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Y. Hersant, "Labyrinthe d’amour" (Positif, n° 559, septembre 2007, p.92-93)


Répandre sur terre la justice et la vertu, telle était la fonction d’Astrée dans la mythologie gréco-latine. Mais la dégénérescence de l'humanité contraignit la déesse, après un bref séjour parmi les paysans, de remonter au ciel où elle constitue le sixième signe du zodiaque. Peut-être la Vierge Céleste aurait-elle borné là sa carrière, si dans sa fameuse IVe Églogue Virgile ne lui avait donné un nouvel et prodigieux essor, en lançant l'idée d'une réapparition des temps heureux. Brutalement résumée, voici la suite: Honoré d’Urfé, dernier rejeton d’une lignée de Renaissants qui ont beaucoup spéculé et rêvé sur le retour de Ia virgo justissima, publie en 1607 la première partie d’un roman — proprement interminable — où le nom de la déesse est dévolu à une bergère. À l’âge dit classique, cette œuvre dite baroque remporte un immense succès: la «tragi-comédie pastorale» imaginée par d’Urfé envahit le théâtre, inspire peintres et graveurs, suscite une «Académie des parfaits amants». La Fontaine en tire pour Colasse un livret d’opéra, Couperin la met en musique; c’est dans les pages de L’Astrée que Jean-Jacques Rousseau apprend à lire. Plus tard, George Sand la démarque, Théophile Gautier la porte aux nues; plus près de nous, bien que réputée illisible (par ceux qui ne l’ont pas lue), elle enchante un Michel Chaillou comme un Gérard Genette[1].

Mais son plus bel avatar, le plus délicieux et le plus juste, c’est à un jeune octogénaire qu’on le doit. Cinéaste de la fidélité, sans doute Éric Rohmer se devait-il d’être «fidèle à l’original»; il réussit ce tour de force en allant droit à l’essentiel. Supprimé, l’imbroglio du roman qui enchâsse l’une dans l’autre d’innombrables histoires: Rohmer ne conserve que celle, pivotale, du «pur» amant Céladon, que sa jalouse bergère croit avoir poussé au suicide mais qui resurgit déguisé en femme. Atténuée, l’idéologie aristocratique de d’Urfé, qui exalte la monarchie française en même temps que le capital foncier (paré de toutes les vertus, car il apporte l'otium nécessaire à l'enrichissement moral). Épurées, et d’autant plus incisives, les discussions théologico-philosophiques: elles se réduisent aux débats, graves et drôles, entre un néoplatonicien et un coureur de jupons, ou à la magistrale leçon de monothéisme qu’un druide donne à Céladon dans une clairière ornée de statues antiques. Le film élague, condense, transpose; au Lignon forézien se substitue une rivière d’Auvergne, censée couler près d’un château tourangeau. Mais si Rohmer modifie le cadre — qui reste quand même celui d’une Gaule imaginaire peuplée de bergers conventionnels —, c’est pour mieux retrouver d’Urfé: le thème qu’il orchestre brillamment, celui de l’interaction entre parole et désir, est celui-là même qui obsédait le romancier.

Un paradis du verbe?

«N’être jamais muet», c’est la devise d’Hylas, le jovial séducteur de L’Astrée. De fait, une intense activité phatique s’exerce dans la pastorale; à l’intérieur de ce locus amoenus, tout concourt au libre déploiement des discours, dont l’élocution propre aux acteurs rohmériens souligne encore le raffinement.Les arbres ne poussent que pour abriter des devisants; très présent dans le film, le vent favorise l’envol des mots doux. Bergers et bergères, qui ont tous la parole spontanée et savante, jouissent d’un privilège tant culturel que naturel: de même que les bords de la rivière fournissent à leurs épanchements verbaux un décor idéal, de même l’organisation sociale qu’ils se sont donnée les laisse disponibles pour un perpétuel bavardage. Dans l’utopie de d’Urfé et Rohmer, la parole apparaît comme le seul bien véritable; condamner quelqu’un au silence équivaut à un arrêt de mort. Tel est le sens de l’épisode initial: si Céladon se jette à l’eau, c’est parce qu’Astrée refuse de l’écouter.

Cette note funèbre donne à entendre que le paradis du verbe est assez trouble, et pour ainsi dire miné de l’intérieur. Car à y regarder de près, sous chaque mot se cache un piège. Dans le roman, que sur ce point Rohmer n’a pas suivi, le seul langage innocent serait celui d’une curieuse fontaine, dite de la Vérité d’Amour: dans son miroir magique se lit l’évidence ineffable du sentiment; qui s’y mire sait s’il est aimé ou non. Or, pour éviter tout sabotage, le «liquide crystal» a été confié à la garde d’animaux fabuleux qui en défendent l’accès. Dans la mièvrerie de cette fiction se tapit une métaphysique de la parole: car le blocage de la fontaine ramène les personnages à la nécessité d’un langage conventionnel, non immédiat, fait de sons articulés, qui ne peuvent atteindre leur destinataire: les mots d’amour ne vont jamais droit au cœur, parce que la parole est médiate, parce qu’elle se déroule dans l’espace et le temps qui infléchissent sa trajectoire. Le langage est si aisément falsifiable, dans L’Astrée, que toute expression d’un sentiment passe pour une simulation: Céladon dit qu’il m’aime pour montrer qu’il m’aime, c’est donc qu’il ne m’aime pas…De là bien des errances, fausses pistes et bifurcations, qui rendent le récit labyrinthique.

Les dédales du désir

Si la parole est suspecte, le désir amoureux l’est plus encore; ils sont au demeurant indissociables. Non pas, ou pas seulement, parce qu’un berger de pastorale court plus volontiers après les bergères qu’après les moutons; mais, plus profondément, parce que d’Urfé mêle intimement le langage à l’effusion du sentiment, à l’essor de la libido. Point de désir qui ne suscite la parole, point de parole qui ne suscite le désir. Leur intime coexistence, ou leur interchangeabilité, vient de ce qu’ils ont même structure: l’un et l’autre impliquent l’absence de leur objet. De même que la parole se déroule à la recherche d’un sens toujours fuyant, de même le désir dure le temps de sa propre insatisfaction. On retrouve ici la figure du labyrinthe: désirer, comme parler, c’est parcourir un espace où le but est à la fois proche et lointain, accessible et dérobé. Situation intenable, qui est celle de Céladon lorsque déguisé en fille il se trouve à la fois dans les bras de sa «maîtresse» et absent de ses pensées. Une fausse proximité ravive en lui des désirs sans issue; et Astrée risque de demeurer, comme son nom l’indique, à distance sidérale de son berger.

Mais là encore, dans le film comme dans le roman, l’érotisme et l’humour viennent contredire les considérations trop philosophiques. À l’idéal spirituel, aux appels à la sublimation, s’oppose une pratique libidinale — voyeurisme, transvestisme…— qui transforme cet idéal en raffinement presque coquin. Si bien que Rohmer, en suivant scrupuleusement d’Urfé, signe le plus subtilement érotique de ses films. (On notera que, vues à contre-jour, les cuisses des bergères ont plus de sex-appeal que le genou de Claire; et qu’Astrée, dans son sommeil, est plus excitante que Pauline endormie, surprise par Henri dans Pauline à la plage en 1983). Hommage soit donc rendu à un metteur en scène qui, longtemps après avoir confronté le désir à l’éthique chrétienne (Ma nuit chez Maud, 1969) ou libertine (La Collectionneuse, 1966), a eu l’audace de l’inscrire dans une pastorale: pour cet imaginaire démodé, qui ne réduit l’amour ni à une jouissance prédatrice ni au mensonge kitsch du toi et moi, peut-être éprouvons une croissante nostalgie, que l’ironie dissimule mal.


Yves Hersant



[1] L’Astrée a été rééditée par Vaganay, Genève, Slatkine Reprints, 1966; Jean Lafond en a publié des extraits (Gallimard, Folio, 1984). De Gérard Genette, voir «Le serpent dans la bergerie», repris dans Figures I, Le Seuil, 1966; de Michel Chaillou, Le Sentiment géographique, Gallimard, 1967.