &la gloire.


 Elle a jusques icy flatté sa douleur, qu’elle se laisse flatter à ceste heure à sa raison. Et comme elle a jusques icy consideré une partie de l’humanité de ce Prince, qu’elle considere d’or en là celle de sa divinité. Qu’elle ne se face point plus miserable pour avoir esté la moitié d’un homme mortel, qu’elle est heureuse de l’estre à ceste heure d’une personne qui ne mourra jamais. Et sur tout qu’elle ne soit comme celles qui croyent en tels accidens, les soulagemens, &les consolations estre une partie du mal. Et adieu.


Fin du second Livre.

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EPISTRES
MORALES


DE MESSIRE
HONORÉ D’URFÉ



LIVRE TROISIESME.





Que de toutes les choses creées, l’homme se peut rendre celle qu’il luy plaist : Qu’il est la jointure &le Mariage de l’Univers : Et pourquoy c’est la creature la plus admirable.

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EPISTRE PREMIERE.




 Plus je communique avec toy, &plus Agathon, je me fortifie en l’opinion que j’ay tousjours euë, que la vertu n’est mal-aisée qu’à ceux qui ne la cognoissent point : qu’au contraire elle a de si forts aymans pour attirer l’ame qui en est une fois touchée, qu’il est presque impossible qu’elle n’en soit suivie, pour ne dire poursuivie. Car depuis que nous avons commencé d’en discourir ensemble, &que quelques rayons de son visage se sont laissez voir à tes yeux, tu te fais paroistre si desireux de sa beauté, &si transporté de ceste nouvelle &puissante affection, que tu ne te donnes, ny ne me laisses presque le loisir de respirer : monstrant estre plus que veritable ce que ces sages anciens ont dit d’elle, à sçavoir que la vertu a tant de beautez &de perfections, que s’il estoit permis à l’œil humain de la voir, toutes les ames seroient ardemment esprises de son amour. Et d’autant qu’une des principales loix de l’amitié, c’est que tout amant essaye de se rendre aymable à la chose aymée. Tu me demandes, veu que les vices sont des habitudes envieillies en une nature dépravée, si l’homme peut avoir tant de pouvoir sur soy-mesme que de les changer : &cela d’autant que tu sçais bien que comme la conformité des mœurs &des humeurs, produit celle des volontez, qui est la vraye &parfaite amour, que de mesme l’antipathie les desunit entierement. Et n’y ayant rien de si contraire à la vertu que le vice, &ton plus grand desir estant de te rendre agreable à ceste nouvelle maistresse, tu me pries par tous les devoirs de nostre amitié de te sortir de ce doute, &te servir, si cela est, de guide &d’ayde pour parvenir à ce bon-heur.


 Ceste demande &ceste resolution sont si loüables &si genereuses, que veritablement elles sont dignes d’Agathon. Les actions communes &populaires sont naturelles aux personnes qui sont communes aussi &populaires : mais les ames relevées, &qui veulent estre estimées par dessus les autres, doivent de mesme avoir les desseins separez de l’ordinaire, &qui les eslevent autant en leurs actions, qu’elles le sont desja en leur ambition. C’est pour ceste occasion qu’Aristote a dit, que la grandeur d’un esprit se recognoist beaucoup mieux par l’entreprise que par l’execution : parce qu’en la desseignant il n’est aydé ny empesché que de soy-mesme, &en l’executant il le peut estre de tant d’accidens, que bien |p. 342| souvent la Fortune y a plus de part que luy mesme. Or il est tout certain que les hommes communément croyent le sentier de la vertu si mal aisé à tenir, soit par l’ignorance, qui rend tout ce qui est incogneu difficile, &presque impossible, soit par une lascheté dont le vice endort d’une pesante lethargie, qu’ils ne le regardent qu’à regret, &avec envie de ceux qui le veulent suivre. Et c’est pourquoy je dis ta demande &ta resolution dignes de toy, puis qu’elles te relevent autant par dessus les hommes, que les hommes le sont par dessus le reste des animaux.


 Mais ce que je prévoy en cecy de mauvais, c’est que suivant les ordinaires effects que la parfaicte amitié a de coustume de produire, j’ay peur que celle que tu me portes n’ait produit en toy une trop grande opinion de moy, &qu’ainsi tu n’estimes outre mesure tout ce que tu y vois &plus grand &plus parfait qu’il n’est pas. Car te figurant que je te puis conduire, &t’adressant à moy pour recevoir ce bon office, n’est-il point dangereux que tu ayes esleu un aveugle pour ton conducteur ? Croy moy, Agathon |p. 343| mon amy, que ce doute ne me retient pas peu en suspens : parce que, si j’entreprens ta conduite, j’ay peur de t’esgarer : mais aussi, si je te refuse, j’oy desja tes adjurations me reprocher qu’elles sont trop fortes pour n’estre accordées, &que celuy n’est point vray amy qui peut refuser quelque chose à la personne aymée. A quoy me resoudray-je donc ? A te satisfaire, Agathon, comme que ce soit. Et puis que je ne ferois point de difficulté d’emprunter d’un autre, quoy que tu me voulusses demander si je ne l’avois point du mien : pourquoy en ferois-je davantage à ceste heure, puis que l’occasion en est bonne &si juste ? Reçois donc de bonne part ce que tu desires, soit qu’il vienne du mien propre, ou par emprunt de mes amis : car toutes choses estant communes entre ceux qui s’ayment, tu les dois estimer toutes, pour estre tiennes esgalement.


 Picus, ceste grande merveille de son siecle, rapporte qu’Abdala, grand Philosophe entre les Arabes respondit à ceux qui luy demanderent ce qu’il y avoit en l’Univers de plus admirable, que c’estoit l’homme. Et Mercure Trismegi- |p. 344| ste parlant à son Asclepius, dit aussi que l’homme est un grand miracle entre toutes les creatures, animal digne d’estre reveré, &presque adoré. Et toutesfois que pouvons-nous remarquer entre toutes les choses visibles, &quoy considerer entre les invisibles, qui soit plus remply de miseres, &plus sujet aux calamitez d’une imparfaite nature que cet homme ? Car s’il est formé d’ame &de corps, pour le corps n’est-il point le plus delicat &le plus aisé à offenser de tous les animaux ? Les autres ont esté prouveus des armes naturelles qui les peuvent conserver des offenses : la nature comme marastre plustost que mere a fait cestuy cy impuissant, nud, &necessiteux de toute sorte de secours, ne l’ayant pas mesme exempté des injures des moindres &plus vils animaux : &quand il est parvenu à l’aage le plus parfait, &qu’il semble se pouvoir conserver soy-mesme, à combien de maux particuliers pour sa delicatesse l’à elle soumis ? &quel moment passe il sans quelque ressentiment de sa foiblesse naturelle ?


 Et pour l’ame, qui est sa partie plus noble &plus parfaite, la nature a elle mis |p. 345| plus de cheveux en la teste de tous les hommes, que de soucys &de sollicitudes en un seul esprit ? Aussi ses peines sont tellement enchainées, que l’une ne va pas si tost au declin, que l’autre desja toute grande luy vient à la rencontre, &luy presente de nouvelles occasions de douleurs &de plaintes. De sorte qu’il semble que s’il a de l’entendement plus que les autres animaux, ce soit seulement pour mieux recognoistre les miseres à quoy il est sujet. Et ainsi, ô Abdala, l’homme certes doit bien estre admiré, mais c’est parce que trainant une si miserable vie il ne la veut toutesfois laisser que par force : &c’est sans doute un grand miracle, ô Trismegiste, que ceste ame raisonnable aime si fort ce corps, qui ne l’est point, &se plaise tant en sa compagnie, que les choses plus raisonnables &plus conformes à son essence luy soient desplaisantes, si pour en jouyr il faut qu’elle s’esloigne de luy.


 Je sçay bien que les Perses disoient l’homme estre l’Hymenée &l’assemblage de l’Univers, &qui ayant cinq degrez des choses, le Corps, la Qualité, l’Homme, l’Ange, &Dieu, le corps estant tout corporel, &Dieu tout spirituel, ne pouvoient se toucher, d’autant que deux extremes contraires ne sçauroient se joindre sans un milieu, qui tienne &de l’un &de l’autre ; non plus que l’Ange qui est sans matiere avec la qualité, qui n’en peut estre despoüillée ; il a fallu que le juste mariage de l’Univers, &ce qui assemble ces contraires, ait esté l’Homme, qui par son corps est corporel, comme le Corps &la Qualité ; &par son ame spirituel, comme l’Ange &Dieu. Et de fait ce grand Createur de toutes choses, voulant que ceste convenance fust recogneüe en toutes ses œuvres, l’a exactement observée en la disposition des Elements, &en tout ce qui s’en produit. Car le feu &l’eau, qui sont de nature contraire ont l’air pour milieu, qui tient &de l’un &de l’autre : Avec le feu il convient en chaleur, &avec l’eau en humeur : en haut il s’eschauffe, se purifie, &s’esclarcit, comme le feu ; &en bas se rend moite, s’espessit, &se trouble comme l’eau.


 De mesme l’homme est tellement le milieu de toutes choses, qu’il est de la nature de toutes choses, &qu’estant attaché aux inferieures il ne delaisse point les |p. 347| superieures : &n’y ayant rien en l’Univers qui ne soit corporel ou spirituel, luy qui est tous les deux, peut fort bien convenir à tout ce qui a estre. Aussi par un certain instinct de nature, il monte à ce qui luy est au dessus, &descend à ce qui luy est au dessous : mais de telle façon que cependant qu’il monte, il ne delaisse point ce qui luy est inferieur ; &cependant qu’il descend, il ne se destache point de ce qui luy est superieur ; imitant en cela la lumiere du Soleil, qui descend aux elements, &ne delaisse point le Soleil : &qui s’esleve aussi aux Spheres superieures, sans toutesfois se destacher de son corps Solaire : car encor que l’ame s’esleve à la contemplation des choses spirituelles, si n’abandonne elle point la vie animale qui conserve le corps : &s’adonnant aux choses corporelles, elle ne se destache point de la contemplation des spirituelles.


 L’Ænigme magique de Cæljus, nous donne cognoissance de ce que je dis.Il y a, dit-il, une chose qui de sa nature est lumineuse entierement : Il y en a une autre entierement obscure ; &une troisiesme, qui en partie est lumineuse, &en partie obscure. Car l’en- |p. 348| tendement Angelique est de sa nature tout de lumiere, l’ame irraisonnable toute de tenebres, &la raisonnable en partie par son entendement lumineuse, &en partie obscure par sa puissance, colere &contrariante à la raison.


 Ces considerations, Agathon, me font dire que les Perses, avec beaucoup de jugement, ont appellé l’homme la jointure, &le mariage de l’Univers : mais cela ne devoit pas estre suffisant de te faire dire, ô Abdala, en contemplant le reste du monde, qu’il estoit admirable : ny de te faire exclamer, ô Mercure, que c’estoit un grand miracle, un animal digne d’estre reveré &presque adoré : puis que y ayant d’autres creatures beaucoup plus parfaites, vous deviez plustost dire que c’estoient ces tres-pures intelligences qui n’ont rien par dessus elles qu’un acte tres-pur, ny rien par dessus leur multitude que cet un qui est Dieu. Car si l’entendement Angelique n’est pas l’union &jointure de l’univers, cela luy procede de trop de perfection : estant certain que ce qui rend l’homme milieu entre le spirituel &le corporel, le lumineux &l’obscur, c’est une qualité qu’il a moins no- |p. 349| ble &moins parfaite que la spirituelle &la lumineuse. Ce que Phavorinus a fort bien jugé quand il a dit, apres avoir consideré tout l’Univers : Il n’y a rien de grand en terre que l’homme : ny rien de grand en l’homme que l’entendement. Nous voulant faire entendre que la partie vitale &sensitive qu’il a, est plustost indigne de luy, que non pas chose qui le releve par dessus le reste des animaux. Mais escoute, Agathon, quelle responce ces deux grands personnages nous peuvent faire. Orphée dans l’Hymne de Prothée, dit sur ce sujet.


En ce divin Prothée a remis toutes choses,
La premiere nature.


 Et Aselepius nous interpretant ce que les anciens dans leurs mysteres nous ont voulu enseigner par les changemens de Prothée, dit qu’ils ont entendu par luy la nature de l’homme, qui peut se changer en mieux ou en pis, comme il luy vient à gré. Car ceste premiere nature qu’Orphée en ce lieu veut entendre, n’est autre chose que Dieu. Aussi aux elements qui sont legers, n’a-il pas mis une telle legereté na- |p. 350| turelle, qu’ils ne peuvent d’eux mesmes s’empescher de se lever, &faut necessairement qu’ils montent : à ceux qui sont pesants il a donné une telle nature, qu’il faut par necessité qu’ils descendent. Les herbes &les plantes, d’abord qu’elles commencent à poindre, ont le naturel de l’herbe &de la plante, &ne peuvent devenir autre chose. Les brutes ne peuvent s’empescher de suivre les sens : &faut que naturellement elles leur obeissent estant au sortir du ventre de leur mere les mesmes animaux qu’elles seront. Les Anges suprémes esprits au poinct de leur creation, ou peu apres, furent ce qu’ils seront en toute éternité. Mais à l’homme seul, il a laissé ceste prerogative qu’il est l’artisan de soy-mesme : &se peut donner telle forme qu’il luy plaist : car sans estre astraint à nulle action forcée, ce grand Ouvrier de l’Univers a tellement donné l’homme à l’homme mesme, que quand il le veut attirer à soy, pour le rendre entierement heureux, ce n’est pas en le forçant ou contraignant, mais en l’allechant &en le persuadant qu’il essaye de le faire : ce que Zoroaster nous enseigne quand il dit :

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Le pere n’agit point par force, ains seulement
Par persuasion.


 Et Aristote, qui selon sa coustume veut tousjours prouver tout ce qu’il dit, estant de ceste méme opinion monstre de ceste sorte que l’homme se peut donner la forme qu’il luy plaist.Tout ainsi, dit-il, que la matiere, qui est la derniere des choses naturelles, peut vestir toutes les formes corporelles, &par ce moyen les devenir toutes : de mesme l’homme, qui est la derniere (pour dire ainsi) des choses surnaturelles, &la supréme des naturelles, peut recevoir toutes les formes, &par ainsi les devenir toutes. Et c’est pourquoy Dieu a mis en luy toutes sortes de semences &de germes de tout genre de vie : lesquels, selon qu’il les cultivera ou fomentera, porteront leurs fruits ou leurs animaux : &de plus l’a mis au milieu de toutes les choses, afin que les contemplant il esleust celle qu’il jugera la plus belle de toutes, pour se rendre ressemblant à elle, ne l’ayant fait vegetatif ny sensitif, raisonnable ny intellectuel, mortel ny immortel seulement : mais ayant mis en luy toutes ces choses, il luy a donné la cognoissan- |p. 352| ce de toutes, afin qu’il sçeust choisir laquelle il voudroit, &de toutes se rendist celle qu’il aymeroit le mieux. Et par ainsi, comme dit Picus sur ce propos, si des semences qui sont en luy, &des germes de tous genres de vies que Dieu luy a donnez il cultive ce qui sera vegetatif seulement, il se fera une plante. Car si ce n’est pas l’escorce que nous voyons aux arbres qui les rend arbres, mais leur stupide &insensible nature : pourquoy ne dirons nous pas celuy qui n’a soing que d’accroistre &fortifier son corps, estre une herbe, ou une plante ? &s’il ne se soucie que de ce qui est des sens seulement, ce sera une brute, d’autant que si ce n’est pas la peau qui nous les fait dire telles, mais la puissance sensitive qu’elles ont, quand quelqu’un s’adonne aux sens &aux voluptez brutales seulement, crois tu de voir un homme quand tu le regardes ? nullement, Agathon : c’est un bœuf ou un cheval sous la figure d’un homme. Que s’il dédaigne les autres facultez qui sont en luy, &s’adonne entierement à la raisonnable, c’est un celeste animal : car si la matiere, ny la figure ne donne pas l’estre à l’homme, mais la forme ; &que |p. 353| ceste forme soit une ame raisonnable, pourquoy si tu luy vois discerner toutes choses avec la juste raison, &regardant dessus &dessous vivre selon les reigles de la justice &de la prudence, encor que tu luy voyes un corps terrestre, l’estimeras-tu seulement un animal, puis qu’il fait les actions celestes, quoy que terrestre animal ? Que si n’avoir point d’union ou mixtion avec le corps ne fait pas l’Ange, mais la pure &spirituelle intelligence qui est en luy, pourquoy ne dirons-nous pas celuy qui s’eslevant à la contemplation des choses spirituelles méprise les inferieures, &se ravit dans les secrets de la pure intelligence, n’estre plus un terrestre ny celeste animal, mais un Ange qui donne vie à une chair humaine ? Et si sans se contenter de nulle qualité &nul estre des creatures il se remet dans le centre de l’unité, estant un esprit avec Dieu dans le solitaire esbloüissement du Pere, qui est constitué sur toutes choses, pourquoy n’outrepassera-il pas la sublimité de toutes choses, ainsi que Trismegiste nous tesmoigne, lors qu’il dit : L’homme, s’il veut, passe en la nature de Dieu, comme s’il estoit Dieu luy-mesme.

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 Aussi luy, qui a tousjours esté dit par les plus sçavans, petit monde, ayant à figurer tout ce qui est en la nature par l’accroissement &la nourriture du corps, a signifié les plantes, par les puissances convoiteuse &colere les brutes, &par son entendement les Anges. Doncques quel pouvons nous dire celuy qui se despoüillant de toutes les autres qualitez en revestit l’une seulement, sinon qu’il est en effect ce qu’il represente, &qu’il a choisi entre toutes les choses ?


Tu peux choisir en terre ou la vie ou la mort :


 Dit Ennius sur ce sujet, appellant cela vie qui est propre &digne de l’homme, qui le fait vivre en vray homme : &mort, ce qui faisant mourir cet homme le change d’estre, &le fait devenir une brute. Et je croy, quant à moy, que Pythagoras lisant ce que Zoroaster a dit :


Les bestes de la terre habitent dans ton vase :


 A pris occasion de dire que les ames changent d’un corps à l’autre, &selon les |p. 355| conditions qu’elles avoient euës, &les divers vices ausquels en vivant elles avoient esté adonnées. Que s’il ne l’a point appris en cette escole, ç’à esté sans doute en la consideration de ce privilege que l’homme a de se pouvoir rendre ce qu’il veut &luy plaist d’estre.


 C’est donc avec beaucoup de raison, ô Abdala, ô Trismegiste, que vous avez dit n’y avoir rien en l’Univers de plus admirable que l’homme, &que c’est un grand miracle, animal digne d’estre reveré, &presque adoré. Admirable &grand miracle certes est-il : puisque d’une nature si debile, fragile, mortelle, corruptible, &sujette à tous accidens il en peut faire une, selon sa volonté, qui sera immortelle, incorruptible, &si parfaite qu’elle esgalera, voire surpassera ces pures Intelligences. Et au contraire n’est-ce point un grand &admirable miracle, que ceste nature qu’il a si parfaicte, immortelle, raisonnable, &intellectuelle puisse estre renduë par luy si vile &abaissée que les brutes, voire les plantes ne le sont pas davantage ? Que si Dieu est en partie recogneu Dieu, pour avoir peu faire les plantes, les brutes, les hommes &les Anges : pourquoy ne sera reveré &presque adoré celuy qui se peut rendre &plante, &brute, &homme, &Ange ? Outre qu’il semble n’y ayant rien qui puisse se faire soy-mesme que Dieu, que l’homme ayant le privilege de se donner la forme qui luy vient à gré, il soit à soy-mesme son Dieu en quelque sorte. Extréme grandeur, certes, &préeminence qui le rend honorable sur toute creature, pouvant estre ce qu’il desire, &pouvant desirer ce qu’il luy plaist. Aussi a-ce esté, sans doute, ceste consideration qui a fait dire à ce grand Mercure, Que l’homme terrestre estoit un Dieu mortel, &le Dieu celeste un homme immortel. Luy semblant que outre ce privilege, Dieu n’avoit rien par dessus l’homme que l’immortalité. Mais faudra-il que nous luy cedions mesme en cela ? nullement, si nous voulons pour le moins suivre le conseil de Pythagoras.


Si delaissant le corps tu t’esleves aux cieux,
Immortel devenu, tu seras l’un des Dieux ;
Mais si bien immortel qu’apres il ne peut estre,
Que tu sois plus mortel.


 Ne me demandes donc plus, Agathon, |p. 357| si l’homme peut corriger une nature dépravée, quoy qu’elle soit envieillie dans le vice, puis que chacun à le choix de se transformer en ce qui luy plaist. Mais aussi ayant la puissance de vestir telle forme que nous voulons, serons-nous tant abaissez de courage que de choisir plustost de nous changer en brutes, dans les saletez de la terre, que de nous eslever par dessus les cieux, &de devenir une des plus parfaites intelligences ? Desdaignons, desdaignons, amy, comme indigne de nous ce qui est dessous nous : méprisons comme incapable de nous contenter ce qui est autour de nous : &eslevant les yeux en haut, sans faire cas de rien, qui tombe sous ces yeux mortels, perçons avec la pensée la profondeur des cieux, &ne nous arrestans qu’en la Divinité, épris de son amour, devenons un de ces entendemens Angeliques, qui contemplent &loüent Dieu incessamment : afin que retournez à nostre principe, &nostre entendement particulier conjoint à ce premier &universel entendement, nostre ame jouïsse de ceste parfaite felicité, qui est l’assemblage &l’union de toutes sortes de contentemens, &outre laquelle, mesme le desir ne sçauroit s’estendre.



 Que le desir de sçavoir est en l’homme un appetit naturel. Qu’il y a une derniere cause de toutes les causes, qui est le supréme bien : &que l’homme le peut acquerir.

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EPISTRE II.




 Tu penses donc, Agathon, que ce soit une Chimere que ceste felicité, &qui n’ait point d’estre entre les choses de la nature, mais en l’imagination seulement de ceux qui pour attirer les personnes à la vertu, vont figurant une si grande perfection de contentement. Car outre que les choses humaines ne sont pas capables d’une si entiere &accomplie perfection, encor te semble-il que l’homme ne peut parvenir à un si grand contentement, qu’il ne puisse desirer encor beaucoup davantage : autrement puis que le desir se peut estendre à tout ce qui est bon, ou qui a seulement apparence de bon, celuy qui |p. 359| pourroit avoir tout ce que son desir embrasse, auroit sans doute aussi non seulement tout ce qui est en l’Univers, mais tout encores ce qui pourroit estre par delà l’Univers, si l’on pouvoit imaginer que quelque chose de bon y peust estre. Et y auroit il quelqu’un, dis-tu, si desprouveu d’entendement, ou si peu desireux de son bien propre, qui ne se transformast comme un Prothée en toutes les figures que l’on voudroit pour parvenir à un estre si desirable ?


 Je ne voudroy pas, Agathon, que tu fisses une si grande offense à mon amitié, que de croire que elle me permist de te decevoir : car encores que la tromperie en quelque sorte revint à ton avantage, si est-ce, puis qu’il ne faut point faire un mal sous l’esperance d’un bien, que je ne croy point la fausseté ny la deception estre permise sous quelque pretexte que ce soit. C’est pourquoy je te supplie, Amy, de sortir de cet erreur, &de croire qu’il n’y a rien si vray que ce que je t’ay dit de ceste felicité : Car veritablement elle est, &peut estre acquise par nous, ce qu’en partie je te veux prouver par toy-mesme, assavoir par la cu- |p. 360| riosité que tu as eu depuis la lecture de ma derniere lettre.


 Aristote au traité qu’il fait du ciel, pour montrer que nul mouvement naturel excepté le circulaire, ne peut estre infini, dit que celuy qui est droit ne peut estre perpetuel : parce qu’estant plus violent à son progrés qu’à son commencement, il parviendroit en fin à une infinie vitesse : &de plus, faudroit qu’il se fit par un espace infiny.


 Par cette raison ne pouvons nous prouver que le desir que naturellement l’homme a de sçavoir, ne peut aller à l’infini, mais doit avoir un but certain, ou parvenant il sera rempli &contenté ? Il me semble que nous le pouvons, si auparavant nous montrons que ce desir soit un mouvement, &que ce mouvement soit naturel &droit : car des mesmes choses les conclusions se peuvent prendre semblables. Que si nous faisons cette preuve, ne sommes nous parvenus à la demonstration que tu demandes ? Si serons sans doute, puisque cette felicité estant l’entier &parfaict contentement de la plus digne partie de l’homme, &celle là estant l’ame, &de l’ame encor la puissance in- |p. 361| tellectuelle, il s’ensuit que ce qui contentera cette puissance &qui l’empeschera de pouvoir rien desirer davantage, sera cette supreme felicité dont nous parlons. Voyons donques si ce desir est un mouvement.


 Mais ne seroit il point plus difficile de prouver qu’il ne fust point mouvement ? Je croy que si, puisque nous aurions à combatre non seulement l’authorité de tous ceux qui ont jamais sceu quelque chose, mais la verité aussi &le sens commun. Car si nous demandons qu’est ce qu’appetit naturel, on nous respondra que c’est une inclination par laquelle chaque chose sans nulle precedente cognoissance est portée à ce qui luy est propre &convenant : mais l’inclination peut elle estre sans mouvement, &l’estre porté n’est ce point estre meu : ou comment pouvons nous aller à quelque chose qui est hors de nous sinon par quelque mouvement. Or ce à quoy cet appetit nous porte il faut qu’il soit hors de nous, autrement si nous le possedions, nous ne le desirerions pas : car jamais l’amant ne desire l’aimée quand il la possede, mais ouy bien la continuation de cette possession, qui depen- |p. 362| dant de l’avenir n’est point encor en sa puissance. Or il y a, dit Aristote dans le troisiesme de l’ame, trois choses au mouvement des animaux, assavoir ce qui meut, ce avec quoy il meut, &ce qui est meu. Ce qui meut estant de 2. sortes, car l’un est immobile, &l’autre meut &est meu : L’immobile c’est le bon, ou qui est estimé bon : Ce qui meut &qui est meu c’est le mesme principe de l’appetit : car ce qui desire, (pour ne dire point appete) de la sorte qu’il desire il est meu : parce que l’appetit est un certain mouvement ou operation. Voila, Agathon, les mesmes paroles du Philosophe, qui selon sa coustume ayant esté par luy auparavant prouvées par divers arguments nous doivent servir &tenir lieu de raison.


 Tu me diras sans doute, que pour tirer la conclusion que je pretens, encor que ce desir en l’ame fust un mouvement, si faudroit il toutefois prouver qu’il est naturel &droit : car les mouvemens naturels peuvent bien aller à l’infini, s’ils sont circulaires : &les mouvemens droits s’ils ne sont naturels, peuvent bien aller tantost plus viste &tantost lentement. Faisons donc cette demonstration de cette sorte.

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 Qui est-ce, Agathon, qui peut considerer avec combien de soin ce grand Dieu a eu esgard à toutes choses, non seulement pour la necessité &utilité, soit du particulier, soit du general, mais encor pour la beauté &adiancement de son œuvre, sans conclure que tout ainsi que l’Artisan rend son ouvrage le plus parfait &le plus beau qu’il peut, afin d’y attirer les yeux de chacun, &de faire recognoistre en son artifice qu’elle est sa capacité : que de mesme ce grand Ouvrier de l’Univers, ne l’a point remply de tant de merveilles, que pour nous convier à le considerer, &le considerant recognoistre cette grandeur &unie varieté, faite avec tant de nombre, de poids &de mesure : Et puis eslevez sur l’aisle de cette cognoissance entrer en l’admiration de l’Ouvrier, &ainsi parvenir à luy mesme, par luy mesme.L’homme, dit Trismegiste à son fils Tacius, a esté fait contemplateur de l’œuvre Divine, afin que l’admirant il en recogneust l’autheur.


 Que si Dieu nous a mis ces choses devant les yeux pour estre veuës de nous, qui n’avouëra que de mesme il nous a donné la volonté de les voir, &la veuë |p. 364| pour les voir ? Autrement ce seroit bien en vain qu’il nous les auroit presentées : tout ainsi que vainement on mettroit de belles couleurs devant celuy qui n’auroit pas volonté d’y tourner les yeux, ou qui seroit aveugle. Il ne faut donc point douter que ce desir de sçavoir ne soit naturel en nous, puisque Dieu nous presentant son œuvre veut sans doute que nous la voyons : Mais le voulant nous aura il laissez impuissans ou sans volonté de la voir ? S’il estoit ainsi il y auroit du defaut en ses correspondances : car toutes ces choses corporelles &qui tombent sous la veuë à quoy auroient elles esté faites, s’il n’y avoit point par apres de sens qui les deust comprendre ?


 De plus, l’experience nous apprend que ce qui n’est point propre &naturel à une espece, quelque individu de l’espece le peut avoir, &quelqu’autre ne l’avoir pas : mais ce qui luy est propre &de sa nature generale, il faut que tous l’ayent, sinon en acte, au moins en puissance. Or nous voyons que tous les Individus de l’espece de l’homme ont ce desir de sçavoir &d’entendre : car soient enfans, soient hommes, ou soient vieillards, |p. 365| soient sçavans ou ignorans, riches ou pauvres, sains ou malades, tous ont ce desir d’apprendre les choses qui leur sont estrangeres, &d’entendre de nouveaux accidens : car qui de nous estant encor au maillot n’a ouy volontiers les fables que sa nourrice luy a voulu raconter : &qui estant parvenu en aage a nié audiance à celuy qui a voyagé aux parties plus esloignées de nous, lors qu’il raporte ce qu’il y a veu &appris ? Et bref qui jamais a fermé les oreilles aux discours qui nous descouvrent les affaires d’autruy ? Puis donc que tous les individus de cette espece ont ce desir de sçavoir en eux, qui n’avouëra qu’il luy doit estre &propre &naturel ?


 Voire, je diray bien davantage : il n’y a point d’appetit en l’homme qui luy soit plus naturel que celuy dont nous parlons : car les autres ne peuvent tousjours continuer y en ayant qui s’empeschent &s’interrompent. Outre que les sens peuvent estre alentis par l’abondance, &assoupis par l’aage : au contraire rien ne peut empescher le desir du vray, car en tout temps &en tous lieux nous desirons de sçavoir, voire mesme en un temps qui n’est point encore du temps, ce que la |p. 366| curiosité que nous avons du futur nous fait avouër. De plus -l’abondance du sçavoir augmente le desir de sçavoir, comme le brasier quand on luy met du bois : &tant s’enfaut qu’il s’alentisse de l’abondance, que sa force se produit de sa surabondance : Et en fin au rebours des autres appetits naturels à mesure que l’age croist davantage, celuy cy s’en va augmentant. Ce que Caton nous enseigna lors qu’en sa vieillesse il prit volonté d’apprendre les premiers Elemens de la langue Grecque : &celuy aussi qui a moitié dans le cercueil voulut qu’on luy leust encore des livres de Philosophie. Escoute ce que Cephale dit à Socrate sur ce propos dans le premier livre de la Republique de Platon.Tant plus, dit-il, je sens de jour en jour les autres voluptez se pourrir &debiliter en moy, tant plus je prens de plaisir aux discours, &plus me croist le desir &la volupté d’apprendre. Mais à toutes ces considerations adjoustons y encore celle-cy.


 Nous remarquons en l’homme trois sortes d’appetits : l’un naturel, l’autre sensitif ou animal, &le troisiesme raisonnable. Les deux derniers ne peuvent estre sans quelque sorte de cognoissance : car l’appetit sensitif par lequel l’animal recherche ce qui est bon à conserver sa vie, est devancé de quelque cognoissance, soit naturelle ou acquise. Et le raisonnable ne pousse jamais l’ame à quelque chose, qu’elle n’ait en soy-mesme discouru, si ce qui se presente est bon ou mauvais : mais l’appetit naturel estant une inclination sans nulle precedente cognoissance à la chose qui luy est convenante, il s’ensuit que ce qui est incliné par cet appetit est propre à l’effet de ceste inclination. Or par les deux appetits sensitif &raisonnable, l’homme ne desire pas de sçavoir, je veux dire que ce desir ne peut pas avoir son principe d’eux, d’autant qu’il faudroit desja qu’il eust quelque cognoissance outre que l’un n’est addressé qu’à la conservation de la vie de l’animal, &ne tourne pas mesme ses puissances vers les choses intelligibles, &l’autre bien souvent fait choisir la vie active, &mespriser pour elle la contemplative. Il reste donc que ce soit par l’appetit naturel que tout homme desire de sçavoir : Et cela estant, il faut qu’il y ait en luy une certaine naturelle inclination de les acquerir, &que de sa nature il soit de sorte capable |p. 368| des disciplines, que cet estre luy vienne de l’essence de l’homme. Ce qu’aussi Aristote nous enseigne au 3. de l’ame, où il dit que la nature de l’entendement est d’estre comme une table où jamais rien n’a esté tracé, capable toutesfois de recevoir toutes sortes de lineamens, &qu’envers les choses intelligibles, il est de sa nature comme le sens envers les sensibles. Car suivant ceste opinion ne faut il necessairement conclure, puis qu’il est naturel au sens de desirer les choses sensibles, (&en ce lieu le desir est pris pour l’appetit) que de mesme, il est naturel à l’entendement de desirer de sçavoir &comprendre les Intelligibles, voire cet appetit est tellement naturel qu’il ne peut estre ny sensitif ny raisonnable ; comme nous avons dit, mais propre, particulier &naturel à l’espece de l’homme, comme au genre des animaux de desirer la vie.


 Ce mouvement donc est propre &naturel comme tu voulois que je te prouvasse. Il faut maintenant que nous voyons s’il est droit, ou s’il est point circulaire. Mais la resolution en est fort aisée, puis que mesme le mot la nous enseigne : d’autant que puis que ce mouvement est un desir, &que tout desir est ce qui nous defaut, il s’ensuit que ce que nous desirons est hors de nous. Or si ce mouvement commence en nous, &que naturellement il sorte de nous pour aller à un but particulier, il ne peut estre circulaire : car la nature qui ne fait jamais rien en vain, &qui prend tousjours les plus droittes voyes en ses operations, ne porteroit jamais l’ame en cercle pour parvenir à ce but desiré le pouvant faire par une droite ligne : car le tour qu’elle prendroit seroit inutile &plus long. Et puis que l’œil en la lumiere qu’il donne au sens, ressemble autant à celle que l’ame acquiert avec le desir de sçavoir, que les choses corporelles peuvent avoir de ressemblance avec les spirituelles. Si la vision se fait par une droitte ligne, pourquoy ce desir de sçavoir qui est proprement la veuë de l’ame ne la portera il droit à la chose desirée ? De plus si de la cognoissance de la nature &des qualitez de la chose, nous venons à celle de la chose mesme, pourquoy ne pouvons nous juger par celles de ce mouvement qu’il est droit &non pas circulaire : car le propre du mouvement naturel qui est droit c’est d’estre |p. 370| plus violent en son progres qu’en son commencement.


Il acquiert force en allant.


 Et plus il s’approche de son but, plus aussi il se haste &se renforce : au contraire le circulaire naturel est tousjours égal à soy-mesme comme celuy des cieux. Doncques si le mouvement qui procede de ce desir a ces mesmes conditions, il ne faut point douter qu’il ne soit droit aussi. Que si quelqu’un faisoit difficulté de m’avoüer que à son progrés il ne fust beaucoup plus violent qu’à son commencement, je le voudroy convaincre par la preuve que tu viens d’en faire : puisque ton desir a bien esté plus grand, depuis que tu as sçeu quelque chosede ceste felicité, qu’il n’estoit pas auparavant. Aussi quelle apparence y a-il que nous puissions desirer de sçavoir ce que nous ne sçavons pas s’il est. Et puis le naturel de l’esprit de l’homme ne nous l’apprend il pas ? Estant de telle condition que rien ne le peut contenter qu’il ne monte d’une cause à l’autre, jusques à ce qu’il parvienne à celle qui les comprend toutes : &cela dautant que rien n’agit par dessus son |p. 371| genre. Or l’ame est indivisible de son essence &les causes subalternes estant aussi effects, eu esgard à la cause superieure, sont divisibles en causes &en effets : &par ainsi rien ne peut remplir ceste ame que la supréme cause des causes. Et tant s’en faut que les autres la puissent saouler, que plus elle en acquiert de cognoissance, &plus son appetit s’augmente, se hastant &renforçant davantage à mesure qu’elle monte &s’approche de son but.


 Concluons donc, Agathon, suivant toutes ces raisons, que ce desir, ou plustost ce mouvement, est naturel &droict en nous. Que si cela est, puis que Dieu, comme je t’ay dit, en est l’autheur, ne seroit il point accusé avec raison, d’avoir fait quelque chose vainement, s’il ne nous avoit ensemble donné les milieux pour le parfaire, &un but limité, où il doit estre satisfait ?


 La Nature a donné aux corps grossiers un appetit, ou plustost une inclination, par laquelle ils tendent tousjours en bas &pour empescher qu’elle ne soit vaine, elle leur a donné de mesme la pesanteur &le froid pour milieu presque, par le- |p. 372| quel ils tendent au lieu où ils sont inclinez. Aux corps plus subtils, elle a donné un instinct de s’eslever en haut : &pour empescher qu’il ne fust inutile, elle leur a adjousté la legereté &la chaleur, comme milieu par lequel ils se peuvent hausser. Elle a mis aux brutes l’appetit des sens, &leur a elle refusé quelque instrument qui fust necessaire pour l’assouvissement des appetits qu’elle leur a donnez ? Que si la nature, aux instincts qu’elle produit en toutes choses, propose de mesme une fin, &adjouste un milieu pour y parvenir, voulant empescher qu’il n’y ait aucun de ses mouvemens inutile, qui pourra penser que le Maistre de la nature ayant produit en l’homme ce desir naturel de sçavoir, le luy ait donné pour luy estre inutile, pour errer incessamment, &pour ne parvenir jamais à quelque fin ? Que si quelquesfois l’œil demeure en repos par la presence de la chose qui agrée : si l’oreille quelquesfois se contente par l’harmonie, &si les sens bien souvent se remplissent &satisfont par l’abondance de leurs objets, est-il possible que cet appetit naturel de sçavoir, qui est la propre &naturelle action |p. 373| de l’ame, soit la seule chose naturelle, qui tousjours beante s’en ira vagant, sans pouvoir estre saoulée ? Ce seroit impieté, Agathon, d’avoir telle creance de ceste souveraine bonté : mais quand toutes ces considerations n’auroient point de lieu, encor serions nous contraints de dire, qu’il est impossible, pour les raisons que je te vay déduire.


 L’esprit de l’homme, comme je t’ay dit, ne demeure jamais en repos, &monte tousjours d’une cause à l’autre, jusques à ce qu’il soit parvenu à la derniere. Or il est certain que tout ce qui naturellement despend d’un autre, ne peut se soustenir soy mesme : que si la chose dont celle-cy dépend, dépend aussi de quelqu’autre, &ceste autre d’une autre : &qu’en fin il ne s’en trouve point qui soit ferme de soy, sans s’appuyer ou dépendre d’ailleurs, il faudra necessairement avoüer qu’il n’y aura rien de ferme en toutes les choses. Et tout ainsi que si ce qui est liquide se soustenoit sur ce qui est de mesme liquide, &qui n’a rien de solide dessous, ne sçauroit se contenir ny s’arrester : aussi n’y auroit il rien en l’Univers qui peust subsister, &tout s’en iroit au neant. |p. 374| Mais puis que nous voyons que les choses se maintiennent, &durent, il faut confesser qu’il y a une cause, de laquelle toutes les autres dépendent, &qui ne dépend de nulle autre.


 Que si les choses l’une sur l’autre alloient à l’infiny, il n’y auroit ny ordre ny perfection entr’elles : car où il n’y a point de terme, il n’y a chose, pour avancée qu’elle soit, qui le soit davantage qu’une autre : parce que c’est, eu esgard au but où l’on tend, qu’on se dit le plus ou le moins avancé : Que s’il n’y en a point, il est impossible que ceste consideration se face. Et tout ainsi que celuy qui prolonge sa vie de cent ans, n’approche pas plus pres de l’eternité que celuy qui n’en a vescu que dix, d’autant qu’en l’eternité il n’y a point de terme : de mesme, s’il n’y a point de derniere cause, ny de fin, il n’y a chose qui en puisse preceder une autre, ny s’avancer. Mais nous voyons un ordre continué en leur nature, &que les unes font, &les autres sont faites : &que celles-là devancent celles-cy de dignité &de temps. Il faut donc qu’il y ait un but, duquel les premieres s’approchent davantage.

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 De plus, nous voyons que la multitude &grandeur des causes produit la multitude &grandeur des effects. Que si sans terme nous montons des causes aux causes, de mesme outre le terme nous descendrons des effects aux effects. Et il s’ensuivra qu’il n’y aura rien de supréme, ny rien d’infime, mais toutes choses milieux &toutes infinies : d’autant que chacune recevra sa force d’innombrables precedens, &la donnera à innombrables descendans.


 Je diray bien davantage, Agathon, s’il n’y avoit point un premier acte &premiere cause, jamais il ne se feroit rien : parce que les causes moyennes (si nous pouvons ainsi nommer les milieux) ne commenceront jamais d’agir, qu’elles ne soient meuës par toutes les causes qui leur sont superieures. Que si le principe de ce mouvement doit proceder d’innombrables causes, &par un intervalle infiny, qui peut penser que jamais quelque mouvement se face ? Pour eviter donc tant d’absurditez, &pour ne r’entrer plus dans le Chaos d’où les Poëtes disent que nous sommes sortis, ne faut il pas conclure qu’il y a un premier agent, |p. 376| une premiere cause, un principe &origine dont tous les agens, toutes les causes, &toutes les choses prennent leur force &leur commencement ?


 Que s’il est ainsi, puisque l’homme a ce naturel desir de sçavoir, &que Dieu (comme nous avons dit) ne le luy a pas donné sans ensemble le prouvoir de ce qui est necessaire pour accomplir ce desir, il ne faut point douter qu’y ayant une supréme cause de toutes les causes, &un but à toutes choses, que le desir rendu plus violent par la cognoissance des unes, n’esleve l’esprit humain, &ne le puisse faire monter aux autres, &en fin parvenir à la supreme, en laquelle alors il demeurera en repos, quand il aura la jouyssance entiere de son desir, qui veritablement est la vraye felicité. Et par là tu vois que ce souverain bien n’est pas, comme tu soupçonnois, une Chimere imaginée, mais un veritable &essentiel contentement : &que non seulement il est, mais encore peut estre acquis &possedé par l’homme. Et ceste creance est tellement selon le sens commun, qu’il semble que ce soit contrarier à soy mesme que se nier une fin. Car demande à l’esprit le plus |p. 377| grossier qui soit entre les hommes (pourveu qu’il n’ait perdu l’usage de la raison) pourquoy il fait une telle action, il t’en dira quelque dessein : je ne dis pas qu’il soit bon, ou qu’il y parvienne : mais tant y a qu’il a un but où il adresse ce qu’il faict. Et y a-il apparence que Dieu ait faict l’homme sans une fin &dessein particulier, puis méme qu’il n’y a une seule de ses œuvres en tout l’Univers qui soit privée de ce but dont nous parlons ? Or s’il y en a un, quel qu’il puisse estre, il ne faut point douter que ce ne soit la felicité de la chose qui luy est proposée : car ce sage &prudent Ouvrier apres les avoir faict toutes, les a desseignées à la fin qu’elle a cogneu leur estre propre, &selon leur nature, &à laquelle elle pouvoit atteindre.



 Qu’encores que les anciens Philosophes ayent recogneu les conditions necessaires au supreme bien, ils ne l’ont peu toutesfois entierement discerner. Quelles en ont esté les opinions, &en quoy ils ont erré.

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EPISTRE III.




 Tu n’entre plus en doute, à ce que tu m’escris, qu’il n’y ait veritablement une derniere fin de l’homme, à laquelle estant parvenu il demeure en repos : car outre les raisons que j’ay rapportées, tu dis qu’estant le seul d’entre tous les animaux qui desire sa felicité, il seroit le plus miserable de tous, s’il n’y en avoit point : ou y en ayant, s’il ne la pouvoit pas acquerir. Si bien qu’estant asseuré de ces deux points, tu ne me demandes plus sinon en quoy ceste felicité consiste, &comment on la peut acquerir. Ceste question, Agathon, a esté la plus diversement debattuë en toutes les escoles des Anciens Philosophes, &peut estre la plus mal resoluë entr’eux. Et de cela je t’en diray mon opinion.


 Toutes les diverses nations &tous les peuples qui ont esté depuis le commencement des hommes jusques à nous, ont tous sucé avec le laict ceste cognoissance de la nature, qu’il y avoit un Dieu, c’est à |p. 379| dire une essence tresparfaicte &trescontente, par laquelle ils pouvoient estre rendus heureux. Mais d’autant que l’ignorance peu à peu se glissa parmy les hommes, la lumiere du vray Dieu demeura tant obscurcie que par plusieurs siecles il y en eust peu, &ce peu encores r’enfermé dans un fort petit angle de la terre qui en conservast la pure &vraye cognoissance.


 Les autres toutesfois se ressouvenans que ce Dieu devoit estre entierement heureux, &recevans de pere en fils, comme par tradition, que tout leur bien devoit dépendre de luy, ils se le figurerent tel qu’ils jugeoient en eux mesmes estre la chose qui les pouvoit le plus contenter. De là est procedé ce nombre presque infiny de tant de Dieux, que les menus sablons de l’Ocean ne sont point tant multipliez que ces fausses Deïtez. Car chacun a dressé selon sa propre opinion un Autel particulier, non point à un Dieu, mais à son appetit sensuel. Ceux qui ont estimé la domination estre le souverain bien, ont adoré Jupiter : qui a aymé les voluptez, a choisi Venus : qui la marchandise, Mercure : qui la contemplation, Saturne : qui le labourage &les |p. 380| biens de la terre, Ceres. Et c’est ce qu’Aristote nous enseigne dans ses Ethiques, quand il dit : La felicité plus excellente est en la vie des Dieux. Et Platon dans son Théetete : Le mal, dit-il, ne pouvant estre osté entierement du monde, la felicité est en la vie des Dieux, de laquelle ceux-là se rendent plus participans qui se rendent plus ressemblans à eux. Mais Denys Heracleote nous rend bien bon tesmoignage que c’est selon l’appetit, &non point selon la raison qu’ils jugeoient de ce souverain bien.


 Cestuy-cy ayant esté instruit par Zenon Prince des Stoïques, maintint longuement que la vertu estoit le supreme bien : mais luy estant survenu un grand mal aux yeux, vaincu de la douleur, il s’enfuit des Stoïques aux Epicuriens, qui disoient que c’estoit la volupté. Ne fut ce point le sens, Agathon, qui à ce coup en donna le jugement, puisque ce ne fut que par son seul rapport ? Les autres plus finement peut estre, mais non pas avec plus de raison, suivirent la mesme guide du sens. Et d’autant qu’il y en a plusieurs &divers en l’homme, &que mesme ils ne sont point tous ny tousjours semblables en chaque particulier, ils produisoient |p. 381| de si diverses opinions en ces ames sensitives, que Varro, l’un des plus sçavans d’entre les Romains, en raconte deux cens &quatre vingts toutes differentes &fausses.


 Les uns plus abaissez que les brutes ont mis leur felicité en celle des plantes, voire des pierres, comme Periander Tyran de Corinthe, Leucippe, Abderite, Theodore, dit Athée, &Hierosme Rhodien, qui ont dit qu’en une certaine vacuité de douleur, ou plustost indoleance (s’il est permis d’user de ce mot) estoit posé le supreme bien de l’homme. Les plantes &les pierres n’ont-elles point ceste heureuse insensibilité ?


 Les autres, comme Epicure, &ceux qui ont suivy sa secte, au lieu d’homme en ont fait une brute, ayant pris seulement ce qui appartient aux animaux irraisonnables, mettant ceste felicité en la volupté &aux sens : quoy que quelques uns, pour l’excuser, &luy-mesme ayant honte en fin de son opinion, ayent voulu faire entendre qu’il y vouloit joindre celle de l’esprit.


 Et encores que les Stoïques ayent esté plus relevez que ceux-cy, si n’ont-ils pris |p. 382| toutesfois qu’une partie de l’homme, l’appauvrissant par leur vanité &ostentation de la principale &plus digne qui fust en luy. Car Seneque mesme establit ceste felicité aux vertus morales, &aux concordances de l’ame. Et Pictacus Menedemus, Bien, Socrates, &Pythagoras, lors qu’ils l’ont mise en la conduite de la vie &en la vertu seule, disant n’y avoir autre bien qu’elle, ny autre mal que le vice, ne se sont pas beaucoup esloignez de Seneque.


 Quant à Thales, Bias, Anaxagoras, &Euclide, apres avoir consideré la nature de l’homme, ils ont bien recogneu que son supreme bien ne doit pas estre mis non seulement en sa moindre partie qui est le corps, mais ny mesme ailleurs qu’en ce qui est de principal &de plus digne en l’ame. Il est vray que leurs esprits se sont rebouschez, quand ils ont voulu percer plus outre, &recognoistre en quoy elle consistoit.


 Que si Democrite eust seulement dit le supreme bien estre un juste estat &reposé establissement de l’esprit, qu’engendre l’esloignement de toute inquietude : &qu’au lieu de ceste vacuité des |p. 383| douleurs, il eust adjousté la parfaicte cognoissance des choses par leurs causes, peut-estre fust-il parvenu plus haut que tous ceux qui l’avoient devancé, car il eust atteint aux deux biens de l’ame, qui sont Paix &Lumiere. Il est vray que si la Paix ne peut estre en l’ame, que quand elle a la cognoissance des causes dont les effets luy sont cogneus, on peut dire qu’esloignant d’elle l’inquietude &le trouble, il vouloit aussi par consequent en bannir l’ignorance. Mais il ne voloit pas si haut, son intention n’estant que de parler des mouvemens que les accidens humains causent au corps &en l’ame. Si bien qu’il ne passoit point plus outre que la partie de l’ame convoiteuse &colere.


 Les Peripathetiques &vieux Academiques ont eu opinion que l’origine du supreme bien devoit estre recherchée en la cognoissance de la nature : d’autant que toutes les choses que la nature a produites estant alors heureuses &parfaites quand elles vivent selon leur Nature, c’est sans doute qu’il est impossible de cognoistre la fin de l’homme si la nature en est ignorée. Mais, Agathon, c’estoit peut estre bien par ce sentier qu’on pou- |p. 384| voit venir à une espece de felicité : &toutesfois ils s’y sont de sorte esgarez qu’il semble qu’ils ayent voulu imiter ces Thermes que les Anciens mettoient sur les carrefours, &qui du doigt montroient le chemin aux passants sans jamais toutefois bouger de leur place : car suivant Aristote, ils ont mis deux felicitez, l’une en l’action, &l’autre en la contemplation : à celle de l’action ils y ont adjousté tant de conditions dependantes d’autre puissance que de l’homme, qu’il falloit de necessité advoüer que la felicité de l’homme ne dependoit point de l’homme. Et entre les autres la fortune sembloit d’y avoir plus de part, puisque les richesses, honneurs, la santé, la force, &les amys y sont necessaires, voire mesmes encores le contentement &bon-heur des amys. Et quant à celle qu’ils ont mise en la contemplation, ils y ont encor adjousté presque les mesmes conditions, assavoir le repos, les amys, &commoditez necessaires. Mais afin que par eux mesmes nous puissions recognoistre la verité qu’ils ont mescognue, &combien ils se sont esloignez de ce sentier : Je te supplie, Agathon, recherchons ensemble quelles |p. 385| conditions ils luy ont données en general, &en faisons par leurs mesmes lineamens un portrait le plus entier qu’il nous sera possible pour le conferer aux choses qu’ils ont creuës estre ceste felicité, afin que nous puissions juger, s’il y a de la ressemblance.


 Ils faisoient doncques ce discours en eux-mesmes. Si ce que nous nommons supreme bien, ne peut de soy contenter toute sorte de desirs, sans mandier l’aide de quelqu’autre, ce ne sera pas le supreme bien, mais la chose qu’il faudra rechercher pour l’accomplissement du desir. Cela n’est pas la supreme bonté (dit Lullius) qui hors de soy a faute de quelque chose. Ils furent donc tous d’accord, qu’il faloit que ceste felicité fust un bien suffisant de soy mesme. Mais passant plus outre, &considerant que ce bien, pour suffisant qu’il fust, s’il n’estoit ferme &asseuré, ne pouvoit estre entier. Car comment peut on estimer celuy heureux, qui est en continuelle crainte de perdre ce qui le contente ? (Ils dirent que pour estre vraye felicité il falloit que ce fust un bien stable &asseuré. Depuis disputant entre eux s’il y avoit difference de la fin &de la |p. 386| felicité de chaque chose, &ayant resolu qu’elles n’estoient qu’une mesme, ils firent ce discours. Puisque la felicité c’est le but &la fin où toute chose tend, si ce bien est desiré pour quelque autre bien, il ne sera pas Fin, mais Milieu pour parvenir à la veritable &derniere Fin. Tout ainsi que les Logiciens nous enseignent que les genres subalternes ne sont pas purement genres, d’autant qu’ils se changent en especes, quand de l’espece infime on veut monter au supreme genre. Donques, dirent ils, Ce bien ne sera desiré que pour soy-mesme. Et en fin considerant que si l’on pouvoit souhaiter quelque chose davantage apres l’acquisition de ce bien, ce qui seroit souhaité seroit le supreme bien : outre que celuy-cy ne seroit pas suffisant de soy (car estre suffisant en ce lieu-là, c’est tellement remplir tous les recoins de nostre ame, qu’elle ne soit pas mesme capable d’en recevoir ny concevoir davantage) ils conclurent, Qu’on ne pourroit rien desirer de plus.


 Or, Agathon, rassemblant toutes ces pieces, &reünissant toutes ces conditions, nous trouverons qu’ils descrivoient de ceste sorte le souverain bien : |p. 387| La felicité, c’est un bien suffisant de soy, stable, seulement desiré pour soy, &outre lequel on ne peut rien desirer. Ce portrait estant ainsi tiré, voyons si les choses qu’ils nous proposent ont quelque ressemblance avec luy. En premier lieu ceste vacuité de douleur, dont quelques uns ont parlé, c’est plustost privation, que bien : mais la privation n’estant rien, il s’ensuivroit que le souverain bien ne seroit rien aussi.


 Quant aux Epicuriens, qu’elle volupté est suffisante de nous contenter ; puisque, comme disent les plus sçavans, &comme l’experience mesme le nous apprend tous les jours, ne les ayant point, on desire de les posseder, &possedées, elles saoulent &sont mesprisées : outre que la violence leur va devant, le soupçon les accompagne, &le repentir les suit, &que leur douceur ne dire qu’autant que la necessité du corps demeure à se satisfaire.


 Et quant aux Stoïciens &Cyniques (car en ceste opinion ils ont esté d’accord) quelle vertu morale est desirée pour soy-mesme, &quelle fermeté peut elle asseurer en nostre ame, puisque ceste vie est un continuel combat contre nos |p. 388| passions, &que nous n’en pouvons avoir la victoire qu’à la fin de ceste bataille, qui ne se peut acquerir qu’avec la fin de la vie, apres la quelle nous n’avons plus affaire de ces vertus morales, n’ayant rien plus à démesler avec ceste partie contrariant à la raison, ny avec ces appetits Colere &Convoiteux, qui sont le sujet contre lequel, &autour duquel ces vertus agissent. Si bien que quand nous devrions estre plus heureux, selon l’opinion mesme des plus doctes d’entr’eux, ce seroit lors que nous perdrions ceste felicité. De plus, puis que c’est la perfection de la chose heureuse que ceste felicité, sans doute ceste perfection doit estre en la plus noble partie. Mais si les vertus morales estoient le supréme bien, la partie de l’ame intellectuelle, qui gist à entendre &cognoistre, quelle perfection en recevroit-elle ?


 Et quant aux Academiques &Peripathetiques, il est certain que si la cognoissance des choses pouvoit estre entiere &parfaite en ceste vie (si toutesfois il est permis de mettre Dieu sous cet ordre, qui est par dessus tout ordre) ce seroit veritablement en ceste science que la felicité de l’homme pourroit estre. Mais ne sçavent-ils pas que nostre esprit n’est jamais en repos qu’il n’ait la cognoissance de toutes les causes dont les effects luy sont cogneus : &que sans se donner du relasche il va montant de l’une à l’autre, jusques à ce qu’il soit parvenu à la derniere : ce qui ne peut estre, comme je t’ay dit autresfois, que quand nostre entendement particulier sera conjoint au premier &universel entendement, qui est Dieu. Ce que Platon (qui pour ceste cause a esté justement appellé divin) a fort bien recogneu, &ce grand Genie aussi de la nature Aristote : car le premier en plusieurs lieux nie que nous puissions estre heureux qu’apres nostre mort, lors que destachez de ces liens terrestres nous retournerons libres en nostre nature. Ce qu’il preuve de ceste sorte.


 Le repos de l’esprit est tellement necessaire à la felicité, &si fort conjoint avec elle, qu’il est impossible qu’elle soit sans luy : mais ce repos ne peut estre sans la parfaite cognoissance des causes, d’autant que le naturel desir qui est en nostre ame nous va sans cesse travaillant, jusques à ce qu’il soit entierement satisfait. |p. 390| Cependant que l’ame est dans ceste prison obscure (c’est ainsi qu’il nomme le corps) elle ne peut avoir que quelque blafarde lumiere, qui à force outrepasse à travers les fenestres fermées. Mais lors (dit-il) que le Charton ramenera les chevaux à la mangeoire, il leur abatra l’Ambroisie : &de plus leur donnera le Nectar à boire.


 Et Aristote, apres avoir tantost mis ce souverain bien en l’action de la vertu, &tantost en la volupté de la contemplation, si a il en fin dit que la felicité estant quelque chose de tres-grand &de tres-bon de soy, il n’estoit pas possible de trouver ces conditions en la nature des choses : estant aisé à recognoistre qu’il n’en y a une seule qui soit desirée pour soy, ou qui soit bonne de soy. Mais, Agathon, ces deux excellens &admirables esprits se sont bien autant eslevez qu’il estoit possible avec les aisles de la nature, si ne sont ils toutesfois encor parvenus à ce poinct indivisible, auquel toutes les lignes qui tirent à ce centre, doivent aboutir. Ce que nous ne devons trouver estrange : car n’ayant pont plus de force de s’eslever que celle que la nature leur donnoit, ils n’ont peu outrepasser ceste |p. 391| nature, &ainsi arrestez dans ses limites, ils ont creu que le bien parfait de l’homme y estoit entierement enclos.


Mais, amy, ressouviens toy de ce qu’un Poëte Latin a dit de ce grand personnage, lors qu’estant mort &porté dans les cieux il jetta sa veuë sur ces choses mortelles.


 Dés qu’il s’y fut remply d’une lumiere pure,
Et qu’il vit les flambeaux qui vaguent par les cieux,
Et ceux qui pres du Pole ont tousjours mesmes lieux.
Il cogneut bien de là sous quelle nuict obscure
Nos jours se vont cachant. Et se mocquoit alors
Des vaines passions qu’avoit jadis son corps.


 Car lors que nous avons esté esclairez de semblable lumiere, crois moy, Agathon, que nous nous mocquerons de mesme des vaines opinions que nous aurons euës de la perfection des choses mortelles : &cognoistrons que n’ayans point esté faits pour demeurer tousjours parmy elles, mais pour un bien plus grand &plus parfait, que ny la jouyssance, ny |p. 392| la cognoissance des choses naturelles ne sont point ceste supreme felicite que nous recherchons si curieusement.



 Que Dieu communique sa bonté à toutes les choses creées, selon la perfection de leur nature.
Que l’entendement est une partie de l’ame, &que la felicité est le retour de chaque chose à son principe.

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EPISTRE IIII.




 Il est vray, Agathon, que je n’ay satisfait qu’à une partie de ta demande. Mais tu n’as point d’occasion de te plaindre, puisque je n’ay point encore retiré la main de la bourse, ny serré les cordons. Le creancier ne se plaint pas de celuy qui luy doit s’il ne dilaye son payement qu’autant de temps qu’il luy en faut, pour compter son argent. Tant s’en faut, c’est la coustume quand on en reçoit, de donner le loisir de le peser, &bien considerer s’il est de bon ou de faux aloy. J’en ay fait de mesme à ce coup, afin que tu peusses bien peser &considerer |p. 393| mes raisons, en dessein de continuër aussi tost que je verrois que ce premier payement t’auroit esté agreable. Or puisque je voy que tu en es content, reçois en le parachevement en la monnoye que les Cabalistes m’ont donnée.


 Par dessus la sublimité de tout estre (disent ils) s’esleve celuy qui Est : de ses mains pend une chaine, qui descend jusques aux infimes parties de l’Univers. A ceste chaine pendent toutes les choses qui ont estre, les unes attachées aux premiers chainons, les autres attouchant à celles cy, vont ainsi s’entr’accrochant jusques au centre. Et comme le fer touché de l’aimant, en reçoit une certaine vertu, par laquelle il peut attirer un autre fer, &luy donner la mesme force, qu’il peut aussi communiquer à un autre, estans tous attirez au mesme aymant par ceste vertu. De mesme la vertu, participée de celuy qui est par l’attouchement du premier chainon, se communique à tous les autres qui sont entr’accrochez l’un sous l’autre : &par la mesme vertu les soustient &attire à soy.


 Que devons nous entendre, Agathon, par ce discours ? Que Dieu qui est seul, ce- |p. 294| luy qui Est (car tous les autres Estres ne sont point purement Estres, n’estans pas par eux mesmes, mais dépendans d’un autre) communique son Estre à toutes choses, mais de telle façon que plus leur nature s’approche de luy, &plus aussi en participent elles. Et d’autant que toutes les choses qui ont Estre sont par leur Estre bonnes, parce que tout Estre est bon, celles qui auront un Estre plus parfaict &meilleur seront aussi plus parfaites &meilleures : &par ainsi l’estre supreme sera le supreme Bon, &le supreme Bon estant la pretention &la fin de toutes choses, ainsi que nous enseigne Aristote quand il dit, Le supreme Bien c’est ce que toutes choses desirent. Et Aphrodisæus Le desir universel de toutes choses c’est de parvenir à sa fin. Il s’ensuivra que ce supreme Bon qui est sur la sublimité de tous Bons, attirant à leur fin avec la chaine d’or d’Homere tous les autres bons. Et par la mesme chaine leur communiquant à tous sa Bonté, comme ceste participation est celle qui les rend bons selon leur nature que de mesme la perfection, le desir &la fin de ces Estres seront le retour &union à ce premier Estre qui est la source de la Bonté.

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 Mais tu desires, peut-estre, de sçavoir que signifie ces chainons par leur entre-suitte. C’est, Agathon, l’ordre des choses, ou plustost des causes &des effects. Et parce que cela sert à l’esclaircissement de ce que tu m’as demandé, je te le vay declarer un peu plus au long.


 C’est sans doute que la substance est le fondement de tout accident : &que par un certain ordre de la nature la Substance le doit devancer. Que si ceste Substance est avant l’Accident, il faut advouer qu’elle peut demeurer en quelque lieu sans Accident, j’entens principalement corporel, &qui estant adjousté à la nature de la Substance, apporte plustost defaut que perfection. Et pouvant subsister en cet estat, elle sera d’autant plus vraye par sa pureté, qu’elle sera plus puissante par sa simplicité, &par l’unité d’une nature inseparable. Or le premier grade de la Substance incorporelle, c’est une certaine vie qui est au corps, ayant une merveilleuse force de penetrer, d’unir, &de mouvoir. Et tout ainsi que par-dessous ceste conjonction du corps &de la vie, il y a des corps qui peuvent demeurer sans vie, comme les pierres &les metaux : de mesme, &à plus forte raison, y doit-il avoir des vies, qui sans nulle ayde ny meslange du corps peuvent subsister en elles.


 Et comme il y a plusieurs sortes de vies jointes au corps, qui vont selon leurs grades &preéminences, l’une se haussant par-dessus l’autre, &la plus haute comprenant les facultez de celles qui luy sont au dessous. De mesme y doit-il avoir plusieurs grades de vies sans corps, dont les plus hautes comprennent les facultez des plus basses. Et c’est pourquoy l’estre infime de la composition des choses, c’est le mixte, qui est compris sous le vegetatif, &ces deux sous le sensitif, &ces trois sous l’ame raisonnable joincte au corps.


 Or considerant ceste ame raisonnable d’un autre sens, c’est à sçavoir separée de toute matiere, nous la diviserons (quoy qu’indivisible) en la puissance qui raisonne, &en celle qui entend. Par la premiere, avec un certain mouvement naturel elle passe d’un à l’autre : &par la seconde elle comprend. Mais par-dessus elle il faut qu’il y ait un entendement qui n’a longisse point son action, ny par le temps, ny par le discours, &qui soit clair de tous |p. 397| costez, comprenant les perfections de l’ame, &c’est l’Ange. Et voicy la difference que nous y mettons.


 L’ame par sa forme est raisonnable, &par sa participation intellectuelle : l’Ange est intellectuel par sa forme. Or ce qui est formé dépendant d’un autre, il faut advouër qu’il y a par-dessus ceste intelligence, qui est intelligence, par sa forme, un premier entendement par son estre, &par sa cause, &c’est Dieu. Et pour te faire mieux entendre l’entrelasseure de ces chainons, d’autant que je m’asseure que tu ne doute point de ceux qui tombent sous les sens, parlons seulement des substances incorporelles.


 Je t’ay desja dit que l’entendement estoit une partie de nostre ame. Si elle estoit aussi toute entendement, elle seroit entierement claire, &n’auroit point besoing du discours pour l’esclaircir. De sorte que nous pouvons dire que ce que l’œil est au corps, cela mesme est l’entendement à l’ame. Car comme le corps avec l’œil, l’ame aussi void avec l’entendement : &ce que la lumiere du Soleil est à l’œil, cela mesme est la lumiere de la verité à l’entendement : d’autant que l’œil |p. 398| void par la lumiere du Soleil, &l’entendement par celle de la verité. Et comme la lumiere est chose differente de l’œil, aussi la verité differe de l’entendement. Et parce que ton œil n’est pas tout ton corps, mais en est une partie seulement, il ne peut voire tout à la fois, ny tout ce qui est en ton corps, ny tout ce qui est autour de ton corps. De mesme ton entendement n’estant qu’une partie de ton ame, il ne peut voir à la fois toute ton ame, ny tout ce qui luy est à l’entour : mais faut qu’avec intervalle de temps elle regarde les images de sa fantaisie, les compose ensemble, &puis par discours les comprenne. Que s’il advenoit que ton corps se changeast tout en un œil, alors cet œil tout à coup &de tous costez verroit tout ce qui luy seroit à l’entour. Aussi si toute ton ame devenoit un entendement, elle entendroit toutes choses tout à la fois : &sans que par discours ne decours de temps elle en apprist tantost l’une &tantost l’autre. Et l’Ange est tel. Et toutesfois non plus que l’œil n’est pas la lumiere, cet Entendement aussi ne seroit pas encor la mesme chose que la verité, qui est Dieu : par la lumiere duquel seul, l’Entende- |p. 399| ment peut voir comme l’œil par celle du soleil.


 Or, Agathon, commençons à considerer ces chaisnons. Voila celuy qui Est qui s’esleve par dessus la sublimité de tout Estre qui pourrons nous penser qu’il soit si nous ne disons qu’il est la verité, puisque luy mesme s’est ainsi nommé ? Le premier chaisnon qu’il tient c’est l’Entendement Angelique qui est Intelligence par sa forme, auquel la vertu de cet aymant universel est communiquée la premiere. Mais pourquoy disons nous qu’il pend de la main de ce souverain Estre ? Pour faire entendre qu’il est son ouvrage : car autrement la perfection de ceste Intelligence est si grande, que si ce n’estoit ceste dependance, &quelle se voit soustenuë &maintenuë par ce Createur &conservateur universel, on pourroit entrer en doute, si elle depend de quelqu’autre, ou si de soy mesme elle se soustient. Et pource c’est avec beaucoup de raison que ces Cabalistes ont dit que ce premier chainon pendoit de sa main, d’autant que la main, comme dit Aristote, estant l’instrument des instrumens, rien ne sçauroit mieux nous faire entendre que l’Intelligence |p. 400| est ouvrage de ce souverain Createur, que de le luy faire sortir de la main. Le second chainon qui s’attache à l’Ange c’est l’ame raisonnable par sa forme, mais intellectuelle par la participation qu’elle a de la vertu de l’aymant par l’Ange. Que si nous descendons plus bas, nous verrons que l’infime substance spirituelle conjointe avec le corps, se change en vie qui sent &qui se meut, &puis en fin en celle qui vegete : &que toutes ces vies qui sont les formes des composez ne sont que des chainons attachez l’un dans l’autre, &tous attirez à une mesme fin, mais toutefois diversement : car les uns le sont immediatement, &les autres par des milieux &causes secondes, à celuy qui est par-dessus tous les Estres, &avec sa participation selon leur nature.


 Ceux qui ont esté curieux de voir l’anatomie des corps, ont remarqué qu’il y a un certain nerf en l’homme aupres de la Nucque, de telle sorte principe du mouvement de tous les autres nerfs, que celuy qui le tire fait mouvoir en mesme temps de telle façon tous les membres de l’Animal, que chacun se remuë selon son propre mouvement. Puis que l’homme |p. 401| est l’abregé de l’Univers, que dirons nous que ce nerf puisse mieux representer entre toutes les choses que ceste chaine dont nous parlons, de laquelle tous les membres particuliers du monde sont meuz selon leur nature ? Aussi Dieu qui a tout faict à cause de soy seulement (car s’il agissoit pour autre fin, son action ne seroit pas action de Dieu) &de plus estant le supreme Bon, il dispose de telle sorte tout au Bon, que tout reçoit &prend de sa bonté selon qu’il en est capable, &ceste disposition &attrait, force tellement l’ame au Bon, que comme dit Platon, Elle ne sçauroit ne le point vouloir. Pour conclure donc ce discours, nous dirons que comme tout le bien que les Creatures ont, vient par la participation qu’elles ont selon leur nature de ce supreme Bien : de mesme pour leur perfection il faut qu’elles y retournent. Ce qu’Orphée nous a voulu enseigner quand en parlant de Jupiter il a dit.


Pere de tout, commencement &fin


 Et Platon aussi dans le livre des loix, où il dit, Dieu contient les commencements, les milieux, &les fins de toutes choses. Et par là nous voyons que veritablement la felicité c’est |p. 402| le retour de chaque chose à son principe. Aussi si ceste souveraine felicité (comme disoient les Anciens) Doit estre un bien suffisant de soy, quel peut-il estre si ce n’est ceste supreme Bonté, qui n’est pas seulement le Bon, mais le Bon de tous les Bons ? Car lors que nous disons quelque chose estre telle, c’est parce qu’elle rapporte quelque ressemblance à sa similitude. Et de faict quand nous disons qu’une muraille est blanche, si on nous en demandoit la raison, nous respondrions que c’est d’autant qu’elle a quelque similitude à ceste essence, qui est dite blancheur. Aussi quand nous disons quelque chose bonne, il faut par necessité que ce soit pour la similitude qu’elle a à la Bonté. Or Dieu estant ceste Bonté, il s’ensuit que comme le pourtraict se dit du visage, de mesme tous les Bons se diront de Dieu, &que tous les autres Bons ne seront point Bons, qu’entant qu’ils auront quelque ressemblance de luy. Et que Dieu seul, qui est l’Essence de la Bonté, sera le Bon de tous les Bons : &estant tel, comment ne sera-il point suffisant de soy-mesme ?


 Que s’il faut que ce bien soit ferme &stable, qui le peut estre davantage que ce centre de toutes choses &que ceste |p. 403| immobile Unité, qui est Dieu ? S’il faut qu’il ne soit desiré que pour soy, comment est ce que le Bon peut estre desiré pour autre chose que pour le Bon, puisque, comme disent les plus sçavans, le desir ne se peut plier qu’au Bon ? Et si outre ce bien on ne peut rien desirer davantage, comment peut monter le desir par dessus ce qui contient toutes choses ?


 Il n’y a donc point de doute que c’est en ce Principe universel que la Felicité universelle de toutes les choses est posée, &que pour estre en repos il faut qu’elles y retournent toutes. Mais, Agathon, il me semble que je t’oy desja murmurer, &dire que si Dieu est le Principe de tout, &que ce tout doive retourner à son Principe pour estre heureux, que la Felicité de toutes les choses qui sont en l’Univers sera donc égale, &que les Brutes seront aussi heureuses que les hommes, voire que les Anges. Escoute quelle difference il y a.


 Dieu, sans doute, à crée toutes les choses, mais diversement, &ainsi il est diversement leur Fin, car les unes procedent de luy immediatement, &les autres mediatement (si tu me permets d’user de ce mot) C’est à dire que des unes il est la cause seule &premiere, par laquelle elles sont faites : Et des autres il est bien aussi la cause, mais il les fait par des causes secondes. Or les incorporelles reçoivent immediatement leur origine de luy, &les corporelles de luy aussi, mais par une cause seconde. Celles qui procedent de luy par une cause seconde, retournent à ces causes secondes pour estre en leur repos, &s’arrestent en leur Alhansor (comme disent les Arabes :) Mais les autres ne parachevent leur mouvement qu’elles ne soient retournées en Dieu. Et c’est pourquoy tout ainsi qu’il y a un corps supreme, qui comprend &meut tous les autres corps du monde comme les membres, qu’aussi y a il un supreme Esprit qui comprend &embrasse tous les Esprits, &qui par eux vivifie &meut tous les autres corps.



 Que l’ame raisonnable n’est point engendrée de l’homme. Et quelle opinion ont eu les Anciens du retour qu’elle faisoit à son principe.

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EPISTRE V.




 Tu ne te trompes point, Agathon, lors que tu conclus ainsi. Puis que le commencement, la fin &la felicité de l’homme ne sont qu’une mesme chose, c’est sans doute qu’ayant la cognoissance de l’un, l’on a celle de tous les trois : &que pour ne s’aller embroüillant d’un long discours &d’une épineuse recherche, il doit suffire d’en trouver l’un. Mais parce que la cognoissance de la felicité est fort difficile a cause des diverses opinions, &dissemblables volontez des hommes, &que la fin semble estre quelque chose de l’avenir, &que des futures la science est fort incertaine, il te semble que la plus facile recherche est celle du principe, d’autant que par les effets nous venons assez aisément à la cognoissance des causes. Et parce que l’ame est la meilleure &principale partie de l’homme, comme celle qui luy donnant la forme, par consequent luy donne l’Estre, tu vas recherchant d’où ceste ame tire son origine.

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 Jusques icy tu as raison, Agathon : car la felicité estant un supréme bien, il faut qu’elle soit posée en la supréme partie de la chose qui est renduë heureuse. Or l’ame (comme tu dis) est la principale de l’homme. Pour en avoir donc la cognoissance, il faut rechercher celle du principe de ceste ame : Mais lors qu’avec tant de subtilité tu dispute sur ce sujet, je sçay asseurément que tu parles contre ta mesme opinion : &que c’est seulement pour me donner occasion de discourir avec toy. Et je la veux bien puis que la continuation t’en plaist. Mais pour te satisfaire il faut que je rappote icy premierement quelles sont tes opinions.


 Tu dis donc que ceste ame ne procede pas de Dieu immediatement, mais d’une cause seconde, qui doit estre le Pere, ou l’intelligence. Et que ce soit le Pere, tu t’efforces de le prouver ainsi. Si les autres animaux esveillent bien de la puissance de la matiere les formes aux animaux qui naissent d’eux, pourquoy seroit l’homme de plus imparfaite condition ? Que si l’ame est propre &naturel acte du corps (autrement des deux, il ne se feroit pas un composé) il faut qu’en la matiere il y ait |p. 407| une puissance naturelle passive qui soit propre à recevoir ceste ame. Mais à chaque puissance naturelle passive doit respondre quelque autre puissance naturelle active : ou bien il s’ensuivroit qu’imprudemment la nature auroit fait quelque chose d’inutile, ou en quoy ses correspondances ne seroient pas bien observées, ce qu’il n’y a pas apparence qui soit avenu en nulle de ses œuvres, estant conduite par la Sapience éternelle : mais moins encores en l’homme, qui est son chef-d’œuvre. Et par ainsi il faut avoüer qu’il y a quelque Agent naturel qui engendre l’ame raisonnable, qui ne peut estre que le Pere. Aussi puis que chacun selon son espece s’engendre un semblable, si l’homme n’engendre point l’ame, estant la forme de l’homme : &la forme donnant l’Estre à la chose formée, s’ensuivroit que l’homme n’engendre point l’homme.


 Voila tes raisons, par lesquelles tu tasches de prouver que le Pere engendre l’ame de son fils. Et voicy celles desquelles tu te sers pour montrer que si ce n’est le Pere, ce sont les Anges &superieures Intelligences.

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 Aristote dit, Ce qui est parfaict engendre son semblable. Les puissances immaterielles sont beaucoup plus parfaictes que les materielles. Que si celles cy selon leur espece produisent leurs semblables, à plus forte raison les Anges pourront produire quelques substances incorporelles de nature inferieure, qui sera l’ame. De plus l’ordre est beaucoup plus parfait és choses spirituelles qu’és corporelles. Que si nous voyons que les corps inferieurs se font par la puissance des superieurs, pourquoy ne dirons nous pas que les Esprits inferieurs, qui sont les ames, sont faicts par les Esprits superieurs, qui sont les Intelligences ? Que si toutesfois on veut dire que veritablement l’ame est créée de Dieu, il ne faut pas penser que ce soit autrement, que par une des Intelligences, ainsi que par un instrument propre à executer toutes ses volontez. Et cela suivant ceste proposition si fameuse d’Aristote, D’un Agent entant qu’il est un, ne peut immediatement provenir qu’un. Car de Dieu, qui n’est qu’un, ne peut sinon par des causes secondes provenir ceste quantité presque infinie des ames. Que s’il est ainsi, puisque toute chose pour parvenir à son repos doit re- |p. 409| tourner, non pas à sa premiere cause, mais à sa plus proche, ainsi que je t’ay escrit : il s’ensuit que l’ame doit faire son retour non point à Dieu qui est la cause premiere &universelle, mais à son Intelligence qui est sa cause plus proche.


 Tu vas de ceste sorte exerçant la vivacité de ton esprit en fortifiant de semblables raisons ce que tu ne crois pas, mais que tu me proposes pour me donner sujet de t’escrire. Et je le reçoy d’autant plus volontiers que je recognoy que le discours n’en peut estre inutile, puisque outre que c’est une douce &honorable invention pour desraciner les soucis &solicitudes, dont la vie des hommes n’est que trop fertile, Encor est-ce un grand acheminement à la felicité, que la recherche de la verité : car la Verité &la Bonté estant une mesme chose, &n’y ayant point de doute que la Bonté ne soit ce qui peut contenter, puisque elle est le seul object de la volonté, il s’ensuit que quand nous aurons cogneu la Verité, puisque l’ame possede ce qu’elle cognoit, nous possederons aussi ceste felicité que toute chose desire.


 Pour respondre donc à ce que tu m’as |p. 410| escrit, je te diray, Agathon, que tu n’es pas le premier qui as mis ceste question en avant : plusieurs des Anciens avant que toy l’ont debattuë longuement. Et à fin que je te puisse satisfaire plus aysément, permets que je joigne tes demandes avec les objections de ceux qui en ont disputé.


 Tous les anciens Philosophes, &mesme les Arabes lors qu’ils ont parlé de leur MAHAD se sont divisez en quatre sectes. Les premiers ont nié tout a faict le retour de l’ame &du corps à nul principe : les deuxiesmes ont dit que le corps seul devoit faire ce retour : les autres que c’estoit l’ame seule : &les derniers, que c’estoit &l’ame &le corps.


 Pour ce coup je te parleray seulement des deux premieres opinions, &remettray les autres à demain : car si je voulois par cette lettre discourir sur toutes, nous ou trepasserions les limites de ceste sorte d’écrire, &ferions un livre au lieu d’une lettre.


 Pour commencer donc je te diray, Agathon, que les premiers qui nierent le retour de l’ame &du corps ne prirent pas garde, que paisiblement &sans y penser ils l’approuvoient. Car pour dire que l’a- |p. 411| me estoit mortelle, ils estoient contraints de supposer qu’elle estoit faicte, &non pas creée ; c’est à dire qu’elle avoit esté prise de quelque matiere aussi bien que le corps. Que si cela estoit, quoy qu’ils sçeussent imaginer, puis qu’elle avoit eu Estre, elle ne pouvoit plus aller au non Estre. Car la premiere matiere estant par la bonté du souverain Createur tousjours permanente &sans estre sujette de retourner au neant, &toute chose corporelle estant prise de ceste matiere, il s’ensuit que comme la partie est de la mesme essence que le tout, celle de mesme dont le corps &l’ame sont faicts, selon leur opinion, ne peut estre perissable : &ainsi ils peuvent bien changer &perdre les accidents &la forme, mais non pas l’Estre materiel, auquel apres la separation de la forme chaque chose materielle reviendroit, si elle ne recevoit point une nouvelle forme.


 Les seconds qui maintenoient que le corps seul faisoit ce MAHAD ou retour à son Principe, furent ceux qui prirent garde aux absurditez des premiers : &qui pour les eviter dirent que l’ame n’estoit que la vie, &ceste vie la compo- |p. 412| sition &union seulement des quatre Elements &de leurs quatre qualitez, &qui venant à se separer, laissoyent perdre ceste vie ; &comparoient l’ame à l’harmonie, &qu’elle sortoit du juste accord de ces quatre qualitez. Et tout ainsi (disoit-il) que tant que les voix sont ensemble bien unies, l’harmonie continuë : de mesme la vie, tant que ces qualitez sont bien accordantes &bien proportionnées. Et tout ainsi qu’au contraire l’harmonie n’est pas bonne lors que quelqu’une des voix desaccorde, de mesme est il de la vie quand l’une ou plusieurs de ces qualitez surmontent ou defaillent. Et de la procedent les maladies de l’ame &du corps. Voulant par là conclure, que comme l’harmonie se perdoit lors que les voix cessoient, de mesme la vie s’en alloit en rien lors que ces quatre qualitez prenoient fin de sorte qu’il ne restoit que le corps, qui seul retournoit en sa premiere matiere qu’ils nommoient ALHANSOR : ou bien vestissant une autre forme devenoit par ce changement quelque autre chose ne faisant en cela l’ame raisonnable beaucoup differente de la sensitive des Brutes. Et pour montrer qu’elle estoit mortelle, usoient presque des mesmes inductions que toy, lors que tu as voulu prouver que le Pere engendroit l’ame du fils. Et de plus tenoient selon le Philosophe Arabe, le corps estre animal ; &l’homme, c’est à dire le composé de l’ame &du corps, n’estre homme que par la vie qui estoit l’ame.


 Mais, Agathon, de ceste seconde opinion, assavoir que le corps seul faisoit son retour à son Principe, il y en a eu qui ont bien esté entre eux differents : car les uns (comme je t’ay dit) ont tenu l’ame mortelle &procedant de la matiere : quelques autres au contraire l’ont tenuë immortelle &incorporelle, &toutefois ils ne luy donnoient point de dernier retour. Pythagoras a esté le chef d’une de ces sectes, &Averroës de l’autre : car tous deux ne voulant point avoüer l’ame de l’homme mortelle, l’un a dit que le corps à la separation de l’ame &du corps retournoit en sa premiere matiere : mais que l’ame immortelle passoit d’un corps en l’autre, voire mesme en ceux des Brutes, selon les vices ausquels elle avoit esté adonnée. Et ainsi par un continuel &perpetuel changement sortant d’un corps elle r’entroit en un autre : &c’est là l’opinion de Pythagoras.

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 Mais Averroës considerant peut estre que si l’ame qui est la forme de l’homme venoit à vestir le corps d’une Brute, elle rendroit ceste Brute un homme, puisque la forme donne l’estre : ou bien si elle estoit la forme de la Brute, ell’deviendroit ce qu’ell’ n’estoit pas, &ainsi ne seroit plus l’ame qu’elle souloit estre : ou si ensemble elle estoit la forme de l’homme &de la Brute, elle seroit differente à soy mesme, puisque sans doute ces deux formes le sont entre-elles. D’autre costé aussi cognoissant fort bien l’immortalité de l’ame, il ne peut suivre ny l’opinion de Pythagoras, ny celle des autres, mais pensa qu’il n’y avoit qu’une seule ame raisonnable, qui assistoit à tous les hommes : tout ainsi que tous les corps n’ont qu’une matiere premiere dont ils procedent. Mais d’autant que ceste matiere est divisible, &que l’ame ne l’est pas, il disoit que les corps ont en eux une partie de cette matiere, dont ils sont produits, &que de cette ame universelle il n’en sort que des Puissances, qui s’espanchant en tous les hommes leur influent la vertu raisonnable. Et comme les rayons du Soleil esclairent les corps diaphanes plus ou moins selon qu’ils en sont capables : de |p. 415| mesmes ces puissances agissent és hommes selon qu’ils sont disposez : &ceste ame universelle estoit selon son opinion, l’infime de toutes les Essences Spirituelles, &assistoit seule à ce globe inferieur ainsi qu’à chaque ciel assiste une intelligence seule.


 Par ainsi tu vois que ceux qui ont tenu cête seconde opinion se sont divisez en trois sectes : les premiers faisans l’ame mortelle, les seconds s’imaginans une Metempsycose ou changement d’un corps en l’autre : &les derniers nous privant particulierement tous d’ame raisonnable, &n’en laissant qu’une seule pour tous. Contre les premiers l’immortalité en a tant esté prouvée que ce seroit travailler bien vainement que d’en rapporter icy des nouvelles demonstrations. Outre que le Genie de Platon en a tant revelé à ce grand Marsile Ficin, que personne qui aura leu ce qu’il en a si doctement &subtilement escrit, ne sçauroit entrer en doute. Toutefois pour te satisfaire je veux bien respondre à ces objections dont tu veux prouver que l’ame sort de la puissance de la matiere : afin que tu ne te plaignes point de moy, &ne m’accuses de non- |p. 416| chalance en ce qui te concerne. Mais avant que de venir à tes raisons, voyons quelles seroient les absurditez qui en procederoient.


 Si le Pere ou la nature faisoient l’ame, puisque il n’y a que le corps qui contribuë quelque chose à la generation de la part du Pere, &que la Nature n’agit que sur une matiere ; il s’ensuivroit que l’ame seroit materielle. Mais, comme Avicenne a tres-bien remarqué dans ses Aphorismes, nostre Ame n’entend point son Essence ny autre, que d’autant qu’elle est dénuée de toute matiere : parce que tout ce qui entend quelque chose ne peut estre materiel. Et c’est pour ceste raison que les ames des Brutes ne peuvent entendre ce qu’elles sont : &que toute leur lumiere ne provient que de la puissance estimative qui en elles est ce que l’Entendement est en nous. Mais puisque par experience nous voyons que chacun de nous se cognoit, il faut avoüer que nostre ame est immaterielle. Que si nulle vertu active ne peut agir par dessus son genre, qui pourra penser que le corps engendre l’ame, puisque elle est spirituelle &qu’elle surpasse tout genre de nature corporelle ? |p. 417| Que si le corps par sa generation estoit cause que l’ame fust, il s’ensuivroit que la dissolution du mesme corps seroit aussi cause de la dissolution de l’ame : ce que nous sçavons bien n’estre pas, puis qu’elle est immortelle.


 Et quant à ces oppositions que tu fais, la response en est aisée : car à ceste puissance passive naturelle, de laquelle tu parles, &qui est propre à recevoir l’ame intellectuelle, il y a en une active naturelle qui luy respond : &qui attouche à sa liaison &union avec la matiere. Et sçache que cette puissance active suffit, quand la forme surpasse la force de toute Nature : &que par une loy establie en elle, c’est l’Autheur de la Nature qui s’est reservé la puissance de la produire.


 Tu diras peut estre que je suis obscur, si je ne m’éclaircis davantage. Je veux donc dire, Agathon, que le corps humain estant organisé de la sorte qu’il est par la vertu de la generation du Pere, il ne peut estre tel sans avoir une ame raisonnable. Et par ainsi ceste puissance qui dispose de ceste sorte la Matiere, se peut en quelque façon dire active, puis qu’encores qu’elle ne face pas l’ame, elle rend |p. 418| toutefois le corps tel, que suivant les loix que Dieu a prescrites à la Nature, il faut necessairement que l’ame y vienne.


 Et toutefois cela n’empesche pas que l’homme ne se dise engendrer l’homme : car la generation ne consiste pas en la production du tout, parce qu’estant une vraye action, &les conditions de la vraye action n’estant pas de faire le tout, il n’est pas necessaire qu’elle consiste en celle par laquelle le tout est fait. Outre que la production de la forme n’appartient pas mesme à la raison formelle &essentielle de la generation : car si quelqu’un pouvoit assembler à la matiere une forme desja faite par quelqu’autre, sans doute on diroit qu’il auroit engendré ce corps. Et de fait, ne dit on que le Masson a blanchy la muraille, encor qu’il n’ait produit la blancheur, mais jointe seulement avec la chaux sur la muraille ?


 Et quant à ceux qui ont tenu que l’ame changeoit d’un corps en l’autre, que les Arabes ont nommé ALTHENASACH, ils ont esté trompez, premierement par l’authorité de Pythagoras, qui a esté l’un des plus grands personnages de son temps : &puis pour ne pouvoir comprendre quel |p. 419| estoit l’estat de l’ame separée de toute matiere. Car leur semblant que n’ayant plus d’instrumens corporels pour agir, elle demeureroit inutile &comme contre Nature, ils estimoient qu’il estoit impossible : voire mesme il y en avoit qui maintenoient, que si elle ne rentroit en un autre corps, elle ne pouvoit point estre du tout. Car l’ame (disoient-ils) est incorporelle : &ce qui est tel, ne peut estre mesuré par le lieu, qui est une quantité : ny nous ne sçaurions en assigner un qui luy corresponde en tant qu’incorporelle. Que s’il n’y a point de lieu pour elle, comment peut elle donc subsister ? Et les autres qui la vouloient dire inutile, se servoient de l’autorité d’Aristote, qui au troisiesme de l’Ame dit, nous ne nous ressouvenons de rien apres la mort : parce que l’Entendement, passif est corrompu, sans lequel l’ame n’entend rien. Que si elle n’a autre mouvement estant separée du corps, que celuy de l’Intelligence, elle demeurera immobile &sans action. Et d’autant qu’en la nature il n’y a rien d’inutile, il faut, ou qu’elle ne soit plus, ou que pour agir elle rentre en un autre corps.


 Ce fut ceste mesme consideration qui |p. 420| contraignit Ebencora grand Philosophe Arabe, ne voulant point avoüer L’ALTHENASACH, dans le corps des brutes ou des hommes, de dire que l’ame apres la separation du corps en revestissoit un autre subtil, &beaucoup plus conforme à son Essence, dans lequel elle demeuroit longuement, &puis en prenoit encor un autre qui l’estoit davantage : &alloit ainsi changeant, jusques à ce qu’elle en trouvoit un qui estoit presque comme spirituel, avec lequel elle agissoit fort librement, s’y estant peu à peu accoustumée.


 Poussé de ceste mesme raison Porphyre &plusieurs autres ont mieux aymé dire les Anges estre corporels : voire mesme Dieu, selon leur opinion n’est pas exempt de corps.


 Mais qui aura leu attentivement Bengemar l’un des principaux entre les Arabes, qui ont tenu l’opinion D’ALTHENASACH, cognoistra bien l’intention de Pythagoras en sa Metempsycose : car il est tout certain que ce sage mondain a eu plus d’esgard en cela au reglement des mœurs, qu’à la recherche de la verité. Aussi estant en un siecle fort dépravé, & |p. 421| où la vertu sembloit estre assez mesprisée, il voulut pour retirer les hommes du vice leur mettre cette crainte, qu’ils seroient apres leur mort les mesmes animaux desraisonnables, qu’ils auroient imité durant leur vie : jugeant qu’il estoit plus supportable pour la republique, qu’ils fussent ignorans, que vitieux. Et voicy les mesmes paroles de Bengemar. Les mœurs depravées demeurent aux ames apres la separation du corps : car leur existence au corps n’estant ny par meslange, ny par impression en la matiere, mais par la seule trace que les puissances corporelles leur impriment, &la necessité de ses operations qui n’y peuvent estre faites sans elle, ces mesmes traces demeurent en l’ame apres la separation : &la disposition de l’ame estant alors telle qu’elle estoit quand elle demeuroit au corps, on peut dire qu’elle est encores en un corps : &parce que ce n’est pas toutefois le mesme qu’elle vient de despoüiller, il faut croire qu’elle rentre en un autre. Et d’autant que ces mauvaises impressions luy aviennent principalement par l’Appetit convoiteux &par le Colere, &que tous deux sont les propres des animaux irraisonnables, avec raison on peut dire, que ces ames, qui les ont receuës, &retenuës, rentrent dans les corps des Brutes desquelles elles ont eu les vices.

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 C’est ainsi que cet Arabe explique l’opinion de Pythagoras, &qu’il semble que les Poëtes, qui ont esté les vrais Philosophes anciens nous ont voulu enseigner par les transformations de Circé. Car Ulysse qui en ce lieu est figuré pour la puissance intellectuelle, qui est en l’ame, ne püst estre changé, &n’y eut que ses compagnons, qui signifioient les appetits Colere &Convoiteux, &ces puissances naturelles du croistre &ces puissances naturelles du croistre &du nourrir. Et de fait ils furent tous changez ou en bestes, ou en plantes : &n’y en eut point qui prist le corps d’un autre homme.


 Mais toutes ces considerations ne satisfaisant point Averroës, pour les raisons que je t’ay cy dessus deduites brievement, &se fondant sur quelque mauvaise version, &pire intelligence encores qu’il avoit euë des paroles grecques d’Aristote, se persuada, que ce grand personnage avoit tenu, n’y avoir en ce globe inferieur qu’une ame, qui agissoit en tous les hommes. Et par ainsi que le corps seul faisoit son retour à son ALHANSOR, &que cette ame universelle perpetuellement attentive à la conduite de |p. 423| tous les hommes demeureroit à jamais en mesme estat.



 Qu’il n’y a point d’ame universelle raisonnable. Que la Creation est outre la force de la Nature. Que l’ame qui n’est dénuée de matiere ne peut entendre. Et comment separée elle peut agir &estre en quelque lieu.

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EPISTRE VI.




 Je mettois la main à la plume pour parachever le sujet que nous avions commencé quand j’ay receu ta lettre, par laquelle tu me fais le reproche qu’Aristote faisoit à ce grand legislateur de Hebrieux apres avoir leu les livres de la Creation du monde : c’est à sçavoir que ce grand personnage disoit beaucoup, mais qu’il ne prouvoit rien. Car tu te plains de ce que j’ay laissé plusieurs points sans prouver en ce que je t’escrivis hier. Et parce que ce n’est pas ta coustume d’estre satisfait d’une proposition avant que la preuve en soit faite, tu remarques quelques poincts principaux dont tu demandes la resolution.

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 Tu aurois raison, Agathon, si le dessein que nous avons estoit d’escrire à la façon des Philosophes naturels, qui sont obligez de ne rien proposer qu’ils ne preuvent. Mais la Philosophie Morale, qui ne doit pas estre traitée si exactement, ainsi que tesmoigne Aristote dans ses Ethiques, me dispense d’une si particuliere recherche : &me releve de ces démonstrations que tu demandes. Toutefois parce que depuis quelques jours ta curiosité m’a contraint de sortir bien souvent hors de ce genre d’escrire, je veux bien pour te satisfaire continuer autant que tu l’auras agreable. Voicy donc ce que tu me demandes pourquoy est ce (dis-tu) que l’ame qui n’est dénuée de matiere, ne peut point entendre son Essence ny celle des autres, puisque m’estant contenté de l’auctorité seulement d’Avicenne, je ne t’en ay point donné d’autre raison : non plus que quand j’ay dit, que la Creation de l’ame raisonnable est outre la force de la Nature. Au contraire il te semble, puisque l’ame est naturelle, &la composition aussi de l’homme, &que chacun l’appreuve ainsi, que c’est à la Nature à la faire. Tu de- |p. 425| mandes aussi, pourquoy je n’ay point prouvé contre Averroës, qu’il ny a point une ame universelle pour tous les hommes : ny comment contre l’opinion de ceux qui suivent L’ALTHENASACH, l’ame separée estant incorporelle peut estre en lieu, qui est quantité, &se mouvoir, &agir.


 Nous pouvons, ce me semble, reduire en quatre articles toutes tes demandes : la premiere, s’il n’y a qu’une ame universelle : la seconde, si la Creation de ceste ame est outre la force de la Nature : l’autre pourquoy il faut que l’ame soit despouïllée de toute matiere pour entendre, &la derniere comment ceste ame peut estre en un lieu, &agir separée du corps.


 Pour respondre à la premiere, considere, je te supplie, quelles absurditez ceste opinion traine apres soy : S’il n’y a qu’un Entendement universel qui agit en tous les hommes, tous les jours innombrables hommes considerent une mesme chose : &les uns trouvent la verité, &les autres demeurent en erreurs : comment est-il vray semblable qu’un mesme entendement sçache &ignore en mesme temps la mesme chose : ou que mille &mille |p. 426| fois il ait trouvé la verité, &autant de fois il soit retombé en la fausseté. Cela peut advenir aux hommes en qui les images de la Fantaisie se peuvent effacer : mais cela ne peut estre en ceste ame universelle, qui est semblable, selon l’opinion d’Averroës, aux autres Intelligences qui meuvent les Cieux, &qui n’errent jamais en l’administration de leur charge.


 Que si elle est telle, comment peut elle mescognoistre Dieu, puisque elle en a continuellement &la veuë, &la presence ? Et toutesfois combien de siecles se sont passez que les hommes sont demeurez en cet aveuglement : &la partie encores de la terre qui le recognoit, n’est-ce point la plus petite de toutes les cinq ? Outre cela comment fait elle commettre tant d’erreurs &d’execrables meschancetez à tant d’hommes, comme journellement nous voyons avenir ? Que si l’on nous dit que c’est le corps qui en est cause, nous respondrons, que la volonté est puissance de l’ame, &non pas du corps : &que c’est avec la volonté que les fautes se commettent : Et de telle sorte que les autres actions, où ceste volonté ne contribuë point, ne peuvent estre nommées meschancetez.

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 Que s’il n’est pas recevable de dire le froid &le chaud estre en mesme temps, en mesme suject, encor que ces deux qualitez viennent de deux differentes causes, à sçavoir du feu &de l’eau, ne le sera il encore moins de dire, qu’en mesme temps il y a deux contraires opinions en cet Entendement, encores qu’elles y soient mises par diverses causes ? Car tout ce qui se reçoit, se reçoit selon la disposition du suject, ainsi que les Philosophes nous enseignent.


 Or le sujet ne peut estre en mesme temps disposé par deux moyens ensemble contraires à recevoir simplement deux formes contraires. Mais lors que nous considerons, &toy &moy, les voluptez, je jugeray qu’elles sont hayssables, &je les mespriseray, &toy tu les jugeras au contraire aimables, &les estimeras. Que s’il n’y a en toy &en moy qu’une méme ame, comment en mesme temps peut elle juger bonne &mauvaise, aymer &hayr une mesme chose ? Si cela le pouvoit, ne diroit on pas avec raison qu’un mesme mouvement tend vers deux termes contraires : puisque un mesme entendement faict deux jugements, &qu’une mesme volonté a deux contraires elections ? |p. 428| Mais escoute encor ce que je te vay dire.


 Tous les hommes qui vivent desirent l’immortalité : il n’y en a point de tant ignorant, qui par science, ou par experience ne sçache bien que son corps est mortel : que si ne luy restant plus que l’ame par laquelle il puisse vivre, tu luy viens à cette heure asseurer qu’il n’en a point de particuliere pour luy, le voila hors d’esperance de l’Immortalité. Que si cela est, ne sera-il pas fasché de cette unité d’entendement, voire ne l’aura il pas en haine, comme la cause qui l’empesche d’obtenir ce qu’il desire ? Mais puisque la volonté, l’amour, &la haine ne peuvent estre qu’en l’ame, s’il n’y en a qu’une en tous comment peut-il estre qu’elle se vueille continuellement mal, &soit marrie d’estre ? Que si elle est comme les autres intelligences qui president aux Spheres celestes, elle doit estre contente &heureuse : mais est-ce estre heureuse &contente que d’avoir une perpetuelle haine contre soy mesme ? Il faut donc, Agathon, avouër de necessité, que puis que je veux, &que j’entens differemment de toy, &que l’un &l’autre nous cognois- |p. 429| sons bien que nostre volonté ny nostre intelligence n’est pas satisfaicte &accomplie, que nous ayons une ame chacun differente comme les individus d’une espece, qui soient les principes de ces differents mouvements : &la procreation de ces ames n’est pas sous la force de la nature (&c’est pour respondre à ta seconde demande) car le pouvoir de ceste nature n’est pas de créer, mais de faire seulement. Or faire, c’est de quelque matiere former un corps, &de la puissance le reduire en acte : &Créer, c’est de rien donner Estre &reduire en acte ce qui n’estoit point en puissance. Les ames ne peuvent estre faictes, autrement elles seroient divisibles : car si elles estoient tirées de quelque chose, telle chose seroit divisible : &d’autant que la partie est sous les mesmes conditions du tout, il faudroit que l’ame fust aussi bien divisible que la chose dont elle seroit une partie. Et par là nous disons qu’elle n’est point faicte, mais creée ; &qu’en son origine elle est surnaturelle, puisque la Nature ne peut parvenir à la Creation. Et toutesfois la naissance de l’homme &sa composition ne laisse pas d’estre naturelle : car si celuy |p. 430| se dit faire quelque chose (comme je t’escrivoy hier) qui joinct à la matiere la forme auparavant faicte par quelqu’autre, pourquoy ne dirons nous pas que l’homme a une naissance naturelle, puisque c’est la Nature qui joinct ceste forme avec le corps ? Car c’est elle qui le prepare &organise, de sorte qu’il ne peut estre tel selon les loix que Dieu a ordonnées sans avoir ceste forme dont nous parlons.


 Et par là tu vois que si les hommes seuls entre tous les animaux ne tirent point leur forme de la puissance de la matiere, cela ne procede pas de leur imperfection, mais de la dignité de leur ame, qui pour marque de sa grandeur, requiert une plus haute origine. Et l’une des meilleures raisons que nous avons pour prouver que ceste ame vient de pure creation, c’est la resolution de la troisiesme demande que tu m’as faicte : car ne pouvant rien entendre si elle n’est despoüillée de toute matiere, puisq ; asseurément nous sçavons qu’elle entend, nous pouvons asseurément dire qu’elle est immaterielle. Or tout ce qui n’est point pris de quelque matiere, il faut sans |p. 431| doute qu’il soit creé. Voyons donc pourquoy c’est que la matiere ne peut entendre.


 L’Entendement n’entend ny ne comprend nulle chose (comme pour exemple l’homme) qu’il n’acquiere une certaine forme universelle significative des hommes, que les Platoniciens, &mesme les Arabes appellent forme &espece intelligible : lors qu’elle luy est acquise, il juge incontinent quelle est la nature de l’homme : &dit qu’il est animal raisonnable. Ce jugement s’appelle le conçeu &la conception de l’Entendement, la raison &la definition de la chose qui se doit cognoistre, &bien souvent science. Or ceste forme intelligible &ceste conception de l’Entendement sera corporelle ou spirituelle : si elle est corporelle, puisque deux corps ne peuvent estre en mesme temps, en mesme lieu, il s’ensuit que l’ame, si elle est corporelle ne pourra estre en mesme temps, en mesme lieu avec elle.


 De plus, quand le corps reçoit quelque chose, il la reçoit d’une façon corporelle, c’est assavoir recueillant en ses parties ou en son tout les parties ou le |p. 432| tout de la chose, sans pouvoir recevoir rien de plus grand que soy-mesme. Si elle reçoit le tout de ceste intelligence en sa partie elle sera sçavante en une partie &ignorante en l’autre : si elle reçoit le tout en son tout, &ne pouvant comprendre rien de plus grand que soy, toutes les choses qui l’outrepasseroient en grandeur ne sçauroient estre comprises d’elle, comme la cire qui ne peut recevoir plus grand impression du cachet qu’elle est grande.


 Que si ceste cire avoit la vertu avec laquelle la grandeur de quelque chose peut estre jugée, elle la jugeroit à sa propre proportion. Aussi l’ame corporelle recevant par l’œil les images des corps, ne jugeroit nul corps plus grand que son œil, ou que son cerveau, ou pour le plus, qu’elle mesme. Et d’autant que le contenu ne peut estre plus grand que ce qui le contient, l’ame qui est contenuë dans le corps ne pourroit outre-passer la grandeur du corps : &n’estant point capable de recevoir les impressions plus grandes qu’elle est, il s’ensuivroit que tout ce qui seroit plus grand que le corps où elle seroit enfermée, ne sçauroit estre compris |p. 433| d’elle. Mais si la cognoissance des causes universelles est corps, qui doutera que ce ne soit un corps tresgrand &allant presque à l’infiny ? Que si nous ne pouvons avoir la science de quelque chose, sans entendre ces formes &natures universelles, il faut dire que l’ame estant un corps trop petit ne sçauroit en recevoir un si grand, &ne le recevant point, ne peut cognoistre ny sa propre essence, ny celle des autres.


 Que si pour éviter cette infaillible conclusion on veut dire ces formes estre intelligibles, &ces conceptions de l’Entendement immaterielles, on tombera en une plus grande absurdité : car comment peut on penser que l’ame qui sera corporelle puisse comprendre ce qui est spirituel ? Et de faict, lors qu’Averroës mesme a voulu prouver l’Entendement n’estre point joinct à la Matiere, il a dit que l’ame par ceste association n’entendroit rien : car la matiere (dit-il) ne cognoist point les formes qu’elle possede.


 Et à la verité puisque le corps ne peut rien recevoir, comme nous avons dit, qu’à la façon du corps, il ne peut recevoir l’espece &la conception intelligible que |p. 434| corporellement : &par ainsi le corps peut estre capable de ceste conception, il faut que ce soit par sa largeur, à laquelle il faut qu’elle soit joincte &comme incorporée. Or l’on considere deux choses en ceste largeur, à sçavoir le point &l’estenduë : le point aussi de deux sortes, J’un Physique, &l’autre Mathematique : le Physique se divise &sousdivise à l’infini, &ne peut jamais estre indivisible, tant qu’il sera corps. Et quand le Mathematique nous donne des points indivisibles, c’est apres les avoir extraits de toute matiere. Mais quand nous les considererons tels, ils ne seront plus corps, &par ainsi ne contribueront rien à la largeur. Que si nous les regardons comme en estant une partie, ils seront corps, &par consequent divisibles, comme aussi l’estenduë de toute largeur : &estans ainsi, ils ne peuvent comprendre les especes intelligibles, puisque rien ne peut agir, comme nous avons dit par dessus son genre : car la conception de ces formes &especes est immaterielle, si bien que le point, ny l’estenduë de la largeur ne peuvent pas mesmes les toucher, puisque l’indivisible ne peut estre attaint de ce qui se divise. Que si quelqu’un nioit |p. 435| ceste proposition, il faudroit demander si ce qui touche, touche par quelque point qui soit en la chose, ou par quelque partie qu’elle ait divisible : si c’est par un point, je l’avouë, s’il est Mathematique, car il ne se peut diviser, &ainsi c’est l’indivisible qui le touche. Que si l’on dit que c’est quelque partie de la chose, l’indivisible ne pouvant estre touché que par quelque chose semblable à soy, il faut ou que ceste partie qui touche ne soit pas divisible, ou que la chose touchée ne soit pas indivisible. Et c’est pourquoy le corps qui est tel ne peut concevoir les formes universelles : Et concluons avec Avicenne, que, puisque nostre ame les comprend, elle est sans doute denuée &despoüillée de toute matiere.


 Il sembleroit que par ceste raison nous voulussions confirmer l’opinion de ceux qui ont dit, que le lieu pour estre quantité, ne pouvoit recevoir l’ame qui est incorporelle : Mais, Agathon, en respondant à ta derniere demande, il faut que je t’esclaircisse ce doute, qui n’est procedé que de ce qu’ils ont ignoré &la nature de l’ame, &celle du lieu : car entre toutes les ames, la seule intellectuelle subsiste |p. 436| pour estre par soy, &non en quelque autre de qui elle depende en son Estre : d’autant que toutes les autres se tirent de la puissance de la matiere : &ainsi leur conservation, &par consequent leur Estre, depend de la Matiere. Mais l’ame intellectuelle qui a une plus haute origine, comme nous avons prouvé, ne depend point quant à son Estre, de la Matiere : que si elle subsiste sans le corps, quoy que l’on sçache dire de la nature du lieu, si faut-il qu’elle soit en quelque lieu. Or en l’homme il y a des facultez qui sont à la seule ame, d’autres au seul corps, &d’autres au composé, c’est à dire à l’homme, car l’homme n’est pas, comme les Platoniciens ont creu, la seule ame : ce n’est pas aussi le corps seul, mais l’ame &le corps ensemble. Quand ce composé se dissout, il demeure au corps ce qui est propre du corps, en l’ame ce qui est propre de l’ame : mais ce qui est propre du composé se perd avec le composé. Or l’Entendement passif, &les images qui sont en la fantaisie se corrompent, comme dit Aristote, quand nous mourons, parce que ce sont choses propres du composé. Et par ainsi l’ame separée n’entend plus par le ressouvenir ; |p. 437| mais la puissance intellectuelle &la volonté, qui sont facultez de l’ame seule, luy demeurent &leur operation aussi, comme ne dependant que d’elle. Et puis que celle de l’Entendement c’est de cognoistre, comprendre, &contempler : &de la volonté d’aimer, de se resjouyr, &de se reposer ; il s’ensuit que l’ame separée cognoistra, comprendra, contemplera, aymera, se resjouyra &se reposera : &par ainsi elle ne sera point inutile ny oyseuse, comme disoient ces Arabes, puis que ces operations sont beaucoup plus nobles &plus parfaictes que celles qu’elle avoit dans le corps où elle ne pouvoit agir qu’avec les instruments &organes des sens, ou pour le moins fort rarement : au lieu qu’estant separée elle aura quelque similitude avec la production des Anges, qui, dés qu’ils sont créez, sont constituez en un premier &complet acte d’operer. Et de mesme l’ame sera renduë beaucoup plus libre à toute operation, soit par sa propre puissance de mouvoir, soit par des especes qui de nouveau luy seront données.


 Et quant à ce qui est du lieu, voyons qu’elle est sa nature. N’est ce pas d’em- |p. 438| brasser &environner de sorte la chose quelque quelle soit, que l’on puisse dire elle est là &non point ailleurs. Et de fait, quand on le definit, on dit que le lieu c’est la superficie de ce qui contient : &d’autre costé la nature de la chose qui est en un lieu, c’est seulement d’estre contenuë du lieu. Doncques si nous pouvons trouver le moyen par lequel la chose peut estre limitée &contenuë, nous aurons aussi trouvé celuy, par lequel elle peut estre en un lieu. Or les choses (y en ayant de deux sortes, à sçavoir de corporelles &de spirituelles) peuvent estre contenuës en deux façons, les unes par leur grandeur &quantité, &ce sont les substances corporelles, car c’est ainsi qu’elles occupent le lieu. Les autres par leur exterieure operation immediate, &ce sont les substances spirituelles : parce qu’estant tout certain que la chose est ensemble avec son operation immediate, il advient que là où est telle operation, là aussi soit la chose ; &c’est de ceste sorte que l’ame est en un lieu, qui est fort differente de la precedente : car par la premiere, ce qui est en lieu, y est par quelque chose interieure, |p. 439| assavoir par sa quantité, qui estant divisible, est cause que tout ce qui est par elle au lieu, est de mesme divisible, &avec ses mesmes conditions, qui sont d’estre tout en tout le lieu, &partie en une partie. Mais par celle cy ce qui est en lieu y est par quelque chose exterieure &qui est hors de sa propre substance, &par ainsi la spirituelle ne se divise pas par la division de son operation, au contraire peut estre toute en tout le lieu, &toute en quelque partie que ce soit, d’autant que cela ne contrarie point à la nature du lieu, mais provient seulement celle de la chose qui l’environne. Que si tu me demandes combien l’ame a de lieu, je te respondray, que c’est autant que son operation immediate s’estend : &cela parce que ceste operation ne pouvant estre que là où est la chose dont elle est produite, il s’ensuit que par tout où elle s’estend, par tout aussi l’ame soit.

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 Que les ames ne sont point engendrées ny creées des intelligences. Que la Creation ne peut proceder que d’une vertu infinie. Et que le retour de l’ame est en Dieu seul.

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EPISTRE VII.




 Mais reprenons à ceste heure, Agathon, le discours que nous laissames avant hier, &parachevons les deux points qui nous restent touchant le MAHAD, ou retour de l’homme à son principe. Les troisiesmes donc sont ceux, comme je t’ay dit, qui ont tenu que l’ame seule le pouvoit faire. Avicenna a esté de ceux-cy, &depuis Seleucus &Hermias. Ils ont tenu, ainsi que tu as debattu en ta lettre, que les ames estoient bien immaterielles, mais non pas toutefois creées de Dieu, ainsi des intelligences superieures, ausquelles Dieu donne la vertu de les créer, &s’en sert comme instrument capable de tel ouvrage : &leurs raisons sont celles que tu viens d’alleguer, par lesquelles ils |p. 441| concluent que l’Entendement Angelique est le Createur plus proche de l’ame, &puis que c’est à ce principe où toutes choses doivent retourner, il faut que l’ame pour estre heureuse face son MAHAD à son Intelligence Creatrice. Mais Avicenne ne prend pas garde que dans le livre qu’il nomme ALMAHAD, il se contredit évidemment : car ayant tenu que la souveraine felicité de l’ame estoit la contemplation de l’Intelligence de qui elle est formée sans passer à celle de Dieu, il dit peu apres que la perfection des ames raisonnables, c’est d’estre faites Essences dépoüillées de toute alteration &changement, &de devenir telles que les mesmes Intelligences. Car la felicité &la perfection de deux mesmes choses n’estant qu’un mesme bien, il s’ensuit que si la perfection des ames est d’estre semblables &telles que les Anges, que leur felicité aussi sera une mesme chose. Or la felicité des Intelligences n’est pas la contemplation &vision d’elles mesmes, mais celle de Dieu, &par ainsi celle de l’ame ne sera pas de s’arrester à l’Intelligence, mais de passer à la veuë &à la contemplation de Dieu. Et |p. 442| voicy comme on peut respondre aux raisons que tu as alleguées.


 Quand Aristote a dit que ce qui est parfaict engendre son semblable, il ne l’a entendu que des choses vivantes corporelles, &non pas de celles qui ayant corps n’ont point de vie, ou qui ayant vie n’ont point de corps : car une pierre ne peut elle pas estre parfaicte en son espece, sans toutefois engendre, une autre pierre ? &des Estres spirituels la perfection se doit bien prendre de plus haut. Que si mesme les Anges pouvoient engendrer, il faudroit qu’ils engendrassent des Anges &non pas des ames, qui sont d’espece differente, puisque telle generation seroit aussi monstrueuse que si un cheval engendroit un chien. Et quant à l’ordre des choses superieures spirituelles, que tu dis devoir estre beaucoup plus parfaict qu’aux inferieures corporelles, il ne faut pas conclurre, comme tu fais à sçavoir que puisque les corps inferieurs sont produits par les superieurs, les esprits de mesme qui sont superieurs doivent aussi pouvoir produire les Esprits inferieurs. Car je t’advoüe bien que l’ordre de ces Esprits est beaucoup plus parfaict, mais |p. 443| cela ne regarde point la production l’un de l’autre, mesme quand ils doivent estre creés, mais seulement à l’ordre de leurs Hierarchies, &à l’office de leur administration. Et en fin, Agathon, considere ce que je te vay dire.


 Toute substance qui se produit, elle s’engendre ou de soy, ou par accident, ou par Creation. Tu ne doutes point que les ames raisonnables ne soient des substances. Elles ne peuvent s’engendrer de soy, d’autant qu’il faudroit qu’elles eussent esté avant que d’estre, puisque le facteur est avant la chose qui se faict. Elles ne s’engendrent point aussi par accident, car il faudroit que ce fust par quelqu’un de ceux de la generation, ce que nous avons reprouvé. Il reste donc que leur Estre vienne de pure creation : mais la creation estant une production du rien, c’est à dire de nul supposé, il s’ensuit que créer soit seulement propre du premier agent : car toutes les causes secondes requierent tousjours pour agir un sujet, la creation estant acte d’une vertu infinie &l’infinité ne se trouvant qu’en Dieu seul.


 Tu demandes desja pourquoy la creation ne peut proceder que d’une vertu |p. 444| infinie : Et voicy la raison. Tant l’art que la Nature, tout ce qu’elles font, ce n’est que produire en acte, ce qui n’est qu’en puissance. Le Sculpteur produit en acte la statuë, mais d’une pierre tellement preparée, qu’en quelque sorte elle a desja la statuë en puissance. L’Animal engendre de mesme l’Animal, de ce en quoy la vertu de l’Animal est desja. Or ceste Matiere de laquelle l’Art &la Nature font quelque chose, est quelquefois fort obeissante &preparée à l’ouvrage que l’on veut faire, &d’autresfois au contraire fort contrariante &mal propre : &ainsi la puissance est quelquesfois plus proche, &quelquesfois plus esloignée de l’acte en quoy elle doit estre produite. L’air en puissance n’est pas fort loing de devenir feu : l’eau l’est beaucoup d’avantage : Il sera donc fort aisé que l’air soit changé en feu, &fort difficile que l’eau le puisse estre. Ces choses ainsi posées, il faut que celuy qui agit soit d’autant plus puissant que l’intervalle est plus long entre la puissance &l’acte, de laquelle &auquel l’œuvre se doit déduire. Or la distance entre le Rien &l’Estre est infinie, tant par ce que du Rien à l’Estre il |p. 445| n’y a nulle proportion, que d’autant que nulle distance ne peut estre imaginée plus grande que celle-cy. Mais la distance qui n’a ny proportion, ny fin, ne peut estre outrepassée que par la puissance qui n’a nulle proportion aux autres puissances, &qui est sans fin. Il n’y en a point qui ait ces conditions de puissance que Dieu seul : &par ainsi il n’y a que luy seul aussi qui puisse de rien produire quelque chose en Estre.


 Et quant à ce qu’ils disent que Dieu est bien l’autheur de ceste creation, mais que l’Ange en est l’instrument, il faut considerer quelle est la nature de tout instrument. Car si je ne me trompe, nous pouvons dire qu’il est de telle nature, qu’estant meu de quelqu’un il en meut un autre, &agit en un sujet où il transporte la forme du premier Agent par intervalle de temps, mais la creation ne requiert ny le sujet, ny se fait avec le temps ny avec mouvement. De plus, si l’acte de la creation veut une puissance infinie, y ail rien de si hors de propos que de dire que Dieu pour la parfaire premierement rende ceste vertu qui est en luy infinie, finie, afin de la mettre en l’Ange, qui est |p. 446| d’une nature terminée, &apres la rendre une autre fois infinie pour parfaire l’acte de la creation. Aussi encores que Platon ait en quelque sorte tenu le retour de l’ame à son Idée ou Intelligence, &non pas à Dieu, si est-ce que cognoissant bien que tout ce qui estoit immortel procedoit de pure creation, &que la creation estoit de Dieu seul, il dit dans le Timée, que le grand Artisan du monde commanda aux moindres Dieux de faire ces choses mortelles &caduques, de peur (dit-il) que s’il en estoit l’autheur, elles ne fussent éternelles.


 Et quant à ce qu’ils disent que d’un Agent, en tant qu’un ne peut provenir immediatement qu’un, il faut respondre, Agathon, que de ce qui est simplement un, quant à l’essence &quant à la vertu, il est certain qu’il ne peut provenir qu’un : mais de ce qui est un quant à l’essence, &plusieurs quant à la puissance &quant à la vertu plusieurs aussi peuvent immediatement provenir, &c’est pourquoy plusieurs des Anciens on dit, qu’encores que Dieu soit en soy simplement un, toutesfois en tant qu’il crée, il est en quelque sorte plusieurs : parce qu’il a en soy plusieurs Idées des choses Ideées, s’il est permis de dire ainsi.

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 Je t’ay dit que Platon est en quelque sorte de l’opinion de ceux qui nioyent le retour du corps : car ça esté luy qui le plus absolument a disputé &soustenu le corps n’estre point partie de l’homme, mais que l’ame seule en estoit le tout, nommant le corps la prison &le fardeau seulement de cette ame. Et à la verité, s’il estoit ainsi, &luy &Avicenna auroient beaucoup de raison, de dire que l’homme faisant son retour à son principe, n’y rapporteroit point le corps : car disant le corps n’estre rien de l’homme &ne parlant que du retour de l’homme, le corps n’a rien à faire en cela. Mais pour ne point chercher d’autres raisons, si l’ame seule est l’homme, sans doute l’ame &le corps assemblez, seront autre chose qu’homme : &ce que sera cet assemblage, ce sera ce que nous avons accoustumé de nommer homme : que s’ils luy veulent donner quelque autre nom, nostre different ne consistera plus au faict, mais en la parole seulement. Et cette dispute sera plus propre aux Grammairiens qu’à nous, qui ne nous voulons pas arrester aux mots. Tant y a que de cette union, comment qu’ils la vueillent nom- |p. 448| mer, le corps &l’ame ont à faire leur retour à leurs principes naturellement, comme entre les Arabes les Althenuyens ont fort bien recogneu, quoy que fondez sur des mauvaises maximes, &ce sont ceux cy entre les autres qui ont tenu le retour de l’ame &du corps, ainsi que nous avons dit, à sçavoir le corps à son ALHANSOR (si toutesfois les tenebres selon leur doctrine peuvent obtenir ce nom, desquelles ils disoient que la substance du corps estoit faicte) &l’ame à son ALANIE, c’est à dire à sa premiere &propre substance, qu’ils disoient estre la lumiere. Car ces Althenuyens comme leur nom en Arabe le demonstre (car ETNES signifie deux) mettoient deux principes de toutes choses naturelles, à sçavoir la lumiere &les tenebres : &disoient que l’ame estoit une substance lumineuse procedante du monde de lumiere &meslée au corps : &que le corps estoit une substance obscure engendrée du monde de tenebres. Et d’autant que chasque chose, disoient-ils, est lors heureuse quand elle faict MAHAD, c’est à dire retour à son principe, ils tenoient que la felicité du corps devoit estre à lors |p. 449| qu’estant destaché de toute substance lumineuse, il retourneroit purement obscur dans le monde des tenebres, &s’uniroit avec luy : Et que celle de l’ame estoit sa sortie de ce monde des tenebres au monde de lumiere, en penetrant jusques aux estoilles, ausquelles ils croyent la source de toute lumiere : &au contraire disoient que la demeure de ceste substance lumineuse entre les tenebres estoit son infelicité. Heraclite de Pont avoit en quelque sorte cette opinion, lors qu’il disoit que l’ame estoit une lumiere. Mais Procle Lycien en son Hymne du Soleil se monstre presque tout à faict de la secte des Althenuyens, quand il dit.


Donne à mon ame une lumiere pure,
Toy qui si riche és de toute clairté
Chassant bien loing toute tenebre obscure
Trop dommageable à la felicité.


 Or, Agathon, revenons à ce qui a donné commencement à nostre dispute. Puis (disois tu) que la fin, le commencement &la felicité ne sont qu’une mesme chose, &que le principe est beaucoup plus aisé à recouvrer, voyons d’où l’ame a tiré le |p. 450| sien, afin que nous puissions sçavoir, quelle est la fin &la felicité de l’homme. Nous avons veu, amy, les opinions de tous ceux qui en ont voulu parler, &les avons reduites en ces quatre chefs, dont jusques icy nous avons discouru : &je croy que nos raisons ont esté assez claires, pour faire voir que veritablement l’ame a son origine immediatement de Dieu, &que par ainsi son retour &sa felicité doivent estre en Dieu seul, encores que ce soit contre l’opinion de ce divin Platon, ainsi qu’il nous enseigne lors qu’il a dit que quand le Charton ramenera les chevaux à la mangeoire, il leur abatra l’Ambrosie, &de plus leur donnera le Nectar à boire. Car ainsi que l’expliquent tous les meilleurs Platoniciens, les chevaux sont pris pour les deux puissances de nostre ame, raisonnable &contrariante à la raison, qui toutes deux font nostre ame, comme les deux chevaux le couple dont le chariot est tiré ; pour le Charton, l’intelligence dont particulierement chaque ame est assistée ; pour la mangeoire le lieu du repos ; pour l’Ambrosie, la vision de Dieu : &pour le Nectar, la joye que cette vision rapporte. Car puis que c’est le Charton |p. 451| qui abatra l’Ambrosie &qui donnera à boire le Nectar, ne vois tu pas, Agathon, que c’est par l’administration de ce Charton que ces chevaux doivent estre conduits en leur repos ; &recevoir de ses mains leur joye &leurs contentemens ? Mais il ne faut pas trouver cela estrange, puis qu’Aristote mesme que plusieurs par allusion au lieu d’ARISTOTELIS ont nommé ARISTONTELOS, pour avoir si bien recogneu la bonne &veritable fin de l’homme, n’a pas luy mesme passé plus outre, lors qu’il en a parlé, que de la mettre en l’operation parfaicte de chaque nature : car la felicité estant naturelle, &surnaturelle, l’operation selon la nature ne peut atteindre qu’à la naturelle, de sorte que l’autre a esté entierement mécognuë de luy, qui toutesfois estoit la principalle. Et cela, c’est d’autant que n’estant esclairez &l’un &l’autre que de la nature, ils ne pouvoient rien voir par delà la nature.



 Que Dieu est en toute chose, &que toute chose peut jouyr de Dieu selon sa nature. Que la felicité naturelle n’est pas la supreme de l’hom- |p. 452| me : Et de quelle sorte l’ame peut jouyr de Dieu.

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EPISTRE VIII.




 Tu trouves estrange, Agathon, que sur la fin de ma derniere lettre j’aye dit que la felicité se divise en naturelle &surnaturelle : puisque il te semble qu’il n’y en doit avoir qu’une : car n’y ayant qu’une vraye fin de chaque chose, il n’y peut avoir qu’une felicité, puisque la fin &la felicité ne sont qu’un. Outre que la raison y contrarie : car ou elles sont egalement parfaictes, ou une l’est plus que l’autre : Si elles sont egales, c’est donner deux principes à l’une mesme chose, puisque le principe &la fin ne sont qu’un. Que s’il y a plus de perfection en l’une qu’en l’autre, la moins parfaicte sera milieu pour parvenir à la perfection.


 Tu as raison Agathon, en considerant les choses qui ne sont qu’unes, mais non pas si nous regardons celles qui sont mixtes : car ces dernieres peuvent naturellement parvenir à une fin, qui selon leur |p. 453| nature sera veritablement leur fin : mais d’autant qu’elles sont capables d’en recevoir une plus parfaicte, elles peuvent avec une force survenante parvenir encores à une surnaturelle, &tel est l’homme entre plusieurs autres, ainsi que je te declareray cy apres. Mais outre cela, puisque l’homme doit passer deux vies, l’une qui est mortelle &sujette à toutes les conditions du corps, &l’autre immortelle &exempte de toute corruption, il y a bien apparence que selon la vie qu’il doit passer il se propose une fin particuliere en l’une qui sera differente de l’autre. Et afin que je te face mieux entendre ce que je dis, il faut que nous facions encores une plus ample division.


 Ceux qui ont consideré avec un sain jugement le sujet que nous traitons, voyant, qu’il y avoit deux sortes de vertu en l’homme, l’une intellectuelle, &l’autre morale, ont aussi separé la felicité en deux, à sçavoir en contemplative &en civile : la contemplative procedant de la vertu intellectuelle embrasse la cognoissance de toutes les choses, voire monte pardessus toutes les choses : &la civile venant de la vertu morale contient |p. 454| non seulement la conduite des propres mœurs, passions &affections de l’ame, mais encores l’œconomie des familles, &la police des villes &grands estats. Et parce que ceste felicité contemplative s’acquiert de deux sortes, l’une par soy &en soy, l’autre par le bien &dans le bien mesme, ils l’ont comme je te disois, divisée en naturelle &surnaturelle, &puis la naturelle encor en deux à sçavoir en celle qui s’acquiert par l’Estre, &en celle qui s’acquiert par la volonté &consultation.


 Tu te plaignois de la division que j’avois faite, mais tu as bien plus d’occasion de trouver celle cy estrange, puisque je l’ay si fort multipliée. Et parce que je sçay que je te sembleray obscur si je ne m’explique davantage, je veux que ce soit nostre entretien pour aujourd’huy.


 Je te diray donc en premier lieu, que j’appelle felicité l’acquisition &possession de ce bien, à quoy tend toute creature, soit sensiblement, soit insensiblement. Je dis insensiblement, car Dieu a mis des aymants naturels aux choses mesmes insensibles, par lesquels il les attire à soy : outre que s’estant mis en toutes, plus ou |p. 455| moins parfaictement, toutefois, il leur permet de jouyr de luy selon que leur nature en participe.


C’est Jupiter ce que tu vois par tout.


 Et


 De Jupiter toutes choses sont pleines.


 Disent les poëtes. Et cela c’est dautant que toute nature a autant en soy de Dieu qu’elle a de bon : de sorte que si elle s’acquiert &possede soy mesme en sa perfection, elle acquiert autant de Dieu qu’elle en a, &l’acquisition de Dieu estant la felicité, il s’ensuit que toute chose qui acquerra &possedera la propre perfection de sa nature, acquerra &possedera de mesme sa felicité. Et c’est celle cy qui est naturelle, &qui s’acquiert par l’Estre, qui est moindre ou plus grande selon la nature de chaque chose, &de laquelle sont capables soient les animaux, soient les choses insensibles. Et c’est pourquoy nous voyons les pesantes tendre tousjours en bas, &les legeres en haut : parce qu’en cela gist la perfection de leur nature, &les plantes se nourrir, croistre, &produire les fleurs, les fueilles &les |p. 456| fruits. Les animaux aussi chercher les choses qui leurs sont propres, &fuir les autres, &travailler à la conservation de leur espece.


 L’homme tend bien aussi à sa felicité, mais ce n’est pas insensiblement, ains par volonté &par election : car il a part dessus toutes les creatures corporelles une plus vive ressemblance de Dieu, ayant la Volonté &l’Entendement, qui sont les vrais instruments de la parfaicte &entiere felicité. Et c’est pourquoy les Anges, qui ont mesme ceste Intelligence plus parfaicte sont aussi de leur nature plus capables de ce souverain bien. Et ces differences se peuvent aisément comprendre si nous prenons garde au Soleil : car il est lumineux de son essence, &en un instant illumine tant les corps celestes que les elementaires, &toutesfois tous ne participent pas egalement à cette lumiere : car en sa source dans le corps solaire elle est beaucoup plus excellente que dans les Estoiles, ny aux elemens. Et d’autant que les Estoilles sont d’une plus noble nature que les elemens, elles reluisent aussi d’une façon plus noble : voire mesme il y a difference entre les elemens, car le feu, en- cor qu’il ne nous reluise pas en sa propre sphere à cause de sa trop grande rarité, si en participe-il plus noblement que l’air, &l’air plus que l’eau, &l’eau plus que la terre. De mesme faut-il considerer le Soleil intelligible qui est Dieu, &nous verrons que sa lumiere en sa source est bien differente de ce qu’elle est aux intelligences, encores qu’elle soit plus noblement aux Intelligences qu’aux ames raisonnables, plus aux ames raisonnables que aux brutes, plus aux brutes que aux plantes, &plus aux plantes qu’aux elemens, ainsi que leur nature le requiert, selon laquelle chaque chose a naturellement une plus grande perfection de felicité.


 Or les Philosophes qui n’ont eu autre lumiere que celle que la nature leur a donnée, n’ont peu voir plus outre que ceste felicité qu’avec beaucoup de raison ils ont mise en la bonne &parfaicte operation de la nature de chaque chose. Je dis avec beaucoup de raison, estant impossible que rien de soy puisse s’eslever plus haut que son pouvoir ne peut attaindre. Car si rien ne peut faire davantage (n’estant aidé que de sa propre force) que ce que sa propre force peut faire (autre- |p. 458| ment il seroit plus fort que soy mesme) il ne peut de sa nature acquerir rien de plus parfaict que la perfection de sa nature : &ceste felicité est celle que je t’ay dit, Agathon, que chaque chose peut atteindre en soy &par soy, &que pour cette occasion nous nommons naturelle aux choses insensibles par leur estre, &aux ames raisonnables par election &par volonté. Mais encore n’est-ce pas l’entiere &parfaicte pour les hommes, quoy qu’Aristote &plusieurs autres Philosophes dient qu’elle soit en la parfaicte action de la parfaicte nature de chaque chose : parce que la parfaicte felicité estant celle, comme nous avons dit, qui remplit tellement tout le desir de nostre ame, qu’il ne peut s’estendre à rien davantage, il faut advoüer que si l’homme peut desirer quelque autre chose outre ce qui est de sa nature, que en la perfection qui luy peut venir de sa nature, ne consiste pas ce souverain bien que nous cherchons. Or est-il qu’il reste encore place en nostre desir pour la surnaturelle felicité : d’autant qu’en ayant la cognoissance, si nous n’en avons la possession nostre desir ne peut estre remply. Et voicy Agathon, la |p. 459| resolution de ton doute : car aux animaux irraisonnables &aux choses insensibles l’operation parfaicte de leur nature, est la parfaicte &entiere felicité, parce que n’en cognoissant point d’autre, ils n’en peuvent point desirer : mais l’homme, comme je t’ay dit, doit bien estre eslevé plus haut pour estre content &heureux. De sorte que ce n’a point esté sans raison si j’ay dit qu’il y avoit deux felicitez, l’une naturelle, &l’autre surnaturelle, puis que toutes deux selon la nature des choses, sont entieres &parfaictes. Nous dirons donc que l’homme comme animal simplement peut naturellement avoir en soy &par soy son entiere felicité, mais comme animal intellectuel, il faut qu’il obtienne toutes les choses qu’il desire. Et parce qu’il en void par dessus sa nature plusieurs qui sont tres bonnes, il faut pour y parvenir qu’il sorte de soy mesme. Mais rien ne peut naturellement sortir de soy par sa propre force : car à ce qui est par dessus la nature de chaque chose, la chose de soy ne sçauroit parvenir. Que si la pierre monte bien contre sa nature, c’est par une vertu survenante qui est plus forte que sa nature mesme, mais ja- |p. 460| mais nous n’appellerons ce mouvement là naturel, aussi ne devons nous faire la felicité qui nous sortant de nous, nous esleve par dessus nostre nature à laquelle les hommes peuvent bien en estre attirez, mais non pas aller : &les Anges mesmes y peuvent bien estre eslevez &non pas monter : Mais les brutes, les plantes, ny les pierres, ne peuvent ny y aller, ny y estre attirez : car ce souverain bien ne peut estre jouy que par ce qui le cognoit, &ces choses n’ayant point d’entendement ne peuvent l’entendre. Et voicy la comparaison que Picus fait de ces deux felicitez aux mouvemens des corps, dont les uns sont droits &les autres circulaires. Le mouvement droit par lequel les elemens sont portez à leur propre demeure, c’est la figure de la felicité que chaque chose peut acquerir par la propre perfection de sa nature. Le mouvement circulaire, par lequel le corps revient au mesme terme d’où il est party, c’est l’image de la surnaturelle, par laquelle la creature revient à son premier principe : aussi en rond ne se meuvent que les corps immortels &incorruptibles, comme de mesme à Dieu ne retourne que la sub- stance incorruptible &immortelle. De plus, les élemens en leurs mouvemens droicts, nont afaire de nulle ayde exterieure pour parvenir à leur poinct &demeure, ayant la pesanteur ou la legereté qui les y attire ou éleve naturellement. De mesme par sa propre vertu toute chose aussi peut obtenir sa felicité naturelle : Mais les corps celestes, encor que le mouvement circulaire leur soit propre, si ne peuvent-ils toutefois tourner d’eux mesmes, &faut qu’ils ayent un divin moteur, &quoy que capables de ce mouvement, si ne sçauroient-ils se le donner eux mesmes, comme aussi nous ne sçaurions sans Dieu nous eslever à cette felicité, quoy que nous soyons capables de la recevoir. Et c’est pourquoy j’ay dit qu’elle s’acqueroit par le bien, &dans le bien. Et c’est par celle-cy que nos esprits en fin rendus heureux, &retournez dans le Ciel, lieu de leur origine, il leur sera permis de jouyr de Dieu, non pas toutefois de la sorte que l’ame jouït d’elle mesme &de son corps, car elle n’est pas seulement conjointe de lieu, mais d’essence aussi, ny aussi comme l’amy jouyt de l’amy : car encor qu’en la vraye |p. 462| amitié il y ait une grande &perpetuelle concorde &qu’il y apparoisse une mesme volonté, toutesfois les amis ne sont ny un mesme, ny sont enserrez par un mesme lieu : mais l’ame sera tellement adherente à Dieu, qu’encore qu’elle ne soit pas une mesme essence, elle ne sera point toutefois separée de luy par nul intervalle. Et c’est pourquoy, tout ainsi que l’œil jouyt de la lumiere, de mesme nostre ame jouyra elle de Dieu : car comme l’œil par la lumiere peut voir toutes choses corporelles ; de mesme nostre ame par la jouyssance de Dieu verra toutes les choses qu’elle est capable de voir. Et comme encor que l’œil soit quelque autre chose que la lumiere, il n’y a toutesfois rien qui soit entre luy &la lumiere : de mesme encor que nostre ame soit d’une differente essence de celle de Dieu, il n’y aura rien toutefois entre luy &elle : voire pour te monster l’extreme grandeur de cette felicité, je te diray bien encore d’avantage. L’ame autant qu’elle sera capable de recevoir Dieu, elle sera la mesme chose avec Dieu : &cela d’autant que l’intelligible &l’entendement en acte ne sont qu’une mesme cho- se, car l’entendement se conjoint avec elle comme disent les Peripatetiques, par ce que la forme de la chose entenduë est dans l’entendement comme attachée. Or les choses dont la forme n’est qu’une, ne sont que une aussi : &puis que la forme de la chose intelligible est celle qui forme l’entendement, il faut que l’entendement qui entend &la chose qui est entenduë ne soient qu’un aussi. Et de là nous pouvons considerer en quelle perfection de beatitude l’ame sera mise alors, puis que ce qui convient à l’intelligible, entant qu’il est intelligible, convient à l’entendement entant qu’entendement, par ce que la perfection &la chose perfectionnée sont d’un mesme genre, &tousjours se lient ensemble d’une mutuelle proportion.

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 Quelles sont les parties de l’Ame. Que les appetits resistent à la raison. Pourquoy ils ont esté mis en l’homme puis qu’il devoit estre raisonnable. Que les autres animaux horsmis l’homme n’outre passent point en leurs appetits ce qui est de leur nature. Et qu’il y a deux sortes de vertus &de felicitez en luy.

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EPISTRE IX.




 Ne te souviens-tu point d’avoir leu que sur la porte du temple d’Apollon il y avoit ces deux preceptes engravez. RIEN DE TROP, &plus bas. CONOIS TOY-MESME. Et me dis si jamais tu as sçeu pourquoy ces Anciens l’avoyent faict ? Je te diray quant à moy, que j’ay tousjours jugé que c’estoit une deffence qui se faisoit à tous ceux qui vouloient entrer dans le temple, afin qu’ils ne vissent point les mysteres du Dieu sans y estre preparez par ces deux moyens qui leur estoient proposez : &que le premier RIEN DE TROP, signifioit la vertu |p. 465| morale, qui enseigne de reduire les appetits &les affections à une mediocrité : &que l’autre CONOIS TOY MESME, c’estoit pour la cognoissance des choses naturelles. Car l’homme estant le petit monde, celuy qui cognoistra soy mesme, cognoistra aussi comme en un abregé tout l’univers : &cela d’autant qu’une ame impure, c’est à dire soüillée des vices &qui est ensevelie dans les tenebres, pour le premier defaut ne merite pas de jouyr de cette souveraine pureté qui est en Dieu : &pour l’autre seroit incapable de la recevoir, n’estant pas capable de la comprendre. Aussi ceux qui sous les fables ont caché anciennement les plus beaux secrets de la cognoissance des choses, lors qu’ils ont dit, qu’avant qu’Hercule fust Deifié, il falut qu’il fust bruslé, &apres eslevé aux Cieux, &en fin mis au rang des Dieux mesmes, ils nous voulurent faire entendre, que, comme le feu purifie, il faut aussi que nostre ame le soit de tout ce qu’elle a d’impur (&c’est en quoy travaillent les vertus morales) &puis qu’elle soit eslevée aux Cieux, c’est à dire qu’elle ait la veuë &cognoissance de l’univers : a c r plus nous |p. 466| sommes eslevez, &plus aussi nous voyons au loing &de diverses choses, &c’est l’effect de la science naturelle, &cela avant que nous ayons la participation de Dieu, par laquelle mesme nous sommes rendus Dieux.


 Ce ne fut pas sans avoir ceste mesme opinion, que Platon souloit dire que l’ame toute pure &parfaicte de toute cognoissance avoit esté mise dans ce corps humain comme dans une prison sale &obscure, par le meslange duquel elle se salissoit &devenoit tellement oublieuse, qu’à peine luy restoit-il quelques petites estincelles de la lumiere qu’elle souloit avoir, que cela estoit cause que renduë plus grossiere &pesante elle ne pouvoit plus retourner au Ciel, lieu de son origine, &renduë ignorante n’en sçavoit plus trouver le chemin : mais que quand par le ressouvenir elle venoit à se le remettre en memoire, &par les vertus morales à se nettoyer estant remise en sa premiere nature elle s’en revoloit incontinent d’où elle estoit descenduë. Aussi les deux principales escolles des Anciens, encor que l’une n’ait pas tenu cette science naturelle en l’ame, mais l’ait creuë comme |p. 467| une table rase, &capable de recevoir toutes sortes de lineamens ; ont esté toutesfois d’accord en cecy, que l’ame jointe au corps avoit deux parties dont l’une estoit entierement differente du corps, &l’autre participante au corps, &tellement proportionnée à tous les deux, qu’il sembloit que ce fust le lien par lequel ils estoient ensemble attachez : &la premiere s’appelle entendement, &l’autre appetit convoiteux &colere. L’Entendement c’est la partie, par laquelle l’ame s’appelle raisonnable, car c’est le siege de la raison : &l’autre au contraire est le siege des appetits, des affections &passions, &est contrariante à la raison. Toutesfois quand elle luy obeit &qu’elle croit son conseil, encore l’appelle-on en quelque sorte, raisonnable. Qui naist d’une certaine nature de l’ame, tant qu’elle demeure meslée au corps : car soudain qu’elle en est separée les appetis se perdent en elle. Et ne faut pas croire toutesfois que ces deux parties, dont nous parlons, procedent de deux ames, comme quelques-uns ont tenu, mais plustost que c’est comme un Soleil qui jette plusieurs rayons : d’autant que encore que l’ame vegetati- |p. 468| ve soit aux plantes differentes de la sensitive des brutes, si est-ce que la brute qui comprend en sa nature la vegetative &la sensitive, n’a pas pour cela deux ames, mais une seulement qui comprend les facultez de la plus basse : Et de mesme devons nous dire de la plus raisonnable, qui comme plus eslevée contient les facultez des autres deux. Car comme disent les plus sçavans, les choses qui sont divisées aux inferieurs sont unies aux superieurs. Aussi puisque l’ame est la forme du corps, il s’ensuivroit que le corps qui auroit plusieurs ames : auroit plusieurs formes, qui est impossible. Or de ces deux parties raisonnables &contrariantes à la raison, procedent toutes les actions humaines, d’autant que la premiere n’a que la force de discerner le vray du faux, de juger &d’ordonner : &l’autre comme ministre de celle cy, met en effaict ce que la raisonnable a resolu. Et il avient de-là que des facultez de l’homme, les unes sont de l’ame seulement, comme l’entendre &le discourir ; &les autres sont bien de l’ame aussi, mais jointes &meslées avec le corps, comme le mouvoir &le sentir. Et ce qui a esté cause que |p. 469| Platon a separé de ceste sorte nostre ame, &que depuis Aristote ait appreuvé ceste division, quoy qu’en plusieurs choses il le contrarie, c’est que considerant tous deux comme la nature sage &prevoyante desirant la conservation de tous les animaux leur a donné cet instinct de rechercher les choses qui leur sont propres &bonnes, &qui leur rapportent du plaisir : &au contraire, de fuir celles qui leur nuisent, &qui leur causent de la douleur : &comme elle a joint en eux une certaine impetuosité qui semble estre en quelque sorte differente selon ces deux differens mouvemens : (car celuy qui porte au bien, c’est une certaine convoitise &desir de l’obtenir, &celuy qui luy faict fuir les choses mauvaises, c’est un certain esguillon de courroux, avec lequel estant irrité, l’Animal se deffend &repousse les choses qui luy sont contraires &fascheuses) avec beaucoup de raison, ils ont nommé ce mouvement de l’appetit qui recherche ce qui luy est bon &qui luy plait, CONVOITEUX, &celuy qui fuit la douleur &se defend de ce qui luy est mauvais, COLERE. Et par ainsi ils n’ont voulu signifier autre chose par tous |p. 470| les deux que les parties qui sont meuës en nous de la volupté &de la douleur, qui bien souvent contrarient &resistent à la raison.


 Icy, Agathon, tu pourrois me demander pourquoy nous voyons que toutes les choses qui sont pour matiere sujette à quelque forme, ne resistent jamais à leur forme : Car la pierre ne resiste pas à la pesanteur, le feu à la legereté, l’ame vegetative aux sens, ny le corps des brutes à leur ame : toutesfois, ces appetits dont nous parlons, resistent à la raison, la raison estant la forme de l’homme, &les appetits tenant lieu de la matiere. Je te le diray, Amy, brievement, &d’icy on peut tirer un indice qui n’est pas petit, de l’immortalite de l’Ame.


 C’est par ce que toutes les autres formes, hormis celle de l’homme, se tirent du sein de la matiere, &ainsi ont de la conformité avec elle : Mais l’Entendement n’a rien de la matiere, &tire son origine, comme nous avons preuvé il y a quelques jours, de Dieu immediatement. De sorte que de sa nature, il ne regarde que les choses divines &spirituelles ; &l’appetit n’est meu, que des cor- |p. 471| porelles &caduques. Et qui s’estonnera, puisque ils sont si differens, qu’ils se contrarient &facent continuellement la guerre ensemble ?


 Mais d’abord il semble bien plus estrange, que Dieu, ayant faict l’homme pour parvenir à la cognoissance de la verité, &faire des actions honnestes &vertueuses, luy ait toutefois laissé avec l’intelligence &la raison par lesquelles aisément il y pouvoit parvenir. Ces appetits desraisonnables dont nous parlons, &qui le troublent, de sorte qu’ils luy ostent bien souvent la lumiere de la verité &celle de la raison : car cela est cause que rarement il peut parvenir à ce, à quoy il a esté ordonné. Mais il faut considerer cecy d’un autre costé. Il estoit impossible, suivant les loix ordonnées à toutes choses, que l’Entendement qui est si pur &spirituel fust conjoint à la matiere qui est tant impure &corporelle, à cause du grand intervalle qui estoit entre eux, sans un milieu qui convint à l’ame &au corps, qui pacifiant ce grand discord, retint l’ame lors qu’elle se veut trop eslever, &soustint le corps quand il se laisse trop abaisser. Et quel pouvoit il estre plus à propos que ces |p. 472| ames vegetative &sensitive : car estant extraittes de la matiere, elles tiennent du corps, &puis estant en l’ame raisonnable, reduites en puissances, ce ne sont plus que facultez du composé.


 Et pour cognoistre combien ce meslange est parfait, considere, Agathon, que lors que l’une de ces parties est, pour dire ainsi, comme regorgeante, elle se décharge sur l’autre, &la contraint de supporter ses imperfections, ce que visiblement on aperçoit en l’ame, &au corps, car selon que l’ame est disposée &qu’elle est attainte de douleur ou de joye, elle esmeut au corps chaud ou froid, pasleur ou rougeur, santé ou maladie, &quelquefois encor la mort. Et les histoires sont assez familieres de ceux qui par la rougeur ou par la pasleur ont descouvert bien souvent l’interieur de leur ame, encores qu’ils ne le voulussent pas, voire mesme n’ont peu retenir le ris ou les larmes, comme il arrive bien souvent aux amans &à ceux qui sont transportez d’une violente apprehension : car plusieurs de trop de douleur, ou de trop de joye, ont finy leurs jours. Et au contraire l’ame le change selon les diverses quali- |p. 473| tez du corps, ainsi que dit Galien dans ce livre où il preuve que les mœurs de l’ame suivent le temperament du corps. Et non seulement ce meslange se fait du corps en general, en ce qui est du general de l’ame, mais encor de ses particulieres facultés de l’une en l’autre : Car lors que la vegetative est en mauvais estat, c’est à dire que la nourriture des parties du corps n’est pas telle qu’elle doit estre, la sensitive s’en amoindrit, &n’a pas sa naturelle function si bonne ny entiere, que quand la vegetative est en bon estat. Et de mesme, lors que le goust &l’attouchement (qui sont les deux sentimens plus particuliers &plus ordonnez de la conservation de la vegetative) se trouvent mal disposez, incontinent la vegetative s’en ressent, &demeure deffaillante en quelque sorte. Tout ainsi donc que ces deux basses facultez sont tellement disposées entre elles qu’il semble que l’une coule en l’autre &qu’elles s’entredonnent quelque chose, il ne faut pas trouver estrange, que pour parfaire cette entiere liaison, la nature ait voulu que cette partie sensitive puisse quelque chose sur la raisonnable, &la raisonnable de mes- |p. 474| me quelque chose sur la sensitive. Aussi voyons nous que les troubles mouvemens des appetits, obscurcissent bien souvent la claire intelligence &le parfait discours de l’ame : &au contraire que les appetits bien reglez par la raison demeurent sans trouble ny mouvement impetueux.


 Et surce propos tu me pourrois faire une demande, en laquelle je te veux prevenir, que veut dire que en tous les autres animaux, les appetits ne les portent point outre ce qui est du bien de leur nature : C’est à sçavoir qu’ils ne boivent, ny ne mangent point d’avantage qu’il leur faut, pour leur nourriture, &que en l’homme nous voyons ordinairement le contraire, dont les uns ne peuvent saoüler leurs voluptez, &les autres ne cessent de se outrer &du manger, &du boire. La raison, Agathon, en est fort aisée, à qui voudra considerer &l’homme &la brute : car aux brutes la nature est le terme jusques où elles peuvent aller, &lors que cette nature est remplie &satisfaite, alors leurs appetits sont aussi remplis &satisfaits : Et n’ayant rien qui les pousse à davantage, elles demeurent aussi contentes &saoulées en leurs appetits. Mais l’homme qui n’a point de reigle : qui le retienne en autre limite que celle de sa volonté, si cette volonté n’est reglée à la raison, elle outrepasse tous les termes de la raison : &ainsi sans avoir esgard à l’occasion pour laquelle les sens luy ont esté donnés, il ne s’en sert point à la conservation de sa nature, mais à l’assouvissement de cette volonté dépravée : &au contraire lors que nous voyons des personnes qui entierement reglées à cette raison, commandent à leurs appetits, &restraignent les sens selon l’honnesteté &le devoir, c’est un signe que leur volonté est juste &reglée comme elle doit estre : &d’icy est venuë la vertu que nous appellons Morale, &qui verse entierement à la conduite de ses appetits que nous nommons contrariants à la raison, imitant en cela le Charton, qui lasche ou retire la bride aux Chevaux, ainsi qu’il luy plaist, &qu’il cognoist devoir faire pour la conduite, non seulement des Chevaux, mais de ce qu’ils trainent aussi.


 Cela a esté cause que ceux qui ont attentivement consideré l’ame de l’homme, apres l’avoir separée en deux parties comme je t’ay dit ; l’une qui est entiere- |p. 476| ment de l’ame, &l’autre du composé, ils ont jugé que les deux diverses functions qui en provenoient, devoient estre separées en deux diverses vertus, dont ils ont appellé l’une Contemplative, &qui n’ayant guere affaire du corps, s’arreste entierement à la cognoissance des choses intelligibles : &l’autre Morale, qui estant entierement à l’entour des passions &des affections, a beaucoup affaire du corps, comme celle qui passe en quelques certaines exterieures actions. Puis donc qu’il y a deux sortes de vertu en l’homme qui sont veritablement separées l’une de l’autre, il faut bien que chacune de ces vertus ait une fin particuliere à laquelle elle soit adressée. Que si la fin &la felicité, comme nous avons dit, est une mesme chose, il s’ensuivra que l’homme acquerant la fin de l’une de ces vertus en acquerra aussi la felicité. Et par ainsi nous serons contrains pour ne rien confondre de considerer l’homme en deux façons, l’un suivant l’opinion des Platoniciens nous le nommerons homme interieur : &à celuy là nous donnerons la vertu qui gist en la cognoissance des choses intelligibles, &sa felicité nous l’appellerons contemplative : &l’autre nous le dirons homme exterieur, &à celuy là nous donnerons la vertu Morale &sa felicité s’appellera civile, parce que ayant esté de la Nature tellement disposé à la societé humaine &à la civilité, qu’il n’est pas seulement né pour soy mesme, mais pour tout l’universel des hommes, c’est avec beaucoup de raison que sa felicité s’appellera civile : D’autant que comme entre toutes les brutes la conservation de leur espece atouche à la nature de l’individu, il n’y a point de doute que chaque homme ne soit en quelque sorte partie de tous les hommes : Et que la partie estant obligée à la conservation du tout, l’homme de mesme ne le soit à celle de tous les hommes presque avant qu’à la sienne particuliere. Et voila pourquoy parlant de la generale division de la felicité je t’ay dit il y a quelques jours qu’elle estoit divisée de ceste sorte en contemplative &en civile.

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 Que la felicité qui nous vient des vertus morales nous rend plus semblables à Dieu que la contemplative. Qu’elle peut estre plus continuée que l’autre. Qu’elle n’a point d’autre fin que soy mesme. Et qu’elle est la seule, propre &particuliere de l’homme.

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EPISTRE X.




 Tu me fais une demande, Agathon, qui n’est pas peu difficile à resoudre, &en laquelle plusieurs ont travaillé il y a long temps. Et quoy que je sçache bien que je ne suis pas tel que je puisse m’establir juge de leur different, si ne laisseray je de mesler mes opinions parmy les leurs, &de te dire librement ce que j’en pense. Tu veux doncques sçavoir laquelle de ces deux felicitez contemplative &civile, doit estre preferée comme plus necessaire &propre à l’homme. Je te diray, Amy, qu’encore que presque tous ceux qui jusques icy en ont disputé, ayent conclu à l’avantage de la contemplative, je tiens toutefois |p. 479| que c’est la civile. Je sçay bien qu’ils disent que la felicité est la plus excellente qui s’approche davantage à la vie &à la majeste de Dieu. Or celle de l’homme qui gist en la contemplation s’approche le plus de celle de Dieu, &luy ressemble davantage : car en Dieu il n’y a point d’appetit contrariant à la raison, d’affection ny de passion, &par consequent il n’y peut avoir vertu morale, qui n’est que pour moderer ces appetits &ces affections. De plus Dieu ne raisonne point, ne delibere point, ny ne prend point de conseil : donc Dieu n’use point de prudence, puisque sans conseil, deliberation &discours la prudence n’a point de lieu. Ce n’est pas toutefois que comme un autre Endimion endormi sur le mont de Latmie ils vueillent à l’imitation des Epicuriens mettre Dieu dans un repos oiseux, mais disent que son action est seulement à se voir, &à voir tout en luy. Que si Dieu ne fait que contempler, par la contemplation donques nous nous rendrons plus semblables à luy.


 Mais c’est ce me semble fort mal discouru à eux de dire que les vertus Mo- |p. 480| rales ne soient point en Dieu : car je ne croy point qu’il y ait jamais eu secte de Philosophes pour déraisonnable qu’elle ait esté, qui n’ait tenu Dieu pour juste, pour clement, pour liberal, &pour plain de charité. Que si ces vertus en l’homme peuvent bien estre considerées si parfaictes qu’il en puisse faire les actions sans ressentir en soy nulle resistance des appetits contrariants à la raison, voire les ayant reduits en tel estat qu’ils ne sont plus contrarians à la raison, pourquoy ne les pouvons nous pas bien considerer en Dieu, puisque veritablement nous les y recognoissons &en ressentons les effects sans que les appetits dont ils parlent, y soyent. Que s’ils me demandent comme cela peut estre, je respondray que c’est à la façon de Dieu divinement : &que encores que nostre esprit, n’y puisse pas attaindre, nous ne devons pas conclure que ce que nous ne pouvons comprendre en Dieu n’y soit pas. Que si comme ils disent, Dieu n’est pas prudent, il faudroit donques dire qu’il est imprudent, dautant que la privation de la chose attraine presque necessairement son contraire : la privation de la lumiere, l’obscurité : la |p. 481| privation de la vie, la mort : la privation de la forme la deformité. Que si un esprit humain peut concevoir ce blaspheme contre Dieu, la moindre de toutes les choses que Dieu a faites le convaincra. Auouons donc que Dieu est prudent, juste &clement, &que nous pouvons par la justice, par la clemence, &par la prudence nous approcher davantage de Dieu, &nous rendre plus ressemblants à luy, comme je me ressouviens de t’avoir dit autrefois, que non point par la cognoissance des choses, qui en nous est si troublée, que elle ne retient rien de celle qui est en Dieu que le seul nom. Et par ainsi prenant leur fondement disons avec eux, que la felicité est la plus excellente qui s’approche davantage à la vie &à la majesté de Dieu : la contemplation ne nous peut pas rendre meilleurs que nous sommes, mais faut que ce soient les vertus Morales. Or Dieu qui est bon sera donc plus approché par ce qui nous rendra bons, que par ce qui nous peut rendre Intelligents. Aussi ne voyons nous que pas un des preceptes que ceste souveraine bonté nous donne, soient pour |p. 482| nous rendre plus sçavans, mais seulement meilleurs, &presque tous consistant aux vertus morales.


 Ils disent de plus qe la felicité de Dieu est eternelle, &que la contemplation est de plus de durée en nous que l’office des vertus morales : car en contemplant nous n’avons affaire que de nous, &que nous nous avons tousjours, si bien que nous pouvons tousjours contempler : mais les vertus morales attendent les occasions, &faut qu’elles prennent exterieurement comme un champ de bataille, où elles agissent, &que par ainsi la contemplation est plus ressemblante à la felicité de Dieu : mais je leur respons, que la contemplation en nous tant que nous vivons dans ce corps, est plus interrompuë &necessiteuse des choses exterieures que non pas les vertus morales. Car j’avouë bien que ceste partie de nostre ame qui est capable de contempler peut contempler toute seule : mais je dis bien aussi que tant que l’ame à l’autre partie des appetits, que l’Entendement ne peut contempler, si premierement ces appetits ne sont moderez &reglez à la raison. Et par |p. 483| ainsi la contemplation a affaire de plus de choses que la vertu morale, puis que mesme elle a affaire de la vertu morale : outre que encor qu’elle ne fust point obligée à la regle &moderation de ces appetits tumultueux, encores luy seroit-il impossible de continuer longuement sans interrompre sa contemplation, soit pour la necessité de la vie de l’animal, à laquelle il faut necessairement prouvoir, afin de contempler, &y prevoyant cesser la contemplation, soit pour les divers evenemens dont la vie de l’homme est poursuivie, qui non seulement nous contraignent de cesser la contemplation, mais qui encore nous en distrayent, de sorte que bien souvent nous n’y pouvons revenir qu’avec un extreme force que nous nous faisons. Au contraire la vertu Morale pour estre acquise, j’avouëray bien qu’il faut qu’elle ait un champ de bataille, &qu’elle attende les occasions : mais lors qu’une ame l’a acquise je ne diray pas que la continuation de ceste vertu requiere necessairement la continuation de ses actions, si l’occasion ne s’en presente, autrement l’hom- |p. 484| me vertueux lors qu’il dormiroit cesseroit d’estre vertueux. Mais suffit que ceste habitude soit en l’homme acquise par les actions passées, &qu’il soit en soy-mesme tellement disposé, qu’à toutes les fois qu’il se pourra, il puisse produire les effects de la vertu : ce que nous pouvons par exemple montrer plus euidemment. N’appellons nous peintre, que celuy qui produit l’action de la peinture ? car lors qu’il a parachevé son ouvrage, en l’intervale qu’il mettra d’en recommencer un autre cessera-il d’estre peintre ? Le cheval que l’escuyer aura dressé cessera-il de l’estre lors qu’il cessera de manier ? Et pourquoy nostre ame cessera elle d’estre vertueuse lors que elle sera reglée entierement à la raison si de fortune il ne se presente pas occasion d’en produire les effects ? Ce seroit une chose trop absurde, &ne croy pas qu’il y ait personne qui puisse en faire ce jugement &l’on peut dire avec verité que le Philosophe pour sçavant qu’il soit, lors qu’il cesse de contempler ne contemple plus : &par ainsi ceste felicité con- |p. 485| templative se continuë moins que celle des vertus morales, &par consequent est moins ressemblante à celle de Dieu qui jamais ne s’interrompt.


 Ils adjoustent encores : la felicité de Dieu ne tend à rien hors de soy : car la contemplation de soy mesme c’est son propre contentement &sa supreme fin, de mesme lors que nous contemplons nous nous arrestons à la seule contemplation, &ne la rapportons point à quelque autre fin : mais l’office des vertus morales se propose une fin exterieure, à sçavoir le repos public, &le bien de la commune societé des hommes.


 C’est une grande outrecuidance, Agathon, à ceux qui veulent nous faire accroire qu’ils sçavent mieux nostre volonté que nous, &mesme qui nous veulent persuader une chose qui ne peut estre. Ils disent que nous voulons estre vertueux pour autre chose que la vertu : &qu’est-ce qu’en terre nous pouvons desirer de mieux ? s’ils ne peuvent rien nous proposer de plus avantageux, pourquoy veulent- |p. 486| ils que nostre volonté se recule &refleschisse à quelque chose de moindre que ce qu’elle a, puisque de sa nature elle tend tousjours à ce qui est de meilleur ? outre que c’est chose impossible que le vertueux puisse estre vertueux, pour autre dessein que pour la vertu. Que s’ils m’alleguent que la police &l’œconomie regardent &la concorde, le bien &le repos des citoyens &de la famille, je leur respondray que cela ne sont que des rayons de cette vertu, &que ce n’est pas la vertu mesme : autrement il s’ensuivroit que tous ceux qui gouvernent &les familles, &les Republiques, &qui leur raportent quelque bien &commodité, seroient aussi necessairement vertueux : mais nous voyons bien souvent avenir le contraire, &que ceux qui les conservent &agrandissent sont quelquefois plus vicieux que ceux qui les laissent tomber en decadence, la malice ayant cela de propre, qu’elle est rusée, soupçonneuse &violente, &la vertu le plus souvent simple, franche &debonnaire : Conditions qui sont moins |p. 487| propres à se conserver des meschans, &à usurper le bien d’autruy, que non pas celles des vicieux. Et je dy qu’il est impossible que le vertueux ait autre dessein, ny autre fin que d’estre vertueux : parce que celuy-là qui se proposeroit un autre but, ne seroit desja plus vertueux, mais profaneroit une chose divine &sacrée, &seroit digne de blasme &de punition, &non pas de loüange &de recompence. Mais considerons le contemplateur cependant qu’il est en ceste vie, &voyons s’il contemple seulement pour contempler : car si c’est seulement pour la recherche du vray, &apres l’avoir trouvé le garder &resserrer en soy sans en faire part à personne, n’appellerons nous pas un tel homme inutile à la societé humaine &semblable à l’Auaritieux qui cache sous terre son tresor, &qui frustre les humains du bien que la nature luy commande de communiquer. Que si au contraire il en a fait part aux aux hommes, soit par ses escrits, soit par ses discours, sa contemplation ne demeurera pas en soy mes- |p. 488| me, &ainsi sera beaucoup plus esloignée de la felicité de Dieu que non pas celle des vertus morales, desquelles la fin ne sort point hors d’elle mesme, parce qu’elle n’est autre que de nous rendre bons, n’y ayant rien de plus desirable que la bontéé.


 Voicy encore une des plus fortes raisons qu’il alleguent : la felicité c’est la perfection de la chose renduë heureuse : la felicité donques de l’homme sera celle qui le rendra parfait en sa principale partie. Or est-il que l’ame est sans doute ce qui est de principal en l’homme. Et dautant que l’ame, comme nous avons dit se divise en deux parties l’une en l’entendement qui est raisonnable, l’autre aux appetits, Colere &Conuoiteux qui sont contrariants à la raison il n’y a personne qui n’avouë que l’entendement est beaucoup plus noble, puis mesme qu’il y en a plusieurs qui pour son excellence l’ont nommé l’homme. Que s’il est ainsi ce qui rendra cette partie parfaite sera aussi sa plus parfaite felicité : Or la contemplation qui luy acquiert la cognoissance des |p. 489| choses intelligibles est celle qui donne sa perfection à l’entendement. Ce sera donc en elle que sera sa felicité de l’homme.


 Ces jours passez que en general nous avons cherché la felicité, tu te peux bien resouvenir que contre les Stoiciens &Ciniques je me suis servi de cette mesme raison, mais c’est par ce que nous cherchions non pas la felicité de l’homme mortel, mais celle à laquelle il estoit capable de pouvoir parvenir apres sa mort, &non seulement pas sa propre nature, mais encor par l’aide survenante de Dieu. Mais à cette heure que nous le considerons d’autre sorte je respondray que nous recherchons la propre &particulier felicité de l’homme vivant. Or tout ainsi que nous ne dirons pas celuy vivre en homme qui seulement nourrit &accroit son corps, jusques à sa juste proportion, ou qui produict son semblable, ny mesme qui sent &qui se meut, car cela luy est commun avec les plantes &avec les autres animaux : de mesme nous ne devons pas dire que l’Ame qui seulement |p. 490| s’adonnera à la contemplation des choses intelligibles vive en homme, mais plustost en substance abstraite &separée de la matiere : outre que ce n’est pas une action qui luy soit particuliere, mais commune avec les intelligences.


 De sorte que pour rechercher la vraye &particuliere felicité de l’homme vivant, il faut que nous trouvions quelque chose qui convienne à toutes ses parties, &qui ne puisse convenir à autre qu’à luy. Et quelle pourra-ce estre, Agathon, si ce n’est vivre en animal raisonnable : or il vit en animal lors que il use des appetits, &il vit en raisonnable, lors que ses appetits sont reglez à la raison.


 Donques pour vivre en animal raisonnable il faut que ce soit avec ses appetits moderez &conduits par la raison, ce qui est la vraye vertu morale, &qui est tellement propre &particuliere à l’homme, qu’il n’y a que l’homme seul entre toutes les choses crées en l’univers qui puisse user d’une semblable vie. Or la pluspart de ceux qui jusques |p. 491| icy ont parlé de ce sujet ayant proposé cette question, quelle est la plus grande felicité de l’homme en cette vie, sortent incontinent des limites de leur theme, &vont rechercher la plus grande d’une partie &non pas du tout. Et certes lors qu’ils disent que c’est en la contemplation de Dieu, il faut le leur avoüer pour l’entendement : mais non pas pour l’homme entier, de qui l’entendement n’est qu’une partie : car l’homme comme souvent nous avons dit c’est le composé de l’ame &du corps, &ainsi pour ne frustrer tout ce composé de ce qui luy appartient, nous dirons que non pas la plus grande seulement, mais la seule &particuliere de l’homme, c’est celle qui luy vient des vertus morales que nous appellerons felicité humaine ou civile.


Fin du troisiesme livre des Epistres Morales
de Messire Honoré d’Urfé.

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LETTRES
AMOUREUSES
TIREES DES ASTRÉES
PAR LE SIEVR
d’Urfé.

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RESPONCE DE CELADON
à Lycidas.


 Ne t’enquiers plus de ce que je fais, mais sçache que je continuë tousjours en ma peine ordinaire. Aymer, &ne l’oser faire paroistre, n’aymer point, &jurer le contraire, cher frere, c’est tout l’exercice ou plustost le supplice de ton Celadon. On dit que deux contraires ne peuvent en mesme temps estre en mesme lieu, toutesfois la vraye &la feinte amitié, sont d’ordinaire en mes actions ; mais ne t’en estonne point, car je suis contraint à l’un par la perfection, &à l’autre par le commandement de mon Astre. Que si ceste vie te semble estrange, ressouviens-toy, que les miracles sont les œuvres ordinaires des Dieux, &que veux-tu que ma Déesse cause en moy que des miracles ?

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LETTRE DE CELADON
à la bergere Astrée.


 Mon Astre, si la dissimulation à quoy vous me contraignez, est pour me faire mourir de peine, vous pouvez plus aisement d’une seule parole : si c’est pour punir mon outrecuidance, vous estes juge trop doux, de m’ordonner un moindre supplice que la mort. Que si c’est pour esprouver quelle puissance vous avez sur moy, pourquoy n’en recherchez-vous un tesmoignage plus prompt que celuy-ci, de qui la longueur vous doit estre ennuyeuse ? car je ne sçaurois penser que ce soit pour celer nostre dessein, comme vous dites, puis que ne pouvant vivre en telle contrainte, ma mort sans doute en donnera assez prompte, &déplorable cognoissance. Jugez donc mon bel Astre, que c’est assez enduré, &qu’il est desormais temps que vous me permettiez de faire le personnage de Celadon, ayant si longuement, &avec tant de peine, representé celuy de la personne du monde, qui lui est la plus contraire.

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LETTRE D’AMARILLIS
à Alcippe.


 Vostre opiniastreté a surpassé la mienne ; mais la mienne aussi surmontera celle qui me contraint de vous advertir, que demain je parts, &qu’aujourd’huy si vous me trouvez sur le chemin, où nous nous rencontrasmes avanthier, &que vostre Amour se puisse contenter de parole, elle aura occasion de l’estre, &à Dieu.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Qu’est-ce que vous entreprenez Celadon ? en quelle confusion vous allez-vous mettre ? croyez moy qui vous conseille en amye, laissez ce dessein de me servir, il est trop plein d’incommoditez : quel contentement y esperez-vous ? je suis tant insupportable que ce n’est guere moins entreprendre que l’impossible ; il faudra servir, souffrir, &n’avoir |p. 496| des yeux, ny de l’Amour que pour moy : car ne croyez point que je vueille avoir à partir avec quelqu’autre, ny que je reçoive une volonté à moitié mienne : je suis soupçonneuse, je suis jalouse, je suis difficile à gaigner ; &facile à perdre ; &puis aisée à offenser, &tres-mal aisée à rapaiser ; la moindre doute est en moy une asseurance : il faut que mes volontez soient des destinées, mes opinions des raisons, &mes commandemens des loix inviolables. Croyez moy, encor un coup, retirez-vous, Berger, de ce dangereux labyrinthe, &fuyez un dessein si ruineux. Je me recognois mieux que vous, ne vous figurez de pouvoir à la fin changer mon naturel, je rompray plustost que de plier, &ne vous plaignez à l’advenir de moy, si à ceste heure vous ne croyez ce que je vous en dis.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Vous ne voulez croire que je vous ayme, &desirez que je croye que vous m’aymez : si je ne vous ayme point, |p. 497| que vous profitera la creance que j’auray de vostre affection ? A faire peut-estre, que ceste opinion m’y oblige ? A peine, Celadon, le pourra ceste foible consideration si vos merites, &les services que j’ay receus de vous ne l’ont peu encores. Or voyez en quel estat sont vos affaires : je ne veux pas seulement que vous sçachiez que je croy que vous m’aymez, mais je veux de plus, que vous soyez asseuré que je vous ayme, &entre tant d’autres une chose seule, vous en doit rendre certain : si je ne vous aimois donc point, qui me feroit mespriser le contentement de mes parens ? Si vous considerez combien je leur doy, vous cognoistrez en quelque sorte la qualité de mon amitié, puis que non seulement elle contrepese, mais emporte de tant, un si grand poids : &à Dieu : ne soyez plus incredule.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Lycidas a dit à ma Phillis que vous estiez aujourd’huy de mauvaise humeur, en suis-je cause, ou vous ? Si c’est |p. 498| moy, c’est sans occasion, car ne veux-je pas tousjours vous aimer &estre aimée de vous ? &ne m’avez-vous mille fois juré, que vous ne desiriez que cela pour estre content ? Si c’est vous, vous me faites tort, de disposer sans que je le sçache, de ce qui est à moy : car par la donation que m’avez faicte, &que j’ay receuë, &vous &tout ce qui est de vous m’appartient. Aduertissez m’en donc, &je verray si je vous en dois donner permission, &cependant je les vous deffends.



LETTRE DE LIGDAMON
à Silvie.


 La perte de ma vie n’eust eu assez de force pour vous decouvrir la temerité de vostre serviteur, sans vostre exprés commandement : si toutesfois vous jugez que je dois mourir, &me taire ; dittes aussi que vos yeux devoient avoir moins absoluë puissance sur moy : Car si à la premiere semonce, que leur beauté m’en fit, je ne peus me deffendre de leur donner mon ame, comment en ayant esté si souvent requis, eusse-je refusé la re- |p. 499| cognoissance de ce don ? que si toutesfois j’ay offencé en offrant mon cœur à vostre beauté, je veux bien pour la faute que j’ay commise de presenter à tant de merites chose de si peu de valeur, vous sacrifier encore ma vie, sans regretter la perte de l’un ny de l’autre, que d’autant qu’ils ne vous sont agreables.



RESPONCE DE SILVIE
à Ligdamon.


 S’il y a quelque chose en vous qui me plaise, c’est moins vostre mort que tout autre : la recognoissance de vostre faute m’a satisfaite, &ne veux point d’autre vengeance de vostre temerité, que la peine que vous en aurez : recognoissez-vous à l’advenir, &me recognoissez : à Dieu, &vivez.


 Je luy escrivis ces mots au bas de la lettre, à fin qu’il esperast mieux ayant un si bon second.

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BILLET DE LEONIDE A
Lygdamon, dans la response à Silvie.


 Leonide a mis la plume en la main à ceste Nymphe : Amour le vouloit, vostre justice l’y conuyoit, son devoir le luy commandoit ; mais son opiniastreté avoit une grande deffense. Puis que ceste faveur est la premiere que j’ay obtenue pour vous, guerissez vous, &esperez.



LETTRE D’ARISTANDRE,
à Sylvie.


 Si mon affection ne vous a peu rendre mon service agreable, ny mon service mon affection : que pour le moins, ou ceste affection vous rende ma mort pleine de pitié, ou ma mort vous asseure de la fidelité de mon affection : &que comme nul n’ayma jamais tant de perfections, que nul aussi n’ayma jamais avec tant de passion. Le dernier tesmoignage que je vous en rendray, sera le don de ce que j’ay le plus cher apres vous, qui est |p. 501| mon frere : car je sçay bien que je le vous donne, puis que je luy ordonne de vous voir, sçachant assez par experience qu’il est impossible que cela soit sans qu’il vous ayme. Ne vueillez pas, ma belle meurtriere, qu’il soit heritier de ma fortune, mais ouy bien de celle que j’eusse peu justement meriter envers toutes autre que vous. Celuy qui vous escrit, c’est un serviteur, qui pour avoir eu plus d’Amour qu’un cœur n’estoit capable d’en concevoir, voulut mourir plustost que d’en diminuer.



BILLET DE LEONIDE
à Ligdamon.


 Le bien, que sans le sçavoir on avoit fait à vostre rival, le sçachant luy a esté ravy : jugez en quel terme sont ses affaires, puis que les faveurs qu’il a procedent d’ignorance : &les defaveurs de deliberation.

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LETTRE DE CELADON
à la Bergere Astrée.


 Belle Astrée, mon exil a esté vaincu de ma patience ; fasse le Ciel qu’il l’ait aussi esté de vostre amitié : je suis party avec tant de regret, &revenu avec tant de contentement, que n’estant mort, ny en allant ny en revenant, je tesmoigneray tousjours qu’on ne peut mourir de trop de plaisir, ny de trop de deplaisir. Permettez-moy donc que je vous voye, à fin que je puisse raconter ma fortune à celle qui est ma seule fortune.



LETTRE DE LYCIDAS
à Phillis.


 Si je vous ay tousjours aymée, que jamais ne sois-je aymé de personne, &si mon affection a jamais changé, que jamais le malheur où je suis ne se change. Il est vray que depuis quelque temps, j’ay plus caché d’Amour dans le cœur, que je n’en ay laissé paroistre en mes yeux, ny |p. 503| en mes paroles. Si j’ay failly en cela, accusez en le respect que je vous porte, qui m’a ordonné d’en user ainsi. Que si vous ne croyez le serment que je vous en fay, tirez en telle preuve que vous voudrez de moy, &vous cognoistrez que vous m’avez mieux acquis, que je ne sçay vous en asseurer par mes veritables, mais trop impuissantes paroles.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Hier nous allasmes du Temple, où nous fusmes assemblez pour assister aux honneurs qu’on fait à Pan &à Siringue en leur chommant ce jour ; j’eusse dit festoyant si vous y eussiez esté : mais l’amitié que je vous porte est telle, que ny mesmes les choses divines, s’il m’est permis de le dire ainsi, sans vous ne me peuvent plaire. Je me trouve tant incommodée de nos communs importuns, que sans la promesse que j’ay de vous escrire tous les jours, je ne sçay si aujourd’huy vous eussiez eu de mes nouvelles : recevez-les donc pour ce coup de ma promesse.

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LETTRE DE CELADON
à la Bergere Astrée.


 Vous m’obligez &desobligez en mesme temps ; pardon si ce mot vous offense : Quand vous me dittes que vous m’aimez, puis je avoir quelque plus grande obligation à tous les Dieux ? Mais l’offence n’est pas petite quand ceste fois vous ne m’escrivez que pour me l’avoir promis : car je dois ce bien à vostre promesse &non pas à vostre amitié. Ressouvenez vous je vous supplie, que je ne suis pas à vous par ce que je le vous ay promis, mais parce que veritablement je suis vostre, &que de mesme je ne veux pas des lettres pour les conditions qui sont entre nous : mais pour le seul tesmoignage de vostre bonne volonté, ne les cherissant pas pour estre marchandées : mais pour m’estre envoyées d’une entiere &parfaite affection.

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LETTRE CONTREFAITE
d’Astrée à Celadon.


 Celadon, puis que je suis contrainte par le commandement de mon pere, vous ne trouverez point estrange que je vous prie de finir cest Amour qu’autrefois je vous ay conjuré de rendre eternelle : Alcé m’a donnée à Corebe : &quoy que le party me soit advantageux, si est-ce que je ne laisse de ressentir beaucoup la separation de nostre amitié. Toutefois puis que c’est folie de contrarier à ce qui ne peut arriver autrement, je vous conseille de vous armer de resolution, &d’oublier tellement tout ce qui s’est passé entre-nous, que Celadon n’ait plus de memoire d’Astrée, comme Astrée est contrainte d’ores en là, de perdre pour son devoir tous les souvenirs de Celadon.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Mon cher Celadon j’ay receu vostre lettre, qui m’a esté autant a- greable, que je sçay que les miennes le vous sont ; &n’y ay rien trouvé qui ne me satisface, hors-mis les remerciemens que vous me faites, qui ne me semblent à propos, ny pour mon amitié, ny pour ce Celadon qui des long temps s’est desja tout donné à moy : car s’ils ne sont point vostres, ne sçavez-vous pas que ce qui n’a point ce titre ne sçauroit me plaire ? que s’ils sont à vous, pourquoy me donnez-vous separé ce qu’en une fois j’ay receu, quand vous vous donnastes tout à moy ? n’en usez donc plus, je vous supplie, si vous ne me voulez faire croire, que vous avez plus de civilité que d’Amour.



LETTRE DE CORILAS
à Stelle.


 Il est bien impossible de vous voir sans vous aymer, mais plus encore de vous aymer sans estre extréme en telle affection ; que si pour ma deffence il vous plaist de considerer ceste verité, quand ce papier se presentera devant vos yeux, je m’asseure que la grandeur de mon mal obtiendra par pitié autant de pardon |p. 507| envers vous, que l’outrecuidance qui m’esleue à tant de merites, pourroit meriter de juste punition. Attendant le jugement que vous en ferez ; permettez que je baise mille &mille fois vos belles mains, sans pouvoir par tel nombre esgaler celuy des morts, que le refus de ceste supplication me donnera, ny des felicitez, qui m’accompagneront, si vous me recevez comme veritablement je suis, pour vostre tres affectionné &fidelle serviteur.



LETTRE DE FILANDRE
à Diane.


 Ceux qui ont l’honneur de vous voir courent une dangereuse fortune. S’ils vous ayment ils sont outrecuidez, &s’ils ne vous ayment point, ils sont sans jugement ; vos perfections estant telles, qu’avec raison elles ne peuvent, ny estre aymées ny n’estre point aymées : &moy estant contraint de tomber en l’une de ces deux erreurs, j’ay choisi celle qui a plus esté selon mon humeur, &dont aussi bien il m’estoit impossible de me retirer. |p. 508| Ne trouvez donc mauvais, belle Diane, puis qu’on ne vous peut voir sans vous aimer, que vous ayant veüe je vous aime. Que si cette temerité merite chastiment, ressouvenez-vous que j’aime mieux vous aymer en mourant que vivre sans vous aymer. Mais, que dis-je, j’ayme mieux ? il n’est plus en mon choix : car il faut que par necessité je sois tant que je vivray, aussi veritablement vostre serviteur, que vous ne sçauriez estre telle que vous estes, sans estre la plus belle Bergere qui vive.



LETTRE DE HYLAS
à Carlis.


 Je ne vous escris pas à ce coup Carlis, pour vous dire que je vous ay aymée, car vous ne l’avez que trop creu ; mais bien pour vous asseurer que je ne vous aime plus : Je sçay asseurément que vous serez estonnée de ceste declaration, puis que vous m’avez tousjours plus aimé presque que je n’ay sceu desirer : mais ce qui me retire de vous, il faut par force advoüer que c’est vostre mal-heur qui ne |p. 509| vous veut continuer plus long temps le plaisir de nostre amitié, ou bien ma bonne fortune, qui ne me veut davantage arrester à si peu de chose. Et afin que vous ne vous plaigniez de moy je vous dis à dieu, &vous donne congé de prendre party où bon vous semblera, car en moy vous n’y devez plus avoir d’esperance.



RESPONSE DE CARLIS
à Hylas.


 Hylas, l’outrecuidance a esté celle qui vous a persuadé d’estre aymé de moy, &la cognoissance que j’ay eu de vostre humeur, &ma volonté qui l’a tousjours trouvée fort desagreable, ont esté celles qui m’ont empesché de vous aimer, si bien que toute l’amitié que je vous ay portée, a esté seulement en vostre opinion, &de mesme mon mal heur, &vostre bonne fortune, &en cela il n’y a rien eu de certain, sinon que veritablement quand vous avez creu d’estre aymé de moy, vous avez esté trompé. Je vous le jure, Hylas, par tous les merites que vous pensez estre, &qui ne sont pas en |p. 510| vous, qui sont en beaucoup plus grand nombre que ceux qui me defaillent pour estre digne de vous. L’advantage que je pretens en tout ceci, c’est d’estre exempte à l’advenir de vos importunitez, &pour n’estre point entierement ingratte du plaisir que vous me faites en cela, je ne sçay que vous souhaitter de plus advantageux, &pour moy aussi, sinon que le Ciel vous fasse à jamais continuer ceste resolution pour mon contentement, comme il vous donna la volonté de me rechercher, pour m’importuner. Cependant vivez content, &si vous l’estes autant que moy, estant delivrée d’un fardeau si fascheux croyez, Hylas, que ce ne sera peu.



RESPONSE DE STILLIANE
à Hylas.


 Hylas, voyez combien sont mal fondez vos desseins, vous voulez que pour la consideration de Carlis je vous aime, &il n’y a rien qui me convie tant à vous haïr que la memoire que j’ay de Carlis. Vous dittes que vous m’aimez, si quelqu’autre plus veritable que |p. 511| vous me le disoit je le pourrois peut estre croire : car je cognois bien que je le merite, mais moy qui ne mens jamais, je vous asseure que je ne vous ayme point, &pource n’en doutez nullement ; aussi seroit ce avoir bien peu de jugement d’aymer une humeur si mesprisable. Si vous trouvez ces paroles un peu trop rudes, ressouvenez-vous, Hylas, que j’y suis contrainte, afin que vous ne vous persuadiez pas d’estre aymé de moy. Carlis m’est tesmoin de la condition de Hylas, &Hylas le sera de la mienne, si pour le moins il veut quelquefois dire vray. Si ceste response vous plaist, remerciez en la priere de Hermante, si elle vous desplaist, ressouvenez vous de n’en accuser que vous mesme.



LETTRE DE LINDAMOR
à Galathée.


 Avtrefois l’Amour, à ceste heure le desespoir de l’Amour, me met ceste plume en la main, avec dessein, si elle ne me rapporte point de soulagement, de la changer en fer, qui me promet une en- |p. 512| tiere, quoy que cruelle guerison : Ce papier blanc, que pour response vous m’avez envoyé, est bien un tesmoignage de mon innocence, puis que c’est à dire que vous n’avez rien trouvé pour m’accuser, mais ce m’est bien aussi une asseurance de vostre mespris, car d’où pourroit proceder ce silence, si ce n’estoit de là ? L’un me contente en moy mesme, l’autre me desespere en vous. S’il vous reste quelque souvenir de mon fidelle service, par pitié je vous demande ou la vie ou la mort : je partis le plus desesperé, qui jamais ait eu quelque sujet de desesperer.



RESPONSE DE LEONIDE
à Lindamor pour Galathée.


 Tirez de vostre mal la cognoissance de vostre bien : si vous n’eussiez point esté aymé ; on n’eust pas ressenty peu de chose, vous ne pouvez sçavoir quelle est vostre offense que vous ne soyez present, mais esperez en vostre affection, &en vostre retour.

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BILLET DE LEONIDE
à Lindamor.


 Je viens de sçavoir que vous estes party : la pitié de vostre mal me contraint de vous dire l’occasion de vostre desastre : Polemas a publié que vous aimez Galathée, &vous en alliez vantant, un grand courage comme le sien n’a peu souffrir une grande offense sans ressentiment : que vostre prudence vous conduise en cet affaire avec la discretion qui vous a tousjours accompagné : à fin que pour vous aymer, &avoir pitié de vostre mal, je n’aye en eschange dequoy me douloir de vous, à qui je promets toute ayde &faveur.



BILLET DE LINDAMOR
à Leonide.


 Madame, qui pourra douter de mon innocence, ne sera peu coulpable envers la verité : toutefois si les yeux serrez ne voyent point la lumiere, |p. 514| encor que sans ombre, elle leur esclaire, il m’est permis de douter que Madame, pour mon malheur, n’ait les yeux fermez à la clarté de ma justice : obligez moy de l’asseurer, que si le sang de mon ennemy ne peut laver la noirceur dont il a tasché de me salir, j’y adjousteray plus librement le mien, que je ne conserveray ma vie, qui est sienne, quelle que sa rigueur me la puisse rendre.



RESPONSE DE LEONIDE
à Lindamor.


 Vostre justice esclaire de sorte, que mesme les yeux les plus fermez ne peuvent en nier la clarté. Contentez-vous que ceux que vous desirez qui la voyent par moy, ayant sçeu vostre resolution, l’ont recogneuë tres-juste : Il est vray que tout ainsi que les blesseures du corps ne sont pas du tout gueries encor que le danger en soit osté, &qu’il faut en cela du temps, celles de l’ame en sont de mesme : mais en ayant osté le danger par vostre valeur &prudence, vous devez laisser au temps de faire ses actions ordi- naires, vous ressouvenant que les playes qui se ferment trop promptement sont subjettes à faire sac, qui par apres est plus dangereux que n’estoit la blesseure. Esperez tout ce que vous desirez, car vous le pouvez faire avec raison.


 Je luy escrivis de cette sorte, afin que la tristesse ne nuisist pas à ses blesseures, &qu’il guerist plustost : il me rescrivit ainsi.


REPLIQUE DE LINDAMOR
à Leonide.


 Ainsi, belle Nymphe, puissiez-vous avoir toute sorte de contentement, comme tout le mien vient &despend de vous seule, j’espere puis que vous me le commandez : toutesfois Amour qui n’est jamais sans estre accompagné de doute, me commande que je tremble : mais fasse de moy le Ciel ce qu’il luy plaira, je sçay qu’il ne peut me refuser le tombeau.

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LETTRE DE CELION
à Bellide.


 Belle Bergere, si vos yeux estoient aussi pleins de verité, qu’ils le sont de cause d’Amour : la douceur que d’abord ils promettent, me les feroient adorer avec autant de contentemens, qu’elle a produit en moy de vaine esperance. Mais tant s’en faut qu’ils soient prests de satisfaire à leurs trompeuses promesses, que mesmes ils ne les veulent advoüer, &sont si esloignez de guerir ma blesseure, qu’ils ne s’en veulent pas seulement dire les autheurs. Si est-ce que mal-aysement la pourront-ils nier, s’ils considerent quelle elle est, n’i ayant pas apparence, qu’autre beauté que la leur, en puisse faire de si grandes. Et toutesfois comme si vous aviez dessein d’égaler vostre cruauté à vostre beauté, vous ordonnez que l’affection que vous avez fait naistre, meure cruellement en moy. Dieux ! fut-il jamais une plus impitoyable mere ! Mais moy qui ay plus cherce qui vient de vous, que ma propre vie, ne pouvant souffrir une si grande injustice, je suis resolu de porter ceste affection avec moy dans le cercueil, esperant que le Ciel esmeu en fin par ma patience, vous obligera à m’estre quelquefois aussi pitoyable, que vous m’estes chere maintenant &cruelle.



LETTRE D’AMARANTHE
à Celion.


 Vos perfections doivent excuser mon erreur, &vostre courtoisie recevoir l’amitié que je vous offre : je me voudrois mal, si j’aymois quelque chose moindre que vous, mais pour vostre merite, je faits ma gloire, d’où ma honte procederoit pour un autre. Si vous refusez ce que je vous presente ce sera faute d’esprit ou de courage, lequel que ce soit des deux, vous est aussi peu honorable, qu’a moy d’estre refusée.



RESPONSE DE CELION
à Amaranthe.


 Je ne sçay qu’il y a en moy, qui vous puisse esmouvoir à m’aymer, toute- |p. 518| fois je m’estime autant heureux qu’une telle Bergere me daigne regarder, que je suis infortuné de ne pouvoir recevoir une telle fortune : Que pleust à ma destinée, que je me pusse aussi bien donner à vous comme je n’en ay la puissance, Belle Amaranthe, je me croirois le plus heureux qui vive, de vivre en vostre service, mais n’estant plus en ma disposition, vous n’accuserez, s’il vous plaist, mon esprit ny mon courage de ce à quoy la necessité me contrainct. Ce me sera tousjours beaucoup de contentement d’estre en vos bonnes graces, mais à vous encor plus de regret de remarquer à tous moments l’impuissance de mon affection. Si bien que je suis forcé de vous supplier par vostre vertu mesme, de diminuer ceste trop ardente passion en une amitié moderée, que je recevray de tout mon cœur ; car telle chose ne m’est impossible, &ce qui ne l’est pas ne me peut estre trop difficile pour vostre service.

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LETTRE DE CELION
à Bellinde.


 Si j’avois merité un traittement si rude que celuy que je reçois de vous, j’eslirois plustost la mort que de le souffrir : mais puis que c’est pour vostre contentement, je le reçois avec un peu plus de plaisir, que si en eschange vous m’ordonniez la mort : toutefois puis que je me suis tout donné à vous, il est raisonnable que vous en puissiez absolument disposer. J’essayeray donc de vous obeyr, mais ressouvenez-vous qu’aussi long-temps que durera ceste contrainte, autant faudra-t’il rayer des jours de ma vie, car je ne nommeray jamais vie, ce qui rapporte plus de douleur que la mort : abregez le donc, rigoureuse Bergere, s’il y a encores en vous seulle estincelle, non pas d’amitié, mais de pitié seulement.

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RESPONSE DE CELION A
Bellinde en son transport.


 Faut-il donc inconstante Bergere, que ma peine survive mon affection ? Faut-il que sans vous aymer, j’aye tant de peine pour vous sçavoir entre les mains d’un autre ? N’est-ce point que les Dieux me vueillent punir pour vous avoir plus aymée que je ne devois ? ou plustost n’est-ce point que je me figure de ne vous aymer plus, &que toutefois j’aye plus d’Amour pour vous, que je n’eus jamais ? Toutesfois, pourquoy vous aymerois-je, puis que vous estes, &ne pouvez estre à autre qu’à une personne que je n’ayme point ? mais au contraire, pourquoy ne vous aymerois-je point, puis que je vous ay tant aymée ? Il est vray : mais je ne vous dois point aymer : car vous estes ingrate, une ame toute d’oubly, &qui n’a nul ressentiment d’Amour. Toutefois quelle que vous soyez si estes vous Bellinde, &Bellinde peut elle estre sans que Celion l’ayme ? Vous ayme-je donc, ou si je ne vous ayme point ? Jugez- |p. 521| en vous-mesme, Bergere, car quant à moy j’ay l’esprit si troublé, que je n’en puis discerner autre chose, sinon que je suis la personne du monde la plus affligée.


 Et au bas de la lettre, il y avoit ces vers.



STANCE.


 Je ne puis excuser ceste extreme inconstance,
Qui nous a fait si mal changer d’affection :
Changer de bien en mieux, je l’appelle prudence,
Mais de changer en pis, peu de discretion.



LETTRE DE BELLINDE
à Celion.


 Il m’est impossible de supporter davantage le tort que vostre estrange façon de vivre nous fait à tous deux. Je ne nie pas que vous n’ayez occasion de plaindre nostre fortune : Mais je dis bien qu’une personne sage n’en sçauroit avoir qui luy permette sans blasme de devenir fol. Quel transport est celuy qui vous |p. 522| empesche de voir, que donnant cognoissance à tout le reste du monde, que vous mourez d’Amour pour moy, vous me contraignez toutefois de croire que veritablement vous ne m’aymez point. Car si vous m’aymiez voudriez-vous me desplaire ? &ne sçavez-vous pas que la mort ne me sçauroit estre plus ennuyeuse que l’opinion que vous donnez à chacun de nostre amitié ? Cessez donc, mon frere, je vous supplie, &par ce nom qui vous oblige d’avoir soing de ce qui me touche, je vous conjure, que si present vous ne pouvez supporter ce desastre sans donner cognoissance de vostre ennuy, vous preniez pour le moins resolution de vous esloigner en sorte, que ceux qui vous oyront plaindre, ne cognoissant point mon nom ne fassent que regretter avec vous vos ennuis, sans pouvoir rien soupçonner à mon desadvantage. Si vous me contentez en ceste resolution, vous me ferez croire que c’est surabondance, &non point defaut d’affection, qui a vous fait errer contre moy. Et ceste consideration obligera à Bellinde, toute l’amitié qu’elle vous porte, de conserver tousjours chere la memoire de ce frere qui l’ayme |p. 523| &qu’elle ayme parmy tous ces cruels &insupportables desplaisirs.



LETTRE DE LINDAMOR
à Galathée.


 Ny le retardement de mon voyage, ny les horreurs de la guerre, ny les beautez de ces nouvelles hostesses de la Gaule ne peuvent tellement occuper le souvenir que vostre fidele serviteur a de vous, qu’il ne revole continuellement au bien-heureux sejour, où en vous esloignant je laissay toute ma gloire : si bien que ne pouvant refuser à mon affection la curiosité de sçavoir comme Madame se porte apres vous avoir mille fois baisé la robbe, je vous presente toutes les bonnes fortunes dont les armes m’ont voulu favoriser &les offre à vos pieds, comme à la divinité dont je les recognois. Si vous les recevez pour vostres la renommée les vous donnera de ma part, qui me l’a promis ainsi, aussi bien que vous l’honneur de vos bonnes graces à vostre tres-humble serviteur.

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LETTRE DE LIGDAMON
à Sylvie.


 Si vous avez esté offensée de l’outrecuidance qui m’a poussé à vous aymer, ma mort qui s’en est ensuivie vous vengera. Que si elle vous est indifferente, je m’asseure que ce dernier acte de mon affection, me gaignera quelque chose de plus advantageux en vostre ame : s’il advient ainsi, je cheris la ressemblance de Lydias, plus que ma naissance, puis que par elle je vins au monde pour vous estre ennuyeux, &que par celle-cy j’en sors vous estant agreable.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Dieu permette Celadon, que l’asseurance que vous me faites de vostre amitié, me puisse estre aussi longuement continuée comme d’affection je vous en supplie, &de croire que je vous tiens plus cher, que si vous m’estiez frere, &qu’au tombeau mesme je seray vostre.

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A la plus aymée &plus belle Bergere de l’univers, le plus infortuné &plus fidelle de ses serviteurs envoye le salut que la fortune luy denie.


 Mon extreme affection ne consentira jamais que je donne le nom de peine &de supplice à ce que vostre commandement m’a faict ressentir, ny ne souffrira jamais, que la plainte sorte de ceste bouche, qui n’a esté destinée que pour vostre loüange. Mais elle me permettra bien de dire que l’estat où je suis, qu’un autre treuveroit peut estre insupportable, me contente, d’autant que je sçay que vous le voulez &l’ordonnez ainsi. Ne faictes donc point de difficulté d’estendre plus outre encor s’il se peut vos commandemens, &je continueray en mon obeyssance, à fin que si durant ma vie je n’ay peu vous asseurer de ma fidelité, les champs Elysées pour le moins, &les ames bien-heureuses qui y sont, recognoissent que je suis le plus fidelle, comme le plus infortuné de vos serviteurs.

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LETTRE DE DORINDE
à Hylas.


 Je m’y trouveray puis que vous le voulez ainsi : aussi seroit-il bien mal-aisé que vous y fussiez sans moy, puis que je ne suis jamais sans vous. Mais resouvenez vous d’avoir aussi bien les yeux sur ma reputation, que sur nostre contentement. Quant à moy, lors que je sçay que vous voulez quelque chose de moy, je suis aveugle pour toute autre consideration. C’est donc à vous à y prendre garde si vous m’aimez. Et à Dieu jusques à ce que je voye celuy qui est aimé de moy, &qui m’aime, si pour le moins les Dieux me veulent rendre contente.



RESPONCE DE DORINDE
à Hylas.


 Je croy de vostre affection encor plus que vous ne m’en dites. Mais pourquoy ne m’aymez vous autant que je vous ayme ? Vous jurerez sans doute que vous |p. 527| m’aymez davantage. S’il est ainsi, pourquoy n’avez aussi bonne opinion de mon amitié, que j’ay de la vostre ? Il ne sert à rien de dire que les femmes ne sçavent point aymer : car vous avez tant d’experience du contraire, que vous estes le plus incredule du tous les hommes, si par mes effects vous ne croyez à mes paroles.


 Voicy la troisiesme qu’elle rencontra.



LETTRE DE DORINDE
à Hylas.


 Je vous envoye ce pourtrait que vous avez desiré de moy, non pas pour vous faire perdre personne que vous ayez acquise, comme vous me fistes autresfois avec un semblable present, mais pour vous asseurer que vous avez autant de puissance sur celle qui le vous envoye que sur la peinture mesme que je vous remets entre les mains. S’il m’estoit permis je serois aussi souvent avec vous qu’elle sera heureuse en cela plus que moy, &moins heureuse seulement en ce qu’elle possedera ce bien sans le cognoistre, que sans le posseder j’estime plus que ma vie.

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LETTRE DE FLORICE
à Hylas.


 Quand vous verrez cette escriture, peut estre vous souviendrez vous d’en avoir veu autrefois lors que vous aymiez celle qui vous escrit, &que vous avez tant offencée. Que s’il avient ainsi, jugez quelle est l’amitié que je vous ay portée, puis qu’apres un si grand outrage, elle me fait mettre la main à la plume, pour vous faire sçavoir l’estat où se trouve celle que vous avez tant aymée, &qui vous ayme encores plus que toutes les choses du monde, en despit de toutes les injures que vous luy avez faites. Sçachez donc que sans y penser, &en feignant je me vois toute à un autre par les rigoureuses loix du mariage, &qu’il n’y a point d’autre remede, sinon que vous vueillez à cette heure celle que vous avez desja vouluë tant de fois, m’asseurant que mes parens choisiront tousjours plustost vostre alliance que celle de Teombre, à qui, helas ! je suis destinée si vous ne m’aymez autant que je vous ayme.

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LETTRE DE HYLAS
à Florice.


 Vous avez donc le courage de vous donner à Teombre ? vous avez donc si peu de memoire de l’amitié de Hylas, que vous luy vueillez preferer un tel homme ? Doncques vous estes au monde, pour le contenter, &moy pour vous regretter ? O Dieux le permettrez-vous ? ou le permettant ne punirez-vous point ceste ingrate, &mescognoissante Florice ?



LETTRE DE HYLAS
à Florice.


 Puis qu’il est impossible que Florice ne suive le cours de son malheureux destin, je pars de ceste ville, ne pouvant souffrir une veuë si deplorable pour moy. J’ayme mieux en apprendre le malheureux succez par mes oreilles que par mes yeux, reservant desormais ceux-cy pour pleurer un si miserable accident. Les Dieux vous en donnent autant de contentement que vous m’en laissez peu, &vous le vueillent continuer aussi longuement que durera le cuisant regret que j’en ay, &qui m’accompagnera dans le cercueil, où mesme je me plaindray de vostre changement, &de la rigueur de ma fortune.



LETTRE DE FLORICE
à Hylas.


 Si je pouvois vous envoyer ma vie dans ce papier aussi bien que la verité de mon intention, je ne me plaindrois pas de l’injustice du Ciel qui m’a destinée à manquer à mon Amour ou à mon devoir. Demain sera le dernier jour de ma vie, si pour le moins on doit appeller mort ce qui ravit toute espece de contentement. Si Hylas veut accompagner mon desplaisir du sien, il peut me retirer du tombeau, &plus encores s’il ne laisse pas de m’aymer toute miserable que je suis.

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LETTRE DE FLORICE
à Hylas.


 Celuy qui n’est au monde que pour nostre supplice s’en va demain hors de la ville. Si vous venez tout le soir sera nostre. Le reste du temps que je passe esloignée de ce que j’ayme, je ne dis pas qu’il soit à nous.



LETTRE DE FLORICE,
à Hylas.


 C’est la plus cruelle ennemie que tu auras jamais, qui t’escrit maintenant, pour t’advertir que ny Dorinde ny toy, n’avez eu assez de meschancetez pour la faire mourir, &que le Ciel me laissera assez de vie pour me vanger de tous deux. Cependant, oublie mon nom, comme tu as perdu le souvenir des faveurs que je t’ay faites.

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ORAISON,
A LA DEESSE ASTRÉE.


 Grande &toute-puissante Déesse encore que vos perfections ne puissent estre esgallées, il ne faut que nos sacrifices ne pouvant estre tels que vous meritez laissent de vous estre agreables, puis que si les Dieux ne recevoyent que ceux qui sont dignes d’eux, il faudroit qu’eux mesmes fissent la victime. Or ce que je viens offrir à vostre Deité, c’est un cœur &une volonté, qui n’ont jamais esté dediez qu’à vous seule. Si ceste offrande vous est agreable, tournez vos yeux pleins de pitié sur ceste ame qui les a tousjours trouvez si pleins d’Amour, &par un acte digne de vous sortez de la peine où elle demeure continuellement, &la mettez au repos duquel son malheur &non son demerite l’a jusques ici esloignée. Je vous requiers ceste grace par le nom de Celadon, de qui la memoire vous doit plaire, si celle du plus fidelle &affectionné de vos serviteurs, |p. 533| peut jamais avoir obtenu de vostre Divinité ceste glorieuse satisfaction.



LETTRE DE THERSANDRE
à Madonthe.


 Comme contraint, &non pas comme m’en estimant digne, je prens la hardiesse, Madame, de me dire vostre tres-humble serviteur. S’ils faloit que vous fussiez seulement servie de ceux qui sont dignes de vous, il faudorit aussi que ceux là seuls eussent le bon heur de vostre veuë. Car encor que nous n’en ayons les merites, nous ne laissons d’en recevoir les desirs, qui nous sont d’autant plus insupportables qu’ils sont moins accompagnez de l’esperance. Mais si l’Amour continuant en vous ses ordinaires miracles, vous rendoit agreable une extreme affection, Madame, je m’estimerois tres-heureux, &vous seriez fort fidellement servie. Car je sçay bien que jamais personne ne parviendra à la grandeur de ma passion encore que tous les cœurs se missent ensemble pour vous aymer, &adorer.

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DEFFY DE DAMON,
à Thersandre.


 Si l’offence que j’ay receuë de vous, n’estoit de celles qui ne peuvent estre effacées qu’avec le sang, je ne desirerois pas, Thersandre, de vous voir seul avec l’espée en la main. Mais ne pouvant estre satisfait d’autre sorte, &sçachant bien que vostre courage ne vous rendit jamais plus lent au combat qu’à l’offence, je vous envoye cet homme que vous cognoissez bien estre à moy, &qui vous conduira où je vous attends sans autres armes que celles que nous portons ordinairement au costé : vous promettant en foy de Chevalier que j’y suis seul, &que vous n’aurez à vous garder de personne que de moy qui suis DAMON.



LETTRE DE DAMON
à Madonthe.


 Madame, puis que la cognoissance que vous eustes hyer de ma ve- ritable affection, &de la malice de Leriane, au lieu de m’estre favorable, sans plus estre cause de vous faire favoriser davantage une personne qui en est tant indigne, renouvellant par une bague les asseurances de la bonne volonté que vous luy avez promise, je me resous de vous faire voir par mes armes que celuy à qui vous faites ces faveurs n’est capable de les conserver contre celuy à qui vous les refusez injustement. Et que si elles sepouvoient acquerir par valeur ou par affection, il n’y auroit personne qui les deust pretendre que moy. Et toutesfois jugeant que je ne merite de vivre, puis que j’ay le courage d’aymer celle qui me mesprise pour un homme de si peu de valeur, si le sort des armes, comme je n’en suis point en doute, se tourne à mon advantage, je vous promets que la veuë que vous aurez de moy ne vous donnera jamais desir de vengeance pour vous avoir osté vostre cher Thersandre, ou le fer, l’eau &le feu ne seront pas capables de faire mourir un miserable.

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LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Que vous m’aymiez je le croy, &vous le pouvez cognoistre en ce que j’ay aggreable que vous m’en asseuriez. Que si vous aviez autant de cognoissance que de ressentiment d’Amour, par la permission que je vous donne de me dire que vous m’aymez, vous jugeriez que je vous ayme, &par là vous seriez asseuré que vous avez de moy, ce qu’il semble que souhaittez seulement pour estre bien heureux. Si apres ceste declaration vous n’estes content, je diray que vous n’aymez point Astrée, puis que l’amitié ne doit rien desirer que l’amitié.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 N’advoüerez vous point à ce coup, mon fils, que je vous ayme plus que vous ne m’aymez, puis que je vous envoye mon pourtraict, n’ayant jamais |p. 537| peu obtenir le vostre par toutes mes prieres ? Mais Amour est juste en cela, puis qu’il sçait bien qu’il faut tousjours secourir, premierement ceux qui en ont plus de necessité. La foiblesse de vostre amitié avoit plus de besoin de ce souvenir, que non pas la mienne. Receuez-le donc pour tesmoignage de vostre deffaut. Qu’en croyez vous Celadon ? penseriez-vous estre aymé de moy si je doutois de vostre affection : Je me mocque, Berger : car si j’avois cette opinion de vous, je ne voudrois pas que vous eussiez ceste creance de moy. Et pour ce ne doutez point, tant que je vous feray paroistre d’avoir memoire de vous, que ce ne soit un gage tres asseuré de l’estat que je fay d’estre veritablement aymée de mon fils.



LETTRE D’ASTRÉE
à Celadon.


 Il vous sied bien, mon fils, d’avoir moins de courage que moy ! vous dites que c’est un signe que j’ayme moins que vous : mais voyez comme je l’entends au contraire. Ce qui me fait supporter tou- |p. 538| tes les peines qui se presentent pour vous, c’est sans plus l’amitié que je vous porte. Doncques cette affection qui me fait surmonter les plus grandes peines doit estre la plus grande, &ainsi ce courage que vous blasmez en moy est une vraye marque de mon affection. Ne vous laissez donc plus emporter à l’ennuy que vous donnent nos communs ennemys (c’est ainsi Celadon que je les nomme, &non pas nos peres) si vous voulez que je croye vostre amitié esgale à celle qui me fait non seulement surmonter, mais mespriser pour vous toutes sortes de peines &d’incommoditez.



LETTRE DE CELADON
à la Bergere Astrée.


 Si l’occasion de vostre venuë en ce lieu où le reste de Celadon est encore, puis que les Dieux le veulent ainsi, n’est que pour voir combien vous avez peu, &pouvez sur luy, c’est trop de peine pour chose de si peu de valeur. Que si quelque estincelle de compassion vous y ameine, quels services peuvent meriter une si |p. 539| grande recompense ? Et si la fortune seule vous y aconduitte sans dessein, n’est-ce pas trop de bon heur pour une personne si mal-heureuse ? De sorte que quelque occasion que ce puisse estre, j’advouë que c’est sans raison. Si ce n’est qu’il soit tres-raisonnable que comme l’affection que je vous porte outrepasse toutes les bornes de la raison, de mesme en ce qui touche cette affection la raison n’ait point de lieu. Et par ainsi je ne me dois plaindre qu’elle n’ait esté appellée quand j’ay esté banny, n’y qu’aux ennuis que je souffre elle ne puisse avoir quelque place, estant tres-juste, que celuy qui le premier a desdaigné la raison, sente que la raison aussi le desdaigne. Si ne laisseray-je de vous remercier autant que peut faire l’ombre vaine de ce que j’ay esté (car veritablement je ne suis plus autre chose) si vous estes venu voir combien vous pouvez sur moy, car comme que ce soit, c’est un de mes plus grands desirs d’estre en vostre memoire. Je vous remercie de mesme si la pitié vous y ameine, car encor qu’elle soit bien tardive, ce n’est pas estre sans consolation que d’avoir en fin quelque consolation. Et aussi vous re- mercieray-je si c’est la fortune, puis que je cognois par là qu’il n’a tenu qu’à elle que je n’aye plustost ressenti les effets de vostre douceur, &cette derniere consideration sera cause que comme par le jugement de tous ceux qui vous voyent, &par la grandeur de mon affection vous estes la plus belle, &plus aimée Bergere de l’univers, de mesme je me diray, puis que ma fortune &ma constance le veulent ainsi, le plus infortuné comme le plus fidelle de vos serviteurs.



LETTRE DE LINDAMOR
à Leonide.


 Vous croyez que ma presence me sera utile, &je pense qu’aussi sera t’elle, mais par un moyen bien different de celui que vous attendez, elle me profitera sans doute, en deux sortes, l’une en me sortant de la miserable vie où je suis, m’estant impossible de voir un tel changement en ma Dame, sans mourir. Et l’autre en me faisant prendre vengeance de celuy qui est cause de mon mal. Iurant par tous les Dieux que le sang de ce per- |p. 541| fide est la seule satisfaction que je puis recevoir d’une si grande offence. Je seray pour ce suject vers vous dans le temps que ce porteur vous dira : cependant si vous le trouvez à propos, faictes voir à ma Dame la lettre que je luy escrits, attendant que la fin de ma vie devancée de la mort de ce meschant luy rende tesmoignage, que je ne pouvois survivre l’amitié qu’elle m’avoit promise, ny mourir aussi sans en tirer vengeance.



LETTRE DE LINDAMOR
à Galathée.


 Puis que ce malheureux esloignement outre l’honneur de vostre presence, me ravit celuy de vos bonnes graces, Je proteste que je ne veux plus vivre que pour vous rendre preuve que je merite mieux ce que vous m’avez promis, que le perfide qui est cause de ma disgrace, que s’il faloit obtenir le bien que je regrette par amour, ou par armes &non par artifice, ne croyez point que ce meschant osast y aspirer tant que je serois en vie. Il advouëra bien tost ce que je dis, ou l’es- |p. 542| pée qu’il a desja ressentie, luy ostera à ce coup la vie, que je ne luy laissay que trop malheureusement, pour ce miserable &infortuné Lindamor.



LETTRE DE LEONIDE
à Lindamor.


 Si autrefois vous avez deu esperer en moy, je vous dis maintenant que vous devez remettre toute vostre esperance en vous-mesme, non pas que j’aye diminué de bonne volonté envers vous, mais parce que les artifices de Polemas ont esté tels qu’ils m’ont osté tout pouvoir de vous servir. Vos affaires sont en si mauvais terme, qu’il n’y a point d’apparence de salut, si vous ne revenez promptement. Je ne puis vous en dire davantage que ce ne soit de bouche, n’estant pas à propos qu’autre que vous entende ce à quoy tout seul vous pouvez remedier.

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LETTRE D’EUDOXE
à Ursace.


 Il n’appartient qu’à mon Chevalier, d’estonner ses ennemis de son bras, &ses amis de son courage. Avoir relevé deuz fois l’Aigle Romaine abatue par les Francs, &Gepides : Avoir trois fois en un jour remis à cheval Aetius, presque estouffé par la foule des ennemis, ce sont veritablement des actions dignes de celuy qui doit estre aymé de moy. Mais puis que la fortune a secondé jusques icy vostre valeur ; je vous deffends de la tenter si souvent à l’advenir que vous avez fait par le passé, &vous commande de vous conserver, non pas comme vostre, mais comme mien. Ayez donc soin de ce que je vous donne en garde, &m’en venez rendre conte quand Aetius laissera l’armée, afin que comme vous avez participé à ses peines &à ses dangers, vous ayez part aussi à l’honneur &à la bonne chere que l’Italie luy fera, &que je vous prepare.

|p. 544|


LETTRE D’EUDOXE,
à Vrsace.


 Si Eudoxe n’est miserable, il n’y en eut jamais au monde : Je suis entre les mains d’un Tyran, qui me force à des injustes nopces. J’appelle Dieu qui a ouy les serments que je vous ay faits pour tesmoing que je n’ay consenty ny ne consentiray jamais à sa volonté : &que je vous somme de la promesse que vous me fistes en mesme temps, si vous ne voulez que je me plaigne autant de vous, que vous &moy avons d’occasion de nous douloir de la fortune, qui m’a laissé assez de vie pour me voir entre les mains de celuy qui me ravit tant injustement des vostres ; &que particulierement j’en auray de vous accuser de faute d’affection, si vous ne me tenez mieux parole que je ne la vous tiens, puis que le desastre le veut ainsi.

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REQUESTE QUI SE
presente au conseil des six cens, demandant le Poison.


 Le souverain Conseil des six cens, est requis d’accorder au suppliant, le favorable soulagement des miseres humaines, en vertu des sages &genereuses loix des Massiliens, ordonnez Juges en terre entre la Fortune &les hommes. Et pour cet effet luy soit donné jour pour desduire ses raisons pardevant eux, ainsi se conserve &s’augmente leur grandeur.



DEMANDE D’URSACE.


 Je veux mourir, Seigneurs Massiliens, parce que la vie m’est des-agreable, inutile, &honteuse : Des-agreable, d’autant qu’aymé &Amant d’une tres-belle, &tres vertueuse Dame, elle m’a esté enlevée &emmenée esclave en pays estranger : Inutile, parce que ce ravisseur est infiniment puissant par dessus toutes mes |p. 546| forces : Et honteuse, d’autant qu’ayant mille fois juré à ceste belle Dame de ne souffrir, tant que je serois en vie qu’il luy fust faict outrage : ce m’est une honte extreme de vivre &ne la secourir pas. Or le grand Dieu n’ayant donné la vie aux hommes que pour leur bien, il n’est pas raisonnable qu’elle me demeure seulement pour mon mal. C’est pourquoy je me presente devant vous, sages Seigneurs, pour obtenir le soulagement que vous ne refusez point aux miserables, &croyez que vous ne l’accorderez jamais à personne plus affligée, ny qui le desire davantage.



DEMANDE D’OLYMBRE.


 Je veux mourir, Seigneurs Massiliens, pour les mesmes raisons que mon amy vous a desduites, parce que comme luy j’ay perdu celle que j’aymois : Et de plus, parce que je vois qu’il veut mourir : Car l’aymant plus que tout ce qui est en l’univers, je ne puis, ny ne dois consentir qu’il se separe de moy. Je ne le puis, d’autant que l’amitié n’estant qu’une union |p. 547| de deux volontez, je n’aymerois point, (&cela est impossible) si je consentois à ceste des-union. Et je ne le dois, parce que c’est contre le devoir d’un homme d’honneur de cesser d’aymer, ce qu’avec raison il a commencé d’aymer Or toutes raisons m’ont contraint à ceste amitié : car il est vertueux, bon amy, &je luy suis obligé de la vie. Ne seroit ce contrevenir à toutes raisons, si je defaillois en ceste amitié ? C’est pourquoy, sages Seigneurs, puis que le Ciel vous a establis pour le soulagement des affligez, ne m’en refusez point le remede afin de ne contrevenir à vos loix &ordonnances, que par tant de siecles vous avez jugées si justes &si sainctes.



JUGEMENT DU CONSEIL
des six cens.


 Sur les requestes à nous presentées par ces deux suppliants, pour obtenir le soulagement des miseres humaines. Le Conseil ordonne avant qu’accorder la premiere que le suppliant aura permission de la Dame qu’il ayme, de pouvoir disposer de sa vie : avec laquelle revenant, son desir sera contenté, Et pour l’autre son amy ne voulant consentir à sa mort, il est declaré incapable d’obtenir ceste grace. Et cela d’autant que l’un &l’autre sont Amants &aymez, &que l’Amant ne doit pas vivre pour soy, mais pour la personne aymée, &par consequent ne peut, ny ne doit disposer de sa vie, sans la permission de celuy à qui elle est.


Fin des Lettres Amoureuses.

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TABLE DES ARGUMENS CONTENUS ES EPISTRES Morales de Messire Honoré d’Urfé.




 Que nous ne sçaurions avoir cognoissance asseurée de nos amis que par la preuve que nous en faisons aux adversitez Epist. I. fol. 1.


 Du changement de la fortune &des choses qui sont en nous &hors de nous Epist. 2. 6.


 Que le mal produit le bien, &le bien le mal. Et que la mort advancée des grands personnages pour plusieurs occasions n’est pas tousjours regrettable. Epist. 3. 16.


 Qu’il ne faut temerairement se figurer de pouvoir resister aux coups de la fortune. De quelles choses on se doit prouvoir contre elle &contre la crainte. Epist. 4. 25.


 D’où procedent les envies, en quoy se deçoivent |p. lim24| ceux qui aspirent aux grandeurs d’autruy &de la difference des Richesses aux charges &offices. Epist. 5. 33.


 Que les mal-heurs comme toute autre chose se peuvent accoustumer, que les adversitez viennent pour nostre gloire aussi bien que pour nostre punition, que nous ressentons mieux les playes de nos amis que les nostres mesmes. Epist. 6. 43.


 Combien la cognoissance des esprits est peu asseurée, quel empeschement l’œil nous y donne &quel remede il y a Epist. 7. 51.


 Qu’il faut de longue main se resoudre aux adversitez : Comme on s’y doit preparer, &que toutes les infortunes ne viennent pas pour nous accabler. Epist. 8. 59.


 Que la compassion plus que tous autres accidens touche vivement une ame genereuse, &que c’est la mort qui rend tesmoignage de la vie. Epist. 9. 67.


 Que le conseil est creu dont le Conseiller mesmes se sert, que le bien acquis avec peine est le plus honorable, que les faveurs de la fortune sont tesmoignages de nos defauts, &que c’est signe de vertu que d’estre souvent attaqué du malheur. Epist. 10. 85.


 Que le bon-heur le plus souvent est de n’avoir tous les maux que nostre imprudence &le |p. lim25| desastre nous ont preparez, que la vertu est la butte de la fortune, que toutefois il est plus honorable de souffrir pour la suivre que d’avoir du bien autrement. Epist. 11. 94.


 Comment on doibt user du bien &du mal, quelle sorte de guerre la fortune &la vertu ont ensemble, &d’où vient qu’il y en a quelquefois qui n’ont point de mal’heurs. Ep. 12. 103.


 Que la mescognoissance du lieu où nous sommes, &du bien que nous jouyssons, nous en rend la perte plus ennuyeuse, que les pleurs sont inutiles aux adversitez, &qu’il ne faut avoir autre dessein que d’estre vertueux. Epi. 13. 114.


 Qu’un homme peut en tout temps bastir sa fortune, pourquoy les jeunes semblent estre plus heureux que les vieux &que ceux qui commencent plus tard continuent plus longuement en leurs prosperitez. Epist. 14. 122.


 Combien sont dangereuses les felicitez que la fortune nous envoye quelquefois pour nous abuser, &que le bien est nostre ennemy caché, &le mal le declare. Epist. 15. 132.


 Que les prosperitez amolissent l’esprit. Que la fortune nous les envoye pour nous corrompre, quel contentement a l’homme vertueux, &quel regret le vicieux, en ses actions. Epistre 16. 138.


 Que d’avoir souvent des adversitez nous rend |p. lim26| plus forts à les supporter. Que la resolution est celle qui y peut le plus, &pourquoy quelques uns ayant commence de suivre la vertu s’en retirent &l’abandonnent. Epist. 17. 146.


 Qu’en tous nos accidens il se faut resouvenir de l’inconstance de la fortune. Que l’esperance est cause de tous les ennuis des hommes. Que les vrais biens ne sont pas ceux qui s’acheptent par la peine, mais qui nous viennent pour le merite Epist. 18. 154.


 D’où procede le bien &le mal, &que la constance n’est pas de ne point ressentir le mal, mais de le supporter avec discretion. Epistre 19. 162.


 Que la crainte est quelquefois plus louable que l’asseurance du mesme suject que sur toute chose il faut se conserver l’honneur acquis, &que c’est signe d’un grand defaut de ne ressentir vivement ce qui offence la reputation. Epist. 20. 173.


 De l’Ambition que la mediocre n’est pas blasmable &que c’est un grand éguillon à la vertu. Epist. 21. 180.


 Qu’il ne faut seulement estre vertueux mais qu’il est necessaire d’estre tenu pour tel, &que c’est que nous rapporte la bonne ou mauvaise reputation entre les hommes. Epist. 22. 187.


 Qu’il se faut quelquefois arrester apres avoir |p. lim27| long temps couru, qu’il est bon de servir au public tant qu’on luy est utile, &qu’elle doit estre la retraitte que nous avons à faire. Epist. 23. 199.



TABLE DU SECOND
LIVRE.



 Qu’il ne faut point perdre le temps pour brief qu’il soit, &que c’est qui rend l’homme vray homme. Epist. 1. 207.


 Qu’il ne faut point souhaiter que nos amis ne soient traversez de la fortune, &que les peines sont les semences de la gloire. Epist. 2. 215.


 Qu’elle difference il y a de la vie publique à la vie privée. Epist. 3. 220.


 Que l’amour naist de sur-abondance de vertu, que tout desir en soy est louable, quels sont les degrez de beauté en l’Univers &que c’est que l’homme doit aimer. Epist. 4. 229.


 Que l’homme de bien doit sur tout craindre le bon-heur, &d’où vient la cognoissance &mescognoissance de soy mesme. Epist. 5. 242.


 Que la mort n’est point redoutable &quelles sont les passions &douleurs de l’ame &du corps. Epist. 6. 241.


 Que les passions &affections d’elles mesmes ne |p. lim28| sont point mauvaises, comme elles s’émeuvent en nos ames, &comment on y peut remedier. Epist. 7. 270.


 Que l’inconstance de nos desseins procede de l’ignorance, &quel remede il y a. Epist. 8. 280.


 Que la Grandeur est une chaine continuée des hommes jusques à Dieu. Des trois especes de Grandeur. Que la vertu si elle n’est extreme n’est pas vertu. Epist. 9. 286.


 Que la vertu nous approche plus de Dieu que toute autre Grandeur, &qu’elle est plus aysée à acquerir que les autres. Epist. 10. 299.


 Que tout ce qui nous advient procede de la main de Dieu, &que les afflictions, encores qu’elles ayent apparence de mal, sont tousjours pour nostre punition. Epist. 11. 309.


 Que celuy qui se laisse aller à la douleur l’augmente, &que les prosperitez de la fortune ne peuvent rendre personne heureuse. Epistre 12. 317.



TABLE DU TROISIESME
LIVRE.



 Que de toutes les choses creées l’homme se peut rendre celle qu’il luy plaist, qu’il est la jointure &le mariage de l’Univers, Et pourquoy c’est la Creature la plus admirable. Ep. 1. 339.


 Que le desir de sçavoir est en l’homme un appetit naturel, qu’il y a une derniere cause de toutes les causes qui est le supréme bien, &que l’homme le peut acquerir. Epist. 2. 358.


 Qu’encores que les Anciens Philosophes ayent recogneu les conditions necessaires au supréme bien ils ne l’ont peu toutefois entierement discerner, quelles en ont esté les opinions &en quoy ils ont erré. Epist. 3. 377.


 Que Dieu communique sa bonté à toutes les choses creées selon la perfection de leur nature, Que l’entendement est une partie de l’Ame, &que la felicité est le retour de chaque chose à son principe. Epist. 4. 392.


 Que l’ame raisonnable n’est point engendrée de l’homme. Et quelle opinion ont eu les Anciens du retour qu’elle faisoit à son principe. Epistre 5. 404.


 Qu’il n’y a point d’ame universelle raisonnable. Que la Creation est outre la force de Nature, que l’ame qui n’est denuée de matiere ne peut entendre. Et comment separée elle peut agir &estre en quelque lieu. Epist. 6. 423.


 Que les ames ne sont point engendrées ny creées des Intelligences. Que la Creation ne peut proceder que d’une vertu infinie. Et que le retour de l’ame est en Dieu seul. Epist. 7. 440.

|p. lim30|


 Que Dieu est en toute chose, &que toute chose peut jouyr de Dieu selon sa nature. Que la felicité naturelle n’est pas la supreme de l’homme. Et de quelle sorte l’ame peut jouïr de Dieu. Epist. 8. 451.


 Quelles sont les parties de l’ame. Que les Appetits, resistent à la raison. Pourquoy ils ont esté mis en l’homme puis que il devoit estre raisonnable. Que les autres animaux horsmis l’homme n’outrepassent point en leurs appetits ce qui est de leur nature. Et qu’il y a deux sortes de vertus &de felicité en luy. Epist. 9. 464.


 Que la felicité qui nous vient des vertus morales nous rend plus semblables à Dieu que la contemplative. Qu’elle n’a point d’autre fin que soy-mesme. Et qu’elle est la seule, propre &particuliere de l’homme. Epist. 10. 478.



Fin des Tables.